L’ÂGE DE LA TORTUE
CORRESPONDANCES CITOYENNES
Livret des correspondances recueillies par / Marine Bachelot dans le quartier du Blosne Résidence > du 30 mai au 8 juin 2008
L’ÂGE DE LA TORTUE
CORRESPONDANCES CITOYENNES Hatice K., Michel Brielle, Tino, Jacqueline, Marine Bachelot
Cher Monsieur le Maire, Je m’appelle Hatice. Je suis née en France, à Rennes, où j’habite depuis 26 ans. Je suis mariée et j’ai trois enfants. Je suis Française, j’ai la nationalité française, mais je me sens Turque. Je dis plutôt que je suis Turque. Je vous écris pour vous dire mon regard sur la vie, vous poser quelques questions, vous faire une ou deux demandes. Je pense que les habitants de mon quartier ne seront pas forcément intéressés par ce que j’ai à dire, c’est pourquoi j’ai décidé de m’adresser à vous, Monsieur le Maire. Dans mon quotidien, je constate que beaucoup de Français sont racistes. Qu’est-ce qui crée cela ? Est-ce que vous, Monsieur le Maire, et tous les gens qui travaillent à la Mairie, est-ce que vous pourriez me dire si vous êtes racistes ? Car je crois que si le Maire est raciste, les Rennais vont l’être aussi. Et si le Président de la République est raciste, c’est sûr que les Français vont le devenir aussi. Ce serait bien de respecter les étrangers. Ce sont des gens comme nous, comme vous. Il faudrait donner aux étrangers une carte de séjour, et le droit de travailler. Les Français ne s’en rendent pas compte, mais c’est grâce aux étrangers que les Français deviennent riches. Les étrangers mettent de l’argent dans les banques, ils travaillent sur les chantiers, ils construisent des maisons et des immeubles pour les Français. Les étrangers payent le loyer, les factures, les impôts. C’est aussi grâce aux étrangers que le pays fonctionne. Au lieu de ça, on met les étrangers sans-papiers dans une cage. Comme si c’était des sauvages, des animaux. Si on mettait les Français dans une cage, qu’est-ce qu’ils diraient, les Français ? Les gens souvent nous regardent de travers, et ne nous parlent pas, parce que nous sommes voilées. Ou bien certains demandent « Vous portez le voile pour vous protéger du soleil ? » Je leur réponds « Non, je porte le voile parce que je suis musulmane ». Et quand je vais dans un magasin avec mon mari, c’est toujours à lui qu’on s’adresse, alors que je parle français mieux que lui. J’ai grandi en France, lui il vient de Turquie. Mais moi on ne me considère pas, car je suis voilée. Quand je suis entrée au collège, je portais le voile. Je sortais de la maison avec le voile, je l’enlevais à l’école, puis je le remettais à la sortie dans la rue. A l’époque, mes camarades de classe ne savaient pas ce que c’était le voile, ne savaient pas ce qu’était le henné. Ils voyaient ça sur mes mains, ils disaient « c’est pas beau, c’est caca, c’est moche ! ». Et maintenant le henné est à la mode, les filles françaises en mettent partout, sur leurs pieds ou leurs mains. Le voile aussi, certaines Françaises le mettent autour de leur cou, parce qu’elles trouvent ça beau. Les Français aiment la viande hallal, ils aiment manger le kebab. Tout peut changer. Il y a des Français qui respectent le fait qu’on est musulmans, c’est vrai. Nous aussi on les respecte. Quand ils vont à l’église parce que la cloche sonne, on comprend. Chacun sa religion. Mais il y a aussi des Français qui nous jugent : « Votre religion
n’est pas bonne, vous n’avez le droit de rien faire… » Les Français qui voyagent, qui vont en Turquie, comprennent mieux ensuite notre culture. Une fois je faisais de la dentelle dans le parc avec une amie, une femme est venue nous voir : « J’adore la dentelle, j’adore la Turquie, c’est un pays beau, riche... Avant de mourir, j’aimerais bien avoir un appartement à Istanbul…». Ça nous a fait plaisir d’entendre ça de la part d’une Française. Dans mon immeuble, il y a quelques femmes qui me disent bonjour et me sourient. Mais la plupart des voisins nous regardent mal et se plaignent. Ils disent « Vous faites trop de bruit. Vous invitez trop d’amis, les enfants sont bruyants.» Mais les enfants il faut bien qu’ils jouent ! Ce sont des enfants ! Quand on fait un pique-nique au parc ou à la plage, on est ensemble avec les enfants, on joue au ballon, on danse et on chante. Et souvent les Français nous regardent de travers. J’ai l’impression parfois qu’ils ne savent pas s’amuser. C’est pénible d’avoir tout le temps ce regard posé sur nous. Dans le centre commercial à côté de chez moi, les commerçants sont souriants et polis, on a de bons rapports. Une fois je n’avais assez d’argent pour payer, j’ai demandé si je pouvais rentrer chez moi et revenir plus tard avec les sous, et il n’y a pas eu de problème. Dès qu’il y a de la confiance, ça se passe bien. Ce qui manque aussi pour nous ici à Rennes, ce sont des endroits réservés pour les femmes, pour qu’on puisse s’amuser ensemble. Nous les femmes voilées, les femmes turques, nous sommes toute la semaine à la maison, à nous occuper des enfants, des papiers, des repas, du ménage… Tout ça devient un stress. Le samedi soir les mecs vont en boîte, quand ils sont stressés. Nous aussi, on a besoin de décompresser, mais on ne peut pas aller dans les discothèques (on n’a pas envie d’y aller d’ailleurs). On aimerait bien avoir une petite salle pour danser, pour faire la fête entre femmes, entre jeunes filles, au moins une fois par mois. On donnerait les enfants à nos maris ce soir-là. Ce serait bien aussi s’il y avait une salle de sport, une piscine, avec des moments réservés aux femmes. Les femmes voilées qui ne partent pas en vacances ne peuvent pas aller à la piscine, alors qu’il fait très chaud l’été ; elles ne peuvent pas apprendre à nager non plus. Ce serait plus facile si des endroits comme ça existaient. Monsieur le Maire, j’espère que vous allez bien et que vous avez lu ma lettre jusqu’au bout. C’est possible que vous vous fichiez complètement de ce que je vous écris. Mais je vous ai quand même écrit, en espérant recevoir une réponse de votre part. Meilleures salutations, Hatice K.
Aux habitants du quartier du Blosne Je ne suis pas né dans le quartier, je suis un peu plus vieux que lui. J’ai 49 ans. J’y suis arrivé en décembre 1970, au moment où j’entrais en 6ème au Collège des Hautes-Ourmes. Mes parents avaient acheté une maison sur plans, dans la Cité Mon Foyer, à l’extrémité sud-est du quartier (près de l’Hôpital sud, qui n’existait pas encore à l’époque). En 1970, il y avait seulement une ou deux tours, quelques immeubles, tout le reste était en construction. Il n’y avait aucun commerce. Pour moi qui étais originaire du sud de l’Ille-et-Vilaine, du pays des Forges, ça ressemblait davantage à la campagne qu’à la ville. Je me souviens qu’il y avait beaucoup d’arbres, et un chemin entre les champs. Avec mes camarades on construisait des cabanes, on jouait dans la rue, entre chantiers et prairies. J’ai vécu dans le quartier jusqu’en 1977, puis je suis parti faire des études à Nancy. Je suis revenu en 1982, et à la fin des années 80 je suis parti travailler en région parisienne. Je suis revenu vivre dans le Blosne au début des années 2000. Je suis assez engagé dans la vie associative : je fais partie du comité de quartier, du conseil d’administration du Triangle, et du journal « Le Ruisseau du Blosne ». Les premiers habitants du Blosne étaient des employés, des ouvriers. Certains avaient construit eux-mêmes leur maison, dans le quartier des Castors, vers la Binquenais. Puis on a vu l’évolution d’année en année : les immeubles qui poussaient, l’arrivée d’ouvriers et de populations de toutes origines, de familles immigrées, notamment dans les tours. Les ouvriers qui travaillaient sur les chantiers étaient des Français (j’avais un oncle qui y travaillait), mais surtout des ouvriers d’origine étrangère, du sud de l’Europe ou du Maghreb. D’après les échos que j’avais, certains habitaient dans des baraques de chantier. A l’endroit où se trouve actuellement le Triangle (qui a été construit dans les années 80 seulement), il y avait d’ailleurs toute une zone d’abris de chantiers, où les ouvriers vivaient. Aujourd’hui, il me semble que les différentes communautés se mélangent assez difficilement dans le quartier. Dans un des centres commerciaux par exemple, chacun des bars est fréquenté par des populations bien distinctes, liées à la personne qui tient le commerce. Au comité de quartier, on aimerait beaucoup que des personnes d’origine étrangère viennent nous rejoindre. On va vers eux, mais c’est apparemment difficile de faire le pas, on n’a pas de retour pour l’instant. Pourtant je ne pense pas qu’il y ait de communautarisme. Mais j’ai quand même l’impression que les membres de chaque communauté restent entre eux, sans difficulté de cohabitation avec les autres cependant.
Il y a indéniablement un peu de racisme dans le quartier, ça se révèle dans les périodes d’élection : les mouvements extrémistes dépassent régulièrement les 10%. S’il y a un vote extrémiste, c’est qu’il y a du racisme. Depuis l’affaire du foulard, je pense aussi qu’une distance supplémentaire s’est créée. Moi qui suis chrétien de pensée, je participe de temps en temps à ce qu’on appelle les « journées œcuméniques », organisées par les églises de quartier. Il y a là des musulmans, des chrétiens, des bouddhistes, et on essaie de créer des liens entre les différentes communautés religieuses : on partage des choses sur nos vécus et croyances, sur comment est abordée la vie dans telle ou telle religion. La Fête des cultures ou bien certaines manifestations organisées par la Maison des Squares sont des moments forts, qui permettent aux habitants de se retrouver, de se mélanger. Ça reste rare. Comment aller dans un autre sens ? Je n’ai pas de réponse, à part l’éducation, tenter de favoriser les rencontres entre les gens. Mais ça n’est pas évident. Rien que faire venir les gens participer à une action ponctuelle est difficile. C’est le problème de notre société : chacun préfère rester chez soi plutôt que s’engager dans quelque chose. C’est déjà un gros poids à soulever. Alors j’ai envie d’appeler tous les habitants du quartier à participer davantage aux manifestations, à s’engager dans différentes actions, pour faire vivre le quartier d’une façon ou d’une autre. J’invite aussi les élus de quartier à mettre en place des initiatives qui favorisent les échanges entre les différentes communautés, et qui permettent la démocratie participative. Il est important de poursuivre les réunions et consultations sur la transformation de l’urbanisme du quartier, au sein desquelles les habitants puissent s’investir. J’invite donc tous les habitants qui vivent ici, étrangers, Français, Français d’origine immigrée, à sortir de chez eux et à participer collectivement à la transformation de notre quartier. Michel Brielle
A celui qui m’entendra... Un beau jour ensoleillé, où toutes les humeurs semblent briller, je me suis trouvé heureux de faire partie de ceux qui ne se sentaient pas coupés du monde. De ceux qui ont la sensation de faire partie de ce monde, de ceux à qui appartient le sol que nous foulons. Voilà. Ce n’était pas l’avis de ces deux fonctionnaires de la PAF (Police Aux Frontières), qui se trouvaient en poste à la gare de RENNES ce samedi 18 août 2007 à 18h15, lors de mon passage, côté métro, pour prendre l’ascenseur, en suivant justement le marquage au sol qui me permet de composter mon titre de voyage une fois sur le quai, direction Poterie, pour rejoindre ma fille, mon fils et l’ami de ce dernier qui passait des vacances chez moi. En effet, ces deux policiers que je considère comme des ennuyeux, n’étaient là que pour vouloir remplir le quota du nombre d’étrangers qu’ils doivent contrôler, et éventuellement les expulser de « leur sol » à eux. Croyez-moi sans aucun doute, je faisais partie à leurs yeux du profil dudit étranger. Forcément car je suis un noir, un trou noir pour eux, un cauchemar dans leur rêve et bien évidemment quelqu’un à contrôler… Non par une méthode éthique du genre : « Bonjour monsieur ! Est-ce qu’on pourrait voir votre pièce d’identité ? » Ben non… Dès qu’ils m’ont vu entrer dans l’ascenseur, ils se sont brutalement précipités sur moi, non pour me demander une pièce d’identité en tant qu’agents de la PAF, mais pour que je composte mon titre de voyage – alors que je pouvais bien le faire sur le quai en sortant de l’ascenseur. Alors commença mon cauchemar. Je suis resté dans l’ascenseur avec eux me bousculant, me malmenant, nous sommes arrivés quand même sur le quai où j’ai directement composté ma carte Korrigo. C’est seulement là qu’ils m’ont demandé ma pièce d’identité. Après que j’ai montré ma pièce ils ne semblaient toujours pas satisfaits. N’ayant pas trouvé de raisons de me coffrer, ils sont allés à mon haleine, et c’est là qu’ils ont trouvé la faute. Ils ont voulu m’embarquer, alors que je devais me dépêcher de rejoindre les enfants de moins de 12 ans que j’avais laissés, la fille chez ses amies, et les garçons qui jouaient en bas de chez moi et fort heureusement avaient la clé. Ils m’ont embarqué d’abord dans le local se trouvant dans la gare, et ensuite à l’Hôtel de Police, là où ils se reproduisent. Arrivé là-bas justement, ils sont allés voir leurs collègues et j’ai entendu l’un deux dire : « Donne-le moi je vais lui faire sa race ». Ils ont commencé par m’obliger à souffler dans l’alcootest, ce que je refusais, ne voyant aucune raison de le faire car même si j’avais pris un verre avant, je n’avais absolument dérangé personne,
j’étais seul et je n’ennuyais personne lors de mon interpellation, et ce n’est même en aucun cas la raison pour laquelle ils m’ont interpellé. Ignorant ma requête à propos des enfants que je devais rejoindre, ils m’ont fortement menotté, amené à Pontchaillou et foutu dans la cellule de dégrisement, après m’avoir déshabillé. Quelle humiliation !! Ils m’ont finalement relâché vers 3h du matin et j’ai été obligé de marcher jusqu’au Blosne. Là j’ai trouvé mon fils et son ami, qui était en vacances chez moi, endormis sans avoir dîné. Et ma fille est restée coincée chez ses copines pour la nuit sans que les parents comprennent pourquoi je n’étais pas allée la chercher. Par-dessus le marché, deux mois après les mêmes personnes qui m’ont ainsi maltraité me somment de payer 40 euros d’amende pour cause d’IVRESSE MANIFESTE sur la voie publique… Quelle mythomanie !?! J’ai contesté l’amende et j’ai été convoqué au Tribunal. Arrivé là-bas, le juge a répété la condamnation de la Police, et il a déclaré qu’il fallait apporter des preuves et des pièces pour la contester. Je n’en avais aucune. Alors je suis parti du Tribunal… A bon entendeur… Tino
Aux habitants du Blosne… J’habite depuis quatre ans dans le quartier. J’ai 69 ans. Et je constate que la communication entre les gens du quartier et les différentes communautés n’est pas toujours chose facile. A mon avis, si nous ne réussissons pas à connaître et à comprendre la culture de l’autre, on ne parviendra jamais à se parler, ni à s’entendre. Le premier pas, c’est de s’intéresser aux autres. Et l’effort nous concerne tous : Français, étrangers, Français d’origine étrangère... Quand j’étais infirmière en région parisienne, j’ai vécu dans des foyers Sonacotra, et j’ai souvent travaillé avec des populations africaines. J’ai suivi une formation pour connaître leur culture ; ça m’a ensuite beaucoup aidée d’être en mesure de comprendre les codes culturels, sociaux et familiaux africains. Dans le cadre de mon travail, j’étais amenée à poser des questions à des hommes africains sur leur sexualité. S’ils le préféraient, je leur proposais toujours de parler à un homme infirmier plutôt qu’à moi. Mais ça n’a jamais posé problème. Par contre, les jeunes d’origine africaine, nés ici, je leur parlais exactement comme j’aurais parlé à de jeunes Français d’origine française, je prenais moins de précautions. Ce qui compte également, c’est de chercher ce que nous avons en commun. On pense toujours par les différences, mais il y a beaucoup de choses en commun dans nos cultures. On stigmatise la polygamie des Africains par exemple. Alors qu’en France aussi, les hommes ont plusieurs femmes !… Les Français ont des maîtresses : ce n’est pas assumé publiquement, mais ça n’est pas très différent dans le fond. De même on stigmatise les femmes voilées, mais dans notre culture aussi, on a des religieuses qui portent le voile. D’ailleurs, si j’étais un homme, je serais bien plus attiré par les femmes voilées que par les filles qui laissent déborder leur ventre entre leur T-shirt et leur pantalon taille basse... Au moins chez une femme voilée, il reste quelque chose de mystérieux, quelque chose à découvrir : les cheveux, le corps, la peau… Chez certaines filles, on voit tout, on en voit trop, et ce n’est pas bien joli… Les femmes voilées sont bien plus belles, plus élégantes. Moi très franchement si j’étais un homme, je désirerais plutôt ces femmes-là !
Bref, si l’on cherche à définir ce que nous avons en commun, plutôt que ce qui nous différencie, l’on pourra peut-être commencer à se parler. J’ai aussi envie de dire que le racisme, le manque de communication existent bien au-delà des problèmes entre communautés, entre Français et étrangers. Est-ce que vous avez vu ce qui se passe dans l’allée commerciale, à Alma ? L’après-midi, tous les bancs sont occupés par de vieilles personnes du quartier. Elles viennent s’asseoir là, pour ne pas être toutes seules chez elles, pour entamer la discussion avec des enfants, des familles. Moi l’autre jour je me sentais seule chez moi : eh bien je suis allée manger au Mac Do, pour sortir un peu, pour au moins voir un peu de monde. On ne changera pas les choses miraculeusement. Ca passera d’abord par de petites choses : se réunir à deux, trois ou quatre personnes qui ont envie de discuter, de dialoguer. Juste pour commencer… Jacqueline
Dimanche 8 juin 2008 Monsieur Armel Pellerin, Je vous écris aujourd’hui, depuis la chambre que j’occupe Square de Nimègue, dans les locaux de l’association L’Âge de la tortue, dans le quartier du Blosne. Je suis en résidence depuis dix jours ici : je rencontre des habitants du quartier, discute avec eux, et leur propose de prendre la parole publiquement, par écrit, dans le projet que l’Âge de la tortue a nommé les « Correspondances citoyennes ». J’ai choisi de travailler plus particulièrement sur la question de l’immigration. Je ne vous connais pas encore, mais j’ai beaucoup pensé à vous ces derniers mois, et davantage encore cette semaine. Vous êtes architecte. Je n’y connais pas grand-chose en terme d’architecture. Mais, en quelque sorte grâce à vous, je m’y suis un peu intéressée. Quelques recherches, entamées l’été dernier, m’ont conduit à découvrir que vous avez signé les plans de plusieurs bâtiments significatifs du Blosne : le Centre social Carrefour 18, inauguré en 1977, ainsi que le Triangle, qui date de 1985. Vous êtes aussi l’architecte qui a œuvré à la conception du Centre de Rétention Administrative, ouvert en août 2007 à Saint Jacques de la Lande. Chaque jour donc depuis 1977, des habitants du quartier fréquentent le Centre Social Carrefour 18. Ils déposent leurs enfants à la halte-garderie, sont reçus par des travailleurs sociaux, participent aux activités et ateliers, apprennent le français, échangent des savoirs, louent des salles, viennent voir des expositions ou des spectacles... Et la fréquentation du Centre social semble à l’image de la composition du quartier : Français, étrangers, Français d’origine étrangère, migrants… Chaque jour depuis août 2007, des étrangers sans-papiers – des hommes, des femmes, des familles avec enfants – sont enfermés et retenus derrière les grilles du Centre de rétention de Saint Jacques de la Lande. A l’issue de ces séjours « administratifs », une grande partie d’entre eux sont renvoyés dans leur pays ou ailleurs, expulsés du territoire français. Ce paradoxe m’a frappée, et c’est lui qui me pousse à vous écrire. 1977 et 2007. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qui s’est passé pour vous entre ces deux dates, en 30 ans d’intervalle. Quel est le processus qui conduit une même personne à œuvrer à des bâtiments destinés à des usages si contradictoires, porteurs d’une philosophie, d’un projet de société si radicalement différents ? Je sais que l’être humain est complexe et fait de contradictions. J’ai 30 ans, je regarde ce qui se passe autour de moi, mais il y a des contradictions que je ne parviens pas tout à fait à saisir. J’ai envie de comprendre.
Fin juillet 2007, je suis allée pour la première fois me promener sur le chantier du futur Centre de rétention, dissimulé derrière les arbres d’un bois. J’en ai fait le tour. J’ai découvert les hautes grilles grises et serrées de l’enceinte, les pavillons de tôle où sont logés les retenus, le grand bâtiment rouge où vivent les escadrons de gendarmes. Outre votre travail architectural, la situation géographique d’implantation du Centre m’a saisie : le C.R.A est très ironiquement encadré par les pistes de l’aéroport, le terrain de golf de Saint Jacques de la Lande, et le Parc des expositions. Autour du Centre, j’ai marché un peu sonnée sur ces pistes étranges qui ne mènent nulle part, découvrant une végétation très ancienne et très belle : il y avait des eucalyptus, des tilleuls, des buissons d’aubépine, des ronciers impressionnants. Dans le bois, j’ai aperçu quelques éclats de blockhaus. Je suis revenue juste avant l’ouverture du Centre, lors d’un campement de protestation. J’ai découvert avec stupeur les deux terrains de sport flambants neufs aménagés derrière les grilles, l’un réservé aux retenus, l’autre aux gendarmes. Et le petit espace de jeu pour les enfants, avec sa bande d’herbe et ses chevaux à ressorts. Le bâtiment était prêt à fonctionner. Lors d’autres rassemblements contre l’existence du Centre, les CRS ont établi sur la route des cordons de sécurité, qui n’offraient pas aux manifestants le privilège d’apercevoir l’architecture de votre bâtiment. Quand je suis venue sur les lieux l’hiver dernier, les caravanes des gens du voyage s’étaient installées sur les pistes qui ne mènent nulle part, autour du Centre. Des chiens aboyaient, du linge séchait, des enfants jouaient. Derrière les grilles, ombres de retenus près des pavillons, ombres de gendarmes en uniforme. Un peu plus loin, quelques golfeurs golfaient sur leur terrain paysagé. Le tout dans un très grand calme. Je ne saurai pas vous décrire la sensation qui m’a traversé le corps. J’ai voulu venir faire le tour du Centre une nouvelle fois, mercredi dernier. Presque immédiatement, trois gendarmes sont sortis de derrière les grilles, et nous ont demandé ce que nous venions faire ici. « Par mesure de protection des retenus », leur chef a-t-il invoqué. Il avait un accent du sud et un large sourire. La contemplation architecturale détaillée de votre travail semble donc actuellement compromise par les intimidations des gendarmes. J’ai été un peu déçue. Et face à ce gendarme somme toute assez sympathique, je ne saurai pas non plus vous décrire la sensation qui m’a traversé le corps. Cette semaine, j’ai fait le tour d’autres bâtiments que vous avez conçus. J’ai été sincèrement impressionnée par l’architecture extérieure de Carrefour 18. Ses angles, ses toits multiples, ses losanges et ses triangles, rouge géométrique contre bleu ardoise, ses différents niveaux, ses perspectives changeantes qui semblent inépuisables, la façon dont le bâtiment est intégré dans le paysage, tout cela est d’une grande audace. J’ai aimé découvrir les petits jardins semés de roses, derrière les grillages tranquilles. J’ai eu une mauvaise pensée : quelqu’un a-t-il pensé à planter des rosiers le long des grilles du Centre de Rétention ? A l’intérieur du Centre Social, le choix du bleu turquoise, les armatures métalliques qui forment comme des sous-toits protecteurs, l’entrée de la lumière, tout ça m’a beaucoup plu. J’ai été séduite par la diversité des espaces, l’originalité de leurs formes. D’après tous les échos que j’ai eus, c’est un équipement où les gens se sentent bien, se sentent plutôt chez eux.
Je suis également allée faire le tour du Triangle, bâtiment que je connais mieux. Au bas des motifs sculptés de la façade j’ai vu un nom, une signature, que je n’avais jamais remarquée auparavant. Le Triangle est parsemé de végétation, entouré d’arbres et de buttes paysagées. Je suis allée sous la grande halle, j’ai admiré l’impressionnant maillage d’armatures rouges et triangulaires. Un petit saut hors du Blosne, allée Bertrand Robidou, où vous avez construit deux agréables immeubles récents en bord de Vilaine, a fini de me convaincre que le rouge est votre couleur de prédilection. Je l’ai retrouvé, ce rouge un peu grenadine, présent sur les façades de toutes les constructions de vous que j’ai observées. Je dois vous dire que moi aussi, j’aime beaucoup le rouge. Est-ce que vous sauriez décrire, Monsieur Pellerin, ce qui aujourd’hui traverse le corps de la France ? Que se passe-t-il ? Politiquement, socialement, collectivement, intimement ? On m’a raconté qu’à l’endroit où s’élève le Triangle, se tenaient autrefois des baraques de chantier, où vivaient les ouvriers qui ont construit le quartier du Blosne dans les années 70. Des ouvriers du sud de l’Europe et du Maghreb, que l’Etat français a fait venir sur le territoire national, pour qu’ils mettent leurs bras et leur sueur au service de cette belle époque de croissance économique. Aujourd’hui on dit qu’il faut relancer la croissance. Et on choisit de nettoyer le territoire national de la présence de ces étrangers sans-papiers, à grands coups de pièges administratifs, de traques policières, de séjours de rétention et de quotas d’expulsions. On fait subir à ces personnes humaines un harcèlement et des traitements qu’il me semble que vous n’accepteriez ni pour vous, ni pour vos proches, ni pour vos enfants si vous en avez, Monsieur Pellerin. J’ai du mal à croire que vous aimeriez séjourner dans le bâtiment que vous avez conçu, dormir dans les chambres à deux lits de 9m2, utiliser les toilettes collectives, tourner en rond toute la journée derrière la double rangée de grilles barbelées, être privé de votre téléphone portable, de vos crayons et du papier, et évoluer sans cesse sous la surveillance des gendarmes et des caméras… Je me pose beaucoup de questions. Comment jugera-t-on dans 30 ans la politique d’immigration mise en œuvre dans la France d’aujourd’hui ? Quel est le processus historique et social qui est à l’œuvre ? A quoi participons-nous ? A quoi participez-vous ? On m’a reproché d’avoir, avant même de vous connaître, un présupposé moral à votre égard. On m’a dit que vous étiez quelqu’un de très ouvert. J’imagine oui que vous êtes ouvert, et que vous êtes aussi très sympathique. Dans cette France où les valeurs d’ « ouverture » sont à la mode, notre Président de la République ayant fait glisser ce mot-là dans sa besace idéologique, j’aurais plutôt envie de vous parler de la notion d’ « accueil ».
Dans le quartier du Blosne, je me suis sentie accueillie par plusieurs personnes étrangères que j’ai rencontrées. Notamment des jeunes femmes turques, qui, absolument sans me connaître, m’ont littéralement accueillie : d’abord sur un simple banc, puis dans une très belle fête de mariage, et chez elles par la suite. Nous n’avons pas forcément grand-chose en commun, dans nos trajets, nos modes de vie, nos croyances. Mais j’ai été accueillie par elles, très simplement. Et je dois dire que c’est une très belle sensation à vivre, à éprouver. J’aimerais beaucoup qu’aujourd’hui la France soit capable de faire éprouver cette belle sensation aux étrangers qui arrivent, ou aux étrangers qui sont arrivés depuis un certain temps. Je suis naïve et je me fourvoie certainement. La France « terre d’accueil » n’est qu’un reliquat du passé, une scorie de l’histoire, une image idéalisée. Et la culture de l’accueil n’est d’ailleurs pas forcément notre fort. Je me demande si vous auriez été d’accord avec ce monsieur retraité, ancien militaire de la coloniale, que j’ai croisé sur un terrain de foot du Blosne avec son petit chien, qui rendait grâce à la beauté des bâtards (les chiens croisés comme les enfants métis) mais s’accordait avec le Président pour accueillir un nombre très limité d’immigrés, ceci en fonction des capacités d’accueil du pays. En bas des immeubles du Blosne, j’ai remarqué des bacs à compost collectifs, où les habitants viennent déposer leurs épluchures. Certains des bacs, à un certain point, sont destinés à ne plus être alimentés, à maturer, à pourrir sans plus se mélanger. Qu’en pensez-vous ? Ces bacs à compost condamnés sont-ils l’idéal politique de la France de demain ? Outre tout ce que je viens de vous écrire, que j’avais besoin de vous adresser, je veux aussi vous raconter ceci : il y a quelques mois de cela, votre existence m’a inspiré un personnage de fiction. En septembre dernier, ce personnage a vu le jour au sein d’un parcours de spectacles intitulé « Ciel dans la ville – théâtre aéronautique », qui comprenait une pièce que j’ai écrite, intitulée Parc des expulsions. « Ciel dans la ville » et Parc des expulsions seront rejoués du 24 au 27 juin prochains à Saint Jacques de la Lande, en plein air, tout autour de la zone aéroportuaire. Je ne sais pas si vous aimez le théâtre, je ne sais pas si vous aimez le ciel, mais vous êtes cordialement invité à venir assister à la soirée de représentations, et à croiser cet architecte de fiction. Monsieur Pellerin, j’espère que vous pourrez accueillir cette lettre, et que le dialogue entre nous s’ouvrira. Mes salutations, Marine Bachelot