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BE/ESP/GR/LUX/IT/Port 6,20 € - DE 7,90 € - UK £5 Suisse 9 CHF - Mar 55 Dh
M 06253 - 59 - F: 4,90 E - RD
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T N
Kad Merad
Christopher Doyle
LE G.O. DU CINÉMA FRANÇAIS PASSE À TABLE
LE CHEF OP' DE WONG KAR-WAI EN ROUE LIBRE
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SSI Jo Nesbø "IL FAUDRAIT QUE SCORSESE M'APPELLE"
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I Docu ou fiction ? SOUTHERN BELLE, SON UNIVERS IMPITOYABLE
T H E
R E T U R N
« UNE ŒUVRE RENVERSANTE »
– Le Monde.fr
+ + + + « COMPLEXE, MYSTÉRIEUSE ET TROUBLANTE »
– Télérama
+ + + + « DAVID LYNCH AU SOMMET DE SON ART »
– Le Point
+ + + + « SPLENDEUR ABSTRAITE »
– Les Inrockuptibles
+ + + +
LE RETOUR DU CHEF-D’ŒUVRE DE DAVID LYNCH EN COFFRETS BLU-RAYTM ET DVD
LES 18 ÉPISODES ET PLUS DE 6H DE CONTENUS INÉDITS
TWIN PEAKS: © TWIN PEAKS PRODUCTIONS, INC. © 2018 Showtime Networks Inc. SHOWTIME et les éléments s’y rapportant sont des marques déposées de Showtime Networks Inc., une compagnie de CBS. Tous Droits Réservés.
Avril 2018
Au cours de la préparation de ce numéro, c’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès soudain de Philippe Leroy, qui était en charge de notre régie publicitaire depuis la création du magazine. Nos pensées vont à sa famille, ainsi qu’à son associé et ami de longue date, Fabrice Régy, à qui incombe la lourde tâche de poursuivre le travail entrepris avec lui au sein de leur société, M.I.N.T. Avec Fabrice, Philippe a toujours défendu avec passion des titres de presse indépendants, contribuant au développement de notre «grand frère», So Foot, ainsi que de certains de nos confrères de la presse cinéma (Mad Movies, Cinéma Teaser...). Son honnêteté, sa rigueur dans le travail, sa fidélité et sa joie de vivre nous manqueront beaucoup. Nous tenions à saluer ici une dernière fois sa mémoire. •
RÉDACTION Direction éditoriale Franck Annese, Thierry Lounas, Stéphane Régy Directeur de la rédaction Thierry Lounas Rédacteurs en chef Jean-Vic Chapus, Fernando Ganzo Rédacteur en chef adjoint Raphaël Clairefond Comité de rédaction Alvaro Arroba, Hervé Aubron, Evangéline Barbaroux, Joachim Barbier, Thomas Bohbot, Pierre Boisson, Ronan Boscher, Brice Bossavie, Serge Bozon, Axel Cadieux, Simon Capelli-Welter, David Cassan, François Cau, Arthur Cerf, Johanna Chambon, Hélène Coutard, Lucas DuvernetCoppola, Laura Daniel, Claire Diao, Amélia Dollah, Maroussia Dubreuil, Mathias Edwards, Brieux Férot, Fernando Ganzo, Chérif Ghemmour, Noël Godin, Juliette Goffart, Thomas Goubin, Éric Karnbauer, Dimitri Kourtchine, Charles Alf Lafon, Alberto Lechuga, Maureen
Mansield, Anthony Mansuy, Benoit Marchisio, Jean Narboni, Willy Orr, Alexandre Pedro, Noémie Pennacino, Yann Perreau, Thomas Pitrel, Camille Pollas, Javier Prieto-Santos, Julien Rejl, Vincent Riou, Matthieu Rostac, Vincent Ruellan, Daniel V. Villamediana, Maxime Werner, Nicolas Wozniak Directrice artistique Audrey Elbaz Dessinateurs-illustrateurs Iris Hatzfeld, Julien Langendorff, Peter Stults, Freak City, Terreur Graphique, Helkarava, Erwann Surcouf, Jéremy Vitté Photographes Renaud Bouchez, Renaud Cambuzat, Louis Canadas, Vincent Desailly, Richard Dumas, Astrid Karoual, Samuel Kirszenbaum, Xavier Lambours, Mathieu Zazzo, Alexandre Isard Iconographie Jean-Vic Chapus, Collection ChristopheL Correctrice Marianne Narboni
Partenariats-communication Raphaël Clairefond E-mail redaction@soilm.fr www.sofilm.fr
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ADMINISTRATION Directeur de la publication Farid Lounas Comptabilité/Administration Nathalie Seznec SOFILM, mensuel édité par Les Éditions nantaises SARL au capital de 202 000 euros 3, rue de Clermont 44000 NANTES Tél. : 02 40 89 20 59 contact@soilm.fr
51 Avenue de Paris 94300 Vincennes Fax : 01 42 02 21 38 contact@mint-regie.com
ABONNEMENT Responsable Abonnement Vincent Ruellan - abonnement@soilm.fr 7-9, rue de la Croix Faubin 75011 Paris Tél. : 01 43 22 86 96
Directeurs associés Philippe Leroy 01 43 65 19 92 philippe@mint-regie.com Fabrice Régy 01 43 65 19 56 fabrice@mint-regie.com DIFFUSION Agence BO CONSEIL Analyse Media Etude Directeur Otto Borscha oborscha@boconseilame.fr Responsable titre et contact réseau Terry Mattard tmattard@ame-press.com
Numéro vert : 0 800 590 593 ISSN : 2262-2977 CPPAP : 0722 K 91432 Dépôt légal à la parution. Imprimé en France par Léonce Deprez. Distribution Presstalis. Copyright SO FILM. Tous droits réservés. L’envoi de tout texte, photo ou document implique l’acceptation par l’auteur de leur libre publication dans la revue. La rédaction ne peut être tenue responsable de la perte ou de la détérioration de textes qui lui sont adressés pour appréciation. Prochain numéro SOFILM n°60 En kiosque le 3 mai 2018 En couverture : © Richard Schroeder (Getty)
Avril 2018
SOMMAIRE
L’OUVREUSE
8. Rewind : L’actu cinéma comme vous auriez souhaité ne jamais la lire 11. L’Affiche : le poster rétro-futuriste de Peter Stults. Ce mois-ci, Tomb Raider 12. Tellement vrai : Regarde-moi 14. Les chiffres du mois 14. Top 3 cinéma en BD, par Erwann Surcouf 16. Le jeu de l’oie d’Helkarava 18. L’État-major du blockbuster : Red Sparrow
20 ANDRÉ S. LABARTHE
Hommage. Membre secret de la Nouvelle Vague, critique pointu et réalisateur de la célèbre série documentaire Cinéastes de notre temps, André S. Labarthe nous a quittés le 5 mars à 86 ans. Jean-Louis Comolli raconte comment son œuvre a, mine de rien, révolutionné la télé française.
22 SAMUEL MAOZ
Hors Cadre. L’Israélien Samuel Maoz signe Foxtrot, récit allégorique et hypnotique d’un fils qui ne reviendra pas du front et d’une très grosse bavure. Un sujet qui n’a pas beaucoup plu à la ministre de la Culture... État des lieux, avec lui, d’un pays en « guerre permanente ».
26 PIERRE WOODMAN, BAROUDEUR DU X
Portrait. Enfant terrible du X français formé à l’école Hot Vidéo, le sulfureux acteur-réalisateur règne sur une multinationale du casting recrutant essentiellement des femmes plantureuses issues des pays de l’Est. Itinéraire d’un pervers gaulois à la mécanique bien huilée dans la capitale européenne du porno.
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30. LA BELLE DU SUD SAUVAGE
Story. C’est l’histoire d’une jeune Texane qui se débat avec une histoire familiale « fucked up » où circulent les vieilles rancœurs, la came et les restes d’un gros héritage. C’est en tout cas ainsi qu’elle apparaît dans un long métrage, Southern Belle. Problème, depuis le tournage, elle l’assure : ce docu est une fiction...
34 WES ANDERSON
Couverture. En une poignée de films cultes, Wes Anderson et sa bande ont inventé un pan entier de la pop culture, de la décoration d’intérieur à la mode en passant par l’animation. Le tout, sous le haut patronage de saint Bill Murray et saint James L. Brooks. Anderson, c’est aussi une esthétique de maison de poupées immédiatement identifiable, à l’intérieur de laquelle il fabrique des films à la fois hyper-modernes et hors du temps. L’homme a accepté de se livrer ici avec coquetterie, mais sans fausse pudeur.
+ L’ÎLE AUX CHIENS décryptage
+ WES SIDE STORY
reportage autour de la « WesAndersonisation » de New York
+ PORTFOLIO
les illustrateurs de « Bad Dads »
68 CHRISTOPHER DOYLE
Interview. Australien installé à Hong-Kong devenu chef opérateur sur le tas après une bien mystérieuse vie de bohème, Christopher Doyle s’est fait un nom dans la pénombre et les néons du Wong Kar-wai période In the Mood for Love ou Chungking Express, avant de travailler avec Gus Van Sant, Jim Jarmusch ou M. Night Shyamalan. Un original, un vrai.
PHOTO © GUY FERRANDIS
MOTEUR S’IL VOUS PLAÎT, FIN AOÛT PRODUCTIONS, FRANCE 3 CINÉMA et JANINE FILMS présentent
LE 2 MAI
Avril 2018
SOMMAIRE
72 KAD MERAD
Interview. Kad sans O n’a plus peur d’alterner la grosse comédie « légère » et le drama façon Tchao Pantin. Peutêtre parce que le Baron noir qui restera dans les annales, c’est lui, plutôt que Julien Dray ? Du Club Med à Delarue, des faubourgs de Ris-Orangis au 6e arrondissement de Paris, confessions d’un inconnu passé Superstar sans jamais arrêter de faire le pitre.
80 STEFANIA SANDRELLI
Légende. Arrivée au cinéma par hasard, elle est devenue l’une des actrices clés de cette farandole de comédies brocardant les mœurs de l’Italie dans les années 60 et 70, et même des grands films politiques de Bertolucci et Scola… Stefania Sandrelli est un des ultimes témoins de cet âge d’or, et des films qui l’ont marqué. À tel point qu’elle ne peut voir la situation politique et culturelle italienne actuelle sans une certaine rage très « Sandrelli »...
86 JO NESBØ
Extra. Derrière les millions d’exemplaires écoulés et sa dégaine de flic tendu échappé d’un épisode de The Shield, Nesbø sait aussi théoriser le mariage pas toujours évident entre cinéma et littérature policière. Comment ? En slalomant tout schuss entre Martin Scorsese, True Detective et même… la perfection narrative de Toy Story 3.
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CAHIER CRITIQUE
56. Cornélius, le meunier hurlant, de Yann Le Quellec 58. Transit de Christian Petzold 59. Ready Player One de Steven Spielberg 60. Route sauvage de Andrew Haigh 61. La Mort de Staline de Armando Iannucci 62. Mes provinciales de Jean-Paul Civeyrac 63. Kids Return de Takeshi Kitano 64. Le saut du tigre dans le passé, une chronique de Serge Bozon 65. Séquence star : L’Innocent vu par Mariana Otero 66. Le casting du mois 67. Les bonnes feuilles du Cinémaboule, une chronique de Noël Godin
HAPPY END
91. Après the End : Kevin de Maman j’ai raté l’avion 90. Mots croisés : Spielberg 90. En chantier : Le meilleur du pire des films en production 93. Si vous deviez... Faire un film sur les César, par Finnegan Oldfield 94. Le jour où... Belmondo a collé un procès à Delon 96. L’art et sa manière, une chronique d’Antonin Peretjatko 98. Cinéma, c’est pas un métier : une B.D. de Terreur Graphique
LA MÔME VERT-DE-GRIS © 1952 - PATHE PRODUCTION / SYMPHONIE POUR UN MASSACRE ©1963 WARNER BROS ENTERTAINMENT FRANCE – PATHE PRODUCTION – DEAR FILM (ROME) – ULTRA FILM (ROME) / LES AMOUREUX SONT SEULS AU MONDE © 1947 - PATHE RENN PRODUCTION - ROITFELD UN HOMME AMOUREUX © 1987 - CAMERA ONE - ALEXANDRE FILMS - JMS FILMS. ICONOGRAPHIE : COLLECTION FONDATION JÉRÔME SEYDOUX PATHÉ • CONCEPTION GRAPHIQUE © 2018 PATHÉ FILMS. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
L’ouvreuse
REWIND
Vendredi 23 février Brendan Fraser donne les raisons de sa disparition des écrans. En 2003, avant les Golden Globes, Philip Berk, un ancien président de l’association, lui touche les fesses. Récit : «Un de ses doigts touche mon anus. Et il commence à le remuer. Je me suis senti mal. Comme un enfant. J’avais une boule dans la gorge, je pensais que j’allais pleurer. J’ai plongé dans la dépression, je me sentais misérable, et j’avais honte parce que je me disais que ce n’était pas un drame.» Les olives, c’est toujours mieux à l’apéro. Dimanche 25 février Wes Anderson repart avec l’Ours du meilleur réalisateur pour son film d’animation L’Île aux chiens. Venu chercher le prix, Bill Murray, l’une des voix du film, balance : « Je ne pensais pas qu’en jouant un chien, je repartirais avec un ours. » Wesh, Murray pourrait dire Booba, le petit ourson. 8
Lundi 26 février Jennifer Lawrence a arrêté l’école à 14 ans. «Je n’ai jamais obtenu mon GED (équivalent américain du bac), je me suis éduquée toute seule. J’avais du mal à l’école, je ne me suis jamais sentie très intelligente.» Happiness Therapy. Mercredi 28 février Pour avoir connu la consécration avec Woody Allen en 1985, Jeff Daniels a du mal à cracher dans la soupe. « Ce film sera toujours une expérience formidable. C’est un grand film pour moi et il sera toujours un grand cinéaste américain. J’ai commencé à travailler avec lui à l’âge de 30 ans et ça a changé ma vie. Ferais-je un autre film avec Woody ? Ça serait une décision difficile de lui tourner le dos. » Pendant ce temps, Barbara Streisand reconnaît avoir fait cloner deux fois son chien Samantha, décédé en 2017. Reservoir Dogs.
Jeudi 1er mars Evan Rachel Wood livre un témoignage glaçant devant une commission spéciale de la Chambre des représentants des abus dont elle a été victime: « J’ai subi des violences domestiques : des abus toxiques mentalement et physiquement, des abus sexuels qui ont commencé doucement puis se sont intensifiés. C’étaient par exemple des menaces de mort, des brûlures au gaz, du lavage de cerveau. Je me suis réveillée à côté de l’homme qui prétendait m’aimer et qui violait ce qu’il pensait être mon corps inconscient. J’étais attachée, battue, et je devais entendre des choses innommables, j’avais vraiment l’impression que j’allais mourir parce que non seulement il me disait qu’il allait me tuer mais j’avais peur de courir. Il me trouverait. » Vendredi 2 mars Tori Spelling appelle la
police pour une prétendue effraction. À leur arrivée, les policiers découvrent une femme en plein craquage avec un comportement agressif, dû à une dépression nerveuse. Nervous breakdown également pour TF1 avec Canal+ qui interrompt la diffusion des chaînes du groupe, dont elle juge « les exigences financières déraisonnables et infondées ». Marcel Philippot s’en fout. À 64 ans, il ne se fera plus jamais appeler le Directeur. Tweet de Trump sur Alec Baldwin : « Alec Baldwin, dont la médiocre et mourante carrière était à l’agonie, a été sauvé par cette très mauvaise imitation de moi dans le Saturday Night Live, il dit maintenant qu’il est à l’agonie lorsqu’il m’imite. Alec, ceux qui sont à l’agonie, ce sont ceux qui sont forcés de te regarder. » Réponse d’Alec Baldwin: « Bien que ce soit l’agonie, j’aimerais bien continuer jusqu’aux auditions
© D.R.
UN MOIS DE CINÉMA EN FRANCE, D'OLIVES ET DE PÉNIS
pour la destitution, le discours de démission, le départ en hélicoptère vers Mar-a-Lago. » Alec s’en balec. Dimanche 4 mars Discours de Jimmy Kimmel aux Oscars : « Oscar est l’homme le plus aimé et le plus respecté d’Hollywood et il y a une très bonne raison à ça. Regardez-le : il garde ses mains là où vous pouvez les voir, ne dit jamais un mot grossier et surtout, il n’a pas de pénis. » La Forme de l’eau n’a pas peur de s’approcher et s’en approprie quatre, dont celui du meilleur film. Lundi 5 mars Ashton Kutcher explique que lui et sa femme Mila Kunis déshériteront leurs enfants, préférant « donner leur argent à des œuvres de charité. » Ashton que tchi. Mardi 6 mars Gwyneth Paltrow souhaite un bon anniversaire à Chris Martin (son ex) avec une photo de
leurs deux enfants: « Joyeux anniversaire mon frère ! Merci de m’avoir donné ces deux-là. » Bienvenue chez les… Non, pardon. C’est au tour de Free, de priver ses abonnés de Jean-Pierre Pernaut et d’Evelyne Dhéliat. Jeudi 8 mars C’est officiel, le Burger Quiz fera son retour « au printemps » sur TMC, et sera à nouveau présenté par Alain Chabat. Alors, Ketchup ou mayo ? Jennifer Lawrence choisit l’abstinence : « Je suis nosophobe. Jusqu’ici, je m’en suis sortie sans MST. C’est dangereux, les pénis. » Pénis soit qui mal y pense. Un prequel ciné des Sopranos est en préparation. Intitulé The Many Saints of Newark, le film racontera le New Jersey des années 60, marqué par les conflits entre communautés noire et italo-américaine. Certains personnages des Sopranos feront une apparition, et David Chase a co-scénarisé l’affaire. Rien à voir avec le chanteur marseillais, donc.
Samedi 10 mars Emma Watson et Chord Overstreet, aperçu dans Glee, sont officiellement en couple. Il paraît que c’est une excellente nouvelle. Dimanche 11 mars Pour Twilight (L’heure magique en VF), avec Paul Newman, donc sans Kristen Stewart et Robert Pattinson, film sorti en 1998, Susan Sarandon raconte le geste de grande classe de l’acteur : « Paul a pris les devants et il a dit qu’il allait me donner une partie de son salaire. C’était vraiment une perle rare. » « J’aimerais faire une comédie, mais personne à Hollywood ne pense à moi pour ça. » Gary Oldman a du lol à revendre, et voudrait en faire profiter le monde. Lundi 12 mars Si vous êtes français et que vous avez entre 7 et 14 ans, sachez que Bigflo & Oli sont vos personnalités préférées et filez faire vos devoirs. Sabrina
Dhowre refuse qu’Idris Elba, son fiancé, soit le nouveau James Bond. Parce que leur maison ne va pas s’entretenir toute seule. « Il soutient l’égalité des sexes mais il ne participe pas toujours aux tâches ménagères parce qu’il travaille trop. Je n’imagine pas ce que ce serait d’être mariée au prochain James Bond, il serait dix fois plus occupé qu’il ne l’est maintenant... » Quand à Sandrine Kiberlain, c’est Fleuve noir, le film qu’elle a tourné sous la houlette d’Erick Zonca, qu’elle refuse d’évoquer. « C’est une expérience que je n’ai pas aimée donc je ne peux pas trop parler de ce film. » Mardi 13 mars Heather Locklear n’a plus le droit de posséder une arme à feu. En février dernier, lorsque la police était intervenue chez la star de Melrose Place pour des faits de violences conjugales, l’actrice aurait menacé de se servir de son arme, plutôt que d’être arrêtée.
Jennifer Lawrence, actrice nosophobe Mercredi 14 mars Sharon Stone prend la défense de James Franco et le contre-pied du mouvement actuel : « C’est l’homme le plus charmant, gentil, doux et élégant que je connaisse. Maintenant, tout à coup, c’est un méchant ? J’ai travaillé avec lui, je le connais. Je suis consternée. » Elle ajoute : « Certains hommes sont incroyablement stupides. Tu sors avec eux, ils te ramènent à la maison pour te dire au revoir et ils prennent ta main et la mettent sur leur pénis. Un homme de 50 ans m’a fait ça. Je ne pense pas qu’il essayait de me harceler sexuellement. Je pense que ces hommes sont juste stupides et maladroits. Ok, vraiment ? C’est ça que tu proposes ? S’il te plaît, ne m’appelle plus jamais parce que tu es trop bête. » Instinct basique. Jeudi 15 mars Dans l’épisode de Plus belle la vie qui sera diffusé le 12 avril prochain, le commandant de police interprété par Jérôme Bertin va mourir. Et à 40 ans, Loana découvre dans la presse qu’elle est grand-mère. Elle n’a plus de nouvelles de sa fille depuis dix-sept ans. À vous de décider lequel de ces deux spoilers 10
est le plus traumatisant. De son côté, Rihanna est très en colère contre Snapchat, qui a autorisé une publicité posant la question suivante : « Préférez-vous gifler Rihanna, ou frapper Chris Brown ? » En ce qui nous concerne, on fait des bisous à tout le monde. Vendredi 16 mars Le président de l’Académie des arts et des sciences du cinéma, les Oscars de fait, est l’objet d’une enquête interne à la suite de trois accusations de harcèlement sexuel. Terry Gilliam enchaîne sur Weinstein : « C’est un monstre, un salaud. Mais, le débat est devenu trop simpliste, c’est devenu un monde de victimes. Il y a des gens qui ont profité. Je connais des filles qui sont allées dans les suites de Harvey et qui n’étaient pas du tout des victimes. Hollywood ne changera jamais. Le pouvoir profite tout le temps de la situation, la question est de savoir comment vous traitez avec ce pouvoir. » C’est le cas d’une association proche des catholiques traditionalistes qui obtient que 50 Nuances plus claires soit interdit en salles aux moins de 12 ans, en raison de « scènes représentant des pratiques sexuelles à caractère
sadomasochiste », indique la cour administrative d’appel de Paris. Danny Boyle s’en fout et confirme qu’il sera aux manettes du prochain James Bond. Samedi 17 mars Parce qu’il fait ce qu’il veut, Shia LaBeouf a décidé de produire un biopic sur sa propre vie. Et il a choisi Lucas Hedges (Manchester by the Sea, Three Billboards...) pour l’incarner. Folie toujours, Samy Naceri publie une lettre traduite en anglais et en russe, dans laquelle il explique pourquoi il ne sera pas à l’affiche de Taxi 5. « J’ai été surpris d’apprendre que à la base, leur idée était de faire un Taxi 5 sans même un petite apparition de moi. Et ce n’est qu’une fois que les fans de la saga Taxi ont fait savoir leur mécontentement et leur étonnement face à mon absence, que j’ai reçu un coup de fil de Franck Gastambide, en milieu de tournage. » Touché dans sa fierté, le slameur refuse de se contenter d’une apparition. Et conclut sa missive par une promesse : « Quand nos amis journalistes découvriront comment ils ont obtenu la franchise Taxi, je pense que tout le monde rigolera. » On a hâte.
Lundi 19 mars The Weinstein Company dépose officiellement le bilan. Avec comme principales conséquences la fin immédiate des clauses de confidentialité signées à l’initiative de Harvey Weinstein, « dans la mesure où elles empêchaient de parler des individus ayant subi ou été témoin des abus sexuels d’Harvey Weinstein. Personne ne doit avoir peur de s’exprimer. » Suivi par Rose McGowan, laquelle souhaite un joyeux 66e anniversaire à Harvey Weinstein : « Je t’avais dit qu’on viendrait. Je t’ai dit il y a vingt ans que si j’apprenais que tu avais fait ça à une autre fille, on viendrait pour toi. Que je viendrais pour toi. Joyeux putain d’anniversaire de la part de nous toutes. Nous gagnons. » Gagner, c’est également ce que compte faire Cynthia Nixon, l’actrice de Sex and the City, qui annonce sa candidature au poste de gouverneur de l’État de New York. Si elle l’emporte elle sera à la fois la première femme, la première homosexuelle et la première rousse à occuper la fonction. Triplex and the City.• PA R M AT H I AS E DWA RDS ET V I N C E N T RU E L L A N
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« Jusqu’ici, je m’en suis sortie sans MST. C’est dangereux, les pénis. »
Dimanche 18 mars Shia LaBeouf galère clairement pendant la promo de Borg vs McEnroe, dans lequel il incarne le tennisman américain : « Je n’ai aucun intérêt pour le tennis. Zéro. Simplement, je ne le déteste plus depuis que j’ai fait ce film. C’est un sport élitiste. » Joli passing-shot. Sans aucun rapport, Sharon Stone révèle que l’AVC dont elle a été victime en 2001 fut plus sérieux qu’annoncé. L’actrice était en effet rentrée chez elle aveugle, avec une oreille bouchée et une jambe paralysée. « Les médecins ne me donnaient que 5 % de chances de survivre », précise même celle qui est tout heureuse d’avoir fêté ses 60 ans il y a quelques jours. Il est fou Afflelou.
L’ouvreuse
L’AFFICHE
ET SI
Tomb Raider ÉTAIT SORTI DANS LES 70’S ?
Actuellement en salles, Tomb Raider, nouveau reboot de la franchise avec une très sportive Alicia Vikander. Et si le film était sorti dans les années 70 ? C'est ce que se plait à imaginer notre illustrateur, Peter Stults.
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L’ouvreuse
TELLEMENT VRAI
Regarde-les On connaissait les télé-réalités qui s’inspirent de grands romans (Pékin Express et Le Tour du monde en quatre-vingts jours) ou de séries (Desperate Housewives). Avec Regarde-moi, voici venue la télé-réalité qui s’inspire… d’art contemporain. PA R M A X I M E D O N Z E L
e n’est pas sur Arte mais bien sur TFX (ex-NT1), à qui l’on doit beaucoup de belles choses comme Le Grand Kiff ou Le Grand Sketch, que ça se passe. Lancée fin février et présentée par Karine Ferri, l’émission se nomme Regarde-moi ; la télévision en est donc réduite à supplier les téléspectateurs de la regarder. Le concept : deux personnes qui ont des choses importantes à se dire doivent rester assises face à face et se regarder en silence pendant deux minutes. L’idée est tout droit sortie de The Artist Is Present, une performance artistique de Marina Abramovic lors de sa rétrospective au MoMa à New York. La plasticienne serbe y était assise dans une grande pièce vide, et regardait chaque visiteur qui venait s’asseoir devant elle, dans les yeux et en silence, provoquant parfois des crises de larmes. Dans une vidéo extraite du documentaire d’HBO, qui n’a pas manqué de couvrir l’événement, on peut voir Ulay, un ancien amant d’Abramovic, s’asseoir face à elle. Ils ne se sont pas vus depuis trente ans, elle ne savait pas qu’il viendrait. C’est parti pour un festival d’émotions et des regards intenses encore plus «Facebook friendly» que la vidéo du petit caniche qui marche sur deux pattes comme un vrai petit enfant. En version TFX ça donne donc : «Je voudrais reconnecter avec ma sœur perdue de vue», ou «Je veux dire à ma meilleure amie que je suis désolée de lui avoir raccroché au nez l’autre jour à la piscine», (véridique). Les participants exposent leur
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dilemme avant d’entrer dans un cube de néon uniquement meublé de deux chaises qui se font face. Une fois leurs deux minutes de regard terminées, ils feront le choix de se parler, ou pas. Un concept certes techniquement plus proche du regretté Y’a que la vérité qui compte que du performance art. Mais entre la séquence accusation («elle m’a raccroché au nez»), la séquence confession («j’ai raccroché parce que je devais gérer les gosses») et la séquence rabibochage («on s’était trop pas comprises!»), il reste ces deux minutes de silence, à peine interrompues par quelques sanglots et les lamentations d’Adele et Sam Smith (en alternance avec la musique de The Leftovers). Deux minutes, les gars. C’est très, très long. Ça fait beaucoup de plans en fondu d’yeux mouillés et de lèvres tremblantes. On peut presque entendre la production se dire : «Mince on aurait peut-être dû rester sur une minute finalement.» Mais c’est précisément ça qui est fascinant.
Épier ceux qui sont venus ici pour souffrir L’atmosphère voulue est celle d’une expérience, l’émission évoque des recherches menées par «des scientifiques américains, anglais et italiens» : le regard prolongé dans les yeux est censé sécréter une hormone de l’attachement, et les participants jouent le jeu en se faisant face sans piper mot, soutenant le regard d’un père absent ou d’une sœur indifférente. Le malaise est fulgurant. Tout amateur de télé-réalité est
forcément quelque part accro de «Schadenfreude», ce sentiment de malin plaisir face à la souffrance ressentie par autrui, que seuls les Allemands ont eu l’audace de nommer. Pour avoir envie de regarder des gens se faire larguer en direct, manger leurs chaussures ou servir des crevettes roulées dans du lard à leur voisin, il faut avoir une sacrée capacité à surmonter sa propre empathie. La rapidité des montages, l’enchaînement des musiques, tous les artifices propres à ce genre d’émissions aident à garder une certaine distance avec ce qui est exposé sous nos yeux.
« Je veux dire à ma meilleure amie que je suis désolée de lui avoir raccroché au nez l’autre jour à la piscine. » Mais dans Regarde-moi, point de répit : une telle absence de commentaires et de mouvement, pendant deux minutes à la télévision, c’est presque inédit, et le résultat est un mélange de gêne et de tristesse (quand même), qui nous oblige à réaliser ce qu’on est en train de regarder : des gens qui souffrent. Et pendant ce temps, avec ses deux gros yeux jaunes sous la forme de projecteurs dans le décor, l’émission Regarde-moi est discrètement en train de nous regarder, nous.•
A.S.A.P FILMS, PANDORA FILMPRODUKTION, SPIRO FILMS
ET
SOPHIE DULAC DISTRIBUTION
PRÉSENTENT
« URGENT ETVISIONNAIRE »
« DRÔLE ET FASCINANT »
D’APRÈS PHOTO © POLA PANDORA - SPIRO FILMS - A.S.A.P. FILMS - KNM - ARTE FRANCE CINÉMA — 2017
UN FILM DE SAMUEL MAOZ
25
PAR LE RÉALISATEUR DE
LEBANON
AVRIL UN FILM DE
SAMUEL MAOZ AVEC LIOR ASHKENAZI, SARAH ADLER, YONATAN SHIRAY
PRODUCTION SPIRO FILMS, POLA PANDORA FILMPRODUKTIONS, A.S.A.P. FILMS, KNM EN COPRODUCTION AVEC BORD CADRE FILMS, ARTE FRANCE CINEMA EN ASSOCIATION AVEC ARTE ZDF DIRECTRICE PHOTOGRAPHIE GIORA BEJACH MONTEUR ARIK LAHAV LEIBOVICH, GUY NEMESH DIRECTEUR ARTISTIQUE ARAD SAWAT SON ALEX CLAUDE MUSIQUE ORIGINALE OPHIR LEIBOVITCH, AMIT POZNANKY COSTUME HILA BARGIEL MAQUILLAGE BARBARA KREUZER ILLUSTRATIONS ASAF HANUKKAH EFFETS SPÉCIAUX JEAN-MICHEL BOUBLIL MONTEUR SON SAMUEL COHEN RE-RECORDING MIXER ANSGAR FRERICH PRODUCTRICE DÉLÉGUÉE DORISSA BERNINGER PRODUCTEURS ASSOCIÉS MEINOLF ZUHORST, OLIVIER PÈRE, RÉMI BURAH, DAN WECHSLER, JIM STARK COPRODUCTEURS JONATHAN DOWECK, JAMAL ZEINAL ZADE PRODUCTEURS MICHAEL WEBER, VIOLA FÜGEN, EITAN MANSURI, CEDOMIR KOLAR, MARC BASCHET, MICHEL MERKT ÉCRIT ET RÉALISÉ PAR SAMUEL MAOZ VENTES INTERNATIONALES THE MATCH FACTORY
#FilmFoxtrot
www.sddistribution.fr
L’ouvreuse LES
CHIFFRES
2 millions
Comme le nombre de pièces à l’effigie de Mickey que la Monnaie de Paris a frappées. Dont certaines de 200 euros, en or. C’est Picsou qui est jaloux.
400 000 C’est le prix que devrait coûter la robe de mariage de Meghan Markle, qui doit épouser le prince Harry le 19 mai prochain. Attention aux taches de Guinness, ça part mal.
26,5
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PA R M AT H I AS E DWA RDS
2,4 millions Le nombre de Français qui se sont rendus au cinéma pour voir La Ch’tite Famille la semaine de sa sortie. C’est beaucoup.
En millions, le nombre d’Américains qui ont regardé la 90e cérémonie des Oscars. Soit la pire audience depuis qu’elle est mesurée (1974).
100 millions
En dollars, la somme dont a hérité Lisa Marie Presley, fille d’Elvis et Priscilla, à ses 25 ans en 1977. À comparer aux 14.000 dollars en cash (11.300 euros) et 500.000 dollars (plus de 400.000 euros) de dettes qu’elle possède aujourd’hui. Et une plainte plus tard contre son ancien manager, Barry Siegel, qu’elle accuse de l’avoir ruinée.
2,5
En millions, le nombre de Français abonnés à Netflix, loin devant CanalPlay et ses 620 000 abonnés.
UNE HISTOIRE DU WESTERN 2 volumes, Les cowboys et Les indiens, de 192 pages écrits par Louis-Stéphane Ulysse avec plus de 140 photos et une sélection de 12 films incontournables en Tirage limité à 1500 exemplaires. DVD INCLUS DANS LE VOLUME I : LES COW ALAMO, JOHN WAYNE IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST, SERGIO LA HORDE SAUVAGE, SAM PECKINPAH JOSEY WALES HORS-LA LOI, CLINT EASTW TOM HORN, WILLIAM WIARD TRUE GRIT, JOEL ET ETHAN COHEN DVD INCLUS DANS LE VOLUME II : LES IND LA FLÈCHE BRISÉE, DELMER DAVES LA PRISONNIÈRE DU DÉSERT, JOHN FORD SOLDAT BLEU, RALPH NELSON LITTLE BIG MAN, ARTHUR PENN JEREMIAH JOHNSON, SYDNEY POLLACK DANS
AUSSI SUR FNAC.C M
ÉDITION SPÉCIALE FNAC
L’ouvreuse LE JEU DE L’OIE D’ H E L K A R AVA
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L’ouvreuse L'ÉTAT-MAJOR DU
BLOCKBUSTER
Red Sparrow Le scénario secret de l’usine à rêves (attention spoilers !) PA R I D I R S E RG H I N E
INT. JOUR 9 h AM.
arrêtait avec ça depuis 5DPER et 5RFN\ ?
Un bureau ovale au 26e étage d’un building sur lequel est posé un thermos de café, des chouquettes et des gobelets avec le visage de Black Panther en imprimé. Assis autour, on retrouve Sarah, Peter, Steven et Louis qui feuillette un magazine. Sur un mur, une carte du monde. LOUIS (FERME) Tu comptes partir où en vacances, Peter?
LOUIS (DÉÇU) Ça veut dire que c’est mort pour les vacances?
PETER (FIÈREMENT) J’ai pas de vacances : je vais travailler avec l’équipe de 3DFLºF 5LP II après. Ça va tout déchirer. J’ai trop hâte.
PETER (DÉÇU) Ben ouais mais...
Tous lui jettent un regard hautain.
STEVEN(POINTANT DU DOIGT L’INCONNUE) C’est qui elle?
JOHN Je vous laisse deux heures SRXU Up»pFKLU j GHV LGpHV Moi je vais faire visiter les bureaux à MariePierre. (Il se tourne vers elle) Ça te dit?
LOUIS Nous, avec Steven, on compte s’isoler, partir à la montagne et écrire XQ ºOP LQGp 2Q HVW HQ contact avec Arcade Fire SRXU OD % 2 GX ºOP STEVEN Une histoire d’amour entre une ado cancéreuse et un jeune Mexicain des quartiers pauvres. Un truc hyper poignant. SARAH (IRONIQUE) Vous avez vraiment besoin de vous isoler pour écrire ça? La porte s’ouvre brutalement. John, le visage fermé, apparaît accompagné d’une jeune femme d’une vingtaine d’années vêtue d’un tailleur strict.
John acquiesce. PETER Moi je peux pas me lancer sur un autre truc. J’ai 3DFLºF 5LP... JOHN C’est réglé. Tu restes DYHF QRXV 2Q D EHVRLQ d’un expert en scène d’action.
JOHN C’est Marie-Pierre, une stagiaire française. Elle veut intégrer le département comédie. John se sert une tasse de café. JOHN (À L’ÉQUIPE) Vous avez lu 5HG 6SDUURZ? Silence. Tous se regardent. Aucun n’a lu le roman. LOUIS Moi, le dernier livre que j’ai lu c’est Abraham Lincoln. Chasseur de vampires.
JOHN Genre «ah ces salauds de Russes».
MARIE-PIERRE (TOUT SOURIRE) Moi, j’ai lu 5HG 6SDUURZ! C’est une histoire d’espionnage avec une ºOOH UXVVH TXL HVW ballerine. Elle se casse la jambe. Alors comme elle peut plus, son oncle lui propose de devenir espionne. Elle va dans un centre en Sibérie où on lui apprend à séduire des étrangers pour les faire parler et après elle est envoyée dans un pays pour draguer un espion de la CIA…
SARAH (SURPRISE) 2Q Q±D SDV GLW TX±RQ
PETER Elle tombe amoureuse du mec…
JOHN Bon, j’ai reçu un coup GH ºO GX ERVV )DXW TX±RQ IDVVH XQ ºOP VXU les Russes... STEVEN Genre quoi?
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SARAH Mais leur amour est impossible parce que son oncle, c’est un salaud… LOUIS Alors elle est obligée de continuer sa mission PDLV j OD ºQ HOOH WUDKLW son oncle… STEVEN Avec un plan diabolique parce qu’elle avait tout prévu depuis le début. MARIE-PIERRE (ÉTONNÉE) Comment vous savez?
à une scène d’action de dingue! Jennifer Lawrence est poursuivie en voiture par des motards russes et... JOHN 2XEOLH oD 2Q VH concentre sur sa formation d’espionne pour bien montrer que les Russes, c’est des timbrés. STEVEN 2Q SRXUUDLW LPDJLQHU qu’elle est enfermée dans un centre où on leur apprend à manipuler les gens avec des méthodes chelou. (À John) Elle serait d’accord, Jennifer Lawrence, pour jouer des scènes de nu? JOHN (SURPRIS) Je sais pas. Pourquoi?
Tous les deux sortent et ferment derrière eux. La porte s’ouvre à nouveau. John penche la tête dans l’embrasure.
STEVEN (GÊNÉ) Ben comme ça... Après l’histoire de ses photos YROpHV (QºQ PRL M±DL rien vu, hein...
JOHN (À L’ÉQUIPE) J’ai oublié de vous dire. L’espionne russe, c’est Jennifer Lawrence.
SARAH (AGACÉE) T’es vraiment un gros PDODGH 2Q Q±D TX±j faire un porno pendant que t’y es. Elle se fout à poil, elle écarte les jambes et puis...
Satisfaction masculine générale. SARAH Et pourquoi pas Scarlett Johansson? STEVEN Elle est sur Avengers jusqu’en 2026. La petite troupe ricane. CUT / 11 h 30 AM Toute l’équipe est en train de plancher. Certains sont sur leur ordinateur, d’autres prennent des notes sur leur cahier. John pénètre dans la pièce et s’assoit. JOHN Alors? PETER (FERME SON CARNET, ENTHOUSIASTE) Alors, moi, j’ai pensé
JOHN (ENTHOUSIASTE) Je suis pas sûr que Jennifer accepte le concept mais c’est une super idée Sarah. (Aux autres) C’est pour ça que je dis qu’il faut WRXMRXUV XQH ºOOH (OOHV ont une sensibilité qu’on n’a pas. Sarah se prend la tête à deux mains. LOUIS Et on pourrait aussi dire que son oncle, c’est un type hyper malsain et qu’il ressemble au président russe... Pour déconner, j’ai tapé «sosie Poutine» sur Internet et je suis tombé là-dessus. Louis tourne l’écran de son ordinateur vers ses collègues.
 ET VOUS , VOUS N ’AVEZ JAMAIS ENVIE DE HURLER ?  LOUIS C’est un acteur belge. Il s’appelle Matthias Schoenaerts. Tous restent perplexes devant la ressemblance de l’acteur avec le dirigeant russe.
&¹HVW XQ ºOP d’espionnage Steven... JOHN (SONGEUR) C’est un bon dÊbut mais j’ai quand même l’impression qu’il manque une scène Êmouvante...
PETER (LĂˆVE LA MAIN) Sinon, moi j’ai aussi imaginĂŠ une scène d’action oĂš le type de la CIA se bat contre des experts russes en arts martiaux dans un bar Ă Moscou. Mais lui, grande classe, les tue façon Indiana Jones dans Les Aventuriers de l’arche perdue.
PETER (TIMIDEMENT) Une scène d’action?
John jette un regard de dĂŠpit vers Peter qui baisse la tĂŞte.Steven regarde la carte sur le mur.
Abasourdi, Peter se redresse brusquement.
STEVEN Elle date de quand cette carte? Pourquoi y a Êcrit URSS? SARAH C’est pour qu’on n’oublie pas les fondamentaux. D’ailleurs, ça me fait penser que les Chœurs de l’ArmÊe rouge, ça serait pas mal comme musique. STEVEN Je comprends pas‌ (À John) /H ºOP VH SDVVH j quelle Êpoque dÊjà ? JOHN 2Q V¹HQ IRXW 6WHYHQ &H qui est hyper important c’est que ça soit crÊdible. Faut qu’on choisisse des acteurs qu’ont des têtes de Russes. LOUIS (PENSE À VOIX HAUTE) Y’a Nicolas Cage qu’est dispo mais moi j’y crois pas trop, en Russe. Pas Val Kilmer parce que, lui, il a pris un sacrÊ coup de vieux... (SÝr de lui) Jeremy Irons ça pourrait être pas mal! Et Charlotte Rampling aussi. Elle Êtait super dans Assassin’s Creed... STEVEN (SURPRIS) Elle a jouÊ là -dedans? SARAH Et on ne pense pas à une scène oÚ les personnages boivent de la vodka, mangent du caviar et y aurait du poison dedans? Un truc qui fasse vraiment local quoi... STEVEN Tu sais maintenant, la PDºD UXVVH F¹HVW SOXW{W genre champagne. SARAH
AGAT FILMS & CIE ET LES FILMS DE MON MOULIN PRÉSENTENT
Tous le regardent sÊvèrement. STEVEN (À JOHN) Elle est oÚ en fait Marie-Pierre? JOHN Elle a intÊgrÊ l’Êquipe de 3DFLºF 5LP ,,
JOHN (À PETER) Ah oui j’ai oubliÊ de te dire. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient plus besoin de toi. Ils ont trop d’experts en scène d’action. Par contre comme ils n’ont personne en comÊdie, ils ont intÊgrÊ Marie-Pierre. Elle a travaillÊ avec un gars qui marche bien en France, un certain Dany quelque chose... Peter enrage en silence. JOHN (À TOUS) Bon alors, d’autres idÊes?
BONAVENTURE
GACON
ANAĂ?S
SARAH 3RXU FDVVHU OH F{Wp mignon de Jennifer, elle pourrait se faire torturer. Par son oncle par exemple. PETER (SARCASTIQUE) 2XDLV HW SXLV SHQGDQW qu’on y est, il pourrait y avoir une scène oÚ elle torture le mec de la CIA avec un agent secret russe. Je les vois bien utiliser une machine pour lui arracher la peau dÊlicatement. Et puis en fait, Jennifer se retourne contre l’espion russe, s’ensuit une baston gÊnÊrale à coup de lacÊrations au couteau, du sang qui JLFOH HW ºQDOHPHQW HOOH plante la lame dans la tête du Russe pour sauver l’AmÊricain. /¹pTXLSH º[H 3HWHU du regard. Ils applaudissent. JOHN (SOLENNEL) C’est absolument gÊnial. D’abord perplexe, Peter sourit. RE D S PA RROW D E F R A N C I S L AW RE N C E ( E N SA L L ES L E 4 AV R I L )
UN FILM DE
GUSTAVE
DEMOUSTIER KERVERN
YANN LE QUELLEC
LE 2 MAI
H O M M A G E
«Labarthe savait les vertus publiques de la télévision» PA R J E A N-LO U I S C O M O L L I
Membre secret de la Nouvelle Vague, critique pointu et réalisateur de la célèbre série documentaire Cinéastes de notre temps, André S. Labarthe nous a quittés le 5 mars à 86 ans. Jean-Louis Comolli (rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1965 à 1973) a été son grand complice des débuts. Aujourd’hui, il raconte comment l’œuvre de Labarthe a, mine de rien, révolutionné la télé française tout entière. P H OTO : STÉ P H A N E L AVO U É/ PASC O
A
ndré S. Labarthe, récemment disparu, était déjà ailleurs. Son cinéma, fait de mille pièces de toutes tailles, est proprement insituable, entre l’essai filmé, les archives revenues sur elles-mêmes, les films de cinéma sur le cinéma, la fable ésotérique… Un cinéma de fou de cinéma, c’est ce qui est sûr, et cette folie s’est répandue parmi ses spectateurs, dont l’enthousiasme n’a jamais cessé. Car André S. Labarthe était non seulement un grand cinéaste tous formats et tous terrains, mais un grand artiste aux horizons multiples, portant une haute idée de l’art cinématographique, conçu d’emblée à la fois comme un art digne de ce nom et comme hors marché. Je dis ici une rareté. Le marché a tout dévoré, les ambitions artistiques, les démesures, les œuvres de génie. Pourquoi les films de Labarthe étaient-ils ou pouvaient-ils rester hors marché? La plupart d’entre eux (et notamment la série Cinéastes de notre temps, qu’il a produite avec Janine Bazin et dont il a réalisé de nombreux épisodes) ont été produits pour la télévision, et d’abord pour l’ORTF, c’està-dire avant la marchandisation des télés. Paradoxalement, la télévision de cette époque héroïque, à laquelle ont succédé la Sept et Arte (du moins jusqu’aux années 2010), lui a laissé une immense liberté. Labarthe aimait la télé parce qu’elle acceptait de lui une plus grande fantaisie que le cinéma. Voilà une chose que l’on a aujourd’hui du mal à croire, tellement les télés ont changé en plus futile. Labarthe savait les vertus publiques d’une télévision elle-même publique. Il pouvait jouer de toutes les audaces créatrices (filmer un entretien avec un critique de cinéma, par exemple, en ne cadrant que l’œil dudit critique) audaces qui, mystérieusement, passaient la barre du « sens commun » tel que le prônent à peu près tous les « responsables». Autrement dit, il avait senti que les transgressions formelles étaient, au cinéma, acceptées d’emblée, sinon souhaitées, et donc peu transgressives, alors qu’à la télé, globalement plus conformiste, elles conservaient toute leur charge explosive. Un cinéma, donc, inquiétant. Poussant le téléspectateur hors de ses gonds. Semer l’inquiétude à travers les formes vues par des centaines de milliers de spectateurs est un geste subversif. Une subversion, sans doute, qui prend appui sur des thèmes, des «sujets», des notions ou des situations parfaitement explicites et rassurantes. On pourrait définir l’art de Labarthe comme celui de l’irruption soudaine du hasard cinématographique dans la trame soigneusement construite d’un récit documentaire. Pour lui, il devait arriver, tôt ou tard, dans un film, dans un essai filmé, qu’un éclat d’ici et de maintenant, un éclat d’inattendu, un bruit, un regard hors champ, un incident mineur du tournage, un brin de présent conservé au montage, ébrèche la continuité, par exemple, d’un entretien filmé (avec, disons, Josef von Sternberg, John Ford ou Raoul Walsh). Troubler les normes et le «normal» pourrait être le jeu de Labarthe, son projet constant. • J E A N- LO U I S C O M O L L I
«Semer l’inquiétude à travers les formes vues par des centaines de milliers de spectateurs est un geste subversif.»
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Samuel Maoz
“ Cette société du trauma nous a complètement niqués ” 22
H O R S - C A D R E
Près de dix ans après Lebanon, qui revenait sur son expérience de soldat dans un tank pendant la guerre de 1982, l’Israélien Samuel Maoz ne lâche pas l’armée de son pays avec Foxtrot, récit allégorique et hypnotique d’un fils qui ne reviendra pas du front et d’une très grosse bavure. Un sujet qui n’a pas beaucoup plu à la ministre de la Culture... État des lieux, avec lui, d’un pays en « guerre permanente ». P RO P O S R EC U E I L L I S PA R DAV I D A L E X A N D E R CASSA N ET R A P H A Ë L C L A I RE FO N D I L LUSTR AT I O N : I RI S H ATZ F E L D
V
ous venez de présenter votre film en ouverture du festival du cinéma israélien à Paris dans un contexte tendu et polémique : Miri Regev, la ministre de la Culture, a attaqué le film sans l’avoir vu et l’ambassade israélienne a boycotté la séance à sa demande... Comment avezvous réagi à ces attaques?
En attaquant Foxtrot, la ministre n’a fait que valider le propos du film avant même qu’il soit sorti! Si le crime que je montre dans le film (l’assassinat par erreur d’un groupe de jeunes Palestiniens par des soldats israéliens à un checkpoint, ndlr) avait été commis par la police, personne n’aurait réagi… J’ai beau avoir combattu dans des batailles sanglantes pendant la guerre du Liban et en avoir payé le prix fort, ça n’a aucune valeur aux yeux du public : je suis un traître parce que la ministre déclare, sans l’avoir vu, que le film est une insulte à l’armée israélienne. Mais je dois dire qu’elle a aidé à stimuler le débat que le film devait susciter. Mon distributeur disait qu’il aurait pu dépenser des millions en publicité, ça n’aurait pas suffi pour que le film se retrouve au journal de 20 heures. Je ne suis pas naïf, je sais qu’un film ne suffit pas à changer la situation politique, mais faire parler les gens de choses taboues, jusque-là c’est la plus grande réussite du film à mon sens. Vous savez, quand Miri Regev est arrivée à son poste, elle a annoncé qu’elle allait amener une nouvelle politique culturelle. Elle a dit : « Vous les gauchistes amoureux de Tchekhov, vous avez fait votre temps!» Au-delà de ces attaques médiatiques, il paraît que vous avez reçu des menaces physiques?
Oui, j’ai reçu un email dans lequel on me menaçait de m’attendre chez moi pour me jeter de l’acide au visage pour m’aveugler et m’empêcher de faire des films… Et il y avait mon adresse, dans ce message. Il disait aussi qu’il savait bien qu’il risquait de croupir en prison toute sa vie, mais que ça ne lui faisait pas peur, vu que le paradis lui était promis. Un autre
gars m’a écrit qu’il avait vu sur Facebook que j’avais une jolie petite fille, et qu’elle ne serait plus jolie très longtemps… Vousaviezdéjàconnudesmenacesplusconcrètes dans l’armée.Comment vous avez réagi?
Les premiers jours après avoir reçu ce fameux email, j’avoue que je suis sorti avec des lunettes de soleil… Parce que vous pouvez toujours tomber sur un fou, comme celui qui a assassiné (Yitzhak) Rabin et changé l’Histoire du pays. J’ai contacté la police, mais le mec avait envoyé son mail depuis un cyber café, en utilisant un ordinateur placé juste sous la caméra, la tête recouverte par une capuche. Ils n’ont pas pu le reconnaître parce qu’il était tout à fait conscient, comme nous tous, qu’il y a désormais toujours une caméra, partout où nous allons. Avec Lebanon puis Foxtrot, comment est-ce que vous articulez votre rapport à votre expérience dans Tsahal?
Lebanon parle du traumatisme et Foxtrot, de l’état post-traumatique. Dans le premier, je racontais mon histoire, à travers mon expérience visuelle du tir sur un tank et mon point de vue émotionnel de gamin jamais impliqué dans des actes violents qui se retrouvait à devoir tuer des gens. Après ça, j’ai souffert de petits syndromes post-traumatiques, souvent silencieux : pas le cliché du soldat traumatisé parce que je travaillais, j’avais une famille et faisais peu de cauchemars, mais ça m’a suffisamment sorti de ma vie pour que je fasse ce premier film à 46 ans au lieu de 30 ou 35. Quand Lebanon est sorti, j’ai réalisé que je n’étais pas seul, que la société israélienne est une société traumatisée. Nos souvenirs émotionnels, dont le pic reste la Shoah avec les «guerres de survie» juste derrière, restent plus forts que la logique ou la réalité. Nous vivons avec cette menace existentielle, et sommes donc en état de guerre permanent alors qu’avec l’arme nucléaire, la menace n’existe plus. On n’a plus de véritables ennemis, 23
H O R S - C A D R E
mais on continue d’acheter des sous-marins hors de prix plutôt que de nourrir un million d’enfants qui ont faim ou de soutenir 500 000 personnes âgées qui ont survécu à la Shoah. C’est à l’armée, où l’on se construit en tant qu’homme, qu’on apprend à ne pas exprimer ses souffrances, ses sentiments?
Ça commence avant même l’armée, en fait. Nous autres, la deuxième génération des survivants de la Shoah, on ne pouvait pas se plaindre. Nos parents, nos profs avaient survécu au pire traumatisme des Temps modernes, et ils avaient l’habitude d’exhiber les chiffres tatoués sur leurs bras en assénant : «Bande d’enfants gâtés, nés dans un pays ensoleillé avec une mer bleue et des oranges, qui êtes-vous pour vous plaindre?» Quand j’allais à l’école et que je ramenais un sept en maths, ma mère pouvait dire : « C’est pour ça que j’ai survécu à la Shoah ? Pour un sept en maths, vraiment ? » Quand je suis rentré entier de la guerre, c’était toujours inacceptable de se plaindre : « T’es un homme, passe à autre chose, t’as pas vécu la Shoah. »
« Ma mère pouvait dire : “C’est pour ça que j’ai survécu à la Shoah ? Pour un 7 en maths, vraiment ?” » D’autant qu’ils nous ont lavé le cerveau : au CP, le prof écrivait : « C’est bien de mourir pour son pays » au tableau. Et au moment des commémorations, on nous racontait l’histoire d’un soldat qui venait de notre école, Ilan, et qui s’était jeté sur une grenade et s’était sacrifié… La société traumatisée dans laquelle on vit nous a complètement niqués. Vous déclarez n’avoir aucune expérience de la violence avant votre service militaire, mais quels souvenirs avez-vous de la guerre des SixJours, de la prise d’otages de Munich, de la guerre de Kippour?
Mon premier souvenir d’enfant, c’est la guerre des Six-Jours : ma mère vient me chercher à la crèche avec les autres parents, avant de m’accompagner pour traverser le champ qui séparait la crèche de la maison. Là, une alarme se met à sonner, et ma mère se met à courir en me tenant la main… Mais j’en reviens au lavage de cerveau : en Israël, il y a une fête qui s’appelle Pourim et pendant laquelle tout le monde se déguise, en roi, en clown, en démon, tout ce que vous voulez… Eh bien le costume le 24
plus populaire, c’était un costume de soldat ! Vous avez entendu parler d’Elor Azaria ? C’est un soldat qui a tiré dans la tête d’un terroriste déjà blessé et à terre : ils ont tenté de le couvrir mais il avait été filmé et l’enregistrement a circulé, ce qui fait qu’il a été condamné. Et bien pour Pourim cette année, l’un des costumes les plus populaires était non seulement le costume de soldat, mais plus précisément celui d’Elor Azaria… Les héros d’aujourd’hui ne sont même plus comme Ilan, ce sont ceux qui, comme ce soldat, tirent sur des terroristes à terre. C’est dangereux, effrayant, de savoir que plus de la moitié des Israéliens pensent désormais comme ça. Quel a été, à votre avis, le point de bascule dans le rapport de force droite/gauche en Israël ?
Ce qui a détruit la gauche israélienne, c’est Yasser Arafat en 2000, lorsqu’il a fait échouer les négociations de Camp David. (Ehud) Barak voulait tout lui donner, y compris une souveraineté sur Jérusalem-Est, mais il n’a pas eu le courage d’accepter et il a donné raison à la droite israélienne : «Regardez, vous lui donnez tout et il n’accepte pas, donc il n’y a personne avec qui faire la paix !» Si ça avait été Abbas, il aurait accepté, c’est sûr! Si Israël était capable de faire le même genre d’offre à nouveau, la pression internationale sur les leaders palestiniens serait si forte qu’ils seraient obligés d’accepter. Qu’est-ce qui peut sortir la société israélienne de ce foxtrot que vous décrivez?
On a besoin de leaders courageux comme Yitzhak Rabin. Avant qu’il soit assassiné, je me souviens d’une émission de télé où il présentait son plan de paix. Le journaliste lui dit : « Mais vous savez qu’une majorité de la population désapprouve ce plan ? » Et il a répondu : « On sait que la majorité a parfois tort.» Netanyahu, lui, n’a qu’une carte à jouer : je suis le garant de votre sécurité, je vous défends, je vous dis depuis le jardin d’enfants que tout le monde veut nous exterminer et que c’est pour ça qu’on est en guerre… Cette mémoire partagée est plus forte que la réalité en Israël, plus forte que la logique. Netanyahu est un magicien, parce que c’est comme ça qu’il garde sa place! Tous les jours il y a de nouvelles affaires de corruption, de nouveaux témoins mais ce n’est pas ça l’info. Plus ces accusions gonflent, plus il est populaire! C’est effrayant. Qu’avez-vous pensé de la décision de Trump, qui a reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël?
C’était une décision horrible, vraiment horrible, sans aucune réflexion profonde : il a juste voulu faire un cadeau à son copain Netanyahu, c’est complètement irresponsable. Netanyahu a immédiatement pu présenter ça comme une victoire, alors qu’il était vraiment dans la merde. Trump lui a jeté ça pour l’aider à se relever, c’est tout : je ne crois pas que Trump aille très loin dans la réflexion, il est un peu puéril, non? •
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LA FNAC AIME
R E P O R TA G E
«O
n s’y met, les gars ? » Nelly s’impatiente en ajustant sa lingerie écarlate dans une chambre d’hôtel du 6e arrondissement de Budapest, aussi aseptisée qu’un appartement-témoin Ikéa. Pour quelques centaines d’euros, cette jeune actrice roumaine s’apprête à subir les assauts répétés de ses deux partenaires musclés du jour, préparant leur outil de travail sur des lits jumeaux à quelques mètres de là. Au programme, la palette complète du film adulte : fellations, levrettes, double pénétrations, sodomies et dirty talk sans oublier l’éjaculation faciale clôturant cérémonieusement les ébats. Pierre Woodman observe attentivement le spectacle. Concentré et capable de poussées de fièvre. Derrière la caméra, il rythme les séquences avec des mimiques de chef d’orchestre et recadre méticuleusement le moindre colimaçon de travers quitte à interrompre le fougueux threesome. La cinquantaine bien tassée, dégarni et rougeaud, il traîne une image de macho bas du front acquise en tant qu’ancien flic puis paparazzi mondain courant les coteries et les plateaux de Dechavanne jusqu’à ce que deux gorilles de la SFP le virent car il avait critiqué une vanne du maestro. Gare aux raccourcis réducteurs
néanmoins. Si l’Auvergnat consacré par trois Hot d’or fascine toujours autant dans le milieu du porno, c’est parce qu’il reste un personnage bigger than life, entretenant sa propre mythologie. Dans le lot, une épopée à Saint-Tropez pour shooter Chantal Nobel qu’il voyait debout par la fenêtre alors qu’elle était déclarée handicapée à vie après l’accident de voiture avec Sacha Distel, une sombre histoire d’agression sexuelle vécue gamin dans sa forêt préférée dont il se serait tiré in extremis et deux tentatives de suicide à l’adolescence auxquelles s’ajoutent autant de divorces. Notamment avec Tania Russof, sosie de Xéna La Guerrière amadouée dans un centre commercial de Riga où sa mère travaillait comme vendeuse de vêtements et muse de ses premières fresques X alors qu’il vivait avec deux top modèles et collectionnait les maîtresses. Depuis, Pierre s’est rangé avec Sophie Paris, ancienne habituée des scènes lesbiennes partageant son existence depuis 2002 et désormais préposée aux changements de couches du dernier-né du clan Woodman venu au monde à l’automne. Côté business, Woodman semble n’avoir pas été plus affecté que cela par la mutation de l’industrie où il pèse à sa manière. Défloré
Enfant terrible du X français formé à l’école Hot Vidéo, le sulfureux acteurréalisateur règne sur une multinationale du casting recrutant essentiellement des femmes plantureuses issues des pays de l’Est. Itinéraire d’un pervers gaulois à la mécanique bien huilée dans la capitale européenne du porno. PA R J O Ë L L E PAVO US , À BU DA P EST (H O N G RI E) - P H OTOS : J L P
à 14 ans par une petite anglaise en Dordogne, il tient seul la barre de sa petite embarcation pornographique depuis sa rupture fracassante en 2006 avec la boîte de production et de distribution suédoise Private qu’il a portée au pinacle. Et même si la chute des ventes de DVD semble inexorable et la concurrence d’Internet de plus en plus féroce, l’intrépide quinqua donne toujours de sa personne entre Prague et Budapest à la façon du Cosmo Vitelli de John Cassavetes (Meurtre d’un bookmaker chinois) s’ébrouant dans un royaume qui n’en finirait pas de rétrécir. Son secret ? Une hygiène de vie quasi monacale. «Je ne carbure qu’au sexe et à l’eau minérale! Très peu, voire quasiment pas d’alcool, zéro cigarette et zéro stupéiant. J’ai aucune envie de me bousiller la santé et encore moins le machin avec des saloperies. Surtout à 55 balais !» Jamais loin de son « Pierre », Gabriella la Slovaque pomponne la comédienne Nelly près d’un poster de Certains l’aiment chaud. L’ancienne hardeuse blonde se souvient de ce qu’elle doit à celui qui la considère désormais comme sa petite sœur : «On s’est rencontrés en 1999. J’étais modèle soft et je ne l’ai plus quitté après le tournage. Pierre m’a ouvert en grand les portes du business. Je lui rends la pareille en m’occupant des illes et en jouant parfois les entremetteuses avec
des compatriotes ou des Tchèques.» Une pause puis la maquilleuse résume le mantra du chef de la tribu : « Il est aussi passionné que perfectionniste, mais bon il pardonne rarement à ceux qui l’entubent.»
5 500 VAG I N S AU C O M PTEU R Si Pierre Woodman fait toujours figure de businessman appréciant presque autant qu’une bonne scène le fait d’être son propre patron, il continue à s’enrichir tranquille en Hongrie entouré de ses fidèles hardeurs. Sa méthode? Simple. Rafraîchir régulièrement la vidéothèque de son site payant Woodman Casting X à cinquante euros les trente jours all-inclusive. Dès lors, se pose la question : comment devient-on Pierre Woodman? Comment devient-on un des noms les plus emblématiques du X? Réponse : en sachant saisir les opportunités qu’offre la vie sans se poser de questions. Pour celui qui n’est encore qu’un photographe capable autant de suivre Serge Gainsbourg lors de ses nombreuses soirées arrosées en boîte de nuit que de figer le fameux lancer de culotte de Madonna pendant son concert au parc de Sceaux, le virage existentiel s’esquisse en 1989. Tandis qu’on enterre le mur de Berlin et Salvador Dalí, Woodman participe au lancement du
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magazine Hot Vidéo puis gagne le respect du milieu en enchaînant l’énigme, il suffit de quelques SMS, d’un chauffeur sibérien les blockbusters estampillés Private. La suite? Woodman s’aco- moyennement anglophone baptisé Jay et d’une demi-heure de quine naturellement avec Larry Flynt qui lui offre un contrat à trajet vers la maison de Juliana Grandi, la chasseuse ayant mené, cinq millions de dollars la demi-décennie. Au début, c’est le jack- entre autres, Sasha Colibrixx à Pierre. L’ancienne pornstar ouzbèke pot. Les créations Woodman calquées sur le modèle Private devenue agente influente reçoit dans son mini-manoir à la Hugh sauvent l’empire Hustler de la banqueroute et Pierre savoure le Hefner. Elle y forme les filles aux règles de l’art, exhibe fièrement moindre gramme d’american dream entre Dodge Viper, virées à son catalogue de bimbos, connaît les attentes des producteurs et Vegas et franche camaraderie avec son pote Mike Tyson. Seule- recrute en conséquence. Comme Gabriella, c’est en candidatant ment voilà, l’idylle avec Flynt tourne au vinaigre à cause de mul- que Julia a déboulé dans l’existence de Woodman qui, depuis, ne tiples retards de salaire et manque de s’achever au tribunal. Faute peut plus se passer de sa dénicheuse de russophones avec laquelle d’avocats surpuissants, Woodman préfère lâcher l’affaire et rebon- il a parcouru la Fédération, de Moscou à Petrozavodsk. L’affaire dit chez Private. Il réalise un remake de Sin City, logiquement était pourtant mal engagée lors de leur première rencontre en intitulé Sex City puis claque la porte pour aller créer sa boîte de 2008 au salon érotique Venus de Berlin : « J’ai d’abord pensé que distribution et de production à Barcelone. Son plus gros coup ? Pierre était un gros trou du cul et puis d’un coup, on a toussé très fort sans Une resucée démesurée d’Excalibur à 800 000 euros drainant 40 pouvoir s’arrêter. Je lui ai filé des comprimés et me voilà rentrée dans son actrices, 35 acteurs et 250 figurants. Du cul grandiloquent comme univers. On s’est retrouvés dans des situations dingues genre une campagne il en faisait dans les nineties avec Gigolo ou he Pyramid (budget de Anonymous contre nous à Saint-Pétersbourg parce qu’une nana de là-bas 1,2 million de dollars et un des pornos les plus bankable de la planète, prétendait que Pierre l’avait blindée de GHB pour la violer», raconte la ndlr). À l’époque, Woodman jaugeait déjà tout ce qui porte une VRP entre deux mails. Et alors ? Sans détourner les yeux de son jupe et des collants dans Váci utca, artère touristique pestoise où smartphone, Juliana Grandi cloue : « Je connais son système sans avoir baisé avec lui. Il déteste que les illes mentent mais il croisa son premier agent local, un prêtre les respecte sincèrement.» Pourtant, les accusapervers d’origine transylvanienne. Tout un symbole. Il multiplia les castings dans le bertions pleuvent contre l’homme comme sur Weinstein. Les Américaines Serenity Haze ceau de la Cicciolina, suivit la vague frenchie « SE FA I RE S UC E R et Lana Rhoades évoquent des pratiques initiée sur place par le taulier Christophe AU SO M M ET D U outrepassant le contrat mais Pierre est touClark et posa les jalons de son système divijours passé entre les gouttes. Délesté d’une sant la profession. Certains louent son côté M O NT- B L A N C, partie de son pécule en frais d’avocat, Woodtête brûlée et ses tournages épiques qui auTO U RN E R AU X raient pu l’envoyer en taule comme en man conserve cependant les goûts de luxe du SEYC H E L L ES O U Égypte. D’autres dénoncent un baratineur self-made man issu de la France profonde et E N AUSTR A L I E ET libidineux aux méthodes tutoyant le viol. Lui bigote. En l’occurrence, un modeste pavillon BA I SE R AU-D ESS US de Chamallières, fief du giscardisme où préfère esquiver en réglant la focale de son caméscope et en déclinant ses états de serPierre forgea la légende de son intrigant D E L’A P PA RT’ pseudo entre deux gamineries avec son frère vice : « Je n’ai jamais bossé sans contrat et encore DE LA FILLE DE moins sans être sûr que la ille est open. Se faire P O UTI N E, J’A P P E L L E : «J’adorais grimper aux arbres et marcher en forêt donc on m’appelait l’Homme des bois, “Woodman” sucer au sommet du Mont-Blanc, tourner sur des ÇA P RO F ITE R en anglais. Mes parents avaient peu d’argent et les plages aux Seychelles ou en Australie et baiser DE LA VIE. » enfants de bourges se moquaient de nous à l’école. au-dessus de l’appart’ de la f ille de Poutine à P I E RRE WO O D M A N Revanche sociale ou pas, je me suis surtout prouvé Saint-Pétersbourg, j’appelle ça proiter de la vie.» que je pouvais réussir», pose le passionné d’araignées se disant aussi tenace que l’animal logo Avalant son cappuccino près de la gare Keleti, de sa firme. Biberonné aux seins de Brigitte István Kovács, pape du X magyar retiré des plateaux, applaudit la success story Woodman en se lissant les Lahaie, on le découvre nostalgique dans he Pierre Woodman Story bacchantes : «Pierre a creusé son sillon comme un chef depuis vingt-cinq (HBO Hongrie, 2009) devant la maison de son enfance, le sex-shop ans. Quand je l’ai connu, le porno émergeait après la chute du commu- de Clermont-Ferrand où il a chipé sa première revue cochonne, le nisme et on a partagé quelques expériences intéressantes. Rassurer les bar où il trimait pour des clopinettes ou le commissariat parisien du nanas comme il le fait, ça les convainc facilement même si Pierre n’est 18e où il porta naguère l’uniforme. On le voit cassant, hautain voire absolument pas un tendre de la chose. Il aime à fond l’anal et les vierges infect envers les moins coopératives dans À l’Est, rien de nouveau du trou de balle.» Vrai, mais cela ne l’empêche en rien d’être pré- (Quarks, 2013). Sa dernière mue? C’était en 2017 sur Canal+ où cautionneux et d’enregistrer l’intégralité de ses entretiens déver- il jouait les chevaliers blancs de la lutte anti-dérives du porno 2.0 gondés, histoire d’éviter les emmerdes. Comme ce jour de 1991 accessible à n’importe quel gosse dans Pornocratie d’Ovidie. Un rôle où une actrice asiatique venue à Paris porta plainte pour viol en de moralisateur qu’il endosse parfois avec gourmandise lors de réunion, envoyant le staff derrière les barreaux jusqu’à ce que les conférences, loin des tétons mordillés et des claques sur le séant. clichés développés la montrant tout sourire contredisent ses Et si Woodman n’était qu’un bonimenteur doublé d’un expert du dires. Depuis, il se couvre systématiquement avec une caméra au vice? Un drôle de goujat dont la seule constante serait d’avoir su point d’avoir transformé sa parano en marque de fabrique. Avant s’adapter au marché pour prospérer jusqu’à ce que la fête soit bel d’arriver au casting, l’aspirante doit jouer cartes sur table en lui et bien terminée? Mais l’est-elle vraiment? Tel un boxeur batailconfiant un paquet d’infos intimes et de photos récentes avec des lant jusqu’au douzième round, le pornocrate crochète la quille en poses extrêmement précises. son refuge magyar : «J’enchaîne les longues journées parfois jusqu’à épuisement mais je ne ressens pas encore cette lassitude qui me dirait d’arrêter RÉSE AU RUSSE ET A N O N Y M O US net. J’ai toujours eu des nanas dans ma vie et je refuse de me retirer même Un autre rouage fondamental de la machinerie Woodman s’arbitre si la vieillesse me guette.» Ou pire, la débandade.• encore plus discrètement sur les collines de Buda. Pour résoudre TO US P RO P OS REC U E I L L I S PA R J.L-P.
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S T O R Y
La Belle du Sud sauvage
C’est l’histoire d’une jeune Texane qui se débat avec une histoire familiale «fucked up» où circulent les vieilles rancœurs, la came et les restes d’un gros héritage. Taelor Ranzau est une sorte d’Amy Winehouse blonde en errance dans un épisode de Dallas sous crack. C’est en tout cas ainsi qu’elle apparaît dans un long métrage, Southern Belle, qui a reçu le grand prix du FID à Marseille et en salles ce mois-ci. Problème, depuis le tournage, Taelor l’assure : ce docu est une fiction... PA R R A PH A Ë L C L A I RE FO N D - I L LUSTR ATI O N : J U L I E N L A N G E N D O RF F
I
t’s been a long, a long time coming / But I know a change gonna come, oh yes it will.» Les paroles de la ballade soul déchirante de Sam Cooke résonnent tristement dans un bar à karaoké quasiment vide. La voix de Taelor tire vers les intonations rauques de Janis Joplin et de toutes ces autres femmes qui en ont vu d’autres. Elle n’est pas tout à fait juste, ni tout à fait sobre, mais la conviction y est : il faut que les choses changent. Avec ses boucles blondes platine et ses longs cils encrés, elle a des airs d’ancienne reine de beauté fanée trop vite. Une star en puissance qui aurait raté le train de la célébrité, piégée dans l’arrière-boutique d’une Amérique sudiste, conservatrice et poussiéreuse. Au fil de deux mois d’errance, que le réalisateur Nicolas Peduzzi enregistre jour et (surtout) nuit, on pénètre l’intimité d’un entourage white trash qui aime un peu les flingues, beaucoup l’alcool, passionnément la cocaïne et pas du tout les gangs. Petit à petit, Taelor remonte le fil d’une vie chaotique : celle d’une petite fille gâtée élevée à Houston par un père qui a fait fortune dans l’immobilier et une mère issue d’une famille bigote tendance secte chrétienne, proche de la famille Bush. « Taelor n’est pas du tout religieuse, mais dans leur famille, ils sont persuadés que Jésus va descendre sur terre et tuer tout le monde à part les 100 000 élus », précise le cinéaste. D’après 30
Taelor, la mère aurait décroché quelque peu de la secte familiale... Pour mieux repartir explorer diverses formes de spiritualité new age. Peduzzi détaille : «Elle imposait ça à Taelor très jeune. Un jour elle ne devait pas parler pendant deux semaines, un autre elle lui disait : “En fait, dans une autre vie, t’étais ma jumelle, et tu m’as abandonnée!”» Le tout, entrecoupé de plusieurs visites à des psychologues. Sans surprise, les choses ne tardent pas à se gâter pour la petite Taelor, mais le malheur ne frappe jamais tout à fait là où on l’attend.
Un papa «sexe, drugs & trop d’alcool» C’est le patriarche, Dennis Ray Ranzau, qui meurt brutalement le 4 juillet 2003. Sa fille unique l’adorait et avait trouvé une étrange forme de symbiose avec lui... Mais ce week-end-là, l’ado de 14 ans avait préféré se payer une petite virée surf avec ses copains plutôt que de rester avec son papa. Un traumatisme qui la poursuivra longtemps et le fait qu’elle hérite d’une bonne partie de la fortune n’aidera pas. Une bataille houleuse et pas très claire autour de l’héritage éclate entre les anciens associés et sa mère. Bataille dont Taelor fera les frais, puisqu’encore mineure, elle se retrouve internée de force, sur ordre de sa mère, dans un centre psychiatrique sordide au milieu de nulle part. Dans le film, au cours d’une discussion
surréaliste, l’oncle de Taelor, sorte de J.R. complètement survolté et grimaçant, défoncé au dernier degré, raconte à sa nièce comment le père est mort en couchant avec sa maîtresse à Santa Fe. Son cœur n’aurait pas supporté l’altitude, couplée au whisky et à la poudre blanche. Peut-être, « mais au moins il a joui, c’est dans l’autopsie », réplique la jeune femme en désespoir de cause. On comprendra par la suite que l’oncle en question avait trahi sa mère dix ans plus tôt en portant un micro dans le cadre du divorce avec le père... Qui l’avait employé dans sa société. Taelor, après son internement où elle est gavée de médicaments, fuit son Sud natal et erre entre l’Europe et New York, d’une fac privée à l’autre, ne sachant que faire de son argent, à la recherche d’un nouveau foyer. C’est à ce moment-là qu’elle rencontre Nicolas Peduzzi, à Rome. Elle a 18 ans ; lui, 25. Le jeune Français, lui aussi exilé en Italie, tombe sous le charme de cette jeune Américaine exubérante qui n’aime rien tant que se promener pieds nus la nuit en plein hiver. Ils se retrouvent ensuite à New York, où il prend des cours de théâtre, et le couple entretient une romance fougueuse et passionnelle, peutêtre aussi un peu destructrice. Plus tard, ils décident de rester proches amis. Nicolas Peduzzi, après avoir tourné quelques courts avec elle, reste fasciné par son histoire qui raconte en creux « une sorte de
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Tennessee Williams décadent d’aujourd’hui », une Scarlett O’Hara vagabonde et junkie à l’ère du trumpisme triomphant. Bref, un concentré de ce que seule la grande Amérique peut produire de plus toxique. On est dans un docu, mais tout cela reste largement assez surréaliste pour ressembler à un film. De quoi séduire le jury du Festival international du documentaire de Marseille et sans doute attirer les amateurs de l’Americana destroy en salles. Mais en coulisses, Southern Belle est le terrain d’une nouvelle bataille féroce. Si le cinéaste ne nie pas une certaine forme de « manipulation », il assure dans le même temps ne pas se préoccuper de la catégorisation de son film. Docu, fiction... Peu importe. Tout de même, sa cheffe opératrice Aurore Vullierme, l’assure, aucune scène n’a été pré-écrite ou mise en scène : «Tout ce qu’on filmait, c’était des situations qui se produisaient sous nos yeux et qu’on enregistrait. On filmait Taelor qui passait du temps avec des gens, et de fil en aiguille ces gens nous proposaient de passer quatre jours dans un ranch... Donc on les suivait. Tout était très spontané. » Taelor a même participé à l’écriture de sa voix off et le film a été l’occasion de renouer pour la première fois le contact entre elle, sa mère et l’oncle fou, après des années de brouille. Entre-temps, Mme Renzau, redevenue Theresa Garner, s’est installée dans un palace à Beaune et aurait pour compagnon actuel un homme travaillant pour... les services secrets. Surtout, elle aurait peu goûté le fait d’avoir été enregistrée pour le film : «À la fin du tournage, elle m’avait fait parvenir un message menaçant de m’envoyer des gens qui me prendraient les rushs à l’aéroport», lâche Peduzzi, sourire en coin. Puis, à la découverte de la bande annonce, c’est toute la famille maternelle qui met la pression en protestant à cor et à cri sur Facebook. Un procès est finalement intenté pour atteinte à la vie privée, en vain. Cela n’empêche pas Vimeo de demander un beau jour à la production de retirer le film de sa plateforme, alors même qu’il est hébergé sur un compte privé, hors de portée des internautes. Preuve du pouvoir de nuisance réel de la famille?
La mauvaise réputation
À l’approche de la sortie française du film, Taelor Ranzau semble se réveiller d’un mauvais rêve qui ressemble fort à son passé tumultueux. Elle prend conscience que le portrait brossé d’elle et de sa famille dans Southern Belle n’est pas des plus reluisants. Il se trouve qu’elle est intelligente, que les batailles juridiques, elle connaît et qu’elle a désormais le temps de s’en
occuper : «Ça a été un an de négo’ pour signer le contrat, elle a deux avocats qui changent toutes les deux semaines... Elle a compris aussi que c’était sa signature qui allait faire le film, donc elle a fait chier... Finalement, elle a signé », rembobine la productrice du film, Elsa Klughertz. Mais qu’importe, Taelor estime aujourd’hui que les conditions de sortie ne respectent pas les termes de ce contrat où elle est présentée comme « performer ». Une affaire assez complexe à démêler surtout quand il faut faire la part des choses entre ce qui relève du droit français et du droit américain. Du côté du cinéaste et de la production, tout le monde estime avoir été honnête et dans son bon droit, mais
«Je ne me serais jamais fait passer pour une folle dysfonctionnelle, droguée, alcoolique et dégénérée... Je ne prends pas de drogue et ne possède aucune arme.» TA E LO R R A N Z AU
Taelor persiste à voir dans le film une bombe à retardement qui va détruire sa réputation, y compris professionnelle, puisqu’elle assure préparer le lancement d’une nouvelle société et avoir travaillé dans la finance et les joint-ventures. De Paris, Aurore Vullierme continue à porter un regard plein de compréhension pour celle qu’elle a filmée non-stop pendant deux mois : « Elle est en position de fragilité dans ce film. Elle a pris conscience un peu tard qu’on avait vraiment raconté sa vie. Je suis attristée que ça se passe comme ça maintenant. En plus, pour moi, Taelor est la seule personnalité un peu lumineuse au milieu de toute cette noirceur. Elle essaie de s’en sortir mais elle est prise au piège de ses racines, de cet argent qui l’a malmenée et dont elle ne veut plus forcément... Il en ressort une image compliquée mais pas du tout ultra-négative comme elle a l’air de le penser.» C’est aussi qu’entre-temps, la jeune femme de 28 ans s’est installée à Vancouver avec son compagnon et a accouché il y
a un an de son premier enfant. Nicolas Peduzzi a beau rappeler les problèmes d’addiction qui ont longtemps empoisonné la vie du couple (alcool et somnifères pour monsieur, amphétamines pour madame), sur Instagram, Taelor s’affiche en mère au foyer bourgeoise, heureuse de s’occuper de sa progéniture, entre cours de musique et visite à l’aquarium. Si on redescend un peu le fil, on la retrouve en train de jouer au poker et d’escalader la fontaine de Trevi la nuit, mais ça après tout, c’était peut-être avant. À son tour d’entamer un bras de fer judiciaire pour tenter de bloquer la sortie. Ses potes fanatiques de poudre blanche et grands défenseurs du port d’arme devant l’éternel? Jamais vus, Nicolas Peduzzi les aurait ramenés pour le film. La voix de sa mère? Une actrice, sans aucun doute. Les déblatérations de son oncle ? C’est bien lui, mais il reste avant tout un sacré plaisantin qui joue un rôle. Jointe par Skype, elle accepte de livrer « sa vérité », comme on dit dans les talk shows. Elle s’exprime clairement, pesant chacun de ses mots : «Ils présentent ça comme ma vie, ce qui est assez scandaleux. C’était une performance, pas ma vie. Mon personnage devait même s’appeler Eve, au début. Nicolas me donnait des répliques et pour moi, je jouais un personnage, ce qui ne me dérangeait pas. Mes cheveux étaient mouillés, j’étais toujours mal habillée et tout ça était complètement intentionnel : l’idée, c’était de montrer la nature tourmentée du personnage. J’ai trop de respect pour moi, ma famille et ma vie, pour être capable de faire un tel film. Je ne me serais jamais fait passer pour une folle dysfonctionnelle, droguée, alcoolique et dégénérée... Je ne prends pas de drogue et ne possède aucune arme. Et je ne connais personne qui soit comme ça. » Admettons. Nicolas Peduzzi, lui, est partagé entre exaspération et empathie face à la position défensive mais difficilement crédible de son ex-âme sœur : «Elle voulait vraiment faire ce film et je lui ai montré beaucoup d’images... On a une relation de confiance et elle a un cœur énorme mais elle est parano et ça peut la rendre méchante ou agressive. Ce qui est aussi justifié, vu ce qu’elle a vécu...» Difficile d’envisager une issue heureuse à cette affaire. À l'âge de 9 ans, entre autres exercices excentriques imposés par sa mère, Taelor raconte qu’elle devait parfois se parler à elle-même, face au miroir. Vingt ans plus tard, le dialogue semble rompu entre la jeune mère de famille et le reflet poisseux que lui renvoie le film. Mais pour que survienne le changement invoqué par Sam Cooke dans sa chanson triste, sans doute lui faudra-t-il découvrir un jour qui est la plus Belle en ce miroir. •
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EN UNE POIGNÉE DE FILMS CULTES, WES ANDERSON ET SA BANDE ONT INVENTÉ UN PAN ENTIER DE LA POP CULTURE, DE LA DÉCORATION D’INTÉRIEUR À LA MODE EN PASSANT PAR L’ANIMATION. LE TOUT, SOUS LE HAUT PATRONAGE DE SAINT BILL MURRAY ET SAINT JAMES L. BROOKS. ANDERSON, C’EST AUSSI UNE ESTHÉTIQUE DE MAISON DE POUPÉES IMMÉDIATEMENT IDENTIFIABLE,
À L’INTÉRIEUR DE LAQUELLE IL FABRIQUE DES FILMS À LA FOIS HYPERMODERNES ET HORS DU TEMPS. DE RETOUR AU STOP-MOTION AVEC L’ÎLE AUX CHIENS (EN SALLES CE MOIS-CI), IL A ACCEPTÉ DE SE LIVRER ICI AVEC COQUETTERIE, MAIS SANS FAUSSE PUDEUR. PETITE VIRÉE SUR LA WES COAST. PA R F E RN A N D O GA N ZO
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our trouver un cinéaste aussi identifié à son apparence, il faudrait sans doute remonter à la silhouette d’Alfred Hitchcock. Cheveux longs, roux et fins, nez effilé, regard enfantin et veste en tweed : Wes Anderson est plus qu’un look, c’est une marque. Une marque qu’il a exportée récemment en tournée avec ses potes – Jason Schwartzman et Roman Coppola – et leurs trois compagnes. Berlin, Italie, Marseille, Madrid, Bordeaux… Ils sont partis sur la route, en bus, comme un bon vieux groupe de rock. Mais malgré son look et sa parole ferme, le personnage Anderson relève moins de la star mi-dandy, mi-Flower Power que d’une espèce de Prince Mychkine du cinéma : une certaine gêne et la peur de ne pas être sincère l’empêchent d’en dire trop sur son propre cinéma. Cherchant en permanence le mot juste, il regrette parfois ou craint d’en avoir trop dit. Le tout dans une langue et une élocution forcément cool et sophistiquées, ce qui lui permet d’avoir l’air élégant en toute circonstance
même quand il laisse échapper deux-trois expressions d’argot, ou quand il lâche son rire fripon un peu enfantin. C’est peut-être aussi qu’au fond, Wes, le cosmopolite qui a quitté Manhattan pour le quartier de Montparnasse à Paris, n’a jamais cessé d’être un garçon du Sud, un petit gars de Houston. Un coin où l’élégance et la galanterie ont toujours fait partie de l’éducation des hommes de bonne famille. C’est peut-être aussi pour cela que ses films et ses personnages ont toujours été teintés d’une pointe d’humanisme. Si dans Moonrise Kingdom, les enfants se comportaient comme des adultes et inversement, dans L’Île aux chiens, ce sont les chiens qui agissent comme des humains et les hommes qui passent pour des clébards. Difficile de faire plus politique. De sa vision du monde, de son expérience avec les acteurs et des fans, Wes Anderson parle librement en sirotant une eau minérale. Dans un verre à pied, naturellement.
«JE NE SAIS PAS SI ON PEUT ÊTRE
CINÉPHILE VOYEUR» SANS ÊTRE
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l paraît qu’avant-hier soir, à la Filmothèque de Madrid, une fan russe est montée sur scène pour vous donner une lettre?
En fait, elle était au balcon de la salle, et elle a parlé de The Grand Budapest Hotel, sauf qu’elle donnait des détails si précis et si peu connus sur la fabrication du film, que cela devenait un peu troublant. Donc, elle a fini par dire qu’elle avait une lettre pour moi, que Jason (Schwartzman) et Roman (Coppola), sur scène, lui ont proposé de lancer. Mais une fois qu’on l’a récupérée, elle est quand même descendue et elle est venue vers moi pour me donner la lettre originale. En fait, elle avait une copie sur elle au cas où! Après la séance, j’ai ouvert l’enveloppe et j’ai compris. Elle avait fait une énorme enquête sur le film après le tournage, repéré toutes les localisations et elle s’y est rendue pour prendre des photos de chaque endroit. Ça a dû lui prendre énormément de temps! C’est rare, aujourd’hui, qu’un réalisateur puisse avoir des fans, des vrais, comme vous en avez. Quel a été le cadeau ou le message le plus bizarre que vous ayez reçu? 36
En général, les gens me donnent une lettre ou un petit film qu’ils ont fait, ou de la musique qu’ils ont enregistrée, inspirée de mes films… Mais le plus souvent, c’est de l’artwork. Des tableaux, des dessins, des choses assez chouettes, à vrai dire. Rien de plus fou que ça. Même cette fille russe, c’était un travail qu’elle avait fait pour elle, en fait, et pas tellement pour que je le voie. Bon, pendant le tournage de The Grand Budapest Hotel, il y a eu une fille japonaise qui était venue exprès de Tokyo à Görlitz (petite ville en Allemagne, près de la frontière polonaise, où la plus grande partie du tournage du film a eu lieu, ndlr) et qui s’est plantée là-bas pour nous épier. C’était bizarre quand même : elle se pointait chaque jour sur le plateau. Parfois, quelqu’un venait me voir : « Wes, la Japonaise est toujours là. Elle voudrait savoir si tu pourrais venir lui dire bonjour. » Mais elle était plutôt sympathique, au fond. Est-ce vrai qu’à 12 ans, vous rêviez de venir vivre à Paris?
Oui, je voulais fuguer et venir en France pour avoir une meilleure scolarisation.
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Et maintenant que vous habitez en France, on ne peut pas s’empêcher de penser, en voyant L’Île aux chiens, que la situation des réfugiés à La Chapelle ou à Calais a dû vous frapper, dans l’écart entre l’idée que vous vous faisiez du pays et sa réalité sociale.
qui arrive à des groupes de personnes dans certaines sociétés... Etc’estdevenuuneespècedeFermedesanimauxcontemporaine...
Oui ! Très probablement. Avec cette dimension futuriste ou dystopique... Plus précisément, pour moi c’est comme si Akira Cette idée dont vous parlez, c’est quelque chose qui est venu au Kurosawa avait fait un film futuriste en 1962, un film qui comfilm, je dirais. Cela ne faisait certainement pas partie de notre mencerait par une voix off disant : « L’année, c’est 2007. La cité de projet de départ. Et pour vous répondre précisément, les réfugiés Nagasaki, etc.» Et pour moi, c’était ça. Comme si on faisait un film ne sont pas qu’une question française, ni même méditerranéenne. qui se déroulait il y a dix ans, mais qu’il avait été fait dans les années 60. Mais je crois que personne ne Ça se passe en Amérique aussi, notamm’a compris de toute façon… ment dans la façon dont sont traités les «J’AI DU MAL Mexicains et les musulmans, surtout deÀ PENSER À DES puis un an et demi. Et tout ça s’est passé Cet univers d’animation, comme dans pendant qu’on travaillait sur le scénario. Fantastic Mr. Fox, donne l’impression Donc ça a fini par imprégner le film, même d’une grande maison de poupées où QUI SOIENT si d’emblée, nous cherchions à faire vous pourriez voir ce qui se passe dans quelque chose qui soit lié à l’histoire. Par chaque pièce, vous pensez que c’est la suite, on a vu à quel point ça se reproun peu la quintessence d’une idée qui traverse tout votre cinéma? duisait partout. Le monde était en train QUE ÇA LORS DE LA TOUTE de changer dans le sens de ce qu’on était en Il faut savoir que mon Hitchcock préféré, train d’écrire. Pour nous, ça a rajouté une c’est Fenêtre sur cour. C’est un film que j’ai forme de responsabilité supplémentaire. découvert à 12 ans, à l’époque où je commençais à filmer des choses en Super 8 avec la caméra de mon père. Le fait de C’était déjà le cas dans The Grand Butout voir depuis la chambre de James dapest Hotel, sauf que l’Histoire ameStewart, à travers sa fenêtre, m’a beaucoup nait quelque chose de très touchant. marqué. Certes, la méthode de l’animation, ça n’a rien à voir techCe film-là est beaucoup plus sombre. On a mis nos vies de côté, en partant simplement de ce point de niquement, mais en ce qui concerne l’histoire et ce qu’elle signidépart : des chiens dans une île, avec une grosse inspiration japo- fie, pour moi il n’y a pas de différence. Ce qui change, c’est que naise. Si le film est politique, c’est aussi parce que, pour la pre- vous devez travailler avec les acteurs d’un côté, puis avec l’équipe mière fois dans mon cinéma, on a dû concevoir un gouvernement. qui conçoit les poupées de l’autre, et enfin avec l’équipe d’animaOn a inventé un congrès municipal qui est une sorte d’ONU, avec teurs. Et tout ça, pour chaque plan, vraiment. À mon avis, c’est ses propres règles. Le maire de Megasaki a beaucoup de pouvoir, un phénomène propre à l’animation en stop-motion, qui crée un et on comprend que ce qui arrive aux chiens dans le film, c’est ce ralentissement du temps très particulier, c’est un peu comme
ACTEURS SI BONS PREMIÈRE PRISE.»
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différente de ce que je faisais avant. Mes films précédents avaient été produits dans un système très traditionnel et américain. On voulait faire un film dans un environnement beaucoup plus libre, Cette façon d’observer est aussi liée à votre façon de vivre nous débarrasser du système et trouver une méthode plus efficace à Paris ? Surtout quand vous ne parliez pas encore fran- et plus amusante pour nous. Plus rapide, plus étrange, plus souple, çais : flâner, contempler les gens, leur vie… Il n’y aurait pas plus intéressante. On s’est débarrassés des caravanes, les acteurs étaient hébergés sur le plateau, s’habilchez vous ou dans votre cinéma un côté voyeur? laient comme les personnages dès qu’ils se «GENE HACKMAN réveillaient et on allait filmer au train. On J’ai toujours senti que le voyeurisme était POUVAIT ÊTRE une métaphore du cinéma, assez intéreshabitait tous ensemble, on mangeait ensante par ailleurs. Hitchcock, De Palma, semble et c’est quelque chose qu’on a Powell, font partie de mes cinéastes préfépoursuivi par la suite : qu’est-ce qui se rés. Fenêtre sur cour et Vertigo me marquent passe si tous les gens essentiels à la fabricaET RÊCHE PARFOIS. sans doute pour leur côté voyeur. Je ne sais tion d’un film sont tous ensemble dans un ILPOUVAITÊTRE pas si on peut être cinéphile sans l’être en même endroit, chaque jour? Bon, parfois, quelque sorte. Je ne compte plus les fois où, ça a pu en déstabiliser certains. Ralph au cours d’une discussion, je fais à mon inFiennes, sur The Grand Budapest Hotel, est ET SE METTRE EN COLÈRE MAIS, venu me voir au début du tournage : «Wes, terlocuteur «shhh shhh» (il fait un geste avec sa EN DEHORS DE ÇA, JE NE DIRAIS PAS ça te dérange si je ne dîne pas avec vous tous les main pour baisser la voix et regarde ailleurs du QUE ÇA A ÉTÉ UN ACTEUR soirs?» Mais finalement, il l’a fait. Pour moi, coin de l’œil) pour écouter ce qui se passe à ça a été une vraie cure de jouvence. J’ai recôté. Mais, pour moi, c’est lié à la quantité de choses propres au documentaire que trouvé quelque chose que j’avais vécu pour j’introduis dans mes films. Des moments Rushmore, où Jason Schwartzman et moi vécus qu’on peut recréer, après les avoir dormions au même étage et dînions enépiés. C’est une source d’inspiration, en quelque sorte. semble tous les soirs, ou avec Bill Murray qui logeait à deux chambres des nôtres. Quand j’ai fait La Famille Tenenbaum à New Vous parliez de De Palma ; quand on l’a interviewé, il disait York et La Vie aquatique en Italie, j’avais l’impression de devoir me qu’un cinéaste réalise ses meilleurs films entre 40 et 60 battre contre le film. regarder une fleur pousser. Alors que dans un film traditionnel, le travail avec l’acteur est, pour moi, au cœur de tout.
GROGNON FÉROCE,
DIFFICILE.»
ans. Vous êtes pile dans la tranche. Quel premier bilan vous faites de votre carrière?
Ouf, il me reste encore douze ans ! Un moment important pour moi de ce point de vue, c’était À bord du Darjeeling Limited. Avec Roman et Jason, nous avons entamé une façon de collaborer très 38
La Vie aquatique était peut-être trop cher et trop gros pour vous?
Oui. Il l’était. Et si j’avais pu enlever vingt-cinq pages du scénario, cela m’aurait laissé de la marge pour faire des choix.
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Vous avez créé très vite votre propre société de production, American Empirical Films. Pourquoi?
Oh, vous savez… Roman (Coppola) a une société, The Directors Bureau, à Los Angeles, avec des employés, des comptes, un bâtiment, une équipe. À l’American Empirical, ma boîte… il n’y a personne ! C’est juste moi. Bon, j’ai une imprimante. Mais c’est juste un nom. Le modèle, c’était The Archers, la boîte de Michael Powell et Emeric Pressburger mais qui était, au fond, juste un nom qu’ils avaient eu envie de se donner pour travailler ensemble. Noah (Baumbach), son dernier film était distribué par Netflix et celui sur lequel il travaille en ce moment est directement produit par eux. Ce qui est une meilleure façon de faire les choses, je trouve, parce que c’est à ce stade-là que les deals se jouent. Je pense qu’avec Netflix vous pouvez faire ce que vous voulez, une série, un film. Là où ça change, c’est au niveau du financement et de la distribution. Surtout de la distribution, qui est inhabituelle. Mais comme méthode de production et de travail, j’ai l’impression que ça peut se passer comme on l’entend. Dans votre «système» de travail, c’est devenu une habitude de réunir beaucoup d’acteurs, très importants et très différents. Ça ne crée jamais d’incompatibilités de travail?
Je vois ce que vous voulez dire. Par exemple, comme quand on dit qu’un acteur a besoin de beaucoup de prises alors qu’avec son partenaire, il ne faut surtout pas en faire trop. Si je ne me trompe pas, c’est ce qu’avait vécu Spielberg quand il a fait Hook – Robin Williams était très bon lors des deux ou trois premières prises alors que Dustin Hoffman en avait besoin d’une vingtaine. Je vais vous avouer une chose : j’ai du mal à penser à des acteurs qui soient si bons que ça lors de la toute première prise. Gene Hackman, peutêtre. Mais même lui, il pouvait s’améliorer. Cela dépend aussi du cinéaste. Par exemple, Clint Eastwood filme souvent en une prise et, si ça va pour lui, il dit : «Ok, c’est bon, on passe à la suivante.» (Puis
tout bas, comme mimant un enfant qui avoue une faute) Je ne suis décidément pas Clint Eastwood! On fait souvent beaucoup, beaucoup de prises. Mais je me demande si cela ne crée pas un environnement particulier avec les acteurs. Par exemple, Edward Norton, s’il tournait avec Clint Eastwood, il se dirait : «Il vaut mieux que je sois prêt, parce que je vais avoir droit à deux, max trois prises, il faut que j’assure tout de suite.» Alors qu’avec moi, il doit plutôt se dire : «C’est cool, on commence à répéter. » C’est de la spéculation pure, mais si je parle de Norton c’est parce qu’on fait souvent pas mal de prises avec lui, alors que s’il tournait avec Eastwood, il serait capable de choisir exactement où il veut aller et avec quelle prise. Évidemment, cela dépend aussi de ce qu’il faut faire exactement. Parfois, c’est extrêmement clair, on le sait, l’acteur et moi, et on obtient ce qu’il faut. Et j’en ai fait des films où ce que je cherchais était plutôt simple. Mais j’en ai fait aussi avec des plans parfois longs, chorégraphiés, où les acteurs doivent se déplacer, se coordonner entre eux et éventuellement aussi par rapport aux gadgets du décor. Ces plans-là fonctionnent comme par contraction. Tout doit fonctionner comme une machine et le jeu de chaque acteur doit s’intégrer dans cette machine. Ce qui peut représenter parfois un certain défi. À vous entendre, on a l’impression que Gene Hackman a été l’acteur le plus difficile pour vous…
Ce qui est sûr, c’est qu’il a été l’acteur qu’on a eu le plus de mal à convaincre pour qu’il joue dans un de mes films (La Famille Tenenbaum, ndlr). Tout simplement parce qu’il ne voulait pas y être. Je n’ai jamais passé autant de temps à essayer de convaincre quelqu’un de jouer pour moi. Je ne l’avais même pas rencontré, – tout cela s’est fait à travers des lettres ou des échanges avec son agent. Il a fini par dire oui, donc finalement ça valait la peine. Et je ne dirai pas qu’il a été un acteur difficile. Car vous n’aviez pas à vous battre pour qu’il soit bon. Il l’était toujours. Mais, il pouvait être grognon et rêche parfois. Il pouvait être féroce, et se mettre 39
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en colère mais, en dehors de ça, je ne dirais pas que ça a été un acteur difficile. Car vous n’aviez pas à vous battre pour qu’il soit bon. Il l’était toujours. Vous dites qu’il pouvait être grognon… au point de refuser de tourner un plan?
votre vie?
Pour moi et Owen (Wilson), James L. Brooks a été et reste encore un excellent prof. Non seulement il a fait de très bons films et des shows télé, mais il a vraiment beaucoup « d’élèves ». Il a produit des gens que personne n’aurait jamais produits et il les a guidés, coachés. Il est vraiment brillant.
Pas à ce point-là. Mais, pour ainsi dire, vous ne mourriez pas d’envie de lui expliquer ce qu’il fallait faire dans le Les personnages féminins aussi sont plan suivant. Au début du tournage, surtout, très particuliers dans tous vos films, je ne trouvais pas la bonne façon de m’adresun peu insaisissables, secrets, pleins ser à lui. Et quand je l’ai trouvée, j’étais un d’imagination, fragiles, romantiques… peu trop à l’aise. Conséquence : j’ai encore Ça vous vient d’où, exactement? «SUR LE PLATEAU, fait des erreurs. Il faut donc être attentif. Ce que je peux vous dire, c’est que quand JE LUI AI DONC DIT : “BILL, Gene Hackman aime travailler d’une ceron a écrit Moonrise Kingdom avec Roman, ICI, TU NE JOUES PAS UN s’il y avait un personnage auquel je taine façon, et c’est à vous de vous ajuster m’identifiais le plus, qui était un peu pour rentrer dans son cadre. Plus que ça, je «moi» dans le film, c’était Suzy, la jeune dirais qu’il aime vivre d’une certaine façon. fille. Son imagination, sa façon de vivre à Il déteste être sur un plateau. Mais il adore TU JOUES UN l’intérieur d’autres histoires, dans les ce qui se passe entre «action» et «coupez». formes d’art qu’elle aimait… Il y a plein C’est un peu comme en musique : vous poude détails de sa vie qui viennent de la vez adorer jouer en concert mais détester la mienne. Ce que je veux dire par là, c’est tournée. Parfois, on tournait en extérieurs, et que je n’arrive pas à distinguer mes peril était très mal à l’aise. Tout lui semblait dissonnages féminins et masculins. Il n’y a trayant, il avait froid... Mais dès que la camépas de différence. Je pourrais les mélanra tournait, il était vraiment heureux. Et plus ce qu’il avait à faire était difficile, plus il aimait. Des prises très com- ger, ils pourraient même se déplacer d’un film à l’autre, pliquées, très longues, avec beaucoup de dialogues, où il devait chan- indistinctement. ger de position… là où la plupart des acteurs s’emmêlent les pinceaux, il adore ça. Parce que ça le forçait à se concentrer à fond. Je me Pour revenir à vos « mentors », vous avez pu leur rendre la rappelle d’une prise comme ça où après, il est venu me voir et, pareille parfois, comme quand vous avez produit le dernier presque sans me regarder, il m’a dit, tout bas : «J’aime bien comment vous film de Peter Bogdanovich, She’s FunnyThat Way. Même De avez mis en scène les choses ici.» Et il est parti. Palma dit avoir beaucoup appris avec vous. Il dit ça? Il ne m’a jamais rien dit de tel! Brian, Noah (Baumbach), Des acteurs iconiques comme lui jouent souvent dans vos Jake Paltrow et moi, on a des réunions régulières et on est déjà de films le rôle d’un «mentor». Mais vous en avez eu aussi dans vieux copains. Quand on est tous à New York, on va une fois par
HOMME, SYMBOLE.”»
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semaine tous les quatre au même restaurant. Et cela depuis des années. Et parfois est-ce qu’il y a un peu de De Palma ou d’autres dans vos personnages de fiction?
Alors justement le personnage de James Caan dans Bottle Rocket, nous l’avions écrit, Owen et moi, avant d’avoir vraiment rencontré Jim Brooks. Ce qui veut dire que même avant de l’avoir comme mentor, on était déjà intéressés par ce genre de relations. Dans Rushmore, une dynamique semblable s’installe avec le personnage de Bill Murray. Et quand on a fait À bord du Darjeeling Limited, même si son personnage n’a pas une importance très grande dans le film, on a eu besoin en quelque sorte de la présence de Bill sur le tournage et dans le film. Sur le plateau, je lui ai donc dit : « Bill, ici, tu ne joues pas un homme, tu joues un symbole.» Soit à peu près tout le contraire de ce qu’on dit en général à un acteur! Sinon, ce n’est pas tellement qu’un personnage soit inspiré de lui, mais dans L’Île aux chiens, il y a un passage qui vient littéralement de De Palma. Lequel?
C’est dans la deuxième moitié du film, une rencontre sur un pont, avec plusieurs groupes de chiens qui arrivent de différents côtés, la police d’un autre... Il y a beaucoup de choses qui convergent vers un seul point au milieu de ce pont. Bien, si vous regardez Blow Out (1981), il y a le célèbre passage du pneu crevé et l’accident au début du film, et De Palma arrive à faire tenir ensemble tous ces éléments et tous ces espaces différents : la voiture, Travolta qui enregistre tout grâce à son micro, les bruits de la nature. Dans Body Double (1984), il fait quelque chose de semblable dans la séquence du barrage. Et finalement, dans Les Incorruptibles (1987), il y a la séquence où Eliot Ness et ses hommes s’emparent d’une cargaison de liqueur dans une embuscade sur un pont. Et quand j’ai eu à concevoir cette séquence, je me suis dit : « Qui est le plus fort quand il s’agit de rendre une scène comme celle-ci vivante, claire et excitante?» La réponse, c’était De Palma.
Dans ce genre de situations, vous pouvez aller jusqu’à montrer à votre équipe la séquence qui vous inspire?
Je les regarde moi et je les montre à la personne qui fait les storyboards. C’est vite dit, mais par exemple dans ce film, la séquence de la plage avec les drones, ça nous a pris un mois pour la storyboarder. Si je montre une séquence d’un film à cette personne, ça sert à savoir à ce stade ce qu’on peut voler, et une fois qu’on l’a volé, c’est à nous. On a fait pareil avec des films de Kurosawa et Miyazaki, même avec d’autres gens de l’équipe, mais ce qui vient de De Palma, c’est surtout moi qui m’en sers. De mon expérience, je sais que ce genre de choses dépend entièrement du réalisateur. Dans Darjeeling, il y avait aussi une longe prise très depalmienne où le train s’éloigne vers des buissons, le tout filmé avec un mouvement de grue. Mais quand on l’a vue, il ne se passait rien! En fait, il n’y avait rien d’intéressant dans ces buissons et on a dû couper tout ça. En outre, pour L’Île aux chiens, tout le film est rempli de split-screens. Et ça aussi, c’est 100 % De Palma. Pour La Famille Tenenbaum, c’était plus étonnant. Tout d’un coup, j’ai été influencé par Almodóvar. J’ai toujours aimé son cinéma, même avant de faire des films. Mais là, il y a eu des choses très spécifiques par rapport au style du film que j’ai eu l’impression de lui piquer. Pour moi, ça a toujours été un modèle dès qu’on se demande comment vivre en tant que cinéaste. Avoir ses propres histoires, sa ville. Comme Bergman, aussi. Avoir une région, un foyer, une famille pour faire des films. Et quel a été votre plus grand vol?
Peut-être la séquence de Jason (Schwartzman) dans la cabine téléphonique de son école dans Rushmore. Toute cette séquence est une re-création exacte d’un passage d’un film de Frederick Wiseman, High School (1968). Fred Wiseman vit aussi une bonne partie de l’année à Paris et il a vu le film. Il s’en est rendu compte tout de suite et m’a dit : «hummmm.» J’ai dû tout avouer! •
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LE MORT ET LE VIF Et si le stop motion était, pour Wes Anderson, moins un caprice d’enfant gâté qu’un véritable salut, pour un cinéma toujours entre la nature morte et la vivante? Mieux, et si le Japon lui-même était le lieu parfait pour cet étrange équilibre entre beauté et morbidité, entre soin et destruction? Décryptage. PA R H E RV É AU B RO N / P H OTOS : T W E NTI ETH C E NTU RY FOX F R A N C E
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poupée joue avec les hommes miniatures. Sans doute est-ce pourquoi Zissou renonce à tuer le requin – il se sait désormais de même nature que la marionnette de ce Moby Dick. D’un coup, la figurine qui risquait de se figer, d’être mise sous verre, s’anime et vibre incomparablement.
La Vie aquatique (2004) a été une sorte de coming out : pour la première fois, Anderson recourt au stop motion pour donner vie aux créatures marines observées par l’équipage de l’explorateur Steve Zissou (Bill Murray). Les poissons en plastique et les corps customisés, tout en lignes claires et aplats de couleurs, se mirent les uns les autres comme on se regarderait dans une glace – comme si plonger dans l’océan revenait à traverser un miroir. Face aux bêtes postiches, les acteurs de La Vie aquatique se découvrent eux-mêmes figurines de chair. Zissou, parodie de Cousteau, croyait explorer l’océan quand, vieil enfant, il continuait à jouer dans sa baignoire. Au terme du film, tout le casting (la collection de figurines, le jeu de cartes au complet) est compressé dans un sous-marin de poche, aux aguets d’un mythique requin mangeur d’homme. Face à l’immense bestiau étincelant, le submersible jaune devient un dérisoire Kinder Surprise avec lequel le squale de bakélite chahute : la
Wes Anderson a trouvé là une ligne de risque salutaire, celle où sa stylisation est tourmentée par ses propres contraintes, s’inquiète de la dévitalisation qu’elle peut produire ou nécessiter. Il creuse cette ligne quatre ans plus tard avec Fantastic Mr. Fox. «Stop motion» est certes le nom de la technique d’animation, terriblement fastidieuse, à laquelle il se voue alors entièrement, mais cela pourrait aussi désigner une frontière plus essentielle entre le mouvement et le figement, sur lequel risque toujours d’achopper le tressautement d’une image à l’autre. Le mort et le vif sont ici à touchetouche. Exquises fantaisies et courtoisies des personnages, mais il y a du cadavre partout : des bêtes empaillées sont traquées par des fermiers cherchant à les exterminer, et finalement coincées à mille lieues sous terre, entourées de tombereaux de barbaque chapardée. Portant un toast face à sa famille, Mr. Fox clame qu’«il boit à leur survie », alors que toutes les bêtes du film paraissent échappées d’un atelier de taxidermiste et partant, être déjà mortes. De même, lorsque Fox clame qu’il est «un animal sauvage», le doute est permis devant ses abords de peluche endimanchée. Les instincts et la vitalité sont d’autant plus expressifs que les corps sont toujours
l y a huit ans, un renard empaillé a sauvé Wes Anderson. Le cinéaste aurait pu finir lui-même naturalisé, derrière une vitrine, s’il ne s’était mis dans les pas de Fantastic Mr. Fox, son premier film entièrement réalisé en stop motion – l’animation image par image de poupées articulées –, dont L’Île aux chiens prend maintenant la relève. L’imagerie rutilante de l’auteur de La Famille Tenenbaum (2001) ou de À bord du Darjeeling Limited (2007) risquait en effet, à la longue, de devenir une maison de poupées asphyxiante, une boîte de fruits confits aussi colorés que sentant le renfermé.
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susceptibles de trahir leur rigidité de poupée, de même que la formidable palette automnale du film déborde d’industrie chimique. L’horizon est avant tout celui de la dévastation : celle qu’occasionnent les fermiers enragés contre le renard, mais sans doute aussi celle de l’imagerie d’Anderson, dont les figurines et décors, leur carton, leur plastique et leur peluche, aussi splendides soientils, sont comme déjà promis au rebut. Mr. Fox est somme toute une grande nature morte.
SUSHI ET SAC D’ORDURES Dès lors, l’imagerie d’Anderson ne fait pas oublier le désastre, n’est pas un paravent ornemental devant son gouffre. Elle en est l’expression ou la translation, dans sa fragilité même. Dans The Grand Budapest Hotel (2014), son dernier film en date, stucs, bibelots et pâtisseries étaient exposés à la furie nazie. Aujourd’hui, L’Île aux chiens, deuxième stop motion d’Anderson, resserre encore le lien entre stylisation et dévastation. Le pitch est quasiment le même que son aîné Mr. Fox (un groupe d’animaux doit affronter le siège d’hommes résolus à les éradiquer), mais cette fois-ci la destruction n’est pas seulement le moteur du récit, elle est son décor. L’île du titre, japonaise et radioactive, est devenue un grand dépotoir à ciel ouvert où ont été déportés tous les chiens d’une mégalopole, à la suite d’une épidémie de grippe canine.
Anderson), l’opération d’un rein (un petit bijou sanglant, comme les sushis) ou l’inertie rectangulaire d’un maire à la fois distingué et brutal. Le film alterne ainsi entre l’île aux chiens et la ville des hommes, Megasaki, dont ledit maire lance une expédition punitive sur le sanctuaire canin. Son jeune neveu, Atari, s’est rendu clandestinement sur l’île pour retrouver son propre chien et vu de Megasaki, on le croit retenu par les bêtes enragées – alors qu’elles l’aident dans sa quête, quand bien même ils ne parlent pas la même langue : japonais pour les hommes, donc (non sous-titré), anglais pour les chiens. Ce cloisonnement entre personnages est fondateur chez Anderson, pour qui, si on peut s’entraider, on ne se comprend fondamentalement pas, chacun restant enfermé dans ses marottes, ses lubies – une belle séquence d’apprivoisement entre Atari et un chien relève ainsi du parfait malentendu. Et même si un mouvement d’étudiants antispécistes, à Megasaki, prône la concorde universelle entre tous les êtres vivants, il y a toujours des limites ou des points aveugles : la hargne des dirigeants de Megasaki contre les chiens tient à une passion inconditionnelle pour les chats, qu’ils caressent crânement. Les félins, eux, n’ont jamais la parole, et resteront des repoussoirs négligés – Anderson a sans doute un malin plaisir à prendre le parti des chiens contre les chats : sa préciosité évoque les premiers plutôt que la bonhomie débraillée des seconds.
« L’ÎLE AUX CHIENS S’INSCRIT À L’ÉVIDENCE DANS LE RAYON DE
FUKUSHIMA.»
Devant se nourrir des seuls détritus du lieu, les figurines sont d’emblée galeuses, efflanquées, couturées – elles devront d’ailleurs affronter, au cours du film, des chiens-robots qui laissent apparaître leur squelette métallique, leur structure secrète. Elles errent dans une grande grisaille, entre ballots d’ordures compressées, incinérateurs plus ou moins désaffectés, ruines d’un centre de tests, terrain de golf comme vitrifié par un accident nucléaire : les chiens pourraient évoquer le WALL-E de Pixar s’ils n’étaient bavards. La mer violette n’a plus à cacher sa nature de cellophane – celle qu’utilisent les animateurs du film est aussi celle qui s’accumule réellement en soupe de particules au grand large. Ici, tous les subterfuges techniques s’avouent fleurs de déchets : on pleure du film plastique, les flammes sont en papier alu, les bagarres soulèvent des tourbillons de coton hydrophile. Deux séquences sont un sommet d’indistinction entre le mort et le vif. D’abord, en gros plan, la préparation d’un plateau de sushis. Un thon, un crabe, un tentacule frétillants sont prestement tranchés et apprêtés en bijoux comestibles : coulisses morbides de la stylisation, où il s’agit de définitivement figer ou mutiler, pour livrer un parfait tableau. Auparavant, au début du film, des chiens affamés jaugent le contenu d’un sac d’ordures : le papier fendu révèle des trognons, pelures, rognures. Cela ne va pas du vif au mort, comme les sushis, mais dans le sens inverse : la tapisserie de pourriture est animée par les soubresauts des asticots qui la jonchent. À se demander si les chiens pelés ne sont pas eux-mêmes des cadavres ambulants, bougeant sous l’effet des vers qui y grouillent. Entre l’inerte et le frémissant, le stop motion pendule en permanence. C’est un art du mort-vivant.
CHIENS VS CHATS, ÉNIÈME ROUND Morts-vivants, les corps humains semblent souvent l’être : c’est une scientifique qui sombre dans l’alcoolisme (a-t-on déjà vu de la couperose sur les pommettes d’une poupée? C’est possible chez
UNE PASSION JAPONAISE Après quoi courent les chiens d’Anderson? Ou plutôt : qu’est-ce qui leur court après? La fable, livide, sinon sinistre, laisse transparaître ses préoccupations d’époque : pollution généralisée, animaux maltraités, hommes que l’on traite en effet comme des chiens en les parquant aux frontières… Il serait triste, toutefois, de réduire le film et son fond beckettien, à une allégorie militante. Un amour trouble le jeu : celui du Japon. Le cinéaste ne peut qu’y reconnaître une patrie d’exactitude graphique. Rien ne manque au tableau : réminiscences de Kurosawa ou des films de robots nippons, estampes, calligraphie, art du coupeur de sushi, théâtre kabuki (présenté comme un ancêtre du stop motion) … La passion d’Anderson pour le Japon est telle qu’il s’y projette entièrement, en fait quasiment un autoportrait – et donc n’élude pas la part d’ombre de leur art commun, le carnage nécessaire à la confection d’un sushi ou d’une poupée animée. Nous voici à la fois dans l’empire du raffinement et de la coercition, de la délicatesse et de l’entêtement, du soin et du gâchis, de l’invention et de la destruction : L’Île aux chiens s’inscrit à l’évidence dans le rayon de Fukushima. Anderson est si absorbé par son objet qu’il n’a aucune inhibition symbolique. Qui d’autre que lui pourrait se permettre d’associer des Japonais antipathiques et des chats (la vieille analogie raciste est somme toute un bibelot de plus dans la commode)? Qui d’autre oserait appeler une ville Megasaki, en instillant un lien entre Nagasaki et la folle urbanisation d’après-guerre, se déployant comme une radiation du nucléaire? Le cinéaste est si intimement concerné qu’on ne songe pas à lui chercher des noises. Hardiesse ultime : l’assaut militaire contre l’île suscite un champignon atomique de poche, sur une plage. L’anéantissement suprême se fait corolle de coton, Hiroshima s’engouffre dans la boîte des poupées : est-on vivant? Est-on mort? Le XXIe siècle est peut-être un grand stop motion, un mouvement d’arrêt qui s’éternise. • 43
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Beaucoup se contentent de changer leur fond d’écran, ou d'acheter une coque personnalisée pour leur smartphone. D’autres font des dessins, modifient leur façon de s’habiller ou envoient des cadeaux et des artworks à leur idole. Mais il existe aussi un grand nombre d’artistes qui se sont inspirés de l’univers de Wes Anderson pour des créations à part entière. Ken Harman a décidé de les regrouper dans la galerie Spoke Art de New York. Sous le label "Bad Dads", des dessins, des figurines, des tableaux, des affiches et même des jeux de tarot. Symptôme d’une influence toujours grandissante. Qu’il le veuille ou non, Wes Anderson est désormais plus qu’un cinéaste.
MARIA SUAREZ-INCLAN
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TIM JORDAN
BRANDON SCHAEFER
IVONNA BUENROSTRO (HEARBEATS CLUB)
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ISAAC BIDWELL
BRIGHTON CHASE
GREG GOSSEL
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TIM JORDAN
MATT CHASE
CONCEPCION STUDIOS
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CODEC ZOMBIE
TIM JORDAN
BARTOSZ KOSOWSKI
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n se croirait dans un film de Wes Anderson ! » Quand un client lance ce cri d’étonnement, Brad, la quarantaine, visage poupon, s’amuse beaucoup. Il travaille au Bowery Hotel, depuis l’ouverture des lieux, en 2007. Dans le lobby, artistes, touristes, hommes d’affaires et fashionistas se croisent et s’observent. Certains se prélassent en sirotant leur cocktail Smoky Paloma ou Barrel Old Fashion. Quand on lui fait remarquer que cet établissement sorti de terre dans le quartier où la bohème punk avait ses habitudes (du temps du célèbre club CBGB) semble raccord avec l’esthétique du cinéaste, il opine de la tête. D’ailleurs le propriétaire des lieux, le magnat de l’immobilier Sean MacPherson, ne s’en cache pas : il a tout pompé dans les films de Wes. Du reste, l’homme qui redessine l’hôtellerie de Manhattan ne s’est pas arrêté en si bon chemin. En 2014, il inaugure sa nouvelle création, le Jane Hotel, avec sa salle de bal inspirée du Grand Budapest Hotel, et ses chambres couchettes façon Au bord du Darjeeling Limited. Mais MacPherson est loin d’être un excentrique isolé : hôtels, bars, cocktails, décoration d’intérieur «à la manière de Wes Anderson» se sont multipliés ces dernières années à New York. C’est une évidence : La «Big Apple» se wesandersonise. Une suite de l‘histoire d’amour entre le cinéaste et sa ville d’adoption ?
« THE NEXT MARTIN SCORSESE »
Une histoire d’amour qui commence avec un adolescent roux et maigrichon, trop fin, trop long et trop sophistiqué pour se sentir bien à Houston, Texas. Quand on ressemble plus à David Bowie qu’à Garth Brooks, on ne s’attarde en général pas trop dans ces régions inhospitalières. «Déjà en
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WES SIDE STORY Des années que certains constatent la gentrification de New York. Et si le grand danger qui guettait Big Apple, c’était plutôt la WesAndersonisation ? À coup de gilets tricotés et de refrains mous signés par des groupes rock à la peau pâle. New-yorkais pendant des années, le cinéaste exilé a sans doute laissé une trace plus profonde qu’il n’y parait. PA R FAUST I N E SA I N T-G E N I ÈS I L LUSTR ATI O N : DA N G RI SSO M P H OTOS : L A N E E B I RD
classe de seconde, il récupérait des exemplaires du New Yorker et les collectionnait. Il rêvait de ce monde qu’il découvrait sur les pages de papier glacé», décrit Whitney Dilley, auteure du Cinéma de Wes Anderson – Donner vie à la nostalgie, en 2017. «Il était comme Suzy dans Moonrise Kingdom qui emporte partout avec elle ses livres dans sa petite valise. » La rencontre s’opère à la fin des années 90. Wes est déjà un jeune trentenaire, toujours en errance capillaire mais sûr de lui. À son crédit, la réalisation de deux films qui ont fait pas mal de bruit dans le milieu du cinéma indépendant : Bottle Rocket en 1996, adaptation d’un premier court métrage remarqué au festival de Sundance, puis Rushmore en 1998. Un réalisateur prometteur surnommé «the next Martin Scorsese» par… Martin Scorsese. «Il sait si bien et avec quelle intensité transmettre les joies et les interactions simples entre les gens», écrit-il dans le magazine Esquire en 2000. Anderson se pointe donc à NYC à la conquête de nouveaux horizons, du talent et des idées plein la tête. «La première fois que je l’ai vu, c’était en 1999 ou en 2000, il y a près de vingt ans», se souvient son tailleur, Vahram Mateosian, patron de Mr. Ned, son atelier situé au quatrième étage d’un immeuble étroit de la Cinquième avenue. «Il est venu avec son propre tissu et m’a demandé de lui tailler un costume. Je ne savais pas qui il était, en toute honnêteté. J’ai juste pensé que c’était un type avec une drôle de dégaine et un style étrange», s’amuse Mateosian, plus habitué à l’époque aux jeunes loups de Wall Street et aux partners de cabinets de conseil. «Ceci dit, il a dû aimer le costume parce qu’il est revenu.» À tel point qu’Anderson va le solliciter pour habiller les personnages de son film La Famille Tenenbaum. Et il constat: niveau costume, Anderson sait de quoi il parle: «Beaucoup de gens ont une vision en tête mais sont incapables de vous l’expliquer. Wes venait avec des photos et des dessins. Tout était là.» 51
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BABY WES ANDERSON BOOM Il faut dire que derrière l’allure du dandy vaguement sociopathe, Wes Anderson déteste être seul, travailler seul. En somme, il a besoin d’un clan. Même à New York, il continue à travailler avec Owen Wilson, son ami texan de toujours, avec qui il co-écrit à distance La Famille Tenenbaum, et Jason Schwartzman, rencontré lors du casting de Rushmore. Très vite, il va s’entourer de nouveaux talents et de nouvelles sources d’inspiration. En 1998, Hugo Guinness, reconnaissable en soirée à sa tenue sophistiquée, quintessence de la british touch, et connu pour ses dessins dans le New York Times, fait la connaissance à travers un ami commun d’un jeune homme timide et intelligent qui n’arrive toujours pas à masquer son petit accent texan. Il n’arrête pas de parler d’un film qu’il veut faire, l’histoire d’une famille qui habite dans un grand manoir et qu’il veut filmer à New York : La Famille Tenenbaum. Forcément, il tilte en découvrant le travail de Guinness. Ce dernier devient ainsi l’un des membres illustres d’une autre famille, celle qu’Anderson «a créée autour de lui, faite d’artistes et de talents », comme l’explique Gregory Crewdson, célèbre photographe new-yorkais très proche de Wes, et témoin de première main de la force et de la portée des tentacules d’Anderson : «C’est Wes qui m’a présenté Noah Baumbach, alors que j’ai grandi à Brooklyn!, s’amuse Crewdson. Ils traînaient tous les deux tout le temps au restaurant Bar Pitti. Tu pouvais les croiser là-bas quasiment pour chaque déjeuner et dîner.» Il faut savoir que le Bar Pitti n’est pas n’importe quel rade. Ce restaurant italien est en fait une institution de Greenwich Village, au sud de Manhattan. Normal que le dandy texan et le gars sensible de Brooklyn décident d’en faire leur QG. Devant son plat fétiche – penne à la saucisse de dinde, petits pois frais et «une pointe de crème» – Wes Anderson et son sparring partner refont le monde du cinéma en long, en large et en travers. Objectif simple : travailler ensemble à de futurs scénarios. «On a commencé à s’échanger nos scripts et à se les corriger à tour de rôle. Un jour, Wes m’a fait lire La Famille Tenenbaum et, en échange, je lui ai passé le scénario de mon film, Les Berkman se séparent», confiait à Sofilm en 2012 Noah Baumbach, qui co-signera les scénarii de La Vie aquatique et Fantastique Mr Fox. L’un des réalisateurs mythiques de New York et grand amateur lui aussi de bouffe italienne commencera à fréquenter ces déjeuners : Brian De Palma. Le septuagénaire fringant avec son éternelle barbe et sa veste de safari, va bientôt les retrouver chaque semaine pour dîner. Gregory Crewdson a fait partie des happy fews conviés à cette table : «La 52
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plupart du temps, j’étais simplement heureux d’écouter, d’apprendre et de savourer ces instants. Et non seulement tu pouvais rencontrer Brian De Palma, mais aussi d’autres gens passionnants, comme Peter Bogdanovich... la liste est infinie.» Le photographe marque la pause : « De toute manière quand tu deviens son ami, tu rentres dans le monde de Wes Anderson.» Mais il n’y a pas que des dessinateurs chics, photographes stars, intellos juifs de Brooklyn et cinéastes hollywoodiens : le monde de Wes Anderson, c’est aussi des lieux. Il y en a un qui sera particulièrement important : une ancienne usine de boutons du quartier d’East Village devenue un repaire d’artistes, où il s’installe au début des années 2000. C’est ici que le poète beatnik Allen Ginsberg est mort en 1997. Ici aussi
« DE TOUTE MANIÈRE QUAND TU DEVIENS
SON AMI,
TU RENTRES DANS LE MONDE DE WES ANDERSON. » G REGORY CREWDSON
qu’ont habité, entre autres, le néo-dada Jean Dupuy ou le célèbre sculpteur John Chamberlain, un homme assez compétent dès qu’il s’agit de customiser de la vieille ferraille de bagnole à sa guise. «Wes Anderson était vraiment excité de l’apprendre parce qu’il connaissait l’œuvre de Chamberlain et l’appréciait beaucoup, raconte l’artiste Tom Burckhardt, résident depuis 1995. Il était très inspiré par l’histoire de cet immeuble. Je ne sais pas si c’est un sentiment romantique, j’ai surtout l’impression qu’il aime cette énergie particulière que dégage New York comme lieu de création.» C’est peut-être grâce à cette énergie, mais il se trouve que les délires de cinéphile d’Anderson commencent à plaire au public. La Famille Tenenbaum (2001), son seul véritable film « newyorkais», récolte 42 millions d’euros de recettes seulement aux États-Unis (pour un budget de 17 millions). Le film se déroule dans un Manhattan idéalisé, inspiré des références de son enfance et de son adolescence. « Il ne nomme jamais New York dans le film, et il retire délibérément tous les monuments de la ville, comme la statue de la Liberté, s’enthousiasme Whitney Dilley. À la place, il crée une
impression de nostalgie grâce à des lieux fictifs qui sonnent comme la quintessence de New York (Archer Avenue, the Lindbergh Palace Hotel, the 375th Street Y).» «C’est la “Big Apple” rêvée par une jeune personne qui n’y a jamais mis les pieds et qui ne la connaît sans doute que par ouï-dire, à travers des sources littéraires, cinématographiques et musicales, analyse Matt Zoller Seitz, auteur d’un livre d’entretiens de référence, The Wes Anderson Collection. Et quelles sources ! Les films Midnight Cowboys, The French Connection, les musiques de Simon and Garfunkel, la saga de la famille Glass de J.D. Salinger… » Cette façon d’imaginer comme un rêve d’ado la ville où il habite fait de Wes Anderson le cinéaste culte au sein de la génération postbaby boom. «C’est le premier grand réalisateur de cette génération, il en est le porte-voix, croit savoir Zoller Seitz. Il leur plaît aussi parce qu’il insert dans ses films des références de sa propre enfance qui sont partagées par toute cette génération. » C’est alors un nouveau boom, qui déflagre cette fois-ci au sein de la pop culture. Vahram Mateosian, son tailleur et créateur des costumes pour le film, en est l’un des premiers témoins quand il commence à voir les fans déferler dans son atelier : «ll y a quinze-vingt ans, quand il a commencé à porter des costumes très cintrés et skinny, cela ne se faisait quasiment pas. Il y a eu beaucoup plus de modèles de ce style après ça. Aujourd’hui, presque vingt ans après, des gens viennent encore me voir parce qu’ils savent que j’ai fait les costumes pour lui et pour le film.» Mais ça ne va pas s’arrêter au niveau des costumes…
TRICOTER DES GILETS SUR BELLE AND SEBASTIAN Ce 31 octobre 2016 est un soir d’Halloween presque comme les autres à Manhattan. Sorcières, spider boys et quelques petits pokemons ont envahi la ville en quête de friandises. Mais dans cette ruelle de l’ancien quartier punk East Village, surgissent tout à coup une armée de Margaux Tenenbaum en manteau de fourrure et une ribambelle de Steve Zissou, bonnet rouge vissé sur le crâne, la moue flegmatique de Bill Murray en moins. Ils ne sont plus tout petits et les friandises qu’ils espèrent récolter ressemblent plutôt à des coupettes de champagne en plastique, comme celles qu’on sert au vernissage de Bad Dads, une exposition inspirée de l’œuvre de Wes Anderson. Dans la galerie Spoke Art, les portraits pop de l’équipage du Belafonte côtoient des affiches anciennes et des estampes des animaux de Fantastic Mr. Fox. Pour Ken Harman, le fondateur de l’expo en 2010, le sujet allait de soi : «À cette époque, personne n’avait fait ce type de travail sur Wes
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Anderson et nous avons pensé qu’il fallait le faire. Et le titre Bad Dads a émergé très vite parce que chacun de ses films présente un personnage de mauvais père d’un certain genre. Ce sont tous des pères que l’on adore détester.» Née à San Francisco, l’exposition connaît un tel engouement qu’elle permet à ce fan de la première heure de Wes Anderson de quitter son travail dans un restaurant pour ouvrir trois galeries d’art, dont celle de New York. Le réalisateur lui-même est venu apporter sa bénédiction aux artistes et s’est félicité de ces inspirations croisées. Il y a de quoi être flatté : en huit ans, plus de quatre cents plasticiens se sont approprié son univers. «Il y a cette esthétique délibérément marquée, dans la manière dont il filme, jusque dans la typographie des génériques, avec des intrigues et des personnages uniques qui se prêtent facilement à des réinterprétations», s’enthousiasme Greg Gossel, auteur d’un portrait de Steve Zissou et qui a décidé, lui aussi, de faire du cinéma de son idole un open bar où l’on pioche sans arrêt. «L’art fondé sur la pop culture a cela de révolutionnaire qu’il fait descendre les éléments que l’on
« IL NE NOMME JAMAIS
NEW YORK DANS LE FILM, ET IL ENLÈVE DÉLIBÉRÉMENT TOUS LES MONUMENTS DE LA VILLE, COMME LA STATUE DE LA LIBERTÉ.» WH ITN EY DI LLEY
aime des films, de ce piédestal inatteignable», théorise Brighton Metz, qui elle, s’est inspirée de Rushmore pour concevoir un jeu de tarot. En roue libre, la voilà qui se change même en pythie insoumise : «Cela permet aux fans et aux artistes comme moi de faire partie de cette communauté et de se l’approprier, sans se contenter des produits de consommation mondialisée comme les DVD.» Parce que Wes Anderson ressemblerait à l’anti-Ikea du cinéma ? Pas impossible, même si rien n’échappe jamais totalement 53
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aux griffes de la mondialisation. Récemment, la Wes Anderson mania a fini par envahir les réseaux sociaux. Pour preuve ce nouveau phénomène photographique «Accidental(ly) Wes Anderson», qui a explosé l’an dernier en quelques mois sur les réseaux sociaux Reddit et Instagram. Concept ? Partager des photos de lieux existants qui rappellent l’esthétique du réalisateur. Funiculaires, phares, amphithéâtres et autres pièces au décor suranné. Depuis son lancement en juin 2017, le compte Instagram du même nom a gagné plus de 280 000 abonnés, à la surprise de son créateur, Wally Koval, installé à Brooklyn depuis onze ans, qui travaille dans le marketing et l’événementiel et dont le look de bookmaker ne laissait pas imaginer qu’il deviendrait un acteur du réseau Wes. «Au départ, j’ai vu toutes ces photos, à l’intersection entre un design très particulier et une histoire unique, et j’ai voulu les réunir et creuser, pas seulement dire : “Regardez la photo stylée que j’ai trouvée”», raconte le trentenaire, collier de barbe et cheveux foncés coupés ras sur le côté, sirotant son thé au citron dans un diner typique du quartier branché de Williamsburg à Brooklyn. Avec sa fiancée Amanda, il a également créé un site sur lequel chaque photo 54
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«WES ANDERSON ? IL CRÉE DES TABLEAUX EXCESSIVEMENT
PRÉCIEUX
HABITÉS D’HOMMESENFANTS ÉMASCULÉS QUI TRICOTENT DES GILETS SUR LA MUSIQUE DE BELLE AND SEBASTIAN.» ROBERT LAN HAM , AUTEUR DU MANU EL DES H I PSTERS
est référencée avec son histoire. Ils reçoivent désormais des centaines de suggestions par jour, venant du monde entier. Les lieux sont même devenus des étapes de pèlerinage pour la communauté d’adeptes de saintWes. Sauf que cette Église n’arrête pas de
grandir et, logiquement, cela peut crisper certains. Le qualifiant d’indiewood, contraction d’indépendant et d’Hollywood, Anderson est méprisé par ceux qui trouvent suspect un cinéma financé par les grands studios et adulé par les hipsters. Jusqu’à saturation. «C’est assez légitime de voir Wes Anderson comme le cinéaste préféré des hipsters, pose calmement Whitney Dilley. Déjà parce que ce mouvement hipster est né au début des années 2000 et c’est l’époque où ses films ont décollé. Comme lui, les hipsters récupèrent les objets du passé et développent un attachement particulier au vintage, avec une manière ironique de se l’approprier. » Dans la bouche de l’auteur du Manuel des hipsters, Robert Lanham, le constat peut même prendre des accents plus acides : «Wes Anderson ? Il ne fait plus de films. Il crée des tableaux excessivement précieux habités d’hommes-enfants émasculés qui tricotent des gilets sur la musique de Belle and Sebastian, en fantasmant qu’ils sont assez virils pour dépecer un caribou avec un canif.» Et à la fin de la journée tout le monde peut aller siroter un des cocktails hors de prix du Bowery Hotel. • TO US P RO P OS REC U E I L L I S PA R F.S- G À N E W YO RK SAU F M E NTI O N
CAHIER CRITIQUE
56. CORNELIUS 58. TRANSIT 59. READY PLAYER ONE 60. LA ROUTE SAUVAGE 61. LA MORT DE STALINE 62. MES PROVINCIALES 63. KIDS RETURN 64 LE SAUT DU TIGRE DANS LE PASSÉ 65 SÉQUENCE STAR 66 LE CASTING DU MOIS 67 LES BONNES FEUILLES DU CINÉMABOULE
CAHIER CRITIQUE
CORNELIUS, LE MEUNIER HURLANT UN FILM DE YANN LE QUELLEC AVEC BONAVENTURE GACON, ANAÏS DEMOUSTIER, DENIS LAVANT. EN SALLE LE 2 MAI
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Dans Cornelius, le meunier hurlant, Yann Le Quellec raconte l’histoire d’un Don Quichotte qui crie quand se lève la lune. Un récit picaresque mettant en scène un héros rongé par le sens de l’absurde et un grand désespoir. Un film burlesque, aussi, qui revisite le western, et où se mêlent des danseurs contemporains, des acrobates, Denis Lavant. Car le cinéaste breton est habité par l’idée de renouer avec l’aspect forain du cinéma.«Un monde où il y aurait Bernard Hinault et Iggy Pop.»
CAHIER CRITIQUE
Faire des films trop tard On peut faire du cinéma en amenant les gens de manière frontale et naïve, en passant par le divertissement pour ensuite leur présenter des choses plus psychédéliques. C’est quelque chose que j’ai découvert dans les westerns de Peckinpah, dans lesquels il y a une grande mélancolie. Un que j’aime particulièrement, c’est Un nommé Cable Hogue. Un gars est laissé pour mort en plein désert, il meurt de soif et au moment où il s’effondre pour mourir, il voit un peu de sable mouillé, il creuse et il y a une source. Il va l’exploiter, les gens vont s’arrêter là et ça va être une station service avant l’heure. Il va donner de l’eau aux chevaux et de cette manière, trouver une place dans la société. Mais à la fin, la première voiture arrive et il n’y a plus besoin d’eau mais d’essence. Ça exprime bien ce sentiment de faire des films trop tard. Il fait un western après le western, après Walsh, après Ford. J’ai aussi ce sentiment…
John Ford à vélo Pour les repérages du film, j’ai fait les Pyrénées dans les deux sens. Cent dix bornes et dix heures de vélo par jour, pendant plusieurs semaines, en passant par les plus hauts cols à chaque fois et dormant dans des hôtels qui ne vivent que pour le Tour de France. D’ailleurs, c’est Bernard Hinault qui m’a préparé à ce périple. On voulait trouver des territoires qui rappellent le Colorado des westerns de John Ford. Avec cette idée de westerniser des paysages français. Pour sillonner une région où tu dois tourner, tu te fais quand même pas mal de bleds. Je n’ai pas trouvé le moulin du film dans ces lieux-là, mais ça m’a énormément aidé pour l’écriture. Les montées, ça peut être long, alors tu moulines. En plus d’avoir un aspect méditatif, le vélo enclenche quelque chose en moi qui est du domaine de l’enfance parce que j’ai grandi à la campagne et que c’est comme ça que tu te déplaces. Mais il y a aussi un rapport très fort à la folie qui se traduit par des expressions liées au vélo : «dérailler », « perdre les pédales », « avoir le nez dans le guidon et péter un câble ». Il faut que ça roule, mais ça ne tourne jamais rond très longtemps.
Born and raised à La Boussac, 1 000 habitants J’ai grandi dans un petit village breton. Il n’y avait pas de culture cinéphilique, ma mère était infirmière et mon grand-père était un ancien résistant qui s’occupait d’une section locale du Parti communiste, donc il m’emmenait aux réunions de cellule. J’ai vu et compris des choses que j’ai retrouvées plus tard dans des films de Ford. Quand on est parti s’installer à Rennes, pour moi c’était immense, la mégalopole. Rennes c’était New York. J’étais perdu. En 6ème, les gamins utilisaient l’expression : « se prendre un râteau ». Mais pour moi qui venais de la campagne « se prendre un râteau », c’était se prendre un râteau au sens littéral. J’essaie d’appartenir à plein d’univers dont je sais qu’ils ne communiquent pas entre eux. Le cinéma peut permettre de faire coexister des mondes mais je suis frappé par l’effet de milieu. À partir de là, c’est comme dans Cornelius : le village a le choix entre s’ouvrir à d’autres univers ou se refermer sur lui-même jusqu’à l’asphyxie. C’est très compliqué de faire des scénarios sur les corps par exemple. Je ne vois que Guiraudie et Carax qui sont capables de faire ça en France. Parce que c’est plus rassurant pour une chaîne ou une région d’accorder de l’argent à des projets plus psychologiques, avec des dialogues, des situations, etc. Alors que les origines du cinéma, c’est aussi le cabaret, le cirque, le music-hall.
Iggy Pop dans un village de franchouillards Je me pose souvent une question : comment s’appuyer sur l’inconscient de la cinéphilie pour créer un endroit qui est celui du
film ? Pour moi, tourner avec Iggy Pop, ça répond en partie à cette question. Iggy Pop n’a rien à foutre dans un village de franchouillards. Donc je lui ai envoyé une lettre, sans jamais l’avoir rencontré, avec mes deux premiers films et un montage. Trois jours après, j’étais dans mon bled en Bretagne, avec la mer et j’ai eu un coup de fil : « Hello Yann, it’s Iggy. » Il a dit oui tout de suite. Donc je suis allé le voir chez lui, à Miami. Je donne l’adresse au taxi qui la rentre dans le GPS. Sur la route, je ne voyais que des clodos avec des caddies, des mecs avec des aiguilles. Sur le GPS, 400 m, 300 m, 200 m. Je me dis : «Qu’est-ce que c’est que ce plan, putain ? » Donc je dis au taxi de me déposer là, j’ai une heure d’avance. Il me répond : « Je ne vous laisse pas là, c’est hyper dangereux, ce n’est pas du tout pour vous. » Le mec me lâche en se disant « tant pis pour lui ». Tout le monde me regarde. Ambiance de western. Et je vois une cartomancienne vaudoue. Je lui demande une bière parce que j’ai une heure à tuer. Une bière, deux, trois. J’y vais, je rentre dans un petit truc plus avenant au bord d’une jolie rivière sur laquelle flottaient des milliers de canettes pourries, des seringues etc. Et là, une énorme Rolls garée devant une maison un peu balinaise. Et Iggy tranquille, en short de bain et tongs. Je rentre chez lui et le premier truc que je trouve à lui dire, c’est : « Je connais ta machine à laver, parce qu’elle était dans le film de Jarmusch. » Il a vraiment cet héritage white trash, Ken Park, tout ça et puis en même temps, il a une autre maison avec jardinier, piscine et groupies. Je suis rentré en me disant que c’était pas mal le cinéma. Ce serait un monde où il y aurait Bernard Hinault et Iggy Pop.
Bonaventure contre Depardieu Dans le monde du spectacle vivant, Bonaventure Gacon est une superstar. C’est un corps incroyable, une forme de surpuissance, il dégage quelque chose qui rappelle Gérard Depardieu en jeune. Et des Depardieu jeunes il n’y en a plus beaucoup, donc je voulais le montrer. Seul problème, lui n’était pas partant au début. Pour dire la vérité, il avait été embauché comme doublure cascade de Depardieu sur un Astérix et Obélix. Sur le tournage, Depardieu commence à faire le malin : « Alors c’est le petit jeune là qui va me doubler tout ça avec sa barbe ? » Et là t’as Bonaventure qui… (Il mime une empoignade). Il est très, très gentil mais il n’en a rien à branler de Depardieu. « Eh moi les peigne-culs du cinéma ! » Donc il s’est fait virer. Moi, quand j’arrive pour lui dire que je l’adore tout ça, il est très poli, mais il n’a pas du tout des étoiles dans les yeux. Après quoi, il y a eu une belle rencontre, il a vu mes films, il a compris le projet. Deuxième problème, il ne pouvait pas à cause de ses dates de tournée. Quand t’as une troupe, deux ans à l’avance, tout est bloqué. Donc il ne pouvait pas à moins de mettre toute sa troupe au chômage technique. Pas possible. Et voilà ce qu’il s’est passé : les gens de sa troupe se sont réunis sans lui, ils savaient que c’était important pour lui, qu’il en avait envie, donc ils se sont mis au chômage technique pour lui permettre de faire le film. Avec des conséquences concrètes, c’est une entreprise. Qui, dans la vie, suscite ça ?
Ma mère et le compliment d’Agnès Varda Comme j’ai du mal à expliquer à ma mère ce que je fais comme métier, je la fais toujours venir sur mes tournages et je lui donne un petit rôle. Quand j’ai gagné le prix Jean Vigo en 2013, Agnès Varda est venue me voir pour me dire qu’elle avait adoré cette comédienne, qu’on n’entendait jamais des gens parler comme ça au cinéma, avec autant de naturel. Je suis allé le dire à ma mère : « Tu sais ce que m’a dit Agnès Varda ? » Elle a répondu : « Agnès qui ? » • P RO P O S R EC U E I L L I S PA R A RT H U R C E RF P H OTO : M AT H I EU Z A Z ZO
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CAHIER CRITIQUE
TRANSIT
UN FILM DE CHRISTIAN PETZOLD AVEC PAULA BEER, FRANZ ROGOWSKI, MATTHIAS BRANDT.
Marseille. Des réfugiés cherchent à quitter l’Europe. Les fascistes arrivent. Un Allemand, Georg, vole l’identité d’un mort pour profiter de son visa et fuir au Mexique. Une multitude de rencontres repoussent son départ. Cette adaptation du roman éponyme d’Anna Seghers écrit en 1947 a comme parti pris fondamental d’ancrer son histoire dans la France d’aujourd’hui. Et alors ? Le trouble résultant de cette transposition fait de Transit un film qui s’impose avec une facilité déconcertante.
EN SALLES LE 25 AVRIL
est une histoire qui raconte l’oppression moderne. Une histoire qui se situe à Marseille, qui fait dialoguer deux époques, et qui pense qu’on saisit mieux le passé en éprouvant le présent et viceversa. Voir des nazis raflant des juifs dans un immeuble des années 30, avec des costumes identifiables et une langue balisée à grand renfort de « Ruhe » et « Arbeit », peut provoquer un choc au nom de la mémoire collective. Voir rouler en furie des cars de CRS traquant les étrangers, découvrir des hommes en costume anti-émeute à la poursuite de Georg, entrave pourtant la gorge avec une violence nouvelle. À chaque mention des rejetés que l’on chasse pour mieux les parquer, difficile d’ignorer le sort de certaines populations en Europe. Certaines variations nous prennent aussi à contre-pied jusqu’à prolonger un sentiment de gêne. Et nous maintenir instinctivement sous pression.
C'
Récemment présenté à la Berlinale, Transit, huitième long métrage de l’allemand Petzold dans son projet de cinéma mi-politique, mi-romantique, a été résumé par certains par cette formule-choc : « La romance que délivre Petzold sur la vie des réfugiés est une sorte de Casablanca kafkaïen. » Pas 58
mal… C’est également un des films les plus intelligents qui soient sur le sort réservé aux migrants, tant il s’embarrasse peu de la moindre lourdeur politique. Son projet est tout autre. Coller à son personnage principal, Georg, pour mieux le recracher à l’écran, tel un spectre parmi les fantômes. Car personne ne vit à Marseille. Tout le monde se cache ; chacun essaie de fuir. Soit on est déjà parti (déporté, emprisonné, évadé, mort), soit on est suffisamment bien caché pour ne pas être vu. Et Georg dans tout ça ? Il est surtout le témoin des disparitions successives, celui qui voit les corps s’évaporant progressivement au gré des scènes. Lorsqu’un fondu enchaîné nous emmène d’une lettre manuscrite à l’encre bleue à la mer du port de Marseille, on déchire un voile. Rien n’est fixe dans ce film. Comme les personnages, qui ne sont jamais assurés de réapparaître d’un plan à l’autre, les objets ou les bâtiments semblent en permanence prêts à se transformer, l’ocre et le soleil du Sud jouant avec les ombres pour créer une sensation de ballottement quasi permanente.
La peau d’un mort
Georg est plongé dans ce courant inconnu. Il essaie d’avancer, se laissant
porter par les événements comme une méduse. Il n’est pas vivant mais survivant. Le bonheur n’a pas sa place dans sa vie en fuite, y compris dans l’amour qu’il porte au troublant personnage de Marie. Leur histoire prendra une tournure définitivement morbide à la fin du film, au détour d’un regard par-dessus l’épaule devenu la signature charmante et tragique de la jeune femme. Rien ne peut naître ou vivre en plein transit, il faut avancer ou disparaître. Georg se fait donc finalement passeur. Littéralement, en aidant certains à quitter la ville. Symboliquement, en portant sur lui la peau d’un mort, abandonnant son identité (donc son statut) de vivant. Il est comme hors du temps, en transit, justement. Pas encore à destination, mais pas non plus à notre point de départ : on flotte. La figure du fantôme (cette fois-ci au sens propre) revient vers la fin du film, sans qu’on sache s’il s’agit d’une vraie apparition ou d’une obsession mentale. Ce doute, c’est le film même. Petzold passe son temps à nous écraser avec une simple question : « – Et si ? ». Et elle a rarement été aussi angoissante. • W I L LY O RR
CAHIER CRITIQUE
READY PLAYER ONE
Voilà que Spielberg s’offre une cure de jouvence à base de pop culture, de jeux vidéo et de réalité virtuelle. Un pur produit de masse bien calibré mais, dans les interstices une confirmation : le vieux Steve sait entrevoir derrière ses histoires d’ado quelque chose de beaucoup plus grand.
UN FILM DE STEVEN SPIELBERG, AVEC TYE SHERIDAN, OLIVIA COOKE, MARK RYLANCE, BEN MENDELSOHN ACTUELLEMENT EN SALLES
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pielberg a entrepris ces dernières années un projet étonnant, avec cette trilogie politique de films qui puisent dans le passé plus ou moins lointain de son pays (Lincoln, Le Pont des espions, Pentagon Papers), où des personnages d’âge mûr changeaient héroïquement l’histoire des Etats-Unis en replaçant leur pays dans la bonne voie du progrès démocratique. Et paradoxalement, dans deux de ses dernières incursions futuristes, A.I. et ce Ready Player One, c’est la figure de l’enfant ou de l’adolescent qui prime. Comme si le grand ado Spielberg identifiait naturellement la maturité au passé, et la jeunesse à l’avenir. L’entreprise n’était pourtant pas sans risque : en adaptant le best-seller jeunesse d’Ernest Cline sur un monde de réalité virtuelle fortement inspiré par les jeux vidéo et cette culture geek qui n’en finit pas de gagner des parts de marché et des « likes », il risquait justement de mettre en évidence son propre décalage avec la jeunesse d’aujourd’hui. Car il ne s’agit pas ici de faire un film de pépé chantilly pour les petits-enfants, comme pouvaient l’être Le Bon Gros Géant ou Tintin, mais bien de se parer à nouveau de sa double casquette de visionnaire/ amuseur public n°1. Et le film souffre sans
doute d’un complexe de jeunisme. Ready Player One est, en quelque sorte, son Loup de Wall Street à lui. Spielberg se retrouve dans la même situation qu’un Scorsese s’imposant le tour de force d’un film cocaïné au rythme effréné et c’est avec un enthousiasme un poil excessif qu’il embrasse l’opulence de ses images de synthèse, et le mouvement perpétuellement gonflé des scènes d’action. Il faut à tout prix que ça déborde, pour mieux masquer ses propres limites ?
Dieu est un géant de fer
Mais il y a quelque chose dans la mythologie du film qui s’accorde parfaitement au cinéaste : l’hypothèse d’un monde futur peuplé d’éternels adolescents, un monde où l’évasion aurait remplacé la réalité ; et la carte, le territoire. Un monde en fuite permanente derrière des lunettes VR. D’où une étrange absence d’émotion dans les moments les plus sentimentaux du film, ce qui est presque inédit dans le cinéma de Spielberg. C’est que cette « OASIS », la plateforme dans laquelle les personnages du film se plongent (conçue par un autre ado attardé, fictionnel, celui-ci), est surtout un monde où la pop culture a remplacé toute mythologie et, si l’on veut, toute écriture sacrée. Il faut interpréter des messages cachés dans Shining ou dans
des jeux vidéo Atari comme on puisait dans la Bible pour comprendre la Vérité du « créateur » (ce qui n’a jamais cessé d’obséder Spielberg, par ailleurs). De même, ce n’est pas un hasard si dans le monde du jeu vidéo on parle d’eastern eggs (« œufs de Pâques »), comme ceux que les personnages du film doivent trouver pour l’emporter. Ici, c’est le géant de fer qui fait office d’un dieu et Mechagodzilla de diable. C’est pour ça que tous les caméos, références, clins d’œil et autres hommages qui saupoudrent cette histoire comme un immense placement de produits pour nostalgiques, ne font pas ployer le film sous son projet commercial : dans les mains de Spielberg, cela forme un univers entier et l’expression de quelque chose qui a fini par nous dépasser. C’est même l’essence de Ready Player One : Halliday avait juste voulu créer un jeu, sauf que son jeu est devenu trop gros, et il a remplacé le monde. Un monde où les corps se dématérialisent quand ils meurent, laissant derrière eux (idée formidable) la pile de coins qu’ils avaient cumulés au cours de leurs vies virtuelles et dont le tintement fait office de hurlement mortifère. Qu’il soit beau ou horrible, le monde de demain aura été créé dans une chambre d’enfant. • F E RN A N D O G A N ZO
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CAHIER CRITIQUE
LA ROUTE SAUVAGE
UN FILM DE ANDREW HAIGH AVEC CHARLIE PLUMMER, STEVE BUSCEMI, CHLOË SEVIGNY, TRAVIS FIMMEL.
Lean on Pete, dont le titre en V.F. a été revu et corrigé en un La Route sauvage tout à fait Malickien, est le quatrième long métrage du Britannique Andrew Haigh, mais pas seulement. C’est aussi la preuve que c’est aujourd’hui, maintenant et dans ce territoire d’Americana entre chien et loup qu’Haigh s’affirme comme un cinéaste qui compte.
EN SALLES LE 25 AVRIL
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vec ce film, je n’ai pas l’impression de faire un cinéma différent. Pendant des années, je me suis fixé comme ligne d’essayer de représenter le plus fidèlement les gens qui ressemblent à celui que j’ai été et celui que je suis encore aujourd’hui. En fait, je me posais toujours la question de la représentativité des gays au cinéma comme des personnages totalement intégrés à la société. » Ainsi parle l’homme qui s’est fait une spécialité de filmer mieux que personne les garçons qui aiment les garçons. À preuve, ses anciens coups de force Week-end, 45 Years et le sommet livré sous la forme d’une série inachevée pour HBO, Looking. Haigh appartient donc à ce courant de réalisateurs « humanistes », prônant un retour à certaines valeurs oubliées ces dernières années par le cinéma indépendant. Même s’il ne revendique pas d’appartenance à la moindre école et parle volontiers de ses années en tant qu’assistant-monteur sur les blockbusters de Ridley Scott comme d’une « expérience formatrice », Haigh creuse ce sillon. Manquait à sa filmographie sa grande œuvre loin de chez lui et de ses névroses feutrées. L’Amérique profonde servira à cela. Mais pour cela, il faut en épouser la géographie, le rythme et scruter 60
les visages de ses moindres personnages. Au départ, Lean on Pete est un livre signé par l’ancien songwriter Willy Vlautin, considéré par beaucoup comme un maître de ce courant de la littérature réaliste dont on fait les bonnes séries longues en bouche et les bons films contemplatifs. C’est un faux roman d’apprentissage autour d’un adolescent livré à lui-même au milieu des chevaux et des champs de courses locaux. Pas étonnant qu’Andrew Haigh ait été capable de le magnifier en un petit sommet de mélancolie cinématographique. Encore moins étonnant que le jeune et fort prometteur Charlie Plummer se soit trouvé un des meilleurs rôles qui soit en empruntant la diction timide, mais aussi la gestuelle lasse de l’adolescent Charley, protagoniste principal au roman. Le reste est une histoire de garçon qui prend la route, d’éleveurs de chevaux faussement sans envergure qui servent très bien de pères de substitutions, de jolies filles qui ne quitteront jamais leur Oregon natal.
Americana chérie
Et alors ? Alors, l’un dans l’autre, La Route sauvage apparaîtrait presque comme un cousin profil-bas de l’exceptionnel American Honey d’Andrea Arnold ; autre histoire
de jeunesse perdue sans boussole dans un trop grand territoire. Là encore, une façon de dire que les Anglais ont mieux saisi la dureté et la beauté du Nouveau Monde plus que les locaux. Pour s’imprégner de cette Amérique et la saisir, il a fallu la pratiquer et l’observer. « Willy Vlautin a insisté pour que les choses se passent ainsi. Il disait qu’il ne serait pas à l’aise avec un cinéaste qui ne connaît pas son monde, celui des petits champs de courses de l’Oregon. Alors je suis parti là-bas pendant trois mois, juste pour rencontrer les gens, prendre des notes, marcher et ressentir la géographie. Ces gens veulent une vie décente. Ils ont des rêves difficiles à atteindre, mais ils continuent. » Une pause, puis l’homme essaye de théoriser un peu : « L’Amérique est tellement associée à l’imaginaire du cinéma mondial, il y a toujours un moment où tu as envie de te confronter à cette histoire de “film de grands espaces”, et d’en faire quelque chose de personnel. » À terme, Haigh pourrait tout à fait reprendre ce vieux feeling mélancolique qui allait si bien au teint des premiers Gus Van Sant, de Even Cowgirls Get the Blues au toujours indépassable Gerry. À l’impossible, les garçons comme lui sont désormais tenus. • J E A N -V I C C H A P U S
CAHIER CRITIQUE
LA MORT DE STALINE
Un Anglais qui adapte une BD française sur la mort de Staline, forcément les mots-clés sont : satirique, noir, grinçant, intelligent, risqué. Sauf que tout est vrai. Un scénario brillant et des acteurs qu’on adore voir. Ça ne suffit pas ? Alors, veuillez voir ici-bas.
UN FILM DE ARMANDO IANNUCCI AVEC JEFFREY TAMBOR, MICHAEL PALIN, PADDY CONSIDINE, STEVE BUSCEMI. EN SALLES LE 4 AVRIL
É
tudiants blessés, violentés. Nicolas Sarkozy bafoué, humilié. La moustache d’Henry Cavill rasée, décimée. On vit vraiment une époque impitoyable. À ce stade du championnat, un film sur la mort d’un dictateur soviétique coproduit par France 3 pourrait devenir la comédie la plus féroce et rafraîchissante du printemps que ça n’étonnerait plus personne. Vous me direz, on n’a toujours pas trouvé meilleur endroit pour un fou rire qu’un enterrement (Ricky Gervais le rappelait encore dans Humanity, son récent spectacle produit par Netflix) et la comédie funéraire est quasiment un genre à part entière (Joyeuses Funérailles, Quatre mariages et un enterrement, et bien sûr, Le Cher Disparu de Tony Richardson, que vous n’avez sans doute pas vu et c’est regrettable). De là à miser sur le potentiel comique des obsèques de Staline, il y a un pas que seuls une poignée d’irresponsables auraient osé franchir – et Armando Iannucci était clairement le premier sur la liste. Qui mieux en effet que le réalisateur du fabuleux In the Loop et le scénariste des séries Veep et The Thick of It – soit trois des plus impitoyables satires politiques mises sur le marché depuis le début des années 2000 – pouvait dynamiter une entreprise
aussi hasardeuse ? Certains argueront que le terrain était déjà largement balisé (le film est tiré de l’excellente bande-dessinée du même nom signée Fabien Nury et Thierry Robin), mais ce serait occulter la science du dialogue de Iannucci et de son sidekick Ian Martin, qui fait de ces une heure et quarante-sept minutes dédiées aux combines paranoïaques et trahisons ubuesques de l’entourage de Staline dans les quarante-huit heures qui ont suivi sa mort, une carnassière démonstration de style. Même interprété par des tarentules, le script aurait fait des merveilles, tant chaque mot semble avoir été soupesé avec une précision maniaque et conçu pour faire un maximum de victimes à l’impact. Iannucci a toutefois eu la délicatesse de le confier à des acteurs professionnels, et on l’en remercie – d’autant plus que les occasions de voir réunis Steve Buscemi (qui interprète Nikita Khrouchtchev à la manière d’un De Funès sous Benzedrex), Jeffrey Tambor (plus flasque et saumâtre que jamais), l’ex-Monty Python Michael Palin et le criminellement sous-employé Paddy Considine sont plutôt rares ces jours. Évidemment, avec une telle meute de cadors, l’équilibre vacille parfois (Jason Isaacs envahit littéralement l’écran à chaque apparition, Andrea Riseborough
aurait mérité le triple de répliques et Simon Russell Beale se paye clairement le rôle du film, incarnant avec une ignoble extase un Lavrenti Beria aux dimensions quasi shakespeariennes), mais la tenue de route est, il faut le dire, franchement spectaculaire. D’une main assurée, sans jamais trembler, Armando Iannucci étrangle les conventions et la rigueur historique (ici pas de jurons russes ni de « sovieteries » superflues, on manie l’argot écossais et l’accent du Yorkshire), jongle avec les registres les plus délicats, passant en une fraction de seconde du slapstick à papa aux situations les plus absurdes (voir cette scène hilarante où Vassili Staline tente de s’emparer de l’arme d’un officier sous les yeux d’une assemblée absolument navrée par la situation) et tient son sujet sans la moindre baisse de rythme, jusqu’au cruel plan final. Un chef-d’œuvre de précision acide qui aura fatalement un peu de mal à exister dans un mois d’avril dédié au commerce de gros (Gaston Lagaffe, Les dents, pipi et au lit). Soyez sans merci : allez le voir deux fois. On vit vraiment une époque impitoyable. • L E LO J I M M Y BAT I STA
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CAHIER CRITIQUE
MES PROVINCIALES UN FILM DE JEAN PAUL CIVEYRAC AVEC ANDRANIC MANET, CORENTIN FILA, SOPHIE VERBEEK, DIANE ROUXEL.
Voilà un film en noir et blanc, à Paris, avec des histoires de gens venus de province, un peu à la Eustache, un peu à la Garrel, même à la Rohmer. Un film sur les illusions perdues, sur l’amitié et sur la cinéphilie, mais en général, sur tous les idéaux qu’on peut avoir quand on a vingt ans. Ça peut sembler lourd, c’est pourtant bouleversant.
EN SALLES LE 18 AVRIL
ttention, c’est une expérience cinéphile, et c’est rare : Mes provinciales est un film où on parle cinéma. Pas «en général» (c’est-à-dire sans citer de noms, alors que les cinéphiles ne font que ça), mais concrètement : ses personnages éreintent Sorrentino, doutent de Verhoeven, louent Barnet, écrivent sur Naruse, draguent en mentionnant Bresson lors de balades sur l’île Saint-Louis (un classique). Ils ont l’âge sérieux que Civeyrac scrute depuis ses débuts, celui où les idéaux se retrouvent aux prises avec la réalité. Parce que le film est cette fois autobiographique (une sorte d’anti-Mektoub My Love, durant aussi plus de deux heures, mais lui contemporain, en noir et blanc, et sensuel différemment), les idéaux sont d’abord cinéphiles. Il y a du souvenir autobiographique dans le personnage d’Étienne, monté de Lyon pour étudier à Paris-VIII, mais la jeunesse filmée est plus ample. Devant les couloirs blancs de l’université de Saint-Denis, plutôt que l’idéal Vincennes, plutôt que l’idéale Femis, on se dit que sur la cinéphilie éparpillée d’aujourd’hui, le film est plus fort que Le Concours. Empruntée à Nerval ou Novalis, cette jeunesse est aussi celle des romantiques allemands, tant le film insiste sur le poids physique, visible, que les idéaux font peser sur leurs corps. On
A
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retient les yeux déçus d’un ami éconduit, la fatigue d’une tête dans le creux d’une épaule, un pur et dur qui trébuche, autant d’images qui forment le personnage et sont appelées à rester.
La ZAD Paradjanov
Tout le roman d’apprentissage d’Étienne tient dans cette recomposition permanente du présent, les allées et venues des amitiés et des attachements à travers les temps et les régimes (il faut voir comment le beau personnage du premier amour resté à Lyon, joué par Diane Rouxel, passe d’un corps sexué à une simple image par Skype), ce faux oubli que le film semble se permettre pour mieux les laisser remonter. Tenir son coin de cinéma français à la fin des années 2010, c’est peut-être d’abord affirmer à quoi on tient, et donc comment on tient – Civeyrac ne fait pas autre chose dans Rose pourquoi, petit livre paru l’hiver dernier chez P.O.L., où il décrit la façon dont un plan de Rose Hobart (dans le film Liliom de Borzage, de 1930) l’a longtemps poursuivi. Cet idéal-là, celui des présences qui brûlent par-delà le souvenir, est celui du cinéma de Civeyrac. Mes provinciales est une réussite parce qu’il ramène la bataille des personnages sur celle des images, voire sur celle des spectateurs. Les moments les plus beaux viennent dans ce pli : il faut
voir, en une collure, les enfants paumés de la révolution dans La Porte d’Ilitch de Khoutsiev comme engendrer les étudiants fébriles qui voient le film dans l’obscurité, rêvant à leurs propres soulèvements. Le noir et blanc y est pour beaucoup, donnant justement à Étienne et ses amis le même âge que le Sergueï de La Porte d’Ilitch, que l’Alexandre de La Maman et la Putain. Il faut un temps pour réaliser que les images noires et blanches qu’Étienne et son amie militante vont voir au cinéma sont tirées d’un des plus grands films en couleur (grenade) de l’histoire : Sayat Nova. Le monde de Paradjanov comme ZAD ? Un manifeste en tout cas pour une mise en scène détachée de la dramaturgie, hors histoire. Le travail solitaire des films n’est pas celui des détours et des résolutions (il ne sert à rien, donc, d’y chercher les « enjeux »), mais celui des instants où le feu sérieux des visages cristallise une mémoire. Andranic Manet dégingandé, Diane Rouxel abandonnée, Sophie Verbeeck épuisée, autant de présences exposées comme les livres qu’étale Sayat-Nova sur les toits, prêtes à devenir les icônes auxquelles s’accrocher. • G AS PA RD N ECTO U X
CAHIER CRITIQUE
KIDS RETURN
Avec L'Été de Kikujiro et Hana-bi, Kids Return, ressort bientôt en coffret prestige Digibook (La Rabbia). Retour sur cette chronique d’une jeunesse nippone désabusée, peut-être le film le plus personnel de son réalisateur.
UN FILM DE TAKESHI KITANO AVEC KEN KANEKO, MASANOBU ANDÔ, LEO MORIMOTO EN COFFRET DIGIBOOK LE 4 JUILLET.
ids Return est né d’un accident. Un vrai. Une nuit d’août 1994, Takeshi Kitano part à un rendez-vous, en scooter, pour se détendre. Depuis plusieurs mois, il subit les retombées négatives de son dernier film Getting Any ?, après un tournage déjà difficile. Soumis à la pression de son pays, épuisé, il percute violemment une rambarde. On le retrouvera quasi défiguré et à moitié paralysé. Mais c’est aussi un accident moral. Son immobilisation le plonge dans une quasi-dépression. Il n’a qu’une idée en tête, revenir sur les plateaux de cinéma. C’est pendant sa convalescence qu’il écrit le scénario de Kids Return, le film de sa « réadaptation dans la société », comme il le confiera dans son livre Kitano par Kitano (éd. Grasset). Et pour ce nouveau long métrage, il remet totalement en cause ses ambitions artistiques. Le cinéaste veut gagner en crédibilité, lui qui, au Japon, est considéré comme l’acteur comique s’étant fourvoyé dans une carrière de réalisateur sérieux. Terminé donc le hardboiled, ces polars ultra-violents, souvent kitchissimes : «Kids Return, c’est ma rédemption. Je voulais faire un film simple, marquant un nouveau départ.» La messe est dite. Pour opérer cette tabula rasa, il engage Ken Kaneko et Masanobu Ando, deux jeunes acteurs sans aucune expérience
K
qu’il va faire beaucoup improviser sur un tournage entamé à l’automne 1995. Cette fois, ce qui intéresse le réalisateur, c’est de raconter ce que la société laisse de côté, à travers le prisme d’une amitié virile entre deux ados adeptes de l’école buissonnière. Rien de bien révolutionnaire sur le papier, mais Kitano filme l’errance de ses deux gamins en vélo – il a laissé tomber l’idée du scooter – avec une perfection qui n’est pas sans rappeler le meilleur du néoréalisme italien. Pour la seconde fois, Takeshi Kitano n’apparaît pas à l’écran, à la demande expresse de son producteur. Un mal pour un bien qui lui permet de se consacrer uniquement au scénario et à la réalisation. Surtout quand on sait que c’est son histoire que l’on voit à l’écran, même si, dans un premier temps, il prétend le contraire. Tout comme son personnage, Kitano a pratiqué le manzai, sorte de stand-up japonais. Avec un ami, dans les années 70, il formait même un duo très populaire, The Two Beats. Puis, il a pratiqué la boxe (omniprésente dans le film) avant de se rapprocher du milieu des Yakuzas. Tout cela, on le retrouve à l’image.
Une reconnaissance nationale
Aucune violence physique dans Kids Return, certes, mais la violence morale est
latente. L’école, décrite comme ultra-soporifique, les pousse vers la sortie, sans pour autant les sauver d’un quotidien qui sonne souvent creux. Une critique perspicace et à peine voilée de la société nippone, loin d’incarner le modèle qu’elle souhaite représenter. Résultat ? Le succès est au rendez-vous et c’est le premier film de Kitano à satisfaire aussi bien la presse que le public japonais. Il reçoit même le prix du meilleur réalisateur aux Japanese Professional Movie Awards (les Oscars japonais, en gros). Kids Return est le fruit éclatant d’un Kitano quadra qui regarde sa jeunesse des années 90 avec nostalgie. Trois ans plus tard, dans cette veine tendre et introspective, il réalise L’Été de Kikujiro, dans lequel il campe un personnage fortement inspiré de son père, joueur invétéré. De cet accident, sa «tentative de suicide inconsciente » comme il se plaît à le dire, naîtra un nouvel homme… et une longue série de grands films. Comme quoi l’important, ce n’est ni la chute, ni l’atterrissage, mais bien de remonter en selle le plus vite possible. • PAO L A D I C E L L I La Rabbia sort les versions restaurées Digibook Blu-ray + DVD + Livret de 40 pages de 3 films de Kitano : L’été de Kikujiro (sortie 4 avril 2018), Hana-bi (sortie 6 juin 2018) et Kids Return (sortie 4 juillet 2018).
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CAHIER CRITIQUE LE SAU T DU T IGRE DA NS LE PASSÉ
L'
Amérique latine est le seul continent où le rap n’a pas encore siphonné la culture populaire. Le rock y survit sous une forme métallique : heavy-metal, death-metal, trash-metal. Le dernier festival de Rotterdam consacrait une rétrospective à José Campusano, un Argentin métalleux, né en 1964, dont les héros sont en général des métalleux. Après des études de cinéma, il devient vendeur de fenêtres puis patron d’un magasin de bricolage. La révolution numérique lui permet de revenir en 2005, sans argent, au cinéma. Depuis, il n’arrête pas – au moins un film par an. Presque tous ses films, d’abord auto-produits, puis financés avec l’aide de l’État, se passent dans la banlieue pauvre de Buenos Aires, une zone de huit millions d’habitants. Il y est né. J’en ai vu quatre : Vil romance (2008), le seul sorti en France, Fango (2012), El arrullo de la araña (2015), El azote (2017). Amour des pauvres, des délinquants, des prostituées, des pédés… A-t-on affaire à un énième héritier de Brocka et Fassbinder? Non, car la stylisation ne passe pas chez lui par la mise en scène – crue, aléatoire et fauchée (sauf dans El azote). Elle passe par les acteurs, presque tous amateurs. Les seconds rôles, timides et calmes, jouent comme s’ils étaient interrogés par des amis dans la panade : on va à l’essentiel, on évite les problèmes, on ne fait pas le malin. Les premiers rôles, encore plus calmes, jouent comme des travailleurs sociaux face à des délinquants : on instaure le dialogue en étant plus fier qu’eux. Alors l’interaction des deux donne un ton unique, mélange de drôlerie improbable et de noblesse affective. Ce ton est lié aux histoires racontées, elles-mêmes uniques car, comme le note un critique argentin (Quintin) dans Cinema Scope, elles reposent moins sur des grands problèmes de boulot ou de cœur que sur les simples répercussions de services rendus, économie parallèle oblige. Dans Fango, deux vieux métalleux, le «Magicien » et « l’Indien », cherchent des musiciens pour monter un groupe. C’est leur dernière chance, ils le savent. Sauf que les musiciens sur lesquels ils tombent sont encore plus fiers qu’eux. La femme du Magicien, qui le trompe avec un homme marié, est kidnappée par une lesbienne violente, cousine de l’épouse du mari volage. Pourquoi l’a-t-elle kidnappée? Pour rendre service à sa cousine. De ce service découle un engrenage qui va mobiliser 64
FLEUR DE MÉTAL
Le cinéaste Serge Bozon revient chaque mois sur des questions de cinéma qui méritent d’être vues plus doucement. Et, à l’aide de sa loupe, y découvre toujours une leçon. Ce mois-ci, José Celestino Campusano, un cinéaste argentin métalleux et épatant qui est devenu le véritable troubadour des motards, taulards, drogués et marginaux de son pays...
toujours plus de voisins. Aucun pittoresque dans cette cour des miracles expansive. C’est drôle, improbable et sincère. Rien n’est forcé. Vil romance raconte la relation entre un jeune homme et un vieux métalleux. Le premier, issu d’une famille de prostituées, semble chercher un nouveau foyer, pas seulement un nouveau logement. Le second, fier et viril, a été quitté par sa femme. Une histoire d’amour naît entre eux. Le métalleux est violent sexuellement avec le jeune, qui n’aime pas du tout ça, mais attend autre chose. Il attend que le métalleux se laisse enculer. D’où des discussions à répétition, du petit-déjeuner au soir, sur cette question, le métalleux répétant ses résistances. Une histoire de fierté, encore. C’est drôle, improbable et sincère. Rien n’est forcé. (Crudité de l’image mais pas chantage au réel – dans les scènes de sexe, nombreuses et quotidiennes, les acteurs ne bandent pas. Quand on n’a pas d’argent, pour ne pas remplacer les acteurs pas des doublures ou ajouter des postiches, quoi de plus simple ? La solution anti-naturaliste est la plus économe, donc la meilleure.) Hélas Campusano ne sait pas finir ses films. Ou plutôt il ne peut s’empêcher de vouloir faire basculer ses histoires dans la violence collective, histoire de dénoncer les ravages de la pauvreté. Là, c’est forcé. Un exemple. Pour arriver à ses massacres de fin, Campusano est obligé de noircir soudainement tous ses personnages. L’Indien se révèle un lâche, la femme adultère une ingrate, la lesbienne une psychopathe, etc. Surgit alors un côté moralisateur, Boisset prolo, qui casse la force de ce qui précède. Maintenant qu’il a de l’argent, la tendance au paternalisme social de Campusano s’est accentuée, voir El azote. Là, le problème n’est pas la fin mais tout le film, sentencieux et paternaliste comme son héros, un énième métalleux qui a perdu toute la grâce, sans doute involontaire, des héros précédents. Il lutte contre le malheur des pauvres, les cheveux longs et les mâchoires serrées. C’est un travailleur social conscient de son importance. Poids des mots, choc des images : les enfants sont vendus, abusés, tapés. La mise en scène est devenue académique. Mais le cinéaste est imprévisible. Il vient de tourner un film en 360 degrés à Brooklyn et se lance maintenant dans des fictions en réalité virtuelle. •
CAHIER CRITIQUE
séquence STAR
L'
Innocent est un film que j’ai énormément vu quand j’avais 20 ans. C’est le dernier film de Visconti, il n’a pas terminé lui-même le montage, parce qu’il est mort avant. C’est l’histoire d’un homme, Tullio, qui, comme souvent avec Visconti, est un grand aristocrate. Il est marié à une femme, Giuliana, qu’il délaisse pour ses maîtresses. Au moment où le film commence, il est très amoureux d’une certaine Teresa. Mais il se rend compte que sa femme a eu un amant pour la première fois, qui l’a mise enceinte. Ça le rend fou. Il veut la reconquérir et se venger. C’est un film sur la domination masculine, la volonté de possession de cet homme qui veut qu’on lui appartienne. Ça ne l’intéresse pas d’aimer, c’est un chasseur. Ce qui est beau, c’est que ces deux femmes qui pourraient a priori être jalouses ou rivales ne vont jamais vraiment se rencontrer mais seront plus fortes que Tullio, chacune d’une manière différente. La séquence dont je veux parler est celle du salon de musique. C’est à peu près au premier tiers du film. Tullio est parti avec Teresa, et donc Giuliana sait qu’il est dans une autre ville. Elle est avec la maîtresse de maison, dont elle est assez proche. Elles écoutent avec toute la bonne société une femme qui chante Orphée cherchant Eurydice, une très belle chanson d’amour. C’est une séquence pivot dans le film. Juste avant, elle vient de croiser par hasard l’écrivain qui va devenir son amant. Et ce soir, leurs yeux vont se rencontrer. La scène commence sur la chanteuse. Zoom arrière, comme faisait beaucoup Visconti. On découvre des spectateurs, dont Giuliana et la maîtresse de maison. Cette dernière lui dit : « Tu sais, il paraît que ton mari est revenu, il est de nouveau à Rome ! Surtout ne joue pas la femme soumise, inverse les rôles. » C’est la seule revendication ouvertement féministe du film, alors qu’il est en permanence une invitation pour les femmes à reprendre le pouvoir. Giuliana est troublée par ces propos et la voilà qui découvre, dans un nouveau plan large / zoom avant, le regard de son futur amant. Elle est encore
L’INNOCENT DE LUCHINO VISCONTI
V U PA R
Mariana Otero CINÉASTE
plus émue, le plan est assez serré. On lui a dit « inverse les rôles » et l’opportunité est juste là, à portée de main. On sent qu’elle est bouleversée, leur échange de regard est insistant. Elle détourne les yeux parce que tout de même, ça ne se fait pas. Plan serré sur elle, il y a un petit laps de temps et une main se pose sur son épaule. Elle se retourne avec un sourire, zoom arrière… ce n’est pas du tout l’amant mais son mari qui est revenu. Tout passe par le corps, par cette main qui se pose, et on se dit au début du plan : « C’est l’amant, le désir, il est là… » Elle aussi elle espère, parce qu’on voit vaguement son sourire qui s’ébauche, et là cette main qui aurait pu être celle d’un homme désiré devient celle du chasseur posant son empreinte, qui vient prendre la femme en disant : « C’est à moi. » Il marque son territoire, alors qu’à ce moment-là du film on ne sait pas encore qu’il va vouloir la récupérer. Tout est déjà là. Cette main gantée de blanc se posant sur la robe noire et la chair plantureuse. En plus, il est là pour lui dire : « Va-t’en, laisse-moi seul parce que ma maîtresse va revenir et je ne veux pas qu’elle te voie. » Tout le reste du film, elle va s’en défaire, de cette main. C’est un premier mouvement de changement. Ce récit est profondément politique et passe par le rapport hommes/femmes. C’est un film sans psychologie, alors que les personnages sont très importants. Ce qui fait toute leur épaisseur, c’est vraiment l’Histoire, les grands mouvements éthiques et moraux. Comment chaque personnage incarne une manière de se plier, de se décaler, ou de résister. Il y a une façon de lier l’Histoire et l’intime qui est très belle et qui permet d’en parler de façon terriblement émouvante sans être héroïque. Et ça, c’est tout le talent de Visconti. • P RO P O S R EC U E I L L I S PA R W I L LY O RR E N DV D : L’AS S E M B L É E , U N D O C U M E N TA I R E D E M A R I A N A OT E RO S U R L E M O U V E M E N T N U IT D E BO UT
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CAHIER CRITIQUE
CASTING DU MOIS
Connus ou pas, Æ M BGàDIF EF CPOT àMNT PV pas, ils n’ont pourtant rien à se reprocher : ce mois-ci, eux auront été parfaits. La B.D. pour
Gaston Lagaffe À peine remises de la sortie de Spirou et Fantasio, les salles françaises subissent ce mois-ci l’adaptation de Lagaffe. Ceci est une pensée émue pour le patrimoine de la B.D. franco-belge qui n’en finit pas de se faire piétiner. Amis producteurs, par pitié, laissez nos héros de l’enfance alone (ou au moins, embauchez Alain Chabat). En salles le 4 avril.
David Chizallet, chef opérateur de
Kings Le souffle qui porte le film de Deniz Gamze Ergüven sur les émeutes de 1992 à Los Angeles lui doit beaucoup. Comme pour Le Sens de la fête (sur lequel àa officié Chizallet), les scènes de groupe sont hyper-vivantes, ça bouge et ça circule sans que la caméra s’agite dans tous les sens. En salles le 11 avril.
Gemma Arterton dans
Une Femme heureuse On pourra certainement lire sur l’affiche : « Un beau portrait de femme » (ELLE). La trame de ce british drama est un peu cousue de fil blanc, mais il faut bien avouer que Gemma Arterton n’a pas besoin de grand-chose pour irradier chaque plan en desperate housewife de la banlieue londonienne. En salles le 25 avril.
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Laëtitia Clément et Rod Paradot dans
Luna Dans ce premier long de Elsa Diringer, Laëtitia Clément et Rod Paradot ont la justesse des jeunes acteurs que rien ne prédisposait à faire carrière. Dans une lutte désespérée contre un accident survenu lors d’une soirée trop arrosée, leur naturel fait plaisir à voir. En salles le 11 avril.
New-York dans
Nobody’s Watching C’est l’histoire d’une rencontre manquée entre un acteur argentin en vélo (et en galère) avec la Big Apple, cette ville qui attire les gens du monde entier avec ses grands parcs, ses roof tops et ses belles lumières, pour mieux les faire retomber dans le caniveau et les laisser faire la plonge. En salles le 25 avril.
Jack Black dans
Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot Pour ce nouveau mélo de Gus Van Sant, Joaquin Phoenix ne ménage pas ses efforts dans le rôle d’un dessinateur de comics paraplégique et alcoolique, mais c’est Jack Black en compagnon d’infortune qui lui vole la vedette le temps de deux séquences. La première pour rigoler, la seconde pour pleurer. Simple, basique. En salles le 4 avril.
L’A C T U D E S L I V R E S D E C I N É M A P A R L’ E N T A R T E U R C I N É P H I L E NOËL GODIN
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e point de départ (et d’arrivée) de l’Histoire secrète du cinéma français de Michel Pascal (Laffont) ne manque pas de toc. C’est que la saga de la génération « qui a bouleversé Hollywood-sur-scène » de 1969 à 2014, les années Toscan-Rassam-Seydoux-Berri et Cie, c’est un vrai film en soi avec « son cortège de coups de théâtre financiers, familiaux, ses jeux de rôles ou ses jeux de dupes ». Un vrai film dans lequel Jean-Pierre Rassam menace sérieusement Ernst Goldsmith, big boss des Artistes associés, le distributeur de son Moi y’en a vouloir des sous, de brûler devant lui la boîte du négatif du film : « Comme ça, tu auras perdu 800 millions au lieu de m’en prêter 200 de plus. » Dans lequel Roberto Rossellini, président du jury du Festival de Cannes 1977, kidnappe littéralement ses jurés pour les pousser à décerner la Palme d’or non à Ettore Scola, comme Favre Le Bret l’aurait voulu, mais aux frères Taviani. « Le Bret ne décolère pas. Il perd son sang-froid pour la première fois depuis trente ans. » Dans lequel Claude Chabrol laisse son opérateur Jean Rabier tourner à sa place quelques scènes du Boucher parce qu’il a trop forcé, lui, sur l’eau-devie de prune. Un vrai film dans lequel la presse british insinue que Daniel Toscan du Plantier aurait commandité le meurtre de son épouse Sophie. Dans lequel le producteur des Valseuses rêve tout d’abord d’avoir pour les rôles-titres les très propres sur eux Francis Huster et Jacques Weber. Dans lequel Gérard Lebovici partage ses conquêtes à la Jules et Jim avec François Truffaut. À commencer par Catherine Deneuve qui voltige d’un sofa à l’autre. Connaissez-vous Laura Mulvey, réalisatrice, notamment, d’un excitant Frida Kahlo et Tina Modetti ? Son court pamphlet féministe Plaisir visuel et cinéma narratif (1975) est réédité par Mimésis dans le cadre d’un recueil de ses écrits critiques très rentre-dedans : Au-delà du plaisir visuel. La farouche Londonienne y met crânement en avant « la manière dont la forme filmique serait structurée par l’inconscient de la société patriarcale » et appelle à l’avènement de « spectateurs pensifs » déphallocratisés aptes à jouir pendant les films de Godard, de Sternberg, d’Ophuls, d’Hitchcock sans se laisser niquer par leurs ancrages misogynes.
LES BONNES FEUILLES DU CINÉMABOULE
« Je déteste les films où la violence est elliptique », cria sur les toits Paul Verhoeven en 2008. « Montrer une fusillade puis un mort sur le trottoir sans montrer les conséquences de l’impact ne me semble pas bénéfique. » C’est galvanisé par cette profession de foi que le juriste Christophe Triollet a créé le croquignolet fanzine Darkness dont quelques-uns des textes de proue sont rassemblés dans l’ensemble Gore et Violence (LettMotif). Au menu, entre autres, le point sur les grand-guignolades de toute farine : le slasher, le foolkiller movie, le torture porn, le snuff movie, le délire scatophile, le hard vampirique. Et puis le gore selon Cronenberg, Lucio Fulci, John Woo et même Akira Kurosawa dont les films de sabre Yojimbo (1961) et Sanjuro (1962) préfigurent un certain cinéma sanglant. « Un film doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. » (W. H.) Troussé par Laura Fredducci, la co-fondatrice des éditions Playlist Society, Werner et les catastrophes naturelles (Anne Carrière) est une fort sympatoche biographie fantasmée du grand Werner Herzog. Mais ça a beau être plutôt agréable à lire, je suis perplexe, ventre de bœuf ! À quoi bon réimaginer une vie déjà extraordinaire ? À l’heure où les studios, pour promouvoir leurs sorties, s’en remettent essentiellement à des portraits d’acteurs photoshopés, le somptueux livre Affiches clandestines. Le Cinéma revisité par les illustrateurs de Matthew Chojnacki de Cleveland (éd. Akileos) exalte le travail marginal de téméraires graphistes désireux de redonner à l’affiche de cinéma sa « caution artistique ». En format géant, le panorama s’avère bandatoire, qu’il s’agisse d’approches innovantes comme l’Eraserhead d’Adam Maida, le Pink Flamingos de Lure Design, le Pulp Fiction de Michael White, le Saw de Nick Stokes ou de résurrections de techniques légendaires, celles de Drew Struzan ou de Saul Bass en tête.•
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Attention รงa tangue...
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Christopher Doyle
«Je suis le Giacometti du cinéma» Australien installé à Hong-Kong devenu chef opérateur sur le tas après une bien mystérieuse vie de bohème, Christopher Doyle s’est fait un nom dans la pénombre et les néons du Wong Kar-wai période In the Mood for Love ou Chungking Express, avant de travailler avec Gus Van Sant, Jim Jarmusch ou M. Night Shyamalan. Un original, un vrai. PA R DAV I D A L E X A N D E R CASSA N ET F E RN A N D O G A N ZO , AU F EST I VA L D E CA N N ES . P H OTO : M AT H I EU Z A Z ZO
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résent à Cannes l’année dernière pour recevoir le prix Pierre-Angénieux, récompensant chaque année un directeur de la photographie pour l’ensemble de sa carrière, Christopher Doyle n’est sûrement pas un homme de protocole. En retard d’une grosse demi-heure pour l’interview, il donne du «enculé» ou du «puta madre» en français et en espagnol dans le texte, sort la sulfateuse au moment d’évoquer James Cameron, et botte pudiquement en touche lorsque l’on parle de son ex-assistant Ping Bin Lee, aujourd’hui salué pour son travail avec Hou Hsiao-hsien. Parce que derrière la posture de vieux séducteur destroy «sûrement pas» heureux en mariage, se cache peut-être un grand sensible, qui parle trop pour en dire le moins possible. Son leitmotiv, là aussi en français dans le texte ? « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?» Vous vous sentez bien, au Festival de Cannes?
Bien sûr! Tant que l’on croit en ce que l’on fait. Nous, comme les gens là-bas, sur leurs bateaux. C’est peut-être naïf, mais j’espère qu’à sa façon, chaque festival essaie de faire la guerre à la bêtise. Aujourd’hui, les gamins pensent trop souvent que l’argent est une barrière, alors qu’il suffit de prendre son téléphone pour faire un film! C’est tellement facile qu’on en vient à l’essentiel: qu’est-ce que vous voulez dire? Quelles couleurs vous aimez? Vous êtes libre de faire tout et n’importe quoi! C’est la période la plus dingue de l’histoire du cinéma, parce que ça ne coûte rien de faire un film aujourd’hui. Si vous avez une idée, une façon de voir les choses, vous pouvez la partager immédiatement. C’est pas beau, ça? C’est parce que ce n’était pas possible à votre époque que vous avez quitté l’Australie à 17ans pour parcourir le monde?
Oh, trop de drogues… Quel genre de drogues?
Vous avez une liste de ce que vous voulez? Donnez-moi un numéro et je vous rappelle, hein! Je me suis baladé à travers le monde pendant près de vingt ans, seize ans je crois, et je pense que chaque jour de ces seize années explique le fait que l’on discute aujourd’hui. On ne peut pas apprendre le cinéma en école, on n’apprend le cinéma qu’avec la vie. Si vous n’avez rien à dire, pourquoi est-ce que quelqu’un en aurait quelque chose à foutre? Vous avez besoin de la vie comme base, puis de l’art, de l’artisanat comme procédé pour en faire quelque chose.
C’était donc un cheminement conscient, pour vous?
Pour moi? J’allais au cinéma pour baiser! Quel genre de jeunesse est-ce que vous avez eu ? On allait au cinéma pour baiser parce qu’il fait sombre et qu’il n’y a personne, si vous y allez à deux heures de l’après-midi et restez au fond de la salle… Vous ne choisissiez pas les films que vous alliez voir?
Non, et d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui, je ne crois pas que je choisisse les films sur lesquels je travaille. Presque tous les cinéastes avec qui j’ai travaillé, Gus Van Sant, Wong Kar-wai ou Ai Weiwei, sont des amis et c’est important : ils savent que je suis fucked up, que j’aime boire une bière à l’occasion, que j’ai parfois l’impression de vivre dans un univers parallèle, donc ils sont prêts. Mais je n’attends pas d’appel de Spielberg, hein! Et je ne veux pas qu’il m’appelle: il fait ses trucs à sa façon, moi aussi. Si on n’est pas trop égocentrique, trop arrogant, trop «James Cameron», alors peutêtre qu’on aura l’humilité d’essayer de faire quelque chose qui vienne de notre âme et parle aux gens. Vous doutez que James Cameron laisse parler son cœur, son âme?
Vous plaisantez? Est-ce que je peux voir les déclarations d’impôt de James Cameron ? Pour certaines personnes, ce qui compte c’est l’ego, c’est l’argent… C’est Fast and Furious 75 et Harry Potter… Mais que voulez-vous ? J’ai 65 ans aujourd’hui, et il me semble que j’ai eu une putain de vie merveilleuse, que j’ai pu partager avec de vrais amis. Qu’est-ce que vous voulez de plus? Vous voulez être millionnaire? Alors allez baiser la fille de Rupert Murdoch! C’est très facile d’être riche, il suffit de baiser la bonne personne: Ivanka, tiens! Je suis sûr qu’elle adorerait se frotter au monde de l’art. Ce qui compte dans la vie, c’est le voyage: si vous faites votre vie en oubliant d’où vous venez, ce que vous avez vécu, alors vous êtes foutu. Je ne suis pas Louis Vuitton, je ne suis pas Karl Lagerfeld, je suis Chris! (Il explose de rire) Et c’est tout! La seule raison pour laquelle on discute, la seule raison pour laquelle on baise avec quelqu’un, c’est parce qu’on espère que ça nous emmène vers quelque chose de spécial. Tous les cinéastes avec qui vous avez travaillé étaient en phase avec ça?
Je crois, oui. Tout le monde sait que j’ai des idées un peu folles, 69
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mais tout le monde sait que je veux faire des choses vraiment spéciales. Alors si on ne s'aime pas, pourquoi se prendre la tête ? Je ne connais pas votre vie sexuelle, mais pourquoi est-ce que vous passeriez une semaine avec une dominatrice, par exemple, si ce n’est pas ce qui vous excite? (Il se marre) Et avec M. Night Shyamalan ? Il paraît que le tournage de La Jeune Fille de l’eau a été mouvementé…
Shyamala-ding-dong? (Il ricane) J’aime bien Night, en fait. Il m’a appris à être patient: en une heure, on ne faisait qu’un seul plan! On est tellement différents que je savais qu’en faisant ce film, je serais capable de faire n’importe quoi après. Si vous ne connaissez pas votre ennemi, comment allez-vous gagner la guerre? Et l’ennemi, c’est la façon dont les films sont faits aujourd’hui: tac, tac, tac. En école de cinéma, on vous explique que vous avez besoin de faire ci, de faire ça, mais si vous écoutez le système, vous ne ferez pas plus de cinq ou six films dans votre vie. J’ai déjà fait une centaine de films alors que je n’ai commencé qu’il y a trente ans! Le cinéma, ce n’est pas précieux, ce n’est pas une montre Rolex ou un cristal Swarovski: c’est une matière organique, vivante, que vous partagez avec les autres. Il paraît que vous avez baissé votre pantalon aux chevilles lorsque les responsables du studio sont venus sur le plateau de La Jeune Fille de l’eau. C’est vrai?
Bien sûr! Qu’est-ce que vous voulez faire d’autre, quand vous vous ennuyez? Cette façon de voir le cinéma est également liée à votre expérience asiatique?
Oui, vous vous habituez à des budgets, un climat, des gens qui travaillent d’une certaine façon. Et ce qu’on pense être mon style, ce sont souvent des erreurs, en fait! Le secret, c’est d’être ouvert et de laisser les erreurs vous emmener quelque part où vous n’iriez pas autrement.
Vous avez lu Shakespeare ? Vous avez lu Molière ? Combien de putain de grands films adaptés de Molière ? Zéro, aucun. Et Shakespeare, en dehors peut-être de celui de Baz Luhrmann, ou de ceux de Laurence Olivier et Orson Welles que les gens aiment citer? Ça fait trois (en français dans le texte), trois! Trois grands films sur au moins quatre mille adaptés de Shakespeare… Les scénarios sont bons, pourtant, mais ce n’est pas une question de scénario, c’est des conneries ! Je méprise les directeurs de la photo qui disent : « Oh, le scénario, c’est la base… » Le scénario est une référence, mais vous devez le jeter à la poubelle et vous concentrer sur l’espace, sur les idées qui ont peut-être été générées par le scénario. Des gens qui bougent dans un espace, voilà ce qui intéresse les spectateurs. C’est pour ça que j’aime le mot movie: parce que ça veut dire que ça nous transporte tous! Et la photographie, du coup, elle parvient à vous transporter?
Je hais la photographie ! Même s’il m’arrive de faire des livres de photo. La photographie, c’est mort. C’est quoi déjà, la citation de Cartier-Bresson? L’instant décisif? Conneries! Chaque moment est décisif. En regardant là-bas par exemple, il faut éviter le rouge, parce que c’est une distraction, et se concentrer sur les garçons en jaune, là. Des gens dans l’espace, encore et toujours. Le seul challenge qui se présente à nous, c’est de représenter cet espace dans le plan et pour faire ça, il faut aimer cet espace, le laisser emmener les acteurs quelque part, et laisser la caméra les suivre. Le voilà, le plaisir.
«La photographie, c’est mort. C’est quoi déjà, la citation de Cartier-Bresson? L’instant décisif? C’est des conneries! Chaque moment est décisif.»
Avec Hero, vous avez pourtant travaillé sur un film asiatique à très grande échelle, non?
Zhang (Yimou, le réalisateur, ndlr) devenait fou sur le plateau parce qu’il n’avait aucun contrôle, et c’est bien normal : n’étant pas un artiste martial, il ne sait pas faire voler les gens! Et il ne sait toujours pas, d’ailleurs – je suis désolé, mais je trouve que La Grande Muraille est une sombre bouse… J’ai fait plusieurs films d’arts martiaux et je sais comment ça marche: soit vous essayez de tout contrôler, ce qui est impossible, parce qu’ils font voler les gens quand même, soit vous les laissez faire et vous choisissez ce que vous voulez après, au montage. Je fonctionne un peu de la même façon et si certains me trouvent correct dans ce que je fais, c’est parce que je me débarrasse de la merde. Je suis le Giacometti du cinéma : vous commencez avec un morceau de pierre, et vous le taillez, vous retirez la merde, jusqu’à obtenir votre sculpture. C’est un peu ce qu’a appris Zhang sur Hero, d’ailleurs. Le lac que vous avez vu dans le film, il voulait que ce soit un miroir, et c’en est un, mais seulement pendant trente minutes chaque matin, entre 7 h et 7 h 30, avant que le vent se lève. Chaque plan où vous voyez le lac dans le film a été tourné à ce moment-là. Vous voyez : prenez ce qui existe et laissez de côté tout ce qui ne vous intéresse pas. 70
Vous êtes connu pour accorder plus d’importance au choix des extérieurs, justement, qu’à la lecture des scénarios ; pourquoi?
Vous qui avez fait tant de grands films avec Wong Kar-wai, vous pouvez prendre du plaisir devant My Blueberry Nights?
Je ne peux pas vous dire honnêtement ce que je pense de ce tas de merde... Pourquoi est-ce que c’est de la merde? Parce qu’il (Wong Kar-wai) n’a pas fait ce qu’il faut toujours faire dans la vie : laisser les choses se faire, apprendre à se lâcher. Soyons honnêtes, c’est grâce à lui que je suis ici, au Festival de Cannes. Bien sûr que je suis fier de ces films, mais vous ne pouvez pas rester bloqué sur votre propre légende. Et ce qui me rend triste, aujourd’hui, c’est que chacun doive avancer de son côté… De quoi est-ce que vous avez peur, aujourd’hui?
De moi-même, évidemment! Parce que ce fucker, là (il se pointe du doigt) se sent tellement concerné… J’ai 65 ans aujourd’hui, je devrais me détendre mais regardez: j’étais à Lyon hier, et je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai envie de travailler avec des jeunes, de faire des erreurs, de rester naïf… Et mon meilleur film doit toujours être le prochain. Ce qui me fait plaisir, c’est que ce branleur parvienne à toucher les gens, tout improbable que ce soit. «Qu’est-ce que vous voulez dans la vie ? » Cette question continue à me foutre une trouille absolue, mais je suis très fier de lui. Il vous a fallu du temps, pour être fier de ce mec-là?
Soixante-quatre ans et demi! On ne nous a toujours pas apporté de bières! Il est 15 h 20 et on n’a pas de bière?! (Il explose de rire) •
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« Moi, je ne renie pas du tout le Club Med » À l’affiche ce mois-ci dans Comme des rois en père magouilleur qui galère à joindre les deux bouts, Kad Merad n’a plus peur d’alterner la grosse comédie « légère » et le drama façon Tchao Pantin. Peut-être parce que le Baron noir qui restera dans les annales, c’est lui, plutôt que Julien Dray ? Du Club Med à Delarue, des faubourgs de Ris-Orangis au 6e arrondissement de Paris, confessions d’un inconnu passé Superstar sans jamais arrêter de faire le pitre. P RO P OS REC U E I L L I S PA R DAV I D A L E X A N D E R CASSA N ET R A PH A Ë L C L A I RE FO N D - P H OTOS : X AV I E R L A M BO U RS
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h, chez Da Rosa, une « cantine » portugaise plutôt chic, à quelques encablures de SaintGermain-des-Prés. Il débarque pile à l’heure, mais s’excuse quand même : «Désolé, putain ça a été dur la journée… Je me suis levé très tôt dans la nuit pour travailler sur le script sur lequel on bosse avec Olivier (Baroux, ndlr). Et puis après on a une émission de télé, et ça c’est quand même la casse-couillerie… C’est une émission sur le cinéma, alors ça va, mais putain! ». Mister Kad retire son béret et un long manteau d’hiver gris très élégant. Il se pose à peine, déjà à fond : «Vous voulez un Coca Zéro? Oh le truc de Parisien… Moi je voudrais bien un thé à la chatte, y a pas ça? Un thé goût chatte… NON, NON, N’ENREGISTREZ PAS ÇA!» Dans une interview, le patron de ce resto, José Da Rosa, citait les stars qu’il accueille dans son restaurant : Jean Dujardin, Luc Besson, Marion Cotillard, ou même Emmanuel Macron. Vous êtes un peu mondain, en fait?
Et il n’a pas dit Kad Merad ? Si ? Mais pas du tout, je ne suis pas mondain. C’est drôle que tu me dises ça parce que l’autre jour, j’ai été manger chez Cyril Lignac et je vois débarquer Vincent Cassel qui me dit : «Putain mais c’est le Festival de Cannes, ici ! Y avait Marion Cotillard hier, Yvan Attal...» Mais moi, Cyril Lignac c’est quelqu’un que je connais, et je sais que je vais bien manger, c’est tout. Si tu regardes bien, tu me vois rarement dans les pages people... Les mondanités, ça me fait marrer, mais je suis resté le gars de banlieue qui regarde ça de loin et qui fait son taf. Dans le métier j’en ai peu, finalement, de vrais copains. Vous venez de terminer une tournée pour la pièce de théâtre Acting, avec Niels Arestrup, c’est devenu un bon copain depuis Baron noir ?
Ah non, Niels Arestrup, tu ne peux pas partir en vacances avec lui… J’adore Niels, parce qu’il a un caractère particulier. Il faut passer du temps avec lui pour qu’il apprenne à vous apprécier, parce qu’il est assez dur avec les gens. C’est un type que je trouve génial mais il faut savoir qu’il y a des moments où il va être de mauvaise humeur et les mauvaises humeurs de Niels, pffiou, ça part! Mais jamais avec nous, jamais avec les techniciens. C’est plus avec la production, avec les puissants, dès qu’il y a des rapports de force. Niels, pour moi, c’est une rencontre déterminante, parce que j’ai vachement appris avec lui. Je vais faire une métaphore tennistique : quand tu joues avec un grand joueur de tennis, tu 74
vas t’accrocher, tu vas chercher la balle au fond du court… On apprend toujours au contact d’un grand acteur, d’un grand metteur en scène. J’ai la sensation que, de film en film, il y a des choses qui arrivent que je n’aurais pas pu faire avant. Après, ça ne veut pas dire que je suis meilleur, hein, mais quand je vois les films que je fais aujourd’hui, y'a un peu plus d’épaisseur, de fond, de « fond de jeu ». Non mais c’est vrai ! Vous foutez pas de ma gueule, parce que je peux quitter l’interview et là, vous serez dans la merde... { Son thé à la citronnelle arrive : « C’est ça la citronnelle?! Vous vous foutez de ma gueule? Le mec est super sympa au début, mais en fait c’est une grosse merde…» }
« Tahar Rahim ou Sami Bouajila ont réussi à s’en sortir en gardant leur nom ! Moi j’ai envisagé de m’appeler François Béguin... » Dans Comme des rois qui sort en salles ce mois-ci, votre personnage fait du porte-à-porte, comme vous à une époque quand vous vendiez des encyclopédies...
C’est sûr que ça me rappelle des souvenirs, de l’époque où je tapais à une porte et que je devais vendre une encyclopédie qui coûtait 3 000 francs… De toute façon, sans faire l’Actor’s Studio, tout doit servir à un acteur. Ça peut être une humiliation à la porte ou ne pas pouvoir payer son loyer. Moi, j’ai souvent été à la banque pour pleurer parce que j’étais à découvert… C’est horrible mais ça sert, finalement. Je ne veux pas avoir l’air d’un vieux quand je dis ça, mais le temps, ça aide pour un acteur. En tout cas dans mon cas. Il y a peut-être des mecs qui sont plus forts, plus vite, plus tôt, mais moi, je suis comme un bon vieux millésime.
Vous avez des souvenirs, de l’époque où vous viviez en Algérie?
Non, on n’a jamais vraiment vécu là-bas, même si j’y suis né. Mes parents y ont vécu pendant deux ans. D’ailleurs, mon père dit toujours qu’il est français alors que moi je dis qu’il est algérien, c’est la guerre entre nous… Je sens qu’il se rapproche de plus en plus de ses origines, en ce moment, alors qu’il n’a plus vraiment vécu en Algérie depuis ses 17 ans. Il est arrivé en France par le biais de l’armée française. Quand il y a eu la guerre d’Algérie, mon père avait entre-temps rencontré ma mère, qui est berrichonne et coiffeuse. Donc après la guerre, ils ont voulu venir en Algérie pour monter un salon de coiffure sauf que c’était trop tôt. Pour ma mère, c’était l’enfer… Moi, je suis né pendant ces deux années-là. Après, on y retournait pour les grandes vacances : à côté de Tlemcen, dans un village qui s’appelle Ouled Mimoun, ou Lamoricière du temps de la présence française. Un petit village où mes grands-parents avaient une ferme, et où on passait trois semaines tous les étés. Il faisait très chaud, on restait dans une espèce de cour, un patio typique d’Afrique du Nord, et ma grand-mère ne parlait pas français. Du coup, on communiquait par les regards, les sourires, les bisous... En vieillissant, les parents se rapprochent de leurs origines : les miens parlent peut-être de partir là-bas, puisque ma tante leur aurait réservé un petit coin… Mon père parle même de se faire enterrer là-bas, c’est curieux. Votre père se faisait appeler Rémi?
Il s’appelle Mohamed, mon père, mais quand il est arrivé en France c’était un indigène en fait... Un Arabe, quoi ! Une bonne tête de Maghrébin. Pour moi, il n’avait pas de prénom : Rémi, c’était pour les voisins, mais ma mère ne l’appelait ni Rémi, ni Mohamed, ils ne s’appelaient pas. La vraie histoire, c’est qu’en Algérie, ils l’appelaient Hami, diminutif de Mohamed. En France, ils ont transformé Hami en Rémi et Rémi Merad, c’était sur sa carte de visite. Moi, j’ai eu envie de changer de nom quand mon premier rôle a été Ahled Ben Mabrouk dans Tribunal : ça ne me dérangeait pas, de ne faire que des rôles d’Arabes parce que je m’appelle Kadour Merad, sauf qu’il n’y avait pas beaucoup de rôles de maghrébins à l’époque. Jouer Monsieur Tout-le-Monde alors que tu t’appelles Mohamed, ça ne marchait pas. Tahar Rahim ou Sami Bouajila, ils ont réussi à s’en sortir mais ils ont gardé leur nom ! Moi j’ai flippé, et j’ai envisagé de prendre le nom de ma mère, Béguin, et de m’appeler François Béguin...
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(Au photographe) « Donne-moi des trucs à jouer, vas-y ! Je suis un acteur professionnel ! »
Vous transformez Kadour en « Kad » pour la radio, puis vous envisagez même de vous appeler François pour vous imposer au cinéma ; ça en dit long sur ces médias-là?
C’est pas moi qui choisis, c’est le mec de la radio qui me dit que Kadour ça fait trop MJC, et je propose Mister Kad, un truc d’Américain. C’était une radio de funk. Mister Kad est né sur Canal 102, en région parisienne. Et pour être comédien, il valait mieux s’appeler François, c’est sûr ! Mais ce ne sont pas du tout des souffrances, plutôt des moments de vie que je raconte parce qu’on a fait un film avec Olivier qui s’appelle L’Italien...
{ Le photographe Xavier Lambours, fait irruption avec tout son matos dans la pièce : «Putain il nous a fait peur celui-là! On dirait un ramoneur. Ah non, il y a pas de cheminée ici, monsieur !» } Un film comme L’Italien a eu une résonance énorme parmi les Maghrébins, on m’en parle très souvent et d’ailleurs tu remarqueras que dans les pizzerias à Paris, il y a beaucoup de maghrébins qui se font appeler Tony ou Dino… En promo, je ne pouvais pas ne pas parler de mon expérience, et de celle de mon père. Pour le film, je me suis retrouvé à faire les prières cinq fois par jour, j’ai appris les sourates et
tout. C’était hyper émouvant parce que j’ai repensé à mon grand-père, que je voyais faire dans la cour sans comprendre. Quand je faisais le film, j’avais l’impression d’être dans un truc un peu initiatique, un peu barré, j’étais Dustin Hoffman. Method acting à mort. Ça a été quoi, le déclic, pour être à l’aise avec des rôles plus sérieux?
Sans doute Baron Noir. Les Choristes ou Je vais bien ne t’en fais pas, ça reste des rôles moins complexes, alors que dans Baron Noir, j’ai rencontré un rôle : je déploie plus de choses et l’avantage d’être sur huit épisodes, c’est que tu as plus de temps. Ce temps-là te permet de te connaître mieux, 75
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Photographe : « Tu peux mettre tes lunettes.... » Kad : « ...Dans le cul ? Quoi ? »
de savoir dans quoi t’es à l’aise et dans quoi t’es pas à l’aise. Maintenant je n’ai plus peur d’avoir une vraie scène d’émotion devant une équipe. Je connaissais la scène avec la comédie, mais je suis un clown moi, j’ai commencé en faisant des sketches, ou même à l’école en faisant rire mes copains. Mon idole, c’était Jerry Lewis, qui finalement vous fait pleurer : c’est pour ça que Docteur Jerry et Mister Love est un de mes films cultes, parce qu’il fait rire et à la fin, il arrive à t’arracher des larmes, ce con. Moi, j’avais du mal à penser que je pouvais faire ça. Vous l’avez déjà rencontré JerryLewis ?
J’ai passé une journée avec lui. C’était le 76
premier invité de la deuxième saison de La Grosse Émission. Tu ne vois pas le flip que j’ai eu ? Tu rencontres ton idole. Un mois avant, son fils est venu pour voir un peu quelles allaient être les questions... Grosse froideur au début. T’imagines, Jerry Lewis, moi j’étais animateur et je me mélangeais les pinceaux, j’’arrivais même plus à parler, j’étais nul. Je me rappelle qu’à la fin de l’émission, il s’en va, il quitte le plateau, on rentre chacun dans sa loge et tout à coup, j’entends toquer à la porte, c’était lui et il me dit : « Hey Kad, good job. » (il mime le pouce levé). Oh putain, j’ai fondu en larmes, parce que je ne savais pas comment ça s’était passé. Là, je lui ai fait signer des photos, j’en avais plein chez moi.
Comment se passent les séquences de travail matinales avec Olivier Baroux?
On adapte un film américain en ce moment, qui s’appelle How to Be a Latin Lover et qui n’a pas du tout marché en France, mais qui a fait un carton aux États-Unis et au Mexique, parce que c’est un acteur mexicain et Salma Hayek. C’est très drôle et on fait l’adaptation tous les deux : c’est moi qui jouerai le gigolo et Oliver qui va réaliser. On a toujours écrit à peu pareil : lui au clavier... et moi à la trompette quoi. Je tourne autour de lui et j’ai des fulgurances. Ou pas… Vous vous rappelez de votre rencontre?
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Je m’en souviens, mais ça n’avait rien du coup de foudre. OÜI FM venait d’être rachetée, et c’était une radio très alternative, rock, très pointue, et ils ont décidé d’en faire une radio plus commerciale, toujours rock. On s’est retrouvé à faire les castings, et on a été pris comme animateurs, mais séparément : on se suivait à l’antenne, lui faisait le 6-9, moi le 9-13. Tu sais, il y a une tradition en radio qui est de se passer l’antenne, et nous on s’est mis à faire de micro-sketches improvisés à ce moment-là. Et d’un coup, ça matche, quoi. Même si lui était beaucoup plus cinéma anglais, noir et absurde à la Monty Python, et moi plus clown burlesque à la Jerry Lewis, De Funès… On vous appelle encore «La Botte Impériale», dans votre club de rugby?
C’est un journaliste qui avait mis ça dans Le Républicain, je crois, un petit journal du coin. « La Botte Impériale », ça me fait marrer, parce qu’on dirait un nom de restaurant chinois. C’est parce que j’étais numéro 10, buteur. Et je plaquais pas, enfin, disons que c’était pas mon point fort (Il utilise sa tasse de thé, la théière et un rond de serviette pour représenter les joueurs d’un match de rugby). Quand t’es demi d’ouverture, tu te prends les plus gros, le numéro 8, le numéro 6, sur la gueule… Donc t’évites, tu plonges à droite, à gauche, je suis un peu un rusé moi, dans la vie. Je me suis sorti de pas mal d’embrouilles comme ça, rien qu’en parlant. Vous avez des exemples?
À l’oral d’un petit diplôme, le CAP de vendeur, j’ai vraiment embrouillé tout le monde. Et le pire, c’est les trois jours, à l’armée, où tu viens pour voir si t’es apte à faire UN AN dans l’armée : pour moi, c’était soit ça, soit un an de tournée au Club Med avec mon orchestre, en tant que batteur. Alors là mon pote, c’est ton meilleur rôle : je suis passé pour un malade, pour un fou, en restant prostré dans la cour, sans parler à personne, pour que le mec se dise que j’étais pas apte. C’est comme ça que j’ai été réformé P4, c’est terrible hein ? Surtout qu’il y a un mec qui est venu me voir en me disant : «Ah tiens, on se connaît. » Et moi : «Dégage, dégage!» Le psychologue, il fait ça à la chaîne et il prend pas de risque, parce que si le lendemain il y a un suicide… Il y en a qui se faisaient avoir, qui se faisaient mettre en HP, en observation. J’en ai connu, mais c’est parce qu’ils jouaient mal, alors que moi j’étais un bon acteur à l’époque, déjà… Tous les grands acteurs sont de grands
menteurs alors?
Il y a de ça, oui… J’ai longtemps conduit la voiture de ma mère sans permis, et mon père ne l’a jamais su. J’ai eu de la chance : j’ai été contrôlé le jour de mon permis, mais j’aurais pu me faire contrôler avant… C’est horrible quand j’y pense : mon père parti bosser, j’embrouillais ma mère et elle ne pouvait pas me dire non… Je m’en veux, putain, j’ai dû faire souffrir ma mère, la pauvre… Mais elle devait être fière de vous voir aux International Emmy Awards (catégorie meilleur acteur pour Baron noir), quand même…
Au bout de cinq minutes elle ne l’était plus, fière : «Kenneth Branagh», oh, l’encu-
« On faisait nos costumes nous-mêmes, on collait des affiches, et au théâtre du Flambeau, il y avait quatre personnes dans la salle, c’était horrible. » lé… Je ne suis pas sûr qu’ils soient au courant de ce genre de trucs, mes parents… Quoique si ! Mon père il regarde tous les articles avec son pote d’enfance de 80 ans, ils s’envoient tous les liens qui parlent de moi. Il me fait : « Alors comme ça, tu vas au Festival de Cuba ? » et moi : « Euh, oui. » « Alors comme ça, t’as dit que j’étais algérien? » « Euh oui, mais papa… » Il a son ordinateur dans le salon, comme les vieux, mais il a un portable, il est sur Instagram mon père… Pour revenir à Baron noir, il y a des réactions du monde politique qui vous ont étonné?
Je m’intéresse pas beaucoup à la politique, et toujours pas d’ailleurs… Même si on a l’impression que je suis député maintenant. Moi je dis : « Tu sais, je suis un acteur : demain, je vais être un gynécologue hein, c’est pas pour ça que je vais aller accoucher des bonnes femmes .» Même si j’aimerais
bien… Mais c’est vrai, un acteur il fait quarante métiers en dix ans, quoi, même si le personnage du Baron noir me colle à la peau. Quand on vient de Ris-Orangis et qu’on vit dans le 6e arrondissement, qu’on joue dans des comédies françaises populaires, c’est facile de…
De «garder contact avec la réalité»? Comment dire? Ça crée un petit fossé, un petit décalage, parce que les gens ont tendance à penser qu’on est très riche alors que oui, on n’est pas pauvre, mais riche on l’est pendant un moment et après, on l’est plus, parce que c’est un métier intermittent, acteur. Il y a des moments où tu gagnes très bien ta vie, c’est vrai, même s’il y a des charges… Le mec va commencer à pleurer, sortez les violons ! Non mais on gagne de l’argent, on donne de l’argent, c’est normal. Le décalage se fait parce que les gens ont tendance à penser que tu n’as plus aucun problème et ça, c’est compliqué. Tu ne peux pas crier tes problèmes sur les toits parce que ce sont des problèmes de riche... On entend souvent des acteurs, vous y compris, dire « oui j’ai fait tel gros film, mais ça me permet de faire un petit film d’auteur à côté ». Est-ce qu’on en a vraiment besoin, de faire ce gros film?
Ce qu’il faut comprendre, c’est que ça t’offre un confort qui te permettra de faire un film qui va rien rapporter, en fait, un film plus difficile à monter qui sera aidé par ton nom. Quand tu fais des films grand public, tu représentes une certaine valeur pour les chaînes de télé : je ne dis pas que je suis d’accord, mais c’est le système qu’est comme ça. Les chaînes grand public qui diffusent nos films ont besoin de vedettes et ces vedettes, elles peuvent faire exister des films plus petits. Si t’as Kad Merad, Jean Dujardin, ou des mecs un peu dans la liste des acteurs bankable, c’est sûr que c’est plus facile ! Je suis désolé mais Comme des rois de Xabi Molia, il a peut-être pu se faire grâce à moi, aussi : les chaînes vont se dire « On va prendre Comme des rois parce qu’on va pouvoir le passer à la télé». {(il se tourne vers le photographe) « Il est en train de se demander quand est-ce qu’il va boufer… Est-ce que j’ai bien pris du St Môret? Je crois qu’il me reste de la Vache qui rit dans le frigo…»} Avec les Gigolo Brothers, vous faisiez la scène du Club Med, qui a été une sorte d’université du divertissement à 77
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la française : Lagaf’, Pierre Ménès et Patrick Bruel y sont passés...
Moi, je ne renie pas du tout le Club Med, au contraire, c’est une magnifique école... du divertissement, t’as raison. J’étais juste batteur mais comme j’avais ce truc avec la scène et qu’au Club Med t’as des théâtres avec des coulisses, du maquillage, un régisseur... C’est pas des tréteaux, quoi. J’ai commencé en Suisse dans un club réservé aux célibataires. On est en 1984, la sexualité est encore très développée, il n’y a pas le sida... On faisait un concours entre les moniteurs de ski et l’école d’animation. C’est sûr qu’on était plus proches des Bronzés qu’aujourd’hui, c’est vrai que ça dragouillait. C’était quand même un club où on vous disait : «Ne venez pas avec vos enfants.» Mais sans faire le mec parfait, j’ai toujours eu du mal avec ce côté «rendement». Je suis désolé de vous le dire mais je suis assez romantique ! J’ai toujours été épaté par les gens qui pouvaient enquiller, se faire un tableau de chasse, moi j’étais le mec à qui il fallait du temps. J’ai besoin de discuter, tu vois. Moi, je suis Jean-Claude Dusse! Je faisais rire les gens, j’étais content. Ça fait quoi d’avoir des expressions comme Kamoulox, «Jean-Michel à peu près », qui sont rentrées dans le langage courant?
J’ai presque tous les jours des gens qui me parlent de Kamoulox ou Jean-Michel machin. Ce qui est hallucinant, c’est qu’on devait écrire quatre sketches tous les jours dans le cadre de La Grosse Émission... En tout cas, ça me fait toujours quelque chose que des jeunes me parlent de Kamoulox. Pour moi c’est évidemment démesuré, on ne s’est jamais dit qu’on allait faire un truc culte mais c’est en train de le devenir. Peut-être qu’il y aura un jour un film Kamoulox, un peu à la manière de Jumanji où t’es enfermé dans un jeu. Sauf que Kamoulox, c’est difficile. J’en ai parlé avec Olivier, on s’est dit pourquoi pas, dans l’idée d’un gros délire où on peut mettre tout ce qu’on a envie sans qu’on nous dise : «Oui mais en fait là, le personnage il faut que...» Vous aviez quels types de rapports avec Delarue qui vous a repéré? À l’époque, il avait les pleins pouvoirs et on connait depuis ses problèmes avec la cocaïne...
C’est vrai que je me souviens l’avoir vu à une féria un week-end, je ne comprenais pas que le gars n’allait jamais dormir... Moi, je suis un peu naïf, je ne suis pas du tout là-dedans. Mais il nous adorait. C’était le pape et il faut bien reconnaître que tout le monde autour de lui était «carpette». On était un peu les seuls avec Olivier à pouvoir 78
lui raconter des conneries, on s’en foutait un peu. C’était peut-être notre côté renégat. Mais alors tous ses assistants... On en voyait lui allumer sa clope. Il a tellement imposé un truc... Hanouna, c’est un peu le cas aujourd’hui aussi, non ?
Peut-être, moi je l’ai connu stagiaire à Comédie, il avait le même rire, les mêmes conneries. C’est nous qui l’avons mis sur scène pour la première fois dans un sketch. Je pense qu’il nous doit un micro-respect quand même. Avec nous, il peut pas faire n’importe quoi. Je n’aurais jamais imaginé qu’il aille aussi loin et qu’il puisse être à la tête d’un tel empire, qu’il soit capable d’avoir les épaules pour
« Je m’amuse à faire des vannes, quand je suis sur un plateau, je dis : " Attention les gars, ho, 84 millions d’entrées, tu vas me parler autrement ! "» ça, parce qu’il faut avoir les épaules et un sacré mental. Là, il fait ce qu’il veut, il traite les gens comme il veut, que ce soit dans ses émissions ou sans doute derrière. Mais il s’en prend dans la gueule aussi, quand il fait la couverture de Charlie Hebdo... Il a commencé à être autant haï qu’aimé. Je l’aime bien ce gamin, parce que pour moi c’est un gamin. En plus, il est super drôle et il a énormément de talent, même s’il s’entoure très mal. Enfin, c’est mon point de vue. Il a fait un choix mais c’est pas un méchant garçon. {La patronne du restaurant revient : « Vous nous mettez une petite planche avec du jambon pata negra et du manchego ? Et puis une bouteille de rouge portugais pas trop léger, pas trop fort.» } Quand vous êtes dans la lose, au moment de la troupe des Kamikazes, il y a
un moment où il faut y croire plus que les autres, non ?
Les Kamikazes, c’est le moment où je me suis dit : «J’y arriverai jamais, c’est trop la galère.» T’imagines, on faisait nos costumes nous-mêmes, on collait des affiches, on a tout fait tout seuls, et au théâtre du Flambeau, il y avait quatre personnes dans la salle. J’ai été découragé. Je me suis dit ; «Génial, je fais mon métier», mais en même temps, putain quelle lose. Tu te dis : «Est-ce que c’est comme ça que je vais arriver à faire du cinéma ?» Connu ou pas connu, mais au moins faire du cinéma. Le cinéma, c’est tous les jours différent, alors que le théâtre, c’est tous les soirs la même chose. À chaque fois que les gens me demandent «mais comment on fait...», je leur dis que j’ai passé vingt ans dans l’ombre, à aller me faire chier avec un sac de sport, à mettre des costumes avec un chapeau melon... Les gens n’imaginent pas ces trucs-là.
{Son attachée de presse revient dans la pièce, il se tourne vers elle : «C’est moi qui paie hein, tu demandes l’addition... Mon sac, dépêche-toi ! Non mais qu’est-ce qu’elle est lente aujourd’hui...» Elle (en souriant) : « Tu sais qu’ils vont dire que t’es odieux avec ton attachée de presse...» } À vos débuts, vous aviez conscience d’être un cliché de comédien en galère ?
Mais pas du tout! Quand j’ai commencé à vouloir être acteur, je prenais ma photo, je l’envoyais à toutes les prods, et j’attendais. On rentrait le soir et on écoutait son répondeur : aucun message. Les pauvres castings que je faisais, c’était de la pub et c’était toujours les mêmes mannequins qui étaient pris. Mais tu crois quand même que c’est comme ça, que tu vas être acteur. C’est ça qui est dingue. Tu crois au conte de fées. Tu te dis que le mec va regarder ta photo et dire : «Hé Gilbert, viens-voir j’ai un mec, là, Kaddour...Merad. Putain, belle gueule! Appelle-le tout de suite, on va pas passer à côté d’un mec comme ça.» Je te montre mes photos d’acteur quand j’ai 25 ans, tu te pisses dessus de rire (mime une moue sérieuse). Il ne peut pas te prendre sur une gueule, mais toi tu crois que si. Parfois, on vous présente avec votre score cumulé d’entrées...
Je m’amuse à faire des vannes, quand je suis sur un plateau, je dis : « Attention les gars, ho, 84 millions d’entrées, tu vas me parler autrement ! » Mais c’est évidemment pas très intéressant, en vérité. C’est les films, c’est pas toi, il faut avoir un peu de lucidité et d’autodérision. Je ne suis pas du tout premier degré. Si tu me fais pas parler de moi, je ne parle pas de moi. Je connais des
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« Pourquoi vous avez parlé d'impôts, vous êtes cons ou quoi ? Attends, je vous fais une photo où je pense aux impôts...Poker face »
acteurs, c’est impossible qu’ils ne parlent pas d’eux. Moi, je trouve que c’est terrible d’être toujours sur soi. Vous tournez beaucoup, quitte à faire des films moins réussis, ça ne vous embête pas ?
Non, parce que t’en tires toujours du positif, tu vas rencontrer un metteur en scène génial ou tu vas faire quelque chose que t’as jamais fait et ça marche pas, mais c’est pas de ta faute si ça marche pas... Et vous assurez toujours la promo, quoi qu’il arrive ?
Oui, parce que même un film qui ne marche pas, qui a des défauts, tu fais
partie de cette aventure, c’est comme quitter un bateau... C’est débile. Franchement, il y a des moments, t’y vas un peu à reculons, tu sais que même le journaliste, il sait que c’est pas bien et il est un peu gêné, tout le monde est gêné. Les journalistes, vous savez bien faire ça, parler d’autre chose : «Alors, c’était bien, les décors, vous avez tourné loin dis donc, c’était chouette comme pays ? » Marina Foïs qui est une amie, m’a dit un jour un truc : «T’inquiète pas, quand on aura 80 ans et qu’on se souviendra de ce qu’on a fait, on se souviendra surtout des belles choses.» Vous pensez parfois à ceux qui étaient au théâtre en même temps
que vous et qui ont arrêté ?
Bien sûr. Je connais des acteurs de ma génération qui ne sont plus du tout là-dedans. C’est important de ne pas oublier que j’ai réussi quelque chose pendant que d’autres se sont plantés, alors qu’ils avaient sûrement le même potentiel à la base et que je me suis accroché plus qu’un autre, et que j’ai eu la chance de croiser les gens qu’il fallait au bon moment. Quand j’étais à mon cours de théâtre, je me rappelle qu’il y avait les stars du cours. Tu les vois aujourd’hui, les stars du cours ? Non. Aujourd’hui, la star, c’est moi, quelque part. Les mecs ils doivent se dire : «L’enculé! Mais il a fait quoi ? Il a sucé des bites ou pas?» • 79
Pour citer Amy : "No, no, no."
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Arrivée au cinéma par hasard, elle est devenue l’une des actrices clés de cette farandole de comédies brocardant les mœurs de l’Italie dans les années 60 et 70, et même des grands films politiques de Bertolucci et Scola… Invitée d’honneur à la Cinémathèque française le mois dernier à l’occasion du Festival international du film restauré «Toute la mémoire du monde», Stefania Sandrelli est un des ultimes témoins de cet âge d’or, et des films qui l’ont marqué. À tel point qu’elle ne peut voir la situation politique et culturelle italienne actuelle sans une certaine rage très «Sandrelli»... PA R G I L L ES ES P OS I TO - P H OTOS : R A PH A Ë L N E A L
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n l’a un peu oublié, mais la comédie italienne des années 1960-70 a constitué un véritable phénomène de société, y compris en France. Les chefs-d’œuvre du genre récoltaient des millions d’entrées dans nos salles, avant de faire les beaux soirs de la télévision. Et cette popularité est restée intacte, si on en juge par la foule qui s’est précipitée à la masterclass donnée par Stefania Sandrelli à la Cinémathèque. Elle s’est carrément déroulée à guichets fermés. Il faut dire que l’actrice, surnommée « la reine de la comédie de mœurs», représente un domaine très riche, qui plonge profondément ses racines dans l’inconscient collectif. Pendant que nos De Funès et autres Charlots enchaînaient les bouffonneries inoffensives, les farces transalpines livraient une sorte de radiographie du pays, en se faisant de plus en plus corrosives et amères à mesure que la péninsule sombrait dans les désillusions. Cependant, pour Stefania âgée de 15 ans, tout commence dans l’Italie encore innocente du miracle économique. Toile de fond : vespas, des plages ensoleillées et des chansons yéyé. « Je suis née à Viareggio, dans la région côtière de la Versilia, se souvient-elle un sourire doux au coin des lèvres. Gamine, j’allais sans arrêt à la mer, et j’avais donc déjà l’habitude d’être photographiée. Car sur la plage, il y avait toujours des photographes locaux, qui prenaient des clichés de jeunes gens pour les publier dans les journaux. L’un d’eux est venu un jour manger dans la pension que tenait ma maman. Il m’a demandé de poser pour lui. J’ai accepté, et il m’a simplement photographiée devant ma maison. À ma
grande surprise, ce cliché s’est retrouvé en couverture d’un journal national!» Au même moment, le cinéaste Pietro Germi théorise la suite de l’histoire. Pour lui, la comédie italienne a besoin d’un renouveau. En conséquence, l’homme qui possède certainement les plus belles moustaches du cinéma italien aimerait bien s’adjoindre les services d’une jeune actrice pour un film qu’il prépare avec Marcello Mastroianni, Divorce à l’italienne. Sandrelli à la relance : «Après avoir vu cette photo, il m’a fait appeler par un agent. Je suis donc partie de Viareggio avec mon frère.» Cette émancipation n’est pas exactement vécue comme un psychodrame familial : « Ma mère travaillait, mon père n’était plus là, et mes oncles ne voulaient pas que je sois actrice. En fait, j’étudiais alors la danse, et je voulais devenir ballerine.» Et la voilà propulsée à Rome, déjà armée pour la vie qui l’attend. C’est que dans l’Italie du début des années 60, sa ville natale de Viareggio n’a jamais ressemblé à aucune autre. En effet, le nombre de salles de cinéma dépasse de loin le nombre d’églises. « Tous les jours on allait voir des films avec mon frère, rembobine Sandrelli. Des films dont il me détaillait la réalisation, le scénario, les décors, les dialogues, les acteurs, tout. Donc, d’une certaine manière, j’étais prête pour cette aventure. » Prête mais pas forcément au courant de ce qui va suivre. Sandrelli fronce les sourcils : «Je ne m’attendais pas à être connue tout de suite en tournant Divorce à l’italienne. Je ne m’attendais pas à ce que ce film fasse le tour du monde!» Divorce à l’italienne reste sans le moindre doute un des films fondateurs de la nouvelle comédie transalpine. Possible que l’apparition de la fraîche et innocente
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elle va ainsi travailler avec les plus grands cinéastes du genre (Mario Monicelli, Luigi Comencini, Ettore Scola), donnant la réplique à des « monstres » comiques comme Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Nino Manfredi, Alberto Sordi, etc. « Chacun d’eux m’a aimée, s’émeutelle. Ugo, en particulier, a été très paternel à mon égard quand je débutais. Mais ils m’ont tous fait sentir une chaleur, une affection, à laquelle je ne m’attendais pas. Car je les regardais… non pas comme des monstres, mais comme des gens ayant une importance que je n’avais pas. Ils ont été des exemples pour moi. » Et avec les réalisateurs ? « La même chose. Germi, je le revois encore derrière l’énorme caméra Mitchell. Il nous dirigeait en riant, en pleurant, en hurlant, et même en chantant!»
Nouvelle Vague. Il s’agit d’une sorte de chronique douce-amère de la vie d’une jeune femme effectuant mille petits boulots et rêvant de devenir actrice, marquée par une psychologie opaque. « Il y avait en effet des gros plans très concrets, très mystérieux, très intériorisés, opine l’intéressée. C’est notamment dû au travail d’Ettore Scola. Il avait participé à l’écriture du scénario, et il m’a ensuite fait comprendre le personnage d’Adriana, le portrait douloureux de cette jeune femme si fragile.» L’incarnation est d’autant plus remarquable que l’on n’entend pas la voix de l’actrice dans Je la connaissais bien. Il faut en effet savoir que le cinéma italien a longtemps dénigré la prise de son directe sur le tournage, lui préférant la postsynchronisation en auditorium. Du coup, par nécessité ou par commodité, certains rôles étaient doublés par d’autres comédiens. « De toute façon, mes premiers films étaient en patois sicilien, et j’aurais été incapable d’avoir un accent correct, relance Sandrelli, avec un certain pragmatisme. Mais c’est vrai qu’il y avait une certaine muflerie de ma part. À la fin de chaque tournage, j’avais envie de m’enfuir, même si je savais que ma réticence à me doubler allait me causer des problèmes et m’empêcher d’obtenir certains rôles. Pourtant, je m’en fichais, et j’avais peut-être raison, car d’une certaine manière, cela m’a permis de me préserver. » Une pause, puis elle précise : « Plus tard, j’ai commencé à me doubler moi-même, et cela m’a beaucoup appris. Je me souviens par exemple d’être allée quelquefois, avec des amies actrices, dans une grande école d’art dramatique de Rome, dont je tairai évidemment le nom. Eh bien, je m’en suis enfuie après seulement deux ou trois cours, alors que j’avais payé l’année d’avance et que je n’avais pas encore beaucoup d’argent ! » En d’autres termes, Stefania Sandrelli va s’inventer une nouvelle école : celle des plateaux de tournage. Pas forcément la plus mauvaise quand on travaille avec des cinéastes qui laissent la liberté et la place nécessaire à leurs comédiens. « Même Germi pouvait me demander : “Toi, Stefania, comment dormirais-tu si tel événement s’était déroulé dans la journée?” Je lui faisais voir comment, et il me disait : “Très bien, reste comme ça.” C’était la même chose avec Bertolucci. Il me laissait me déplacer à ma guise puis, bien sûr, au niveau technique, il ajustait le tir en quelque sorte.»
Fuite de l’école
Stups et drapeaux rouges
Sandrelli y soit pour quelque chose. Elle y incarne une jeune Sicilienne rendant fou d’amour son cousin marié (Mastroianni), lequel se met dès lors à chercher désespérément un moyen de tuer sa légitime épouse tout en donnant à ce meurtre les allures d’un « crime d’honneur » propre à susciter l’indulgence des tribunaux. Et alors ? Deux ans plus tard, en 1963, Germi remet le couvert avec une autre satire ultra-grinçante : Séduite et abandonnée. Cette fois, la Sandrelli est mise enceinte par le fiancé de sa sœur, et la nécessité de cacher sa grossesse entraîne une cascade de quiproquos épinglant férocement l’obsession de la société sicilienne pour la virginité et le cocufiage. Il n’en fallait pas plus pour que l’actrice devienne une star pratiquement du jour au lendemain. Pendant une vingtaine d’années,
«Je voyais Pierre Clémenti comme un fou! J’ai demandé à Bertolucci : “Heu… il va bien? Il a bu?” J’ai su plus tard que Pierre avait été condamné pour usage de stupéfiants.»
«J’ai toujours considéré le réalisateur comme un chef d’orchestre, et moi comme un instrument de musique avec une partition à jouer. Pour le dire autrement, je n’ai jamais fait ce travail pour montrer combien j’étais belle et talentueuse, en admettant que je l’aie été. Je l’ai fait dans le but de participer à un beau film. » Derrière la modestie, Sandrelli cache aussi un tempérament bien différent des starlettes italiennes de l’époque. Son irruption sur la scène a sans doute imposé un nouveau type de femme, libre et volontaire. Mais aussi un jeu très physique aux mouvements déliés. Cette manière d’occuper l’écran contrastant, il faut le dire, avec un visage parfois indéchiffrable, à peine troublé par d’inoubliables coups d’œil par en dessous. Tout cela explose notamment dans Je la connaissais bien (1965), un des rares films dont elle soit l’unique vedette, présente dans tous les plans. Le long métrage de l’encore méconnu Antonio Pietrangeli, qui a littéralement frappé de stupeur de nombreux spectateurs, encore lors de sa ressortie il y a quelques mois, s’écarte tout autant de la comédie italienne classique que d’un équivalent de la
Quand on la relance sur Le Conformiste (1970), Stefania Sandrelli s’illumine, reprend le fil de ses souvenirs : « Dans Le Conformiste, je jouais la femme de Jean-Louis Trintignant, et nos personnages respectifs étaient à la fois similaires et différents. Lui était très raide, coincé, alors que moi, j’étais comme une bestiole qui lui tournait autour. Cela doit venir de ma formation de danseuse ! » Avant Le Conformiste, portrait implacable d’un homme devenu fasciste par frustration et esprit moutonnier, Stefania Sandrelli avait déjà travaillé avec Bertolucci sur Partner (1968), œuvre sous influence godardienne qui tordait la nouvelle Le Double de Dostoïevski pour en faire une allégorie révolutionnaire animée par le jeu de pantin désarticulé de l’incroyable Pierre Clémenti. «Comment pouvez-vous connaître ce film?!, s’exclame l’actrice. Bernardo l’a longtemps renié. Mais il constitue une étape dans une évolution artistique dont j’ai été un des témoins. Quant à Pierre Clémenti, je le voyais comme un fou! Il me faisait rire, mais j’avais aussi un peu peur de lui. Je demandéais à Bernardo : “Heu… il va bien ? Il a bu?” J’ai su plus tard que Pierre avait été condamné pour usage
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1. Police Python 357 (Alain Corneau) 2. Le Conformiste (Bernardo Bertolucci) 3. L'Aîné des Ferchaux (Jean-Pierre Melville) 4. Je la connaissais bien (Antonio Petrangeli) 5. Beaucoup trop pour un seul homme (Pietro Germi)
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de stupéfiants, mais à l’époque, je n’avais aucune idée de ce qu’était la drogue.» Cependant, le gros morceau de la collaboration Sandrelli-Bertolucci reste bien entendu la fresque politique 1900, film immense à tous les sens du terme. Cinq heures vingt de durée, un tournage long de près d’un an, et un casting en forme de carambolage entre acteurs venus d’horizons très différents, mais qui fonctionne pourtant parfaitement : «Mamma mia! Imaginez-vous que Sterling Hayden arrivait sur le plateau à moto, comme une espèce de blouson noir, alors qu’il était déjà âgé. Et il jouait un vieux paysan d’Emilie-Romagne ! Il y avait aussi Burt Lancaster, et Donald Sutherland, et Robert De Niro, et Gérard Depardieu, et Dominique Sanda… et Stefania Sandrelli. Sur le tournage, nous parlions tous anglais. Je m’en suis souvenue en regardant les mouvements des lèvres, quand j’ai revu le film hier soir. Je m’étais assise pour regarder le message vidéo envoyé par Bernardo, et lorsque la projection de 1900 a commencé, je suis restée sur mon siège, comme si j’allais sur le chemin de Damas. J’ai ainsi revu un très grand film, et cela m’a fait comprendre pourquoi toutes les personnes y ayant participé en sont restées profondément marquées. Bernardo a vraiment lancé un défi, en particulier avec cette mer de drapeaux rouges. Du coup, 1900 est resté méconnu aux Etats-Unis. Peut-être qu’avec moins de drapeaux rouges, Bernardo aurait gagné les neuf Oscars
«Nous nous sommes tant aimés, c’est très dur pour moi d’en parler, puisqu’avec les dernières élections, nous avons maintenant un pays littéralement coupé en deux.» qu’il a remportés plus tard avec Le Dernier Empereur. » En ce milieu des années 1970, c’est en effet l’heure des bilans pour le cinéma transalpin, qui se penche sur l’évolution du pays depuis l’ère fasciste. Stefania Sandrelli retrouve ainsi son ami Ettore Scola au moment où ce dernier entreprend une série de films qui constituent à la fois un aboutissement et un dépassement de la comédie italienne, en jetant un regard rétrospectif sur les illusions perdues de la gauche. Cela commence avec le fameux Nous nous sommes tant aimés qui suit, avec un mélange de cruauté et de tendresse, les destins entrecroisés de trois anciens camarades de maquis. «C’est un des rares films italiens à avoir été reconnu partout dans le monde, précise celle qui y a donné la réplique à Vittorio Gassman et Nino Manfredi. Car il parle d’un sentiment commun, qui touche beaucoup de personnes. Ettore a développé des thèmes qui demeurent très actuels. C’est très dur pour moi d’en parler, puisqu’avec les dernières élections, nous avons maintenant un pays littéralement coupé en deux. Il y a d’un côté un Nord qui est contre les immigrés, et de l’autre, des gens du Sud qui sont complètement asservis à ceux qui pourraient au moins leur donner à manger, comme ils n’ont pas de travail. Le revenu de citoyenneté proposé par les Grillini (les partisans du mouvement Cinque 84
Stelle fondé par Beppe Grillo, ndlr) est pour moi une des choses les plus misérables et offensantes qu’on puisse imaginer pour un être humain. Je n’aurais jamais cru que l’Italie en arriverait là, et cela me blesse énormément. Je ne dis pas cela pour me lamenter, car j’ai eu et je continue à avoir une vie belle et bien remplie. Mais pour mes enfants, mes neveux et nièces, c’est un moment très difficile. On dirait que les gens n’ont rien appris, alors que le pays a une histoire où la culture a beaucoup compté. » De fait, 1900 et Nous nous sommes tant aimés représentent les derniers feux d’un cinéma italien qui allait bientôt s’effondrer économiquement, sous l’effet de la libéralisation des ondes télévisuelles. En gros, cela a été comme si, en France, on était passé du jour au lendemain des trois chaînes de l’ORTF à l’offre d’aujourd’hui. Et Sandrelli de pointer un autre facteur pour expliquer la chute libre des budgets et de la fréquentation : la disparition des grands producteurs tels que Franco Cristaldi, celui-là-même qui avait impulsé les films de Pietro Germi.
Nylon noir et porte-jarretelles
L’actrice réussira cependant à rebondir dans les années 80, en devenant inopinément une star du cinéma érotique. Certes, elle n’avait jamais rechigné à se déshabiller devant la caméra, mais pendant quelque temps, elle fera figure de véritable sex-symbol en nylon noir et porte-jarretelles, dévoilant avec audace les formes voluptueuses de sa quarantaine resplendissante. À l’origine de cette montée de sève, le film La Clé de Tinto Brass (1983), qui utilise la morale anarchisante d’un roman japonais de Tanizaki (un homme dans la force de l’âge ranime sa flamme envers son épouse timorée, en la poussant dans un adultère qui lui fait perdre toute fausse pudeur) pour régler son compte à l’hypocrisie de la société fasciste. « Le producteur Giovanni Bertolucci (cousin de Bernardo, ndlr) m’avait proposé ce script des années auparavant, nous apprend Sandrelli. Mais je me trouvais trop jeune pour le rôle. Je sentais que j’avais besoin d’avoir mûri. Et j’avais sans doute raison, car le succès de La Clé a été le fruit d’une harmonie. J’ai eu comme partenaire Frank Finlay, un très bon acteur qui m’a beaucoup soutenue. Et Tinto Brass a démontré qu’il était un grand réalisateur, comme il l’a aussi fait avec d’autres films. De la même manière que Bernardo Bertolucci a transposé Parme et ses bicyclettes dans la Chine du Dernier Empereur, Tinto, qui est vénitien, a déplacé à Venise le livre de Tanizaki. J’ai lu ce dernier, et l’ai trouvé très beau. Mais je l’ai compulsé après coup, car un peu d’ignorance fait du bien aux acteurs ! » Toujours aussi active aujourd’hui, l’actrice apparaîtra encore dans des dizaines de longs métrages et de fictions télévisées, dont la plupart ne franchiront jamais les Alpes, la distribution des films italiens en France s’étant considérablement réduite. Mais qu’importe : pour reprendre le titre d’un des plus beaux films de sa carrière, nous avons l’impression de bien la connaître. • TO US P RO P OS REC U E I L L I S PA R G.E. ( M E R C I À É LO D I E D U F O U R E T S AV E R I O F E RR AG I N A)
LES MAÎTRES D’HOLLYWOOD ENTRETIENS AVEC PETER BOGDANOVICH TOME 2
ALFRED HITCHCOCK DON SIEGEL SIDNEY LUMET JOSEPH H. LEWIS FRANK TASHLIN ROBERT ALDRICH CHUCK JONES EDGAR G. ULMER OTTO PREMINGER
capricci éditeur de cinéma
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JO NESBØ
“ON PEUT VOIR LA FOLIE DANSER DANS LES YEUX DE NICK NOLTE” Parmi les arguments de vente de ses derniers polars, le Norvégien Jo Nesbø a parfois été présenté comme «le prochain Stieg Larsson». Mais ne comptez pas sur lui pour dupliquer la recette de la trilogie Millénium. Derrière les millions d’exemplaires écoulés et sa dégaine de flic tendu échappé d’un épisode de The Shield, Nesbø sait aussi théoriser le mariage pas toujours évident entre cinéma et littérature policière. Comment? En slalomant tout schuss entre Martin Scorsese, True Detective et même… la perfection narrative de Toy Story 3. PA R DAV I D A L E X A N D E R CASSA N & J E A N-V I C C H A P US – P H OTOS : TH RO N U L L B E RG
A
ujourd’hui, lorsque vous sortez un livre, est-ce que vous avez l’impression de subir le même genre de pression qu’un réalisateur de blockbusters?
C’est différent au cinéma, pour de grands réalisateurs comme Scorsese ou Spielberg. Eux ont réellement la pression de leur budget. J’imagine que ces réalisateurs ont toujours ça dans un coin de la tête. Moi, en tant qu’écrivain, je suis à la fois réalisateur, producteur et scénariste. Et je ne suis pas cher. Je n’ai besoin que d’une feuille et d’un stylo. Quand ma maison d’édition m’a annoncé le chiffre de 300 000 exemplaires en premier tirage pour mon roman La Soif, j’ai pensé : «Mais ils sont tombés sur la tête ! » Ça représente plus de monde que Bergen, la deuxième ville du pays, celle où j’ai fait mes études... Vous parliez de Martin Scorsese. Il y a quelques années, il s’était déclaré intéressé par l’adaptation de votre livre Le Bonhomme de neige. Comment vous avez réagi quand on vous a appris ça?
En effet, c’est lui qui devait réaliser l’adaptation au départ. C’est d’ailleurs un peu pour ça que j’ai dit oui pour commencer ! Il a même été question qu’on se rencontre à New York, mais finalement ça ne s’est jamais fait. Au bout d’un moment, le studio a voulu faire le film un peu plus vite qu’il ne pouvait le faire lui, parce qu’il a pas mal de projets sur le feu, donc il est devenu producteur mais plus réalisateur. C’était il y a quelques années, déjà. Vous avez une relation particulière avec votre personnage principal, Harry Hole. Vous auriez pu laisser un autre réalisateur que Martin Scorsese lui donner un visage?
Pendant des années, j’ai refusé les offres d’adaptation parce que le cinéma est un média beaucoup plus fort que le livre. Je ne
voulais pas qu’il définisse la série, alors que je suis encore en train de l’écrire : ce que sont les personnages, comment ils parlent, comment ils marchent… Je préfère qu’il y ait une centaine de Harry Hole dans la tête de mes lecteurs plutôt que de voir quelqu’un le représenter. Sauf que j’ai longtemps dit qu’il faudrait que Martin Scorsese m’appelle pour que j’y réfléchisse. Évidemment, c’était une blague, mais quand il s’y est vraiment intéressé, j’étais échec et mat. Quelque temps après avoir décidé de leur céder les droits, j’ai rencontré Tomas Alfredson, qui m’a expliqué qu’il voulait faire son propre film, sa propre histoire, et ça m’allait très bien. Je n’ai pas encore vu Le Bonhomme de neige, mais d’après ce qu’on m’a dit, c’est une histoire différente avec le même titre. Je finirai par le voir, en tout cas, même si je sais maintenant que les critiques ne sont pas très bonnes… Et quand on vous annonce que c’est Michael Fassbender qui a finalement été choisi pour le rôle de Harry Hole, vous réagissez comment?
Je suppose que c’est impossible de trouver un acteur qui ressemble exactement à l’image que je me fais de Harry Hole. Cette quête-là, je vous assure : mieux vaut l’abandonner tout de suite. On m’a souvent demandé si je verrais un comédien capable d’incarner physiquement ce personnage. Le seul acteur auquel j’aurais pu penser est Nick Nolte. Pourquoi ? Parce qu’il a ce regard triste, ces yeux de chien battu, et énormément charmeurs en même temps. On peut voir la folie danser dans les yeux de Nick Nolte. Quand Tomas m’a dit qu’il voulait prendre Michael, la seule chose que je me suis demandée c’est : « Fassbender est-il un bon acteur?» Je l’avais vu dans Shame, où je l’avais trouvé brillant. Mais vous pouvez avoir tous les bons ingrédients pour un plat, rien ne dit que ce sera un plat réussi.
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Le Bonhomme de neige
Mamma mia
Toy Story 3
Shutter Island
Quelle était votre relation à la culture américaine en grandissant?
True Detective
“Pour Mamma Mia!, il y a quand même des limites à la gêne que je suis prêt à ressentir au cinéma.”
Mon père a grandi à New York ; mes grands-parents du côté de mon père étaient des Norvégiens qui ont émigré aux États-Unis avant de rentrer au pays. Le côté paternel de ma famille était « américanisé ». Ça s’est sans doute répercuté sur ma culture en termes de livres, de films, de disques. Par exemple, j’aimais beaucoup Mark Twain, Huckleberry Finn et Tom Sawyer. D’ailleurs, on pourrait presque dire que Tom Sawyer est le premier polar que j’ai lu : ça parle quand même de quelqu’un qui a été assassiné, et les personnages partent à la recherche des assassins. Le cinéma est venu après. Comme je suis né en 1960, j’avais une dizaine d’années quand j’ai vu les films de Francis Ford Coppola, Le Parrain et Le Parrain - 2e partie, puis Conversation secrète, que je n’ai pas vu à la sortie mais aux alentours de 1982. J’étais étudiant, et je n’en avais même jamais entendu parler. Je me 88
suis assis devant un tout petit écran de télévision, et je n’ai eu besoin que de soixante secondes pour savoir, d’instinct, que c’était un grand film. J’ai laissé tomber tout ce que j’étais en train de faire pour en profiter. Quand est-ce que ça vous est arrivé pour la dernière fois?
Quand j’ai vu le début de Interstellar, de Christopher Nolan. À vrai dire, il m’est arrivé la même chose pour Memento : le film était en cours quand je suis arrivé dans la pièce, mais je l’ai vu, je me suis assis et je me suis dit : «Ok, c’est super». Ces deux-là, et Toy Story 3, en fait. J’étais dans le train avec ma fille, qui avait 8 ou 9 ans à l’époque, et elle regardait le film sur son ordinateur portable. Elle s’est tournée vers moi, et m’a dit : « Papa, ça, c’est un grand film.» Je l’ai regardée et je lui ai dit : « Oui, c’est un film pour enfants, c’est Toy Story 3, mais je le regarde et d’un point de vue de conteur, il y a effectivement tout, c’est le film parfait!»
E X T R A
Ça vous arrive de faire référence à certains films dans vos intrigues?
Dans ma génération d’écrivains, nous avons vu plus de films que nous n’avons lu de livres. D’ailleurs, je crois que cette influence se ressent dans le rythme de l’histoire, dans les descriptions qui ne sont pas faites par un narrateur omniscient mais depuis le point de vue d’une caméra, d’un objectif qui lui, est neutre, et raconte ce qu’il se passe. C’est ensuite au lecteur de tirer ses propres conclusions, et ça fait toute la différence. Umberto Eco écrivait qu’il y a une grande différence entre les phrases : «Elle a dit avec colère », et «Elle a dit avec une voix empreinte de colère ». Dans la première phrase, vous êtes un narrateur omniscient à l’ancienne, quelqu’un qui peut nous dire ce qu’il se passe dans la tête des personnages. Dans l’autre, vous êtes une mouche posée sur le mur, qui se contente de décrire objectivement ce qu’elle entend. Peut-être qu’elle est en colère, peut-être qu’elle fait semblant d’être en colère, peut-être qu’elle a cette voix-là, mais c’est à vous de décider en tant que lecteur. Quand vous voyez un écrivain utiliser cette technique-là, il me semble que c’est une influence directe du cinéma. Certains disent que vos livres ou ceux de Henning Mankell, par exemple, organisés autour de personnages forts et récurrents, ont un peu préfiguré l’âge d’or des séries télévisées. Qu’en pensez-vous?
Je me rappelle avoir été très excité lors des premières années des grandes séries diffusées sur HBO : Les Soprano, The Wire... À la suite, il y a eu Mad Men, que je trouve brillant parce que si on vous le raconte comme un pitch, vous n’y croyez pas du tout. «On va faire une série très chère à propos de la publicité aux États-Unis dans les années 60, et vous n’aimerez aucun des personnages. » L’histoire qu’elle racontait la rendait difficile à définir en termes de genre, et j’étais étonné, impressionné que ce soit l’industrie commerciale de la télévision américaine qui soit prête à prendre des risques avec ces histoires. Idem pour Deadwood : «Et si on faisait se rencontrer Shakespeare et le western spaghetti ? » Ils ont mis beaucoup d’argent dans des idées courageuses. Ces premières années du retour des séries étaient un âge d’or. Aujourd’hui, on sent que ça commence à se diluer. Même dans cette industrie de la série télé, on sent que les directeurs des programmes commencent à viser ce qui va marcher. Prenez Ozark, par exemple. C’était plutôt bon, mais vous pouvez presque entendre le pitch en regardant la série : «Prenons un peu de Bloodline, avec un endroit merveilleux que les gens aimeront regarder, et un peu de Breaking Bad. » Et c’est exactement ce que c’est : ça ressemble à Bloodline, et c’est l’histoire de Breaking Bad. Vous n’avez pas parlé de True Detective…
L’histoire était menée par les personnages, et par les acteurs. Matthew McConaughey est super, mais son rôle était plus facile que celui de Woody Harrelson. En fin de compte, c’est lui qui m’a le plus impressionné. Les acteurs adorent jouer le mec un peu fou qui bricole ses petits pliages sur un bout de table. Harrelson avait un rôle nettement plus difficile à maîtriser : il devait jouer le mec droit qui pouvait basculer dans la folie à tout moment, et il l’a fait brillamment. Dans La Soif, vous êtes très critique envers les nouveaux modes de communication ; avez-vous vu The Square, film lui aussi très critique à ce propos comme sur la social-démocratie suédoise?
Je ne l’ai pas encore vu, mais j’en ai parlé avec le réalisateur Ruben Östlund avant qu’il ne le tourne. Ce qui m’intéressait, ce sont les situations créées par Tinder et autres applications de rencontre :
des inconnus se rencontrent sans étiquettes derrière lesquelles se cacher, sans filet de sécurité… En gros, cela ressemble à une espèce de champ de bataille de l’amour. Un champ de bataille où vous n’avez pas d’autres choix que de tuer ou de vous faire tuer. J’étais dans le café à côté de chez moi, et je voyais ces jeunes couples réunis au-dessus d’une tasse de café, j’ai compris que c’étaient des rencontres faites sur le net et j’ai commencé à écouter leurs conversations, parce que j’étais curieux : ces gens arrivent avec le cœur sur la main, et risquent l’humiliation terrible d’être rejetés. C’est une situation très dramatique, ils sont nerveux, vous pouvez presque entendre leur cœur battre la chamade… C’est du théâtre, et ça se joue tous les jours dans un café à côté de chez vous. J’ai baissé le volume de ma musique, enlevé mes écouteurs discrètement, et j’ai écouté ce qui se disait. Parfois, c’était très gênant. Parfois, très poli, presque comme un entretien d’embauche. Ils se tenaient droits, parlaient chacun à leur tour en hochant la tête pour valider ce que disait l’autre… Parfois, ils étaient aussi très honnêtes, en allant droit au but. Plus que le phénomène Tinder, ce sont ces situations qui ont excité ma curiosité : ces gens se rencontrent sans s’appuyer sur des règles connues, voilà ce qui est intéressant. En tant qu’écrivain, vous jouez à surprendre vos lecteurs. Que pensez-vous des films à twist, comme Usual Suspects, par exemple?
Parfois, il m’arrive d’anticiper certaines intrigues, même subtiles : je peux voir la manipulation, les petits trucs, mais ça n’enlève rien à la pression ou au plaisir. Un soir, je discutais avec un humoriste et il m’a expliqué la notion de « timing ». Le timing, c’est d’envoyer la punchline au moment exact où vous comprenez ce qui arrive. Si une blague ne fait que vous surprendre, ce n’est que du chaos et ça ne vous fera pas rire. Il doit y avoir une certaine compréhension, même si ça ressemble à une surprise. C’est exactement la même chose avec la révélation finale, cruciale dans une intrigue policière : il faut que votre lecteur se dise : «Ah!» Et pas : «C’est quoi ce bordel!?» Une intrigue comme celle de Usual Suspects, dans laquelle vous comprenez que ce mec qui quitte le commissariat après avoir raconté toute l’histoire est en fait le coupable, peut encore me plaire aujourd’hui. Parce que la sensation d’avoir été manipulé reste toujours très agréable. Et je vous dis ça d’autant plus volontiers que ça ne m’arrive pas souvent ces jours-ci… Est-ce que ça peut vous arriver de quitter une séance au bout de dix minutes parce que vous savez comment l’intrigue risque de se finir?
Récemment, je lisais Shutter Island de Dennis Lehane, qui a été adapté par Martin Scorsese. À partir de la structure de l’histoire, de la façon dont il fait monter le suspense, j’ai compris aux alentours de trente pages que tout reposait sur le fait qu’il était sur l’île et que c’était lui, le fou. Résultat : c’est une des très rares fois où j’ai feuilleté le livre jusqu’à la fin pour vérifier mon hypothèse. Je n’avais juste pas envie de passer deux semaines à le lire pour voir s’il racontait l’histoire que je suspectais. Ce n’est pas parce que c’est une mauvaise intrigue, ou que c’est mal écrit, c’est parce que tout repose sur ce twist. Et vous savez quoi? J’ai quand même regardé le film, même si je connaissais le twist… J’y ai même pris du plaisir. Bon, j’avoue que pour Mamma Mia!, le film sur ABBA, je suis sorti de la salle. Il y a quand même des limites à la gêne que je suis prêt à ressentir au cinéma. •
happy end Mots croisés
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Steven Spielberg PA R B E N O Î T M A RC H I S I O Vertical
1. Héros belge réapproprié en 2011 – Alien gentil arrivé chez nous en 1982
1. Manchot irascible et film moyen
3. Pays visité par le protagoniste du Pont des espions 4. En a obtenu deux dans la catégorie « meilleur réalisateur » 5. Tom fidèle 6. Contraire de « off » - Vu qu’il n’a pas de compte Twitter, difficile qu’il en récolte – Genre qu’il revisite ce mois-ci
2. Héros mythique 3. 4. Initiales d’un autre Tom fidèle - Cissaruj …. 5. Titre en V.O. d’un film journalistique 6. « Steven, tu veux pas réaliser un Harry Potter ? » 7. I fau sauve l solda 8. Dents de la mer anglaises 9. Initiales d’un réalisateur français chaud pour des rencontres – Harrison fidèle
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8
9
2 3 4 5 6 7
7. Série Netflix qui n’a rien à voir avec lui mais faut bien remplir les cases
8
8. Est prêt, surtout le un.
9
9. Chef-d’œuvre réévalué
3
1
Horizontal
2. Matière dont est fait l’idole des Aventuriers de l’arche perdue
2
Vertical : 1. Hook 2. Indiana 3. / 4. T.C. 5. Post 6. No 7. Rya 8. Jaws 9. T.F. - Ford Horizontal : 1. Tintin – E.T 2. Or 3. RDA 4. Oscar 5. Hanks 6. On – RT – S.F 7. O.A 8. Player 9. A.I
En chantier
Le meilleur du pire des films en production. PA R M AT T H I E U ROSTAC
Twins La bande annonce du film de Lamberto Bava a enflammé la dernière Berlinale : on y voit Gégé Depardieu, son nez qui ressemble de plus en plus à un pénis, et des lentilles rouges diaboliques. On y découvre aussi les talents d’acteur de Frédéric Lerner. L’homme qui a composé le riff de guitare du générique de Un gars, une fille ? Luimême.
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Mon cochon et moi
Creators : The Past
Une délicate histoire d’amitié entre un homme et son porcelet se déroulant dans la Bulgarie moderne. À première vue, Gérard Depardieu incarne l’homme qui fait des mamours à son goret. Mais attendons de juger sur pièces, on n’est jamais trop prudent.
Un projet qui a pour ambition de, hum, raconter l’histoire de l’Homo sapiens, avec un budget probablement inversement proportionnel à la modestie de son pitch. Avec, en guise de climax, un clash au sommet entre William « Capitaine Kirk » Shatner, qui incarne Lord Ogmha, et son ennemi Master of Faith interprété par... Gérard Depardieu.
Alad’2, Monsieur Pourpre, The Blue Mauritius, L’Envers du décor, Sgt. Stubby Vous l’aurez compris, il s’agit d’un « en chantier » spécial Gérard Depardieu. Parce que les travaux, on sait quand ça commence mais jamais quand ça s’arrête, il semblerait que la carrière de Gégé soit impraticable et ce, pour un bon bout de temps : douze projets en cours ou annoncés, dont les trois susnommés. Parmi les neuf autres, du Blier, du Nicloux – ouf ! – mais aussi Alad’2, Monsieur Pourpre, The Blue Mauritius, L’Envers du décor, Sgt. Stubby : An American Hero...
Après The End
Kevin McCalister Que sont devenus nos personnages cultes après la fin du film? Ce mois-ci, une tête blonde prête à tout pour défendre son pavillon de banlieue.
uand ses parents l’avaient oublié pour la première fois, Kevin avait 8 ans. C’était en 1990. Toute la famille était partie prendre l’avion pour Paris sans lui. Ça avait été un coup dur au début, mais franchement, ce fut le meilleur Noël de sa vie : sans eux. Plus tard, il avait pardonné à sa mère : on lui avait diagnostiqué, quelques années après, un Alzheimer précoce. Aujourd’hui, Kevin a 36 ans. Et ses parents viennent encore de le zapper. Mais de leur testament cette fois-ci. Les frères et sœurs s’étaient tous réunis chez le notaire, et Kevin avait découvert à sa grande surprise que, ben, y’avait pas de Kevin de noté sur le papier rédigé par son père. Il avait été pris d’un grand fou rire et était parti, sans demander son reste. Il en riait encore cinq minutes après au supermarché, il en riait toujours quand son sac de courses s’était cassé, et que tout s’était répandu sur le trottoir, à l’ancienne. Franchement, on ne peut plus parler d’acte manqué à ce stade. C’est vrai que le petit dernier, on lui accorde un peu moins d’attention. Il ne pose pas de problème, il se gère tout seul, mais là, à ce point ? C’est à croire qu’il n’a jamais été désiré, ça devait être un accident. Il en parle à son psychanalyste, de cette négligence parentale quasi criminelle qui explique beaucoup de ses comportements : le fait qu’il se parle à luimême à haute voix depuis toujours (au moins il est sûr qu’on l’écoute), ses problèmes de gestion de la colère (sa seule façon de se faire remarquer), son léger penchant sadique, révélé par sa manière ultra-violente et jouissive de s’en prendre aux deux intrus qui avaient tenté de cambrioler sa maison enfant. À ce stade, c’était dingue qu’il ne soit pas devenu psychopathe. Bon, il avait quand même beaucoup de fantasmes de torture, mais il
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les réalisait, à sa manière. C’est d’ailleurs comme ça qu’il avait rencontré sa femme, Dorothy. Un soir, dans un donjon, alors qu’il était occupé à ligoter une vieille connaissance, il avait été charmé par cette belle brune aux oreilles décollées, qui, comme lui, était fan de la série des Saw. Kevin s’identifiait pas mal au héros, Jigsaw, toujours plus inventif dans l’art du supplice. Ceci dit, Kevin n’avait pas besoin d’argent, ni de récupérer la vieille horloge de sa grand-mère. Il était blindé de thunes, et détestait les vieilleries. Depuis qu’il avait découvert les talents d’ingéniosité dont il avait fait preuve pour défendre sa maison, ce petit génie avait brillamment intégré une école d’ingénieur et s’était spécialisé dans les alarmes high tech. Grâce à ses systèmes ultra-perfectionnés et plutôt bon marché, il était devenu millionnaire. Ouh ben tiens d’ailleurs, son Apple Watch vibre : un message lui signale que la caméra de surveillance dans son appartement s’est déclenchée. Bon, alors, qui es-tu toi, qui t’introduis chez moi sans crier gare ? Ah ça va, c’est la femme de ménage. Ben tiens, on va regarder si elle fait vraiment ses heures, parce que parfois il a l’impression qu’elle l’arnaque un peu. En la voyant s’affairer dans la chambre de son fils, Kevin réalise qu’il ne l’a pas géolocalisé depuis deux heures. Ah ça va, il est toujours au lycée. En bon papa poule, Kevin avait intégré une puce dans la Rolex qu’il lui avait offerte pour ces 15 ans, comme ça. Bon, le gosse était pas au courant, mais il était mineur encore hein, donc sous sa responsabilité. Déjà, petit, il le baladait en laisse, par peur qu’il ne s’échappe ou que quelqu’un ne le kidnappe. Il ne reproduirait pas les erreurs de ses parents. En attendant, qu’est-ce que ça peut le rassurer de voir ce petit point bleu qui ne bouge pas. • G É R A L D I N E D E M A RG E R I E
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happy end
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SI VOUS DEVIEZ...
Faire un film sur le César du meilleur espoir par Finnegan Oldfield, acteur À la dernière cérémonie des César, il s’est fait remarquer en surjouant la colère à l’annonce du prix du meilleur espoir pour Nahuel Perez Biscayart. Bon, il était rigolo ce petit clin d’œil à Friends, mais comment Finnegan Oldfield s’y prendrait s’il devait faire un film sur un mec qui doit choper un César? Ça se complique... P RO P O S REC U E I L L I S PA R I D I R S E RG H I N E
a serait un film avec des flashbacks, presque un film dans le film. L’histoire d’un jeune mec présent à la cérémonie pour peut-être recevoir le César du meilleur espoir masculin. Il serait assez confiant parce que tout le monde lui aurait dit qu’il avait ses chances. Impatient, tendu, il se rappelle l’histoire du film qui l’a amené jusque-là. Il se rappelle un rendez-vous quelques jours auparavant entre lui et le producteur, assis dans un resto en train de manger une bavette à l’échalote : « J’ai vu une première version de montage. Putain tu vas l’avoir le César ! » Retour à la soirée. Il observe les diverses personnalités recevoir leur trophée, faire leur discours, et se rappelle maintenant des passages du film dans lequel il a joué. C’est un drame social, un peu fauché, ultraréaliste. L’histoire d’un jeune clochard et de son amitié avec un chien rencontré à Paris dans le quartier de Belleville. Une espèce de Belle et Sébastien urbain. Une romance de punk avec un chien au regard mélancolique qui tousse beaucoup. Ce serait aussi une histoire entre le héros et deux potes de misère. Un clochard polonais qui ne comprend pas le français interprété par Manu Payet et un autre qui serait bègue interprété par Damien Bonnard. La communication, évidemment, serait hyper difficile entre eux. Ça explique la relation forte entre le héros et son chien. On verrait leur quotidien, leur galère avec la police, la manche, l’alcool, la baston.
Clochard-garou Mais le vrai point de bascule de ce film dans le film ça serait le moment où le jeune clochard se réveille dans un hôpital. Il ne se rappelle plus ce qu’il s’est passé la veille. Il panique, demande aux infirmiers où est son chien. On lui explique que son chien est gravement malade. Il a attrapé un mystérieux virus qui le ronge et le fait tousser. Cette annonce, au lieu de calmer le héros, le rend extrêmement violent. Il s’en prend à l’équipe médicale en criant de sa voix rauque : « Si le chien meurt, je mourrai avec ! » Ne sachant plus quoi faire, le médecin de l’hôpital décide de lui faire une piqure de tranquillisant. Il s’endort et ce serait l’occasion d’un très long fondu au noir, d’environ vingt secondes. Puis, au beau milieu de la nuit, le jeune héros se réveille allongé sur le trottoir humide d’une rue déserte. Près de lui, son chien, qui garde les yeux clos, semble mort. Mais subitement, il tremble et ses yeux s’ouvrent lentement. Et là, on passe en plan subjectif « chien ». Son regard pointe vers la nuit étoilée, une pleine lune. On entend un long ululement de loup. On comprend que quelque chose d’étrange se passe. Là, changement de point de vue : plan large sur les deux acolytes, l’homme et l’animal deviennent des loups-garous. Tous les deux se redressent, se jettent un regard amical avant de partir en courant. Ils disparaissent dans un épais brouillard. Retour sur le comédien aux César. Son nom résonne : il est le meilleur espoir ! Fier de lui, il se présente devant le public, brandit son trophée puis se penche vers le micro. Il racle le fond de sa gorge et pousse un long ululement dans une salle silencieuse, perplexe. Mais contre toute attente, Scorsese et Spielberg, qui assistent à cette soirée en jouant leur propre rôle, se lèvent. Ils se mettent à reprendre le cri de l’acteur. Puis tout le public se lève et ulule comme un seul homme. • 93
happy end LE JOUR OÙ
Belmondo a attaqué Delon en justice En 1970, Alain Delon et Jean-Paul Belmondo sont réunis dans Borsalino, de Jacques Deray, (recemment restauré pour un coffret chez Pathé). Une rivalité qui se terminera par un procès, faisant les choux gras de la presse. Retour sur un mémorable choc des egos. PA R PAO L A D I C E L L I
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aris, 19 mars 1970. Toute l’équipe de Borsalino, l’un des films les plus attendus de l’année, est réunie au cinéma Paramount. Toute, à l’exception de Jean-Paul Belmondo, qui partage pourtant l’affiche avec Alain Delon. Bébel roucoule à Londres avec sa compagne de l’époque, Ursula Andress. En réalité, il boycotte cette avant-première. Depuis plusieurs jours, les médias ne parlent plus que du procès intenté par Belmondo contre Delon. La raison de cette guerre des monstres sacrés du cinéma ? Cinq petits mots sur l’affiche du film. Deux ans plus tôt, entre les prises du film La Piscine, Alain Delon est plongé dans un livre d’Eugène Saccomano : Bandits à Marseille. Le chapitre sur les deux mafieux des années 30, Carbone et Spirito, le captive particulièrement. Le soir, durant cet été 1968, il parle d’une adaptation cinématographique à Jacques Deray, qui se montre intéressé. « J’en serai le producteur », prévient d’emblée Alain Delon. L’acteur rêve d’endosser toutes les casquettes, et imagine même le casting parfait. À ses côtés, il verrait bien le Némésis Belmondo, croisé furtivement dans Sois belle et tais-toi (1958) et dans Paris brûle-t-il ? (1966). À la lecture du script, l’acteur de Pierrot le fou accepte sur le champ, mais se méfie forcément du Delon producteur. Avec son agent, 94
ils font rédiger un contrat ultra-calibré : répartition identique du temps de parole, de leurs apparitions, du nombre de coups de poing. Surtout, il prend garde à l’affiche. Même si Alain Delon est producteur, c’est sa société Adel, et non son nom, qui doit y être mentionnée. Autrement dit, les Français doivent pouvoir y lire : « Paramount présente une production Adel : Belmondo/Delon dans Borsalino ». L’acteur/producteur accepte, le contrat est signé et le tournage commence, non sans difficulté. Financièrement, le héros du Guépard est contraint de s’associer avec la Paramount, et de réduire le budget, à cause d’une dévaluation du dollar. Puis, il subit la pression des familles des deux mafieux. Carbone et Spirito, les deux personnages principaux, auraient été collabos pendant la Seconde Guerre mondiale, un passé peu glorieux pour les héritiers respectifs. Ils demandent donc à ce que les noms et l’action soient modifiés. L’histoire s’arrête donc en 1939, avec des héros appelés Capella et Siffredi. Quant à l’ambiance entre les acteurs sur le tournage, elle s’avère globalement cordiale, malgré quelques petits couacs : « Il n’y a pas vraiment eu de conflit. On ne peut pas dire qu’il y avait entre eux une amitié débordante, mais ils faisaient leur boulot », confie Jacques Deray en 2003 dans son
livre J’ai connu une belle époque (éd. Christian Pirot). La presse est attentive à la moindre dispute, interroge les maquilleurs et les figurants, en quête d’une anecdote croustillante. Mais ils n’ont pour le moment rien à se mettre sous la dent, hormis un film reposant sur le duo mythique. Un duo qui promettait pourtant de faire des étincelles sur le plan privé. Car les deux acteurs sont très différents, comme l’analyse Vincent Quivy, auteur d’Alain Delon, ange ou voyou (éd. Seuil) : « On les opposait beaucoup. C’était le beau et mystérieux Delon contre Bébel, l’acteur sympa, sportif, accessible. Ce sont deux personnalités antithétiques. » Il faudra attendre la post-production pour satisfaire enfin les médias.
L’affiche controversée
La réunion « maquette » pour confectionner l’affiche du film se tient en présence du graphiste René Ferracci, Jacques Deray, les producteurs de la Paramount et, bien sûr, Alain Delon, qui n’a pas convié son partenaire à l’écran. Il refuse tout bonnement de lui présenter son projet. Et pour cause : il ne tient pas compte des termes du contrat
film a enregistré 199 271 entrées. Au final, c’est près de cinq millions de spectateurs dans toute la France qui iront voir Borsalino, le classant parmi les films ayant réalisé le plus de recettes en 1970. Tout cela sans qu’à un seul moment lors de la promotion du film, on ne parle de l’histoire des deux mafieux.
Enterrer la hache de guerre
« Belmondo a été horrifié parce qu’il y avait en haut de son nom : “Alain Delon Présente”. » Alain Delon de Jean-Paul Belmondo et fait figurer sur l’affiche : « Paramount présente une production Alain Delon : Belmondo/ Delon dans Borsalino ». Pourquoi prendt-il le risque de violer ainsi les règles fixées au départ ? Pas pour faire de la publicité, puisqu’il sait qu’il n’aurait pas le beau rôle. Vincent Quivy à la relance : « Delon veut devenir un producteur à l’américaine et, en mettant son nom sur l’affiche, il veut donc faire comme les Américains. Il veut aussi montrer qu’il est supérieur à Belmondo car, contrairement à lui, il n’est pas qu’interprète. D’après lui, il prend plus de risques. Cela mérite quelque chose en plus ! » En découvrant les affiches placardées dans tout Paris, Bébel se rebelle. Il attaque Alain Delon en justice, à quelques jours de la sortie du film, et demande au tribunal de faire retirer tous les supports publicitaires. L’acteur/ producteur est fou de rage, lui qui a
organisé la promotion au millimètre près. C’est le début d’un échange de tirs fournis, par médias interposés : « J’estime avoir respecté mes engagements et Adel Productions ne les respecte pas avec moi. Il y a beaucoup de choses qu’on devait me présenter qu’on ne m’a pas présentées. À travers moi, c’est toute la profession qui est concernée : si je me laisse faire, mes camarades ne pourront rien faire à l’avenir », déclare Jean-Paul Belmondo à France Soir, le 5 mars 1970. Le juge, statuant en référé, note que l’affaire n’est pas urgente, contrairement à ce que pensent la presse et les Français. Il renvoie ainsi les deux parties devant le tribunal civil : « Il a massacré comme il a pu la sortie de Borsalino ! », lâche un Delon écœuré, à Paris Match. Pas sûr, puisque ce procès, et tout le tapage médiatique autour, n’a fait qu’attirer un peu plus les spectateurs. Sur sa seule première semaine, rien qu’à Paris, le
Pendant ce temps, l’affaire suit son cours. Trente mois après la sortie de Borsalino, le tribunal de commerce convoque les deux acteurs. Ce 16 juin 1972, la tension entre les deux parties est palpable. Le verdict tombe enfin, et donne raison à Jean-Paul Belmondo. Alain Delon, qui déteste les échecs, est profondément atteint dans sa fierté. À la troisième personne du singulier, fidèle à son personnage, il confie à nouveau à Paris Match : « Belmondo a été horrifié parce qu’il y avait en haut de son nom : “Alain Delon Présente”. Mais c’était Alain Delon producteur qui représentait le film, et c’était normal. » Un an plus tard, en 1973, Delon met en chantier la suite de Borsalino. Jacques Deray est à nouveau derrière la caméra. Il n’est plus question de rappeler Belmondo, puisqu’il meurt à la fin du premier film. Cependant, le cinéaste aimerait ouvrir sur une photo du personnage, l’histoire racontant la vengeance de Siffredi contre les meurtriers de son ami. Après autorisation de l’acteur, Borsalino and Co commence sur une photo de Belmondo au cimetière de Marseille. Mais la magie opère moins lorsque les deux acteurs n’apparaissent pas ensemble à l’écran. Le film a moins de succès. Le temps passe et les rivalités entre les deux monstres sacrés s’atténuent. Chacun revient sur l’épisode du procès : « J’étais fier de présenter Belmondo dans un grand film, qui plus est, avec moi (…) On a discuté un jour pour se rendre compte qu’on n’allait pas rester brouillés pour des bêtises pareilles !», minimise Alain Delon dans le Ciné Télé Revue du 28 novembre 1977. Et près de quarante ans plus tard, c’est Bébel, dans un entretien au Point, qui se charge de balayer l’affaire, quitte à en rajouter un poil : « C’étaient des disputes d’amoureux, on était des grands copains ! » • Dans les bacs dans le cadre de la collection Pathé restaurations : coffret 4 polars JACQUES DERAY (Borsalino & co, Le Gang, Trois hommes à abattre, Symphonie pour un massacre)
Pour ou contre le scope? Ou comment tout ce qui fait un film peut finir par lui nuire. PA R A N TO N I N P E RETJAT KO, C I N É AST E
aire du cinéma, c’est véhiculer de l’émotion. Parmi les véhicules utilisés, il y a le format. Le format, c’est la géométrie de l’image. Parfois l’image est proche du carré, parfois c’est un rectangle qui s’allonge. Quand la longueur devient plus de deux fois la taille de la hauteur, 2,35 fois pour être plus précis, on a du CinémaScope. Grosso modo, c’est deux fois le format presque carré pratiqué au temps du muet. Pour faire du Scope, il faut un objectif qu’on appelle l’anamorphoseur : grâce à une déformation optique, il met une image rectangulaire dans une image carrée, ensuite on projette en étirant le carré pour retrouver le rectangle. Il y a deux façons de faire du Scope : la vraie avec l’anamorphoseur, la fausse en coupant votre image en haut et en bas et vous jetez le reste à la poubelle (comme une pizza dans laquelle vous ne mangez qu’un rectangle au format 2,35 ; ça ne vous est jamais venu à l’esprit? Pour le Scope c’est la même hérésie...).
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La raison pour laquelle un réalisateur choisit de tourner dans un format plutôt qu’un autre est souvent intuitive. Pour le Scope, certains diront que c’est pour les grands espaces, d’autres pour mettre deux personnages qui 96
se causent dans la même image. C’est oublier que les grands espaces ont été filmés bien avant le Scope (westerns chez John Ford, décors gigantesques chez Fritz Lang ou Sternberg…). Quant à filmer deux personnages dans le même cadre, n’importe quel réalisateur l’a fait avant l’invention du Scope. Laurel et Hardy ça vous dit quelque chose? En fait, le CinémaScope est né pour concurrencer la télévision. Aujourd’hui c’est la même combine avec le relief face à Internet. Pour qui fréquente les festivals de courts métrages, une interrogation : pourquoi plus de 70 % des films dans ce format? La plupart du temps c’est du faux Scope (comme la pizza honteusement rognée) et les films jouent l’effet de style. C’est-à-dire soit un cadre très fixe qui fait ressentir le vide (tendance Antonioni), soit un cadre qui bouge et vous donne le mal de mer (tendance Lars von Trier). Deux choix difficiles à réussir qui donnent des films pénibles quand ça rate car la justification d’enfermement ou de vide reste seulement théorique. L’hégémonie du Scope en court métrage tient à une raison économique. La location des objectifs Scope coûte une montagne de pognon, en faux Scope numérique ça coûte zéro et puisque c’est gratuit, n’importe qui se croit
apte à s’en servir. Qu’il soit vrai ou faux, le Scope pose ses conditions et demande des dépenses de mise en scène que les budgets de courts métrages n’assument plus : les décors deviennent pauvres, le nombre de figurants à l’image (et tout ce qui va avec) est à doubler, sans compter un travail de mise en scène plus long à mettre en place, ce qui veut dire moins de plans dans la journée. On le voit : le Scope, même gratuit, demande sa montagne de pognon. Un subterfuge est de faire comme Coppola qui a réalisé Le Parrain cadré comme du Scope : bien que l’imaginaire cinéphile pense à ce film en 2,35, nous sommes bien en 1,85. Pour Fritz Lang, ce format n’était bon qu’à filmer des cercueils ou des serpents. Tex Avery a préféré rendre son tablier quand on lui a imposé ce format : les Droopy en 2,35 ne sont pas de lui, ce n’est pas dans ceuxlà qu’il faut y chercher sa phrase géniale à l’intention du spectateur : «Hello, happy tax payers!» Toujours dans la famille des allergiques à ce format, Netflix, qui ne va au cinéma qu’avec une boîte de naphtaline, a sorti l’arme lourde pour concurrencer la salle de ciné : le format vertical! Sortez vos smartphones, ça commence ce mois-ci avec des bandes annonces visibles sans pivoter l’appareil, il est vrai que ça demandait beaucoup de contorsions pour ceux qui conduisaient avec le téléphone ventousé au pare-brise. Bientôt un long métrage vertical? On va enfin voir des documentaires sur les grutiers, des gros plans des ZZ Top avec toute la barbe et peut-être enfin l’adaptation de l’histoire du Lit Vertical… Nouveau format, nouveaux sujets ? Il y a peut-être une montagne de pognon à se faire. •
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