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Photographie par Lionel Rousseau
L’inhabitable : les bidonvilles, les villes bidon L’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel Les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d’assise, les cours d’école [...] Espèces d’Espaces, Georges Perec, 1974
Espace d’espèce, est une adaptation photographique d’une pensée du livre de Georges Perec «Espèces d’espaces». Mon but n’est pas de dresser un portrait de chaque espace listé, ce qui serait le projet d’une vie, mais plutôt de me focaliser sur l’un des espaces «inhabitables» cité par Perec : les hospices. Dire que les hospices sont inhabitables paraît assez paradoxal, dans le sens où ces lieux sont habités par de nombreuses personnes, et endossent même le rôle de dernière demeure. S’il fallait s’imaginer le dernier lieu où nous voudrions vivre, il serait totalement impensable qu’il soit inhabitable !
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J’ai donc décidé de vérifier par moi-même si ce qualificatif était justifié. Après des semaines d’appréhension et de nombreuses hésitations, j’ai fini par prendre mon appareil photo et entrer dans une maison de repos non loin de chez moi. Il m’aura fallu 30 secondes pour me faire une opinion définitive : après l’ascension d’un petit escalier, je me retrouve nez à nez avec une vingtaine de personnes âgées, affalées dans leurs fauteuils, roulant ou pas, me fixant d’un regard agar et absent, comme l’attraction du moment. J’attends quelques minutes, peut-être moins, le silence de mort et le malaise m’envahissant semblant figer le temps, au cas où un membre du personnel viendrait m’accueillir. J’aurais pu attendre longtemps. Après un petit tour et quelques photos furtives, me revoilà au centre de la salle, attirant à nouveau toute l’attention des spectateurs. S’en est trop, je me sens disparaitre, pénétrer le sol, m’incruster dans les murs. Mon corps me quitte. Deux secondes plus tard, j’étais dehors, sentant mon cœur battre à nouveau. S’il m’a été facile de rentrer dans un hospice la première fois, la tache s’est révélée plus périlleuse pour les autres tentatives. Que les photos aient été prises en intérieur ou en extérieur, j’ai voulu garder une distance avec ces gens, pour rester dans le cadre d’un témoignage, et sans doute aussi par pudeur.
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Bilan Cette expérience est sans doute l’une des plus traumatisantes de ma vie. Mon hyper sensibilité mise de côté, reste tout de même se constat : Perec disait vrai. Les hospices sont inhabitables. Les gens qui s’y trouvent ne vivent plus, ils sur-vivent, ils flottent. Ce sont des spectres, animés par le seul battement de leur cœur, par la pulsion cardiaque d’un corps se raccrochant à la vie, ou bien plutôt par la pulsion de mort, postulée par Sigmund Freud, «silencieuse» et «muette». A travers cette série, j’ai souhaité illustrer le vide, le silence, la solitude de ces gens, qui s’enracinent devant leur fenêtre, devant leur assiette, en attendant d’être baladés à une autre table, ou dans une autre pièce, docilement, sans une protestation, tel un ballon gonflable accompagnant l’enfant qui le tient. Ces photos sombres représentent pour moi, à part le pessimisme de ma vision, l’espace temps dans lequel s’inscrivent ces gens. La plus grande partie de leur vie étant passée, j’ai voulu donner à ces photos une dimension crépusculaire. Les flous et les ombres représentent les spectres de cette espèce d’inhabitants, ainsi que la part de mystère flottant sur ces établissements, tantôt cachés, surveillés, grillagés, tantôt vitrés, exposant leurs locataires comme une marchandise en vitrine. Le travail sur les reflets fait référence aux souvenirs de ces personnes qui semblent plongées dans leurs pensées, comme si leur mémoire était tout ce qui leur restait. Pour revenir à la notion d’espace, on ne peut l’aborder sans aborder celle du vide.
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Ce vide reste toujours défini par des limites, qu’elles soient physiques ou fictives. En l’occurrence, j’ai insisté sur la construction de ces espaces, à travers les fenêtres et les murs, de manière à obtenir une sensation d’assise, de rigidité et de lourdeur, avec notamment des grilles hachurant les visages des résidants, rappelant en quelque sorte l’image que l’on se fait des prisons. Ses lignes droites sont mises en exergue par la mise en page du livre, avec se fil d’Ariane matérialisé, lui donnant un rythme et un sens. Il traduit à la fois le lien entre ces personnes, le lien qui les retient dans ce tombeau, et le lien qui les retient à la vie, ce fil attendant d’être coupé, préfiguré par un encéphalogramme plat. L’image de fin est donc la représentation de cette perspective, une fin en soi, ou bien une ouverture sur un nouvel espace, le vide, le vrai ?
Remerciements Un grand merci à Klavdij Sluban pour la direction du projet, ses conseils et ses nombreuses références photographiques. Merci à Céline Le Guyader pour le suivi de projet. Merci à Christian Dubuis Santini pour ses précieuses références philosophiques qui m’ont servies de bases de réflexion.
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Lionel Rousseau Š 2010
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