Monument contre le Fascisme - J. GERZ

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Monument contre le fascisme Jochen GERZ 1986

Jules BERGÉ Histoire Des Arts - ENSASE 2017


Introduction

Suite à une commande publique, Jochen GERZ propose en 1986 son « Monument contre le fascisme » à Hambourg. Une colonne de 12m en mémoire aux victimes du régime fasciste. L’œuvre est recouverte de plomb et est exposée sur l’espace public. La colonne s’enfonce dans la terre sous son poids. Elle sera totalement enfouie 7 ans après son installation et seulement visible à travers une vitre. Des stylets sont mis à dispositions et les hommes sont invités à y inscrire leurs écritures. L’œuvre est soumise à une évolution et sera à plusieurs reprises dégradée. L’artiste cherche la réaction du public. L’œuvre est un médium au service de l’expression libre.


Démarche

10 mots ont été choisit. Nous partirons des définitions du LAROUSSE de ces mots et de leurs différents sens. Les rebonds de termes en termes sont autorisés, les expressions communes aussi.


MEMOIRE

La mémoire c’est, scientifiquement, « une activité biologique et psychique qui permet d’emmagasiner, de conserver et de restituer des informations ». La mémoire convoque le souvenir, le souvenir l’émotion, l’émotion la subjectivité et le sujet. La mémoire c’est, historiquement, « l’ensemble des faits passés qui restent dans le souvenir d’un groupe ». C’est une histoire commune, fédératrice (ou pas) et relative à un passé réel (ou pas). Dans ces deux cas, il y a perpétuation d’un savoir / fait / souvenir dans le temps. La mémoire (si elle est bien entretenue) défie le temps et les époques. La mémoire doit être conservée (le devoir de mémoire). L’art et le civisme se recoupent. Notre mémoire c’est nous, s’en voir priver c’est disparaître. (« Perdre la mémoire », Jason Bourne…). GERZ a mis en place une mémoire physique au profit d’une mémoire historique.


OBELISQUE / COLONNE

Un obélisque était dans l’art égyptien « une pierre levée, généralement monolithe, à base quadrangulaire […] ». L’obélisque relève du monument, le monument de la célébration, de l’hommage et de la mémoire. Une colonne c’est « un support en principe vertical […] ». La colonne relève de la structure, la structure de forces, les forces d’un poids. La colonne porte et soutient, maintient et par conséquent conserve. GERZ présente un élément assurant la conservation d’une mémoire sur deux dimensions : la dimension sémiologique (monument / mémoire / image) et la dimension physique (colonne / structure / objet) Une colonne c’est aussi « une suite d’objets placés verticalement, superposés les uns aux autres » et/ou « Un rang de personnes placées les unes derrières les autres ». Si l’on empile verticalement une suite de personnes (opinions) placées les unes derrière les autres on obtient l’œuvre de GERZ. Dans le domaine de la chimie, une colonne c’est « un appareil de laboratoire servant à distiller ou à dessécher ». Distiller c’est « extraire d’un mélange les produits les plus volatiles […] », distiller c’est donc séparer et révéler les différents éléments d’un mélange. GERZ distille l’opinion publique en mettant à disposition un lieu d’expression. L’art et la science se recoupent.


PLOMB

Un plomb c’est un « projectile d’arme à feu ». Une arme à feu sert à tirer, tirer c’est viser, viser c’est cibler. GERZ ne cible personne, ou plutôt tout le monde (d’où la taille de son plomb ?...) Dans la marine, un plomb c’est aussi « un morceau de métal fixé à l’extrémité d’une ligne et servant à sonder ». Sonder c’est « interroger discrètement quelqu’un pour chercher à connaitre sa pensée » et/ou « soumettre un groupe à une enquête […] ». Drôle de discrétion qu’une colonne de 12m en place publique… ça marche. L’art et l’anthropologie se recoupent. Mais le plomb c’est avant tout « un métal très pesant, d’un gris bleuâtre ». Le plomb c’est lourd. Le plomb fait référence au poids.


POIDS

Le poids c’est « une poussée ou traction exercée par un corps du fait de sa masse ». La poussée fait allusion au mouvement, le mouvement à une temporalité, cette dernière à une évolution. Un poids c’est aussi « une pièce pesante dont le mouvement descendant fournit à un mécanisme l’énergie nécessaire à son fonctionnement ». (Le plus commun étant le poids d’une horloge, nous revoilà sur une notion de temporalité.) Ici le poids est l’opinion publique inscrite, nécessaire au mécanisme de l’œuvre, à savoir son enfoncement dans la terre. L’art et l’ingénierie se recoupent. Enfin un poids peut être « un caractère, l’effet de ce qui pèse psychologiquement, socialement : ce qui est dur à supporter ». Supporter quelque chose renvoie à un fait passé, donc à une mémoire. (Une mémoire pesante : le fascisme). GERZ ne mise pas que sur le poids physique du plomb pour le bon déroulement de son œuvre, mais aussi sur celui de l’opinion publique et d’une mémoire commune.


ECRITURE

L’écriture c’est « un système graphique servant à noter un message oral (langage) afin de pouvoir le conserver et/ou le transmettre ». Ecrire c’est transmettre, transmettre c’est perpétuer, perpétuer c’est garder en vie. Les dires peuvent êtres déformés, les écrits sont figés : la mémoire est conservée. Une écriture c’est aussi « une manière personnelle d’écrire, de former les lettres ». L’écriture est un médium universel mais aussi une signature. Signer c’est s’assumer en tant que sujet. GERZ ne questionne pas l’opinion publique mais les opinions publiques. L’écriture est la genèse de l’histoire (3300 av. J.C.). L’écriture est un bien commun à l’humanité, ce qui différencie l’homme de l’animal. Utiliser l’écriture c’est revenir au propre de l’Homme et à une intelligence. GERZ estime l’Homme malgré ses actes (holocaustes ?...) et lui propose de garder sa dignité et de sortir de l’animosité passagère du fascisme. Donc écrire c’est communiquer. Communiquer c’est mettre en commun. Communiquer vient du latin communiar, doublet lexical de communier. Communier c’est « être en parfait accord d’idées ou de sentiments ». Simple mise en commun des avis de chacun ou tentative de communion contre les actes barbares du fascisme ? GERZ tente quoi qu’il en soit de réunir.


HOMME / VIE

L’Homme c’est « l’espèce humaine considérée de façon générale » mais aussi « un être humain » (les Hommes / un homme). Ce terme définit à la fois une généralité relative à une espèce, mais aussi un individu, le sujet. GERZ et son œuvre prennent en compte ces deux dimensions du mot Homme. L’espèce et son histoire commune, l’individu et son opinion. Un homme c’est aussi « un être humain du sexe masculin ». La morphologie de l’œuvre et cette définition renvoient à la forme phallique, cette dernière à la création. GERZ passe-t-il donc un appel à la création, ou questionne-t-il sur les créations/inventions passées de l’homme ? (chambres à gaz, hiérarchie des races…) Enfin la création originelle c’est « donner la vie ». La vie c’est le mouvement. L’œuvre bouge, elle s’enfonce. La vie c’est l’espoir. GERZ vient porter une touche d’espoir avec une œuvre vivante face aux victimes de l’Holocauste.


REACTION Une réaction est « la manière dont quelqu’un, un groupe réagit face à un évènement ou à l’action de quelqu’un d’autre ». Réaction vient du verbe réagir, re-agir. Agir c’est être acteur, agir fait référence au sujet. GERZ s’abolit du schéma classique de toute représentation : acteur/spectateur. Ici les spectateurs sont aussi acteurs (action d’écrire) et l’acteur est aussi spectateur (constat des écrits). Une réaction c’est une réponse. Une réponse vient après une question. GERZ questionne, le public répond. Il y a interaction, il y a évolution. En psychologie, une réaction est « tout comportement directement suscité par un évènement extérieur au système nerveux, appelé stimulus ». La réaction renvoie aux nerfs et à un aspect physique (être énervé, « avoir les nerfs »). La réaction peut être soudaine, physique et non contrôlée (« péter un plomb »…). GERZ stimule et cherche un rapport physique, au-delà de l’œuvre en tant qu’objet. Enfin en chimie, une réaction c’est « une transformation se produisant lorsque plusieurs espèces chimiques sont mises en présence, ou lorsqu'une seule espèce chimique reçoit un apport extérieur d'énergie, et se traduisant par l'apparition d'espèces chimiques nouvelles ». Une réaction conduit à quelque chose de nouveau, une réaction peut créer. L’art et la science se recoupent (à nouveau). GERZ mélange un fait passé, et les avis de chacun, en vue de créer quelque chose de nouveau (une unité commune ?).


EVOLUTION Une évolution se définit par « un passage progressif d’un état à un autre ». L’évolution est relative à une temporalité, à un point de départ et à un point d’arrivée (de 12m à 0m par exemple). L’évolution physique réfute l’immobilité, c’est le mouvement. Elle est donc relative aux énergies et aux forces comme la force gravitationnelle, de laquelle découle le poids. GERZ propose comme conséquence du poids (physique et moral), une évolution verticale décroissante de l’œuvre. Une évolution c’est aussi « la transformation du caractère, du comportement, des opinions de quelqu’un au cours du temps ». GERZ image une évolution de l’opinion publique (passer du fascisme à une forme de politique plus tolérante) par une évolution physique de son œuvre. Cependant, même si cette dernière est vouée à disparaître, la mémoire elle, est toujours présente même si l’opinion évolue (d’où la vitre offrant une vue sur la colonne une fois enterrée). L’évolution se base sur un point de départ, elle a une base qu’elle prend en compte et qui la définit en partie. Évoluer ne veut pas dire oublier. L’évolution peut être croissante, elle tend alors vers l’infini, ou décroissante et tend dans ce cas vers le 0 et la disparition. Elle peut basculer de l’un à l’autre rapidement. (L’Atlantide, civilisation extrêmement évoluée, a disparu). Disparaître c’est « cesser d’être, mourir ». Une des subtilités de l’œuvre est là. Elle disparaît mais ne meurt pas, l’objet en tant que tel meurt, la mémoire perdure (mise à distance avec la vitre).


TERRE La terre c’est « la partie solide et émergée du globe, par opposition à la mer, aux eaux, à l’air ». C’est l’endroit où l’Homme vit. La terre est fiable (la « terre ferme »), la terre rassure (« Terre » criaient les marins) en somme la terre protège (l’autruche y enfouit sa tête, le lapin son terrier, l’homme des abris antiatomiques). Protéger c’est éviter l’altération, c’est conserver. La terre conserve, sans quoi l’archéologie n’existerait pas. L’archéologie c’est une marque du passé, elle fait référence au temps, à l’évolution et à la mémoire. GERZ enterre cette mémoire, il la protège, la conserve et prend ainsi en compte la temporalité à une échelle bien plus large que la simple descente de la colonne. GERZ enfouit des écrits, en fait une future pièce archéologique symbolique. L’œuvre prend une dimension runique, on se rapproche du sacré. La terre c’est aussi « le sol considéré comme l’élément de base de la vie et des activités rurales […] ». La terre c’est l’origine de la vie. Dans la mythologie grecque, la déesse de la Terre, Gaia, était considérée comme la mère de l’ensemble des divinités. La terre a bien une dimension maternelle, originelle et créatrice. Dans le christianisme, l’origine des Hommes c’est le jardin d’Eden, Adam, Eve et le Décalogue. Le 5ème commandement de ce dernier, « meurtres et scandales tu éviteras, haine et colère également », résonne devant les actions fascistes. GERZ met en place un retour à la terre, un retour aux origines, un retour aux valeurs humaines. Enfin la terre c’est surtout quelque chose de concret, de réel. La réalité est que le fascisme est de l’ordre du passé et qu’il développait une idéologie irréelle (« redescendez sur terre »..). En offrant une œuvre qui s’enfonce dans le crâne terrestre, GERZ propose donc, au-delà des valeurs humaines, un retour à des actes réfléchis (« avoir du plomb dans la cervelle »).


SERVICE Ce dernier mot ne sera pas traité à partir de sa définition et de ses différents sens, mais comme une conclusion critique de l’œuvre. Au-delà de l’esthétique du plomb, de son aspect monolithique, de son caractère évolutif et de toutes les interprétations philosophiques qui gravitent autour, l’œuvre que propose GERZ est un service. Elle permet une expression libre et publique, besoin fondamental de l’homme en société et valeur de tout système démocratique. Elle encourage à conserver et à transmettre une mémoire, devoir commun aux Hommes. Elle permet par-là d’éviter le renouvellement des actes commémorés étant donné leur tendance inhumaine. Oublier c’est permettre aux maux passés de se reproduire, l’oubli est un danger. Elle permet enfin un travail de remise en question et d’acceptation d’un passé (pas toujours bien vécu d’où les impacts de tirs). GERZ se met au service de l’humanité.



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