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Nivaria Tejera
Nivaria Tejera
Le ravin > roman
9 782917 817100
Les tribulations de deux auteures au caractère bien trempé, aux prises avec une commande d’ écriture à quatre mains sur un quartier à l’histoire ouvrière en berne. On s’ amuse des rendez-vous ritualisés qu’ elles se fixent dans tous les cafés du coin pour y faire le point sur l’avancée de leurs investigations. Un comique de situation largement exploité dans leurs échanges à bâtons rompus autour d’une histoire en train de s’ écrire, de personnages en mal de dramaturgie, ou encore de conflits d’ ego… Les difficultés de l’ exercice de la commande sont traitées au fil de dialogues doux-amers vivifiants qui nous invitent dans l’ envers du décor. Si la fiction s’inscrit ici dans une forme de réalité, c’ est bien elle qui l’ emporte, au final. Carole Fives est née dans le Nord, elle partage son temps entre les arts plastiques et la littérature. En 2010, elle obtient le prix Technikart pour Quand nous serons heureux paru aux éditions Le Passage. Amandine Dhée est née aussi dans le Nord… Elle écrit et arpente les scènes pour y confronter son écriture inspirée de la vie quotidienne. Son premier ouvrage, Du bulgom et des hommes, est paru aux éditions La Contre Allée en 2010. En complément audio, Carole Fives et Amandine Dhée dialoguent avec la musicienne Louise Bronx au fil d’une lecture musicale en aparté.
WWW.LACONTREALLEE.COM ISBN 978-2-917817-10-0 / 13 €
Nivaria Tejera Le ravin
COLLECTION LA SENTINELLE Une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels.
Le ravin el barranco
Traduit de l’espagnol par claude couffon
Pour télécharger le complément qui vous est offert, munissez-vous de votre ouvrage et rendez-vous sur www.lacontreallee.com/lesaudios
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Aujourd’ hui la guerre a commencé. à moins que ce ne soit il y a longtemps. Je ne comprends pas très bien quand les choses commencent. Elles m’ environnent d’ un seul coup et ressemblent à des personnes que j’ aurais toujours connues. Pour moi, qui ne sais pas penser, la guerre a commencé aujourd’ hui, en face de chez grand-père. Les heures ont passé. Je sens qu’ elles m’ ont fait grandir brusquement de plusieurs années. Je regarde les choses avec étonnement. On dirait qu’ elles n’ existent pas. “Voici le patio d’ une maison. Dans le patio, voici un néflier, une citerne, une chèvre noire. Maison, citerne, patio, chèvre noire, néflier.” Les yeux bandés, je pourrais indiquer sans me tromper : “néflier, chèvre noire, patio, citerne, maison”. Mais j’ ai l’ impression que ma mémoire s’ égare, que je suis perdue loin, très loin. J’ entends un mot qui frappe comme un marteau : “la guerre-la guerre-la guerre”. (Derrière celui-ci les autres mots s’ estompent,
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finissent par disparaître.) Ce mot n’ a pas de place fixe mais il guette partout, pareil à un second corps qui vivrait en moi. La guerre. Soudain c’ est quelque chose qui me connaît depuis longtemps. C’ est un long couloir sombre au fond duquel papa cesse de sourire. Nous nous préparions pour la fête du Christ de La Laguna. La Laguna est la ville où nous habitons. Tante était en train de me faire essayer la robe de lin que je devais étrenner, mais ses doigts s’ embrouillaient dans les nœuds. – Tante, comme tu es nerveuse, dis-je en me retournant. Elle me fit non de la tête. Je regardai son visage qui se reflétait dans une des vitres de la fenêtre. “Aujourd’ hui elle s’ est trop fatiguée”, pensai-je. Tante est déjà vieille, mais je l’ aime tellement que je voudrais qu’ elle soit ma mère. Elle est bonne et n’ a pas d’ enfants. Elle fabrique des caleçons pour un magasin de confection de la ville et son maigre salaire permet de compléter celui de grand-père qui est bourrelier. Quand elle touche un extra, elle m’ offre des jouets en plus des vêtements habituels. (Je pense que tout cela est fini. Je ne sais pas. Je me sens triste, désorientée.) La nuit, quand tout le monde dort, le bruit de sa machine à coudre arrive jusqu’ à notre maison – qui est située juste en face –
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et l’ on dirait une locomotive qui s’ arrête à chaque village. Parfois, j’ attends pour fermer les yeux que la lumière s’ éteigne dans sa chambre. (Je pense que les fils blancs qui se montrent maintenant dans ses cheveux tombent, à la veillée, de la lampe.) – Tante, tu es bien sûre que c’ est ton rêve ? ai-je dit comme si je me souvenais tout haut. – Quoi ? a-t-elle répondu, étonnée. – Coudre. – Mais oui… Elle m’ a regardée un moment. Ses yeux brillaient, elle était jolie. Je l’ ai embrassée : – Merci, car je n’ aurais pas de robes si tu ne rêvais pas. J’ ai bien remarqué qu’ elle tremblait. Elle a peutêtre entendu la guerre avant moi parce qu’ elle est plus âgée et que penser c’ est pressentir les choses. Évidemment, j’ étais pressée de me regarder dans la glace. Tout à l’ heure papa allait arriver, et j’ avais hâte qu’ il me voie. Il est si heureux quand j’ étrenne une robe. Il ouvre lentement les bras, puis il s’ accroupit et sourit en disant : “Où est ma laideronne ?” Je cours me blottir entre ses genoux et je le serre très fort jusqu’ à ce que je ne puisse plus respirer. Tout en reculant il me fait pirouetter pour que ma robe se soulève et s’ arrondisse comme une corolle. Tandis que je tourne, je vois bien comment il se prépare