VERBES Jean-Pierre Viguié
VERBES Jean-Pierre Viguié
verbes [verb] n.m -1050 «parole»; lat. verbum (1170; déjà en lat.) Mot qui exprime un dynamisme (action, état,devenir) Mot qui affirme l’existence d’une chose ou d’une personne, ce qu’elle fait, ce qu’elle est ou ce qu’elle éprouve. (1802) Littér. Expression verbale de la pensée (oralement ou par écrit) «Les choses tendent d’elles-mêmes vers le verbe» (Sartre), «Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe c’est Dieu» (Hugo, Les contemplations)
I Abriter, affirmer, aimer, asséner, caresser, catapulter, charmer, choir, comparer, comploter, contempler, copuler, décevoir, dépiter, dérober, désigner, dévaler, élire, engager, espérer, flatter , forcer, fricoter, gésir, jouer, jouir, magasiner, manquer, mentir, naître, ordonner, pleurer, pouffer, prétendre, projeter, quitter, rafraîchir, ravauder, refuser, reposer, résister, révulser, risquer, rompre, saluer, séduire, souffler, taquiner, trahir, transgresser, transmettre, vaincre, valser, vaquer, vérifier.
l s’était abrité pour observer leur manège sur la plage. Elle affirmait que la lumière du matin était plus flatteuse pour le teint. Il aimait révasser en détaillant les vieilles danseuses du casino. Cette banale vérité lui avait été assénée comme un coup de pioche. Chaque jour ils se caressaient furtivement le dos de la main. Elle l’avait catapulté dans un monde de secrets inavouables. Il charmait les voisines avec ses manières suaves. L’esprit ailleurs, elle avait chu du sofa sur la moquette neuve. Il comparait les avantages respectifs de toutes les berlines de la gamme. En cette année bisextile, elle complotait un anniversaire surprise. Il contemplait les dégâts occasionnés par sa rigidité proverbiale. Elle copulait sans vergogne avec le cousin du boucher. Son manque d’ambition en matière de placements financiers l’avait déçu. Elle avait dénombré avec tristesse tous les faux-pas de leur gendre. Sa malchance le dépitait et l’avait conduit à des prières ferventes. Il lui avait dérobé les quelques roupies de sa bourse. Le bâtiment qu’il désignait avait abrité ses premiers émois. Elle avait dévalé la rue les yeux fermés et gagné son pari de justesse. Le conseil syndical l’avait élu malgré son charisme déficient. Les circonstances l’engageaient à lui déclarer sa flamme. Ses promesses lui faisaient espérer des jours meilleurs. Il lui sussura que ses plus bas instincts s’en trouvaient flattés. D’avoir forcé sur les apéritifs rendait ses propositions ridicules. À leur grand désespoir, elle fricotait avec un trader. À l’heure prévue, elle gisait inanimée dans son pyjama froissé. Il se jouait de tous les obstacles dres-
sés par ses collègues envieux.Elle jouissait hypocritement de l’échec de ses tentatives maladroites. Elle était partie magasiner sans fermer la porte à clef. Il manquait de cette confiance en soi innée propre à certains milieux. Elle mentait sur son âge et sur la taille de leur patrimoine. Ses rires de gorge avaient fait naître chez lui de vifs soupçons. Il ordonnait ses cheveux en un chignon spectacuaire. Sa disparition inopinée l’avait fait pleurer de joie sans retenue. À se rappeler leurs blagues salaces, il en pouffait comme une rosière. Il avait prétendu être sorti major de l’école des mines d’Alès. Elle projetait une vengeance à la mesure de l’humiliation subie. Elle quittait invariablement le bar de l’hôtel ses chaussures à la main. À sa demande il avait rafraichi les sodas et trouvé des olives fourrées. Elle avait pris le risque de lui faire ravauder ses chaussettes fétiches. Il refusait l’idée même de la vie commune. Il reposait souvent la télécommande d’un air las et grignotait ses chips. Il avait résisté mollement à l’envie de se fâcher avec la voisine. Son manque de courage politique l’avait de prime abord révulsé. Ses courses folles dans les prés lui faisaient risquer de fatales glissades. Ses réflexes de classe l’empêchaient de rompre la glace. Il salua son sang-froid lors de l’éclatement de la bulle internet. Ils avaient été séduits par la promesse de rendements sûrs et garantis. Depuis toujours elle soufflait le chaud et le froid sur leurs relations. Elle le taquinait sur son manque d’audace et ses vantardises puériles. Il avait trahi sa confiance et en tirait un certain plaisir. Elle transgressait inconsidéremment les
règles de sa caste. Elle transmettait toujours ses voeux avec un retard calculé et pervers. Il avait enfin vaincu l’hostilité glaciale de ses beaux-parents. Elle avait dû admettre qu’elle avait valsé au bal des pompiers. Il vaquait devant la porte en guettant les livreurs du piano. Il vérifiait chaque jour la pertinence de son intuition première.
L
es images de « Verbes » sont des photographies argentiques à la surface desquelles j’ai déposé un surtitre dans un cartouche transparent. Les images composites ainsi créées montrent des situations ordinaires de la vie, basées sur des prises de vues non préméditées et des faits imaginaires, mais dont la crédibilité est avérée. Tout est plausible, tout est vrai puisque je l’ai inventé. « Verbes » rassemble également les indices et les fragments des histoires que se raconte le badaud que je suis. Je peux passer des heures à un carrefour, à regarder les gens passer et à me raconter l’histoire de leur vie. Je perçois les échos de la cuisine dans laquelle ils vont aller préparer leur repas, comment ils vont s’engueuler ou pas, et se réconcilier peutêtre. Ces gens qui se croisent, qui se parlent, qui se déchirent, qui se ratent, s’évitent ou s’ignorent sont les personnages de cette implacable machine à produire de la fiction qu’est le spectacle de la rue. J’entends leurs rancoeurs, les griefs longtemps dissimulés, les serments jamais proférés, les commentaires qu’ils font les uns sur les autres et gardent par
devers eux. C’est à l’imaginaire et à la mémoire des spectateurs que je m’adresse en révélant la trame invisible de ces pensées et de ces phrases muettes qui seraient comme l’envers du décor.
Jean-Pierre ViguiĂŠ - 2015 www.boischarbon.com & www.boischarbon.fr