Jules Billaud Rapport d'Etudes

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Photo de couverture : Lisa Ricciotti


Sommaire Avant-Propos p.2

Question Thématique : La poétique du béton chez Ricciotti, En quoi la matière peut-elle faire projet d’architecture ? p.11

Introduction p.12

1- Le béton, matière et style de Rudy Ricciotti 1.1- La « Métaphysique » du béton, sensibilité d’un matériau p.13

1.2- Ricciotti, Maniérisme ou rationalisme baroque p.18

2- Structures et Panorama constructif 2.1- Liberté formelle à haute maîtrise technique p.24

2.2- Des écritures différentes p.28

3- Des collaborateurs, des savoirs et des savoir-faire, l’expérimentation 3.1- Une collaboration d’acteurs p.40

3.2- L’expérimentation comme moteur de la construction p.48

Conclusion : une architecture d’actualité ? p.52

Bibliographie p.53

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Avant-Propos D’aussi loin que je me souvienne, mon premier contact avec l’art de bâtir s’est fait dans le béton. Loin de voir en cela un acte prémonitoire, c’est là que j’estime que mon parcours d’architecte débute : issu d’une famille de bricoleurs, c’est vers ma sixième année que j’ai appris la « recette » du béton.

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Une dizaine d’année plus tard, lorsque la question m’a été posée, j’ai considéré le métier d’architecte comme une orientation possible. Suite à un stage d’observation dans une agence choletaise d’architecture, j’étais clairement décidé à explorer cette voie. D’esprit rigoureux et cartésien, je me suis orienté vers un bac scientifique. Je ne m’y suis pas déplut mais je ressentais qu’il me manquait une ouverture d’esprit plus large que le seul champ scientifique. Je partageais, avec des amis d’autres filières, bon nombre de discussions et réflexions passionnantes. M’intéressant régulièrement à différents sujets, j’ai cherché à développer une culture générale large pour assouvir ma curiosité. Investi dans quelques instances lycéennes, j’ai développé un goût pour le travail d’équipe et les décisions collectives. La culture cinématographique, littéraire, musicale, artistique sont venues compléter mes connaissances scientifiques pour me constituer le bagage culturel que je recherchais. A la fin du lycée, j’embrassais un modeste champ culturel qui ne demandait qu’à s’étendre et c’est notamment dans cette optique là que j’ai soumis ma candidature à différentes Ecoles d’Architecture. En effet, je tenais à conserver une certaine polyvalence dans mes études supérieures. Les dimensions culturelles, techniques et artistiques du cursus archi me semblaient donc correspondre à ce que je cherchais. Cependant, l’idée que je me faisais de ces études tournait plus autour d’une dialectique entre le technique et l’artistique, opposés autant que complémentaires dans ma vision des choses à l’époque. Dès mon entrée à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne, j’ai été agréablement surpris de constater que l’opposition n’était pas si nette et qu’au contraire, Technique, Art et Culture se mélangeaient partout. Dresser le bilan de mon cursus à l’ENSAB est donc pour moi, l’occasion de prendre du recul sur cette combinaison entre ces trois champs disciplinaires, articulés autour de l’enseignement de projet. Mais avant de débuter le récit de mon parcours au sein de l’école, je tiens à raconter la manière dont j’apprends l’architecture au-delà des murs de celle-ci.

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L’architecture selon moi, ne s’apprend pas. En effet, la dimension subjective qu’implique ce cursus mène plutôt à apprendre une posture d’architecte. Voilà pourquoi, il me semble que le parcours personnel de chaque étudiant en architecture, au-delà de l’école, fait partie intégrante de sa formation. « Le secret, c'est d'être curieux ». Robert Le Ricolais

Cette construction peut se faire par différents moyens, et même si certains sont très liés aux enseignements reçus à l’ENSAB, ils relèvent néanmoins de la volonté de chacun à se cultiver. Le principal apport de connaissance me semble être le voyage. L’immersion est en effet un excellent moyen d’apprendre. Outre les voyages d’études organisés par l’école (Berlin en L2 et Paris en L3), j’ai déjà pu découvrir, par ma propre initiative les villes de Londres, Barcelone, Venise, Vicence, Vérone et Milan. La découverte par le voyage permet d’acquérir un regard critique sur la ville et ses bâtiments. Et ceci s’applique aussi à la promenade, qu’elle soit urbaine ou rurale, quotidienne ou ponctuelle. Parallèlement à la découverte in situ, j’accorde beaucoup d’importance à m’imprégner de connaissance via le discours des autres. Que ce soit par des conférences, des rencontres, des lectures ou des expositions, cela permet de développer un esprit critique et de fabriquer ses propres idées, que ce soit sur l’art, la société, l’architecture. Pour finir, le choix des stages est un autre moyen d’élargir notre parcours. Mes stages ouvrier (Defontaine construction, Cholet), en agence (Yves-Marie Maurer, Rennes) et prochainement chez un économiste de la construction (Cabinet Asselin, Dourdan), m’ont fait (ou me feront) découvrir des facettes de l’architecture que l’on peut difficilement nous transmettre à l’ENSAB.

La page suivante retrace de manière synthétique et chronologique les personnes rencontrées et les diverses expériences acquises depuis le début de mon cursus.

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La référence comme base de réflexion et d’apprentissage. La pluridisciplinarité de l’architecture conduit assez naturellement à une méthode de travail par références. S’appuyer sur les réflexions d’autrui permet de s’ouvrir à de multiples de domaines. Outre les références architecturales, on s’inspire souvent de raisonnements sociologiques, techniques et constructifs, artistiques d’exemples historiques. Ces domaines traduisent la logique des unités d’enseignement dans les écoles d’architecture.

Les disciplines historiques et sociologiques comme dimension humaniste de l’architecture. L’enseignement de l’histoire de l’architecture est un point fondamental du cursus. En effet, dès notre arrivée à l’école, il est nécessaire de trouver ses repères et l’étude des antécédents de l’architecture permet de se situer dans la discipline, aussi ancienne que l’espèce humaine. De la même manière, les enseignements de sociologie questionnent l’étudiant sur la place de l’architecture au sein de la société et de sa signification pour l’Homme. Ces enseignements ont été, pour moi, une prise de conscience du rôle de l’architecte dans ses différentes échelles.

La dimension artistique comme formation d’un esprit critique. Au fur et à mesure de la pratique artistique demandée dans le cadre des arts plastiques et de l’histoire de l’art, j’ai pris conscience (car ceci n’était pas évident dans ma tête de lycéen) de toute l’importance de l’art dans l’architecture d’une part, mais aussi au quotidien. La réflexion sur l’art conduit à une prise de position et de fait cela développe un esprit critique nécessaire à l’architecte. Par ailleurs, les disciplines artistiques réclament d’être en alerte sur l’environnement qui nous entoure. J’y vois là un trait de caractère propre à l’architecte.

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Les enseignements techniques comme définition de l’art de bâtir. Ma curiosité personnelle pour les questions constructives a trouvé à l’école de quoi s’épanouir. Que ce soit dans l’initiation aux matériaux et aux techniques constructives des débuts de licence ou dans les théories plus complexes des poutres et autres structures, les aspects constructifs sont eux aussi fondamentaux. Plus qu’ailleurs, ces enseignements réclament la construction d’une logique qui ancre la discipline de l’architecture dans la réalité. Si je prends un plaisir particulier à ces études techniques, je ne peux cependant pas concevoir qu’elles soient désolidarisées des dimensions sociales, artistiques et historiques dont j’ai parlé précédemment.

En effet, les domaines se recoupent les uns les autres. Par exemple, l’étude des structures ne peut se faire sans avoir abordé les antécédents historiques, de même que l’usage d’un matériau se définit dans un contexte social et humain. Le mélange des trois aspects développés plus haut se fait au sein du cursus dans un esprit de synthèse dont l’application la plus nette est dans l’atelier de projet.

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Les ateliers variant selon les professeurs, sont un lieu d’application des savoirs autant que d’apprentissage d’une démarche dans une progression constante.

Au départ, en première année, c’est la découverte. Une prise de repères dans l’architecture et sa représentation. Les ateliers d’analyse architecturale, en lien avec l’histoire de l’architecture et les techniques de représentations et l’atelier de premier semestre de David Cras ont introduit un apprentissage dans la perception de l’espace, des parcours et des concepts architecturaux au travers de la sensibilité qu’ils développent.

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Le deuxième semestre, s’appuyant sur ces premiers repères, avec Patrick Ben Soussan, s’est plus attaché à nous faire adopter une posture d’architecte vis-à-vis du projet. Faire des efforts de sensation, de réflexion et d’expérimentation était le leitmotiv de cet atelier. C’est là que ce sont concrétisées les questions de rapport au site, de construction, d’ambiance et de matérialité comme éléments fondateurs du projet.

Souvenir de Voyage – 2014 – Pavillon de Barcelone, Mies Van der Rohe Prise de conscience de l’importance du parcours dans la conception de l’espace.

Souvenir de Lecture – 2011– Les pierres sauvages de Fernand Pouillon La perception de l’espace par la stéréotomie de la pierre.

La deuxième année nous a confronté au projet dans sa dimension globale. Avec Mathieu Le Barzic, nous avons approfondi les rapports à la rue, à la ville, à la place publique et à l’habitant. Nous avons d’ailleurs pu prendre conscience de ces enjeux lors de notre voyage d’étude à Berlin. Avec Lucas Lotti au second semestre, l’approche du projet était plus structurelle sans pour autant négliger une certaine urbanité et une conception de l’espace. La confrontation au détail d’architecture (premiers dessins au 1/20e) a alors donné tout son sens aux enseignements « techniques ». Cet atelier a fondamentalement éveillé en moi un goût pour les questions constructives dans l’art de bâtir. Souvenir de Lecture – 2012 – Histoire d’une maison, Viollet-Le-Duc La conception du projet par sa logique constructive.

Souvenir de Voyage d’étude – 2013 – Visite du chantier du Centre Sportif Jules Ladoumègue Gestion de l’esthétique du détail constructif.

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Enfin, la troisième année a révélé une nouvelle complexité du projet, celle de ses échelles. D’une part, au premier semestre, dans l’atelier de Joanne Vajda, j’ai eu la chance de pouvoir expérimenter un projet de A à Z. D’une analyse urbaine d’un quartier jusqu’à l’élaboration poussée de la structure du bâtiment en passant par la programmation, la spatialité, les usages et l’espace public sans oublier la question de la représentation, ce projet sur la durée d’un semestre complet m’a permis de dégager une méthode de travail personnelle en balayant le projet dans toutes ses échelles. Difficile de prendre du recul sur un travail en cours, mais il me semble que l’atelier du sixième semestre, actuellement en cours sera lui aussi instructif par cette question des échelles. Echelles qui ne se limitent pas au seul projet, mais à une réflexion de plus grande ampleur pour un projet de territoire, avec ses dimensions culturelles et techniques et son travail en équipe. En effet, Philippe Madec a choisi de nous faire travailler au sein de la Team Bretagne pour préparer le Solar Décathlon 2016.

Au final, tous ces enseignements tendent à un élargissement progressif des échelles de conception et de réflexions. Cela ne fait que renforcer mon idée selon laquelle un architecte, quels que soit le cadre dans lequel il souhaite exercer doit montrer une certaine polyvalence. On y revient, c’est bel et bien cette polyvalence que je recherchais avant même mon entrée à l’ENSAB.

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A présent, faire le bilan de ces trois premières années me conduit à prendre conscience des acquis et des découvertes de ces trois années. Ce qui m’intéresse particulièrement dans la pratique du projet que nous avons en atelier, au-delà de toutes les dimensions abordées précédemment, c’est de répondre à la question « Comment ça tient ? » ou « Comment c’est construit ? ». Outre mon goût pour les réflexions structurelles ou techniques, je vois, au travers de ces questions, une idée de la beauté de l’architecture. Une beauté non seulement dans l’esthétique, mais aussi et surtout dans la réflexion et le process de fabrication du projet. Cependant, mes premiers pas dans l’élaboration des projets me font penser qu’une réflexion conventionnelle de la question constructive peut nous conduire rapidement à réfléchir selon des modèles préétablis. Or, il me semble que la liberté de conception doit éviter l’écueil d’une trop grande standardisation ou de « l’ordinaire ». Alors que faut-il pour donner une expression architecturale forte à la structure d’un bâtiment pour atteindre cette « beauté véritable » ? C’est ainsi a débuté mon travail de recherche, en vue de l’établissement d’une thématique à traiter dans ce rapport d’étude. C’est en lisant un entretien de Louis Kahn que je me suis rappelé de l’idée que je me faisais de l’architecture avant mon entrée à l’ENSAB, celle d’une dialectique entre art et technique : Lorsqu’on demande à Louis Khan : Les architectes (du 20 siècle) ne voulaient-ils pas une architecture purement technique, non esthétique, qui cesse d'être un art ? e

Il vous répond : « Le seul langage de l'homme, c'est l'Art. » Louis Khan, Questions aux architectes, 1974

Faire du sensible avec de la structure, du technique avec de l’artistique. Qu’en est-il de cette dialectique dans la production contemporaine ? Ma récente visite au Louvre m’a fait découvrir le nouveau Département des Arts de l’Islam, réalisé par Rudy Ricciotti, j’y ai vu là un bâtiment avec une histoire poétique.

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La poétique du béton chez Ricciotti, ou en quoi la matière peut-elle faire projet d’architecture ?

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Rudy Ricciotti est une figure majeure dans le paysage architectural contemporain. Depuis plusieurs années, son œuvre prend place sur la scène internationale et depuis sa petite agence du Var, des projets conséquents voient le jour. Connu pour son travail du béton, l’architecte aime à dire que c’est un matériau contemporain et émouvant. Le béton, est en effet un matériau qui fait preuve de sensibilité dans sa matérialité. Source de nombreux progrès et innovations au cours des deux derniers siècles, le développement et l’utilisation de ce matériau millénaire est plus souvent lié à des personnalités qu’à l’air du temps ou aux progrès de la technique eux-mêmes. Inventé par les Romains, le béton a traversé les siècles et a souvent été magnifié par de célèbres bâtisseurs. Il devient presque incontournable suite à la découverte de la précontrainte par Eugène Freyssinet en 1928. C’est grâce au travail d’architectes comme Auguste Perret, Pier Luigi Nervi ou Oscar Niemeyer qu’on voit aujourd’hui en lui une matière « de sens et d’émotion, au-delà de ses propriétés purement physiques » (1). Ce matériau composite possède une diversité infinie d’apparences. Textures, couleurs, granulométrie, motifs sont des variables ajustables de par sa composition même. Ainsi, de nombreux architectes contemporains jouent avec ses propriétés multiples pour définir des ambiances toujours différentes. Qu’il soit brut et rugueux, lisse et brillant, teinté dans la masse, sablé ou poli, avec des motifs en creux ou en bosses, il est indéniablement porteur de sens, si ce n’est de sensibilité.

Ricciotti est l’un de ceux qui travaillent le béton – ou plutôt dit-il qui « sont travaillés par le béton »(2). Ainsi se décrit l’architecte. Torturé par le béton comme le serait l’artiste. En plus d’être architecte et ingénieur, Rudy Ricciotti est un passionné d’art. C’est avec l’art qu’il réfléchit, qu’il communique et qu’il conçoit. Collectionneur d’art contemporain, proche de nombreux artistes, l’architecture de ce passionné d’arts plastiques et de poésie « reflète l’émotion d’un moment », selon Jean Nouvel(3). La production de Rudy Ricciotti, très variée, révèle en effet une certaine dimension poétique. Quelle soit brute ou tendre, discrète ou lapidaire, féminine, sensuelle, l’architecture de Ricciotti est poésie.

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(1) Nadège Mével, rédactrice en chef, 2013, Magasine Exe n°11. (2) Rudy Ricciotti dans l’article Rudy Ricciotti, l’architecte qui magnifie le béton, Yann Le Galès, Figaro–Entrepreneurs, Sept. 2013. (3) Jean Nouvel dans l’article L’architecte Rudy Ricciotti vu par ses pairs, Béatrice de Rochebouet Figaro–Arts Exposition, 2013.

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1- Le béton, matière et style de Rudy Ricciotti Il est très difficile d’identifier formellement Ricciotti. Son œuvre est multiple et pour chaque projet, une approche à la fois sensible, formelle et technique débouche sur des réalisations très différentes les unes des autres. Un des invariants de ses projets est le béton. Alors comment son approche de ce matériau fait-elle ressortir une sentimentalité dans ses projets ?

« De ce que vous créez surgira la beauté, si vous honorez le matériaux que vous utilisez pour ce qu’il est vraiment. » Louis Kahn

1.1- La « Métaphysique » du béton, sensibilité d’un matériau Il le dit lui-même : « La physicalité de la matière, c’est quelque chose qui appelle aussi de l’intuition. (…) A être attentif, on finit par voir au travers de la matière. C’est très émouvant. »(4).Ainsi, son travail s’appuie profondément sur la matérialité. La minéralité est la principale idée qui se dégage du béton. Avec la même massivité que la pierre et une unité solidaire, il dégage un monolithisme évident. C’est de la masse que se dégage la force spirituelle de la matière, c’est de la minéralité que se dégage la sensualité. La densité et les épaisseurs des ouvrages en béton marquent la présence du béton. (Illustration 1 p.14 – Ouverture, Stadium de Vitrolles)

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Illustration 1 – Ouverture, Stadium de Vitrolles Photo Eric Raz 14


La masse n’est cependant pas la seule force d’expression du béton. En effet, ce matériau, dans toute la diversité de mise en œuvre qu’il autorise, permet aussi de jouer de manière délicate avec cette pierre coulée. Ainsi, le motif occupe une place importante dans plusieurs projets de l’architecte provençal. Que ce soit au Mucem ou au Stade Jean Bouin, les peaux de ces deux bâtiments, réalisées en BFUP, témoignent de la finesse dont peut faire preuve le béton. Cette finesse de mise en œuvre, qui rappelle l’art de la stéréotomie du 16e siècle (on pense à la voûte en pierre du château d’Anet de Philibert de l’Orme notamment), dépend principalement du moulage. De cette mise en œuvre découle aussi la texture du béton. En effet, le matériau de coffrage et le traitement postérieur déterminent les aspects des surfaces. La variété de ceux-ci est infinie, on voit donc là un moyen de raconter une histoire par l’esthétique de la matière. De plus, la texture détermine l’accroche de la lumière sur les surfaces et accorde une plus ou moins grande place à l’ombre. Ainsi, la texture du béton et sa mise en lumière sont des moyens certains de poétiser une construction. (Illustration 2 p.16 – Ouverture, Pôle de services Eurêka - Illustration 3 p.17– Mur en béton, Mucem)

On perçoit donc dans le travail de Rudy Ricciotti, une sentimentalité très forte du béton. De ce matériau qui l’inspire tant, il a fait sa marque de fabrique. On peut dès lors se demander dans quelle lignée de constructeurs-architectes il se situe.

(4) Rudy Ricciotti dans le film dressant son portrait L’Orchidoclaste, Laëtitia Masson, 2013. 15


Illustration 2 – Ouverture, Pôle de services Eurêka, Montpellier Photo Agence Rudy Ricciotti

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Illustration 3 – Mur en béton, Mucem, Marseille Photo Lisa Ricciotti

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1.2- Ricciotti, Maniérisme ou rationalisme baroque Maniériste, c’est ainsi que s’identifie, entre autres, cet architecte. En effet, si son affiliation à une doctrine particulière est impossible, la pensée de Ricciotti se relie sous certains aspects à des courants de pensée très différents. Dans un de ses articles(5), il décrit « le Maniérisme, (comme une) synthèse des savoirs ». La sentimentalité qu’il exprime au travers de la matérialité nous conduit à considérer un esprit de tourmente dans son travail. Cette dernière s’exprime dans la théâtralité de ses espaces et par là, leur confère une dimension baroque, non seulement dans le geste architectural, mais aussi dans l’idée créatrice d’une émotion. (Illustration 4 p.19 – Galerie d’exposition, Mucem)

Il oppose surtout cette filiation baroque au modernisme et plus précisément au minimalisme. Il ose même condamner ces deux courants de pensée, les accusant d’être la source d’une banalité et d’une standardisation de l’architecture(6) et surtout de participer à « la destruction de la figure et de l’ensemble des signes. »(4). A l’idée de minimal, il préfère la notion de minimum. Le premier serait, selon ses propres termes « une obséquiosité esthétique » tandis que le minimum serait une « radicalité esthétique »(4). (Illustration 5 p.20 – Villa Navarra) Cette radicalité, passe notamment au travers de l’expressionisme structurel. La question structurelle est en effet, pour Rudy Ricciotti, une façon de fabriquer une émotion comme ce fût le cas dans l’architecture gothique. Ainsi, son travail présente une richesse de pensées constructives et interroge la rationalité de son architecture. Une rationalité que l’architecte admet, même si il tient à la nuancer. En effet, son travail structurel sur le Pavillon Noir (Centre Chorégraphique National, à Aix-enProvence) lui aura appris que le rationalisme constructif, prêchant la vérité, faisait fausse route dans le dimensionnement régulier de la structure. L’exosquelette du Pavillon Noir s’affine en effet dans les étages et ceci est le résultat d’un raisonnement mathématique ! En bref, si Rudy Ricciotti s’est aperçu que le rationalisme architectural n’existait pas(7), selon lui, il admet toutefois que son travail révèle une rationalité lyrique. Avec son inébranlable foi en la technique, Rudy Ricciotti s’investit à sa manière dans le champ du rationalisme constructif. En ce sens, c’est « un constructeur

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Illustration 4 – Galerie d’exposition, Mucem, Marseille Photo Lisa Ricciotti

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Illustration 5 – Villa Navarra, Provence Photo Agence Rudy Ricciotti

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dans la filiation des rationalistes, mais […] il en a une interprétation libre. »(8). C’est cette liberté d’interprétation que révèle la diversité des systèmes structurels qu’il met en place. Sa maîtrise du béton et sa passion pour ce matériau conduisent à une recherche et un développement constant des systèmes constructifs. En cela, Rudy Ricciotti est avant tout un architecte contemporain (Illustration 6 p.22 – Pont du Diable)

On peut voir chez Ricciotti des influences de grands maîtres du béton ou de la matière. On pense à Louis Kahn, pour l’expression de ses structures et pour son dialogue avec les matériaux, à Tadao Ando, dans sa réinterprétation d’une matérialité, celle du béton, à Pier Luigi Nervi pour la grande rationalité de ses structures ou même à Henri Labrouste, pour la vérité qu’il impose à ses bâtiments par le truchement d’une utilisation juste de la matière. On établit également un rapprochement avec la vision d’Auguste Perret, tant sur la modernité que sur la dimension poétique du béton. Cependant, son œuvre est avant tout unique dans la scène contemporaine car à travers une grande connaissance d’un matériau, Rudy Ricciotti raconte des histoires et suscite des émotions. En cela, Rudy Ricciotti bâtit en poète. (Illustration 7 p.23 – Colonnade, Ecole Internationale ITER)

(4) Rudy Ricciotti dans le film dressant son portrait L’Orchidoclaste, Laëtitia Masson, 2013. (5) Rudy Ricciotti, Il vocifère, il faut s’y faire... de Rudy Ricciotti, Inferno Magazine, 5 Déc. 2011. (6) Rudy Ricciotti dans l’article Rudy Ricciotti fait danser le béton, Figaro-Culture, 2008. (7) Rudy Ricciotti dans La mise en danger comme moteur, Conversation avec Rudy Ricciotti, octobre 2012, par Francis Rambert, in Ricciotti, architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti, architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (8) Marc Mimram, architecte-ingénieur dans La rationalité lyrique, in Ricciotti Architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti Architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. 21


Illustration 6 – Pont du Diable, Gignac Photo Agence Rudy Ricciotti

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Illustration 7 – Colonnade, Ecole Internationale ITER, Manosque Photo Agence Rudy Ricciotti 23


2- Structures et Panorama constructif Les projets de Ricciotti révèlent une grande diversité de procédés constructifs qui, chaque fois, participent à la poétique du bâtiment. C’est dans cette optique là que cet architecte-ingénieur mordu des questions structurelles, établit les procédés de construction.

« La structure n’est pas seulement un moyen pour aboutir à une solution, c’est également un principe, une passion. » Marcel Breuer

2.1- Liberté formelle à haute maîtrise technique Rudy Ricciotti revendique son architecture comme étant une architecture de « l’archaïsme, mais un archaïsme pensé ». L’architecte préfère la simplicité du discours structurel au service de formes libres, dans le respect de la matière plutôt qu’un foisonnement technique et la complexité formelle qui l’accompagne. (4) Faire s’exprimer simplement la structure au même titre que le béton, dans une apparente liberté formelle, telle est sa volonté. Cette expression passe tout d’abord par le fait de ne rien dissimuler. En effet, la lisibilité de la structure est omniprésente dans l’architecture de Ricciotti et c’est elle qui détermine l’ambiance des espaces, c’est le cas par exemple des plafonds des galeries d’expositions du Mucem où les poutres de grande portée sont laissées à nu. (Illustration 4 p.19 – Galerie d’exposition, Mucem) Ce travail d’expression de la structure passe aussi par une lisibilité des « chemins gravitaires »(8) : de haut en bas du bâtiment, les liaisons des éléments et la descente des charges sont bien visibles. (Illustration 8 p.25 – Détail de structure, coursive du Mucem) Selon Marc Mimram, architecteingénieur, ceci traduit une « vérité constructive » (8) qui prouve la capacité de l’architecte à assumer ses choix structurels en les laissant visibles.

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Illustration 8 – DÊtail de structure, coursive du Mucem, Marseille Photo Charles Plumey Faye

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Cependant, cette apparente liberté formelle n’est pas complètement libre. En effet, la libre expression de la structure dans une simplicité visible est malgré tout soumise à la « dictature des mathématiques »(9). Les réponses structurelles de Ricciotti sont toujours très savantes, mais ça ne les empêche pas parfois d’être, là encore, archaïques. En effet, certains choix constructifs s’appuient sur des exemples historiques de procédés de construction qui sont aujourd’hui assez rares (c’est le cas de la précontrainte verticale qui sera abordé ciaprès). Quoiqu’il en soit, c’est toujours dans un souci de clarté et de vérité que sont établis les procédés constructifs. (Illustration 9 p.27 – Funambulist, Yvan Salomone)

« La haute maîtrise technique va de pair avec l’expression plastique. »(10). Ainsi, l’expression de la structure est, tout comme la matérialité du béton, source d’émotion et de poésie. Alors par quelles formes structurelles s’exprime cette poésie ?

(4) Rudy Ricciotti dans le film dressant son portrait L’Orchidoclaste, Laëtitia Masson, 2013. (8) Marc Mimram, architecte-ingénieur dans La rationalité lyrique, in Ricciotti Architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti Architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (9) Rudy Ricciotti dans une conférence au Pavillon de l’Arsenal, 1architecte, 1 bâtiment, Le Pavillon Noir, Centre Chorégraphique National d’Aix-en-Provence, 15 Oct. 2007. (10) Francis Rambert, Commissaire de l’exposition Ricciotti, architecte, dans sa préface du livre Ricciotti, architecte, 2013. 26


Illustration 9 – Funambulist, Yvan Salomone, Aquarelle

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2.2- Des écritures différentes Si de manière générale, les projets de Ricciotti se ressemblent peu, c’est parce que l’architecte ne cherche pas spécialement à réutiliser des principes constructifs déjà étudiés. De ce constat, on se rend bien compte que l’architecte n’est pas dans la théorisation et la mise à l’épreuve d’une idée constante, mais dans une réflexion « au cas par cas ». On distingue plusieurs « types » de structures cependant. La précontrainte horizontale et verticale La précontrainte est un procédé très répandu aujourd’hui, qui permet d’augmenter significativement les portées. Les salles d’exposition du Mucem en sont un bon exemple : sur leur 23 mètres de portées, elles sont soumises à de lourdes charges d’exploitation ; ce sont des poutres préfabriquées et précontraintes par pré-tension(11). (Illustration 4 p.19 – Galerie d’exposition, Mucem) Mais la réelle innovation du Mucem en termes de précontrainte se trouve dans la structure verticale. En effet, ce procédé est très rarement utilisé, l’architecte-ingénieur Marc Mimram estime la dernière utilisation majeure de celui-ci remonte à l’ingénieur Auguste Komendant avec Louis Kahn(8), soit dans les années 1950-60. Le principe est assez similaire à celui de la précontrainte verticale, si ce n’est que la mise en œuvre est plus délicate. Dans le cas des poteaux préfabriqués du Mucem, la précontrainte s’est faite par post-tension, procédure délicate, réalisée sur chantier(11). (Illustrations 10 et 11 p.29 – Schémas des précontraintes, Mucem)

Les (exo)squelettes Dans l’exemple du Pavillon Noir d’Aix-en-Provence (Illustration 12 p.30 – Pavillon Noir) ce retour de la structure en façade est au départ une volonté de libérer l’espace intérieur de ses porteurs. Ainsi, ce Centre Chorégraphique National, vu de l’extérieur prend des allures de cage aux barreaux dansants. Vu de l’intérieur, sur les grands plateaux libres de structure se dessinent les ombres de la façade porteuse dans une ambiance poétique propice au travail de la danse. (Illustration 13 p.31 – Studio de Danse, Pavillon Noir) Au travers de ce que l’on pourrait percevoir

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Illustration 10 – Schéma structurel Précontrainte verticale pour le Mucem, Marseille Scia Bureau d'étude structure

Illustration 11 – Schéma des éléments précontraints (en rouge) du Mucem, Marseille Scia Bureau d'étude structure 29


Illustration 12 – Pavillon Noir, Centre Chorégraphique National, Aix-en Provence Photo Agence Rudy Ricciotti

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Illustration 13 – Studio de Danse, Pavillon Noir, Aix-en Provence Photo Philippe Rouault

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comme une réinterprétation du plan libre des modernes, ce bâtiment questionne le rapport de la peau et de la structure. Le raisonnement constructif se constitue par un positionnement théorique(8). Le dessin de la façade révèle un amincissement des poteaux au fil des étages. Cette forme, loin d’être gratuite est déterminée par le calcul mathématique des efforts parcourant la structure lors d’un séisme. C’est donc l’étude parasismique qui a dessiné la façade du Pavillon Noir. (Illustration 14 p.33 – Façade, Pavillon Noir)

Les expressions monolithiques des structures massives La massivité traduit l’idée de minéralité accordé au béton, dans une puissance visuelle comparable à de la roche. A Vitrolles, le Stadium s’impose de cette manière face à un paysage désertique. Il semble simplement posé là, au milieu de ce champ de bauxite, mais il n’en est rien. (Illustration 15 p.34 – Stadium de Vitrolles) En effet, l’expressionnisme structurel de la façade pourtant totalement porteuse n’est pas évident. Rudy Ricciotti explique que c’est parce que ces façades ne sont pas conçues comme des façades, mais comme des planchers, dans une technicité savante, à cause de la force des vents qui s’y applique(7). Là encore, ce sont les éléments naturels qui dessinent la façade. A plus petite échelle, l’escalier du Département des Arts de l’Islam au Louvre est un bel exemple de structure massive. Cette masse de béton est coulée d’une seule traite, avec malgré tout une finition parfaite ce qui laisse supposer la grande complexité du coffrage. (Illustration 16 p.35 – Escalier du Louvre)

Les structures arborescentes L’inspiration organique des formes des poteaux du Mucem ou de l’école internationale ITER participe à la poésie structurelle écrite par Ricciotti. Dans l’école, à Manosque, la forme des poteaux crée toute l’esthétique des cours intérieures et malgré leurs formes incongrues, ceux-ci sont pleinement porteurs. (Illustration 17 p.36 – Colonnade, Ecole Internationale ITER) .

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Illustration 14 – Façade, Pavillon Noir, Aix-en Provence Photo Philippe Rouault 33


Illustration 15 – Stadium de Vitrolles Photo Agence Rudy Ricciotti

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Illustration 16 – Escalier, Département des Arts de l’Islam, Musée du Louvre, Paris Photo Lisa Ricciotti

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Illustration 17 – Colonnade, Ecole Internationale ITER, Manosque Photo Agence Rudy Ricciotti

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Au Mucem, au-delà de leur fonction porteuse, l’arborescence est aussi au service du contreventement de la façade. Les formes en N ou en V ne sont pas là seulement dans une volonté esthétique(11). (Illustration 8 p.25 – Détail de structure, coursive du Mucem)

Le porte-à-faux La célèbre Villa Navarra, dans la montagne provençale est connue pour la radicalité de sa conception. En effet, la coupe en forme de C est totalement ouverte sur un de ses côtés et instaure ainsi un lien visuel très fort avec le paysage. L’utilisation de plaques de bétons ultra-performants permet, sur 40m de long, de construire un porte-à faux de plus de 7m, avec une épaisseur très fine (minimum : 3cm)(12). Ainsi, en une déconcertante simplicité, la technique se met au service du paysage. (Illustration 5 p.20 – Villa Navarra)

Les très grandes portées Que ce soit pour la passerelle du Mucem ou pour le Pont du Diable, la technique est la même. Composées en voussoirs, les deux poutres isostatiques monolithiques, en BFUP, franchissent des portées inégalées pour du béton (80m pour la passerelle, 69m pour le Pont du Diable)(12). L’intelligence constructive de ces projets permet de réaliser de réelles prouesses architecturales. (Illustrations 6 p.22 et 9 p.27 – Pont du Diable) (Illustration 18 p.38 – Passerelle du Mucem, Marseille)

Dans tous ces projets, la pertinence des réponses constructives se fait systématiquement dans une volonté de clarté, de vérité et donc, d’un certain point de vue, de simplicité. Jean Nouvel, cité par Rudy Ricciotti, lui disait : « Ce que je trouve formidable c’est qu’on ne voit jamais les efforts que tu fais… »(7). Preuve de l’efficacité du discours structurel de Ricciotti.

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Illustration 18 – Passerelle du Mucem, Marseille Photo Lisa Ricciotti

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Cependant, les prouesses ne sont pas, et loin de là, dues au seul fait de l’architecte. En effet, selon Ricciotti, l’architecte est un « synthétiseur de savoirs »(7). Ainsi, la collaboration avec les différents acteurs du bâtiment est tout aussi importante que l’expérimentation en vue d’une découverte.

(7) Rudy Ricciotti dans La mise en danger comme moteur, Conversation avec Rudy Ricciotti, octobre 2012, par Francis Rambert, in Ricciotti, architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti, architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (8) Marc Mimram, architecte-ingénieur dans La rationalité lyrique, in Ricciotti Architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti Architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (11) Descriptif structurel du Mucem, Bureau d’étude Structure Nemetschek Scia. (12) Présentation du bâtiment dans l’ouvrage, Ricciotti, architecte, 2013. 39


3- Des collaborateurs, des savoirs et des savoir-faire, l’expérimentation La mise en œuvre de la poétique de la matière et de la structure pour Rudy Ricciotti passe aussi par les différents acteurs et métiers de la construction. Ainsi, ces prouesses lyriques sont incontestablement ancrées dans la réalité constructive contemporaine. Cette réalité se traduit tout d’abord par un travail d’équipe.

3.1- Une collaboration d’acteurs L’architecte, auquel on attribut généralement le bâtiment, n’est malgré tout qu’un chef d’orchestre selon Rudy Ricciotti : « L’architecte n’a pas le don d’ubiquité, c’est un des éléments d’une synthèse globale »(4). L’architecte synthétiseur de savoir est aussi créateur d’une dynamique entre les acteurs, il pousse les autres à trouver des solutions pour répondre à de multiples exigences, tant de lui-même que des autres professionnels. « Je leur dis sans cesse : on va trouver, on va y arriver… »(4). Malgré sa double casquette d’ingénieur-architecte, Rudy Ricciotti n’est qu’architecte quand il s’agit de concevoir des bâtiments(7). Il se contente de placer « les choses raisonnablement »(8). Il confie ensuite son travail aux ingénieurs des agences d’ingénierie et des entreprises ou aux artisans. Il n’y a que dans les ouvrages d’art que, comme pour le Pont du Diable par exemple où même si le dessin est d’abord intuitif, le raisonnement scientifique est nécessaire très tôt dans le processus.

« C’est de la haute voltige ! »(4). C’est ainsi que Rudy Ricciotti décrit sa manière de travailler avec les ingénieurs (en l’occurrence, Romain Ricciotti, son fils). Il faut voir dans la collaboration de notre architecte avec ses ingénieurs une réelle collaboration complice qui relève aussi du challenge. Trouver des solutions techniques à un dessein architectural. « Ricciotti, c’est low-tech et high-tech en même temps »(8) selon Marc Mimram. Low-tech dans la simplicité d’expression d’un matériau et high-

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tech dans la manière de le mettre en œuvre tout en restant dans une « vérité constructive ». Comme on l’a vu précédemment, bon nombre de projets de l’agence Ricciotti s’appuient dès les premières esquisses sur des questions techniques. Le travail entre ces deux acteurs majeurs de l’acte de bâtir est donc ici, fondamental.

Les corps de métiers de l’artisanat et de l’industrie ne sont cependant pas en reste. En effet, Rudy Ricciotti s’appuie sur l’expérience et les savoirs faire des artisans et des industriels non seulement pour réaliser mais aussi pour élaborer et mettre au point des procédés constructifs. Par exemple, les mannequins qui ont servi à faire les moules pour les poteaux du Mucem ont d’abord été réalisés en bois, à échelle 1, par un menuisier local. (Illustrations 19 p.42 et 20 p.43 – Mannequins et Moules, Exposition Ricciotti, architecte) De même pour le coffrage de l’escalier monolithique du Louvre, où l’expertise d’un charpentier de marine aura permis d’atteindre un niveau de finition exceptionnel. (Illustration 21 p.44 – Coffrage pour l’escalier du Louvre) De même, pour les maçons, l’architecte accorde volontiers sa confiance à l’entreprise ; du Pavillon Noir, il dit que « c’est un bâtiment de maçons ». Enfin, bien que non catégorisés comme métiers du bâtiment, les artistes contemporains ont une grande influence sur le travail de Rudy Ricciotti. En effet, passionné d’art, les œuvres contemporaines, sont une de ses principales sources d’inspiration. Ce fût le cas pour les ouvertures de la Maison de l’emploi à Saint-Etienne, l’architecte, en collaboration avec Claude Viallat, a dessiné les ouvertures selon les formes de l’artiste. (Illustration 22 p.45 – Ouverture, Maison de l’emploi) (On note aussi le travail effectué par un seul et même maçon, pour « abimer » les bords des ouvertures de manière aléatoire). Faire appel à l’artiste, pour Rudy Ricciotti est une manière de « se déposer de sa responsabilité d’architecte entre les mains du peintre »(4). Outre l’application directe du travail du peintre dans l’architecture, les références artistiques sont avant tout une source d’inspiration majeure pour l’architecte. On pense notamment au travail de Pierre Soulage et un certain rapport à la matière. (Illustration 23 p.46 –

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Illustration 19 – Mannequins en bois, Ech.1, Exposition Ricciotti, architecte, Paris Photo Cité de l’architecture et du patrimoine 42


Illustration 20 – Moules issus des mannequins, Exposition Ricciotti, architecte, Paris Photo Cité de l’architecture et du patrimoine

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Illustration 21 – Coffrage pour l’escalier du Louvre Photo Agilbois

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Illustration 22 – Ouverture, Maison de l’emploi, Saint-Etienne Photo Agence Rudy Ricciotti

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Triptyque, Pierre Soulage) Ricciotti est aussi un amateur de poésie

(notamment celle de Pasolini). Les fondements artistiques autant que techniques de la pensée de Ricciotti confirment que l’architecte bâtit bel et bien en poète.

(4) Rudy Ricciotti dans le film dressant son portrait L’Orchidoclaste, Laëtitia Masson, 2013. (7) Rudy Ricciotti dans La mise en danger comme moteur, Conversation avec Rudy Ricciotti, octobre 2012, par Francis Rambert, in Ricciotti, architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti, architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (8) Marc Mimram, architecte-ingénieur dans La rationalité lyrique, in Ricciotti Architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti Architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. 46


Illustration 23 – Triptyque, Pierre Soulage 181x244cm, 2009

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3.2- L’expérimentation comme moteur de la construction La technologie principale utilisée par Ricciotti est sans conteste le béton « dopé »(4), autrement dit les nouveaux bétons, qu’ils soient à hautes performances (BHP) ou fibrés et atteignant d’ultra-hautes performances (BFUP). Comme on l’a vu précédemment, l’architecte s’appuie sur les compétences des différents acteurs de la construction pour la mise en œuvre de ces bétons contemporains. Cependant, la « foi en la technique »(8) de Rudy Ricciotti l’incite à pousser plus loin encore les questions constructives. Par des procédés de mise en œuvre et par des formes structurelles nouvelles, comme on l’a vu, mais son questionnement vise aussi au-delà.

Les expérimentations dont il est l’instigateur interrogent de nouvelles propriétés possibles, notamment pour les BFUP. Par exemple, la couverture du stade Jean Bouin à Paris nécessitait d’être parfaitement étanche, mais la volonté de l’architecte était d’intégrer dans ces panneaux de couverture des « éclats » de verre pour conserver l’esthétique de la façade. La réflexion s’est donc faite sur plusieurs niveaux. Tout d’abord, sur les liaisons des panneaux de BFUP (Ductal UHPC) entre eux, qui devaient assurer l’étanchéité. Le travail des ingénieurs structure a permis de résoudre ceci mécaniquement avec, au niveau des nervures entre les panneaux, un système de chéneaux emboitables. D’autre part, la réflexion a porté sur la composition du béton des panneaux préfabriqués et leurs caractéristiques de coulage. La faible épaisseur des éléments triangulaires (45 mm) a permis d’assurer un bon positionnement des fibres et donc une très bonne résistance mécanique. La composition chimique précise du mélange a permis de garantir, au coulage, une répartition parfaite (auto-plaçant), sans aspérités malgré les inclusions de verre, ainsi qu’une texture et une colorimétrie très homogène.(13) (Illustration 24 p.49 et 25 p.50 – Détails des panneaux du Stade Jean Bouin) Cette recherche technique a mené les industriels (le cimentier Lafarge et Bonna Sabla, préfabricant) à mener une ATEX (Appréciation Technique d'Expérimentation) et à industrialiser la production sérielle(4) (3 500 panneaux pour le stade Jean Bouin), une première pour le BFUP, selon le groupe Lafarge(14).

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Illustration 24 – Détail des panneaux de couverture, Stade Jean Bouin, Paris Photo Léon Grosse

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Illustration 25 – Détail des panneaux de façade, Stade Jean Bouin, Paris Photo Olivier Ansellem

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Ainsi, l’expérimentation est source de découverte et permet de pousser plus loin les caractéristiques d’un matériau. S’il clame que son atelier n’est pas « un laboratoire de recherche »(7), l’expérimentation est en quelque sorte devenue le « style Ricciotti ». En effet, pour chaque projet découle une nouvelle hypothèse constructive, c’est ce qui fait toute la richesse et la diversité de sa production.

(4) Rudy Ricciotti dans le film dressant son portrait L’Orchidoclaste, Laëtitia Masson, 2013. (7) Rudy Ricciotti dans La mise en danger comme moteur, Conversation avec Rudy Ricciotti, octobre 2012, par Francis Rambert, in Ricciotti, architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti, architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (8) Marc Mimram, architecte-ingénieur dans La rationalité lyrique, in Ricciotti Architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti Architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (13) Article Les atouts du stade Jean Bouin, à Paris, signés Lamoureux & Ricciotti, Emmanuelle Borne, Nov.2011Le Courrier de l’architecte, http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_2467 (14) Publi-documentaire Ductal®, lightness and luminosity for the new Jean Bouin stadium du Groupe Lafarge, 2014. http://www.ductal-lafarge.com/ 51


Conclusion : une architecture d’actualité ?

En définitive, la poésie architecturale que nous raconte Ricciotti est écrite par une dynamique collective de tous les acteurs de la construction. La beauté, tant dans l’esthétique que dans l’idéologie, passe par l’expression structurelle de la matière. Rudy Ricciotti développe ainsi une architecture animée par les pratiques constructives, sans appartenance spécifique aux lignes de pensée contemporaines et qui puise pourtant ses fondements dans une longue tradition(15), mais qui semble quelque peu mise à l’écart par la plupart des architectes d’aujourd’hui. Cependant, si cet attachement à la question constructive mène à la création d’une poésie à travers une spatialité de lumière et de structure, cela ne constitue-t-il pas, malgré tout, une vision incomplète de l’architecture dans son contexte contemporain ? Les questions d’usage, de coûts, de respect de l’environnement prennent-elles assez de place dans cette conception – avant tout technique – de l’architecture ? Les polémiques qui concernent aujourd’hui Rudy Ricciotti (souvent plus le personnage que la production elle-même) et qui, on le précise, ne faisaient pas l’objet de cette question thématique, n’ont-elles pas parfois raison de reprocher à cet architecte très médiatisé, une architecture hors normes, en dehors des réalités sociales, urbaines, économiques et environnementales ? Une vision poétique de la construction d’espaces pour l’Homme peut-elle se saisir de ces champs qui occupent aujourd’hui une place majeure dans la scène de l’architecture contemporaine ?

(15) Antoine Picon, dans l’introduction de l’ouvrage L’Art de l’Ingénieur, constructeur, entrepreneur, inventeur, Paris, Ed. Centre G. Pompidou, 1997, p. 33. 52


Ouvrages de référence Livre Ricciotti, architecte, sous la direction de Francis Rambert, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris et Le Gac Press, Blou, 2013

Film L’Orchidoclaste, Laëtitia Masson, Prod. Cité de l’architecture et du patrimoine, 2013

Bibliographie complète (1) Nadège Mével, rédactrice en chef, 2013, Magasine Exe n°11. (2) Rudy Ricciotti dans l’article Rudy Ricciotti, l’architecte qui magnifie le béton, Yann Le Galès, Figaro–Entrepreneurs, Sept. 2013. (3) Jean Nouvel dans l’article L’architecte Rudy Ricciotti vu par ses pairs, Béatrice de Rochebouet Figaro–Arts Exposition, 2013. (4) Rudy Ricciotti dans le film dressant son portrait L’Orchidoclaste, Laëtitia Masson, 2013. (5) Rudy Ricciotti, Il vocifère, il faut s’y faire... de Rudy Ricciotti, Inferno Magazine, 5 Déc. 2011. (6) Rudy Ricciotti dans l’article Rudy Ricciotti fait danser le béton, Figaro-Culture, 2008. (7) Rudy Ricciotti dans La mise en danger comme moteur, Conversation avec Rudy Ricciotti, octobre 2012, par Francis Rambert, in Ricciotti, architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti, architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (8) Marc Mimram, architecte-ingénieur dans La rationalité lyrique, in Ricciotti Architecte, 2013, à l’occasion de l’exposition Ricciotti Architecte, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris du 11 avril au 8 septembre 2013. (9) Rudy Ricciotti dans une conférence au Pavillon de l’Arsenal, 1architecte, 1 bâtiment, Le Pavillon Noir, Centre Chorégraphique National d’Aix-en-Provence, 15 Oct. 2007. (10) Francis Rambert, Commissaire de l’exposition Ricciotti, architecte, dans sa préface du livre Ricciotti, architecte, 2013. (11) Descriptif structurel du Mucem, Bureau d’étude Structure Nemetschek Scia. (12) Présentation du bâtiment dans l’ouvrage, Ricciotti, architecte, 2013. (13) Article Les atouts du stade Jean Bouin, à Paris, signés Lamoureux & Ricciotti, E. Borne, Nov.2011Le Courrier de l’architecte, http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_2467 (14) Publi-documentaire Ductal®, lightness and luminosity for the new Jean Bouin stadium du Groupe Lafarge, 2014. http://www.ductal-lafarge.com/ (15) Antoine Picon, dans l’introduction de l’ouvrage L’Art de l’Ingénieur, constructeur, entrepreneur, inventeur, Paris, Ed. du Centre Pompidou, 1997, p. 33.

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