Balcons • A la limite du public et du privé, de ce qui se trouve à l’extérieur et à l’intérieur • Typologies possibles et ses critères – fonctions, métaphores, etc. • Etudes de cas: descriptions + photos • dispositions juridiques • diversion, critique • ordres alternatifs • extraits de récits des habitants • documentation, scans de bâtiments, photos de satellite
Les traces individuelles Après une semaine d’Expéditions tous les membres du groupe d’étude étaient censés créer des cartes postales donnant droit de regard sur leurs projets individuels. En recherchant des exemples d’une méthode que les habitants de Maurepas utilisent pour « imprégner la ville de leur individualité » (Krajewski, 2010) j’ai écrit sur ma carte les questions concernant les activités locales relatives à la création et à l’auto-organisation. J’y ai fait figurer également quelques lignes me concernant et j’y ai demandé de prendre contact avec moi. Nous avons distribué ces cartes lors de la première rencontre que nous avons organisée et qui a eu lieu à l’entrée de l’un des bâtiments d’habitation où nous vivions – 2, allée de Brno. Pendant cette réunion j’ai abordé les habitants en leur demandant s’ils connaissaient des initiatives semblables. Plus tard, dans divers endroits du Gros Chêne j’ai placardé des tracts du même contenu que les cartes postales. Les deux semaines suivantes je rencontrais les habitants qui, par leurs mains, par le corps en mouvement, par la voix, laissaient des traces individuelles à Maurepas. J’ai fait la connaissance de la plupart d’entre eux grâce au groupe de GRPS qui, étant présent depuis plusieurs années dans le quartier, connaissait déjà bien des habitants et était en mesure de me contacter avec eux. C’est en me promenant dans le quartier que j’ai fait connaissance avec un groupe de musiciens RDH20 – un jour j’ai entendu dans la cour les sons de leur répétition et j’ai appris plus tard que l’un d’entre eux était notre voisin. Une seule personne a répondu à mon annonce bien que plusieurs de mes locuteurs l’aient vue auparavant quelque part. Les personnes que j’avais rencontrées me parlaient volontiers de leurs activités et montraient leurs effets, la plupart donnait également leur consentement quant à être enregistré et photographié. Mon image de Maurepas changeait, perdait de son caractère homogène et standardisé, je voyais les habitants non plus seulement comme ceux qui sont les utilisateurs de l’ordre venant d’en haut mais aussi comme ceux qui façonnent diverses formes de leurs propres ordres. D’un jour à l’autre je découvrais « une ville invisible » et je ressentais en moi une envie croissante de la rendre visible aussi pour les autres. Lors de l’événement qui terminait le projet Expéditions je voulais montrer dans - TI 1 -
l’espace du quartier les photos des habitants rencontrés durant ces trois semaines mais je me rendais compte du fait que cela n’était pas suffisant pour, quoique pour un bref instant, faire trembler l’ordre qui y régnait et le stéréotype. En entendant pour la deuxième fois les musiciens du groupe RDH20 dans l’appartement de l’un d’entre eux, lorsqu’ils étaient en train de rapper sur Maurepas, je savais déjà que cela devait être entendu à l’extérieur, dans la rue, quelque part entre les bâtiments. Je ne possédais pas cependant de matériel qui était indispensable pour leur concert, à savoir : micros, haut-parleurs, mixeur etc. – les coordinateurs d’Expéditions ont considéré cette idée comme trop compliquée pour organiser. Par conséquent, je n’ai pas demandé aux musiciens ce qu’ils en pensaient, j’ai simplement appris que jusqu’alors ils n’avaient joué publiquement hors de leur quartier qu’une seule fois. Malgré tout, avec le soutien des pédagogues, j’ai commencé à chercher du matériel nécessaire, tout en continuant de rencontrer les habitants. La rencontre charnière, pour bien des raisons, était celle avec Feriel le dernier samedi de notre séjour. En nous approchant avec Anne-Catherine (pédagogue) de son logement HLM, de loin déjà nous apercevions son balcon qui se faisait tout de suite remarquer sur fond de la façade entière. Au-dessus de la balustrade, à la ficelle servant à faire sécher le linge, quelqu’un avait attaché le drapeau du Liban avec des sonnettes et une étoile d’or en tissu, et à la paroi extérieure du balcon figurait une inscription suivante faite à la main : TUNISIE (le cœur) ANNÉE 2013 - ANNÉE DE LA FRAISE. C’était le seul balcon que j’aie remarqué au Gros Chêne et qui a été utilisé en tant que support d’un communiqué textuel. L’intention de ce geste était bien visible dans la composition opportune du cadre entier du balcon (texte + objets), et avant tout dans la détermination avec laquelle le communiqué était adressé à l’extérieur. L’écriture de quoi que ce soit sur le balcon demandait en effet un certain effort : il s’agissait non seulement d’écrire à l’envers (la tête en bas), mais aussi sans poser les pieds sur la surface sur laquelle on écrit. Il faut se souvenir également du fait que toute cette installation, du point de vue des règlements institués par les gérants des logements HLM, était illégale, donc définie comme la perturbation de l’ordre. Le jeu entrepris à la limite du privé et du public ne m’a pas semblé seulement une manifestation d’une « ville invisible », mais aussi l’ingérence planifiée et rusée dans l’ordre extérieur. - TI 2 -
Feriel nous a accueillis en nous servant un déjeuner oriental de saveur aigre-douce et elle nous a raconté sa vie et ses activités. Lorsque nous parlions de ces projets intermédiatiques se basant, entre autres, sur la danse, les photos et la vidéo, je réfléchissais à nouveau au caractère différent de ce qui se trouve à l’extérieur et de ce qu’il y a à l’intérieur. Mon besoin de franchir cette limite, de m’immiscer dans l’ordre homogène et venant d’en haut devenait de plus en plus fort. En même temps j’étais inquiète – jusqu’alors je n’avais jamais abordé avec aucun des habitants l’idée de faire une performance dans la rue. Je savais également que moimême je commençais à trop y tenir, je craignais que cela ne soit qu’une idée d’une personne de passage, que même le fait de la prononcer à haute voix soit une sorte de pression qui aurait rendu impossible le dialogue et aurait rendu difficile un éventuel refus. Dans cette situation, paradoxalement, le manque d’éclairement et de sonorisation ainsi que d’autres obstacles de nature technique, faisant que le concert n’était pas sûr, diminuaient la pression possible et ouvraient le champ de débat. J’ai donc demandé à Feriel si, au cas où l’on avait réussi de tout organiser ce qui semblait très difficile et pouvait échouer, elle aurait été d’accord de donner un concert quelque part dans le quartier. Je l’ai avertie qu’elle n’était pas obligée de répondre immédiatement, que je devais encore vérifier l’aspect technique et que ce n’était pour l’instant qu’une idée. Avant qu’Anne-Catherine ait terminé tout expliquer, Feriel hochait la tête pour dire oui. « Pas de problème, volontiers, je vais réfléchir à ce que je vais montrer ». Son accord immédiat, le manque absolu de doutes m’ont convaincue que la performance dans la rue était possible à organiser au Gros Chêne. La rencontre avec Feriel était très importante aussi pour la raison suivante : c’est chez elle que nous avons fait connaissance avec le musicien Gus qui, dès qu’il avait entendu parler de nos problèmes avec le matériel, il a tout de suite demandé ce dont nous avions besoin et pour quand. C’était samedi environ 16 heures, le projet final était prévu pour mardi, la date supposée de la performance. Gus a bel et bien eu des haut-parleurs, un mixeur et, ce qui est le plus important, il était libre. Dimanche matin j’avais rendez-vous avec les musiciens de RDH20 pour un entretien lors de leur répétition, eux-aussi sur-le-champ ont déclaré l’envie de participer à cet événement, un musicien n’était pas sûr d’arriver à 18 heures pile, l’heure que j’avais réussi à fixer avec les coordinateurs. Nous nous sommes - TI 3 -
mis d’accord pour la confirmer lundi, je devais aussi attendre lundi pour obtenir l’accord définitif de la part des coordinateurs. Dimanche a eu lieu une autre rencontre de grande importance. Le jour précédent avant ma rencontre avec Feriel j’avais rendu visite à une famille qui venait de Mayotte. Pendant la conversation avec une jeune femme et mère, je me suis rendue compte du fait que, bien que j’aie rencontré pas mal de personnes originaires de cette île, je ne savais rien d’eux. Pourquoi en ai-je pris conscience si tard ? Cependant, la première famille que j’avais rencontrée au Gros Chêne, chez laquelle nous avions dîné, était aussi originaire de Mayotte. De plus, je me suis rendue compte que c’était un peu sans le vouloir que je supposais de ne pas avoir l’occasion de la connaître mieux. De cette hébétude m’a sortie, samedi en question, le comportement de l’hôtesse. Elle était la seule personne qui ait refusé l’enregistrement de notre conversation et toute cette situation la gênait énormément. Son comportement a changé au moment où j’ai posé ma question habituelle si elle parlait d’autres langues que le français à laquelle j’ai répondu à moi-même qu’elle parlait sans doute mahorais. C’est elle qui s’est mise à son tour à me questionner : comment je savais qu’on parlait mahorais à Mayotte, si j’y étais un jour et ce qui m’intéressait à Mayotte. Sa résistance initiale et sa transformation ultérieure m’ont fait comprendre que j’étais jusqu’alors peu attirée par Mayotte. J’ai demandé s’il y avait dans leur communauté de Mayotte une personne qui faisait de l’artisanat, qui s’employait à faire de la danse, du chant... La femme a répondu que ce qui était très important à Mayotte c’était la tradition de tresser ses cheveux ainsi que celle des danses traditionnelles. Après avoir quitté son appartement j’ai demandé à Adeline – la pédagogue avec laquelle j’y ai été – si elle avait vu un jour ces danses mais, comme il s’est avéré plus tard, personne parmi les gens travaillant à Maurepas et que je connaissais ne les avait vues. Durant les dernières semaines, lorsque j’étais le matin près de l’école ou quand je me baladais au Gros Chêne, j’ai vu maintes fois des coiffures variées d’enfants et de femmes de Mayotte mais elles étaient pour moi « invisibles ». J’étais fâchée contre moi-même – comment ai-je pu le rater, comment ai-je pu tomber dans le piège d’une « ville invisible » ? Quelques jours plus tard je quittais la France, il était trop tard. Cependant j’ai demandé aux profs s’ils connaissaient une famille - TI 4 -
de Mayotte suffisamment bien pour la prier « en catastrophe » de me rencontrer et si quelqu’un serait être d’accord pour montrer comment on faisait des tresses. Je ne croyais pas que c’était possible mais le même jour au soir Anne-Catherine m’a informée que le lendemain, dimanche, nous avions rendez-vous avec Richard, membre d’Expéditions, le photographe qui voulait se faire des tresses, pour rencontrer la famille Abdou dans leur appartement. Lorsque le jour suivant à 15 heures nous sommes entrés au salon de la famille Abdou, nous avons vu des femmes qui étaient assises sur les canapés. Devant chacune d’elles était assis par terre une fille ou un enfant - ils appuyaient leurs dos contre les jambes des femmes de sorte que leurs têtes étaient au même niveau que les genoux de ces femmes. La position du corps, les mains qui faisaient des mouvements rapides, rappelaient le travail au crochet ou le tricotage. Les femmes ne tenaient dans les mains aucun outil, à part un peigne avec lequel elles séparaient de temps en temps les mèches de cheveux. Personne ne faisait pas trop attention à notre présence, Richard s’est assis avec obéissance par terre devant l’une des femmes qui allait tresser ses cheveux et moi avec Anne-Catherine nous posions des questions sur les styles de coiffage, leur lien avec la mode, où et comment on peut l’apprendre, etc. Après un certain temps une femme m’a demandé de venir la rejoindre auprès du miroir appuyé contre le mur pour que je voie comment elle mettait sur son visage un masque en poudre jaune mélangée avec de l’eau. Quelqu’un d’autre a apporté un morceau de pierre et de santal pour montrer que cette poudre (que l’on appelle Mtsindzano) est obtenue par le râpage du bois contre la pierre. Un moment plus tard la femme a commencé à maquiller le visage d’une des filles avec la même substance – c’étaient des décors qui ressemblaient aux fleurs, « dessinés » avec des tâches jaunes autour des yeux et sur les joues. En me soumettant à l’habitude de mettre de l’ordre dans les informations recueillies, j’ai commencé à achever de dire à moi-même ce qui n’avait pas été dit. J’ai demandé si c’était justement le dimanche que l’on consacrait traditionnellement à faire des tresses et aux maquillages. « Non, nous le faisons aujourd’hui puisque vous désiriez le voir. » Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai compris que bien que nous ayons eu l’impression que personne ne prêtait trop - TI 5 -
attention à notre égard, cette rencontre a en effet été organisée exprès pour nous. Un peu plus tard l’une des filles de Madame Abdou a montré des extraits d’enregistrement-vidéo des rencontres de la collectivité de Mayotte et de noces de leurs parents, pendant lesquelles les danses bien particulières conçues pour l’occasion étaient présentées, à propos desquelles j’ai questionné la veille les pédagogues. À savoir : le tressage et les danses accompagnées des chants sont des pratiques que les femmes à Mayotte apprennent dès leur enfance. J’ai demandé si elles avaient montré leurs danses à Maurepas et si elles avaient déjà dansé en France en plein-air. La réponse dans les deux cas a été négative. Je me suis rendue compte à ce moment-là que j’avais justement participé à quelque chose qui n’était pas visible à Maurepas, et que je n’avais pas aperçu moi-même auparavant. Par conséquent, j’ai de nouveau prié Anne-Catherine de poser la question ce que les femmes pensaient de l’idée de la performance dans la rue et si elles seraient d’accord, si tout allait bien, de présenter leurs danses en public. Je soulignais que cela pouvait échouer et qu’elles n’étaient pas obligées de répondre aussitôt ; nous étions dimanche, on devait donner la réponse le lendemain, le concert devait avoir lieu mardi. Le fait que j’aie communiqué par l’intermédiaire d’interprète ainsi que le temps écoulé pendant que je prononçais mes mots était séparé d’une certaine période de temps où ces paroles étaient entendues par l’interlocuteur. Cela a fait que j’avais une rare occasion, on dirait même l’occasion inouïe d’observer attentivement les réactions à mes paroles données. Je regardais avec crainte les visages des femmes avant qu’Anne-Catherine ait terminé de traduire. À nouveau l’une d’elles a ri et s’est écriée « Oui ! » ce qui nous a beaucoup surprises. Un instant après, elles se sont mis à parler mahorais, elles riaient et essayaient de convaincre l’une l’autre. Je savais que l’hôtesse, Madame Abdou, avec son visage couvert entièrement de Mtsindzano, avait des doutes. Ensuite, d’autres femmes nous posaient des questions en français sur les détails et essayaient, de nouveau en mahorais, de la faire changer d’avis – il était clair que sans son accord elles n’allaient pas y participer. Enfin, juste après notre promesse de venir avec Richard mardi dîner chez les Abdou, la hôtesse a jeté un regard dans ma direction et tout en pliant les coudes, les poings fermés comme si elle se réjouissait de la victoire, elle a dit « Yes ». Nous nous sommes mis d’accord que le lendemain ils confirmeraient leur participation et qu’à notre tour nous dirions si le concert - TI 6 -
aurait lieu et dans quel endroit. Lorsque lundi après-midi Anne-Catherine s’est rendue au même appartement pour informer les femmes de l’accord donné à l’organisation de la performance à « La Banane », elle n’y a vu que Monsieur Abdou qui lui a dit « Je vais vous montrer quelque chose » et il l’a emmenée au sous-sol où elle pouvait voir les femmes qui répétaient les chants et les danses avant le concert du lendemain. La performance de rue que nous avons créée ensemble, où participaient également les enfants, a eu lieu le 26 mars 2013 (voir la vidéo Performing Maurepas). Je la considère comme une partie inhérente de mon étude ainsi que comme l’une des façons de formuler et de rendre public leurs résultats ; je le considère comme une sorte de texte « défini de manière la plus large possible, en incluant toutes les actions et activités qui peuvent être « lues » » (Finley 2009, p. 65). La performance est devenue une conclusion de cette partie d’Expéditions pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que sa création fut « approfondie » sur le terrain, sa forme et son déroulement ont été déterminés par le type d’activité des habitants avec lesquels je faisais connaissance lors de l’étude. Deuxièmement, car j’essayais, en l’organisant, de trouver l’une des réponses possibles à la question qui revient souvent dans les études par la collaboration et celles qui se servent d’art : « Comment les chercheurs devraient-ils formuler leurs conclusions finales pour ne pas sous-estimer le rôle de leurs collaborateurs (les participants à l’étude), ne pas exploiter leur crédulité et ne pas les rendre muets lorsque leur propre histoire est racontée ? » (Finley 2009, p. 60). La performance est sans doute l’une des manières de le faire car elle s’appuie sur l’engagement et la participation réelle et elle n’aurait pas eu lieu sans la collaboration d’un grand nombre de personnes. Elle est aussi en elle-même une critique de l’hégémonie des textes qui constituent une forme de narration dominante, élitiste et autoritaire dans les recherches (voir Finley 2009, p. 67). La performance remet d’ailleurs en question le rôle non seulement du texte, mais aussi de la parole, et c’est dans ce sens-là qu’il était en quelque sorte une conséquence logique des premiers jours de mon séjour làbas lorsque moi-même j’étais privée de la langue française et j’étais incapable de communiquer verbalement. Troisièmement, j’invitais les habitants à prendre part à la performance puisque son trait fondamental est justement l’exécution (voir - TI 7 -
Finley 2009, p. 70) et, tout comme les représentants de l’ethnographie publique, je tenais à la création de l’endroit où de nouvelles possibilités de décrire et de modifier le monde apparaissent conjointement et simultanément (voir Tedlock 2009, p. 665). Je ne pense pas que la présence de trois semaines de quelqu’un quelque part puisse engendrer un changement social important mais je suis en même temps convaincue que l’objectivité et la neutralité du chercheur sont des principes faux et impossibles à réaliser. Même la présence du chercheur qui serait le plus à l’écart possible influe sur le terrain qui l’intéresse, et l’étude est une sorte d’activité. Les objectifs de l’étude/de l’activité dans le cadre de l’Expédition qui ont émergé au cours du processus de recherche étaient liés à la perturbation des ordres divers. La performance a eu lieu dans la rue afin d’ouvrir une brèche quoique pour 45 minutes dans l’espace public calme et standardisée, pour perturber la division entre ce qui se trouve à l’extérieur et ce qu’il y a à l’intérieur. La performance était dirigée contre le stéréotype relatif à Maurepas et par conséquent contre nousmêmes – contre l’équipe d’Expéditions qui s’est rendue là-bas justement à cause de ce stéréotype. C’est en attirant l’attention sur les activités des créateurs locaux qu’on renversait la situation pendant l’Expédition où c’étaient des personnes venues d’autres espaces qui y menaient leurs activités, y créaient et initiaient les actions. La performance était également un stratège concernant ma propre identité professionnelle : j’avais l’intention – tout comme les chercheurs qui se servent d’art – de franchir les limites imposées « en remettant en question les manières privilégiées de connaître ayant pour base la langue, tout en lançant un défi à la réponse habituelle à la question « comment définir la recherche ? » » (Finley 2009, p. 64).
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Observation par contrainte En entrant à Maurepas nous avons vu les logements HLM par les fenêtres de la voiture– voilà mon premier souvenir. Je me suis sentie chez moi. Je connais les HLM, ma ville natale – Varsovie, est une ville des HLM, j’ai grandi en HLM, j’ai habité trois HLM dans ma vie dont le plus haut avait 10 étages. Mais un instant après, il est devenu clair que je n’y connaissais plus rien et que Varsovie était très loin. Je ne savais pas parler français et je n’avais pas d’interprète, je ne disposais que de peu d’informations incomplètes sur ce quartier et je ne savais presque rien sur son contexte socio-historique plus large. En effet, en s’appuyant sur la description du projet Expéditions, je savais seulement que Maurepas est parmi « les quartiers défavorisés » (http://expedition-s.eu/pl/). Je me suis donc basée sur le stéréotype, un paradoxe d’autant plus qu’un des objectifs de ce projet était de surmonter ce stéréotype. Ignorer la langue était le plus pénible, je me suis sentie sourde et muette, car bien que j’aie entendu beaucoup de sons, je comprenais très peu. Avant mon arrivée je n’avais pas des plans précis de ce que j’allais faire à Maurepas, ni comment mon projet serait réalisé, mais j’avais été sûre de parler aux gens. Ce n’était pas le fait que je ne pouvais pas mettre en œuvre un certain type d’entretien prévu mais un problème lié à la méthodologie au sens plus large – dans ce contexte-là, est-il possible de mener des études entendues comme une collaboration entre le chercheur et les habitants (cf. Angrosino 2009, Denzin 2009, Finley 2009, Wyka 2004)? Ce type de relation, à l’instar d’autres types d’études qualitatives s’appuie sur la proximité, la subjectivité et l’engagement (cf. Tedlock 2009, p. 656). L’inaccessibilité de la conversation m’a ébranlée, j’avais le sentiment d’impuissance. J’ai su aussi que je ne pouvais construire mon projet sur les entretiens et l’analyse de leurs transcriptions. J’ai commencé à réfléchir à ce qui serait possible au-delà de la langue, du dialogue, à ce qui serait justifié et enfin si un récit commun serait possible alors que nous ne comprenions pas nos langues. Il s’est avéré ensuite que la situation dans laquelle je me suis trouvée ressemblait à celle de plusieurs habitants de Maurepas qui ne commencent à apprendre le français qu’après leur arrivée en France.
La privation de la langue, les contraintes de la communication et la conscience que je ne suis venue à Maurepas que pour trois semaines ont fait que j’ai cherché désespéramment d’autres moyens de découvrir le quartier. Lors de premiers jours, jusqu’au moment de trouver l’interprète, j’ai dû me limiter à regarder. L’acceptation de cette contrainte était pour moi difficile car je considère l’observation comme Angrosino plutôt comme un contexte d’interaction qu’une méthode à part entière (cf. Angrosino 2009, p. 135). L’observation utilisée comme méthode implique une distance et donne l’illusion de l’objectivité du processus de recherche et de la neutralité du chercheur, ces postulats étant impossibles à mettre en œuvre, ont été réfutés par les chercheurs contemporains (cf. ex. Tedlock 2009, p. 656). A Maurepas j’ai été tout de même forcée à utiliser l’observation en tant que méthode et pendant un certain temps c’était la seule. En prenant du recul, il me semble que c’était justement parce que lors de ces premiers jours je n’étais en mesure de faire rien d’autre que regarder, j’ai dirigé mon attention vers l’espace de Maurepas lui-même. Je l’ai vu si clairement parce que ce n’était que l’espace qui m’était accessible et ce n’était que dans ses différents aménagements que j’ai pu retrouver ses habitants et leurs activités. Isolée de narrations et explications locales, je me suis retrouvée livrée à moi-même et à mon expérience. La juxtaposition de ce que je vois à ce que je connais de mon pays se faisait sans intermédiaires, sans intervalles, sans périphrases et la différence apparaissait dans sa forme primitive et naïve. Chaque jour le sentiment d’être différente devenait de plus en plus aigu. Mon « emplacement » a déterminé ce sur quoi et de quelle manière je me suis concentrée (Angrosino 2009, p. 131). J’ai observé en même temps l’espace public de Maurepas et ma participation à la recherche, et les deux processus ont été tout aussi importants et dépendants l’un de l’autre. Voici pourquoi je ne peux pas me cacher derrière une narration impersonnelle et distancée, et j’écris ce texte à la première personne (cf. Denzin 2004, p. 1, Tedlock 2009, p. 655).
Déplacement •inversion dans l’étude : chercheur <-> personne soumise à l’étude •recherche par la collaboration, par le dialogue •situation d’étude en tant que troc analogique au troc Odin Teatret – Eugenio Barba : Deux tribus Dans : Teatr. Rzemiosło. Bunt (Warszawa) / Théâtre. Artisanat. Révolte (Varsovie) •chercheur en tant que terrain : Kirsten Hastrup : Poza antropologią. Antropolog jako przedmiot przedstawienia dramatycznego. Dans : « Konteksty » 1998 nr 2; / Hors de l’anthropologie. L’anthropologue en tant qu’objet d’un spectacle dramatique •Susan Finley « On invite à créer des textes ouverts, herméneutiques, qui construisent l’espace du dialogue, à l’intérieur de laquelle – dans une situation idéale – les frontières entre les chercheurs, les participants à l’étude et le public deviennent floues, on observe par conséquent l’inversion des rôles » (Finley 2009, p. 65); •James Clifford: O autorytecie etnograficznym « Konteksty » 1995 nr 3-4 / De l’autorité ethnographique •chercheuse en tant que personne soumise à l’étude à Maurepas : questions de Shirane, de la famille Abdou – inversion de la situation, questions épineuses, rire
Les différents ordres L’espace public du sous-quartier Gros Chêne où nous habitions est propre et ordonné à force de constituer une autre variante du même ordre que l’on peut observer dans le plan architectural. Le sous-quartier s’étend entre deux rangs d’HLM de 12 étages disposés suivant le même angle, à intervalles réguliers. Construits le long de l’Allée de Brno et du Boulevard Emmanuel Mounier, les immeubles rayonnent depuis l’Avenue du Général George S. Patton d’une telle manière qu’ils paraissent être les derniers vestiges d’un plan urbain en étoile. Cette impression est renforcée par une forme particulière d’un long HLM de huit étages seulement, construit suivant un plan d’un arc de cercle – appelée la Banane à cause de sa forme – qui se situe entre les deux rayons des immeubles mentionnés. Quelques autres bâtiments disposés d’une manière aussi cohérente se trouvent entre eux. En regardant la carte satellite de cette partie de Rennes, le terrain du Gros Chêne se distingue clairement par un aménagement rythmique de son environnement dépourvu d’une telle régularité.
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Le même ordre se repère dans l’espace entre les immeubles: les trottoirs et les allées sont propres, la végétation arrangée, l’herbe fauchée, les haies taillées, les plantes grimpantes accrochées aux échafaudages en métal forment des portails verts donnant aux HLM situés Boulevard Emmanuel Mounier. Dans le sous-quartier il y a trois aires de jeux qui paraissent nouveaux et modernes, avec des clôtures basses et le sol amortissant. A part ça, entre certains immeubles, en particulier entre les tours situés Allée de Brno, il y a d’autres aires de jeux avec balançoires, bacs à sable, jeux d’escalade et même une pyramide d’escalade. Je n’ai pas remarqué d’équipements endommagés ou cassés. Des leitmotivs dans l’espace de Maurepas sont les nettoyeurs et nettoyeuses : toujours habillés en vêtements de travail de couleurs flashy, ils traversent le quartier les sentiers battus (→ photos). Ils ont un équipement spécialisé – plusieurs nettoyeurs poussent devant eux des chariots puissants sur lesquels se trouvent les conteneurs pour déchets, différents types d’appareils: balais, pelles, pinces à déchets ainsi que les bouteilles de produits chimiques. Quelques-uns sont aussi munis des aspirateurs spéciaux qui sont en fait des souffleurs terminés par de longs tuyaux, particulièrement bien adaptés à l’élimination de feuilles et petites ordures des aires de jeux. Les autres, sûrement des jardiniers, mais remplissant de mêmes fonctions et habillés de manière identique à celle des autres nettoyeurs, taillent les haies et autres arbustes à l’aide de longs ciseaux. Les couleurs vives de vêtements des nettoyeurs les rendent visibles de loin de sorte à ne pas pouvoir les manquer. En Pologne les personnes qui nettoient les cours d’immeubles ne portent pas de tels vêtements de travail de « haute visibilité », comme on dit en langage spécialisé. Les uniformes de couleurs semblables sont portés plutôt par les fonctionnaires de différents types – les gendarmes, les pompiers, les ambulanciers. Les sources polonaises, en faisant référence aux normes communautaires, donnent des définitions suivantes : « Les vêtements réfléchissants font partie de l’équipement de protection individuelle. L’équipement de protection individuelle est un équipement destiné à protéger contre des - RP 2 -
risques de perte de la santé et à assurer la sécurité ». (http://www.bhpsupport. pl/oferta/17/). « Les vêtements réfléchissants sont destinés à utiliser dans les situations où la présence de l’utilisateur doit être signalée visuellement le jour et la nuit » (http://www.ciop.pl/1650.html). Les vêtements des nettoyeurs impliquent une certaine définition de la situation qui s’appuie sur l’association des activités de nettoyage, de rangement, de lavage au danger, péril, « risque de perte ». Les nettoyeurs – toujours présents dans le champ visuel, se déplaçant sans cesse, portant « les vêtements réfléchissants », avec leurs instruments spécialisés, deviennent des fonctionnaires de l’ordre, des gardiens de l’ordre. De l’ordre planifié et imposé d’en haut qui est toujours renouvelé sous une forme figée, maintenu conséquemment dans son homogénéité déjà établie. Soigneusement gardé, il n’accepte aucune modification, aucune application alternative, amélioration spontanée, caractéristique individuelle. Dépourvue de contact verbal avec les habitants, je n’ai pu non plus les remarquer dans l’espace public, c’est-à-dire ils se déplaçaient, ils le traversaient mais ils ne laissaient aucune trace dans cet espace. Leur rôle se limitait à celui des utilisateurs, du public, leur impact sur cet ordre préétabli était imperceptible. Malgré leur présence physique la question – où sont-ils? - revenait toujours. A quoi ressemble leur propre espace, l’ordre qu’ils créent eux-mêmes? Quelles sont les relations entre ces espaces et ces ordres ? Le caractère dominant de l’espace public a fait qu’au bout de quelques jours je me suis concentrée sur la recherche de toute trace individuelle et d’ordres non imposés d’en haut. J’ai documenté ces peu de graffitis et tags qui ont été d’habitude laissés non sur les murs des bâtiments mais dans les endroits moins représentatifs, tels que les portes en métal ou en plastique des coffrets électriques ou coffrets de communication; les barrières temporaires ou les immeubles abandonnés. J’ai cherché aussi des améliorations spontanées telles que les sentiers à travers la pelouse; j’ai cherché toute sorte de « formes d’activité créative dans l’espace urbain » que Marek Krajewski regroupe sous une étiquette commune - RP 3 -
« une ville invisible ». La documentation des villes invisibles polonaises effectuée par son équipe englobe, entre autres: « des jardins et balcons conçues et décorés hors du commun, les décorations des fenêtres, des portes ou des portails non conventionnelles, des clôtures originales, les véhicules innovants et inventions facilitant la vie quotidienne, l’architecture résidentielle bricolée, des aires de jeux pour les enfants et les clubs ou agoras isolés dans un milieu hostile » (Krajewski 2010, http://www.niewidzialnemiasto.pl). Elles sont invisibles car, pour des raisons différentes, elles passent inaperçues par les habitants, chercheurs, représentants du pouvoir. A Maurepas le terme « ville invisible » doit s’entendre de manière plus littérale – on ne peut pas voir quelque chose qui est effectivement cachée ou qui n’existe pas. Les manifestations d’une ville invisible n’étaient visibles qu’au bord de l’espace public, à la frontière de l’intérieur et de l’extérieur, là où le public se croise et se mélange avec le privé – dans des cages d’escalier, parfois autour de poubelles et enfin – sur les balcons. La limitation prolongée de ma recherche à l’observation a fait que la structure et la dynamique de l’espace me fournissaient des informations de base sur la réalité sociale du quartier. L’ordre venant d’en haut, non modifiable, donné en tant qu’une sorte de droit civique, dont la présence est évidente, et en conséquence imperceptible et indiscutable constituait la seule image de Maurepas qui m’était disponible dans les premiers jours d’Expéditions. Elle est apparue comme une hypothèse bien que je n’aie prévu de formuler aucunes hypothèses. J’ai réfléchi dans quelle mesure l’acceptation de ce mécanisme de représentation était justifiée. Je ne voulais pas m’y soumettre autant que je ne voulais céder au stéréotype qui constituait ma seule connaissance antérieure. J’ai commencé donc à chercher dans l’espace non seulement des traces individuelles mais de toute exemple de l’activité non routinière, créative, venant d’en bas, établissant de différents ordres, non seulement spatiaux.
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maurepas ! work in progress -
Zofia Dworakowska Anthropologue, Varsovie
Ce recueil est composé de parties qui peuvent être organisées de différentes manières. Chaque partie peut être lue / regardée séparement ou ensemble. Cette compilation est une stroucture ouverte - de nouvelles parties peuvent apparaître. Le recueil est inspiré par la recherche sociale qualitative, plus précisement par l’autoethnographie et de l’ethnographie performative.
Rennes, France, mars 2013
_ éditions L’âge de la tortue dans le cadre du projet Expéditions www.agedelatortue.org www.expedition-s.eu ISBN : 979-10-91510-09-7