Karoo 1 - Mai 2014

15€

mai 2014 N° 1

rédaction Martha Beullens Camille Burtin Lorent Corbeel Aliénor Debrocq Xavier Dessaucy Sophie Hermant Marc Horguelin Thierry Horguelin Pierre Jassogne Thierry Leroy Nicolas Marchal François Poulet Camille Picquot Gérald Purnelle Philippe Remy-Wilkin Florence Schennen Fabrice Taitsch Tommy Thiange Primaëlle VertenŒil Louis Wiart

Création Mohamad Abdul Moula Homa Arkani Bisser Benoit Bunzen Serge Delaive Antoine Duval Nina Jacqmin Tamar Kasparian Dominique Lardeux NEAN Oxanax Piet Rodriguez Alessandro Sicioldr Bianchi Olivier Spinewine Anna Taut Thomas Vandormael Philippe Vienne Nicolas Zouliamis

au sommaire Wes Anderson Bonom Bruce Clarke Laurent Demoulin Espace Nord Hanoï Duane Hanson Svava Jakobsdóttir Richard Krawiec Thomas Lavachery L’usage du faux Nicolas Marchal Monsieur Toussaint Louverture David Murgia Pawel Pawlikowski Alain Resnais S’exiler au Mexique Sur le roman policier Steve Tesich Thierry Thieû-Nyang Tusitala Antoine Wauters

Livres | Cinéma | Scène N° 1

Expos | Création mai 2014

Karoo est une revue semestrielle publiée par l’asbl Indications (à découvrir en dernière page de ce numéro). Karoo paraît en mai et en novembre.

Logo et identité visuelle du site Mona Habibizadeh monahabibizadeh.com

Impression Unijep (Liège)

Diffusion-distribution Librairie Joli Mai (Belgique) infos.jolimai@gmail.com Librairie Wallonie-Bruxelles (France) librairiewb@gmail.com

Secrétaire de rédaction Primaëlle Vertenœil primaelle.vertenoeil@gmail.com

Ce premier numéro de Karoo propose des articles et des créations de Homa Arkani | Martha Beullens Camille Burtin | Lorent Corbeel Aliénor Debrocq | Serge Delaive Xavier Dessaucy | Antoine Duval Sophie Hermant | Marc Horguelin Thierry Horguelin | Pierre Jassogne Thierry Leroy | Nicolas Marchal Camille Picquot | François Poulet Gérald Purnelle | Philippe Remy-Wilkin Florence Schennen | Olivier Spinewine Fabrice Taitsch | Tommy Thiange Thomas Vandormael | Primaëlle Vertenœil Philippe Vienne | Louis Wiart Nicolas Zouliamis

Coordination éditoriale Thierry Horguelin t.horguelin@scarlet.be

Administration et abonnements Marie-Jeanne Barbé indications.mariejeanne@gmail.com

Création de la maquette et mise en page Mona Habibizadeh monahabibizadeh.com

Secrétariat Maria Canario maria.canario@indications.be

Les auteurs et artistes ayant participé à ce numéro ont concédé les droits de reproduction de leur contribution à Karoo (édition papier et site). Ils demeurent les détenteurs exclusifs de leurs droits pour toute autre exploitation de leurs œuvres et de leurs textes.

Conception interactive & développement web du site karoo.me Alexandre Plennevaux pixeline.be

Éditeur responsable Thierry Leroy leroy.indications@gmail.com

Rédacteur en chef Lorent Corbeel lorent.corbeel@karoo.me Comité de rédaction : Martha Beullens Lorent Corbeel | Xavier Dessaucy Pascale Fonteneau | Anabelle Harckman Marc Horguelin | Thierry Horguelin Gilles Kinoo | Thierry Leroy Fabrice Taitsch | Primaëlle Vertenœil

Karoo emprunte son titre au formidable roman de Steve Tesich, paru en français aux éditions Monsieur Toussaint Louverture.

Illustration de couverture Bio Technology par Scott Marr www.scottmarr.com.au Abonnement 30 € (1 an), 55 € (2 ans), 80 € (3 ans)

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122 - 125

Thierry Thieû-Nyang 126 - 137

David Murgia Entretien avec David Murgia Entretien avec Jean-Louis Colinet 132 Le Signal du promeneur 134 Discours à la nation 136 L’Âme des cafards

127 131

71 - 73

Pawel Pawlikowski - Ida 74 - 79

06 - 08

Wes Anderson

09 - 10

Alain Resnais

Bonom

80 - 86

Duane Hanson

Et c’est toujours le même, et c’est toujours un autre Le fantôme d’Harry Dickson 84 Trous noirs

80

11 - 15

83

Bruce Clarke 97 - 105

Hanoï

À la rencontre de l’Oncle Ho 101 Attractions musicales 104 Regards obliques sur Hanoï

97

16 - 21

Olivier Spinewine

106 - 109

55 - 61

S’exiler au Mexique

Antoine Duval 62 - 70

Serge Delaive 62

Entretien avec Serge Delaive 64 Nocéan 87 - 96

Homa Arkani 110 - 112

Thomas Vandormael 113 - 121

Encyclopédie des animaux imaginaires 138 - 139

Philippe Vienne 142 - 159

Nicolas Zouliamis

22 - 28 Steve Tesich et Karoo Un artiste de la soif 25 Karoo est un autre Entretien avec Dominique Bordes 23

27

29 - 35

Les éditions Tusitala 29

Entretien avec Carmela Chergui et Stéphane De Groef 32 Richard Krawiec - Dandy 34 Svava Jakobsdóttir - Un locataire 36 - 39

La collection Espace Nord 40 - 41

Antoine Wauters - Nos mères 42 - 43

Nicolas Marchal - Agaves féroces 44 - 45

Laurent Demoulin - Ulysse Lumumba 46 - 47

Thomas Lavachery - Itatinémaux 48 - 51

L’usage du faux 52 - 54

Sur le roman policier

Cinéma Livres Vrak Création Scène

Bienvenue dans Karoo !

Karoo est un ruban de Möbius sur lequel s’envolent l’acteur et le spectateur, l’amateur et le professionnel, les œuvres et les points de vue.

Karoo désire que chaque rédacteur de Karoo se multiplie par la somme du collectif Karoo.

Karoo est un service d’édition et de soutien pédagogique à la rédaction proposé par une équipe professionnelle.

Karoo est un réseau de rédacteurs et de lecteurs, le relais idéal de vos initiatives personnelles ou collectives.

Devenez Karoo !

Karoo, c’est une revue semestrielle de reportages culturels et de création.

Bon nombre des œuvres et des articles proposés dans ces pages le sont également sur le site internet karoo.me – cette édition sur papier relève le défi de la comparaison entre les deux supports.

Karoo parie que l’élégance de la mise en page et le confort de lecture vous entraîneront à crier avec lui haut et fort : papier pas mort !

karoo.me, c’est une plateforme sur le web : chaque jour, un nouvel article consacré à la culture ; chaque semaine, un créateur exposé dans la galerie virtuelle ; tous les jours, une diffusion via les réseaux sociaux.

Karoo emprunte son titre au formidable roman de Steve Tesich, paru en français aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. Sept pages de ce numéro lui sont consacrées.

Karoo est un projet de l’asbl Indications, un service de jeunesse reconnu par la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont l’objectif est de développer l’esprit critique par la pratique des différentes disciplines artistiques et l’exercice du journalisme culturel.

Bienvenue Papier pas mort !

Plateforme Steve Tesich Indications asbl

BONOM

à la vie, à la mort Une première exposition monographique de Bonom/Vincent Glowinski à L’iselp, de janvier à mars dernier, a permis de découvrir les multiples facettes d’un artiste qui se joue de l’espace et du temps.

Porte de Hal, hiver 2012-2013 Tirage argentique sur papier baryté 50,8 x 40,6 cm © Ian Dykmans

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Maquette pour Poulpe place de Louvain, 2013.

Crayon, encre de Chine et brou de noix sur papier 67 x 21 cm © Vincent Glowinski

Depuis 2005, les dessins monumentaux de Bonom sont apparus sur les murs de la ville, à Bruxelles ou à Paris. Un bestiaire urbain peuplé de squelettes et d’animaux : araignée, méduse, dinosaure, baleine, renard… Derrière le coup de brosse rapide, le spectateur devine l’urgence du trait, le travail accompli de nuit, loin des regards, dans un équilibre précaire entre le ciel et le sol. C’est certainement ce qui frappe le plus lorsque l’on croise un dessin de Bonom : derrière l’image, il y a le geste d’un homme suspendu à une corde, le bras tendu, sur les toits, dans le vide. Le danger est bien présent dans le travail de l’artiste et, bien qu’invisible, il relève autant de la performance que du graffiti. Pour les amateurs du genre, Bonom est une légende.

Dernièrement, il est sorti de l’ombre et de l’anonymat. Et aujourd’hui, c’est sous son nom, Vincent Glowinski (né à Paris en 1986), qu’il est apparu dans l’exposition que L’iselp vient de consacrer à son travail et à sa collaboration avec le photographe Ian Dykmans.

Ces animaux géants, souvent inquiétants de par leurs dimensions, comme surgis d’une autre époque, entretiennent un dialogue inattendu avec l’environnement dans lequel ils viennent s’inscrire, créant un décalage temporel et spatial assez déroutant.

Exposer à l’intérieur un artiste dont le terrain de jeu est celui de l’espace public est une gageure. Mais la pratique artistique de Vincent Glowinski dépasse largement le champ du street art et cette exposition a permis d’en prendre la mesure. Bien sûr, à travers les photographies des œuvres telles qu’elles ont

pu être aperçues dans la ville, c’est peut-être d’abord à l’aspect le plus connu du travail de Bonom que le spectateur pouvait se raccrocher. Ces animaux géants, souvent inquiétants de par leurs dimensions, comme surgis d’une autre époque, entretiennent un dialogue inattendu avec l’environnement dans lequel ils viennent s’inscrire, créant un décalage temporel et spatial assez déroutant. Ici, la photographie permet de laisser une trace de ces œuvres dont la longévité est très aléatoire.

En utilisant le procédé de développement manuel au lith, le photographe prolonge dans l’image qu’il saisit le caractère éphémère du geste de l’artiste. Le processus du lith laisse une place importante à l’imprévisible. Et comme les papiers utilisés pour ce type de développement ne sont plus commercialisés, on retrouve dans la matière même de la photographie le caractère éphémère du graffiti. Les images documentent autant qu’elles racontent : on y voit Bonom à l’œuvre, la nuit, dans des atmosphères mystérieuses, hors du temps. À côté des photographies, on a pu également découvrir d’autres aspects du travail de Vincent Glowinski. Les dessins préparatoires, regroupés dans plusieurs espaces du lieu sous forme d’installation de dessins à l’encre, au fusain, à l’aquarelle ou au crayon, montrent l’obsession pour certaines figures, notamment la pieuvre, le singe et l’araignée. Les mouvements répétés des pattes ou des tentacules rappellent ceux du peintre et du danseur et renvoient aux vidéos présentées dans une partie de l’exposition. Depuis 2008, Vincent Glowinski développe, notamment aux côtés de la compagnie Ultima Vez de Win Vandekeybus, des performances qui allient mouvements, sons et images. À l’aide de capteurs et d’une caméra, les mouvements du corps de Vincent sont restitués sur grand écran ; fusion du corps du danseur avec celui du peintre.

KAROO EXPO BONOM

Ian Dykmans, Rue Ravenstein, Bruxelles, automne 2008 Tirage argentique sur papier baryte 17,8 x 24 cm © Ian Dykmans

La sculpture était également présente dans l’exposition : le squelette d’un serpent de quinze mètres de long, immense marionnette articulée, recouverte d’une membrane parcheminée en cuir. Le reste d’un animal mort, à partir d’un autre reste d’animal à qui l’artiste redonne vie. Ce va-et-vient constant entre la vie et la mort est peut-être le point commun entre toutes les pratiques artistiques développées par Vincent Glowinski. À l’image de la série d’œuvres qu’il a consacrée à son père décédé : croquis de l’homme sur son lit de mort, minuscule figurine fragile pendue à un fil ou immense portrait qui s’élève sur un immeuble aux abords d’une gare

bruxelloise. Des tailles et des supports différents pour évoquer le souvenir mais aussi pour, à travers l’art, refaçonner la vie par l’évocation de la mort.

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Par Xavier Dessaucy

DUANE HANSON Sculptures du rêve américain Pour la première fois en Belgique, Duane Hanson est mis à l’honneur. Le musée d’Ixelles accueille les œuvres hyperréalistes du sculpteur américain.

Une observation minutieuse de la culture de masse.

De Duane Hanson (1925-1996), vous connaissez peut-être les sculptures emblématiques, tels sa Supermarket lady ou ses Tourists. Et peut-être, comme l’auteur de ces lignes, vous y avez perçu une représentation du vide existentiel du rêve américain et de ceux qui y adhèrent. Une dénonciation de leur manque d’imagination. Une critique acerbe de leur quotidien figé. Au final, un constat assez proche de celui posé par Michel Houellebecq : « C’est sans doute à tort qu’on soupçonne chez tous les êtres une part de mystère, une fêlure. » Si c’est ce que vous pensez, eh bien c’est faux : Duane Hanson est un humaniste.

L’artiste reproduit dans son travail des fragments de réalité, non pas pour juger son sujet, mais pour le mettre en lumière, le déposer sur un piédestal. À défaut de cynisme, son travail est toujours empreint d’une empathie profonde pour ceux qu’il choisit de représenter. « Je crois que la société a besoin d’une réforme ; il n’y a rien d’exaltant pour l’homme moyen.

Mon art est pour tous les hommes, il rejoint les gens à travers les musées et les galeries. »

Une des œuvres-clés de cette période, Abortion, est présente au musée d’Ixelles. Elle dénonce les conséquences désastreuses des avortements illégaux.

1966 sera un tournant : il se lance définitivement dans les sculptures à taille humaine. Il tire de son expérience une technique qui restera inchangée jusqu’à sa mort.

Le deuxième étage de l’exposition renseigne sur cette méthode. Des moules sont créés à partir de modèles vivants (le life-casting). La peau, les veines et leurs imperfections sont conçues avec un mélange de polyester et de fibre de verre. Ensuite s’ajoutent les cheveux et les yeux de verre.

C’est cette myriade de détails physiques, ainsi que l’utilisation d’accessoires et de vêtements (parfois ceux portés par le modèle), qui donnent à l’œuvre toute sa force d’évocation hyperréaliste.

La première partie de sa carrière se caractérise par un engagement évident, avec des œuvres marquées par une forte critique sociale. Ses thèmes de prédilection : le racisme, la guerre du Vietnam, la violence conjugale…

Duane Hanson, Abortion, 1965 2013, Courtesy of Institute for Cultural Exchange, SABAM Belgium 2014 © VG Bild-Kunst, Bonn

KAROO EXPO DUANE HANSON

Duane Hanson, Queenie II, 1988 2013, Courtesy of Institute for Cultural Exchange, photo-foto Dean Burton © VG Bild-Kunst, Bonn

La majeure partie des sculptures présentées dans cette exposition sont issues de cette période. L’individu dans sa solitude devient central. Il est représenté dans sa banalité quotidienne.

Presque toutes les œuvres exposées se distinguent par un regard absent, perdu dans le vide. La manifestation d’une douce mélancolie et peut-être d’une amère résignation.

Ce regard, c’est le reflet d’une confusion intérieure. Par son travail, Duane Hanson tente de rendre compte de ce malaise, de prouver que la middle class a aussi une âme.

Ce qui peut expliquer l’impression troublante que l’exposition se poursuit une fois sorti du musée…

Duane Hanson.

Sculptures of the American Dream.

Du 20 février au 15 mai 2014 au musée d’Ixelles

Par Tommy Thiange

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Bruce Clarke l’art comme devoir de mémoire

L’artiste britannique d’origine sud-africaine Bruce Clarke a participé aux commémorations officielles des vingt ans du génocide rwandais, le 7 avril 2014. Ses Hommes debout ont été présentés sous la forme de projections lumineuses et de kakémonos dans plusieurs lieux emblématiques, comme la place des Nations à Genève, la route de l’Esclave au Bénin ou le Parlement européen à Bruxelles.

Né à Londres en 1959, Bruce Clarke a étudié aux Beaux-Arts de Leeds et milité contre l’Apartheid en Afrique du Sud. Installé depuis de nombreuses années en France, il intègre son engagement à sa recherche plastique. Son travail traite de l’histoire contemporaine, de l’écriture et de la transmission.

Il est notamment l’auteur du projet le Jardin de la mémoire (2004-2014), sculpture mémorielle sur le génocide des Tutsis, implantée au Rwanda et soutenue par l’UNESCO.

« L’art peut véhiculer un concept, un message, mais il faut rester très modeste par rapport à cela. Un tableau n’est jamais qu’un écran coloré. » Dans la même lignée, les Hommes debout est un projet d’art public mural réalisé sous la direction de Bruce Clarke, en collaboration avec les associations de rescapés et les autorités rwandaises, sur des sites liés au génocide : des lieux de massacre tels des bâtiments publics, des écoles et des

églises. Le premier objectif est de donner une image forte et belle au peuple rwandais afin de l’aider dans son travail de reconstruction et d’affirmer que les rescapés restent debout et dignes malgré les épreuves. Le volet que l’artiste présente ce printemps cherche ainsi avant tout à rendre hommage aux victimes et aux rescapés : « J’ai cherché à faire des images qui aient plusieurs couches de sens, explique-t-il. J’aime l’idée que l’œuvre soit un piège, qu’elle suggère différentes choses.

Dans le cas des Hommes debout, je voulais représenter les victimes et les rescapés du génocide comme des individus, leur rendre leur dignité. L’idéologie génocidaire a tendance à anéantir la valeur humaine, à déshumaniser, afin de rendre l’acte de tuer plus facile. C’est cette dimension que je voulais contrecarrer par mon travail. » Clarke n’a pas souhaité représenter fidèlement les victimes du génocide. Ses Hommes debout ne sont pas des portraits mais des compositions : « Il s’agit de personnages recomposés d’après des éléments photographiques. C’est là que réside

KAROO EXPO BRUCE CLARKE

pour moi le véritable défi : suggérer l’individualité, parvenir à trouver un équilibre entre l’anonymat et le portrait. Les visages et les postures doivent être réalistes mais pas trop : je veux qu’ils suggèrent la dignité, la droiture des victimes du génocide, sans qu’ils soient pour autant écrasés par le poids de la morale. C’est difficile car toute posture est connotée… » Influencé par le mouvement Art & Language , qu’il a découvert et côtoyé au cours de ses études à Leeds, Bruce Clarke interroge sans cesse les possibilités de l’art comme véhicule d’idées : « L’art peut véhiculer un concept, un message, mais il faut rester très modeste par rapport à cela. Un tableau n’est jamais qu’un écran coloré. Il ne véhicule aucun message politique ou universitaire : il peut au mieux jouer un rôle de tremplin pour mieux réfléchir, être un incitateur pour le spectateur, qui y projettera ce qu’il veut y voir. Les Hommes debout peuvent ainsi amorcer une réflexion sur l’identité des figures représentées : qui sont ces victimes, ces rescapés ? Les montrer sur la place publique permet d’assumer la reconnaissance historique du génocide rwandais, de réaffirmer la réalité de l’événement dans l’histoire. » En cours d’implantation sur les lieux de mémoire du génocide au Rwanda, le projet des Hommes debout a pour second objectif de rencontrer l’indispensable devoir de mémoire que nous nous devons de réaliser en tant qu’Européens, explique Bruce Clarke : « Comme le dit l’écrivain Elie Wiesel, le génocide tue deux fois, la seconde par le silence. Le négationnisme n’est rien de moins que la perpétuation du projet génocidaire, et c’est cela qu’il faut à tout prix éviter aujourd’hui, tout autant que les propos qui tendraient à considérer le génocide rwandais comme un sous-génocide par rapport à la Shoah, par exemple. Un génocide est un crime contre l’humanité, et cela nous concerne tous. Le discours relativiste et raciste, encore fréquent dans l’opinion publique, qui proclame que l’Afrique est une terre de conflits ethniques, est bien évidemment à proscrire. » Aux yeux de l’artiste, il s’agit aussi de remettre l’Europe face à ses responsabilités, de rappeler son absence de solidarité et sa complicité passive dans les événements de 1994.

Par Aliénor Debrocq

© Bruce Clarke

Cet article a également paru dans la revue Intersections n° 2.

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KAROO EXPO BRUCE CLARKE

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KAROO EXPO BRUCE CLARKE

Voici quelques dessins de reportage, pris sur le vif dans des musées ou des lieux culturels.

Comme dans les passages parisiens, l’inconnu y surgit parfois au détour d’une vitrine ou devant une forme qui frappe l’œil.

Pieds de momie, musée du Cinquantenaire

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Vitrine de statuettes, musée du Cinquantenaire

KAROO CRÉATION OLIVIER SPINEWINE

Portrait de l’artiste en jeune homme de Jan Fabre au Kröller, Müller Museum

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Mac’s, Tony Oursler # 2

KAROO CRÉATION OLIVIER SPINEWINE

Théâtre de silhouettes, musée du Jouet

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Puzzle, musée du Jouet

KAROO CRÉATION OLIVIER SPINEWINE

steve tesich Karoo est un autre

Vous lisez une revue qui ne s’appelle pas Karoo par hasard : nous sommes quelques-uns à nous être pris de passion pour le roman du même nom paru en 2012 aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. Un chef-d’œuvre — n’ayons cette fois pas peur du mot — dont nous avons choisi le parrainage symbolique. Un magnifique objet également, conçu par Dominique Bordes, Monsieur Monsieur Toussaint Louverture (oui, vous avez bien lu deux Monsieur). Dans les pages qui suivent, voici trois regards sur ce livre. Lorent Corbeel, rédacteur en chef de ce magazine, témoigne du choc — amoureux ? — ressenti à la lecture de Karoo. Puis vous lirez le romancier Nicolas Marchal, auteur des Conquêtes véritables, de la Tactique katangaise et, récemment, d’Agaves féroces paru aux éditions Aden — roman dont vous pouvez lire la critique

L

a lecture de Karoo est un choc. D’abord parce que c’est un excellent roman, très drôle de surcroît. Mais s’il retient tant l’attention de ses lecteurs, c’est également parce qu’il s’y déploie, en filigrane, un regard redoutable sur le monde contemporain, aussi lucide que féroce. Un exemple parmi d’autres ? La dissolution du discours intime de notre ami Karoo dans celui de ses interlocuteurs. Peu importe désormais qui dit quoi — à qui attribuer quelle réplique —, la conversation prend la forme d’une aliénation de l’intimité, d’une soumission violente et permanente à l’Autre. Plus qu’une simple traversée du miroir, se dessine l’expression parfaitement originale des structures mentales qui dominent désormais l’individu Karoo. C’est une sorte de noyade qui l’empêche de reconnaître encore ce qu’il lui appartient de penser, cela même qui constitue sa singularité.

Réalité partagée, vérité personnelle, spectacle collectif... Tout est à ce point subverti que ce Karoo nous renverrait presque à un certain Joseph K. Pire encore pour Karoo, il joue tous les

en page 42. Enfin, Dominique Bordes nous en dit un peu plus sur l’aventure éditoriale du roman mais aussi sur son auteur, Steve Tesich.

« La rubrique “Arts et loisirs”. Les critiques théâtrales. Les critiques de films. Les critiques de disques. Les critiques de livres.

Les critiques de télévision. Je les lis toutes.

Un ton se détache, celui de la critique artistique, qui est pour moi un peu comme un merveilleux gin-tonic, ou en tout cas ce qu’était le gin-tonic avant. Je ne peux plus être ivre, mais ce ton me rend tout joyeux. »

rôles à son propre procès et son témoignage ne semble tenir qu’à une connaissance intime des rouages du spectacle de sa vie. Artifice autobiographique utilisé par Tesich, le script doctor maîtrise-t-il encore vraiment son propre cinéma ? Peut-il encore aimer, voter, vivre seulement ?

La folie de Karoo semble désormais devenue si commune et si conforme : une dissolution dans l’instant où tout se vaut, où chaque histoire peut se réinventer à volonté, comme s’invente celle des autres à leurs dépens. Mais attention, avec l’obligation de constamment mentir et se mentir. Le carnaval est tragique car il est devenu solitaire, permanent. Et ce pauvre Karoo qui ne peut même plus s’évader noblement dans l’ivresse nous prévient que le pire est à venir.

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par Lorent Corbeel

Un artiste de la soif

k

D.R.

Les éditions Monsieur Toussaint Louverture ont balancé, une fois de plus, un (très gros) pavé dans notre mare. On est trempé jusqu’aux os. Et on en redemande.

Il a fallu quinze ans à Karoo, le roman posthume de Steve Tesich, pour traverser l’Atlantique, et quelques pages à peine au lecteur pour faire le trajet retour.

aroo s’ouvre sur une longue scène de cocktail mondain, un plan-séquence qui offre au narrateur l’occasion de faire le tour de son petit monde pourri d’hypocrisie, d’incompétence affective et de curieuses maladies. Saul Karoo ne parvient pas à aimer, ni à être sincère en l’absence d’un public et, comble de malheur, il a beau vider tous les verres qui passent à sa portée, il reste obstinément sobre. « Un des effets secondaires les plus décourageants de mon incapacité à m’enivrer n’était pas que je subissais ces ragots alors que j’étais sobre, mais que j’allais m’en souvenir le lendemain. » Il a décidé d’arrêter de fumer, car « le cancer du poumon était certes une terrible façon de partir, mais ce qui me terrifiait réellement était la pensée de ne même pas pouvoir me saouler le jour où l’on m’apprendrait la

nouvelle ». Il passe d’un groupe à l’autre, évite les gens qui l’aiment, rit longuement avec ceux qui le méprisent, s’envoie d’inutiles rasades, fait semblant d’être ivre et accueille avec cynisme la déconsidération des convives. « Dire la vérité était une chose, mais se sentir en phase avec cette vérité après l’avoir énoncée était quelque chose qui ne semblait plus dépendre de moi. » Ces cinquante premières pages ont tout du sketch bien enlevé, et Saul Karoo, narrant lui-même sa déchéance, a les attraits du cabotin auquel on pardonne les effets de manche tant ils sont délicieux. On pourrait se satisfaire d’un livre qui serait aussi grinçant et drôle jusqu’au bout de ses six cent huit pages, même sketch, même cabotin. Mais voilà, on poursuit sa lecture et l’on se rend compte que ce premier chapitre

KAROO LIVREs Steve Tesich et Karoo

était tout sauf une scène pour amuser la galerie, qu’il contenait en germe tout le processus du livre. Nous sommes, nous lecteurs, les convives croisant la route de ce faux ivrogne, et le lien qu’il tisse avec nous devient de plus en plus vital pour lui et de plus en plus passionnant pour nous : il a besoin de notre présence pour être vrai. Les éléments épars (les membres de sa famille éclatée, l’alcool, l’assurance-santé qu’il n’a pas renouvelée) se développent ; de prétextes à bon mot ils deviennent des ramifications souterraines du récit faussement désinvolte de Karoo.

De joyeux bordel, le livre se change en cathédrale et, bien entendu, le plus émouvant est de comprendre que ce joyeux bordel fait partie de la cathédrale, et que celle-ci ne pouvait pas tenir sans celui-là.

publié que deux ans plus tard. L’homme était né en Serbie, et quand sa famille avait immigré aux ÉtatsUnis, il avait d’abord pratiqué la lutte et le cyclisme avant de se tourner vers l’écriture. Il travailla pour le théâtre, le cinéma (on lui doit notamment les scénarios de l’adaptation par George Roy Hill du Monde selon Garp de John Irving, de Georgia d’Arthur Penn et de la Bande des quatre de Peter Yates), et écrivit deux romans, Summer Crossing1 (1982) et Karoo. Les éditions Monsieur Toussaint Louverture, qui ne ratent jamais une occasion de nous surprendre et de nous laisser longtemps sur notre derrière, viennent de publier le second. Mais quel est ce titre — Price — que l’éditeur nous promet pour fin août 2014 ? Quoi que ce soit, et malgré tout ce que nous espérons lire de bon d’ici-là, nous savons pourquoi il vaudra la peine d’attendre trois mois.

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Saul Karoo est script doctor. Il remanie les scénarios hollywoodiens pour en faire de gros succès.

Et il est réputé pour cela. Il se sait incapable d’écrire un chef-d’œuvre, mais tout à fait en mesure de formater n’importe quoi pour en tirer une histoire rentable. « Il y a peu de choses plus drôles, si le contexte est le bon, qu’un personnage pour qui tout est bien trop important. » Il est un jour chargé de retoucher le dernier film d’un réalisateur génial et mourant. Et peu à peu les personnages et les bavardages dispersés çà et là au gré de son douloureux désir d’ébriété prennent leur juste place dans une architecture raffinée, époustouflante par la solidité de sa structure et la richesse de ses ornements. On rit par quintes rauques, on se retient de pleurer, on boit quelques réflexions d’un homme du métier à propos de la fiction, du mensonge, du récit. De joyeux bordel, le livre se change en cathédrale et, bien entendu, le plus émouvant est de comprendre que ce joyeux bordel fait partie de la cathédrale, et que celle-ci ne pouvait pas tenir sans celui-là. Quand Karoo rend son tablier de narrateur et que le récit se poursuit à la troisième personne, on en a la gorge serrée : on ne joue plus.

Rencontre d’été, Presses de la Renaissance, 1998. Épuisé.

Steve Tesich Karoo Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke Monsieur Toussaint Louverture 2012 608 pages

Steve Tesich est mort en 1996 d’une crise cardiaque, peu de temps après avoir achevé ce texte qui ne fut

par Nicolas Marchal

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Dominique Bordes entretien avec l’éditeur français de Karoo

Comment avez-vous rencontré ce roman ?

J’en ai entendu parler pour la première fois en lisant un article d’un auteur américain que j’aime bien, Howard Jacobson. Dans cet article, paru dans le Guardian, il citait plusieurs des livres qui l’ont marqué, dont Karoo, que je ne connaissais pas du tout alors. J’ai donc commencé à me renseigner sur ce titre et je me suis assez vite aperçu qu’il y avait quelque chose de plutôt étonnant, dans la façon dont Jacobson en parlait, dans la façon dont d’autres en parlaient, dans le fait aussi qu’il avait été édité plusieurs fois, notamment par Vintage, qui est une maison d’édition américaine que j’apprécie… Tout cela était très particulier et m’a donné des indices. J’ai donc décidé de m’y intéresser et ensuite, très vite, de le publier.

Aux États-Unis, est-ce que ce fut un succès critique ou commercial ?

Ni l’un ni l’autre, en fait. Il y a bien eu quelques papiers dans la presse, mais ça n’a pas été énorme. Sans

doute parce qu’il s’agit d’un roman posthume, paru à une époque où Steve Tesich n’était plus aussi populaire. Il faisait recette dans les années 1980. Les journaux parlaient de tous ces textes, de toutes ses pièces de théâtre… Mais quand est paru Karoo, Tesich était mort depuis deux ans, ce qui joue fort contre les auteurs américains. Du coup, il n’y a pas véritablement eu d’engouement de la presse ni même des lecteurs. Il reste cependant une poignée de personnes, comme Howard Jacobson, qui continuent à parler de ce livre.

Et vous, personnellement, qu’est-ce qui vous a touché dans cette lecture ?

Je suis très attiré par les mâles dysfonctionnels dans la cinquantaine, c’est quelque chose qui me fascine, et aussi par ceux qui ont des problèmes père-fils. Très intimement, cela m’intéresse. C’est pour cela aussi que j’ai publié le Dernier Stade de la soif ou encore Mailman…

Beaucoup des titres que je publie sont liés à ces thématiques personnelles sous-jacentes. Ça me parle, et puis j’aime aussi ces livres qu’on KAROO LIVREs Steve Tesich et Karoo

nomme, bizarrement, des « comédies satiriques », qui sont drôles et noirs à la fois. C’est un registre qui me plaît énormément. Je trouve que cela cartographie toute une zone de la littérature qui n’est finalement qu’assez peu représentée. Il n’y a pas de collection pour réunir tous ces textes, alors qu’ils pourraient très bien être réunis par cet humour un peu nihiliste. C’est très fort d’ainsi pouvoir faire rire avec quelque chose de sombre. Blaise Cendrars affirmait que l’humour poétique est l’art de rire en plein pathétique. J’ai tout de suite retrouvé cela dans Karoo, c’est en tout cas ce qui m’a frappé le plus.

Ce qu’on ne retrouve justement pas beaucoup dans le roman français contemporain.

Je ne suis pas spécialiste de la littérature française. Cela fait un moment que je m’en suis détaché et qu’elle m’est devenue étrangère. C’est un tout autre jeu, avec des règles différentes que celles de la littérature étrangère, et je reconnais ne plus trop savoir comment jouer le jeu de la littérature française. J’aimerais le savoir, vraiment, mais je n’y arrive

tout simplement plus. Du coup, je ne peux pas m’avancer sur ce qu’est cette littérature ni sur comment l’on peut ou pourrait la comparer avec Karoo.

Pour en revenir à Steve Tesich, il est finalement assez peu connu.

Pouvez-vous nous rappeler qui il était ?

C’est un immigré serbe. Il est arrivé aux États-Unis avec sa mère, alors que son père était porté pour mort durant la Deuxième Guerre mondiale.

Sa mère, qui était une femme forte, l’a ainsi entraîné sa sœur et lui pour aller vivre aux États-Unis. Mais Tesich, lui, continuait à raconter toutes sortes d’histoires et de légendes sur le compte de son père, notamment qu’il n’était pas mort mais aurait été capturé et enfermé dans un camp duquel il se serait depuis échappé. Et il se trouve qu’en arrivant aux États-Unis, ils ont découvert que c’était effectivement le cas, que le père s’était échappé d’un camp pour se réfugier ensuite à Londres. Il décida alors de rejoindre sa famille et c’est vraiment là que tout a commencé à aller mal entre Tesich et son père. Ce dernier en effet ne parvenait pas à se faire à cette nouvelle vie dans ce nouveau pays.

Il y mourut d’ailleurs très vite d’un cancer du cerveau. C’est évidemment quelque chose qui a marqué Tesich.

Tesich alla ensuite à l’université, où il se rendit compte de l’importance de la littérature après avoir étudié les grands maîtres européens et russes. Il décida alors de se mettre à écrire. Au départ, il pensait devenir romancier, mais il s’aperçut très vite qu’il aimait écrire dans tous les

genres : chansons, pièces de théâtre, scénarios…

Il sera repéré plus tard, grâce à ses pièces, par Peter Yates, qui lui commandera un scénario. Le projet ne se montera finalement pas mais ils feront quand même un film ensemble par la suite, qui, lui, marchera et grâce auquel Tesich accédera à la notoriété. Il remportera même un Oscar dans les années 1980. Il atteint alors le faîte de sa notoriété : toutes ses pièces sont montées à Broadway, il publie son premier roman qu’il avait écrit longtemps auparavant. Il racontait même que ce roman, Price (Summer Crossing pour la version originale), il l’avait écrit depuis toujours. Il en aurait selon certaines personnes écrit d’autres durant cette période, mais qui ont été perdus ou bien jetés.

Dans les années 1990, il continuera d’écrire des scénarios et surtout des pièces de théâtre. On sait aussi qu’il travaillait sur Karoo depuis 1982. Il ne le terminera qu’en 1996, peu de temps avant sa mort.

Ne se crée-t-il pas un rapport un peu particulier lorsqu’on édite et publie un auteur récemment mort ?

Regrettez-vous de n’avoir pu le rencontrer ?

Si, bien sûr. Mais en même temps, je me dis que s’il avait été encore en vie je ne l’aurais probablement pas publié ni même lu. Parfois, dans mon travail, il faut accepter qu’on ne pourra jamais rencontrer l’auteur.

Du coup, la question ne se pose pas vraiment pour moi. S’il avait été vivant, Karoo aurait sans doute mieux marché et je ne l’aurais jamais eu entre les mains. Je suis juste très fier de participer à son existence, même

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si d’autres y participent aussi, dans son pays, dans sa ville natale…

Le succès de Karoo en France a-t-il eu une incidence aux ÉtatsUnis ou bien cela n’a rien changé au statut du roman là-bas ?

Cela n’a rien changé, sinon une vraie émulsion autour des droits pour le cinéma. Mais là encore, cela vient surtout d’Europe et de France, ou plusieurs producteurs m’ont contacté afin d’obtenir les droits. C’est vraiment le seul changement que je constate.

Avez-vous une anecdote ou un souvenir particulier se rapportant au travail éditorial sur le roman ?

Il y a une anecdote que je raconte assez souvent. Il faut savoir que je ne lis pas en anglais. Je me sers donc de divers outils afin de me faire un avis sur le texte. Et alors, lorsque j’ai commencé à travailler sur la traduction de Karoo, qui était donc encore loin d’être parfaite, je me suis rendu compte d’une grosse baisse de régime au bout de deux cents premières pages pourtant superbes. Je me suis alors dit que je faisais une grosse erreur en publiant ce livre, qu’il était trop grand public pour moi, pas assez fort. Et ce n’est qu’en arrivant au bout que je me suis bien rendu compte de l’impact réel de ce que je venais de lire. Mais en lisant la traduction encore en cours, j’ai paniqué, je pensais vraiment que le livre ne valait pas ce que j’avais publié jusque-là ni ce que je projetais de publier ensuite. Tout cela parce que le travail de traduction et le travail éditorial ne faisaient encore que commencer…

Ce qui est remarquable avec les livres que vous publiez, dont Karoo, c’est qu’il y a une grande attention portée à l’objet, au livre matériel, toujours très esthétique et agréable à tenir en main. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de la couverture ?

Pour le papier, il était évident pour moi que ça devait être à la fois brut et sophistiqué. Il fallait transmettre au lecteur quelque chose qui soit brutal, abîmé, et en même temps qui soit recherché, élégant et peut-être au final un peu déroutant.

Et pour les personnages représentés sur la couverture, j’avais fait appel à Isabelle Boinot pour lui demander de me présenter des essais. Je lui avais laissé carte blanche après qu’elle eut lu le roman. Mais cela n’a pas pris tout d’abord. Puis, d’un coup, l’idée m’est venue en parcourant son œuvre à elle, où l’on retrouve beaucoup de personnages en train de se battre. Elle a alors commencé à dessiner deux Saul Karoo dont j’ai effacé les têtes en lui demandant s’il était plutôt possible de faire quelque chose à partir de ça. C’est que mettre une tête à Karoo est impossible, on ne peut le projeter, il est toujours en train de disparaître et ça fait même peut-être longtemps qu’il a déjà disparu…

J’ai donc gommé les têtes et on est parti de là. Je suis très content du résultat.

J’imagine bien que vous étiez enthousiaste à l’époque, mais malgré tout le succès de Karoo vous a-t-il surpris ?

Non, lorsqu’on fait ce métier comme je le fais, c’est pour que les livres rencontrent le succès. Je publie trois livres par an, je dépense une énergie

colossale ainsi que tout l’argent et les moyens dont je dispose. Je sacrifie énormément de temps pour éditer, produire et penser le livre et ensuite le porter. Ce n’est évidemment pas pour qu’il n’ait aucun succès. J’aurais même voulu que ça marche encore plus, que ça aille encore plus loin.

Mais c’était mon premier succès et je pense que si ça m’arrivait aujourd’hui je saurais mieux le gérer pour parvenir à l’améliorer encore.

Je me dis de toute façon toujours que le livre le plus intéressant sera le prochain, toujours le prochain. Karoo est un excellent roman, mais ce n’est pas non plus un chef-d’œuvre.

D’ailleurs je sais qu’un bon roman est bien plus susceptible de rencontrer le succès qu’un chef-d’œuvre. Je suis donc très content bien sûr, mais j’ai aussi eu un peu de chance. Ce qui, associé à tout le travail à côté, a donné ce résultat-là. Mais c’est vrai qu’au départ le livre ne partait pas pour faire autant de ventes.

J’avais prévu dix mille exemplaires au maximum, ce qui est une trajectoire classique pour le petit éditeur que je suis. Et pour une fois, j’ai eu un vrai coup de bol.

Vous dites que ça n’est pas un chefd’œuvre, mais par contre ne s’y trouve-t-il pas quand même cette qualité qui fait qu’on peut en tomber amoureux ? N’est-ce pas ce qui s’est passé et qui explique notamment son beau succès auprès de la critique ?

Oui, mais là encore ça m’a demandé un gros travail pour que la critique lise Karoo et en parle.

Bien sûr, la critique relève aussi de votre boulot, mais si je prends mon KAROO LIVREs Steve Tesich et Karoo

exemple, ou même celui d’Indications, nous sommes plusieurs à avoir découvert ce livre en librairie et à en être immédiatement tombés amoureux.

C’est vraiment super, mais j’avoue que je ne rencontre que très rarement des lecteurs comme vous.

La plupart n’ont découvert le livre que grâce aux médias et aux critiques. Or, je sais depuis que j’ai décidé de publier des livres qu’il y a comme un jeu qui se fait entre eux et les éditeurs. Néanmoins, il y a un moment où tout a basculé, où cela m’a réellement échappé. Le livre a commencé à suivre une trajectoire autonome qui fut vraiment fascinante à observer pour moi. Il y a ainsi eu un très beau moment de télévision autour de Karoo et c’est là que le basculement s’est fait. Sans cela, et malgré toutes les critiques, il n’aurait probablement pas connu pareil succès. C’est juste que ce moment télévisé est arrivé fort tard, vers la fin mai, alors que le bouquin était paru en février.

Il y avait donc déjà eu de nombreuses critiques mais pas de véritable envolée commerciale, pas beaucoup de bruit malgré le nombre important d’articles à son sujet.

De quelle émission télévisée s’agit-il ?

De la Grande Librairie, une émission consacrée aux libraires. Il se trouve que les invités de l’émission avaient tous aimé le livre et ont choisi d’en parler tous ensemble d’un commun accord. C’est ce qui en est ressorti.

Et ça ne tient finalement qu’à ça, et ça, ça vient de tout notre travail en amont plus qu’à la force intrinsèque du livre lui-même. Car ce livre est

génial, vraiment, mais il n’est génial qu’à partir du moment où plein de gens le lisent et s’accordent à le défendre. C’est pour cela que ça demande une énergie folle, d’autant plus lorsqu’on est un petit éditeur comme moi, avec peu de moyens à mettre au service des auteurs.

Le roman vient de paraître en livre de poche, et là aussi il rencontre un beau succès...

Personnellement, je n’aime pas du tout. Mais je savais qu’il fallait accepter que le livre vive sa vie en-dehors de mes murs. Cela a quand même été un déchirement pour moi de le voir ainsi sortir, un déchirement que j’avais par ailleurs déjà connu avec le Dernier Stade de la soif. J’ai du mal à laisser s’en aller mes livres après tout ce que j’ai donné pour eux. Je ne pense d’ailleurs pas que je le referai encore à l’avenir.

Pourquoi n’aimez-vous pas ?

Parce que l’objet est forcément beaucoup moins attachant ?

Non, pas du tout. Ils font ce qu’ils peuvent et après tout ce sont eux qui connaissent leur marché. C’est juste qu’à partir de ce moment le livre cesse d’être mon livre. Quand quelqu’un achète un de mes livres, il achète un peu de moi et beaucoup de l’auteur, mais là il n’achète plus rien de moi. C’est peut-être un ego mal placé de ma part, mais c’est aussi ce qui me fait avancer et continuer à publier mes livres.

Mais j’espère bien entendu que la version poche trouvera un maximum de lecteurs. Ça ne peut qu’être intéressant pour moi. Mais à part ça, personnellement, ça reste difficile de le voir ainsi partir.

Vous vous apprêtez aussi à publier l’autre roman de Steve Tesich.

Oui, son premier roman, Price, qu’il a écrit bien avant Karoo et publié en 1982. Il est aussi sorti en Allemagne dans les années 2000 où il a cartonné, un best-seller durant plusieurs années, alors que Karoo n’a jamais vraiment marché là-bas, malgré plusieurs tentatives. Il y a par contre connu un bien meilleur succès critique, à défaut d’un succès commercial, au contraire de Price. Il faut dire aussi qu’il s’agit d’un roman plus grand public.

Justement, les deux romans sont-ils comparables ou bien représentent-il deux périodes différentes, deux Tesich différents ?

En apparence, on peut se dire que ce sont deux Tesich fort différents. Mais on retrouve quand même quelque chose de commun. Tesich affirmait n’écrire qu’à propos de ce qu’il connaissait. Cela commence comme une histoire lumineuse alors que ce n’est en fait pas du tout ce qu’il veut nous raconter. Ça parait l’histoire du dernier été d’un jeune garçon en passe de devenir adulte, mais c’est bien plus complexe, plus tordu. On s’aperçoit que tous les personnages sont ou bien malades ou bien fous.

Il y a toujours ce fond de noirceur tapie derrière les apparences lumineuses, et c’est selon moi ce qui fait autant l’intérêt que la force de ces deux romans. Et puis, ce qui me fascinait lorsque je travaillais sur Karoo, c’était de découvrir comment Saul Karoo pouvait être adolescent, comment il était devenu adulte.

Et ça, c’est en lisant Price qu’on peut le comprendre.

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Pour quand est prévue la parution de ce roman ?

Pour la fin août, le 21.

par Lorent Corbeel

Tusitala, l’araignée polynésienne L’année 2013 a vu naître une nouvelle maison d’édition : Tusitala. Faisant preuve de choix rigoureux tout en mettant en avant la beauté de l’objet livre, elle publie aujourd’hui son cinquième titre et inaugure une nouvelle collection : « Insomnies ».

Rencontre avec Carmela Chergui, éditrice, et Stéphane De Groef, directeur artistique.

Se lancer dans une maison d’édition en 2014, n’est-ce pas un pari risqué ?

Carmela Chergui : une maison d’édition, c’est très dangereux quand il s’agit d’une grosse structure habituée à publier la biographie de Jean-Paul II, ou qui doit faire manger quinze personnes. Le tout fondé sur des schémas correspondant au marché du livre d’il y a dix ans.

C’est difficile parce que le lectorat a changé. Par contre, je pense qu’on peut trouver un lectorat de trois mille personnes pour un titre un peu compliqué, même si ce n’est pas facile. On ne fait pas fortune, mais on ne risque pas non plus de courir à la

catastrophe. Nous travaillons avec de petits budgets. La maison a été montée avec peu d’argent et nous essayons toujours de payer les traducteurs de manière à ce qu’ils puissent se concentrer pleinement sur leur travail. Avec Stéphane, on est plus dans un système de rémunération par droits d’auteur. On travaille avec de petites économies prises chacun de notre côté. J’ai appris ça grâce à mon travail à l’association Frémok.

On n’ira pas investir une grande somme d’un coup, que nous ne possédons pas, pour essayer d’être le plus connu possible. Mais faire des livres qu’on trouve beaux et intéressants et faire le métier d’éditeur à KAROO LIVREs les éditions tusitala

moindre mesure, ça ne me paraît pas non plus scandaleux.

Quel est votre parcours avant Tusitala ?

J’ai fait des études de lettres avant de travailler à la fois comme libraire et comme attachée de presse pour le Frémok. Là, j’ai porté des cartons, fait du secrétariat et me suis occupé des adhérents. Je me suis également occupée de la presse et des droits étrangers, ce qui m’a amenée à rencontrer Mikaël Demets, journaliste pour le site internet Evene, qui a une connaissance approfondie du roman noir et de la bande dessinée. On avait envie de monter une

maison d’édition de littérature à deux et de travailler avec Stéphane De Groef dont on aimait beaucoup le travail.

D’où vient de nom Tusitala ?

Le nom vient de Robert Louis Stevenson, qui se faisait appeler ainsi lorsqu’il vivait en Polynésie. Non seulement on trouvait ça joli, mais en plus, on est très fans de Stevenson. C’était une belle personne. En général, le parcours des écrivains est souvent en adéquation avec leur œuvre et ce n’est pas toujours facile de dire qu’un type est super malgré ses qualités d’écrivain. Stevenson, au contraire, est quelqu’un de transparent et les témoignages le concernant semblent le confirmer. Ça nous allait donc très bien de prendre le nom de quelqu’un d’honnête, talentueux, pas prétentieux. Tusitala veut dire en fait « maître conteur ». Il se trouve que c’est également le nom d’une araignée, c’est d’ailleurs ce qui a inspiré notre logo.

Au vu de vos premiers titres, il est difficile de définir une ligne éditoriale concrète. Quel trait commun rassemble Dandy, Un locataire et Mémoires d’un bison ?

Notre premier principe est de travailler sur des livres qui nous intéressent et nous plaisent, ce qui est essentiel. De plus, nous recherchons des inédits, et notre goût nous porte vers des livres d’un certain âge. Le premier, Un locataire, nous avait été conseillé par une journaliste islandaise avec qui je travaille. Ce sont des ouvrages un peu oubliés de personnes qui ont été publiées dans les années 1970, très militantes

politiquement et qui possèdent une écriture particulière, assez resserrée, avec un style vraiment dense et un vocabulaire restreint. Tout cela en fait des textes forts. On peut donc parler d’une ligne politique.

On aime également beaucoup faire le travail de traduction. Trouver un texte et dénicher le traducteur qui lui correspondra le mieux. Cela nous amène à travailler avec des gens qu’on ne contacterait pas de prime abord.

Concrètement, comment fonctionne votre maison ?

Nous sommes quatre. Mikaël, qui vit à Paris, s’occupe des contacts avec les libraires et la presse, ainsi que du suivi auprès des ayants droit. Il y a également tout un boulot administratif que l’on se répartit. Il en prend la plus grande part car j’ai beaucoup de travail sur le côté. Stéphane, lui, supervise entièrement l’aspect graphique. Enfin, il y a une correctrice avec qui on travaille régulièrement.

Voilà pour l’équipe de base. Personnellement, j’ai beaucoup de connaissances en matière de droits et de contrats. En ce qui concerne le choix des livres, on en achète beaucoup, on les lit. Et dès que l’un d’entre eux nous plaît, on se met à la recherche des droits. Notre objectif est de publier environ un titre par saison, pour le moment, sans foncer tête baissée.

Si cela fonctionne, nous n’hésiterons pas à grandir.

Qu’en est-il de la diffusion-distribution ?

La diffusion-distribution est un travail que je respecte beaucoup, en tout cas le travail de représentant et tout ce qui touche à la logistique. C’est un

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travail difficile qui vous place entre un auteur stressé de ne pas vendre ses livres et un libraire stressé de ne pas en vendre suffisamment par rapport à son achat. C’est pourquoi j’ai soigneusement choisi avec qui travailler, l’équipe des Belles Lettres que je connais depuis un moment via le Frémok. Ce sont des gens avec qui j’ai l’habitude de traiter vu que je travaille en librairie et ce, malgré des conditions commerciales compliquées. Ce sont des gens qui lisent énormément, qui savent donc très bien de quoi ils parlent et, surtout, à qui ils parlent. Sinon, il y a deux ans, nous avons fait durant un mois un tour de France pour rencontrer le plus de libraires possible, nous présenter et distribuer nos argumentaires. C’est le nerf de la guerre et on ne le néglige pas du tout.

Quel est votre point de vue sur l’édition numérique ?

J’étais gênée au début car je ne connais pas du tout ce monde. Mais en réalité, je pense que ce n’est pas notre métier. Diffuser des textes est une chose mais nous, ce qui nous anime, c’est le fait de réaliser des livres avec tous les aspects que cela suppose : la mise en page, l’imprimerie. C’est avant tout l’objet livre qui nous plaît. Malgré cela, je pense qu’on peut faire de superbes choses avec le numérique, mais pour moi, ce n’est pas le même métier.

En tant que nouvel acteur dans le monde de l’édition francophone, quel regard posez-vous sur le paysage éditorial ?

Je vois principalement ce qui m’arrive à la librairie Joli Mai et je trouve cela très riche. Il y a un nombre

extraordinaire de gens qui vont se renseigner, poser des questions sur les maquettes ou la diffusion.

Je découvre toujours de nouveaux éditeurs qui font de gros travaux de recherche, comme L’Arbre vengeur à Bordeaux, que je vois moins à l’étranger. Je découvre plus de choses chez les petits éditeurs aujourd’hui qu’au Seuil ou chez Grasset.

Quel livre auriez-vous rêvé de publier ?

Notre dernier livre, la Nuit aveuglante, ne devait pas paraître chez nous. Après l’avoir lu, j’ai ressenti quelque chose qui ne m’arrive que très rarement. Et je suis vraiment contente que nous ayons pu le rééditer finalement. Cela a été un véritable coup de foudre.

Passons désormais au livre en tant qu’objet. Pour vous, Stéphane De Groef, il était important dès le départ d’avoir un bel objet livre.

Stéphane De Groef : la première consigne qui m’a été donnée est qu’il fallait travailler sur couverture blanche. On ne voulait pas de couvertures illustrées. À part ça, je m’occupe de de toute la conception, même si l’on discute ensemble de certains aspects comme le papier.

L’idée est vraiment de tout construire en partant de zéro.

Quel est votre parcours ?

J’ai rencontré Carmela au Frémok, après mes études de typographie à La Cambre. Je n’avais jamais travaillé sur des textes de romans. J’ai donc été assez enthousiaste lorsque Carmela m’a proposé le boulot.

Notre point de départ a été de tenter de mettre le livre en valeur par la couverture, avant même de travailler la maquette intérieure. J’ai vraiment tâché de donner un aspect pratique et lisible aux différents livres tout en cassant certains carcans.

Pour le format, on est passé par énormément d’étapes avant de trouver ce que nous voulions, un compromis entre le poche et le grand format. Avant de travailler sur les couvertures, j’ai commencé par le logo. La question suivante a été de savoir comment décliner l’identité forte du logo sur des couvertures.

Très vite, l’idée de la trame est apparue comme la meilleure. Il s’agit de trouver l’essence du récit et de la retranscrire en un simple pictogramme que l’on place en trame afin de donner une impression de toile, faisant écho à l’araignée de Tusitala.

KAROO LIVREs les éditions tusitala

Pour la nouvelle collection « Insomnies », on a pris un autre parti qui consiste à choisir un motif que l’on agrandit avant de le placer sur un fond noir, donnant une impression d’agrandissement, comme si on le voyait au travers d’une longue-vue, indiquant ainsi qu’il s’agit d’une réédition.

Quelle est votre principale source d’inspiration ?

La première personne à qui je pense est Philippe Millot des éditions 100 pages. Il réalise tout du début jusqu’à la fin. C’est un peu mon mentor même si je ne le connais pas personnellement. Je dois bien avoir cinq ou six livres de lui, que je n’ai jamais lus, mais que je collectionne pour la beauté de l’objet ainsi que son aspect graphique. www.editions-tusitala.org

par Lorent Corbeel et Marc Horguelin

American way of life

J

olene et Artie, rien ne les rapproche. Ou, plutôt, ce qui les rapproche, c’est précisément « rien ».

Deux paumés parmi des milliers de paumés, ils s’accrochent l’un à l’autre avec la force du désespoir, dans l’illusion de pouvoir oublier le passé. Brisés par l’existence, ils aspirent seulement à un peu de normalité.

Eux aussi veulent connaître la belle et grande Amérique. Mais c’est par manque de moyens que Jolene donne à boire à son bébé un biberon de coca. Écrit il y a près de trente ans, Dandy — en anglais, Time Sharing —, dépeint l’Amérique des années 1980, une Amérique très à droite qui ne se préoccupe pas beaucoup des nécessiteux. Bien que Reagan ne sévisse plus aujourd’hui, force est de constater que peu de choses ont changé depuis. Jolene et Artie pourraient exister maintenant. Jolene et Artie existent probablement maintenant. Ils symbolisent l’envers du rêve américain, les espoirs déçus de ceux que la lourde machine capitaliste écrase sans scrupule.

D.R.

L’envers du rêve américain dépeint par Richard Krawiec, c’est à la fois caustique et émouvant. En publiant Dandy, les jeunes éditions Tusitala font preuve d’un choix éditorial très sûr.

Jolene, c’est Janet, qui s’invente un nouveau prénom comme si, magiquement, ce changement d’identité pouvait suffire à effacer le poids de son enfance.

Jolene n’est pas une mauvaise mère. Elle est simplement dépassée par la situation et ne comprend pas pourquoi son envie de s’en sortir ne suffit pas. Elle ne cesse d’espérer un autre départ, un départ que, cette fois, elle ne manquerait pas. Si elle a décidé de garder cet enfant sans père, c’est aussi dans l’espoir que sa naissance marquerait le début d’une autre vie, une vie de maman respectable. « C’est quand même mon petit dandy, je leur ai dit, et ça avait l’air d’être un bon nom, pour qu’il sache qu’il est super. Dandy. » Son petit Dandy Handy, malgré son nom ridicule, lui donne une raison, sinon le goût, de se battre, de ne pas se laisser aller. En un mot, de vivre. C’est ce qu’Artie ne comprend pas tout de suite en voyant ce gosse qui « lui fich[e] un peu la trouille », avec ses yeux qui « se crois[ent] et flott[ent] comme si chacun faisait sa petite vie ».

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Il était prêt et n’avait pas envie de se lancer dans une nouvelle scène, alors il laissa passer. Il était trop absorbé par ce moment avec elle pour y accorder trop d’attention.

Il passa les mains sur tout le corps de Jolene tandis qu’ils roulaient ensemble. « J’ai jamais connu de femme qui fait l’amour comme toi », lui dit-il. C’était la vérité.

On aurait cru qu’elle y mettait tout d’elle-même. Elle aimait comme si elle était incapable de jamais s’arrêter. Elle aimait avec tant de force et de vérité… comme si elle voulait faire en sorte qu’une partie de sa vie soit parfaite. Ensuite, peut-être que le reste suivrait et se mettrait aussi en place.

eux qui craignent tant de se faire entuber, même les rêves sont pragmatiques. « Comment peut-on mourir d’amour ? demanda-t-elle. J’arrive à voir comment on peut se faire tuer par quelqu’un qu’on aime. Mais ça c’est pas mourir. C’est se faire assassiner. Si tu veux me parler, dis-moi la vérité. » Tragique, oui. Mais Dandy n’en est pas moins un roman franchement drôle, dont la force tient à l’extrême et désarmante sincérité des personnages. On en sort avec un plus grand appétit de vivre.

Artie, quant à lui, vit de menus larcins qui ne lui rapportent pas grand-chose. Évidemment. Tout le monde est fauché. « Ça lui fit penser que la vie devenait dure dans la rue. Une fois sur deux, ils entraient dans une baraque et il n’y avait rien qui vaille la peine d’être embarqué. » Fatigué de ce bricolage insatisfaisant, il cherche un moyen moins aléatoire de gagner de l’argent. Lorsqu’il la voit pour la première fois, Artie pense tout de suite que Jolene peut être une solution.

Elle a l’air si désemparé. Mais ce qui lui fait surtout envie, sans qu’il ose se l’avouer d’abord, c’est un peu de tendresse et d’affection. Qu’on le prenne enfin au sérieux. « “Je suis pas une blague !”, hurla Artie. » Avec Dandy, Richard Krawiec dresse un portrait à la fois très dur et très tendre de ces gens qui n’existent pour personne. L’histoire est tragique, au plein sens du terme, mais c’est leur histoire. Une histoire que partagent des milliers d’anonymes, qui rejouent sans cesse « une dernière fois » ce dont ils veulent se sortir, précisément pour s’en sortir. Si Jolene et Artie sont tellement émouvants, c’est parce qu’ils sont à la fois fragiles et forts, perdus et déterminés. Pour KAROO LIVREs RICHARD KRAWIEC

Richard Krawiec Dandy Traduit de l’anglais par Charles Recoursé Tusitala, 2013 (1986) 250 pages

par Martha Beullens

Huis clos à l’islandaise Un locataire de Svava Jakobsdóttir est la première publication des éditions Tusitala. Derrière la très élégante couverture se dévoile la force d’un texte écrit en 1969, une combinaison subtile de convictions politiques et littéraires qui en ont fait une pierre angulaire de la culture islandaise contemporaine.

u

n couple islandais entreprend la construction d’une nouvelle maison. Afin d’en assurer le paiement et de pouvoir s’y établir rapidement, ils décident d’accueillir un locataire dans leur petit appartement. La maîtresse de maison se trouve prise au dépourvu lorsque le jeune étranger démolit leur routine quotidienne en accaparant les lieux, et c’est en vain qu’elle attend le secours de son époux dans l’adversité. Le sillon de l’irrationnel creuse l’inertie ambiante à mesure que la cohabitation perdure, et l’on se soumet peu à peu à la sourde impuissance des protagonistes.

Svava Jakobsdóttir (1930-2004) a largement marqué la tradition littéraire et politique islandaise. Militante pour les droits de la femme et députée de gauche, elle révèle, avec Un locataire, la faculté du registre fantastique à pallier les insuffisances d’un langage figé dans « la tradition littéraire virile ». Par le biais d’une puissante imagerie onirique — dont les résonances troublent, voire dérangent — l’auteure parvient à désacraliser les codes du rapport homme-femme. Les considérations politiques et sociales qui sous-tendent le récit sont suffisamment actuelles pour faire oublier qu’il date de 1969. Auteure de deux pièces de théâtre, deux romans et quatre recueils de nouvelles, elle s’engage dans une féroce remise en question de la société contemporaine et de l’appréhension du genre, ce qui la place au côté de l’Américaine Sylvia Plath, entre autres. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les deux femmes se soient rencontrées dans les couloirs du Smith College à Boston, aux alentours de 1955.

Il faut néanmoins s’abstenir de cantonner Un locataire

D.R.

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dans le strict domaine des revendications féministes : la portée universelle du texte tient surtout à sa déstabilisante capacité à sonder la tyrannie du conformisme. L’ambition, l’orthodoxie, la bienséance et les codes sociaux y sont finement décryptés grâce à une subtile distorsion de la réalité. Ils ne sont pourtant que trois dans cet étouffant huis clos. La femme allaite parfois son mari au sein, dans une étreinte qui rappelle sans détour le coït ; l’époux en question voudrait se faire « bitumer » la plante des pieds pour pouvoir se passer de chaussures ; le locataire, lui, s’emploie chaque jour à extraire des centaines de liasses de billets, une longue-vue ou un cendrier d’une valise expansible dont il ne se sépare jamais, et ne quitte à aucun prix le canapé qu’on a installé pour lui dans le vestibule. Ajoutons que l’une des jambes de chacun des deux hommes raccourcit inexorablement, jusqu’à former une minuscule excroissance adipeuse à flanc de hanche… C’est en jouant avec les symboles, les idées et les mots que Svava Jakobsdóttir parvient à imposer une pensée — radicale pour l’époque — qui pointe les accents morbides de la possession et du matérialisme, ancrés dans la monstrueuse solitude du confort moderne.

accuse et questionne. Les relents de claustrophobie évoquent le huis clos sartrien, l’imagerie déployée rappelle celle de David Cronenberg et le rôle du locataire celui de l’intrus dans Théorème de Pasolini. On cesse d’espérer lorsque les trois personnages s’installent ensemble dans la grande maison aux rideaux épais.

Dans cette subtile satire où la passivité devient synonyme de violence, Svava Jakobsdóttir empoigne la littérature comme une arme intellectuelle La simplicité du récit contraste nettement avec la densité et la complexité psychologique du seul personnage féminin, apparaissant comme un animal domestique que l’habitude aurait traumatisé, et dont l’angoisse infuse dans tout le roman. Réduite au minimum, la communication entre les personnages — privés de nom — est laconique au point de paraître insensée. L’ensemble évoque étrangement une pièce de théâtre. Enfin, la sclérose qui envahit l’appartement transforme le moindre geste en acte insurmontable et dessine l’absurdité de nos habitudes domestiques, décrites ici avec une implacable précision.

Dans cette subtile satire où la passivité devient synonyme de violence, Svava Jakobsdóttir empoigne la littérature comme une arme intellectuelle : le livre KAROO LIVREs SVAVA JAKOBSDÓTTiR

Svava Jakobsdóttir Un locataire Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson Tusitala, 2013 (1969) 142 pages

par Camille Picquot

Espace Nord

« la Pléiade belge, avec un esprit Marabout » Espace Nord est la collection patrimoniale de littérature francophone belge.

Unique en son genre, elle l’est autant par son catalogue que par sa position singulière dans le monde du livre. Deux paramètres qui éclairent en même temps la politique culturelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles et l’histoire récente de l’édition. Il n’en fallait pas plus pour que nous partions à la rencontre de Tanguy Habrand, coordinateur éditorial de la collection.

Comment est née la collection Espace Nord ?

Elle a été créée en 1983, avec pour objectif d’offrir au public l’accès au patrimoine littéraire francophone belge. On entend encore souvent dire qu’on ne connaît pas bien les « auteurs de chez nous », mais la situation actuelle n’est pas comparable à celle de l’époque. Il était alors vraiment nécessaire de pallier un manque. Des tentatives avaient été effectuées auparavant, autour des éditions Jacques Antoine à Bruxelles, attachée à l’origine à la librairie La Jeune Parque. La collection « Passé Présent » proposait des livres de grand format dans une édition relativement luxueuse, mais il s’agissait de la première opération organisée de redécouverte du patrimoine littéraire francophone belge. En 1983 donc, il fut décidé de créer une collection qui aurait un format et un prix poche,

afin de la rendre plus accessible, notamment aux écoles. Elle proposerait également un appareil critique qui resituerait l’œuvre et son auteur dans son contexte social et littéraire. L’objectif restait le même : faire connaître au lectorat belge sa propre littérature.

Espace Nord est aujourd’hui la propriété de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

La création d’Espace Nord fut le produit de l’alliance de trois pôles : les pouvoirs publics, les universités et le monde de l’édition. Une alliance nécessaire puisque à l’époque on pensait judicieux de confier la réalisation des livres à un acteur privé.

Cette tripartition indiquait aussi une volonté de répartir les compétences. Ainsi, les pouvoirs publics assumaient leur rôle décisionnaire et financier, les universités un rôle

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intellectuel, et les éditeurs un rôle professionnel qui recouvrait les questions de fabrication. Ces derniers étaient en outre indispensables pour entreprendre une activité commerciale : du côté institutionnel, il aurait fallu lancer des marchés publics pour la moindre décision, ce qui est évidemment beaucoup plus lourd que de déléguer l’ensemble de ces tâches à une entreprise. Les éditions Labor furent choisies en raison de leur longue expérience dans l’édition scolaire, ce qui témoigne d’un objectif capital pour la collection : entrer dans les écoles.

En 2007, deux ans après l’entrée en fonction de son nouveau directeur Jean-Marc Dubray, en remplacement de Marie-Paule Eskénazy, Labor fait faillite. La maison d’édition est divisée en appartements qui sont vendus aux plus offrants. Luc Pire

rachète ainsi tout le catalogue littéraire de Labor, dont Espace Nord. La collection est donc, à cette époque, toujours propriété d’un éditeur privé, et reste financée par les pouvoirs publics. Survient ensuite l’entrée de RTL-TVI, du groupe Bertelsmann, dans le capital des éditions Luc Pire.

On craint alors qu’Espace Nord ne souffre trop des aléas auxquels sont exposés les éditeurs privés, et que cela ne remette en question l’avenir de la collection. Ces craintes étaient fondées, puisque deux ans plus tard, Luc Pire « démissionnera » de sa propre structure. La propriété d’Espace Nord passe alors à la Renaissance du Livre, une maison d’édition fondée dans les années 1920 qui a quitté le giron du groupe Luc Pire / RTL-TVI pour être rachetée par De Rouck, spécialisé dans les cartes routières européennes, et qui ne souhaite pas poursuivre l’aventure.

Les pouvoirs publics doivent donc faire face à une situation très embarrassante : après avoir investi, en vingt-cinq ans, une somme d’argent plutôt considérable, l’acteur privé venait à faire défaut.

Quel intérêt Espace Nord présentait-il pour les éditeurs susceptibles d’en devenir gestionnaires ? À partir de 2005, lorsque les choses ont commencé à changer pour Espace Nord, plusieurs éditeurs se sont intéressés à la collection. Les subsides publics laissaient entendre à ces éditeurs la perspective d’une collection sans prise de risque, mais c’était oublier la nature profonde d’Espace Nord : la collection cumule à la fois les caractéristiques d’une édition de poche, proposée au public à un prix très concurrentiel, et ceux d’une édition de niche, qui connaît des tirages plus réduits. Les ouvrages se retrouvant dans les collections de poche traditionnelles (Folio, Babel, Le Livre de Poche) sont ceux qui se sont le mieux vendus dans leur édition originale. Le premier tirage d’un poche se fait donc à plusieurs milliers d’exemplaires, ce qui diminue bien entendu les coûts de production, réduits encore par le fait que les droits d’auteur sont moindres lors du passage au poche, pour tenir compte de l’économie du format.

La Communauté française de Belgique rachète alors en 2010 une collection dont elle n’était jusque-là que le pouvoir subsidiant. Elle ne pouvait cependant toujours pas en être gestionnaire — ce qui explique un arrêt provisoire de publication. Suite à un marché public, une association entre Les Impressions Nouvelles et Cairn. info a été choisie comme prestataire, mais la Fédération Wallonie-Bruxelles reste propriétaire d’Espace Nord, ce qui constitue une situation assez unique dans le monde de l’édition.

Dans le cas d’Espace Nord, le tirage n’est pas aussi élevé, ce qui ne lui permet pas de réduire ses coûts de fabrication, et les droits d’auteur sont ceux de l’édition grand format (8 à 10 %). Les marges sont donc extrêmement limitées. De plus, la sélection des titres publiés relève de l’expérimentation et de la redécouverte, avec une prise de risque maximale qu’une stricte édition de poche ne connaît pas par définition.

Un autre enjeu que représentait la collection Espace Nord était bien entendu symbolique, cette collection KAROO LIVREs la collection espace nord

possédant un prestige non négligeable dans l’espace francophone belge. Ces apparentes contradictions font d’Espace Nord un projet hybride, et c’est sans doute ce qui le rend fascinant. C’est un peu la Pléiade belge, avec un esprit Marabout.

Aujourd’hui, c’est Cairn.info et les Impressions Nouvelles qui sont à la manœuvre.

Lorsque le marché public fut lancé pour trouver un nouveau gestionnaire, une dizaine de candidats se sont présentés : dix éditeurs ou associations d’éditeurs se sentant capables de reprendre la collection.

Les Impressions Nouvelles, pour lesquelles je travaille, et Cairn.info, spécialisé dans la diffusion numérique de sciences humaines et sociales, ont été choisis. Nos tâches respectives sont très clairement définies : d’un côté, la responsabilité de l’impression papier, de l’autre le volet numérique, le site internet, ainsi qu’un projet d’impression à court tirage qui permettra de rendre à nouveau disponible un grand nombre de titres épuisés.

Le premier marché public d’Espace Nord était attribué pour deux ans.

C’était risqué, puisqu’il était clair que ces deux années seraient placées sous le signe du gros œuvre, de la rénovation, comme pour une maison restée inhabitée trop longtemps. Le public était donc méfiant lorsque la collection a repris ses activités et il a fallu avant tout rétablir la confiance.

Il aurait été bien sûr très frustrant qu’à la fin du premier contrat de deux ans, l’éditeur ayant remis sur pied la collection ne soit pas choisi

à nouveau, et qu’un éditeur plus offrant bénéficie du travail accompli, mais nous avons pu remporter le nouveau marché l’an dernier.

D’une durée de quatre ans, celui-ci prolonge donc l’association entre les Impressions Nouvelles et Cairn.info.

Cela nous permet de lancer des projets à plus long terme, tels que des éditions intégrales, des anthologies, des éditions de textes rares ou des livres-DVD. Cela étant dit, Espace Nord sera remis en jeu par les pouvoirs publics au terme de ces quatre années, offrant la certitude que la collection continuera. Il est alors toujours envisageable qu’un autre groupe emporte le marché public grâce à une meilleure offre.

Quel rôle joue le public scolaire dans le lectorat actuel ?

La question du public est une problématique qui a traversé toute l’histoire d’Espace Nord. Au départ, le lectorat scolaire était très présent. La collection devait trouver un équilibre entre les livres qui pouvaient être lus en classe et les livres qui ne se prêtaient

pas à cet exercice. Par exemple, la Femme de Gilles a été un best-seller d’Espace Nord, largement proposé dans les écoles. Puis, dans les années 1990, on s’est mis à reprocher à la collection d’avoir perdu cette ouverture, en publiant des postfaces moins accessibles et en choisissant des œuvres trop sophistiquées.

Après 2005, une optique inverse a été prise pour Espace Nord. Dans sa version positive, entrent dans le catalogue des auteurs comme Armel Job ou André-Marcel Adamek, contemporains et appréciés du grand public comme cela avait été le cas de Simenon au lancement de la collection. Dans sa version négative, la porte est ouverte à des auteurs non belges en vue de réorienter Espace Nord vers le polar, quitte à renier les principes originels de la collection. On a vu aussi disparaître la mythique postface de fin de volume dans une série de publications.

Aujourd’hui, nous tâchons de faire la synthèse entre ces différentes tendances, au plus proche de l’esprit des débuts : trouver un équilibre

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entre la rigueur de l’édition scientifique et le caractère décomplexé de l’édition de poche.

Comment le comité éditorial décide-t-il des titres à publier ?

Le comité comporte dix membres représentatifs de différents secteurs d’activité : les universités, l’enseignement, la librairie, les bibliothèques, l’écriture et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce comité a pour mission de choisir les titres à paraître, environ seize par an, en se fondant sur des critères qui ne sont pas prédéfinis, mais en gardant comme priorité un partage équitable entre le contemporain et le patrimoine.

Il faut éviter de devenir une simple collection de poche, mais aussi de ne publier que de la littérature d’avantguerre. Autre priorité, conserver la diversité du lectorat pour toucher à la fois le public lettré et le public scolaire. Ensuite, une des forces de ce comité est de réunir des sensibilités très différentes.

Pour les livres récents, on mise sur

la qualité de l’œuvre, bien entendu, puis sur la trajectoire de l’auteur. Il est important de mettre en avant un auteur en voie de consécration, comme Charly Delwart par exemple.

En cela, Circuit est peut-être le roman le plus « contemporain » de la collection. Les choix sont difficiles, et le comité est un lieu de vrai débat, dans lequel l’unanimité totale n’est ni atteinte ni requise.

Quelle est la pertinence de disposer d’une édition patrimoniale reprenant les titres récents de la littérature francophone belge ?

Peu d’auteurs belges accèdent aux éditions de poche françaises. Espace Nord apparaît de ce point de vue comme un complément indispensable. Par ailleurs, une des vocations du livre de poche est aujourd’hui d’être la mémoire de l’édition : les libraires ne gardent plus de premières éditions dans leur fonds, qui a désormais été converti en rayon de poche, moins coûteux et moins encombrant. Ainsi, le travail d’Espace Nord a trait, comme en architecture, à la restauration et à la conservation — de ce qui s’est publié ou se publie en Belgique. On dit de l’édition belge qu’elle est sans mémoire, car les maisons d’édition littéraire y connaissent souvent des vicissitudes.

Contrairement à Gallimard, au Seuil et à beaucoup de maisons françaises qui se transmettent au fil des générations ou des actionnaires, les éditeurs littéraires belges traversent peu les époques. C’est donc tout le sens d’une collection comme Espace Nord de pouvoir conserver des titres phares, afin qu’ils résistent aux aléas du monde du livre et que le lectorat puisse toujours y avoir accès.

Quelles sont les perspectives numériques d’Espace Nord ?

Le cahier des charges s’est trouvé légèrement modifié d’un marché à l’autre, avec notamment une augmentation du nombre de livres numériques à publier : on est passé de cinq à seize livres numériques par année. En 2018, septante-quatre ouvrages numériques seront ainsi proposés par Espace Nord. Malgré tout, nous ne craignons pas que le numérique puisse épuiser la version papier. On dit souvent que l’édition de poche va se trouver laminée par le numérique, mais dans le cas d’Espace Nord, c’est une collection de poche qui développe son propre pendant numérique, toutes proportions gardées, comme la collection 12-21 en France. Sait-on jamais, une réflexion quant à l’esthétique et à la fabrication des ouvrages ne serait pas à exclure, si un nouveau public, pétri de numérique, venait à exiger des ouvrages plus luxueux pour le support papier. En outre, une collection Espace Nord 100 % numérique est peu envisageable étant donné son activité de réédition : certains éditeurs refusent encore de céder les droits pour une numérisation des ouvrages qu’ils ont édités, considérant qu’ils dorment sur un trésor pouvant se révéler à tout moment.

Vous prévoyez également la réalisation d’un outil pédagogique numérique ?

Nous avons fait des outils pédagogiques une priorité pour cette année.

Actuellement, nous réalisons des dossiers pédagogiques à destination des enseignants, dont une première série sera disponible au Salon de l’éducation et du livre de jeunesse de KAROO LIVREs la collection espace nord

Charleroi en 2014. Ces dossiers ne sont pas comparables aux postfaces, car il s’agit ici d’un soutien direct à la création de modules de cours, autour d’une œuvre, d’un auteur, d’un courant ou d’une thématique.

Ces dossiers font notamment écho à une recommandation du ministère de la Culture et du ministère de l’Enseignement, invitant les enseignants à faire découvrir à leurs élèves la littérature belge. Il s’agit d’une prise de position inédite en Belgique, qui est un des rares pays à ne pas avoir imposé l’enseignement de sa propre littérature. C’est une vraie reconnaissance pour une collection comme Espace Nord, et nous entendons tout mettre en œuvre pour compléter l’offre pédagogique existante. www.espacenord.com

par François Poulet

antoine wauters Les lignes de faille

O

n ne peut pas toujours vivre en fuyant le vrai visage des choses. Encore moins quand il s’agit de nos mères. Dans ce roman de la résilience, Antoine Wauters aborde doucement, violemment, ces bruits de l’estomac qui viennent et montent en nous, entre détresse et folie, entre mort et réalité, sur ces femmes qui jettent des sorts à nos têtes d’enfants de l’oubli. « Voilà la vérité, la terrible vérité : ces femmes, ou nous veillons sur elles ou bien nous les perdons ! » Qu’on soit au Liban ou en France, auprès d’une mère tyrannique ou suicidaire, comme pour

D.R.

Avec Nos mères, Antoine Wauters apparaît comme la révélation littéraire belge de ces dernières années. Les critiques comme le public l’ont bien compris. Un livre terrible et flamboyant comme un ciel en feu.

Jean, le personnage du livre, ce jeune garçon esseulé qui comble son manque d’amour par l’imaginaire de ses silences, c’est un combat, peut-être, une éternité sans doute pour ces chimères qu’on s’invente pour voler jusqu’à elles, ces femmes de papier qui ont le cœur à jamais perdu, et l’amour à jamais manquant.

Dans ce récit, les mots sont vibrants, brûlants pour mieux toucher l’essentiel, atteindre le temps infini d’une caresse, ce souffle précis de ces mères blessées, ces yeux pénétrés de violence, qui finissent par percer l’âme des choses. Une recherche de l’impétueuse

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beauté, en somme : ce « monstre chaud » qui nous dévore le corps et nous ramène le cœur vers ces passionnées, ces excessives que nous haïssons, aimons, regrettons, oublions jusqu’à le monde s’abolisse finalement. Rien que la douleur viscérale de vivre…

Comme le dit Jean, ces femmes nous protègent des blessures du monde. « Nous aimons quelque chose dans leur voix. Comme un grain ou une écorchure.

Elles s’en doutent, fines femmes, qui ne cessent plus de parler. » Derrière ce rideau de mots, ces clairs de femmes, se dévoile le miroir de l’écrivain en devenir, de la littérature, ce mensonge fabuleux qui vient soudain forger nos existences verticales dans la poussière…

le langage poétique. Quand je me relis, je vois cette envie d’aller vers plus de narration. » Envie aussi, avec ce roman, d’aller vers plus de lecteurs. « Le fait que la poésie soit ignorée et à la marge est sa raison d’être.

Ce peu de lumière de la poésie, c’est positif. Il est dangereux de penser que la poésie doit être incontournable. Bien évidemment, il faudrait plus de ponts entre la poésie et les lecteurs. Lire un poème nous habite pour longtemps alors que le roman occupe une autre temporalité, plus éphémère. C’est une nourriture différente, et c’est très bien comme cela. »

Une recherche de l’impétueuse beauté, en somme : ce « monstre chaud » qui nous dévore le corps et nous ramène le cœur vers ces passionnées, ces excessives que nous haïssons, aimons, regrettons, oublions jusqu’à ce que le monde s’abolisse finalement.

Voilà quelques semaines qu’Antoine Wauters a été récompensé du public par le prix Première. L’auteur de Nos mères l’avoue : il ne s’y attendait pas et ne se l’explique toujours pas. « Vous savez, quand on écrit, on ne pense jamais à ce genre de considération… On parle à mon sujet de révélation et on me considère comme un jeune auteur prometteur. Je trouve cela dangereux, cela vous enferme et instaure un rapport de pouvoir très déconcertant. On me demande si je vais écrire un autre livre. Techniquement, je sais que je peux le faire, mais ce n’est pas cela qui m’importe… » Si le grand public découvre pourtant le travail littéraire d’Antoine Wauters avec ce roman, n’oublions pas que ce Liégeois a commencé par la poésie. Le détour par la fiction, il le souhaitait lui-même pour aller vers plus de transparence, tant dans la forme que dans le fond. « D’où sans doute cette impression de découverte chez le public. Depuis toujours, j’ai souhaité être dans la création, avec le souhait de me sentir libre dans le lieu de l’écriture. J’ai commencé par la poésie après mes études de philosophie. Mais aujourd’hui, j’ai le sentiment que je ne trouvais plus mon compte dans KAROO LIVREs ANTOINE WAUTERS

Antoine Wauters Nos mères Verdier, 2014 153 pages

par Pierre Jassogne

Volcanique !

Agaves féroces est un de ces livres auxquels on ne s’attend pas. Dès les premières pages, on est intrigué par l’écriture directe et rafraîchissante de Nicolas Marchal. C’est drôle, bien mené et la poésie qui s’immisce entre les sillons du récit nous donne un roman moderne et magnifiquement écrit.

L

es récits mêlant humour et littérature semblent souvent difficilement compatibles. Dans Agaves féroces, ce délicat mélange fonctionne à la perfection car il est subtilement traité par une écriture originale.

Tout au long du récit que nous conte Yves, le narrateur, on va être embarqué parmi des personnages et des décors hauts en couleurs. Et si l’on a tout de suite l’impression de se retrouver devant des caricatures, c’est que ces personnages sont essentiellement des personnages littéraires.

Yves est l’archétype de l’éternel assistant-chercheur complètement obsédé par ses recherches sur Malcolm Lowry. Il doit travailler pour le Professeur qu’il méprise profondément, se considérant comme bien plus érudit que lui en ce qui concerne Lowry.

D.R.

Il y avait une chambre d’amis, et je m’y suis installé faute d’une appellation plus conforme à la réalité, comme « chambre de subalterne exploité abusivement malgré sa supériorité intellectuelle », ou quelque chose du genre. « Chambre d’amis ». Non mais sans blague.

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Pourtant, tous ces archétypes littéraires finissent par exploser d’eux-mêmes, étouffés par le décor cuisant du petit village du Sud de la France où se déroule l’action. Le village, les cigales, la montagne et bien sûr les agaves, tout semble se liguer contre Yves. Le décor est un personnage qui prend au fur et à mesure plus d’importance qu’aucun autre personnage du roman.

J’avançais et le sentier reculait. Des montagnes par blocs sortaient de terre et me faisaient des crocs-enjambes, me traînaient en arrière. En douce, les buissons se marraient, la pinède pouffait, et les cigales, ces putains de sopranes arrogantes, ricanaient en sifflant « il est cocu le chef de gare ». Je ramassai une pierre, la lançai au jugé vers le spectre de l’aube. La pierre rebondit dans un ravin, et le bruit qu’elle produisit revint comme autant de lames rougies dans mes tempes, l’écho de sa chute grossissait d’éclat en éclat, et labourait plus profond le mou de ma cervelle. La pierre dévala en hurlant, puis ralentit sa course, et retrouva d’elle-même une autre pierre amie, ah te voilà toi, dis donc ça faisait une paie non ? Dans les recoins gluants de mon crâne, les deux pierres continuaient de converser, et bientôt d’autres pierres s’en mêlèrent, et je dus m’arrêter un instant car le vacarme me faisait perdre l’équilibre.

Pendant quelques morceaux d’éternité, entre mes deux oreilles, il n’y eut qu’une rivière de pierres débattant géologie avec une autre rivière de pierres.

Si le roman tourne essentiellement autour d’Yves, il gravite aussi autour de son obsession principale : Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry. Les références à l’auteur et à son œuvre sont omniprésentes.

Si bien qu’au final, c’est tout le roman de Lowry qui semble s’immiscer tout entier dans celui de Nicolas Marchal. C’était un pari risqué, mais le résultat est époustouflant car il nous permet une certaine réflexion sur ce qu’est la littérature et son rapport avec la réalité. L’aspect fictionnel des personnages poussé à son paroxysme entraîne une mise en abyme de la littérature assez fascinante.

Que dire de ce titre énigmatique, Agaves féroces ? Eh bien, rien : il faut lire le livre, il faut le vivre, cheminer dans les obsessions rocambolesques d’Yves, rire de celles-ci, s’attacher à cet assistant-chercheur maladroit et le suivre jusqu’au plus profond de ses délires jusqu’à leur explosion. Les agaves sont là, tout au long du récit, tapis dans l’ombre. Ce sont eux en réalité qui mènent l’histoire.

Nicolas Marchal Agaves féroces Aden, « la Rivière de cassis », 2014 200 pages

par Sophie Hermant

KAROO LIVREs NICOLAS MARCHAL

Ulysse Lumumba de l’histoire au mythe et retour

E

Ce livre original déjoue toutes les attentes que le lecteur peut nourrir à l’égard de son statut générique : sans être totalement ni poème, ni essai, ni récit, ni pamphlet, Ulysse Lumumba participe un peu de tous ces genres, dont la fusion se lit déjà dans le titre.

n choisissant la voie paradoxale de mêler « l’histoire, proprement historique, d’un homme politique congolais nommé Patrice Émery Lumumba et la légende grecque (et donc occidentale) d’Ulysse », Laurent Demoulin veut-il se faire — modestement — l’Homère de ce héros contemporain, tragique et humain ?

Le procédé est déroutant : plutôt que de simplement raconter à sa façon le destin de Lumumba, l’auteur, en Pénélope postmoderne, tisse en pans juxtaposés une tapisserie, une « rhapsodie » (récit couturé comme l’étaient les épopées homériques), un récit morcelé, discontinu, qui, tout en mélangeant ces codes génériques multiples et incertains, tend précisément vers l’épopée comme modèle et horizon.

Cette instabilité du discours fait sens. En transposant en mythe ou en récit épique un fait historique, Demoulin produit des effets complexes : il parvient à

créer entre son texte et le fait historique une distance qui, loin de minimiser celui-ci, contribue à le magnifier dans un absolu respect du personnage mis en scène.

Cette distance féconde — tout entière issue d’une démarche proprement poétique — permet à l’homme Demoulin — occidental, Belge — de faire siens le deuil et la blessure de tout un peuple devant le crime et l’injustice. Car comment, dans sa position, traiter d’un passé (postcolonial) sans reproduire une position néocolonialiste ? Comment oser parler après ?

Un très beau chapitre central, intitulé « Pourquoi », raconte la façon dont, grâce à ses parents, le jeune Laurent Demoulin a appris la vérité sur l’assassinat de Lumumba et a dès lors perdu ses illusions quant à la Belgique de son enfance et des manuels d’histoire, une Belgique innocente qui fût toujours « du bon côté » : son esprit « se décolonisait, se débelgifiait, se dénationalisait ». Tout travail de mémoire est d’abord intime.

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Revenu de cet autre mythe, il interroge celui qui perpétue la figure du leader politique exécuté, et pour cela, développe une sorte d’uchronie tragique : en faisant de Lumumba un survivant à son propre assassinat, vivant un destin semblable à celui d’un Ulysse errant, il réveille la véritable fonction de l’épopée : transmettre une tradition, un héritage ; comme un héros grec, Ulysse Lumumba s’adresse à son fils et, à travers lui, à tout son peuple.

Passé au prisme de cette thématique épique, Lumumba devient ce qu’il devait être : le héros d’un conte africain.

Que ce texte soit l’œuvre d’un blanc ne l’empêche pas de s’adresser à deux communautés : les Belges et les Occidentaux, placés de gré ou de force du côté des coupables, mais surtout les Congolais, au deuil et au destin desquels il ne peut ni ne veut substituer sa propre voix, ce qui serait usurpatoire.

cette thématique épique, Lumumba devient ce qu’il devait être : le héros d’un conte africain. Car c’est bien le genre auquel, au terme de la lecture, on est porté à associer le texte de Demoulin. Il y parvient sans une once de parodie : pour rendre cet homme à lui-même, l’auteur belge n’a eu d’autre moyen que de convoquer sa propre culture, sa tradition, en pleine conscience de la dimension utopique de son entreprise ; ainsi fait-il dire par Lumumba à son fils : « […] il ne faut pas écouter ceux qui font de moi un héros antique, un diable ou un demi-dieu. […] j’étais simplement un homme qui rêvait que le peuple auquel il appartenait fût libre et indépendant. » Atypique, éminemment poétique, Ulysse Lumumba se dessine comme le texte d’une réconciliation — peutêtre impossible, mais rêvée par un auteur belge qui reste toujours lucide — de l’histoire avec elle-même. Écrire ce livre, c’est croire encore aux pouvoirs de la littérature.

S’il arrive à ménager un espace partagé pour toutes ces voix, la leur, la sienne, celle du défunt Lumumba, c’est précisément par cette écriture latérale, ce choix de mettre la tradition occidentale du mythe et de l’épopée au service d’une cause africaine, comme un hommage modeste mais ferme, d’une maladresse assumée, et marquant les limites mêmes du possible d’un discours qui, sur ce sujet, soit à la fois extérieur (émanant du pays même des assassins) et poétique. Mais c’est sans ambiguïté que s’exprime la dénonciation des Belges pseudo-décolonisateurs, des politiques, du roi Baudouin, des traîtres congolais, des compromissions.

En l’égalant au héros homérique, Demoulin fait tout à la fois de Lumumba un symbole et un homme, un héros à hauteur d’homme, un héros humain. Le texte s’empreint d’une tonalité particulière, multiple aussi, où les oppositions peuvent à la fois se confronter et converger, pour finalement se fondre : au final, Ulysse Lumumba se voit restauré à son propre mythe, à son destin et à son peuple. Le héros est d’ailleurs identifié à d’autres figures, Orphée, Dante, Cassius Clay, et finit par se faire aède de soi-même. Passé au prisme de KAROO LIVRes laurent demoulin

Laurent Demoulin Ulysse Lumumba Le Cormier, 2014 89 pages

par Gérald Purnelle

Une vie qui ne manque pas de chien

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La triplette de livres parus en ce début d’année dans la collection « Rivière de cassis » des éditions Aden aura beaucoup fait parler d’elle.

Au nombre d’entre eux figure Itatinémaux, autobiographie thématique de Thomas Lavachery, écrivain belge dont la renommée d’auteur jeunesse n’est plus à prouver.

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surtout, on remet en question nos idées préconçues sur telle ou telle espèce, parfois qualifiée de dangereuse ou de non-domesticable.

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© Thomas Lavachery

homas Lavachery, c’est un peu notre J. K. Rowling à nous. Sa saga Bjorn le Morphir, qui compte actuellement sept tomes parus à L’École des loisirs, est un pur joyau de roman d’initiation pour les adolescents. Adaptée en bandes dessinées par ses soins (avec Gilbert Thomas, chez Casterman), la saga devrait également être transposée à l’écran dans les années à venir.

Mais le livre ne se contente pas de nous raconter toutes ces petites tranches de vie singulières, il nous les montre également. Les illustrations de l’auteur ne sont pas de simples ponctuations, elles ajoutent une dimension supplémentaire au caractère touchant du livre tant on les sent réalisées avec affection. Dès lors, elles nous parlent beaucoup plus que ne l’auraient fait de banales photographies. Cette autobiographie ne se lit pas comme telle, mais vraiment comme une histoire, l’histoire de Thomas et de ses animaux. Et l’on ne peut s’empêcher, en refermant le livre, de regretter que l’auteur n’ait pas connu encore davantage de ces (pas toujours) petits êtres, tant on en aurait pris avec plaisir cent pages de plus.

Lavachery éprouvait-il le besoin de changer un peu d’air ? Toujours est-il qu’Itatinémaux constitue sa première œuvre non spécifiquement destinée à la jeunesse (mais tout à fait accessible au jeune public).

Ce petit récit illustré d’une centaine de pages est une autobiographie sélective racontée à travers les nombreux animaux ayant croisé la vie de l’auteur. Ce concept original lui permet non seulement de revenir sur les moments de sa vie qu’il juge significatifs ; mais c’est également une manière de nous montrer son amour sans égal pour toutes ces bêtes plus attendrissantes les unes que les autres, et de leur rendre ainsi un hommage mérité. On part alors, en compagnie de Pigou, Biquette ou encore Zabia, à la découverte du parcours de l’auteur, de sa famille, de ses amis. Le tout est parfaitement retranscrit par une écriture qui se veut plus narrative que descriptive.

Chacun des dix-neuf courts chapitres composant l’ouvrage nous présente et nous raconte ainsi la vie d’un compagnon, qu’il s’agisse d’un chien, d’une chèvre, d’un iguane ou d’un chimpanzé. Tous sont foncièrement attachants et l’on en vient à regretter de ne pas en savoir plus sur les manies de tel ou tel animal. On se demande aussi quelle aurait été notre enfance si elle avait été accompagnée par autant d’itatinémaux, comme les appelait la jeune sœur de Lavachery. Et KAROO LIVREs Thomas lavachery

Thomas Lavachery Itatinémaux Aden, « la Rivière de cassis », 2014 110 pages

par Marc Horguelin

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Š Nina Jacqmin

L’usage du faux Parfois le vrai savoir est sans importance, et on peut alors l’inventer.

Javier Marías, le Roman d’Oxford

D

ans son article consacré à Julio Cortázar (« Un écrivain est une révolte de forme », dans le Magazine littéraire no 541, mars 2014, p. 8081), Charles Dantzig s’en prend aux livres, de plus en plus nombreux, qui s’enorgueillissent d’être inféodés au Réel : « Le journalisme moribond s’est emparé de la littérature comme les zombies mordent les vivants pour tenter de renaître. Le récit pur est opposé à la littérature dans le sens où il rejette l’imagination. » Et il oppose la « littérature Pierre Bellemare » à celle des révoltés de la forme, des écrivains qui, avant de se pencher sur les choses ou le Réel, n’ont pas pu « accepter les choses telles qu’elles m’étaient offertes ». Dantzig en a ras-le-bol des fouineurs : « Le Réel est souvent l’excuse de la vulgarité. » Dantzig nous rappelle qu’un écrivain est d’abord et avant tout un combattant du style, et je ne risque pas de lui donner tort. Je reviendrai plus loin sur cet aspect de la question pour attaquer un autre, qui éclot tout naturellement dès qu’on parle de Réel : celui de l’authenticité. En effet, lorsqu’un livre né du Réel paraît, où l’ « on commente des coucheries de célébrités et on appelle ça “roman”, on relate un meurtre à la façon de TF1 plutôt qu’à celle de Racine », la question de l’authenticité est cruciale. Si le livre est présenté comme calqué sur le Réel, le lecteur vivrait comme une arnaque qu’on brode tel ou tel passage, qu’on ajoute une scène indue, qu’on supprime des épisodes.

Et si le lecteur se reconnaît dans le livre, il peut se rêver auteur lui aussi, en ajoutant, en guise de chapitres complémentaires, les plaidoiries de ses

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avocats. Dans le Cru de la comtesse, Tom Sharpe imagine un personnage qui, travaillant comme nègre pour une romancière à succès, glisse une discrète mais diffamatoire remarque envers lui-même, afin de traîner sa patronne en justice et d’assurer sa fortune.

Le livre est devenu autre chose qu’authentique. Il est devenu vrai.

Il est devenu ma vérité. C’est un roman.

Si la littérature tend vers le journalisme, alors il est normal qu’on exige d’elle ce qu’on exige du journalisme ou du témoignage. Le problème est à peu près le même dans le cas de l’autofiction (avec, quand il est très autocentré, un moindre risque de procès).

Telle ou tel écrivain est né au Japon, ou a été battu par ses parents, ou a survécu au milieu d’une meute de loups pendant la guerre, et décide de partir de là pour bâtir un roman. Fort bien, si le livre supporte qu’on révèle que l’écrivain est né en Belgique, ou a vécu sa pire souffrance quand son père a refusé de lui offrir un poney, ou n’a connu la guerre que par ce qu’en disaient les journaux. C’est ici, à mon avis, que se situe la force du style : un roman tient la route si on a le droit de se moquer royalement de l’authenticité des faits relatés. Les « romans » collés au Réel et les autofictions pures et dures (en fait souvent très molles), souffrent de cette maladie qu’ils se sont inoculée eux-mêmes : braqués sur le Réel, et craignant de paraître artificiels, ils délaissent le style. Car oui, pour certains, le style est un artifice.

Les exceptions, comme toujours, sont plus intéressantes que le reste. Tom Lanoye ne fait aucun mystère de l’origine de son « roman » la Langue de ma mère (La Différence, 2011) : il s’agit bien de l’histoire de sa propre mère, atteinte d’aphasie, à qui il entend rendre hommage. Mais voilà, ce qui aurait été chez d’autres une banale occasion d’arracher des larmes (n’avons-nous pas tous connu un malade digne d’être évoqué avec émotion ?) est chez Tom Lanoye un somptueux moment de littérature. Lanoye nous met souvent en garde contre sa manière de raconter, et nous invite régulièrement à jeter le livre à la poubelle si cette manière ne nous plaît pas : elle est hérissée de

digressions, elle métisse joyeusement les niveaux de langage, elle est bouffie et bâtarde, truculente et vive, on pourrait la dire baroque, mais très vite alors, tant l’auteur semble se méfier des définitions.

Qu’il parle de littérature, de nourriture ou d’arts plastiques, Tom Lanoye est un farouche ennemi du less is more, et son livre, véritable chant d’amour à une certaine façon de chanter, devient par là — naturellement — un chant d’amour à sa mère, qui lui a appris sa langue. C’est là que se situe la force du style : je ne connais pas personnellement Tom Lanoye ni sa mère, et je n’ai aucune raison d’être ému par la maladie et la disparition de celle-ci, mais le style du livre me bouleverse tellement qu’à la fois je me fiche totalement de l’authenticité de son contenu et que je ne puis douter au fond de moi de cette authenticité. En fait, le livre est devenu autre chose qu’authentique. Il est devenu vrai. Il est devenu ma vérité. C’est un roman.

Mais revenons à l’article de Dantzig, et donc à Cortázar. Dantzig nous invite à retourner le lire car, avant tout, avant le poids du Réel, il a une fabuleuse « façon » de raconter les histoires, alors qu’« il avait pourtant tout pour le contraire : ayant fui une dictature, il en connaissait les horreurs en détail et aurait pu en écrire un roman de huit cents pages avec un symbole facile à comprendre qui nous aurait tirés par le bras vers l’interprétation sur les Argentins privés de liberté. » Un style, donc. Une structure et une musique.

Néanmoins, les livres de Cortázar ne sont pas les témoins d’un désintérêt envers le Réel. Au contraire, ils nous montrent à quel point nous ne sommes pas suffisamment attentifs à ce qui se passe autour de nous. Ce sont des romans, des nouvelles, des contes à l’affût. Certains considèrent que ce sont des textes fantastiques. Cortázar, lui, n’y voyait qu’une forme personnelle de réalisme sincère. Il aurait pu figurer en bonne place dans le corpus d’exemples analysé dans le dernier opus de Pierre Bayard (Il existe d’autres mondes, Minuit, 2014). Bayard aime dérouter ses lecteurs, et chacun de ses livres est une invitation à lire autrement, à sans cesse reconsidérer la littérature, avec humour et perfectionnisme intellectuel, et un

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don certain pour raconter, une « façon », lui aussi.

Dans Il existe d’autres mondes, Bayard part du principe que, si l’on veut parler de « réalisme », il faut définir ce qu’est le Réel. Or, si l’on accepte les théories scientifiques les plus avancées sur le sujet (tirées notamment de la physique quantique), on constate que bon nombre de textes (de Dostoïevski, Nabokov, Kafka, Murakami, etc.) traditionnellement considérés comme fantastiques, ou délirants, ou relevant de la science-fiction, sont en fait des relevés scrupuleusement fidèles du Réel. Bayard est coutumier de ce genre de retournement de perspectives, pour le plus grand plaisir de toutes celles et ceux qui préfèrent les questions aux réponses.

Comme on le voit, les frontières ne sont pas bien nettes entre le vrai et le faux, le Réel et l’irréel, l’authentique et l’arnaque ; elles font l’objet de nombreuses querelles, sont revendiquées par diverses puissances, et il n’y a pas deux quartiers généraux qui disposent de la même carte. Les écrivains les plus fascinants ont redessiné la leur. Il existe, dans une ville que tout le monde croit connaître, une bibliothèque travestie en ruelle. Les maisons sont construites avec des livres. Cherchez bien : quelque part, il y a une brique, une seule. Si on l’effleure, un pan de mur coulisse et l’on peut s’introduire dans le dédale de la réserve précieuse. Ce sont les véritables ruelles de la ville. Travesties en bibliothèque.

Bien entendu, ces quelques lignes vous rappellent quelque chose, et vous soupçonnez l’emprunt, pire : le plagiat, cet autre mensonge. Je vous pose la question : à quoi sert de parler, si l’on ne peut mentir ? Et je confie les derniers mots à Julio Cortázar, tirés de son insurpassable l’Homme à l’affût : « Ça, je l’ai déjà écrit demain. »

par Nicolas Marchal

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sur le roman policier Historique Bien sûr, pour lui octroyer ses lettres de noblesse, on a tenté de découvrir au roman policier de très glorieux ancêtres. Œdipe roi de Sophocle (ve siècle avant J.-C.) ou Hamlet de Shakespeare. Et pourquoi pas ? Mais disons qu’il s’agit là de la préhistoire du genre.

L’histoire, quant à elle, pour la plupart des spécialistes, fait coïncider l’an zéro, ou la naissance du genre, avec la publication de Double Assassinat dans la Rue Morgue de l’Américain Edgar Allan Poe, en 1841.

Le prototype Un meurtre commis dans un lieu clos, inaccessible.

Un meurtre sans meurtrier. Une enquête impossible que résoudra pourtant Dupin, l’ancêtre des Poirot, Rouletabille et autres Sherlock Holmes. Un premier thème qui aura une longue et prestigieuse descendance : la Bande mouchetée de Conan Doyle, le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, la Chambre ardente de John Dickson Carr, entre autres.

Les véritables ancêtres Mes études personnelles (mes livres chez Marabout, mon troisième roman, la Chambre close) m’ont révélé une très remarquable histoire de crime inexpliqué dans un lieu clos. Il s’agit de l’affaire de Maître Dumas, une anecdote savoureuse extraite des Mémoires tirés des archives de la police de Paris (1837) de Jacques Peuchet. Un livre méconnu mais important : Dumas y a puisé une autre anecdote, celle de la vengeance

du cordonnier Picaud, qui a inspiré… le Comte de Monte-Cristo.

En fait, il s’agit d’une supercherie littéraire (genre très à la mode au xixe siècle), l’archiviste Peuchet étant mort avant la rédaction de son ouvrage, un faux attribué à un expert en la matière, le baron Étienne-Léon de Lamothe-Langon. Serait-ce lui dès lors le véritable inventeur du genre policier ? Ou le créateur de la problématique du crime commis dans un lieu clos ?

On pourrait l’admettre, même si celui-ci n’a fait que développer un argument lu dans les Mémoires secrets de Duclos (fin xviiie siècle). Poe a-t-il lu le pseudoPeuchet ? En a-t-il entendu parler ? Coïncidence ?

Plus largement, remarquons la préparation du terrain pour l’avènement du policier. Le gothic novel du xviiie (le Château d’Otrante, le Confessionnal des pénitents noirs, le Moine) et du xixe siècle (Melmoth, les Élixirs du Diable) préfigure le thriller, ses émotions et ses frissons, ses mystères. Le public, les auteurs se détournent de la lumière, de l’avant-scène, des apparences, du confort petit-bourgeois, pour aller regarder dans les coulisses de la société (et bientôt dans les poubelles). Au large, les nobles personnages de Racine ou Corneille, le spectacle des batailles en plein air ou des cours savantes. C’est le règne des ténèbres qui se lève, celui des fantasmes et de l’inconscient.

Sade, Choderlos de Laclos, Baudelaire. Et bientôt Frankenstein, les vampires.

Notons surtout l’impact énorme de Vidocq, dont le procès, les Mémoires (1828) inspireront une partie de l’œuvre de Victor Hugo (Jean Valjean) et de Balzac (Vautrin, entre autres). Avec Vidocq, le bagnard

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Henry Fuseli Lady Macbeth Seizing the Daggers 1812

devenu policier et célébrité, c’est le monde d’en bas, la misère et le crime, la prison et le vice, qui prennent possession de la scène publique. Un goût confirmé par le succès des Mémoires du poète-assassin Lacenaire (1836) ou la gloire du fictif Robert Macaire (la célèbre pièce l’Auberge des adrets en 1833). Un goût qui fera l’énorme succès d’Eugène Sue (les Mystères de Paris, 1842-1843).

L’air du temps, donc, pour Poe. Précédé, côté anglais, par le sulfureux De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts (1827, Thomas De Quincey), une sorte d’essai sur le crime teinté d’une ironie incomparable.

Les descendants Poe fera revenir Dupin et son prototype policier dans le Mystère de Marie Roget et la Lettre volée.

Le flambeau est repris par le Français Gaboriau (18351873), dont l’enquêteur fétiche, Monsieur Lecocq, s’intéresse davantage à la psychologie des protagonistes, et par Wilkie Collins (1824-1889), un grand ami de Charles Dickens. Gaboriau et Wilkie Collins ! Deux remarquables auteurs trop méconnus en nos contrées — je considère Wilkie Collins comme un génie absolu, la Pierre de lune et la Dame en blanc, entre autres, sont des chefs-d’œuvre atemporels.

Ensuite, il y aura le Britannique Conan Doyle, dont le Sherlock Holmes doit beaucoup à Lecocq et au sergent Cuff (de Wilkie). Un prodigieux succès, qui essaimera à l’infini. Agatha Christie en Grande-Bretagne,

bien sûr (Hercule Poirot et Miss Marple). Ellery Queen aux États-Unis. Gaston Leroux (Rouletabille), Maurice Leblanc (Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur mais justicier et donc policier déguisé) et Marcel Allain et Pierre Souvestre (Fantômas) en France.

Un premier courant Cette première vague du roman policier, c’est ce que l’on appellera plus tard detective novel ou roman policier proprement dit. Un crime mystérieux a été commis, irruption de l’insolite qui dérange l’ordre établi et plonge dans le malaise.

L’enquête est essentielle. Il s’agit d’élucider une énigme, opération magique de restauration du sens et de l’ordre. Dans la foulée de l’enquêteur (policier ou détective), le lecteur épouse des raisonnements pour découvrir le qui ?, voire le comment ?

Le récit est donc avant tout cérébral et ludique.

Aseptisé aussi, car les personnages, fonctionnels avant tout, ont rarement beaucoup d’épaisseur.

Un deuxième courant Dans les années 1920, aux États-Unis, un quotidien beaucoup plus violent et épique que celui des Européens (Dépression, Prohibition, apparition du phénomène de la pègre organisée), génère une deuxième école du policier, le roman noir.

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Avec Dashiell Hammett, Raymond Chandler et James Cain, les pionniers, ou leurs suivants, le lecteur épouse la trajectoire et les interrogations d’enquêteurs (détectives privés, journalistes) aux méthodes peu orthodoxes, voire celles des criminels eux-mêmes.

Ces romans, qui, traduits, feront la gloire de la Série noire de Gallimard, acquièrent beaucoup plus de chair, une véritable envergure psychologique et sociale.

L’enquête n’est plus le but en soi mais un prétexte à la dénonciation d’une société pourrie où des êtres humains tentent tant bien que mal de survivre, avec plus ou moins de dignité, de probité.

On parle aussi de thrillers, car ces ouvrages multiplient les scènes fortes (violence, cruauté…), ils secouent véritablement le lecteur. À l’encontre du detective novel, l’émotion l’emporte ici sur la déduction.

Un troisième courant Après la Deuxième Guerre mondiale, nouvelle bifurcation, nouvelle ramification du genre. Des romans se concentrent sur la victime, le drame qui la frappe et la peur qui la poursuit. C’est le roman criminel ou suspense. Avec des pointures comme William Irish ou Boileau-Narcejac.

Le roman policier français face à l’anglo-saxon Nous avons cité Gaboriau, Leblanc, Leroux, Allain et Boileau-Narcejac. Pourtant, le roman policier français, s’il existe depuis les débuts du genre, n’a pratiquement jamais eu l’aura de ses équivalents anglo-saxons, et sa production, quantitativement, ne fait pas le poids. Pourquoi ? Une question de culture.

Chez les Anglo-Saxons, l’imagination l’emporte sur la raison, tandis que nos contrées sont encore soumises au joug de Descartes. En caricaturant, on pourrait dire que la France produit des écrivains tandis que l’Angleterre ou les États-Unis engendrent des romanciers. La manière de dire les choses pour nos voisins, ce que l’on raconte pour les anglophones. Flaubert ou Balzac, plutôt que Dumas, face aux Brontë et à Dickens. Proust et Céline plutôt que Simenon, face à Kerouac, London ou Steinbeck. Ellroy ou Harrison, aujourd’hui, face à Le Clézio ou Modiano.

Valeur/signification Le roman policier est-il encore de la paralittérature ?

Ou doit-on abandonner les cloisonnements poussiéreux opérés par des intellectuels grincheux ? À notre avis, la question est dépassée, pulvérisée, d’un autre temps. La plus grande partie des talents créatifs ont basculé aujourd’hui dans la contre-culture d’hier… qui est la Culture d’aujourd’hui. Pour un Proust génial, combien de romans psychologiques ou narcissiques qui ne font nullement le poids devant un film de Kurosawa ou Bergman, une BD d’Alan Moore, un polar de Manchette ou un thriller d’Ellroy. À qui doute de la valeur des thrillers et des polars, nous conseillons quelques lectures étoilées : Le Quatuor de Los Angeles (James Ellroy), dont les quatre tomes, autonomes mais interconnectés, sont des merveilles qui réinventent l’art du roman (avec une prédilection pour le cultissime Dahlia noir, un million de fois supérieur au film qu’on a tenté d’en tirer, pari impossible).

Le Cercle de la croix (Iain Pears).

La Créature (John Fowles).

Le Quinconce (Charles Palliser).

De véritables chefs-d’œuvre… toutes catégories confondues. De préférence aux baudruches d’Eco ou de Dan Brown, de préférence aux ouvrages formatés d’une Higgins-Clark.

Pour terminer, cette réflexion d’André Gide (Journal, 1944, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, p. 321), à propos de Georges Simenon : « Il écrit pour le gros public, c’est entendu, mais les délicats et les raffinés y trouvent leur compte, dès qu’ils consentent à le prendre au sérieux. Il fait réfléchir ; et pour bien peu, ce serait le comble de l’art ; combien supérieur en ceci à ces romanciers pesants qui ne nous font grâce d’aucun commentaire… »

par Philippe Remy-Wilkin

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la vie en noir et blanc

Méa Shéarim, pour un inculte cultivé, c’est Kadosh, le film d’Amos Gitaï. On y va en pèlerinage pour voir le set du film, en bon lecteur de Télérama.

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Photos et texte : Antoine Duval, chercheur, voyageur et photographe.

Méa Shéarim fait peur, les juifs israéliens laïcs ne s’y aventurent qu’en voiture, toutes fenêtres fermées, un peu comme si on traversait un ghetto américain. La peur au ventre, celle de se faire lapider son véhicule pour une épaule trop découverte.

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Méa Shéarim, en short avec un appareil photo, c’est une provocation scientifique, le déguisement rend invisible. L’étranger, le touriste, ne peut être rejeté, il ne fait pas partie. C’est un innocent, un naïf, mais non un traître.

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Méa Shéarim, c’est un trottoir, les magasins se ressemblent, libraires spécialisés dans les produits dérivés de la Torah ou quincailler amateur de chandeliers au juste nombre de branches.

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Méa Shéarim, ce sont des enfants curieux et des adultes méfiants, qui défilent sans arrêt, dans un ballet constant. Le distributeur de billets est un piège qu’ils ne peuvent éviter, il fige les fantômes pour quelques secondes.

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Méa Shéarim, un paradis de l’interprétation, elle s’affiche partout, chaque centimètre carré de mur est couvert de proclamations de rabbins plus ou moins prestigieux révélant la vérité ultime (et éphémère) sur la loi juive.

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Méa Shéarim, refuge face au rouleau compresseur du temps, la mode y est apparemment intangible et la technologie méconnue ou rejetée.

Méa Shéarim, on en sort au bout de la rue, sans crier gare. C’est un aparté social, un monde à la muraille symbolique infranchissable.

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© Cécile Delaive et Sandra Focan

Serge Delaive

Depuis la publication de Légendaire, son premier recueil de poésie paru en 1995 aux éditions Les Éperonniers, Serge Delaive s’est imposé comme un écrivain majeur de la littérature francophone de Belgique. À la fois poète et romancier, il a publié une vingtaine de titres, parus principalement en France, aux éditions de la Différence, parmi lesquels Monde jumeau, Café Europa, les Jours et Carnet de Corée. Ses thèmes de prédilection sont le voyage, la vie quotidienne et la mort. Lauréat du prix Rossel en 2009 pour Argentine, il vient de recevoir en avril le prix triennal de Poésie de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour son recueil Art farouche. Aujourd’hui, Serge Delaive termine la rédaction de deux textes, un roman, Nocéan, et un poème autobiographique, Meuse fleuve Nord.

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Nocéan est un texte particulier, thématiquement proche de textes comme Argentine et Café Europa, mais sensiblement différent par la présence — assez novatrice — de la sexualité. On y retrouve aussi des thèmes de prédilection comme le voyage et la solitude.

Il y a certes des thèmes récurrents dans mes textes, mais ils reviennent malgré eux. Avec ce roman, je voulais écrire une histoire d’amour, une histoire de sexe. On m’a plusieurs fois fait remarquer qu’il y avait peu de femmes et peu de sexualité dans mes livres ; je me suis imposé cette contrainte.

Présenteriez-vous le texte comme la suite d’Argentine et de Café Europa ? Le personnage principal ne s’appelle pas Lunus, mais il lui ressemble.

Oui, autant pour mes trois premiers recueils de poésie, je voulais dès le départ écrire une trilogie avec un personnage principal, Lunus. Pour le roman, il apparaît dans Café Europa, puis dans Argentine, mais je ne me suis pas dit, en écrivant chacun de ses trois textes, que ce serait une trilogie romanesque autour de Lunus, comme je l’ai pensé pour la poésie.

D’ailleurs, je ne suis pas sûr que Lunus soit vraiment le personnage

principal de Nocéan. Je ne le nomme pas. On verra.

Où en est la publication de ce roman ?

Je l’ai envoyé il y a un an et demi à mon éditrice Colette Lambrichs (La Différence). Elle m’a dit qu’il serait publié. Je commence à trouver le temps long…

Vous venez d’achever l’écriture d’un poème intitulé Meuse, fleuve Nord, dans lequel vous évoquez votre enfance, votre famille, votre relation avec Liège et évidemment avec ce fleuve. Pourquoi cette thématique ?

La Meuse m’a toujours fasciné depuis l’enfance car j’ai grandi autour du fleuve. La Meuse, pour moi, c’est la métaphore du temps, du mouvement et de la vie. Récemment, j’ai souhaité connaître sa source et son embouchure. À plusieurs reprises, j’ai voyagé le long de la Meuse, je l’ai photographiée. Ce travail m’a pris plusieurs années et j’ai écrit ce long poème en plus ou moins un an.

Vous avez une œuvre riche, comprenant une vingtaine de romans et de recueils de poésie. Est-ce que pour vous le travail d’écriture est le même dans les deux cas ? Écrire de la poésie et de la prose, KAROO création serge delaive

ce sont deux choses différentes.

Personnellement, je préfère écrire de la poésie, j’ai beaucoup plus de plaisir dans la rédaction. Il y a moins de contraintes que dans un récit. La poésie est ce qui me vient en premier ; la prose, je dois me forcer.

Vous vous venez de recevoir le prix triennal de Poésie de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour Art farouche et votre roman Argentine a reçu le prix Rossel en 2009. Est-ce que ces récompenses influencent votre écriture ?

Comment réagit-on en tant qu’écrivain ?

Dans les deux cas, je n’étais même pas au courant que mes textes avaient été sélectionnés ! Un prix, cela n’a pas vraiment de sens, du moins pour mon travail d’écriture.

Je n’écris pas pour recevoir des prix littéraires. Mais cela me fait évidemment plaisir, surtout que je ne les ai pas sollicités.

par Primaëlle Vertenœil

Nocéan par Serge Delaive

Elle et moi sur les quais de halage, le long des darses, en escorte du fleuve.

Elle et moi dispersés dans les villes qui nous enchaînent. Elle prend ma main. Un geste distrait, une exigence légère. Son profil gauchit l’intention des nuages. Ses cheveux flottent au-dessus de l’eau. Elle me précède d’un pavé, d’un pas peut-être. Une veine palpite. Le vent du Nord découvre sa nuque, la chair pâle, tendue, l’illusion des muscles. Elle avance nonchalante, le regard incliné. Le contour de ses lèvres amorce un sourire, une allusion désinvolte, énigme sans conséquence. Ici, la lumière fléchie fuse, désigne des pépites dans les iris. Un tressaillement parcourt son cou. J’ôte ma main.

Je sais que j’inciserai sa chair. Que je boirai son sang.

Elle, je l’ai connue à New York, dans le Sud de Manhattan. Ou peut-être était-ce dans l’archipel des Açores, à Faial, dans une maison basse proche de l’anse de Porto Pim. Pourquoi traînais-je là plutôt qu’ailleurs ? Fallait-il que j’erre pour finir désespéré et que rugissent dans les parages les vagues atlantiques ? Hémisphère Nord encore, mon unique destination pour amorcer destin. À New York, je rendais visite à un ami capable de silence. Ailleurs où nous étions, au hasard des rues, il y avait une fête. Un vernissage dans Franklin Street. Des invités fumaient sur le trottoir. J’avais vidé quelques verres de bourbon avec Emmanuel Zorn, mon ami qui avait préféré regagner l’hôtel, tenir debout au travail le lendemain ou bien était-ce aujourd’hui ce jour-là déjà. Ignorant les peintures mille fois vues, je suis entré sans préméditation dans la salle trop éclairée. Personne n’a prêté attention à moi, déguenillé.

Eux : fringues chics, expirations mâles et gutturales de l’accent américain.

Sauf elle. De loin la plus attirante parmi les filles impeccables, les filles en plastique. Pourquoi son regard m’a-t-il épinglé ? Pourquoi moi précisément ? Précisément. Le seul mot qu’elle ait consenti plus tard, beaucoup.

Bustier aligné au-dessus du nombril, short ajusté aux courbes, elle se lève dans son pyjama violine. Les tétons abondent contre le tissu depuis les pôles désaxés des seins, lutte légendaire contre la pesanteur, invitation de

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vigne sauvage. Je viens par derrière où mes mains appellent, marchand maudit soupesant le velouté d’une peau dont il ne pourra se vêtir. Les mains glissent, les doigts s’écartent pour que jaillissent les bourgeons. Une raideur irrépressible gonfle ma queue. Je pourrais tuer si mon coudrier devait échapper à la source. Elle s’abaisse. Le short atterrit dans un angle de la pièce. L’appendice qui me guide rencontre sa résolution. Mes mains désemparées fouillent l’épiderme, ses exubérances, reviennent insatisfaites. Elle se retourne, adossée à la table, afin que nous nous fassions face et que nos regards soufflent sur la braise. Mais j’ai ensemencé sans prendre en compte la terre. Je suis vide, j’ai giclé. Nos liquides immiscés dégoulinent sur une faiblesse blanche, l’intérieur de sa cuisse, souillure homogène dont mon amour ne s’est pas emplie, réduite à l’état de récipient d’un désir violent extrêmement.

Nous roulons depuis la côte ligure. La route en lacets nous mène à travers le champ de mines des jours perdus. Nous avons heurté les piémonts après la cité balnéaire traversée sans un regard pour l’opulence des façades, les richesses factices de nos délabrements. Elle avait dit conduis-moi vers nulle part. Dans l’habitacle, la musique épouse le rythme serpent de l’asphalte.

Les arbres accélèrent le ciel. La scansion des ombres épuise le relief. Elle dit je ne souffrirai plus jamais plus. Dans sa bouche jamais déguise un chant aussi rare que celui intitulé toujours. Pourquoi cette répugnance à utiliser les adverbes définitifs ? Le vent qui s’engouffre par la fenêtre emporte sa voix, soulève sa robe, découvre ses jambes, l’absence de petite culotte. Septembre parfume ce qui vacille. Sur une crête, la corniche étroite, dépourvue de garde-fous, balance entre les précipices qui guettent de chaque côté. Nous roulons sur un fil. Elle dit regarde, nous sommes des funambules. Aucun regret, aucune hésitation sinon ce serait la chute. Ce serait la fin, dit-elle. Ses cheveux dansent autour de son visage. Ma main droite explore la soie de son pubis. Mon doigt le plus long soulève le pistil sous la rosée. Je débraye. Sa main gauche change de vitesse. Au-delà de la carrosserie, un bras indolent s’oppose au déplacement. Mon regard s’implante dans le ruban gris d’une ascension. Arrêt Monte Bellenda. Derrière le pare-brise, les villes s’allument, un rivage éparpillé ignore la frontière. Et la mer grimpe plus haut encore que le sommet juste atteint.

Une femme et un homme se découvrent dans le monde, un précipice. Quel devin, quelle divinité chasseresse les a réunis là, sexes imbriqués, alors que

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les parois s’effondrent de toute part et que des solitudes agrégées cherchent une issue, un filet de lumière ? Quelle contraction de la mer arrondie les a projetés sur ce rivage sans marée, sans espoir, alors que l’envers du ciel suffoque ? Quelle puissance terrestre, quel mouvement tectonique les a extraits du chaos ordonné et profitable pour esquiver nos brèves destinées de déroute ? Les viscères de l’animal éventré par crocs et par griffes ontelles prémédité cette alliance d’eau et de sang ? Une femme et un homme oublient le monde des hommes et des femmes qui les ignore avant de les proscrire.

Étoiles moribondes ou naissantes aux parallaxes distantes et vagabondes.

Extraits du rapport de l’inspecteur Stellaris, sur instructions d’un Soleil d’aplomb et architectural. Rubrique Professions des sujets observés au cours d’une Ellipse pleine à raison d’un suivi par Saison. (Rappel : pour toutes les Entrées, se référer à la Base, rubrique Humanité, section temporelle Siècle dit vingt et un.)

Comme prévu, celui sur lequel nous focalisons a formé un couple antipodique, nadir et zénith réunis en dérive du noyau.

Après des études brillantes en histoire de l’art et un bref passage dans un service universitaire, elle travaille pour un musée de ce qu’ils nomment son pays, fonction bienvenue qui la contraint à voyager vers d’autres institutions pour négocier le prêt d’œuvres. Elle aime dessiner ou peindre, en secret.

Quant à lui, musicien plus ou moins raté, il subsiste en dispensant des cours de saxophone. Il est parfois requis en studio ou sur scène comme accompagnateur mais son étoile sans étincelle pâlit de saison en saison. À noter qu’il se targue depuis quelques mois de prétention à l’écriture littéraire. Son projet procrastiné ne dépasse pas le stade d’ébauche et ne le dépassera pas, ainsi qu’il en a été convenu sur la feuille de route.

Elle dit ne me touche pas. Reste-là, déshabille-toi. Lumière jaune des jours jaunes et la poussière invisible de nos déserts. Je ne supporte pas les ordres.

Pourtant j’obéis. Quand, après avoir distendu le temps, elle vient enfin s’empaler contre mon ventre, je déchire un à un ses vêtements. Ma vengeance.

Elle mange à genoux l’hostie consubstantielle. Ceci survit : du foutre éparpillé, de la semence giclée que ne lave aucun affront. Le paradoxe de la mort qui se rapproche en même temps qu’elle se disloque. Jouir n’allonge pas la durée, ne la ralentit ni ne la précipite. Jouir nous juxtapose aux heures, parallèles d’elles. Dès lors, chaque fois, nous mourons en pleine conscience.

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À Brest de Finistère, fin d’Armorique et d’arc atlantique, je traîne de bar en bar, éclusant des bières brunes et des piquettes à peine vermeilles. Je me terre dans l’angle mort de salles obscures, espérant un cargo retardé par une tempête dans le golfe de Gascogne, à l’affût de mots désenchantés, de filles fardées, de dockers abattus, de coups que les apprentis marins distribuent comme des caresses amicales avant que l’aube ne poinçonne son ticket. Il y a le chômage au fond des verres, sous la dernière lampée. Au petit matin, je dessine la ville que la guerre a refondée à partir d’une colonne sans vertèbre, la rue de Siam où je retourne mes pas à pas de stylo. Pareille à certains jours las de navigation, la ville terne et mouvante balance à la lisière des continents, continue l’appel morne de l’océan. Les navires de guerre injurient les trirèmes qui voyagent en moi. Je m’égare dans l’estuaire de l’Elorn, ce Sud septentrional, Crozon de roches, de landes et de légendes en terminus d’horizon. Les goélands me narguent, transportent le vent. Je veux les marées, en elles m’en aller, puis revenir et m’en aller encore. Une vie soumise aux exigences marémotrices. Gros grain porté par le noroît sur l’Iroise. Je vais en ferry vers l’île de Sein, entre la mer d’en haut et la mer d’en bas. Là, à bord d’un chalutier qui se maintient à distance du phare d’Ar-Men dressé solitaire loin des terres, rivé sur son rocher livré aux tendons de la houle sous une lumière de rédemption ou de colère, orgie de bleus, de verts, je me souviens du livre de Jean-Pierre Abraham. À Brest, dans ma chambre aux persiennes closes, je rêve des songes anciens, des assauts de mer fuligineuse, alors qu’elle m’attend dans un autre port en rebond de la mer du Nord. La pluie faufile les nuages, ruisselle dans les rues qui mènent à la capitainerie. Elle de là-bas. L’idée d’elle transatlantique et bientôt tout contre moi tangue dans les rares trouées vers les essors du ciel. Elle manque à mon corps comme un membre arraché.

Les jeux érotiques c’est pas trop son truc. Ça tombe bien. Pas le genre d’épopées qui me foutent la trique. Quoiqu’en y regardant de plus près, je suppose que, de cette manière ou d’une autre, je serais devenu gnostique de son évangile apocryphe. Chaque chemin me mène en elle et me malmène.

Mais pourquoi donc, moi qui suis si lent à venir aux dieux, tout ici m’y relie ?

Quel élan mystique tout à coup m’étreint quand, devant elle, j’implore des divinités imaginaires ? Sans doute parce que je crois en ce corps, je crois en cette âme. Je crois en ce corps et ses élans d’âme, je crois en cette âme sublimée d’un corps. Je souffle la flamme de la bougie. Dans les rues humides, les voitures arrachent le sparadrap d’une nuit qui a fait illusion.

Penchée par-dessus mon épaule elle dit tu fais quoi ? Je ne réponds pas.

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Je trace des mots d’encre, des mots perdus d’avance, à propos de Stéphane Mandelbaum, le peintre qui me fascinait depuis l’enfance et dont je venais de lire une biographie romancée signée Yves Wellens. Elle dit et la musique ?

Le saxophone ? Tu ne joues plus. Mmmh, je dis puis je me tais. La musique je l’écoute, elle se crée, mais moi j’ai perdu la clef, le secret. Nous avalons des tapas, dont de délicieuses empanadas, à la Mesòn de Las Americas, pendant que l’Emerald of the Seas, supprimer la virgule antéposée, tiret cadratin, un monstre haut comme un building de trente étages parqué dans le port, supprimer la virgule postposée, tiret cadratin, fait retentir la plainte lugubre de sa sirène. Les constructions de la vieille ville frémissent. Suspendu au mur, un vaste planisphère noir et blanc porte un titre : Globo Terraqueo.

Sur la carte de nos territoires, les mers et les océans reprennent leur juste place, rejetant les terres à la marge. De même, j’ai bu trop de liqueur argentine dans la nuit gaditane qui s’est dispersée ; sa langue à elle m’est devenue lointaine. Dans la voiture de location, nous effaçons la destination où je l’avais encore retrouvée. Je roule au hasard plein Sud. Punta del Boqueròn, pas âme qui vive hormis la Lune immense et bleue, avec à sa droite Saturne et ses trottoirs, trait de lumière oblong. Derrière les dunes retenues par des grappes d’oyats, l’océan délivre son appel incantatoire. Nous marchons dans le sable ferme de l’estran par une nuit de grand marnage. Un hasard au pays d’anciennes frontières, de danses sévillanes. Je pense putain que c’est bon de voyager : un mensonge parfait. Odeur saline et absence de vent alors que des rats fuient parce qu’ils n’ont rien d’autre à imaginer. La douleur monte, la douleur innommable, plus puissante que le ressac, d’un amour sans issue.

Elle se tient à mes côtés. Nous n’avons pas échangé le moindre mot depuis des heures.

Elle n’était pas là. Puis il y eut un moment. J’ai perdu la mémoire d’avant cet instant mais je me souviens en lambeaux que j’étais égaré, une feuille dans le vent d’automne, une feuille dans l’automne splendide et les flèches de l’hiver me transperçaient. J’errais dévasté, défait, démâté. Animal meurtri, je parcourais la terre grasse, je reniflais l’humus, mes ongles fouillaient le sol. Je frottais ma peau à vif contre les écorces. Le sang suintait et ça me plaisait. Du moins le croyais-je. Elle n’avait pas d’existence, pas même l’éventualité d’une existence. En moi, une douleur sourde occupait l’espace de mon ventre, une douleur dense ajoutée au sifflement continu dans mon oreille. J’éjaculais entre les racines, j’enculais la terre. Aucun arbre ne comptait. Aucun ciel ne valait le ciel. Et le vent toujours mauvais charriait des cauchemars, les images crasseuses de mes nuits ajournées.

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Voici ce dont je me souviens. Le moment suivant, elle se tenait là. Son regard a provoqué le mien. Elle a murmuré mon prénom. Aussitôt, j’ai perdu la mémoire. J’avais trouvé un chemin à travers les éclats roux de l’automne.

Une forêt. Les nuages se replient sur eux-mêmes, déboulent dans le ciel qui seul se déplace, affûtant notre immobilité, notre constance débile et invariable. Nous sommes petits dit-elle. Oui mais le vent est grand je dis et j’ajoute ferme les yeux, oublie ta peur, écoute la complainte dans les arbres et les secousses des cimes et elle dit, un chuchotement à peine, oui, oui, j’entends, j’entends le chant des vagues. Moi je ne dis plus rien. J’embrasse la pulpe de ses lèvres et nous fouillons nos bouches et je détache sa robe et je descends mon jean et je la pousse contre un tronc et je la soulève et ses jambes m’agrippent et rude j’entre en elle et ses mains au bout des bras levés caressent l’écorce moussue et la pluie tombe drue, froide, et les cheveux dégoulinent et je lape l’eau entre les seins sur la peau hérissée et en elle je me dissous et nous jouissons et nous nous affalons et la terre boueuse nous recueille. C’est tout.

Buenos Aires klaxonne. La tragédie bordélique de la ville s’assoit sur le rebord de la fenêtre. La chambre absorbe la chaleur captive. Elle nue, couchée sur le ventre, vrillée dans les draps blancs. Je fume une cigarette. La fumée s’immobilise dans l’air compact puis bascule vers le trottoir. Tout ce sang enfermé en moi, que je lape quand il s’échappe par accident. Je voudrais venir à moi du dehors et non du dedans. Je dévisse un regard imprudent. Elle, paupières mi-closes, cheveux emmêlés. Des perles de sueur fusionnent et s’effondrent dans le détroit des vertèbres vers où convergent les muscles de son dos, avant de trouver un chemin de pesanteur par le vase des hanches.

Ensuite son œil coquin par-dessus l’épaule. Un œil affamé. Elle soulève un fruit, son cul. Elle écarte les genoux. Le mouvement de son doigt entre les cuisses m’invite sans détours au retour. Le désir qui avait reflué explose. Je ne suis que chemins enflés, afflux des veines, soif hantée.

Le billet d’avion que je reçois indique Vienne. Fidèle à Thomas Bernhardt, j’avais d’avance dit non pas là. Pour elle, une histoire de romancier merdique contemporain et d’ours alors que, dans ce cas, les musées, l’architecture et le Danube. Mais elle gagne à tous les coups. Ainsi entre chaque coup je m’emmerde un peu. Allongés dans le Burggarten, nous partageons de la mu-

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sique. Un écouteur, la seconde oreille libre pour amalgamer depuis le monde extérieur — un décor ancien qui implose avec la lenteur d’une vie d’arbre — les trois dimensions du son, la brise dans le feuillage, les rires agressifs des enfants. Loin au-dessus de nous, avril délivre un ciel de camaïeu et des promesses grosses dans la panse des nuages. Sous nos corps humides, la terre gorgée ourdit des assauts prochains — j’ai repéré çà et là les éclaireurs éclos.

Nos corps attenants, nos corps un instant siamois font rempart. Pareils aux Amérindiens génocidés de la Terre de Feu, nous conservons la flamme vive entre nos chairs et nos squelettes canoës. Une musique inconnue, de la soul blanche et pourtant chaude dévie mes pensées suspendues à un crochet. Je dis c’est quoi ça ? Elle répond Action Man de Joan As A Police Woman.

Que se passerait-il si personne ne mourait ? Si personne ne disparaissait ?

Qu’adviendrait-il de l’idée chienne de l’amour ? La chanson terminée, je me dégage et je dis on se tire d’ici. Elle me devance sur l’herbe au cordeau de la pelouse. Je m’attarde sur son cul ajusté dans un jean, le rythme des fesses sous les jambes paresseuses, un oméga calligraphié, cette merveille. Tout à l’heure, aucun Danube ne pourra m’empêcher. À moins qu’elle, qui gagne à tous les coups. Le désespoir enjoué, je sifflote. Au loin, la grand-roue du Prater modélise des régions.

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La Pologne de ses rêves

Alors que le communisme bat son plein en Europe de l’Est, Pawel Pawlikowski naît en 1957 à Varsovie d’un père médecin juif et d’une mère professeur d’anglais à l’université. Témoin de la séparation de ses parents, il voit son père fuir la Pologne pour Vienne. Deux ans plus tard, alors qu’il a quatorze ans, c’est au tour de sa mère de quitter le pays. Il la suit en Angleterre. En tant qu’enfant arrivant tout droit de contrées communistes, il attire immédiatement l’attention des prêtres de l’internat catholique où il est inscrit, qui tentent d’effacer en lui toute trace de communisme et de lui réapprendre à « vivre normalement ». Comme Ida, l’héroïne de son nouveau film, il fait l’expérience du monde qui sépare les deux dogmes. Il s’échappe.

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des rapports conflictuels entre le communisme et le catholicisme propres à la Pologne qu’Ida met en scène.

On le retrouve quelques années plus tard étudiant la philosophie et la littérature à Londres et Oxford. Il entame même une thèse de doctorat sur le poète autrichien Georg Trakl (une façon de se rapprocher de son père ?). Mais c’est à l’occasion d’ateliers de cinéma qu’il trouve vraiment sa voie et finit par être engagé au service documentaire de la BBC. Il réalise plusieurs documentaires portant sur l’Europe de l’Est, dont notamment From Moscow to Pietushki (1990), Serbian Epics (1992), couronné de deux grands prix (le Festival du film documentaire de Marseille et le Festival dei popoli de Florence), et Tripping with Zhirinovsky (1995) récompensé par le Grierson Award du Best British Documentary et par le Golden Gate Award au Film Festival de San Francisco.

En 2000, il scénarise et réalise un premier film de fiction intitulé Last Resort (en français, Transit Palace), plusieurs fois récompensé en tant que meilleur film (Edimbourg, Thessalonique, Gijon, Motovun). L’Europe de l’Est reste au centre de ses préoccupations, puisque le film met en scène une jeune mère quittant Moscou avec son fils pour retrouver son fiancé en Angleterre et qui finit par demander l’asile politique. Le cadre général du film n’est pas sans rappeler l’exil de Pawel Pawlikowski, mais le jeu des comparaisons s’arrête probablement là.

Réalisé après My Summer of Love (2004) et la Femme du Ve (2011), Ida est le quatrième film de fiction de Pawel Pawlikowski. Il est cependant le premier à être tourné en polonais, comme un moyen pour l’artiste de traiter au mieux le sujet.

On le sait, certains problèmes ne peuvent se dire que dans la langue à laquelle ils sont attachés. C’est le cas, notamment,

Pologne, 1962. La neige tombe dru sur le couvent où Anna (Agata Trzebuchowska), jeune novice orpheline, est sur le point de prononcer ses vœux. Mais la Mère supérieure sait qu’elle n’est pas encore tout à fait prête : il lui faut affronter une dernière épreuve. Elle demande à la jeune femme de se rendre à Varsovie afin de rencontrer sa tante, Wanda (Agata Kulesza), la seule famille qui lui reste et qu’elle n’a encore jamais vue. La visite s’avère désagréable. La tante est amère ; elle se moque : une nonne juive ! Parce qu’Anna s’appelle en fait Ida, Ida Lebenstein, et qu’elle est le portrait craché de sa sœur, morte pendant la guerre. La voir porter le voile insupporte Wanda, d’autant plus que, surnommée Wanda-la-Rouge (mais est-ce le rouge du communisme ou le rouge du sang ?), elle est procureur au service du Parti. Alors qu’AnnaIda s’apprête à rentrer au couvent, Wanda la rattrape. Elle veut l’aider à trouver où ses parents sont enterrés. Elle-même semble désirer le savoir depuis longtemps, tout en ayant peur de ce qu’elle découvrira. Elle ne peut s’empêcher d’admirer la détermination de la jeune fille, dont on ne sait s’il faut l’attribuer à la sagesse ou la naïveté.

« Et si tu te rendais compte, en chemin, que Dieu n’existe pas ? » C’est que le périple d’Ida commence à peine. Ce n’est pas tant à la rencontre de sa tante que la Mère supérieure l’envoyait, mais à la rencontre, bien plus difficile, d’elle-même et de son histoire. Le parcours d’Ida tient d’une métamorphose, mais d’une métamorphose en ceci particulière que c’est en ellemême qu’Ida se transforme. Le titre du film, si sobre, convient parfaitement.

Si la quête s’avère douloureuse pour la tante, Ida tient bon.

Elle traverse, sereine et pleine d’une force tranquille, ce monde qu’elle découvre et toutes ces premières fois auxquelles elle goûte. Pour se (re)trouver et reconquérir son identité, il lui faudra pourtant creuser l’histoire, son histoire, comme on creuse la terre, et déterrer ce qu’il y a à déterrer.

Ida sait ce qu’elle a à faire et elle le fait.

Dans cette Pologne communiste d’après-guerre, où tout le monde a un lourd passé, Ida incarne à elle seule toute l’histoire et les contradictions de ce pays. Ou plutôt, elle incarne

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le dépassement de ce que la Pologne érige en contradiction : la possibilité d’être à la fois Polonaise et juive. Mais le film ne prétend pas expliquer quoi que ce soit. Pawel Pawlikowski dit en effet, dans un entretien à Télérama : « Si j’avais voulu expliquer les rapports des Polonais avec les juifs, il m’aurait fallu écrire un énorme livre. Les personnages de mon film sont contradictoires, délicats, ils ne sont pas là pour illustrer un discours. » La puissance du propos est admirablement mise en image par le directeur photo Lukasz Zal. Tandis que la caméra fixe et le noir et blanc rappellent les films muets (d’ailleurs, comment le silence pourrait-il ne pas être signifiant alors qu’Ida s’apprête à prononcer ses vœux ?), du format carré du cadre et du cadrage se dégage une indéniable poésie. Il y a quelque chose, dans Ida, du réalisme poétique en vogue en France dans les années 1930-1940 : la puissance des dialogues qui, loin d’entrer en contradiction avec le silence, n’en ressortent que davantage, l’environnement populaire et, bien entendu, la poésie dans le réel (comme ce vitrail réalisé par la mère d’Ida pour l’étable).

encore) et l’admirable jeu des acteurs vient amplement le confirmer. Non seulement celui de la jeune Agata Trzebuchowska, d’une justesse à couper le souffle dans ce rôle difficile, mais aussi celui d’Agata Kulesza, actrice confirmée qui incarne brillamment le rôle ambigu de Wanda, librement inspiré de la vie de Helena Wolinska-Brus. Cette Polonaise juive née en 1919 qui devint, après la guerre, juge et procureur du Parti communiste fut accusée par la Commission d’enquête sur les crimes contre la nation polonaise d’avoir procédé à des arrestations illégales, notamment celle d’Emil August Fieldorf, général polonais et héros de la Résistance, qui refusa de collaborer avec le régime communiste et fut exécuté en 1953.

Elle mourut en 2008 avant que la Pologne ait réussi à obtenir son extradition.

Avec Ida, Pawel Pawlikowski a fait le pari difficile de s’attaquer enfin au sujet autour duquel il n’a cessé de tourner. Et il a bien eu raison. Ida est son premier chef-d’œuvre et un très grand film.

L’espace entre les personnages et le bord supérieur du cadre est un procédé puissant. Si Pawel Pawlikowski refuse d’intellectualiser sa démarche, elle nous semble cependant revêtir un sens important : loin d’écraser Ida, l’espace qui se déploie au-dessus d’elle semble être le lieu de sa rencontre avec le divin.

Pour cette raison, le procédé est emblématique du film. Si le sujet est loin d’être drôle, il est traité d’une façon telle qu’il évite toute lourdeur. Paradoxalement, ce n’est pas de mort qu’il est d’abord question mais de vie : quelque chose de résolument optimiste se dégage d’Ida, qui met en scène un véritable commencement. À la fin du film, c’est très décidée que la jeune femme marche vers son destin, d’autant plus décidée qu’elle agit alors en toute connaissance de cause.

Pawel Pawlikowski confiait le 11 février à Télérama, à l’occasion d’une session de « photos commentées » issues de son film : « On me dit parfois que je suis un cinéaste intello, mais je suis, bien davantage, un sensualiste. J’ai besoin d’aimer physiquement les images que je fais, les sons, les lumières.

Je veux avoir le sentiment d’être avec les personnages dans l’espace que je crée. Je veux être dans la Pologne de 1962.

Ida, je peux la toucher. » On le croit sans peine (j’en frissonne KAROO cinéma pawel pawlikowski

par Martha Beullens

Les contes d’Anderson

© nean

Si Wes Anderson était écrivain, il publierait sans aucun doute ses livres aux éditions de Minuit. Dans chacun de ses films, il propose un univers stylisé, parfois à la limite du maniérisme. Chaque cadre, chaque décor, chaque accessoire est pensé avec soin. En véritable démiurge, il crée un monde fantaisiste où s’agitent des personnages absurdes et névrosés. Et il s’amuse chaque fois à aborder un genre nouveau : le film d’animation avec Fantastic Mister Fox, la chronique adolescente avec Moonrise Kingdom ou le film initiatique avec À bord du Darjeeling Limited.

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Reconnu internationalement comme un des meilleurs cinéastes actuels, lauréat de nombre de prix, habitué des festivals (Annecy, Cannes, Berlin), Wes Anderson est un personnage à part dans le cinéma indépendant américain.

Porté par le soutien financier de mécènes, il jouit d’une liberté artistique totale, lui permettant d’assouvir ses moindres lubies visuelles et d’explorer les terrains cinématographiques qui lui chantent et nous enchantent. Cet autodidacte, né en 1969 au Texas, a commencé par des études de philosophie.

Ayant tourné son premier court métrage à la fin de ses études universitaires, il s’est formé seul au langage cinématographique. Sa filmographie compte huit longs métrages : Bottle Rocket (1996), Rushmore (1998), la Famille Tenenbaum (2001), la Vie aquatique (2004), À bord du Darjeeling Limited (2007), Fantastic Mister Fox (2010), Moonrise Kingdom (2012) et The Grand Budapest Hotel, sorti en février dernier. Retour sur une œuvre singulière, mêlant obsessions et figures de style.

Chapitre Pour The Grand Budapest Hotel, Wes Anderson dit s’être inspiré des écrits de Stefan Zweig. Or, de littérature, il est souvent question dans ses films. La sœur de la Famille Tenenbaum écrit des pièces de théâtre, comme le personnage de Max Fisher, interprété par Jason Schwartzman, dans Rushmore. The Grand Budapest Hotel joue sur une narration à trois niveaux emboîtés : le film s’ouvre par le récit d’un vieil auteur fatigué évoquant son séjour dans le fameux palace, plusieurs années auparavant, au cours duquel lui fut contée l’histoire de l’établissement au temps de la Deuxième Guerre mondiale. La Famille Tenenbaum est construit comme un livre, avec voix off et chapitrage illustré à l’écran par des pages qui se tournent. Wes Anderson raffole de ces dispositifs. Dans ses films dont les personnages principaux sont des enfants, on les entend lire les lettres qu’ils s’écrivent (les lettres d’amour de Moonrise Kingdom, les lettres qu’échangent Max et Dirk dans Rushmore). De même, le cinéaste a souvent recours aux intertitres, que ce soit pour structurer ses films ou pour décliner des inventaires, des galeries de personnages. À cet égard, la séquence de Rushmore où sont exposées toutes les passions de Max est une des plus réussies du film. À la manière d’un Woody Allen, la typographie des génériques de ses films est toujours la même, comme une signature visuelle de plus.

Mais Wes Anderson ne fait pas qu’utiliser les codes de l’objet livre, il lui arrive d’en adapter parfois. Si Stefan Zweig a servi d’inspiration à son dernier film, il avait auparavant

réalisé une adaptation littéraire avec Fantastic Mister Fox, où son style poétique et graphique répondait à merveille à l’univers enchanteur du roman de Roald Dahl. Les poupées animalières du film s’animaient au rythme de nos souvenirs de lecture. Jamais autant que dans le film d’animation le cinéaste n’aura excellé dans son art du cadrage.

Cadres et symétrie Car si l’on peut reconnaître un film de Wes Anderson, c’est bien à son sens exigeant du cadrage. Dans ses premiers films n’apparaît pas encore l’attention maniaque qu’il porte à l’image. Bien sûr, on perçoit déjà son goût pour la symétrie.

Personnages et objets sont filmés en gros plans, placés pile au milieu du cadre. Certains mouvements de caméra caractéristiques sont déjà présents, notamment les panoramiques pour filmer les dialogues entre deux personnages autrement que par un simple champ-contrechamp. La Famille Tenenbaum marque un tournant dans la maîtrise de son style. Le film se déroule en grande partie dans une immense maison familiale new-yorkaise et Anderson la filme comme une maison de poupées. Les personnages sont enfermés dans le cadre de l’image comme dans leur vie. Promenant sa caméra dans le décor, il soigne chaque plan et la symétrie règne en maître.

Le cinéma contemporain — en particulier Sofia Coppola, avec laquelle Anderson a certains points en commun — utilise énormément le cadre pour signifier l’enfermement, l’ennui, le poids familial, la volonté d’émancipation. Cependant, chez Wes Anderson, la minutie des cadrages confine à l’obsession.

On trouve d’ailleurs facilement sur internet des compilations de plans de ses films insistant sur l’utilisation de la symétrie.

Donc, dès la Famille Tenenbaum se dessine un style visuel reconnaissable entre mille. La Vie aquatique, son film le plus cher et son échec public le plus cinglant, le confirme. Cette fois, point de grande maison mais un sous-marin digne de Cousteau, auquel le film rend hommage. (D’ailleurs, Cousteau était déjà présent dans Rushmore, où l’on voyait Max Fisher emprunter l’un des livres du commandant à la bibliothèque de son école pour tenter d’accoster une professeure dont il était amoureux.) La Vie aquatique, odyssée sous-marine et burlesque, film incompris et mal-aimé, regorge de séquences féeriques et émouvantes. Citons ce moment dramatique à la fin du film où Anderson filme caméra à l’épaule et à hauteur de personnages. Par la suite, le cinéaste a continué d’affiner son style. Si Moonrise Kingdom condensait les plans et les

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cadrages fétiches de son auteur, The Grand Budpest Hotel ajoute à cela la maîtrise narrative. Et il ne faudrait pas oublier Fantastic Mister Fox, film d’animation, certes, mais avant tout vrai défilé de mode.

Stylisme Outre les décors, les cadrages et la narration, Wes Anderson est en effet particulièrement pointilleux sur une chose : les costumes. À commencer par les siens. Car le cinéaste est un dandy. The Grand Budapest Hotel en constitue l’illustration la plus flagrante : le personnage principal est un concierge coquet, sensible aux couleurs, aux parfums, aux étoffes. Si les personnages de Bottle Rocket s’habillaient comme la bande de pieds-nickelés qu’ils constituaient, ceux de Rushmore possèdent un code vestimentaire bien précis : Max Fisher ne quitte pas son blazer bleu et sa cravate rouge. Puis, pour ne pas risquer de se perdre au sein de la Famille Tenenbaum, chacun de ses membres est habillé d’une façon particulière.

On garde aussi en mémoire les uniformes de l’équipe de Steve Zissou dans la Vie aquatique et leur emblématique bonnet

rouge. Les trois frères voyageant à bord du Darjeeling Limited jurent parmi les autres passagers : vêtus de complets de grands tailleurs, ils se disputent une ceinture ou s’extasient sur une paire de souliers indiens typiques. Le renard de Fantastic Mister Fox porte les mêmes atours que Wes Anderson lui-même : costume en velours beige et chemise assortie. Les scouts de Moonrise Kingdom feraient pâlir d’envie n’importe quelle troupe : chemise impeccablement glissée dans le short, chapeau vissé sur la tête au millimètre et foulard parfaitement noué. Et donc, le concierge de The Grand Budapest Hotel se parfume à l’air de panache et enjoint à chacun de ses grooms de porter le calot de la façon la plus élégante qui soit. De toute façon, stylisme et stylisation ont toujours fait la paire.

Melville pouvait tourner cinquante fois une séquence pendant laquelle un personnage mettait son chapeau sur sa tête. La Nouvelle Vague montrait des personnages soucieux de leur apparence et de leurs gestes. Ce n’est qu’un héritage de plus pour le cinéma d’Anderson.

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Nouvelle Vague et monde perdu D’ailleurs, l’influence de la Nouvelle Vague apparaît nettement dans ses films. La notion d’auteur chère aux jeunes cinéastes des années 1960 ne l’est pas moins à Wes Anderson et à son cinéma, qui emprunte beaucoup à la littérature. En outre, ses films sont baignés de musiques de ces années-là : le rock des Kinks et des Stones le dispute aux chansons de Françoise Hardy et de Joe Dassin. Anderson aime aussi les musiques d’un autre temps, les airs de Benjamin Britten, les ritournelles au clavecin. En ce sens, ses films entretiennent l’illusion d’un monde perdu. Un monde où l’on voyage en train, où l’on descend dans les grands hôtels, où l’on s’habille en dandy, où l’on écoute les yéyés avec le même plaisir que de la musique classique. C’est la morale de The Grand Budapest Hotel : Monsieur Gustave, le concierge, entretenait un monde de sophistication en voie de disparition. Comme Wes Anderson, en somme. C’est un cinéaste du charme, comme Woody Allen, comme François Truffaut. Il réalise des films dans lesquels on a envie de vivre. Le drame est toujours présent à l’arrière-plan mais les bonheurs de la vie, les plaisirs des sens occupent tout le cadre. On s’y sent bien. On a envie d’être l’ami de Max Fisher, d’embarquer dans le sous-marin de Steve Zissou, de loger au Grand Budapest Hotel de la même manière qu’on aimerait visiter un musée avec Alvy Singer ou prendre un café avec Antoine Doinel. Et cela tombe bien, car Truffaut est un cinéaste qui a énormément influencé Wes Anderson dans sa manière de filmer les enfants.

sauvage. La même liberté habite Moonrise Kingdom. Deux jeunes adolescents amoureux quittent leur foyer respectif à l’insu de leurs parents, davantage occupés à vivre leur crise de la quarantaine qu’à élever leur progéniture. Le cadre sauvage d’une île de la Nouvelle-Angleterre sert de décor à ce film à part dans la filmographie de son auteur. Pour preuve, cette scène symbolique où un perçage d’oreilles traduit la perte de la virginité. La scène est sublime et aborde avec délicatesse la sexualité, peu présente dans l’univers du cinéaste. Rushmore parodie le highschool movie en un film intello et sophistiqué.

Le personnage principal, Max Fisher, y tombe amoureux d’une adulte qui se comporte comme une adolescente n’ayant pas fait le deuil de son mari décédé, comme d’un chagrin d’amour dont on a du mal à se remettre. Si la déception de Max est énorme quand Rosemary refuse ses avances, elle le devient encore plus lorsqu’il découvre que son meilleur ami, père de deux de ses camarades de classe, entretient une relation avec la jolie professeure.

Adultes au bord de la crise de nerfs et enfants pas si terribles que ça On fait souvent le reproche à Patrick Modiano d’écrire perpétuellement le même livre. On pourrait dire semblablement de Wes Anderson qu’il raconte toujours la même histoire.

Chacun de ses films met en jeu la question de la filiation. À ce titre, François Truffaut plane comme une référence bienveillante. Si l’enfance est toujours présente en filigrane dans les films d’Anderson, Moonrise Kingdom et Rushmore sont exclusivement centrés autour de jeunes adolescents. Pour préparer la réalisation de Moonrise Kingdom, il a expliqué avoir revu l’Argent de poche de Truffaut. Ce film de 1976 suit les aventures estivales et sentimentales d’enfants et de jeunes adolescents dans une petite ville de province française. Avec l’habileté qui le caractérise, Truffaut filme les pérégrinations de ces enfants, leur ennui, leurs émois. C’est un film libre et KAROO cinéma wes anderson

Dans les films de Wes Anderson, les enfants écrivent des pièces de théâtre hermétiques dès l’âge de dix ans tandis que les adultes font l’école buissonnière. Les rapports parentsenfants sont perpétuellement inversés. Les trois frères d’À bord du Darjeeling Limited recherchent une mère qui les a abandonnés pour devenir mystique au fin fond des Indes. Les adolescents de Moonrise Kingdom aspirent au calme pendant que les adultes sont au bord de la crise de nerfs. Monsieur Gustave est comme un père de substitution pour l’un de ses grooms du Grand Budapest Hotel. Steve Zissou est un père indigne avec lequel la vie est certes aquatique mais fort éloignée d’un long fleuve tranquille. Le Fantastic Mister Fox ne l’est pas tant que ça aux yeux de son fils, qu’il délaisse. La Famille Tenenbaum constitue le sommet psychanalytique de cette obsession andersonienne : observer les relations tordues et incongrues, le déséquilibre familial et affectif pas si éloigné de notre réalité.

Une troupe toujours présente Ses films ont beau montrer des environnements disloqués, Wes Anderson est un homme bien entouré. Par ses financiers et distributeurs, déjà. Mais surtout par ses collaborateurs. Son frère, Eric Chase Anderson, qui exerce comme illustrateur, a également tenu cinq petits rôles dans ses films. Les frères Wilson, Luke et Owen, l’ont aidé à coécrire certains de ses films en plus d’y jouer. D’autres acteurs se plaisent à tenir des rôles majeurs ou à faire des apparitions : Adrian Brody, Willem Dafoe, Jeff Goldblum, Angelica Huston, Edward Norton, Bill Murray et Jason Schwartzman. Ce dernier a trouvé son premier rôle avec le personnage de Max Fisher dans Rushmore. Il est réapparu ensuite dans les derniers films de Wes Anderson et a coécrit À bord du Darjeeling Limited. Jason Schwartzman est le cousin de Sofia et Roman Coppola et c’est bien connu : chez les Coppola, on aime travailler en famille. En plus de rédiger certains scénarios avec Anderson, Roman Coppola est

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depuis quelques films son assistant-réalisateur ou réalisateur de deuxième équipe. Noah Baumbach, autre cinéaste indépendant féru de Nouvelle Vague (dans son dernier film, Frances Ha, il a même réutilisé la bande originale des Quatre Cents Coups), a travaillé sur les derniers films de Wes Anderson. Mais parmi toutes ces collaborations, la plus importante reste celle avec Bill Murray.

Éloge de Bill Murray Bill Murray connut un succès phénoménal dans les années 1980 comme chasseur de fantômes dans les films d’Ivan Reitman et en 1991 avec Un jour sans fin. Puis, sa carrière s’est essoufflée. C’est Wes Anderson qui l’a ressorti du bref oubli où il n’aurait jamais dû tomber, en offrant, avec Rushmore, un parfait écrin à son jeu burlesque. Dans ce film, Murray interprète un industriel, père de famille peu respecté et amoureux d’une jeune professeure. Ce personnage drôle, lunaire et déboussolé a remis l’acteur dans la lumière. Sofia Coppola le consacrera définitivement avec Lost in Translation, en mettant en relief son potentiel comique aussi bien que son côté sensible. Mais c’est sans doute dans la Vie aquatique que Bill Murray se révèle plus encore. Ce film écrit sur mesure lui laisse la possibilité de déployer une palette de jeu immense.

Il s’y montre tour à tour cynique, idiot, distrait, irresponsable, clown, touchant, attachant, tant et si bien que le film apparaît autant un hommage au commandant Cousteau qu’à ses dons prodigieux d’acteur. Depuis Rushmore, Murray joue ainsi dans chaque film d’Anderson, en alternant premiers rôles marquants et apparitions que le spectateur friand guette avidement. Il n’est pas donné à n’importe quel cinéaste de faire d’un acteur une véritable icône. Et c’est ainsi que Wes Anderson est grand.

par Camille Burtin

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Alain Resnais

D.R.

Et c’est toujours le même, et c’est toujours un autre

Alain Resnais est mort le 1er mars 2014. Et l’on n’a pas envie de trouver les superlatifs qui exprimeraient l’ampleur de la perte ou l’importance du cinéaste.

La disparition d’Alain Resnais n’est pas seulement celle d’une figure essentielle de la modernité du cinéma des années 1960 et des quatre décennies suivantes ; c’est aussi celle d’un cinéaste actif qui n’a pas été à Berlin en février dernier pour recevoir l’Ours d’argent récompensant Aimer, boire et chanter : il travaillait sur son film suivant.

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Un cinéma en perpétuel renouvellement « Il n’y a rien qui ressemble moins à un film de Resnais qu’un autre film de Resnais », a dit Pierre Arditi pour résumer la faculté qu’avait le cinéaste de se renouveler à chaque film.

On pourrait ajouter que nombre de ses films auraient pu constituer le chef-d’œuvre d’une carrière. Il faudrait à Karoo un article par film pour rendre compte de l’œuvre de Resnais.

On se contentera ici de la survoler.

Hiroshima mon amour sort en 1959, la même année que les Quatre Cents Coups de Truffaut, un an avant À bout de souffle de Godard. Mais Resnais ne fait pas partie de la Nouvelle Vague. Il n’est pas de la même génération et ne fonde pas son œuvre sur les mêmes postulats. Avec Hiroshima mon amour, c’est presque une deuxième carrière qui commence, puisque Resnais a déjà réalisé une vingtaine de documentaires et courts métrages qui ont eu un retentissement considérable : Van Gogh (1947) est couronné par un Oscar et Nuit et Brouillard (1957) demeure l’une des évocations les plus fortes des camps de concentration nazis.

Un nouveau cinéma ancré politiquement À l’inverse des cinéastes de la Nouvelle Vague, Resnais ne se définit pas comme un auteur, mais comme un réalisateur. Il choisit ses sujets mais travaille systématiquement avec un scénariste. Et ses postulats narratifs sont aux antipodes du souci de copier la réalité. Il revendique des dispositifs construits dont il exhibe volontiers les artifices. Resnais va opérer une révolution dans la narration cinématographique, proche de celle entreprise par les auteurs du Nouveau Roman qui seront les scénaristes de ses premiers films (du moins ceux qui entreprendront une carrière cinématographique après leur collaboration avec Resnais) : Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour (1959), Alain Robbe-Grillet pour l’Année dernière à Marienbad (1961). À partir de ces films, Resnais expérimente et bouleverse les codes, rompt avec la linéarité de l’intrigue, la cohérence spatio-temporelle, floute la frontière entre les niveaux de réalité et propose un montage visuel et sonore en rupture avec les conventions confortables en vigueur.

C’est l’écriture cinématographique de Resnais qui fait son style. Et ce n’est pas un hasard s’il a étudié le montage et

non la réalisation. Mais ses films n’en sont pas moins toujours très fortement ancrés dans la réalité de son époque, dont il traite, à chaud, les thèmes les plus polémiques. Il aborde la torture en Algérie dans Muriel ou le Temps d’un retour (1963).

Le scénario est de Jean Cayrol (l’auteur du texte de Nuit et Brouillard). Delphine Seyrig (révélée par Marienbad) propose dans ce film ce qui est peut-être la plus parfaite interprétation d’un des paradoxes de l’œuvre de Resnais : l’expression de la mélancolie la plus sincère et déchirante d’une façon distanciée, presque artificielle.

Resnais aborde ensuite le franquisme avec La guerre est finie (1966), inspiré de la biographie de Jorge Semprun, qui signe le scénario. En 1967, il participe à Loin du Vietnam, film collectif sur la guerre du Vietnam supervisé par Chris Marker, avec qui il avait coréalisé Les statues meurent aussi en 1953, un court métrage documentaire dénonçant la condescendance colonialiste française à l’égard de l’art africain, qui fut censuré pendant huit ans.

De la science-fiction à la science expérimentale, du scandale politique aux affres de la création Resnais a longtemps envisagé d’adapter une aventure d’Harry Dickson de Jean Ray. Le projet ne s’est jamais concrétisé, mais Resnais a travaillé avec un autre auteur belge, nouvelliste génial à la frontière entre le fantastique et la SF. Jacques Sternberg lui écrira le scénario de Je t’aime, je t’aime (1968), avec sa machine à remonter le temps qui dérape et permet tout à la fois une narration aléatoire, une nouvelle exploration de la frontière entre le vécu et le souvenir, et un montage jubilatoire. Douze ans plus tard, avec Mon oncle d’Amérique (1980), il fera le grand écart entre la SF et la vulgarisation des neurosciences. Le film fait alterner trois histoires qui illustrent les théories développées par Henri Laborit dans son ouvrage Éloge de la fuite. Elles sont appréhendées de trois points de vue : le présent des personnages, leurs fantasmes et le commentaire scientifique de Laborit, qui rapproche les comportements des personnages des expériences menées sur des rats en laboratoire.

Entre ces deux films, Resnais en réalisera deux autres qui abordent un scandale politico-financier des années 1930 et les mécanismes de la création. Stavisky… (1974) fournit à un Belmondo épatant son dernier grand rôle dans un film

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L’Année dernière à Marienbad, 1961

non exclusivement destiné au grand public. Pour l’occasion, Resnais retrouve Jorge Semprun qui traite des collusions entre la finance et la politique, avec en toile de fond la tentative d’exil de Trotski en France. Providence (1977), sur un scénario du dramaturge anglais David Mercer, analyse le processus de création à travers le récit labyrinthique de la nuit d’un romancier aux prises avec le chablis et ses personnages.

Renouvellement des équipes De l’exploration des sentiments amoureux à la comédie musicale Les années 1980 seront graves, consacrées à l’analyse de la passion amoureuse confrontée à la mort, au libre-arbitre et au hasard. La vie est un roman (1983), l’Amour à mort (1984) et Mélo (1986) sont peut-être plus accessibles d’un point de vue formel. Ils consacrent par ailleurs un trio d’acteurs qui va accompagner Resnais tout au long de sa filmographie ultérieure : Pierre Arditi, André Dussollier et Sabine Azéma. Dans Mélo, le monologue de Dussollier, tourné en un long plan séquence de dix minutes, est devenu un classique.

Après l’ovni I Want to Go Home (1989) dans lequel il voulait rendre hommage à la BD, une de ses grandes passions, et qui est aussi son film le plus décrié, Resnais aborde la partie la plus ludique de sa filmographie. Il s’associe avec le duo Jaoui/ Bacri, véritable coqueluche de l’époque. Grâce à Resnais, ils abandonnent leur suffisance moralisatrice et écrivent deux comédies alertes dont la dernière frise la comédie musicale : le dyptique Smoking/No Smoking (d’après une pièce d’Alan Ayckbourn, Intimate Exchanges, 1993) et On connaît la chan-

son (1997), qui ont rendu Resnais accessible au grand public.

On connaît la chanson restera le plus grand succès public et critique de sa carrière.

Les années de liberté et le retour au théâtre Les films réalisés par Resnais à partir des années 2000 sont l’œuvre d’un cinéaste qui donne libre cours à sa fantaisie. Il ose l’adaptation fidèle d’une opérette des années 1920 (Pas sur la bouche, 2003), propose une tragi-comédie (Cœurs, 2006), demande à Christian Gailly d’adapter un de ses romans dont il tire une histoire d’amour surréaliste (les Herbes folles, 2009). Resnais revient ensuite à son amour du théâtre avec Vous n’avez encore rien vu (2012), librement inspiré de deux pièces de Jean Anouilh, Eurydice et Antoine ou l’Amour raté. Aimer, boire et chanter porte pour la troisième fois à l’écran, après Smoking/No Smoking et Cœurs, une pièce d’Alan Ayckbourn. Sorti en mars dernier, ce film grave et léger a reçu un accueil partagé, preuve que le cinéaste continuait, malgré son âge et sa réputation, à bousculer les repères et susciter la controverse. Ce qui frappe est la manière dont Resnais y repense une nouvelle fois les rapports cinéma-théâtre, en inventant des solutions de mise en scène très différentes de ses adaptations de pièces précédentes. Qui sait ce qu’il nous réservait encore ?

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par Thierry Leroy

Le fantôme d’Harry Dickson

« Je ne regrette, déclarait Resnais en 1977, ni les films que j’ai faits ni ceux que je n’ai pas faits. L’essentiel est de tourner : ce qu’on n’a pu mettre dans un film se retrouve dans un autre. Mon seul regret est de ne pas tourner assez. » Ce qui ne nous empêche pas, à la lumière de Marienbad et de Providence, de rêver aux nombreux projets qu’il ne put mener à bien : l’Île noire d’après Hergé ; Fantômas ; Mandrake le magicien ; Conan le barbare ; des envies de scénario avec des auteurs aussi différents que Stan Lee (le créateur de Spiderman), Michel Le Bris et Milan Kundera ; un opéra de Kurt Weill, Le tsar s’est fait photographier… Et, bien sûr, le plus légendaire d’entre eux, les Aventures de Harry Dickson, qui ne put se faire faute de financement et dont le scénario, signé Frédéric de Towarnicki, a fait en 2007 l’objet d’une

édition soignée chez Capricci. (Pour la petite histoire, c’est par l’entremise d’Henri Vernes que Resnais rencontra Jean Ray en Belgique.)

Dans la filmographie de certains cinéastes circule un film fantôme, qui irrigue souterrainement les films qu’ils ont effectivement réalisés. C’est, chez Fellini, le Voyage de G. Mastorna, récit d’un périple au royaume des morts auquel il dut renoncer à la veille du tournage en raison d’ennuis de santé, et qui hante toute son œuvre ultérieure — comme si chaque nouveau film abritait une tentative secrète de tourner enfin Mastorna. Chez Resnais, c’est Harry Dickson. Enfant, il dévorait les fascicules narrant les aventures du « Sherlock Holmes américain ». Il en glissera, en manière d’hommage, quelques couvertures dans Toute la mémoire du monde, documentaire borgesien sur la Bibliothèque nationale. Il y aurait, aux dires du cinéaste, un plan caché d’Harry Dickson dans Hiroshima, mon amour, un autre dans La vie est un roman.

Cherchez bien : dans presque tous les Resnais, survient sans crier gare un glissement furtif vers le fantastique, au parfum de Belgique et de Londres, un plan d’esprit feuilletonesque (qui pourrait d’ailleurs aussi bien sortir d’un film de Feuillade).

C’est le fantôme d’Harry Dickson qui passe.

Passage secret dans la bibliothèque : Stavisky...

Providence

Toute la mémoire du monde

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TROUS NOIRS L’un des seize intermèdes presque noirs de l’Amour à mort

Alain Resnais fut une figure essentielle de la modernité cinématographique, née du désastre de la Deuxième Guerre mondiale. L’espèce humaine venait d’être radicalement niée par les camps d’extermination et la bombe atomique ; et dès lors, la dramaturgie traditionnelle du cinéma se voyait frappée d’impossibilité, inapte qu’elle était à traduire ce désarroi sans recours d’après la fin du monde. Il fallait inventer des formes nouvelles et Resnais s’y employa mieux qu’aucun autre.

Ce sera le temps des scénarios fragmentaires, défaits, en morceaux, des personnages caractérisés par une impuissance,

une paralysie fondamentale face à ce qui leur arrive. Muriel est peut-être le film qui poussera le plus loin cette pulvérisation du réel. Non seulement le montage y est fragmenté à l’extrême, mais le langage même y est frappé de stupeur, les dialogues réduits à des bribes constamment interrompues, des éclats de babil, les personnages se révélant incapables de nommer leur désarroi ou leur vide intérieur.

Par la suite, et notamment à partir des années 1990, le cinéma de Resnais s’est fait plus manifestement léger et joueur.

Cependant, la fantaisie, chez lui, s’enlève toujours sur un fond de néant (combien de morts, de fantômes, de grands dépressifs peuplent son univers ?). En témoigne l’usage tout à fait singulier du noir dans ses films.

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On connaît la chanson. Prologue du film. Nous sommes à la fin de la Deuxième Guerre, dans les bureaux du général von Choltitz, au moment où ce dernier reçoit de Hitler l’ordre de faire sauter Paris. Soudain, une série de mouvements d’appareil très rapides et très courts glissent le long de chacun des personnages présents dans la pièce jusqu’au noir absolu,

comme s’ils étaient aspirés d’un coup l’un après l’autre dans la grande trappe de l’Histoire et du Temps. L’effet est tout bonnement stupéfiant. C’est alors que la voix off de la guide (Agnès Jaoui) prend le relais, et que nous comprenons que cet épisode historique appartenait au récit qu’elle destine à son petit groupe de touristes, dans le Paris d’aujourd’hui.

Mélo. Après avoir écrit dans un bistro une dernière lettre à son mari Pierre, Romaine descend se noyer dans la Seine.

Peu à peu le trajet de la jeune femme et le mouvement de caméra qui l’accompagnait se désolidarisent. Romaine quitte le champ par le bord inférieur du cadre en descendant l’escalier,

tandis que la caméra panote et s’avance vers le fleuve noir et froid qui va bientôt l’engloutir. Resnais fait durer le plan, le noir envahit tout, et c’est comme si le film lui-même se noyait. Fin du deuxième acte.

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Mélo. Trois ans ont passé. Pierre, le mari, rend visite à Marcel, l’amant. Leur échange est tendu, lourd de reproches longtemps tus, de douleur rentrée. Pierre soupçonne-t-il ou non que sa femme le trompait avec son meilleur ami ? S’aveuglet-il volontairement parce qu’il ne veut pas savoir ? C’est impossible à dire. À Marcel, il se met à réciter, de mémoire,

quelques secondes mais il paraît subjectivement beaucoup plus long (au cinéma plus encore que sur un petit écran).

Et ce noir est empli de toute la tristesse abyssale ouverte dans le cœur des deux hommes par le suicide de celle qu’ils aimaient, mais aussi de tous les secrets cachés, de tout le non-dit de la scène. C’est un plan qu’on n’oublie pas.

la lettre que Romaine lui avait envoyée avant son suicide et qu’il connaît par cœur à force de l’avoir relue. C’est alors que la caméra fait une chose invraisemblable. Elle quitte Pierre et descend lentement, lentement vers le sol, caresse les meubles et les objets de plus en plus flous avant de s’abîmer dans le noir absolu, pour remonter le long du corps de Marcel, jusqu’à son visage tétanisé. Le « moment du noir » n’a duré que

Depuis la sortie du film voici près de trente ans, il ne m’a plus quitté.

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par Thierry Horguelin

Homa Arkani est une artiste iranienne née en 1983. Ses peintures à l’huile révèlent son environnement : il s’agit le plus souvent de portraits de ses proches, appartenant à la classe moyenne de Téhéran. Son regard critique et célèbre à la fois les affres de la jeunesse iranienne, toujours avec humour.

Entre pop art et surréalisme, elle capture une génération au futur incertain, tiraillée entre tradition et globalisation. Plus particulièrement, elle parvient à saisir cet instant où les jeunes filles iraniennes, voulant fuir les valeurs du patriarcat, prennent le risque d’une superficialité aussi déroutante qu’admirable.

Peintures et textes : Homa Arkani KAROO création homa arkani

2011 | DANCE WITH ME | 100*100 CM La cuisine est le lieu de vie principal de la femme iranienne. Ici, la jeune fille rompt avec ce modèle et créée sa discothèque personnelle : elle est une belle DJ plutôt que celle qui nettoie la cuisinière.

Derrière elle à l’arrière-plan, une assiette héritée de sa grand-mère.

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2011 | JUST FOR YOU | 170*100 CM Voici trois collégiennes qui se refont une beauté. Banalisée en Iran, la chirurgie esthétique invite les jeunes filles à négliger leur charme naturel à l’âge où il s’épanouit, en exacerbant leurs traits pour plaire aux hommes selon des canons occidentaux.

KAROO création homa arkani

2011 | PANI MONROE | 100*150 CM La modernité de l’Iran ne date pas de l’arrivée d’internet et du satellite, à l’image de cette adolescente en uniforme qui affirme qu’elle n’a besoin de personne pour l’incarner.

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2011 | YOU FUCKED ME UP | 100*200 CM À travers la mise en scène d’un artifice de séduction à la mode, cette jeune fille oublie l’obscurantisme et son quotidien. Un rêve où elle s’évade loin de la tradition pour intégrer le monde contemporain. Elle y est la plus belle…

KAROO création homa arkani

2013 | HAREM | 180*90 CM La composition souligne le contraste entre un intérieur inspiré des palais Qajar (1786 à 1925) et la jeunesse qui l’habite. Ici la joie s’exprime comme une vague dans l’espace. La désinvolture vécue et affichée permet de maintenir la tête hors de l’eau, pour ne pas finir noyé dans la tradition.

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2013 | THRILLER AT IMAMZADEH | 200*100 CM À l’arrière-plan, le décor d’une imamzadeh (NDLR : l’équivalent d’une chapelle) où reposent des martyrs de la guerre Iran-Irak. Les jeunes Iraniens d’aujourd’hui, fils et filles de ces martyrs, ne vivent plus dans le respect des traditions mais les miment, à l’instar des zombies qui se mettent à danser dans le célèbre clip de Michael Jackson.

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2013 | RAPE AT METRO | 100*150 CM En Iran, la définition du viol passe aussi par la médiocrité des sourires et des petites phrases. Sur le panneau à droite des personnages, une parole de l’imam Ali rappelle pourtant que l’honneur des femmes prévaut même sur la religion.

KAROO création homa arkani

2011 | SHINE ON ME | 150*100 CM C’est l’été, les jeunes filles ont envie de profiter du soleil.

En Iran, on ne peut goûter à ce plaisir sur une plage ou dans un lieu public. On ne peut rien dévoiler, pas même ses pieds ou ses avant-bras. Voilà donc ces trois jeunes filles qui bronzent sur un toit, à l’abri des regards. Seul point commun avec l’Occident, le soleil et la crème solaire.

Dans l’expo qui présentait cette série de tableaux, Shine on Me était accroché dans une pièce à part, dans laquelle ne pouvaient pénétrer que les membres de ma famille.

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Hanoï

À la rencontre de l’Oncle Ho C’est un monument gris, d’allure massive, un large cube entouré de colonnes qui repose sur un piédestal en étages. Des gradins encadrent cet édifice utilisé pour les célébrations et les défilés militaires. Une esplanade couverte de pelouses lui fait face, et, au-delà, le bâtiment de l’Assemblée nationale. Dans l’axe, le drapeau du pays coiffe le bout d’une hampe – une étoile jaune sur un fond rouge.

D.R.

Le mausolée est étroitement surveillé par une garde d’honneur. Vêtus de blanc, le visage fermé, des soldats patrouillent, attentifs au moindre geste des visiteurs.

Pour entrer à l’intérieur, il faut suivre un itinéraire balisé, marcher au pas – ni trop vite, ni trop lentement –, respecter un certain nombre de consignes. Parler ou montrer du doigt, avoir les mains dans les poches ou croiser les bras sont par exemple strictement interdits.

Une fois à l’intérieur, un escalier de marbre débouche directement sur une pièce exiguë, à demi plongée dans l’obscurité. Au centre d’une sorte de fosse où se tiennent des gardes stoïques, la dépouille du père de la nation vietnamienne repose dans un sarcophage en verre, éclairée par une lumière douce. Sa vue est frappante : habillé d’un costume clair, les bras parallèles au corps, Ho Chi Minh présente un long visage aux yeux clos, aux traits creusés, qui se prolonge, au niveau du menton, par une fine barbichette. Venant du dedans, le halo lumineux qui l’entoure lui donne une autre envergure, une curieuse allure d’outre-tombe. En ligne sur deux rangs, les visiteurs circulent à pas lents devant le sarcophage, dans une atmosphère pesante, accentuée par le silence et les ombres.

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Procédure d’embaumement C’est à Hanoï, sur la place Ba Dinh, à l’endroit où Ho Chi Minh a déclaré l’indépendance du pays le 2 septembre 1945, que le mausolée a été érigé.

Lorsque le leader vietnamien décède en 1969, les autorités prennent la décision d’embaumer sa dépouille. Considérant la crémation à la fois bonne pour la terre et plus hygiénique, Ho Chi Minh avait pourtant, de son vivant, demandé à être incinéré, puis que l’on procède à la dispersion de ses cendres à travers le pays. En pleine guerre du Vietnam, les dirigeants du Parti ont invoqué l’impossibilité de respecter ses derniers souhaits, les régions du Sud n’étant pas encore libérées. De plus, ils désiraient que les Sud-Vietnamiens puissent un jour rencontrer Ho Chi Minh en personne, le voir en chair et en os. C’est donc contre sa volonté et dans l’optique de favoriser le culte de la personnalité qui l’entoure, que le soviétique Sergai Debrov, déjà auteur de l’embaumement de Lénine et de Staline, s’attèle à la tâche. L’opération, qui durera près d’un an, sera réalisée secrètement dans un souterrain destiné à se protéger des bombardements américains.

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Comment procède-t-on à l’embaumement ? Quelles sont les techniques déployées pour préserver un corps dans la durée ? Interrogée par la BBC, Sue Black, professeure au Centre d’anatomie et d’identification humaine à l’université de Dundee, explique que « fondamentalement, le principe de l’embaumement correspond à un décapage » et qu’il s’agit avant tout de « créer un environnement stérile ». Une fois les organes internes retirés, les veines sont entièrement vidées avant d’être rincées à l’aide d’une solution particulière.

Afin de changer la composition des tissus et de se débarrasser de toutes les bactéries, une grande quantité d’alcool est versée sur la dépouille, auquel un colorant rosé est ajouté pour teinter la peau. Parallèlement, le recours à une perruque et à du maquillage permet de lui donner un aspect plus réaliste.

Dans la pièce où le défunt est exposé, des conditions précises d’humidité et de température doivent être respectées. Enfin, le corps fait l’objet d’un entretien périodique. Lorsqu’il commence à sécher, on l’immerge dans un bain pendant plusieurs semaines pour reconstituer les tissus. « Comme une plante, raconte Sue Black, il en a besoin de façon assez régulière. » C’est ainsi que chaque année la dépouille d’Ho Chi Minh est envoyée en Russie où elle subit, en quelque sorte, un nettoyage de printemps.

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Lénine, Mao et compagnie Celui que l’on surnomme l’Oncle Ho n’est ni le premier ni le seul dirigeant révolutionnaire dont les restes ont été embaumés et publiquement exposés. Assez répandue au xxe siècle, cette pratique mortuaire n’a pas toujours permis à ces « momies rouges » de traverser l’histoire sans difficulté.

Lénine, dont le tombeau continue d’attirer les foules, constitue sans doute le cas d’embaumement le plus célèbre. Exposée depuis 1924 sur la place Rouge à Moscou, sa dépouille voisina un temps avec celle de Joseph Staline. Sauf qu’en 1961, dans le contexte de la déstalinisation, le cadavre du Petit père des peuples fut finalement déplacé et enterré à l’initiative de Khrouchtchev. Signe des temps : l’État russe ne finance plus aujourd’hui l’entretien du mausolée. Un fonds privé s’est désormais emparé de la question, et le laboratoire qui intervient, rattaché à l’Institut des plantes médicinales et aromatiques, rentabilise ses activités en menant des recherches appliquées pour l’industrie pharmaceutique et en organisant des embaumements privés. Outre les chefs d’État d’autres pays, les nouveaux riches qui prolifèrent à l’Est et les parrains de la mafia constituent une clientèle de choix.

Entre 1949 et 2011, les méthodes éprouvées en Russie ont été appliquées par la même équipe scientifique à un grand nombre de personnalités politiques : en plus d’Ho Chi Minh, signalons l’embaumement du dirigeant communiste bulgare Georgi Dimitrov (1949), du dictateur mongol Horloogiyn Choybalsan (1952), du chef du Parti communiste tchèque Klement Gottwald (1953), du président de la République populaire d’Angola Agostinho Neto (1979), mais aussi, en Corée du Nord, de Kim Il-sung (1994) et de son fils Kim Jong-il (2011). Mao Zedong, décédé en 1976 et dont la dépouille est encore visible à Pékin place Tian’anmen, a été embaumé sans le secours des spécialistes russes en raison des dissensions qui opposaient alors la Chine et l’U.R.S.S. Plus récemment, la conservation du corps du vénézuélien Hugo Chavez a été évoquée, mais l’opération n’a pu être réalisée face aux difficultés techniques rencontrées.

Dans certains cas, les défunts, après plusieurs années de présentation publique, ont finalement été inhumés. Il est vrai qu’un changement de régime ou d’idéologie a pu en même temps entraîner la disparition des symboles qui les sous-tendaient.

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Mettre la mort en échec De telles mises en scène morbides posent question. Comment les interpréter ? Pourquoi ces chefs d’État ont-ils été embaumés ? L’écrivain tchèque Vladimir Macura, spécialiste en sémiotique, explique que la « négation de la mort » constitue un des éléments centraux du monde socialiste tel qu’il a pu être pensé en U.R.S.S., mais aussi dans d’autres pays. « Représenté comme l’état final de la marche de l’homme vers l’empire du bonheur et du salut sur Terre », le socialisme présente, selon lui, la particularité d’entrer en contradiction frontale avec « le fait naturel d’annihilation ».

C’est la raison pour laquelle il est important de montrer l’échec de la mort face à la grandeur de l’idéologie et à la puissance du leader politique. À la différence des pharaons d’Egypte, le défunt n’est donc pas dissimulé aux yeux de tous, mais au contraire installé « dans une vitrine et transformé par là en objet d’exposition : le mausolée de l’ère nouvelle unissait la fonction de la pyramide égyptienne à celle du musée. L’homme d’État défunt fut purement et simplement exposé comme une preuve tangible et terrestre de son immortalité. » Bien sûr, ce rite funéraire contribue à élever la personnalité décédée au même rang que ses illustres prédécesseurs, Lénine en tête, tout en le propulsant dans une sorte d’éternité qui n’est accessible en principe qu’aux divinités .

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À Hanoï, le mausolée Ho Chi Minh constitue un véritable lieu de dévotion, une destination de pèlerinage pour beaucoup de Vietnamiens qui viennent rendre hommage à leur héros national. Mais aujourd’hui, c’est aussi devenu une attraction touristique incontournable, avec ses rangées d’autobus à l’entrée et ses boutiques de souvenirs où prospère le très lucratif commerce d’assiettes, de médaillons et de boules à neige à l’effigie de l’Oncle Ho. Disparate, silencieuse, piétinante, la foule continue de défiler devant le corps d’Ho Chi Minh que la mort n’a en rien bouleversé.

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Attractions musicales

L’Opéra et le théâtre Thang Long se trouvent à quelques minutes à pied l’un de l’autre. Le premier, témoin privilégié de l’histoire contemporaine, accueille des concerts, des opéras et des ballets. Le second entend perpétuer la tradition des marionnettes aquatiques et attire des hordes de touristes. Présentation de deux institutions musicales majeures de la capitale vietnamienne.

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Sous les balcons de l’Opéra Situé au cœur du quartier français, au bout d’une longue avenue rectiligne bordée d’immeubles hauts, l’Opéra de Hanoï présente une façade jaune nettement plus sobre que celle de l’Opéra Garnier, dont il est pourtant largement inspiré. De moindre envergure que le monument parisien, il nécessita tout de même dix années de travaux, émaillées de nombreux scandales financiers. C’est en 1911 que la construction, finalement achevée, ouvre au public sa grande salle dotée de près de neuf cents sièges répartis sur trois niveaux.

Durant la période coloniale, l’Opéra accueille uniquement des troupes d’artistes occidentaux qui interprètent des œuvres issues du répertoire européen. Le public est essentiellement composé de Français, mais aussi, dans une moindre mesure, de Vietnamiens aisés. Destinée à célébrer la culture et le mode de vie de la métropole, cette entreprise coloniale constitue un moyen, pour les autorités locales, de renforcer leurs liens avec l’Europe. Comme l’explique le musicologue américain Michael E. McClellan, le succès n’est pourtant pas au rendez-vous : « Malheureusement, des problèmes de transport, des coûts prohibitifs et l’indifférence des Vietnamiens ont contribué à souligner davantage l’isolement de Hanoï. Au Vietnam, l’Opéra a rendu encore plus visibles les distances – physiques, sociales et culturelles – qui séparaient la colonie de la France. » À partir de 1940, le pays est occupé par les Japonais. Des représentations de pièces et de concerts joués par des troupes nipponnes sont alors organisées. Après guerre, l’Opéra est un témoin privilégié des évènements qui agitent le pays. En 1945, dans le contexte de la Révolution d’Août qui conduira à la prise du pouvoir par le Viet Minh, de nombreuses manifestations ont lieu sous ses balcons. Rouge vif, le drapeau national est même hissé au deuxième étage du bâtiment.

C’est également sous son toit que l’Assemblée nationale de la République démocratique du Vietnam se réunit pour la première fois en mars 1946 et que, quelques mois plus tard, elle adopte une constitution.

Avec l’indépendance, l’Opéra se met à accueillir des œuvres de compositeurs vietnamiens (Do Nhuan, Luu Huu Phuoc, Dang Huu Phuc, etc.), ou originaires du pays (Nguyen Thien Dao). En 1960, la musique occidentale effectue un retour remarqué avec Eugène Onéguine de Tchaïkovski.

Souffrant des épreuves du temps, le bâtiment a été rénové en 1997 à l’occasion du Sommet de la francophonie. Aujourd’hui, l’institution hanoïenne offre une programmation qui mêle concerts, opéras et ballets. Parmi la vingtaine de spectacles proposée en 2013, signalons l’interprétation de la Neuvième Symphonie de Beethoven, les 26 et 27 décembre derniers, par l’Orchestre symphonique du Vietnam. À cette occasion, le chef japonais Honna Tetsuji a dirigé un ensemble multinational, avec des chanteurs vietnamiens, mais aussi venus de Chine, de Taiwan et de Corée du Sud. Au cœur de ces échanges culturels, il ne fait pas de doute que l’enjeu de l’intégration dans la région de l’Est asiatique occupe une place de premier plan.

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Marionnettes aquatiques À dix minutes à pied de là, le long du lac Hoan Kiem, le théâtre Thang Long propose des créations musicales bien différentes, issues du folklore vietnamien. Né entre le xie et le xiie siècle dans la région du delta du fleuve Rouge, l’art populaire des marionnettes sur l’eau serait dérivé des rites d’invocation de la pluie par les cultivateurs de riz. Chaque représentation se déroule devant un bassin d’eau sur lequel des marionnettes en bois se déplacent au rythme d’une musique traditionnelle. C’est ainsi que l’on assiste à une succession de tableaux de la vie quotidienne et de légendes populaires où se côtoient animaux et créatures mythologiques, personnages historiques et paysans.

Au terme de la représentation, le spectateur se pose immanquablement cette question : comment est-ce seulement possible ? De quelle façon les marionnettes sont-elles actionnées ? À demiimmergés dans une eau sombre qui dissimule la machinerie sous-jacente, les marionnettistes sont cachés derrière un rideau de bambou. De là, ils contrôlent leurs pantins, dont les membres et les têtes s’articulent, à l’aide d’un système compliqué de fils et de perches. Parfois, ils peuvent même leur faire cracher de l’eau ou du feu.

Quasiment disparus dans les années 1960, les spectacles de marionnettes aquatiques connaissent depuis un second souffle. Le théâtre Thang Long participe de cette tendance. Fondé en 1969, il compte actuellement quarante-deux marionnettistes, accompagnés par un orchestre de douze instrumentistes. Durant toute l’année, quatre ou cinq représentations ont lieu chaque jour, sans interruption, et des tournées internationales sont régulièrement programmées. Cette performance lui a récemment valu d’être distingué par l’Organisation des records d’Asie. Presque toujours comble, la salle accueille un public essentiellement constitué de touristes, parfois directement déposés à l’entrée par des autobus. Comme du folklore d’aéroport et de kiosques à souvenirs, l’authenticité n’est pas sans revêtir un caractère un peu artificiel, un peu contrefait, mais cela permet tout de même de retrouver sur scène les paysages typiques du Vietnam, faits de rizières et d’eau.

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©Louis Wiart

Regards obliques sur Hanoï

Prises de vue Hanoï est régulièrement le spectacle de bien curieuses scènes matrimoniales. En se promenant dans le quartier français, où hôtels et boutiques de luxe se côtoient, il n’est pas rare de croiser, le week-end venu, des couples de jeunes mariés à la recherche d’un décor. Entendons-nous bien : à la recherche d’un décor pour se faire photographier.

Rien n’est davantage prisé, semble-t-il, que d’être pris en photo, le jour où les vœux sont prononcés, à l’entrée du prestigieux hôtel Métropole. Ou encore, devant la vitrine de la boutique Cartier.

Ou encore, devant celle de Louis Vuitton.

Des portiers à l’air renfrogné, des voituriers auxquels la fréquentation d’autres sphères confère une certaine hauteur, s’efforcent de les chasser. Les mariés protestent, s’en vont un peu plus loin tenter un autre point de vue. Pour immortaliser une union commencée sous les meilleurs auspices.

À l’affiche Acheter des affiches de propagande est une activité très appréciée des touristes ayant une soif d’authenticité factice à étancher. Ça tombe bien, Hanoï regorge de boutiques qui en proposent. Les évènements historiques majeurs, les grands principes valorisés par le régime y sont représentés.

Sur celle-ci, un poing fermé aux couleurs de la nation vient s’abattre sur un B-52 qu’il brise en deux.

Sur celle-là, des travailleurs lèvent leur visage souriant en direction d’un soleil constitué d’une faucille et d’un marteau. Sur cette autre, l’effigie d’Ho Chi Minh est fondue dans un décor de révolution industrielle et de progrès technologiques.

Dans ce genre de commerce, les prix se discutent âprement, qu’il s’agisse d’affiches originales ou de réimpressions. Il est déjà arrivé qu’un touriste engagé dans une longue négociation se voit soudain répondre : « I don’t speak English ». De la part d’un vendeur qui s’était jusque-là exprimé dans un anglais très correct, il y a de quoi être surpris. Mais sans doute est-ce la solution la plus simple, pour un Vietnamien dur en affaires, de couper court à une négociation dont la tournure lui déplaît, de faire valoir un refus sans le formuler trop ouvertement.

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Vivre en prison La prison de Hoa Lo, située au cœur de la capitale vietnamienne, est un édifice chargé d’histoire.

Pendant la période coloniale, les Français l’utilisaient contre les opposants politiques. Après l’indépendance, les autorités vietnamiennes y enfermèrent les pilotes américains dont les avions avaient été abattus dans la région.

Aujourd’hui reconvertie en musée, elle se visite. La scénographie met d’abord en évidence les horreurs commises sous le pouvoir colonial. Aucun détail n’est épargné et tout bouleverse – les cellules, les entraves, les instruments de torture, la guillotine.

Une dernière salle, pourtant, ne manque pas de laisser des impressions contrastées. Consacrée aux prisonniers américains détenus pendant la guerre du Vietnam, elle présente une série d’objets et de photographies qui les montrent dans leur quotidien.

Les voilà qui préparent le repas de Noël. Qui décorent un sapin. Jouent au basket et au volley.

Assistent à la messe. Fument des cigarettes en souriant.

Dans ce qui ressemble à une sorte de camp de détente, les prisonniers paraissent tout heureux et bien portants. On aurait presque envie d’y être, presque envie de partager un moment avec eux.

Même si l’idée n’est jamais loin qu’un peu de propagande est tout de même passé par là.

Vernissage Au Musée des beaux-arts de Hanoï, l’ouverture de l’exposition dédiée à Nguyên Thi Hiên, dont les œuvres furent visibles du 25 au 30 décembre 2013, a naturellement donné lieu à un vernissage. À l’intérieur de la salle, une série de peintures présente des portraits d’enfants, colorés et naïfs, dans des postures rigides. Le public défile patiemment devant les œuvres, tandis que plusieurs caméras filment l’événement. Dehors, l’atmosphère est toute différente. Un buffet est installé le long du bâtiment. Une foule bruyante piétine devant. De petits groupes se forment, discutent, sympathisent.

C’est alors que l’on ne peut s’empêcher de remarquer un détail peu ordinaire : le crâne d’un Vietnamien coiffé d’un béret. Quoique le port d’un tel couvre-chef dans ce coin de l’Asie puisse décontenancer, le fait aurait pu passer inaperçu s’il n’avait pas été suivi, l’instant d’après, par la vue d’un autre béret, puis d’un autre, puis d’un autre encore. C’est donc plusieurs hommes, d’un certain âge disons-le, qui se trouvent affublés du célèbre chapeau en forme de galette, par ailleurs pas vraiment courant au pays de l’Oncle Ho. En y réfléchissant, les choses deviennent plus claires. Il est à peu près certain qu’il s’agissait d’artistes venus assister au vernissage d’une consœur. Bien que daté, le cliché paraît solidement ancré. Difficile de ne pas songer au film Hana-Bi de Takeshi Kitano, dont l’un des personnages, ayant soudain décidé de se mettre à peindre, déclare : « Je vais m’acheter un béret d’artiste. » Histoire de prendre les choses par le mauvais bout.

par Louis Wiart

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MEXICO

S’exiler au Mexique La Casa refugio Depuis mon arrivée en 2008 à Mexico, j’ai souvent eu le sentiment d’être la bienvenue. Est-ce dû à un sens de l’amabilité propre au pays ? Le Mexique serait-il une terre plus hospitalière qu’une autre ? Aussi, je découvre qu’un nombre important d’artistes passent ou sont passés par le Mexique, ou s’y sont établis. Le thème de l’exil m’a intéressée et j’ai lancé une « enquête » à partir de ce qui était à portée de main. Une maison, des lectures, un entretien. À Mexico, dans la Colonia Condesa, se trouve l’association Casa refugio, dont le principal objectif est d’offrir l’hospitalité à des écrivains menacés ou persécutés dans leur pays d’origine. Voici un entretien avec Philippe Ollé-Laprune, réalisé le 26 mars 2014.

Êtes-vous à l’initiative du projet de la Casa refugio ?

Oui, je le suis mais on m’a invité à le monter. Je veux dire par là que la Casa fait partie du réseau international Cities of Refuge Network (ICORN), dont l’objectif principal est de recueillir des écrivains réfugiés.

Quarante-trois villes (dont Bruxelles, d’ailleurs) appartiennent à ce réseau.

Le siège se trouve en Norvège, à Stavanger, où un bureau se charge de repérer les écrivains qui ont besoin d’obtenir un refuge et de recevoir de l’attention, pendant deux ans en général. On nous soumet plusieurs candidatures et, en fonction des profils, on demande priorité sur tel écrivain. C’est vrai qu’ici on a plutôt

la réputation d’être un lieu littéraire, donc on demande des écrivains.

Mais ce n’est pas systématique, il y a maintenant pas mal de journalistes qui font appel au réseau.

Quelle a été l’origine du projet ?

En 1998, j’habitais au Mexique et j’étais responsable du Bureau du livre à l’Ambassade de France. Au moment de terminer mon travail, des écrivains mexicains m’ont demandé si je voulais monter le projet ici. On a alors créé une association dont le président était l’écrivain colombien Álvaro Mutis, avec un groupe d’écrivains très connus au Mexique à cette époque-là : Carlos Monsiváis, Sergio Pitol, José Emilio Pacheco,

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Augusto Monterroso, Juan Villoro, Carmen Boullosa m’ont demandé de monter une maison. Pour la comprendre, il faut savoir que le Mexique a reçu énormément d’écrivains réfugiés depuis les républicains espagnols, les Allemands (comme Anna Segers ou Gustav Regler) et les Français (comme Benjamin Péret ou Étiemble) pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ensuite, des gens sont venus d’Amérique centrale comme les Guatémaltèques (Luis Cardoza y Aragón, Tito Monterroso).

Ils ont aussi fait partie du projet.

Comment fonctionne la maison ?

La maison a trois fonctions. La première est, comme je l’ai dit,

de recevoir des écrivains réfugiés auxquels on octroie une bourse, qu’on publie, qu’on essaie de faire connaître et éventuellement d’installer au Mexique par la suite. À cela s’ajoute la dimension littéraire et de pensée. Nous avons des séminaires, une école de cinéma, une maison de production, un atelier de poésie, etc. Nous proposons aussi des formations en édition et en traduction. Enfin, nous organisons des activités ouvertes au public : des conférences, des lectures, des tables rondes.

Vient le troisième élément, qui est de travailler sur le thème de l’exil au Mexique. Cela peut prendre la forme d’un colloque, d’un livre en coédition, sans oublier la revue Líneas de fuga qui a déjà publié trente-trois numéros. On y a publié des auteurs de quarante-cinq pays différents. On cherche des littératures qui circulent avec difficulté en langue espagnole.

Tout dernièrement, nous avons réalisé un très gros livre bilingue français-espagnol, intitulé Paris, Mexico, capitales d’exils. Quarante-huit auteurs y ont participé, l’ensemble compte onze cents pages enrichies de neuf cents illustrations. Ce travail avait été commencé il y a quatre ou cinq ans, parce qu’on pensait qu’il y aurait l’année du Mexique en France.

Enfin, on a trouvé un coéditeur qui est le Fondo de cultura económica. Le livre sera diffusé à partir de la fin avril. Il porte vraiment sur le thème de l’exil ; on a voulu raconter des choses très précises et très concrètes : l’histoire d’un lieu, d’une personne. Il montre comment les deux villes, qui ont peu avoir l’une avec l’autre, dont l’origine et l’his-

toire ne sont pas comparables bien qu’elles soient nées toutes les deux sur une île, se sont énormément enrichies au xxe siècle grâce à l’arrivée d’exilés.

Paris aussi ? Énormément. Même si c’est plus visible à Mexico, Paris a reçu tout le monde. Depuis les peintres jusqu’à des poètes africains. Il y a un texte sur les écrivains roumains qui se sont exilés à Paris comme Cioran. Les moments qui ont été les plus brillants dans l’histoire du monde sont justement ceux où une communauté témoigne d’une capacité de recevoir.

Peut-on dire qu’il y a des pays plus accueillants que d’autres ?

Oui. Très longtemps, le Canada a été un pays extrêmement ouvert. Cela se voit d’ailleurs à la quantité d’écrivains haïtiens ou du monde arabe qui y résident à présent.

Y a-t-il des équivalents de Casa refugio dans le monde ?

Il y a des villes refuges, presque toutes en Europe. Il y en a trois aux États-Unis. C’est-à-dire des villes qui reçoivent et prennent en charge les réfugiés. Mais la Casa refugio est unique au sens où elle est entièrement destinée à cela. Elle a été créée pour cette raison et elle est la seule à proposer une programmation culturelle. À Bruxelles, par exemple, c’est le festival Passa Porta qui reçoit les écrivains ; à Paris, la Cité des Arts ; à Barcelone, le Pen Club Catalán ; à Francfort, la Maison des écrivains étrangers. Cela dépend des structures présentes sur place.

Comme il n’existait rien de ce genre au Mexique, nous avons tout créé.

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Y a-t-il un contrat entre vous et les écrivains hébergés ?

Formellement, il n’y a pas de contrat.

J’ai longtemps pensé à en rédiger un indiquant les droits et devoirs de chacun. En fait, on les voit au début.

On a des discussions pendant sept à dix jours pour savoir comment ils sont là, pourquoi, ce qu’ils veulent faire. Mais surtout, on leur met un appartement à disposition, on veut qu’il soit bien tenu. C’est une espèce de contrat moral. On est là pour les aider, les pousser. On ne sait pas du tout dans quel état ils arrivent. Une fois qu’on a établi une relation de confiance, on leur montre la revue, on leur demande des textes tout de suite, on les fait traduire. Puis on voit comment on peut travailler ensemble. Cela dépend vraiment des personnalités.

Les écrivains sont-ils en sécurité ici ?

Oui. Il ne faut pas se faire des idées à la Trotski ou même à la Salman Rushdie sur le fait qu’on peut les persécuter. Une fois que les gens ont quitté leur pays, leurs gouvernements se moquent en général de ce qui peut leur arriver. Avec quand même, de temps à autre, des frictions. Par exemple, l’ambassade de Chine ici est assez connue pour être très menaçante quand il y a des écrivains chinois qui sont dissidents.

Ils réagissent, mais ça s’arrête à une lettre désagréable. Il n’y a pas de problème majeur.

Les écrivains retournent-ils dans leur pays au terme des deux années ?

En général, non. C’est arrivé quand même, dans le cas de la Serbie, avec

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le premier écrivain Vladimir Arsenijevic. Sinon, on essaie de les installer.

Cela a été le cas de Xhevdet Bajraj, un poète de langue albanaise du Kosovo, devenu un ami, qui vit dans la Colonia Roma et est professeur à l’université de la ville, la UACM ; de Koulsy Lamko, un écrivain tchadien qui dirige une maison, la Casa Hankili, comparable à celle-ci dans le sens historique ; et puis de Hatem Saleh, un Irakien qui est resté et est professeur de langue arabe à la UNAM. Et bientôt Mohsen Emadi, écrivain iranien que nous avons ici, qui a aussi émis le souhait de rester au Mexique.

Vous avez dit que le Mexique est un pays qui accueille. Est-ce toujours vrai au xxie siècle ?

Oui, ça l’est encore. On le voit par la politique de migration. On n’a aucun problème avec les services d’immigration.

Quel est l’apport de l’exil au Mexique ?

L’exil a deux facettes importantes. La première, c’est la douleur du départ et de l’arrachement à la terre, à sa culture, à son pays, avec des choses très personnelles. Par exemple, les écrivains qui arrivent ici ne sont pas socialement des écrivains parce que les gens ne savent pas ce qu’ils écrivent. Mais un deuxième élément montre combien le Mexique est un pays qui a été très enrichi par l’arrivée d’exilés. On parle toujours de l’exil des républicains espagnols, qui fut massif, évidemment, mais il y

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a eu les Argentins, les Uruguayens, etc. Et les Mexicains pensent que leur pays a progressé énormément grâce à l’arrivée des exilés. Cela veut dire qu’il y a une facette positive dans l’exil, dans l’asile, dans le fait de compter sur quelqu’un de culture lointaine, différente. C’est perçu comme un apport majeur dans la culture locale. www.casarefugio.com

par Florence Schennen

Jour des morts Le jour des morts Je me suis arrêté devant une guérisseuse qui tenait dans la main un rameau de plantes Lavées dans l’eau J’ai levé les mains en l’air La guérisseuse a tourné autour de moi M’arrosant de l’eau des plantes Encensant le moindre recoin de mon corps Lisant des sortilèges qu’elle seule comprend Et mon âme qui s’échappa s’envolant dans les hauteurs et le lointain Atteignit l’oiseau le plus haut qui se cachait Dans le dôme de la cathédrale…

Mohamad Alaaedin Abdul Moula est un écrivain syrien hébergé depuis deux ans à la Casa refugio. Il a publié trois recueils de poésie depuis qu’il est au Mexique.

Métaphores mexicaines réunit des poèmes écrits et pour certains inscrits dans le paysage mexicain du poète.

Ses poèmes sont un enchevêtrement d’évocations syriennes, surtout de la guerre, dans son environnement mexicain.

J’ai traduit de l’espagnol Dia de muertos (qui a été traduit vers l’espagnol depuis l’arabe. De traduction en traduction, évidemment, on perd un peu l’âme du poème).

Le jour des morts j’ai élevé mon âme Dans une valise invisible Les funérailles apparaissaient dans ma mémoire Là-bas dans la nuit de ma ville Ce sont les cris des crânes brisés Les os dégringolant dans les courbures du sang Tandis que mon œil regarde ici le festival des couleurs Au moment de convoquer les anciens fantômes mexicains Des masques interminables se formèrent sur le sol figures de tombes Quel étonnement Quelle musique ensorcelante Des tombes dessinées avec des fleurs ?

Me permettez-vous, Ô âmes de dormir Un peu à vos côtés ?

Toi la gardienne des cimetières Quelle joie défends-tu ?

Quel défunt remplaces-tu dans ta joie ?

Quelles larmes secrètes y a-t-il derrière ces fleurs ?

Je me vois divisant des larmes parfumées Qui sortent de l’œil de la rose

La fleur des morts résume Des milliers de funérailles dans la vallée de Mexico Une seule fleur.

Mais un été entier annonce le soleil

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20 avril 2012

Vigie par Thomas Vandormael

Leur voix semble aujourd’hui taillée par la lame écaillée d’un couteau découvert sur la plage. Elles écoutent et elles parlent et puis leur gorge ne supporte plus que l’eau salée où trempent peut-être le corps et le cœur tendre du compagnon qu’on n’attend plus.

Leur voix que le vent lui-même, qui s’engouffre dans les voiles et les gonfle comme des joues prêtes à souffler sur les bougies du logis avant de s’endormir seule, que le vent lui-même a tranchée en deux avant qu’elle ne s’échoue en un cri désormais perdu pour toujours sur le brise-lame derrière lequel le monde entier est à l’abri.

Leur voix qui depuis la digue se jette dans l’océan comme un flot saccadé de vagues perdues dont l’écume accroche chaque mot d’amour, chaque prière de revenir ou de ne pas mourir.

Leur voix perdue il ne reste que le silence des dames du rivage, enroulé dans une vague, s’enfonçant entre les morts, rattrapé de justesse par les fils qui des années plus tard lèvent l’ancre lèvent l’encre coincée dans la bouche de leur mère. Celle qu’on embourbe dans les aubes claires en traversant son avenir comme on passe de l’air à l’eau tiède en sautant d’un rocher. Le rocher depuis lequel on a pour la première fois osé plonger encouragé par les camarades qui se réjouissaient qu’on glisse, celui depuis lequel attendent les draperies noires du deuil des femmes étreintes par les marins et pleurant notre enfance, accrochée à cette ancre, perdues dans les abysses des plis de leurs robes enfilées sans un mot.

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Ces aubes claires qui se reposent aujourd’hui sur les murets de pierres collées par le sel de la mer. Ces aubes claires qui prennent les vigies dans leurs bras. Elles les portent sans force et sans courage comme les vagues ont parfois pris les hommes. Elles les portent sans les soulever, en les traînant sur le sable et sur les galets humides jusqu’à ce que leurs robes silencieuses se déchirent puis recouvrent d’un dais noir le coin des enfants, chauffé dès le matin par le soleil dont la force pesante alourdit le poids des barques où le début du jour mène l’attente des femmes.

Quelques prières hasardeuses pour ces dames nées les mains dans le sable et les yeux dans la fange. Un cou nu érodé par des forces contraires en guise de premier héritage. Ces femmes qui attendent sur un rocher plus large que les autres, sur un fronton de bois ou sur une dune de sable dont le vent change la forme. Ces femmes qui guettent les voiles du retour tout au long de leur vie. Ces femmes qui n’ont pu saccager de leurs pieds le grand nerf de la guerre déterré par leurs pères ou leurs fils. Elles ont tassé la boue dans le sable, elles ont craqué le sucre qui a fait fondre leur mémoire comme le soleil déjà mort fait fondre leur peau surette. Elles ne se souviennent plus que du jour du départ qui lie à lui tous les autres matins. Ces matins aveuglants à marcher jusqu’au phare toujours là, immobile et désolé de ne pas leur permettre de voir au loin leurs marins amoureux de conquêtes. Ces femmes qui ont usé leurs yeux sur ce matin, sur ces marins, sur le toit de ce phare autant que leur amant sur le pont du navire. Leurs yeux toujours leurs yeux, coupés en deux par l’horizon qui jamais n’a menti sur la mer ou face à elle. La mer, leur mer, qui se tord dans l’attente où se creuse leur propre trou.

KAROO création thomas vandormael

Ville du bord de mer n’est jamais ville guerrière. Les femmes noient dans l’eau les fardeaux qui les voûtent ou les enroulent dans leur linge qui sèche en répandant la fermeté du sel ou celle des cordes marines dont les nœuds serrent aujourd’hui leur gorge.

Le village de la côte enterrera ce soir quelques matelots fatigués qui chaque année se perdent dans la mer autant que dans le vin.

Hélas, dans les reflets d’une lame d’acier où trempe le soleil se noient les hommes vils, et leurs espoirs, leurs rêves de femmes qu’ils croisent dans les ports, aux bords des îles ou dans l’imagination de leur camarade de cabine, et laissent grosses derrière eux.

Hélas, dans la première voile tendue sèchent les voix des officiers, dans ces élans sans gloire vers une autre face du monde germent les armes incontrôlées, les gâchettes sensibles, la peur du naufrage. Hélas, être père.

Hélas, au goulot des tavernes, aux portes de l’océan.

Hélas, la mer à boire et la bataille navale. Les bagarres de bistrot et le verre des bouteilles tranchant comme la proue des conquêtes les menant à la gouaille. La mousse de la bière goutte dans les barbes marines comme l’écume s’attarde chaque jour à côté du bateau, comme la lame scintille dans l’œil froid du bourreau.

Thomas Vandormael est né en 1987. Vit en Hesbaye et en profite, depuis son enfance. Écrit peu et depuis peu. S’est intéressé à la poésie et à son écriture sur les bancs de l’université de Liège et les tabourets de bars alentours. La Vigie est son premier recueil. Dans cet ensemble de textes en prose, il évoque le voyage des hommes qui partent en mer et des femmes qui les attendent.

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Que se passe-t-il lorsque trente-quatre artistes décident de dévoiler les animaux qui vivent dans leur monde intérieur ?

Une encyclopédie extraordinaire proposant plus d’une centaine de pages d’œuvres originales (dessins, peintures, gravures…) en provenance des quatre coins du monde (Belgique, France, Espagne, Italie, Pays-Bas, États-Unis, Australie, Mexique, Pologne, Allemagne, Suède...)

Un projet coordonné par Tamar Kasparian

Benoît Bunzen et Tamar Kasparian

Avec les œuvres de Éric Demelis, Pablo Jurado Ruiz, Scott Marr, Piet Rodriguez, Lady Orlando, Ella Nitters, Alessandro Sicioldr Bianchi, Anneke Caramin, Tamar Kasparian, Émilie Terlinden, Ruben Voka, Seven Freeman, Yuria Broccoli, Bisser, Erik Svetoft, Gaspard Pitiot, Dominique Lardeux, Oxanax (Benjamin Hendlisz), Olivier Bonhomme, Vincent de Trazegnies, Arijmoka, Mathias Costa, Caroline Dahyot, Anna Taut, Nadia Berz, CHU’A, Liliane Cock, Anne Gilsoul, Franck Chartron, Benoît Bunzen.

KAROO création Encyclopédie des animaux imaginaires

Alessandro Sicioldr Bianchi

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Dominique Lardeux

KAROO création Encyclopédie des animaux imaginaires

Bisser

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Tamar Kasparian

KAROO création Encyclopédie des animaux imaginaires

Anna Taut

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KAROO création Encyclopédie des animaux imaginaires

Piet Rodriguez

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Oxanax

KAROO création Encyclopédie des animaux imaginaires

Thierry Thieû Niang

En février, Thierry Thieû Niang nous présentait Sindbad, le dernier community project de La Monnaie.

Il revient en mars pour sa nouvelle version, … Du printemps, dans le cadre du festival Kicks à Charleroi. Rencontre avec l’artiste qui nous livre un regard croisé sur ses créations.

Le travail de Thierry Thieû Niang, danseur et chorégraphe, se développe à partir d’une recherche sur le mouvement dansé explorant les rapports entre individus et groupes, amateurs et professionnels, réel et imaginaire. Il aborde les arts de la scène comme lieu d’exploration des formes du vivre ensemble. Pour le danseur-chorégraphe, il s’agit de mettre en œuvre le corps et son mouvement de manière à permettre l’émergence de nouvelles constructions solidaires et politiques : un mouvement dansé des présences au présent, de ce qui nous relie et nous sépare, d’un corps à l’autre, d’une génération à l’autre ou encore d’une pensée à un mouvement sensible et partagé. Il dessine et prolonge cette poétique de l’en-commun auprès d’artistes invités de toutes disciplines — Marie Desplechin, Maylis de Kerangal, Pierre Guyotat, Alberto Manguel, Ariane Ascaride, Marie Bunel, Célie Pauthe, Patrice Chéreau... — mais aussi auprès de chanteurs lyriques et de comédiens, d’enfants et de seniors, ou encore de personnes autistes ou détenues.

J’ai rencontré Thierry deux jours avant la première de Sindbad à la Monnaie. Un projet colossal qui a nécessité deux ans de préparation pour l’équipe de la Monnaie : un an pour le compositeur et plus de neuf mois pour le chorégraphe. Un voyage imaginaire, sur fond de parcours initiatique, créé au fil des mois avec des élèves de quatre écoles primaires, deux néerlandophones et deux francophones. Au total, 258 enfants et jeunes, « dont 150 n’avaient jamais chanté », emmenés par des musiciens et chanteurs professionnels ou en devenir. Nous avons profité d’une pause entre deux services techniques pour nous rencontrer dans un café à deux pas de l’opéra.

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Comment te sens-tu à deux jours de cette première ?

C’est magnifique. Hier, à la fin du filage, l’orchestre s’est levé pour applaudir les enfants. Les instituteurs qui étaient venus étaient très émus de voir que le projet tenait. Ces deux jours-ci, je n’ai plus que des détails à régler. Je pense que la structure du spectacle fonctionne et que les enfants trouvent très bien leur chemin à travers elle, donc c’est génial.

J’ai encouragé l’initiative permettant à chaque enfant de recevoir quatre places gratuites pour amener sa famille à l’opéra. C’est aussi une des missions de ce projet : on a beau essayer de démocratiser au maximum et même de proposer la gratuité, il est parfois difficile de faire venir les gens au théâtre.

Ce n’est donc pas toujours l’aspect pécuniaire qui crée un frein ?

Le frein est beaucoup plus profond, plus radical.

Est-ce la première fois que tu mets sur pied un tel projet avec autant d’enfants ?

Il y a deux ans, j’ai monté un autre projet participatif au théâtre Les Tanneurs qui s’intitule Personne(s).

Il y avait quatre générations et une vingtaine de participants du quartier des Marolles : enfants, adolescents, adultes et personnes âgées. Ce n’était que de la danse. Dans le mouvement, on peut se cacher derrière certaines maladresses mais chanter, c’est technique, il n’y a rien à faire.

D’ailleurs, dans Sindbad, on a une quinzaine d’enfants qui font du playback pendant les répétitions ! Mais tout commence à bouger, à changer et je suis sûr qu’ils vont chanter.

Ils ont honte de chanter ?

Un peu, parce que le chant lyrique n’est pas une pratique commune et qu’à cet âge-là, ils ont envie de chanter des trucs qu’ils ont entendus à la radio ou à la télévision, pas des choses classiques ; mais ça commence !

En tant que chorégraphe, j’imagine que tu as fait en sorte que le mouvement soit aussi important que la musique. As-tu beaucoup travaillé le mouvement avec eux ?

Oui, beaucoup. Parce que c’était une manière de les mettre ensemble.

Parmi les thèmes du spectacle, il y a tout de même l’exil, les camps de réfugiés, la guerre. Les enfants impliqués dans ce projet ont plus de trente origines différentes. Il y a des Indiens, des Afghans, des Iraniens, des Marocains, des Albanais, des Russes… Et, parmi eux, une dizaine de nouveaux arrivants qui savent ce que cela représente d’abandonner une famille. Ils ont été très porteurs dans la création.

Que leur apporte cette expérience à ton avis ? Qu’en retirent-ils ?

C’est un travail sur la communauté : vivre et construire quelque chose ensemble. Cela leur permet aussi de se rendre compte qu’ils sont capables d’évoluer sur un plateau et ça les amène à voir comment on crée un spectacle. Ils s’aperçoivent que cela n’a rien à voir avec ce qu’ils ont vu à la télévision. C’est beau de voir comment ces enfants de différentes écoles et de différentes langues communiquent. C’est aussi une métaphore de Bruxelles comme cité de la paix. Alors que les pays européens s’enferment dans un repli identitaire KAROO scène thierry thieû niang

de plus en plus marqué, on se rend compte que Bruxelles, malgré sa mauvaise organisation politique, est une ville qui essaie en permanence de créer du lien social. Lundi, je suis allé au Théâtre de l’Ancre à Charleroi pour rencontrer les personnes qui vont danser dans la nouvelle version de … Du printemps, dans le cadre du festival Kicks. Ce sont des Carolos d’horizons différents : la plus petite a six ans, le plus âgé, septante-deux ans. J’ai passé deux heures avec eux autour d’une table, on a parlé du projet, on s’est présenté, c’était très émouvant. Ils ont envie de faire plein de choses ensemble. C’est à nous d’être un peu curieux. Sur les vingt-deux présents, au moins quinze n’avaient jamais mis les pieds à Charleroi Danse.

Comment sont-ils arrivés là ?

C’est le Théâtre de l’Ancre qui a été les chercher.

Comment ont-ils communiqué cette information ?

L’info passe via les réseaux sociaux, le milieu associatif, la presse et le bouche à oreille. On n’a que six jours de travail sur le plateau pour monter une version de … Du printemps. J’ai aussi l’aide de douze danseurs qui dansent … Du printemps depuis sa création pour m’aider à assurer la transmission. Je leur ai bien expliqué que c’était une nouvelle version parce que … Du printemps était, lors de sa création, dansé par des personnes âgées. Ce sera une grande première avec quatre générations !

… Du printemps continue à tourner ailleurs, j’imagine ?

La création initiale vient de terminer sa deuxième saison après une longue tournée. Je termine en mars le projet à Charleroi, puis je pars à New York créer une nouvelle version en mai avec d’autres seniors : une nouvelle équipe à rassembler ; ils seront tous de Brooklyn.

Quel est le théâtre partenaire aux États-Unis ?

C’est l’Institut français qui organise le projet pour un festival d’échanges de pratiques artistiques. La création se fera dans un centre d’art contemporain de Brooklyn, The Invisible Dog Art Center, avant d’entamer une tournée dans deux autres festivals américains.

Comment s’est terminée l’aventure avec les seniors qui sont à la genèse du projet ?

Ceux qui viennent à Charleroi sont évidemment ravis ; et puis j’ai commencé un nouvel atelier mensuel avec le groupe. Je ne peux pas les lâcher comme cela, ce serait trop

© Christophe Raynaud De Lage

Pourquoi ne pas avoir présenté le spectacle original ?

Le festival Kicks est un festival axé sur la jeunesse et la jeune création.

Au départ, Jean-Michel Van den Eeyden, le directeur de l’Ancre, avait envie de prendre ce spectacle car il trouvait important de faire venir des seniors dans un festival pour la jeunesse. Il avait très envie de mélanger des ados et des gens du troisième âge. Malheureusement, nous n’avons pas trouvé assez d’ados intéressés par le projet. Du coup, on l’a ouvert à des adultes et à des enfants.

violent. On a vécu deux décès dans le groupe depuis quelques mois. On a besoin de continuer l’atelier avec autre chose. Et puis 2014 marque la fin des festivités autour du centenaire de la chorégraphie du Sacre du printemps de Nijinski.

Cette thématique de la transmission est-elle présente dans toutes tes créations ?

Je me rends compte qu’on travaille beaucoup entre soi dans nos métiers, dans le monde des arts.

Même s’il y a soi-disant des passerelles entre chaque art, que ce soit à l’opéra ou dans la danse ou dans le théâtre on est beaucoup dans l’entre soi. On ne vit pas grand-chose dans ce métier avec des enfants, des adultes et des vieux. Aujourd’hui,

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tout est cloisonné. Je n’en peux plus de cette ségrégation par âges, par catégories. On crée un regard vertical sur ce qui nous entoure alors que l’horizontalité est beaucoup plus intéressante. Ce qui m’intéresse, c’est d’aborder une thématique avec différents points de vue qui ne sont pas spécialement des points de vue que je partage ou des points de vue de spécialistes. Être pointu, être hyper-calé ne m’intéresse pas.

Par exemple, il peut être tout aussi intéressant d’aborder le travail dans un espace scénique avec un paysagiste ou un jardinier, qui ont eux aussi une pratique quotidienne de l’espace. Moi qui ne me pose pas la question de mes descendants, de ce qui y aura après moi, je préfère me poser cette question : qu’est-ce qui

circule entre les gens ? Comment peut-on donner un geste à un autre qui va le transformer et le transmettre à son tour plutôt que de le fixer à tout jamais ? La transmission est un renouvellement permanent de notre présent et de notre quotidien.

Malheureusement, on nous transmet encore des choses qui ne nous servent pas, qui ne servent pas à un enfant, un ado, un adulte qui est en crise, qui est au chômage, qui ne sait pas quoi faire. Comment la grande Histoire va-t-elle traverser l’histoire de chacun ? Ces moments, je les mets en question, en jeu dans le travail et cela permet aux interprètes de renforcer leur imaginaire pour que la réalité ait plus de saveur et de concret.

Qu’entends-tu par imaginaire ?

L’imaginaire n’est pas de l’imagination. Par exemple, dans Sindbad à La Monnaie, on a parlé de la guerre et du coup un enfant m’a raconté des trucs qu’il avait vus à la télévision.

Alors que lorsqu’on parle d’imaginaire, on fait référence à une vision intime, une représentation personnelle. Les enfants ont cette part d’imaginaire naturellement.

Le travail est de passer de l’imaginaire à la réalité et de jouer avec ces frontières. L’enfant va se construire grâce à ce mouvement. Des fois, cela aide à être un tout petit peu moins malheureux, à être un tout petit peu plus autonome, à ne pas penser comme tout le monde et à se créer des espaces de liberté. Imaginer le monde autrement que celui qui m’est représenté ou imposé. C’est un travail de fourmi. Cela se passe bien parce que les enfants sont friands, sont ouverts à l’aventure. Mais je sais très bien que dès que cela se termine, la réalité est difficile et parfois violente.

Mais ce n’est pas pour cela que ça ne vaut pas le coup de le faire ?

Oui, voilà, et si dans dix ans certains ont envie de faire un métier artistique, ils oseront parce qu’ils auront traversé ces expériences. Quelquesuns passeront devant la Monnaie, ils montreront le théâtre à leurs enfants ou à leurs petits-enfants et diront : j’ai chanté et dansé ici ! Et d’autres n’auront pas peur de pousser la porte d’un théâtre pour assister à un spectacle. C’est toujours une chose de gagnée ! On donne des choses mais les gens en font ce qu’ils veulent. Certains oublieront vite l’expérience après la représentaKAROO scène thierry thieû niang

tion et d’autres la garderont un petit peu plus longtemps.

Et toi, as-tu encore des rêves ?

Plein ! J’ai déjà pas mal de projets à venir, des choses qui vont encore me faire bouger, me changer et me déplacer. Travailler sur la littérature et la danse. J’ai envie d’être invité sur des projets dont je ne suis pas simplement l’initiateur, comme pour Sindbad. Travailler de cette manière me permet de me frotter à l’institution tout en continuant à défendre des projets plus singuliers, plus différents.

Quand tu parles d’institution, tu parles des théâtres ?

Je parle des ministères, des politiques, des directeurs de théâtre.

Je me dis qu’il me faut continuer à chercher et à inventer, rester indépendant même si je me rends bien compte qu’il y a de plus en plus de difficultés car nous vivons un moment de crise. Donc je m’amuse à rêver à des endroits différents, à des endroits plus politiques, d’engagement. Je me dis que mon expérience doit être partagée sur le terrain du politique aussi. Je ne dis pas que je vais aller travailler au ministère de la Culture mais je vais le faire d’une manière plus engagée.

par Fabrice Taitsch

David Murgia Dans le petit monde des acteurs belges, cloisonné en chapelles parfois hermétiques, David Murgia met tout le monde d’accord. C’est le phénomène de ces dernières années, dans les pas de son frère Fabrice (qui aura cet été les honneurs du In au festival d’Avignon premier couronnement d’une carrière de moins de dix ans). David Murgia est aussi à l’aise en solo qu’en bande au sein du Raoul Collectif qu’il a créé avec quelques amis. Fabrice Taitsch a vu Discours à la nation. Martha Beullens a vu le Signal du promeneur. Elle a aussi interviewé l’acteur. En chef de troupe qui privilégie le groupe aux individus, Jean-Louis Colinet, directeur du Théâtre National, nous explique qu’il n’y a pas de phénomène Murgia mais dit tout le bien qu’il pense de ces « nouveaux frères » de notre paysage culturel. Thierry Leroy complète le portrait en abordant les fondamentaux de l’auteur David Murgia, qui vient de donner un avant-goût, au festival XS, du premier spectacle qu’il s’est écrit sur mesure.

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© Antonio Gomez Garcia

L’année dernière à Avignon, j’ai découvert David Murgia dans l’excellent Discours à la nation.

J’ignorais encore tout du « phénomène Murgia », mais il me semblait évident que j’assistais là à quelque chose de rare et beau. Juché sur une pile de caisses en bois, ce comédien décidément peu ordinaire semblait s’être complètement approprié ce texte écrit et mis en scène pour lui par Ascanio Celestini — qui écrivait, pour la première fois, pour un autre que lui. C’était fin, drôle et puissant. Bref, j’étais conquise. Visiblement, je n’étais pas la seule, puisque Discours à la nation a remporté à la fois le prix du Public du Festival Off d’Avignon (meilleur spectacle théâtre) et le prix de la Critique 2013 (meilleur spectacle). Comment rester insensible au charme et au talent de ce comédien d’à peine vingt-cinq ans, au parcours déjà si riche ?

Formé à l’ESACT, l’École supérieure d’acteurs de Liège, David Murgia arrête ses études une fois son baccalauréat obtenu et part en tournée avec Lars Norén pour jouer À la mémoire d’Anna Politkovskaia. Tout s’enchaîne alors pour lui. Il joue dans des pièces d’Armel Roussel (Si demain vous déplaît, 2008), de Jean Lambert (Tête à claques, 2010), d’Isabelle Gyselinx

(Quai Ouest, 2011) et, évidemment, de son frère, Fabrice Murgia (le Chagrin des ogres, 2009). En 2012, il monte, avec le Raoul Collectif, le Signal du promeneur, salué à la fois par la critique et le public. Un an avant Discours à la nation, il séduit déjà les foules avignonnaises. Mais David ne se contente pas de la scène ; il surmonte l’épreuve de l’écran, où on le voit notamment dans la Régate de Bernard Bellefroid, récompensé par le prix du FIFF en 2009. Deux ans plus tard, il tient le premier rôle de la Tête la première, qu’Amélie van Elmbt écrit spécialement pour lui, un road movie à la Belge pour lequel il reçoit le Magritte de l’espoir masculin. C’est avec une grande aisance qu’il s’adapte au cinéma — ce qui, reconnaissons-le, n’est jamais gagné d’avance pour les acteurs de théâtre. Il en profite pour élargir sa palette en ajoutant à sa technique impressionnante et à son jeu économe, épuré et précis, le naturel et la décontraction. Et le charisme reste intact.

En pleine tournée et alors que son agenda est archi-complet, David Murgia a accepté de répondre, depuis Saint-Médard-en-Jalles, à quelques questions pour Karoo, exercice qu’il estime difficile et dont il ne raffole pas mais auquel il s’attelle pourtant de bon cœur.

KAROO scène david murgia

Pour commencer, une question incontournable et peu originale : quelle est l’origine de ton envie de monter sur les planches ? Ton frère, Fabrice Murgia, de quelques années ton aîné, a-t-il joué un rôle décisif dans ta décision d’entrer à l’ESACT ?

Plus qu’une envie, j’ai ressenti ça comme une nécessité : une pulsion adolescente, une recherche de sens, un désir de résistance. J’avais besoin de crier, il fallait trouver le moyen de transformer ces hurlements en quelque chose d’intelligent ou, au moins, d’intelligible. Je voulais comprendre le monde et ses mécanismes, prendre conscience des enjeux qui font que les hommes vivent comme ils vivent : parvenir à poser un regard, puis raconter.

Mon grand frère m’a toujours permis d’y voir plus clair. Son passage à l’ESACT m’a fait découvrir la formation d’acteurs du Conservatoire de Liège. Au début, je ne voulais pas marcher dans ses pas, mais j’ai vite compris que c’était dans cette école que je voulais m’inscrire.

Tu t’es récemment mis à l’écriture avec l’Âme des cafards, que t’ont commandé Alexandre Caputo et la SACD pour le festival XS du Théâtre National. En plus de la référence à Kafka, on sent une influence directe d’Ascanio Celestini, dont tu joues par ailleurs les textes dans Discours à la nation. Que représente-t-il pour toi ? A-t-il joué un rôle dans l’élaboration de ta première pièce ? À proximité de l’ESACT, il y a le Festival de Liège. Et depuis une dizaine d’années, le directeur, Jean-Louis Colinet, y invite Ascanio Celestini à chaque édition. J’étais encore étudiant à l’École d’acteurs de Liège

lorsque j’ai vu le travail d’Ascanio pour la première fois. J’ai été très impressionné. Il est rapidement devenu pour moi une influence, on peut dire ça comme ça, oui. L’une de celles qui sont rares, solides et précieuses.

C’est en écoutant Ascanio Celestini raconter des histoires que j’ai pensé que je pouvais pratiquer ce métier.

Ascanio Celestini est un conteur, il m’a beaucoup appris à propos d’un théâtre dépouillé. L’imagerie romantique du travail de l’acteur contemporain s’est alors détricotée dans la tête du jeune homme que j’étais et, tout à coup, c’est devenu quelque chose de concret. De simple. En lisant, en écoutant et en observant Ascanio, j’ai compris qu’on pouvait passer sa vie à écrire et à raconter des histoires. Comme un artisan passe sa vie dans son atelier à travailler, à affiner ses pièces, son coup de poignet, son art. C’est grâce à lui que j’ai fait l’expérience de l’écriture.

C’est une influence dont je ne rougis pas : j’en suis fier.

Quelles sont tes autres sources d’inspiration et les figures (artistiques ou non) qui t’ont marqué ?

La réalité est source d’inspiration, sans doute avant toute autre chose.

Il suffit de l’observer pour constater le cynisme dont elle fait preuve quotidiennement.

Elle est tragique, sanguinaire, drôle parfois — mais plus souvent grotesque que comique. Des rapports de force y sont clairement dessinés, des contradictions fortes entre classes, entre groupes sociaux, entre communautés, entre individus.

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Est-ce cette inégalité presque structurelle et ces rapports de force que tu cherches à dénoncer ?

Je ne suis pas persuadé qu’une scène de théâtre soit le bon lieu pour la dénonciation. À vrai dire, peut-être que si. Je n’en sais rien.

Tu sembles avoir une petite préférence pour l’humour noir, absurde et grinçant.

C’est vrai que les rapports de domination font preuve d’un tel cynisme qu’apparaît, d’une manière ou d’une autre, un humour noir. Mais dans Discours à la nation par exemple, j’aime rappeler que ce n’est pas le spectacle qui est cynique, mais le monde dépeint. Ascanio dit que, dans le spectacle, les patrons et les puissants que j’incarne parlent comme parlerait notre classe dirigeante si elle devait s’exprimer franchement, en toute sincérité, sans cacher son despotisme sous le costume de la démocratie.

Dirais-tu que tes spectacles sont politiques ? Ont-ils vocation à « secouer » le public ou ne sont-ils motivés que par le plaisir d’être sur scène et de procureur du plaisir aux spectateurs ? Car on sent que tu t’éclates…

Ce que je sais, c’est que quand je fais du théâtre, je ne milite pas. Je raconte des histoires que le monde m’a racontées. Mais, bien sûr, je suis un citoyen, petit à petit je me forge un point de vue sur le monde. C’est aussi à partir de son propre regard qu’on travaille, inévitablement.

J’ai la grande chance de vivre avec une sociologue qui mène des recherches passionnantes. Je vis avec son travail et, indéniablement,

il alimente le mien. Ses recherches constituent une grande partie de la base de mon travail. J’aime beaucoup le regard du sociologue. Il est neutre, objectif, serein. Il permet de « constater ». De poser un regard sur le cours des choses. De faire dialoguer des « interprétations du monde ». Je me suis d’ailleurs rendu compte que le métier d’acteur et celui de chercheur étaient étroitement liés et partageaient des points communs.

Mais même dans la tentative d’observer le cours des choses comme le ferait un sociologue, il m’est difficile de ne pas ressentir de la honte devant les mécanismes qui régissent nos sociétés, une certaine colère face à certains rapports de forces qui mènent à des injustices intolérables.

Cette colère il faut la refroidir, la transformer.

Secouer le spectateur c’est peut-être violent, mais en tout cas secouer les cadres d’interprétation, les cadres « ordinaires » de nos vies, à travers de simples histoires, tout en passant par l’humour. Je crois qu’il est important qu’il y ait du plaisir à prendre. Et du plaisir à vivre pour moi, en tant qu’acteur.

Je pense qu’il faut avant tout se concentrer pour raconter une histoire, la plus belle possible. Une histoire qui soit capable de connecter des réseaux de sens, de proposer une vision du monde venue d’un point de vue particulier. Aujourd’hui, la pensée dominante excelle dans sa lutte pour une résignation généralisée. Se détacher des mots dictés par les classes dirigeantes, se permettre de changer de regard et de position pour observer autrement les mécanismes ayant cours dans

notre société, c’est un moyen de se déconnecter une heure ou deux du fatalisme mortifère sous lequel nous croulons.

Mais à dire la vérité, je pense que chaque aventure théâtrale confie au théâtre des missions qui lui sont propres, et c’est très bien ainsi.

Penses-tu être intimement lié à cette époque, ou le « phénomène David Murgia » aurait-il pu exister en d’autres temps et d’autres lieux ?

Parce qu’il n’y a pas qu’ici et maintenant que le monde tourne mal.

Je ne parviens pas, je crois, à comprendre la question. Je crois que je suis lié à mon époque, de fait. Mais comment pourrais-je faire autrement ?

Et je ne sais pas ce que je serais devenu si j’étais né il y a trois siècles. Ça dépend tellement de là où on naît…

En 2012, le Raoul Collectif, que tu as créé avec Romain David, Jérôme De Falloise, Benoît Piret et JeanBaptiste Szezot, monte le Signal du promeneur. Comment vous êtesvous répartis le travail ? Étiez-vous tous polyvalents ? L’expérience du Discours à la nation, où tu es seul en scène avec un musicien, est de ce point de vue radicalement différente. As-tu une préférence pour le fait de jouer seul ou en bande ?

Même s’il est vrai que tu ne sembles pas vraiment seul dans Discours à la nation, tant tu établis un contact avec ton public.

Un spectacle est un lieu unique. Il n’y en a jamais deux semblables. Les distances qui les séparent les uns des autres sont parfois gigantesques.

On n’habite pas dans un spectacle KAROO scène david murgia

comme on habite dans un autre.

Au sein du Raoul Collectif, le travail s’est déroulé très intuitivement, par la compatibilité de nos cinq personnalités qui œuvraient dans une même direction. Ni Chef, ni Leader, ni Dieu, ni Maître. Le Signal du promeneur était un travail collectif sur des quêtes individuelles en lutte ou en fuite contre les cadres. Le tout est alimenté par une pensée et une énergie libératrice, comparable à celle que nous a insufflée Raoul Vaneigem. Le Raoul Collectif est une aventure vivante. Le jour de la première, une seule évidence pour les promeneurs du Signal : « Soyons frères parce que nous sommes perdus. » Discours à la nation est évidement tout autre chose, créé dans un tout autre contexte, à partir du texte de l’auteur. C’est un peu comme une paire de chaussures. Celestini en est le cordonnier. Et moi je marche avec, sur la musique de Carmelo. Le jour de la première, Ascanio m’a dit : « Plus tu vas marcher, plus elles vont se faire à ton pied. » Les histoires qui composent ce spectacle peuvent être jouées partout, n’importe quand. J’aime beaucoup ce duo guitare/voix. Discours à la nation, c’est un petit concert de musique. À propos du public, sens-tu une différence entre les publics des différents pays où tu as pu jouer ?

Comment tes spectacles sont-ils reçus ailleurs ? J’ai notamment remarqué que tu avais récemment joué le Signal du promeneur à Santiago.

Chaque public est différent, évidement. Et cela se ressent, bien sûr.

Nous sommes tous les soirs devant

un groupe de personnes qui découvrent l’histoire pour la première fois. Et il est d’une importance primordiale que le spectacle soit chaque fois vivant.

Il y a un plaisir et une certaine excitation à jouer au bout du monde, devant des gens qu’on n’aurait jamais eu la chance de rencontrer. On s’adapte sur des points techniques (langue, surtitrage, infrastructure…) mais le spectacle reste le spectacle. Il ne s’adapte pas à des « mentalités » ; il est joué comme il a été créé.

Le théâtre jeune public t’attire-t-il ?

Avec mon frère, Fabrice, nous avons eu la chance d’emmener Tête à claques sur les routes pendant plusieurs saisons. C’est un formidable spectacle des Ateliers de la Colline interprété au départ par Quentin Meert et François Sauveur. Après plusieurs centaines de représentations, Quentin et François nous ont transmis le récit pour que nous puissions continuer à le raconter.

C’était une expérience riche, avec une compagnie qui fait un travail remarquable, d’une grande dignité.

J’aime beaucoup le théâtre jeune public, cela demande beaucoup d’énergie mais c’est un public qui envoie également une grande quantité d’énergie. Devant les jeunes, l’utilité du métier se fait vivement ressentir. Mais aujourd’hui les choses font que mon temps est concentré sur d’autres projets.

Si le fait d’être avec des gens ou face à des gens est ce que tu aimes dans le théâtre, qu’aimes-tu dans le fait de jouer au cinéma ? Est-ce l’exercice ? Dans quel moyen d’expression te sens-tu plus à l’aise ?

Au cinéma, l’aventure est intense et brève. Cela m’aide beaucoup de travailler en sautant de l’un à l’autre.

Cela m’empêche de m’installer. Cela m’aide à voir quels sont les autres moyens d’expression et à essayer d’autres techniques pour raconter une histoire. Ce sont des métiers vraiment différents, qui demandent des aptitudes et des rythmes de travail différents. C’est un peu comme une menuiserie et une ferronnerie. Cela ne se compare pas. Mais dans les deux cas, la seule chose qui compte est de passer du temps dans l’atelier et d’en sortir la plus belle pièce possible. Que ce soit au cinéma ou au théâtre, ce qui est déterminant, c’est le projet et le travail avec l’équipe.

Comment choisis-tu les pièces ou les films dans lesquels tu joues ?

Comme le Signal, Discours, l’Âme des cafards et les créations à venir me prennent quasiment tout mon temps, il m’en reste peu pour d’autres pièces ou pour des films.

Mais parfois c’est possible. Je ne peux alors pas vraiment dire que « je choisis ». Les choses se font plutôt d’elles mêmes. Quand le calendrier le permet, quand je suis enthousiaste, quand j’ai confiance en quelqu’un qui me fait confiance, le plongeon devient une évidence. Les rôles que je n’ai pas encore abordés, les défis, m’enthousiasment beaucoup. Mais la relation avec le porteur du projet reste fondamentale.

J’ai une chance inestimable : pour l’instant je ne fais plus grand-chose que je n’ai pas envie de faire.

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Quels sont tes projets à plus ou moins long terme ? Comment s’organise la saison prochaine ?

L’année prochaine, je confierai tout mon calendrier aux tournées de Discours à la nation et du Signal du promeneur, au prochain long métrage de Bouli Lanners (les Premiers et les Derniers), à l’écriture d’un projet avec Henri Liebman (Liebman renégat), à des moments à passer avec le Raoul Collectif.

Mais pour l’avenir, j’aimerais parvenir à rester au plus près de ce que je veux sincèrement faire : écrire et jouer. Pour ça, il me faudra sortir du rythme actuel, trop intense, et aménager un peu de temps pour moi.

Du temps calme.

Mais mes priorités vont d’abord à Discours à la nation et au Signal du promeneur. Nous avons créé ces histoires, à présent il faut les raconter.

Jean-Louis Colinet dirige le Théâtre National. Il connaît bien Fabrice et David Murgia qu’il a soutenus non seulement au Théâtre National (où Fabrice Murgia est artiste associé), mais aussi au Festival de Liège. Il nous parle du « phénomène Murgia ».

Je ne pense pas qu’on puisse réellement parler de « phénomène Murgia ». Il n’y a pas, selon moi, de dimension génétique dans le talent. Il s’agit plutôt de deux artistes particulièrement brillants, avec des carrières et des pratiques différentes : Fabrice est essentiellement metteur en scène (même s’il continue de jouer occasionnellement), tandis que David est acteur et, depuis peu, auteur. Outre le talent, ce qu’ils ont en commun, c’est l’intelligence. Je n’ai jamais rencontré un artiste brillant qui ne soit pas intelligent, et la créativité fait partie de l’intelligence.

Mais d’un point de vue personnel, ils sont assez différents. Ce sont d’ailleurs deux amis personnels, et leurs activités font que je les vois souvent de façon distincte.

J’ai d’abord rencontré Fabrice. Il m’a montré une étape de travail du Chagrin des ogres, son premier spectacle, qu’il a créé au Festival de Liège et au Théâtre National avant d’entamer une incroyable tournée. Nous avons longuement parlé l’un avec l’autre et j’ai vu en lui beaucoup de sincérité, de force et d’authenticité, et aussi un rapport au théâtre proche du mien.

Ce qui me rapproche de Fabrice et David, c’est certainement le fait qu’ils viennent, comme moi, d’un milieu dans lequel l’art ne fait pas partie du quotidien. Le rapport au monde qu’ils ont leur permet de renforcer leur créativité. Exercer le théâtre, c’est s’exprimer sur le monde ; si l’on a des choses à dire, c’est parce qu’on en a vécu.

Bien que l’un et l’autre connaissent déjà un degré certain de notoriété, on peut dire qu’ils occupent une place réellement particulière dans le paysage théâtral de la Fédération WallonieBruxelles, même si, bien entendu, il y a pas mal d’autres jeunes artistes brillants et prometteurs.

Mais tous n’ont pas forcément eu les mêmes opportunités, qui dépendent beaucoup des rencontres que l’on fait et, donc, de qui l’on est.

Pour la suite, je leur souhaite un avenir brillant, et de continuer à avoir cette créativité, la capacité de faire ce qu’ils font et à vivre leurs rêves.

par Martha Beullens

KAROO scène david murgia

© Cici Olsson

Le Signal du promeneur Le Raoul Collectif, ce sont cinq potes (Romain David, Jérôme De Falloise, David Murgia, Benoît Piret et Jean-Baptiste Szezot) qui ont décidé de se lancer dans la création… en collectif. Ils signent en 2012, avec le Signal du promeneur, leur premier spectacle. Une réussite.

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Dans les bois, cinq promeneurs se rencontrent. Une lampe de mineur vissée au front et une parka sur le dos, ils se ressemblent tous. D’ailleurs, ils s’appellent tous les cinq Francis.

Ils pourraient être n’importe qui. Leur accoutrement identique souligne la dimension universelle de ce dont nous serons les spectateurs.

La forêt, c’est le lieu de transgression par excellence, ce lieu magique et inquiétant en marge de la société, grouillant d’une vie qu’on ne soupçonne même pas, surtout la nuit, ce lieu qu’on hésite à pénétrer de crainte de se perdre (et se perdre, n’est-ce pas devenir, si ce n’est personne, du moins autre, c’est-à-dire se transformer ?). La forêt, c’est le lieu des métamorphoses, que ce soit celle de la chenille qui devient papillon ou d’autres beaucoup plus inquiétantes. C’est le lieu de l’obscurité et du mensonge, par opposition à la lumière de la vérité et à la clarté de la réflexion. C’est le lieu de la bestialité et de la folie ; les hommes des bois, qu’ils soient bûcherons, charbonniers ou forgerons, ont d’ailleurs longtemps été craints à cause de leur animalité supposée retrouvée ou du pacte qu’ils semblaient avoir noué avec le diable.

Ce n’est évidemment pas un hasard si le spectacle se déroule dans une forêt. Le Signal du promeneur met précisément en scène le moment où l’humanité semble basculer ou, du moins, où le vivre-ensemble devient impossible. Le mensonge en est une des causes possibles. Selon saint Augustin et de nombreux théologiens après lui, si le verbe humain doit s’orienter vers la vérité, c’est non seulement en vertu de l’identification, centrale dans le christianisme, entre Dieu, le Verbe et la Vérité, mais aussi parce que le langage a été institué afin que les hommes, ne pouvant lire dans le cœur les uns des autres, se communiquent leurs pensées. Dès lors, le menteur est vu comme celui qui rend le vivre-ensemble impossible en sapant les fondements mêmes de la société. De longs débats ont d’ailleurs eu lieu au Moyen Âge pour déterminer s’il fallait ou non faire du mensonge le huitième péché capital. Mais qu’est-ce qui le pousse à mentir, cet homme qui s’est fait passer pour médecin et qui, sur le point d’être découvert, tue de sang-froid toute sa famille, père, mère, épouse, enfants et même le chien, afin qu’ils ne découvrent jamais la supercherie ? Ne sont-ce pas ces mêmes règles de vie commune ? La nécessité, pour exister, de réussir, d’être quelqu’un (formule impersonnelle s’il en est !) ? En mettant en scène le procès de Jean-Claude Romand, qui les Francis jugent-ils vraiment ?

La thématique de l’écrasement de l’individu par la société, la conscience qu’il peut en avoir mais l’impuissance qu’il ressent, et la rébellion qu’il ose parfois, voilà ce qui semble être le fil conducteur des préoccupations de David Murgia qui, après les avoir portées sur scène avec le Raoul Collectif, les traite dans ses textes, notamment l’Âme des cafards. Voilà ce qui explique aussi en partie l’admiration qu’il voue à Ascanio Celestini, dont il joue les textes dans Discours à la nation. Son œuvre est tout entière traversée par cette conscience aiguë que le monde est devenu fou et qu’il court à sa perte s’il continue dans cette voie.

La scénographie du Signal du promeneur est impressionnante et complètement au service du texte. C’est une véritable transformation qui a lieu sur scène, un retour à la bestialité ou, du moins, à un état de primitivisme : des mottes de terre qui pleuvent, à un rythme de plus en plus soutenu, jusqu’à transformer la scène en un véritable champ de bataille, l’adoration d’un totem construit au milieu des bois, l’ascension d’une liane. Comme s’il fallait remonter jusque là pour pouvoir construire un autre monde. La forêt est certes ce lieu trouble et obscur qui effraie mais c’est aussi le lieu de résistance à la société. Robin des bois ne s’y cachait-il pas déjà ? Dans le Signal du promeneur, le rapport ville-forêt s’inverse très intelligemment : c’est désormais la forêt qui apparaît comme le lieu de la recherche de la vérité (en témoignent les lampes que les acteurs portent sur le front) et la ville qui est le lieu du mensonge et du faux-semblant. Les garants de l’humanité sont, en définitive, ces rebelles insoumis.

C’est à un spectacle vibrant et profond que nous convie le Raoul Collectif. L’interprétation des acteurs ne gâche rien.

Non seulement ils s’amusent sur scène, mais ils vivent véritablement leur personnage. Ceux-là sont des convaincus, c’est certain.

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par Martha Beullens

© Hélène Legrand

Discours à la nation

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Discours à la nation est une déflagration artistique qui porte à ébullition nos pensées et nous invite à pénétrer dans la logique des puissants de ce monde. Mais y-a-t-il encore une logique dans tout cela ? Le pouvoir appartient à ceux qui ont une conscience de classe, disait Karl Marx, alors qui sont-ils, ces nouveaux dirigeants ? Sur scène, David Murgia incarne une kyrielle de personnages qui représentent les dominants s’adressant aux dominés. Il brasse chemin faisant un kaléidoscope de textes drôlement cynique, coriace, qui passe du récit au discours politique. Carmelo Pestigiacomo apporte une touche musicale à la dynamique de jeu en l’accompagnant avec sa guitare flegmatique. Il forme ainsi avec son acolyte un duo proche de l’univers de Beckett.

Alors qu’il était encore étudiant au conservatoire, David Murgia a eu un coup de foudre pour le travail d’Ascanio Celestini, auteur et interprète de ses propres textes. Discours à la nation est le fruit de la rencontre entre ces deux artistes. L’adaptation du texte par Patrick Bebi reprend la traduction de l’œuvre originelle de Celestini en y incorporant les propositions de l’acteur durant le travail de création. L’auteur n’est pas un inconnu pour le public belge : nous l’avons découvert ces dernières années avec Fabbrica et la Pecora nera, deux pièces mises en scène au Rideau de Bruxelles par Pietro Pizzuti avec Angelo Bison.

L’œuvre de Celestini est polymorphe : théâtre, roman, documentaire, cinéma (il a adapté et réalisé la Pecora nera au cinéma), mais elle traite majoritairement de la précarité et des conditions de travail. Celestini se situe dans la mouvance du Teatro di narrazione, né dans les années 1990, qui insuffla un renouveau au théâtre politique italien que Dario Fo avait magistralement incarné durant les années 1960 et 1970.

Cependant, le Teatro di narrazione se différencie de celui de Dario Fo par la sobriété et l’engagement très limité du corps de l’acteur-narrateur, généralement seul en scène et dans un rapport direct avec le public.

C’est la crise. C’est une évidence. Le monde ne tourne plus rond. C’en est une autre. Nous sentons et voyons des choses mais comprenons-nous ce qui se trame au-dessus de nos têtes ? Durant une heure vingt, le spectateur est invité à découvrir un pays en guerre où il pleut, où rares sont les éclaircies. Ce pays est le nôtre et la pluie, c’est la crise. En ces temps de guerre économique se succède alors une multitude de discours grotesques, parfois hilarants, proposant par

exemple le retour au cannibalisme pour résoudre les problèmes de l’immigration et de la faim dans le monde. C’est une référence directe à Jonathan Swift qui voulait résoudre le conflit protestants-catholiques en Irlande par le même procédé. Plus tard, nous plongeons dans la fabrication du discours d’un jeune politicien ayant le vent en poupe et prêt à tout pour conquérir un plus large électorat. Il y a aussi le discours d’un grand patron venu rire à la barbe de ses « serfs » en leur démontrant combien leur pseudo-liberté démocratique n’était qu’un leurre.

Cette mécanique absurde et grotesque agit comme un électrochoc, elle réveille peut-être en nous le prolétaire qui s’est embourgeoisé, qui s’est laissé anesthésier. Ces discours sont entrecoupés de récits, de fables populaires, d’anecdotes cocasses qui mettent en lumière ce rapport dominant-dominé et apportent du relief à la représentation. Citons, entre autres, celle de l’homme qui a toujours eu un parapluie pour se protéger de la pluie et qui rencontre l’homme qui n’en a jamais eu et ce, depuis des générations.

David Murgia brosse avec aisance cette galerie de personnages, par de subtils changements d’inflexions de voix et un travail corporel tout en finesse. Il déambule dans un décor rudimentaire qui révèle avec simplicité et précision son époustouflant talent d’acteur-narrateur.

Tous ces fragments de textes juxtaposés les uns aux autres, avec une intelligence rare, nous poussent l’air de rien à prendre conscience de l’absurdité du système dans lequel nous vivons. Après la représentation, il y a une multitude d’idées, de situations, de phrases qui restent ancrées en nous, comme celles de ce politicien qui, sans vergogne, nous assène : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ! », ou cette autre phrase : « Le monde ne change pas, c’est notre place qui change. » À la veille du prochain scrutin en Belgique, gageons que ce détonnant spectacle aura le mérite de réveiller notre conscience et de nous questionner sur cette fragile frontière qui sépare les démocraties et les dictatures.

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par Fabrice Taitsch

© Alice Piemme AML

À la croisée des chemins de Celestini et Debord

Après avoir été adoubé par Ascanio Celestini comme interprète en français de ses textes, puis avoir participé à l’écriture collective du Signal du promeneur ; après qu’Amélie Van Belt lui ait écrit, pour le cinéma, un rôle sur mesure dans la Tête la première qui lui valut le Magritte de l’espoir masculin, il était logique que David Murgia se lance dans l’écriture. La SCAM/ SACD a fourni l’impulsion initiale en lui donnant une carte blanche au festival XS du Théâtre National, en mars dernier, pour écrire et présenter l’esquisse de son premier texte : l’Âme des cafards, qu’il interprète seul en scène.

dans le brassage des influences : l’ambiance de la Métamorphose de Kafka, les revendications des intermittents du spectacle élargies aux chômeurs et aux minorités de toutes sortes, la fraternité ouvrière, les chants populaires (David Murgia chante sur scène, et plutôt bien) et un humour tantôt froid et absurde, tantôt franchement fraternel, qui tient dans la formidable aptitude à banaliser les méthodes mi-libérales mi-totalitaires (mais au fond n’est-ce pas un peu la même chose ?) en les détaillant de manière clinique avec un sourire désarmant.

La filiation avec Celestini est indéniable, dans la verve, le débit et le recours aux leitmotive, mais le texte est original

Sur le plan technique, David Murgia se démarque des grandes figures qui vieillissent mal, telles que Fabrice Luchini ou

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Roberto Benigni, qui passent tous les textes qu’ils débitent à la moulinette de leurs tics — l’hystérie du débit mitraillette et la fatuité méprisante pour le commun chez l’un ; la candeur niaise et baveuse, l’optimisme forcené et panthéiste pour l’autre. Il se démarque aussi des performeurs tels que Vincent Tholomé, pour citer l’un des plus brillants, qui composent la matière de leur inventivité verbale, rythmique et sonore.

Murgia raconte des histoires, sans artifice, de manière quasi classique, avec un narrateur très présent et l’aptitude à incarner et faire dialoguer les personnages mobilisés par son récit, comme un humoriste seul en scène, avec humour, mais pas exclusivement, loin de là. Murgia est à la fois volubile et précis ; drôle, didactique et glaçant. Il insère très souvent ses envolées entre des séries de petites phrases brèves qui campent le décor ou résument la séquence. Il contrôle son verbe et son geste avec une technique épurée parfaitement maîtrisée.

à pointer les archétypes à partir de faits divers (on songe en particulier, dans le Signal du promeneur, à l’évocation de l’Homme qui dort de Perec ou à l’affaire Romand qui a déjà inspiré un livre et deux films). Il se projette habilement dans la fameuse époque, annoncée par Debord, du spectacle réalisé en caricaturant légèrement le discours ambiant de manière à le rendre plus direct, plus cynique, plus décomplexé. Plutôt que de dénoncer, il dévoile, en les présentant comme des acquis irréversibles, les tenants et les aboutissants du contexte économique. Il explique la complicité passive et involontaire de la population inconsciente d’être manipulée. Du coup, il est réellement subversif, sans la moindre démagogie, avec la seule ambition de raconter des histoires, de faire rire et de secouer son public et donc bientôt ses futurs lecteurs.

David Murgia n’est pas un artiste engagé au sens où on l’entendait dans les mouvements qui ont préparé ou prolongé Mai 68. Mais il s’inspire pourtant des penseurs essentiels de l’époque. Le « Raoul » du Raoul Collectif est un clin d’œil à Raoul Vaneigem. Mais on situerait plus volontiers Murgia dans le sillage de Guy Debord.

Même s’il n’est pas un artiste engagé au sens seventies du terme, David Murgia est un artiste vraiment subversif, sans la moindre démagogie.

On peut prendre le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigem à la lettre et le considérer comme un précis d’émancipation. Alors que la Société du spectacle de Guy Debord fournit une analyse d’inspiration marxiste qui décortique ce que notre société est en train de devenir : un monde où l’endettement à vie des populations, l’organisation et l’uniformisation des loisirs de masse, la récupération, par l’intégration, de la contestation — qu’elle soit syndicale, intellectuelle, artistique ou politique — dans la mise en place d’une pensée unique totalisante qui permet la gabegie du pouvoir et des élites économiques et financières.

Qu’on se rassure, David Murgia n’est pas un militant au sens strict du terme. Il n’est ni bavard, ni sentencieux, ni simplificateur. Mais il analyse son époque, tente de la comprendre et de la restituer. Son goût pour la sociologie et son aptitude KAROO scène david murgia

par Thierry Leroy

Le mariage par Philippe Vienne

Dans le parc devant la mairie, une statue représente un couple nu, enlacé dans une étreinte fougueuse. D’aucuns, tels les censeurs du dix-neuvième siècle, la jugent obscène. D’autres s’en amusent. Les couples les plus audacieux, parmi ceux qui en face se marient, viennent s’y faire photographier.

Au soleil de ce début d’après-midi, on distingue clairement que le bronze des rotondités, fesses et seins, luit davantage. On ne peut voir, en revanche, la femme qui, à l’ombre de la statue, rattache la bride de ses escarpins. Lui non plus ne peut l’apercevoir. Jusqu’à ce qu’elle avance en pleine lumière.

L’éblouissement est total. Non ptas en raison de la clarté, ni de sa beauté, quoiqu’il s’agisse d’une belle femme assurément, non mais cette femme, il la connaît, il l’a connue, aimée même, cette femme c’est la sienne. Ça l’était du moins, jusqu’au divorce, il y a cinq ans, six peut-être, là il ne sait plus très bien et puis il vit en Espagne à présent, on n’y a pas la même notion du temps.

Elle ne se doute de rien, ne l’a pas vu, lui tournant le dos, rajuste son tailleur, sobre, assez strict mais pas trop quand même, on devine que c’est là le maximum de fantaisie qu’elle puisse s’autoriser. Lui s’adjuge un instant de répit, quelque peu voyeur l’observe, se disant qu’elle n’a pas tellement changé, quelques kilos de plus sans doute, là, aux hanches, mais à leur âge. Tandis qu’elle, ignorant ces considérations, s’est remise en marche en direction de la mairie, mal à l’aise dans des chaussures dont on sent qu’elles n’appartiennent pas à son quotidien. Je le savais que je n’aurais pas dû les mettre pour la première fois aujourd’hui, se dit-elle. Elle le savait mais n’avait pas eu le courage de s’imposer ce supplice un autre jour. Il connaît tout cela d’elle qu’il va figer, l’appelant par son nom. Léa.

Elle sursaute, évidemment. Ne peut croire ce que sa mémoire lui dit avoir reconnu, se retourne alors pour mieux s’en assurer. Franz. Franz répète-telle encore, considérant cet homme qu’elle se souvient avoir aimé, devenu

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plus grisonnant, barbu, davantage d’embonpoint lui semble-t-il, la cuisine méditerranéenne sans doute. Il lui paraît plus hispanique que jamais, pourrait se faire appeler Francisco, peut-être le fait-il d’ailleurs, je n’en sais rien. Mais que fait-il là, que fais-tu là, lui dit-elle. Mes parents sont morts, je suis revenu, forcément, et puis mon frère, seul, ne pouvait pas. Morts ? Oui, morts, un accident de voiture, mon père n’aimait plus trop conduire d’ailleurs mais ma mère, tu sais comment était ma mère, si peu autonome et toujours à le presser, enfin ma mère avait insisté pour aller chez une amie et mon père, ne pouvant rien lui refuser, avait pris la route, puis un camion et on ne sait pas très bien, le chauffeur n’a pas compris non plus mais voilà, ils sont morts et je vais à la mairie, donc. Et toi ?

Moi, dit-elle et, en cet instant, elle réalise seulement ce qu’elle va lui annoncer à cet ex-époux revenu d’Espagne, frappé par le deuil, hésite encore un instant comme pour l’épargner. Moi, je vais me marier. Il ne semble pas marquer le coup, elle en serait presque déçue, il lui sourit, avec bienveillance ou ironie, elle ne saurait dire, n’a jamais su en fait et cela l’a toujours agacée.

Là, maintenant ? Dans une demi-heure oui, d’ailleurs il serait temps mais, s’il le veut, ils peuvent faire le chemin ensemble. Bien sûr, dit-il, et l’heureux élu, je le connais ? Non, il ne l’a jamais rencontré, il pourrait le connaître s’il s’intéressait un tant soit peu à l’art contemporain, ce qui n’a jamais été le cas et elle doute que cela ait changé, ses œuvres sont néanmoins appréciées, un musée allemand même et. C’est bien, coupe-t-il, je suis heureux pour toi.

Un caillou qui s’est introduit dans son escarpin ralentit à nouveau sa marche.

Elle peste tandis qu’il observe le soleil donner de l’éclat à la blondeur de sa chevelure, une blondeur dont il ne sait plus rien là-bas, au cœur de la noiraude et poussiéreuse Andalousie. Un instant, ainsi penchée, elle a offert à sa vue le galbe d’un sein, il aurait pu s’en émouvoir mais non, se demande s’il est guéri ou, au contraire, encore trop blessé. Il se doute que la question va surgir, alors va au devant. Je vis seul avec deux chats, Garcia et Lorca, je sais c’était facile mais je n’ai pas trouvé mieux. Il réussit à la faire sourire cependant, c’est tellement lui, se dit-elle. C’est dommage, je trouve, enfin ce ne sont pas mes affaires, mais seul, tu ne devrais pas. Cela me convient, je t’assure et déjà lui manque le parfum du jasmin.

Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi tu n’as jamais voulu d’enfant. Ce coup-là, il ne l’a pas vu venir. Il lui semblait justement qu’à présent ils cheminaient paisiblement, de concert, vers la mairie et leurs destins respectifs, lui enterrant ses parents et son passé, elle scellant son avenir. Et cette question il l’avait entendue encore, deux ans auparavant, dans une

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autre langue certes, de la bouche de MariCarmen, mais il n’en parlerait pas à Léa. Il ne répondra rien à Léa, n’ayant aucune envie de raviver des douleurs qu’il croyait par ailleurs endormies, elle se marie aujourd’hui quand même, quel besoin de revenir là-dessus. Arrête, Léa, s’il te plaît, ce n’est vraiment pas le moment, je te rappelle que tu vas rejoindre ton mari, là. Tu fuis, tu fuis toujours dit-elle, combien de temps crois-tu pouvoir fuir encore et jusqu’où vas-tu aller, après c’est l’Afrique tu sais. Eh bien l’Afrique, c’est parfait, si cela peut m’éviter que tu m’agresses avec ce genre de question, et si je suis parti, je te rappelle que c’est toi qui m’as quitté. Non, Franz, non, c’est cela que tu n’as pas compris. Il y a longtemps que nous nous étions quittés.

Elle pleure, à présent. C’est exactement cela que je voulais éviter, dit-il, lui tendant un mouchoir. Tu vas faire couler ton maquillage, en plus. Elle se refuse à sourire. Il devrait la prendre dans ses bras peut-être, ne sait pas quelle intimité ils peuvent encore se permettre et s’il ne ferait pas qu’aggraver les choses, ne fera rien donc. Comme d’habitude, dirait-elle. Un couple de mariés, accompagné de sa suite, sortant de la marie, pénètre dans le parc et marche dans leur direction. Il consulte sa montre, tu vas finir par être en retard, fait-il, alors qu’une mélodie s’échappe de son sac à main. Qu’elle ouvre fébrilement, plongeant la main dans un fatras de produits de maquillage pour en extirper un portable rose… oui, je sais, je suis en chemin, j’arrive ne t’inquiète pas… non, il n’y a pas de problème, c’est juste que… je t’expliquerai plus tard, ce serait trop long, je me dépêche là… oui, moi aussi, bien sûr. Je t’aime.

Un instant, à l’écoute d’une conversation qu’il n’était pas supposé entendre, il a éprouvé un sentiment de malaise. Comme un mauvais casting, une erreur de distribution, songe-t-il, ce « je t’aime » si longtemps m’était destiné. Et puis les choses reprennent leur cours. Léa a retrouvé de l’aplomb. Remets-toi à la guitare, Franz, et pas seul dans ton salon, trouve-toi un groupe, un public, mais joue et accepte le risque de faire des fausses notes. La vie, ce n’est pas ce que tu es occupé à en faire, il y a des hauts et des bas, de grandes douleurs et de petits bonheurs peut-être, ou l’inverse, on tombe, on se relève, on avance. Un encéphalogramme plat, Franz, c’est la mort et rien d’autre.

Un jour, dit-il avant de s’interrompre. Léa l’interroge du regard, dans lequel il plonge, éclaboussé d’images de leur passé commun, contraint au silence par un tel flot d’émotions. Un jour qu’il était assis à la terrasse d’un café de son village andalou, un homme l’avait apostrophé, un de ces petits vieux rabougris qui restent là des heures à regarder le temps passer et les jeunes filles. L’homme lui avait demandé s’il habitait bien la petite maison près

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de l’ancienne mosquée, celle où un figuier s’épanchait par-dessus le mur d’enceinte, récemment repeint. En effet, oui, et ce figuier lui occasionnait même quelque souci, qui occupait tant d’espace et lui gâchait partiellement la vue. Cette maison, disait le vieux, avait été celle de son grand-père. Lui, à seize ans, était parti pour Cadix, travailler au chantier naval puis, rêvant d’un ailleurs plus lointain, embarquant sur quelque navire. Revenu au pays, vieillissant, nostalgique, toute sa famille morte, la maison vendue. Mais ce figuier, disait-il, il l’avait planté lui-même, enfant, en compagnie de son grand-père. Et il me demandait de ne jamais l’abattre, voilà comment, Léa, je suis dépositaire de l’arbre des Ramirez.

En cet instant, elle le déteste d’avoir aussi peu changé et l’aime tout autant pour la même raison. Voudrait lui dire que, mais le téléphone sonne à nouveau. Je sais, je sais, excuse-moi… C’est Franz… oui, il est ici, c’est un hasard bien sûr… ses deux parents, morts… un accident… j’arrive… excuse-moi, je t’en prie. Elle tire à nouveau sur la jupe de son tailleur, je n’aurais jamais dû accepter de la raccourcir à ce point, tout cela pour faire plaisir à Cyril et elle maudit dans le même élan ses escarpins et toutes les concessions faites à une féminité d’apparat. Lui l’observe, cette femme qui fut sienne, restant néanmoins un mystère et ne cessant de lui échapper, d’autant plus en cet instant où elle hâte le pas.

Ne crois-tu pas qu’à ta manière, Léa, tu fuis aussi, dit-il.

Elle a ressenti la gifle, ne veut rien répondre, surtout ne pas ralentir l’allure.

Mais ses foulées, à lui, sont plus grandes, il est à ses côtés, s’aperçoit de son trouble, du moins le croit-elle, alors il lui faut se défendre. Mais elle n’en a pas le temps. Je te laisse là, dit Franz, l’embrassant sur la joue tandis qu’il la retient par les épaules. Puis, allez, Léa, file rejoindre celui qui t’attend depuis trop longtemps, vas-y, va dire oui. Elle se détourne de lui, de son regard posé sur elle qu’en cet instant elle ne pourrait soutenir et, malgré les souliers, se met à courir. Court, ralentit soudain, s’arrête, se retourne.

Si maintenant je dis non, Franz, que feras-tu ?

Le Mariage de Philippe Vienne a obtenu le grand prix du concours de nouvelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Philippe Vienne est né en 1961, à Liège. Une ville à laquelle il reste profondément attaché malgré son amour des voyages, dont il a fait sa profession.

Historien de l’art de formation, c’est un éclectique dans l’âme, évoquant avec la même passion la littérature policière nordique, le roman français contemporain, le rock britannique ou le jazz belge. La musique est d’ailleurs un élément essentiel dans son processus d’écriture.

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Après des études de bande dessinée à l’École de recherche graphique (ERG), Nicolas Zouliamis décide de poursuivre et de compléter sa formation au sein de la section d’analyse et d’écriture cinématographique de l’Université libre de Bruxelles. Conjointement à ces dernières études, il publie une première bande dessinée, la Volupté d’Hectopascal, à La Cinquième Couche. Il vit désormais à Paris où il travaille comme illustrateur et auteur de bande dessinée, collaborant notamment avec l’éditeur letton Kus Comics.

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Karoo est édité par l’asbl Indications et succède à la revue de critique littéraire Indications qui paraissait cinq fois par an depuis 1946.

Indications est une organisation de jeunesse reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont l’objectif est d’éveiller l’esprit critique des jeunes et de les sensibiliser par la pratique aux différents langages artistiques. Indications anime une plate-forme de critique culturelle en ligne (karoo.me) et organise des animations en milieu scolaire et associatif.

Secrétaire général Thierry Leroy leroy.indications@gmail.com Secrétaire générale adjointe Pascale Fonteneau fonteneau.indications@gmail.com Équipe pédagogique Lorent Corbeel | Xavier Dessaucy Anabelle Harckman | Gilles Kinoo Fabrice Taitsch Secrétaire de rédaction et communication Primaëlle Vertenœil Coordination éditoriale Thierry Horguelin

Mise en ligne Pascal Vincke Administration et secrétariat Marie-Jeanne Barbé indications.mariejeanne@gmail.com Maria Canario maria.canario@indications.be Les numéros de la revue Indications sont encore disponibles sur simple demande.

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mai 2014 N° 1

rédaction Martha Beullens Camille Burtin Lorent Corbeel Aliénor Debrocq Xavier Dessaucy Sophie Hermant Marc Horguelin Thierry Horguelin Pierre Jassogne Thierry Leroy Nicolas Marchal François Poulet Camille Picquot Gérald Purnelle Philippe Remy-Wilkin Florence Schennen Fabrice Taitsch Tommy Thiange Primaëlle VertenŒil Louis Wiart

Création Mohamad Abdul Moula Homa Arkani Bisser Benoit Bunzen Serge Delaive Antoine Duval Nina Jacqmin Tamar Kasparian Dominique Lardeux NEAN Oxanax Piet Rodriguez Alessandro Sicioldr Bianchi Olivier Spinewine Anna Taut Thomas Vandormael Philippe Vienne Nicolas Zouliamis

au sommaire Wes Anderson Bonom Bruce Clarke Laurent Demoulin Espace Nord Hanoï Duane Hanson Svava Jakobsdóttir Richard Krawiec Thomas Lavachery L’usage du faux Nicolas Marchal Monsieur Toussaint Louverture David Murgia Pawel Pawlikowski Alain Resnais S’exiler au Mexique Sur le roman policier Steve Tesich Thierry Thieû-Nyang Tusitala Antoine Wauters

Livres | Cinéma | Scène N° 1

Expos | Création mai 2014