Louis Laheurte
COMPOSITIONS CARCERALES
* Lieux, dispositions et topologies d'une Maison d'arrêt à Strasbourg 1
ENSAS MEMOIRE – RECHERCHE 2017 – 2019 Sous la direction de Mmes Barbara Morovich et Mireille Dietschy UEM222A « Pouvoirs et contre-pouvoirs » terrains et méthodes pour comprendre les sociétés globalisées 2
Remerciements
Cette recherche, je ne l'ai pas composée seul ; de nombreuses personnes y ont joué un rôle essentiel. * Je tiens d'abord à remercier mes professeurs Mireille Dietschy et Barbara Morovich pour m'avoir suivi au cours de ces deux années, d'avoir à la fois pu m'encourager et recadrer mon travail. Je leur suis aussi reconnaissant pour le temps consacré à corriger mes erreurs. * Les échanges que j'ai pu avoir avec P., ancien détenu et A. conseiller pénitentiaire - qui m'a permis de pénétrer en détention et d'échanger avec plusieurs responsables ont influencé les positions de cette recherche et je les en remercie, ainsi que MM. Bolle et Blanc pour m'avoir mis en relation avec eux. * Je tiens également à faire part des riches débats que j'ai pu avoir avec les membres du Génépi, et cela malgré parfois de profondes divergences. Savoir qu'un peu partout en France, mais aussi en Belgique, des hommes et des femmes ne supportent pas qu'on enferme d'autres hommes et d'autres femmes fut déterminant. * Je voudrais enfin en profiter pour remercier mes proches, famille et amis, pour toute la sollicitude qu'ils ont pu manifester. .
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Sommaire -- Remerciements
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-- Introduction
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-- État des lieux
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-- Problématique
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-- Méthodologie
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I . Dispositions. Espace, lieu, prison
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1. Une dialectique de l'espace et du lieu
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1.1. Espace et lieu
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1.2. Délinquance et dispositifs
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2. La ville et la prison. Dispositions urbaine et sociale
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2.1. Une situation urbaine L'Elsau
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2.2. Une fonction sociale. « Adoucir la société »
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3. L'architecture et la prison. Disposition des lieux
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3.1. Un projet d'architecture
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3.2. Une architecture (de la) contrainte
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4. Le temps prisonnier
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4.1. Le temps des peines, le temps des hommes
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4.2. La ruine des lieux
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II . Compositions carcérales
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1. D'une composition à l'autre
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1.1. De la composition architecturale
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1.2. Aux compositions carcérales
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2. Compositions professionnelles
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2.1. Administrer la peine
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2.2. Travailler en prison
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2.3. L'« économie scripturaire » de la prison
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3. Compositions contraintes
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3.1. L'espace personnel du détenu
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3.2. Proches et absences
4. Compositions indéterminées
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4.1. La surveillance impuissante
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4.2. Violences carcérales
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-- Conclusion
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-- Bibliographie
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Introduction Le Gazebo1 et la Maison d'arrêt La meilleure manière de parler d'espace carcéral pourrait bien être de dire ce qu'il n'est pas. En 2000, pour accompagner la campagne d'extension du réseau de tram, la ville de Strasbourg passe commande d’œuvres emblématiques auprès d'artistes internationaux. L'artiste iranien Siah Armajani, installé aux États-Unis, se voit confié la conception de deux œuvres conséquentes aux limites Nord et Sud de la ville. La première est une passerelle enjambant les rails, nommée en l'honneur du sociologue Georg Simmel ; la seconde est un Gazebo, un pavillon de 13 mètres de haut surmonté d'un fanal, implanté à l'entrée du quartier de l'Elsau place Robert Kuven. Dans un quartier « marqué par la concentration de tours et d'ethnies multiples [...] Siah Armajani a réussi la gageure de construire un espace hospitalier à l'adresse de tous 2 ». La conception impliqua dès ses débuts la population locale, qui refusa plusieurs projets préliminaires tels que de nouveaux jardins familiaux, « parce qu'ils faisaient pauvres3 ». Alors que deux camps se dessinaient, l'un craignant pour la tranquillité du coin, l'autre aspirant à un espace de rencontre digne de ce nom, le projet put s'appuyer sur l'école du quartier. Là les habitants s'y rencontrèrent pour discuter des propositions successives de l'artiste, l'institution jouant « un rôle d'échange et de socialisation publique ». L'ouverture du lieu et son utilisation par tous se sont vite imposées comme indispensables tant à la population locale qu'à l'artiste, tous craignant que l'endroit ne devienne propriété exclusive des « petits métiers privés et clandestins » à l'entrée même du quartier. Fut finalement construit « une cage de métal ajourée, peinte en vert, […] coiffée d'un pignon protégeant un faisceau lumineux » avec dessous « une vaste table en bois autour de laquelle une trentaine de personnes peuvent s'asseoir », le tout « posé sur un socle de béton circulaire auquel on accède par quelques marches et une rampe ». La table est suffisamment large pour qu'on y danse ou organise des spectacles, tandis qu'autour du gazebo même ont été installés plusieurs barbecues. D'après l'artiste, « la sculpture publique […] est la recherche d'une histoire culturelle qui requiert l'unité structurelle de l'objet et de son cadre social et spatial. Elle devrait être ouverte, disponible, utile et commune4 ». Le gazebo, c'est enfin un jeu de regards sur et dans un paysage. De cet édifice, 1
Le terme gazebo, inventé au XVIIIème siècle, vient de l'anglais gaze (regard) et du suffixe latin -ebo (« I shall »), Gazebo, Encyclopaedia Britannica online, https://www.britannica.com/art/gazebo 2 Gaëtane Lamarche-Vadel, « De l'art et de l'usage de l'art », in Chris Younes (dir.), Art et philosophie, ville et architecture, La Découverte, Paris, 2003, p.156-171 3 [sic], Ibid. 4 Ibid.
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on doit à la fois voir au loin et être vu de loin. Imaginons maintenant ce que peut être l'inverse d'un tel édifice. Tout d'abord, il ne s'adresse pas à tous, en tout cas pas de la même manière, et concerne d'abord certains pans de la population en particulier. Ensuite, les lieux n'y sont pas ouverts comme peut l'être le gazebo, mais au contraire se referment sur eux-mêmes et les corps qui s'y trouvent. Pour ce faire, l'édifice en question constitue un intérieur, qui n'est plus relié, par nécessité, avec l'extérieur que par un unique passage étroitement contrôlé. Ici aussi, ce qui est en jeu passe par le regard. L'architecture ôte au regard extérieur et impose une mise en scène intérieure. Elle lève tout autour d'elle de hauts murs surmontés de barbelés et des miradors. En son sein enfin, la contemplation du paysage cède la place à une surveillance de la population. À l'intérieur, les fonctions déterminent tous les usages permis. Ce qui n'est pas autorisé est strictement interdit. La vie dans ces lieux doit être à peu près l'exact contraire d'une fête et reposer d'abord sur l'expérience d'une peine. Il s'avère que l'on trouve dans le quartier de l'Elsau, à quelques centaines de mètres seulement du Gazebo, un édifice qui correspond à peu près à cette description. La Maison d'arrêt de Strasbourg est une prison. Sa construction s'achève en 1988, soit douze ans avant celle du Gazebo. C'est l'Administration pénitentiaire, elle-même dépendante du Ministère de la Justice, qui y veille à l'application des peines. Cependant, certains individus qui y sont enfermés attendent encore leur procès, tandis que les autres purgent des peines de prisons inférieures à deux ans. D'autres moins nombreux, condamnés à de plus longues peines, y attendent leur transfert vers des établissements pour peine, Centre de détention ou Maison centrale. La réalité entre ses murs se montre bien plus complexe que ne le suggère une première opposition schématique avec le Gazebo. En prison aussi, des rencontres se font, des fêtes peuvent être célébrées et des bons moments partagés. Quelques détenus y fabriquent par exemple leurs propres grilles de barbecue, de manière illégale, dégradant leur cellule et mettant éventuellement en péril leur vie. Les moments de réjouissance ne peuvent qu'être de rares occasions, volées ou parcimonieusement accordées dans la vie du détenu qui demeure dominée par la peine pour laquelle il a été condamné. Par ailleurs, en plus des personnes enfermées, plusieurs dizaines d'individus s'y rendent tous les jours pour travailler et en assurer le fonctionnement, notamment en surveillant les détenus. D'autres encore viennent les soigner ou leur proposer des ateliers et des activités. À l'image de toutes les Maisons d'arrêt, elle souffre d'une surpopulation structurelle, les
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classes populaires, les personnes d'origine étrangère ou souffrant de troubles psychiatriques y sont surreprésentées. La peine qui constitue la raison de l'enfermement tend par ailleurs souvent à se confondre avec une forme ou une autre de violence, celle de l'institution et celle des individus. Si la Maison d'arrêt est de toute évidence étrangère à l'art civique et festif que représente le Gazebo, elle n'en relève pas moins d'un art. L'art de punir. * De la peine, du carcéral et du pénitentiaire. La prison Très tôt dans l'histoire et quasiment partout sur la planète il a semblé nécessaire à l'Homme de pouvoir sanctionner son prochain afin de pouvoir vivre avec. Chaque société a ainsi développé un système. Les récits des anthropologues et ethnologues découvrant de nouvelles cultures au début du XXème siècle en offrent quelques précieux exemples. Aux îles Trobriand en Mélanésie, Bronislaw Malinowski remarque ainsi l'absence de répression physique des crimes, qui se limite, non sans effets, à des regards réprobateurs et insistants. Le rétablissement de l'ordre dans la communauté mélanésienne ne passait pas par l'individu, concept inconnu des populations en question, mais par l'honneur du clan, au nom duquel il faut expier la faute pour éviter toute opprobre5. Claude Lévi-Strauss va plus loin encore, opposant schématiquement les sociétés anthropophagiques, « qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit » et les sociétés anthropémiques qui « ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l'humanité, dans des établissements destinés à cet usage 6 ». Lévi-Strauss, qui dénonce explicitement les systèmes judiciaire et pénitentiaire occidentaux, cite en exemple le cas de peuples Amérindiens 7, où 5 Bronislaw Malinowski, « Primitive crime and punishment », Crime and custom in savage society, Harcourt, Brace and Company, New York, 1926, p.77-99, cité par Didier Fassin, Punir, une passion contemporaine, Seuil, Paris, 2017, 200p. 6 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, Paris, 1984 [1955], p.464 7 « Les Indiens des plaines de l'Amérique du Nord […] offrent un des rares exemple de peuple primitif doté d'une police organisée. Cette police (qui était aussi un corps de justice) n'aurait jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par une rupture des liens sociaux. Si un indigène avait contrevenu aux lois de la tribu, il était puni par la destruction de tous ses biens : tente et chevaux. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard ; il lui incombait d'organiser la réparation collective du dommage dont le coupable avait été, pour son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de ce dernier l'obligé du groupe, auquel il devait marquer sa reconnaissance par des cadeaux que la collectivité entière – et la police elle-même – l'aidait à rassembler, ce qui inversait de nouveau les rapports ; et ainsi de suite , jusqu'à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le désordre antérieur et que l'ordre initial eût été restauré. […] en bonne logique, l'“infantilisation” du coupable impliquée par la notion de punition exige qu'on lui reconnaisse un droit corrélatif à une gratification, sans laquelle la démarche perd son efficacité […]. Le comble de l'absurdité étant, à notre manière de traiter simultanément le coupable comme un
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un système de dons et contre-dons8 ramenait l'ordre dans la communauté après le désordre du crime. Le mot peine, dont dérive « punir » et « punition » vient en fait du sanskrit punar et du grec ancien ποινή (poiné). Dans les deux langues, il évoque encore un retour, une contrepartie. Le mot finit par traverser l'Adriatique pour devenir la poena latine, la réponse légale au crime, le châtiment. La sanction, sanctio, est elle aussi issue du latin. Elle désigne une action particulière, celle qui désigne le sanctus, ce qui est « entouré d'une défense, défendu (par une limite ou un obstacle). […] Sanctus est l'état résultant d'une interdiction dont les hommes sont responsables, d'une prescription appuyée par une loi9 ». Les Romains sont les premiers à constituer ainsi un droit 10, ius, dont l'influence se retrouve jusqu'à nos jours. Le système des peines, que des juristes se font fort de perfectionner, admet alors aussi bien des châtiments physiques – allant du fouet à la mise à mort –, que l'exil et l'amende. Toutefois, en amont du procès et après, avant la mise à mort si celle-ci doit avoir lieu, mais aussi pour empêcher que les condamnés ne s'enfuient avec leur argent, la nécessité de lieux où les corps enfermés peuvent demeurer à la disposition de la justice s'est imposée. Le système pénal se tourne alors vers des édifices particuliers, les carceri, dont l'un des plus fameux, le Tullianum, aurait été construit plus de deux siècles avant la fondation de la République et l'écriture de ses lois11. Si son architecture se résume à un cachot sordide, le carcer n'en est pas moins un lieu plus indispensable encore pour la vie politique que pour le droit romain lui-même. On y enferme bien plus les ennemis désignés par le pouvoir monarchique, républicain puis impérial, qu'il s'agisse des conjurés de Catilina, du celte Vercingétorix ou de l'apôtre Pierre, que les inculpés ordinaires. La pénitence apparaît quant à elle aux premiers siècles du christianisme. C'est elle qui permet la réparation d'une faute et la réconciliation avec Dieu qui passe par l'administration d'une peine. L’Église installe alors la pénitence, non comme acte, mais comme « statut dans lequel on entrait après un rituel et qui s'achevait (quelque fois sur le lit de mort) après un second
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enfant pour nous autoriser à le punir, et comme un adulte afin de lui refuser la consolation ; et de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables, nous préférons les mutiler physiquement et moralement », Ibid., p.464-465 Marcel Mauss, « Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », pour qui « même dans des tribus réellement primitives comme les australiennes, le point d'honneur est aussi chatouilleux que dans les nôtres et on est satisfait par des prestations, des offrandes de nourriture, des préséances et des rites aussi bien que par des dons », Sociologie et anthropologie, Presses universitaires de France, Paris, 2013 [1924], p.204. De ce système, on retrouve des traces dans le droit germanique et le wergeld, le droit islamique du fiqh ou même notre droit civil. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes II, Editions de Minuit, Paris, 1966, p.190-191 Le code babylonien d'Hammourabi remontant au XVIIIème siècle av. J-C., dont l'influence se retrouve dans la tradition hébraïque, est toutefois antérieur. Les Lex Duodecim Tabularum (Loi des Douze Tables) du Vème av. J-C. présente cependant un caractère bien plus fondamental en introduisant la nécessité du procès, la spécialité des tribunaux et la progressivité des peines. Elles fondent de plus ces peines sur des textes d'abord civiques. À ce sujet, Joël Le Gall, « Notes sur les prisons de Rome à l'époque républicaine », Mélanges de l'école française de Rome, n°56, 1939, https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1939_num_56_1_7297
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cérémonial12 ». La pénitence est marquée tout d'abord par l'aveu13, auquel peuvent s'ajouter l'ascèse, de spectaculaires flagellations, les discrets cilices ou de périlleux pèlerinages. Longtemps présente dans l'espace public, la pénitence et ses formes ont fini par trouver dans le claustrum du monastère refermé sur lui-même un lieu et un mode de vie idéaux. À la fin du Moyen-Âge, les procédures judiciaires, parfois menées par l’Église elle-même, mettent en exergue l'ordalie et la question, qui toutes deux reposent sur la souffrance du suspect pour en éprouver la culpabilité. Le pouvoir du souverain s'en inspire largement pour faire du supplice un châtiment en plus d'une torture14. L'art de punir devient alors un exercice théâtral, comme celui de juger n'a jamais cessé de l'être, tourné vers un public : la société, et qui repose sur un dispositif scénique : l'échafaud. Au XVIIIème siècle cependant, la philosophie des Lumières et la philosophie utilitariste répugnent à contempler l'horreur des supplices15. Elles se font fort de proposer à la place un nouveau système, rationnel et raffiné, et surtout plus utile à la société. Les modèles du carcer, qui avait continué d'exister sous la forme des geôles, et du claustrum réunis en un seul projet, deviennent la clé de voûte du nouveau système pénitentiaire : la prison16. Son origine latine prehensionem (prise) renvoie cependant toujours à une relation aux corps des détenus. Son perfectionnement devient aussi important que l'amélioration des nouveaux systèmes politiques 17. Là, le pouvoir de punir dispose de lieux qui lui sont propres. L'architecture devient son art de prédilection. La prison naît ainsi, à la fois comme une sanction pénale, une administration pénitentiaire et une architecture destinées à des condamnés. Pour autant, la dispositions des peines et de l'architecture ne sauraient résumer l'espace carcéral tel qu'il est vécu par les condamnés.
12 Michel Foucault, « Du gouvernement des vivants », Dits et écrits II, Gallimard, Paris, 1994, p.946 13 « Ce n'est pas la simple énonciation des fautes commises ni un exposé global de l'état de l'âme ; il doit tendre à la verbalisation permanente de tous les mouvements de la pensée », Ibid., p.947 14 Ordonnance de Louis XIV pour les matières criminelles, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9602565z/f5.image 15 « On soupçonne ce rite qui “concluait” le crime d'entretenir avec lui de louches parentés : de l'égaler, sinon de le dépasser en sauvagerie, d'accoutumer les spectateurs à une férocité dont on voulait les détourner », Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 2016 [1975], p.15 16 L'enfermement s'est cependant développé tout au long des XVIIème et XVIIIème siècle à travers de multiples formes : les lettres de cachet, les dépôts de mendicité, les hôpitaux généraux, etc. Elles font office, a posteriori, avec les Maisons de force de Gand et Amsterdam, mais aussi le Raspelhus de Strasbourg (1734) de tests pour la nouvelle philosophie pénitentiaire. 17 L'auteur de La démocratie en Amérique consacre ainsi un travail équivalent au système pénitentiaire américain. Alexis de Tocqueville, Gustave de Beaumont, Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, 1833
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État des lieux « L'activité liseuse présente […] tous les traits d'une production silencieuse18 » La voie qu'emprunte cette recherche suscitée par la rencontre de l'architecture et de la peine a été tracée et pavée avant elle par de nombreux ouvrages à qui elle doit beaucoup. Ces derniers ont la particularité d'être issus de différentes disciplines : l'histoire de l'architecture, l'anthropologie et la sociologie d'abord, mais aussi la philosophie, l'histoire, le droit, la géographie et la littérature 19. De nombreuses lectures ont accompagné ce travail. Certaines se sont avérées être des fausses pistes et d'autres d'intéressantes ouvertures. Toutes cependant ont eu le mérite d'en nourrir la réflexion. J'estime avoir ainsi fait mienne cette remarque de Roland Barthes : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non pas par désintérêt, mais au contraire par afflux d'idées, d'excitations, d'associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ?20 » Mes premières réflexions ont tourné autour des hétérotopies de Michel Foucault et cela avant même que je n'en vienne à traiter de la prison et avec elle de la punition. Il est vrai que ce concept ne cesse de susciter l'intérêt des architectes, des géographes et des philosophes 21. Ces « espaces autres » étant ces lieux où l'être humain passe en marquant une rupture dans son existence et où le temps ne doit pas ou ne peut s'écouler de la même manière qu'à l'extérieur. Avec cet extérieur, les « espaces autres » entretiennent des relations troubles qui lui sont pourtant essentielles. Parmi les possibles hétérotopies de notre modernité, Foucault compte ainsi pêle-mêle les maisons de retraite, les foires, les cimetières, les musées et les bibliothèques, les lieux de culte, mais encore les maisons closes, certains jardins, les saunas scandinaves, mais aussi les asiles et les prisons22. 18 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t. 1. arts de faire, Gallimard, Paris, 1990 [1980], p. XLIX 19 « ce qu'on lit lorsqu'on s'engage dans un projet d'écriture fournit certainement l'indice de ce qu'on essaie d'entreprendre », Didier Fassin, L'ombre du monde. Anthropologie de la condition carcérale, Seuil, Paris, p.564-565 20 Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984, p.32 21 La première mention de l'hétérotopie, dans la préface des Mots et des choses paru en 1966, passe cependant presque inaperçue. Après la conférence de fin 1966, le concept rencontre un succès qui ne s'est pas démenti depuis. Manfredo Tafuri, Henri Lefebvre, Edward Soja ou encore Jacques Lucan font partie des nombreux intellectuels qui se sont appropriés ce concept flou. 22 Pour Foucault, les colonies, et a fortiori les navires du XVIIIème siècle, sont les hétérotopies par excellence. Pour lui, le navire est ce « morceau flottant d'espace, un lieu sans lieu » qui n'est déjà plus de notre époque : « dans les civilisations sans bateau, les rêves se tarissent, l'espionnage y remplace l'aventure, et la police, les corsaires ». Michel Foucault, « Des espaces autres », EMPAN, 2004, https://www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm. Une version différente, remaniée pour la radio et lue par l'auteur lui-même, est disponible sur Youtube.
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Mais l'hétérotopie ne se révèle être guère plus qu'un simple jeu littéraire23, un exercice auquel Foucault s'adonne avec talent, et qui vient en retour nourrir ses réflexions, mais pour lequel il se refuse à accorder une trop grande valeur théorique 24. Si il le pratique beaucoup jusqu'à la fin des années 1960, il le délaisse à partir du début des années 1970. C'est en effet à partir de ce moment historique, où les détenus se mutinent et que les usines sont occupées massivement, que Michel Foucault s'engage à faire de son œuvre un véritable manuel militant et s'engage lui-même pour de nombreuses causes. L'étude du pouvoir25 qui constitue l'essence de l'ensemble de son travail, de l'Histoire de la folie à l'âge classique en 1961 jusqu'aux Cours au Collège de France de 1970 à 1984, devient alors une arme qu'il veut mettre au service de ceux sur qui s'exerce le pouvoir. Les interrogations spatiales de Michel Foucault le conduise néanmoins à rapidement déceler un supplément dissimulé notamment dans la disposition de l'espace de la prison. Dans le prolongement de son engagement fondateur au sein du Groupe d'Information Prisons (GIP), le philosophe entreprend en effet de dresser « une généalogie de l'actuel complexe scientificojudiciaire où le pouvoir de punir prend ses appuis, reçoit ses justifications et ses règles, étend ses effets et masque son exorbitante singularité26 » dans un ouvrage resté marquant : Surveiller et punir. La disparition du pouvoir souverain, mis en scène par les supplices, voit ici l'apparition d'un nouveau pouvoir, dit disciplinaire, pour lequel le corps devient « objet et cible du pouvoir27 ». Pour s'appliquer aux corps détenus sans les blesser, le pouvoir disciplinaire doit se spatialiser et mettre en place des appareils, faisant jouer ensemble corps, dispositifs, mécanismes et procédures. Les hésitations de Beccaria28 sont balayées : l'invention d'une technique disciplinaire propre ne se fait qu'au nom d'une utilité et d'une efficacité des peines. Foucault devine dans le projet de prison du 23 Daniel Defert, « Foucault, Space, and the Architects », Politics/Poetics: Documenta X – The Book, Ostfildern-Ruit, Cantz Verlag, 1997, p.274-283 24 Parmi ces « jeux », Michel Foucault, La pensée du dehors, Fata Morgana, Paris, 2018 [1966], 64p., en hommage au philosophe Maurice Blanchot et Ceci n'est pas une pipe, Fata Morgana, Paris, 2010 [1973], 90p. 25 La définition que donne en 1975 Michel Foucault du pouvoir accompagne toute l'élaboration de ce mémoire : « le pouvoir […] pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie […] ce pouvoir s'exerce plutôt qu'il ne se possède, […] il n'est pas le “privilège” acquis ou conservé de la classe dominante mais l'effet d'ensemble de ses positions stratégiques », Surveiller et punir, p.35, « le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d'objets et des rituels de vérité », p.227 26 Ibid., p.30 27 Ibid., p.160 28 Des délits et des peines, Gallimard, Paris, 2015 [1764], Beccaria semble partagé entre utilité et nécessité de la peine (« le mot droit n'est pas contradictoire avec le mot force, mais le premier est plutôt une modification du second [...] la plus utile au plus grand nombre », Ibid., p.75, « la peine de mort n'est pas utile à cause de l'atrocité de l'exemple qu'elle donne aux hommes », p.156 ; « une fausse idée d'utilité est celle qui voudrait donner à une multitude d'êtres sensibles la symétrie et l'ordre que peut recevoir la matière brute et inanimée », p.195) : ce n'est qu'à la fin de l'ouvrage qu'il se décide pour la seconde.
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Panoptique de Jeremy Bentham29, éminent philosophe britannique de l'utilitarisme, dont il reproduit la coupe et le plan au cœur du livre, un lieu qui est le principal mode d'exercice de ce pouvoir : la surveillance panoptique. Cette surveillance, exercée de manière rationnelle depuis une tour centrale, se comprend comme un examen continu, transformant les individus en objets de pouvoir, mais également de savoir. C'est dans cette objectivation des individus, dont les détails sont documentés et compilés, que Foucault lit la naissance des sciences humaines, du travail social et la spécialisation des différentes disciplines médicales qu'il a pu étudier dix ans auparavant. Objets du pouvoir, les corps détenus sont aussi appelés à en être les instruments : le pouvoir se glisse dans les regards qui s'échangent comme dans ceux qui s'égarent et la surveillance n'a plus besoin d'être effective pour être efficace. La volonté disciplinaire et la prison, qu'elle a créée mais qui la nourrit en retour, à travers cette surveillance et la répression du moindre geste qu'elle permet, se font fort de dresser les corps indisciplinés en corps dociles dont l'Industrie et l’État ont besoin. Mais la prison n'est pas l'unique lieu de cette entreprise disciplinaire, qui doit compter sur le concours des commissariats de police et des tribunaux, qui se produit aussi bien dans les casernes et les hôpitaux que dans les écoles. Tout ceci venant au final esquisser ce que le philosophe nomme une « ville carcérale30 ». « La prison […] c'est le lieu où le pouvoir de punir, qui n'ose plus s'exercer à visage découvert, organise silencieusement un champ d'objectivité où le châtiment pourra fonctionner en plein jour comme thérapeutique et la sentence s'inscrire parmi les discours du savoir 31 ». Elle ne se conçoit pas seulement par les rapports de pouvoir qu'elle induit à l'intérieur, mais comme pièce maîtresse d'une stratégie bien plus vaste, qui en plus de capturer les individus criminels s'applique surtout à constituer une population délinquante32, à lui donner lieu. Lieux ? Toujours ici il est question d'espace33. L'espace de la prison n'est pas que celui de la sanction comme l'action de l'Administration pénitentiaire ne vise pas qu'à administrer des peines. Cette importance de l'espace comme
29 Panoptique, mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspection, et nommément des maisons de force, Mille et une nuits, Paris, 2002 [Assemblée nationale, 1791], 77p. 30 Foucault, alors autant archéologue que archiviste, cite ici une longue description anonyme de cette ville carcérale reçue par le journal La Phalange, d'inspiration fourieriste, au début des années 1840, Ibid., p.358-359 31 Ibid., p.298 32 Par ce que Foucault nomme une « gestion différentielle des illégalismes », qui vient déterminer les pratiques condamnables (délinquantes) parmi toutes celles qui pourraient l'être (illégalistes). La sélection qui s'opère ainsi est selon lui est consciente, stratégique, visant à dessein les classes prolétaires et épargnant les classes bourgeoises. Ibid. 33 « On m'a assez reproché ces obsessions spatiales, et elles m'ont en effet obsédé. Mais à travers elles, je crois avoir découvert ce qu'au fond je cherchais : les rapports qu'il peut y avoir entre pouvoir et savoir », Michel Foucault, interrogé par la revue Hérodote, « Question à Michel Foucault sur la géographie », Dits et écrits II, p.33
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instrument et réalité du pouvoir disciplinaire qu'étudiait Foucault n'a pas toujours été reconnue 34. Néanmoins, une pensée spatiale se développe rapidement pour comprendre les réalités du pouvoir. De plus, de nombreux autres penseurs se sont intéressés aux liens entre pouvoir et espace. Aux Etats-Unis dès les années 1960, le sociologue Erving Goffman parle de déviants35 et mène une enquête qui fait encore aujourd'hui autorité dans un asile36 psychiatrique. Il développe alors, quelques années après la seconde Guerre Mondiale et l'Holocauste, alors que le Goulag détient encore des centaines de milliers de citoyens soviétiques, une analyse de l'institution totalitaire où les espaces de l'institution et du reclus, par ce qu'il nomme une « micro-géographie », jouent un rôle central. Alors qu'elle n'a longtemps admis de spatial que l'idée de « champ », la théorie du pouvoir symbolique de Pierre Bourdieu finit à son tour par s'intéresser aux « effets de lieu37 ». Les lieux sont en effet indispensables à l'exercice du pouvoir, ils en révèlent la spécificité. Développant le concept de biopolitique38 au travers de l'archétype du camp et de la vie nue, le philosophe Giorgio Agamben déploie ainsi avec Homo sacer39 une étude du pouvoir contemporain à partir de sa topologie40 et de ses lieux. Chez lui, la figure topologique, employée depuis son premier ouvrage et régulièrement reprise depuis, est aussi bien l'objet que la méthode même de l'analyse du pouvoir. Toutefois, l'étude du pouvoir et de la disposition de ses lieux ne suffit pas. Du moins elle n'explique pas comment les individus peuvent la recomposer. Michel de Certeau est sans doute de ceux qui proposent l'une des lectures les plus stimulantes de Surveiller et punir41. L'anthropologue, 34 Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Galilée, Paris, 1977, pour qui «le pouvoir chez Foucault reste, même pulvérisé, une notion structurelle, une notion polaire, parfaite en sa généalogie, inexplicable en sa présence, indépassable malgré une sorte de dénonciation latente, entière en chacun de ses points ou pointillés microscopiques, et dont on ne voit pas ce qui pourrait le prendre à revers », p.53. Mais prend-t-on seulement « à revers » un pôle, un point et un lieu ? 35 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit, Paris, 1975 [1963], 170p. 36 Asiles. Etude sur les conditions sociales des malades mentaux, Editions de Minuit, Paris, 1968 [1961], 438p. 37 Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Seuil, Paris, 1993, 1461p. 38 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, Gallimard, Paris, 1997 [1976], 283p. 39 Giorgio Agamben, d'Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997, 215p. Jusqu'à Homo sacer IV, 2. L'usage des corps, Seuil, Paris, 2015, 379p. 40 La topologie (passée des mathématiques à la géographie) désigne d'abord une mesure non euclidienne de l'espace. Elle privilégie les proximités entre les lieux et met donc aussi en évidence certaines discontinuités entre eux. « Le camp de concentration, comme espace absolu d'exception, est topologiquement différent d'un simple espace de réclusion », Homo sacer I, p.28. Luke Layzelle dans une thèse sur le sujet la développe ainsi : « topology is a means of analysing the spatial-logical composition of sets, groups, and more generally of totalities and their structures. It also, by extension, provides a tool for critically analysing the formal-logical relations that allow for the construction of an ‘inside’ and an ‘outside’. […] topology seeks to understand the boundaries and limits of spatial configurations. A topological approach to space is less interested in the maintenance of certain demarcations and boundaries within space than in the structural possibilities and systematic properties that allow for the formation of any kind of space at all. », Topologies of abandon. Locating life in the philosophy of Giorgio Agamben, thèse de doctorat, faculté de philosophie, Université du Sussex, 2017, p.24, http://sro.sussex.ac.uk/id/eprint/70408/1/Layzelle,%20Luke %20George.pdf 41 Michel de Certeau, « Ce n'est pas d'abord son érudition (pourtant prodigieuse) qui vaut à Foucault son efficace [sic],
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historien et psychanalyste jésuite, marqué par l'expérience de 1968 42, propose une perspective réciproque au travail de Foucault qui est l'occasion d'une thèse en réalité bien plus vaste, pour laquelle il s'appuie en partie sur le concours de Pierre Mayol et Luce Giard 43. Afin comprendre l'importance des pratiques, notamment celles « de l'espace, qui trament en effet les conditions déterminantes de la vie sociale44 », Michel de Certeau les convertit en stratégies et tactiques en adoptant une référence polémologique, révélant les rapports de forces qui les soutiennent, et une référence topologique, basée sur le lieu et l'espace. Le premier reprend ce que Merleau-Ponty nomme un « espace géométrique », quand le second renvoie à l'« espace anthropologique » et vécu. Tout pouvoir dans la mesure où il est stratégique, repose et passe par différents lieux qu'il articule ensemble. Le pouvoir ainsi fondé sur des « rapports de lieux45 » est topologique46. Il nécessite et produit une « composition logico-spatiale d'ensembles et de groupes47 » qu'il surplombe et offre à un regard panoptique. On peut ainsi dire avec Michel de Certeau qu'il produit une composition de lieux. À cette composition de lieux par le stratège, il faut opposer la figure et l'« action calculée que détermine l'absence d'un propre48 » du tacticien. « La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l'organise la loi d'une force étrangère. Elle n'a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi49 ». Si la stratégie dispose les lieux, la tactique, qui n'est que ruse, compte sur un « bon moment » et un habile usage d'« un temps accumulé, qui lui est favorable, contre une composition de lieu, qui lui est défavorable50 ». La stratégie tente d'opposer au temps sa
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mais cet art de dire qui est un art de penser et de faire. […] Par des alternances savantes de tableaux figurés […] et de tableaux analytiques […], il produit un effet d'évidence sur le public qu'il vise, il déplace les champs où tour à tour il s'insinue, il crée un nouvel “arrangement” de l'ensemble », Ibid., p.121-122 La prise de parole, Desclée de Brouwer, Paris, 1968, 130p. Pierre Mayol, Luce Giard, Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t.2 habiter, cuisiner, Gallimard, Paris, 2015 [1994], 397p. Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t. 1, p.146 « Les stratégies sont donc des actions qui, grâce au postulat d'un lieu de pouvoir (la propriété d'un propre), élaborent des lieux théoriques (systèmes et discours totalisants) capables d'articuler un ensemble de lieux physiques où les forces sont réparties. […] Elles privilégient donc les rapports de lieux. », Ibid., p.62-63 Pour Michel de Certeau, «l'espace d'opérations […] est fait de mouvement : il est topologique, relatif aux déformations de figures » et est « topique, [ce qui est] définisseur de lieux », Ibid., p.189. Pour lui, la topologie est d'abord le fait d'une délinquance capable de « transgression ». Mais tout pouvoir naît sans doute d'une telle transgression, d'une topologie première, avant de pouvoir devenir topique. Luke Layzelle, Topologies of abandon, traduction personnelle « Alors aucune délimitation de l'extériorité ne lui fournit la condition d'une autonomie », Michel de Certeau, Ibid., p.60 « Elle est mouvement à “l'intérieur du champ de vision de l'ennemi”, comme le disait von Bülow, et dans l'espace controlé par lui. Elle n'a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l'adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable », Ibid., p.60-61 Ibid., p.126
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composition des lieux, tandis que la tactique autorise des pratiques spatiales « contradictoires » de ces mêmes lieux par un bon usage du temps 51. La tactique parvient ainsi à réorganiser l'espace, à recomposer les lieux. Pour y remédier, pour garantir dans le temps sa composition, le pouvoir stratégique en plus de voir cherche donc à prévoir, à « éliminer l'imprévu ou l'expulser du calcul comme un accident illégitime et casseur de rationalité 52 ». Pour ces raisons, on peut dire de l'articulation espace/lieu et tactique/stratégique qu'elle permet une première analyse de l'opposition fondamentale de la prison, celle du carcéral et du pénitentiaire53. Une importante littérature propre aux sciences humaines et sociales s'est constituée ces trente dernières années en France sur et à partir d'une étude la prison, tantôt sociologique 54, tantôt anthropologique55. L'espace carcéral, toile de fond de toutes ces études est par ailleurs devenu un objet d'études pour de multiples disciplines scientifiques56. La plupart de ces travaux privilégient ainsi un lieu ou un sujet au sein de l'univers carcéral. Certains, s'intéressant à des « trajectoires57 » mettent en avant les « expériences » carcérales comme mouvements. Les lieux, en effet, ne sont pas totalement repliés sur eux-mêmes. Les passages des corps,des objets et des messages de vers et depuis la prison, entre ses différentes parties, sont au cœur de ses compositions. D'autres aspirent à une approche plus globale, et l'étude d'un lieu précis le cède à une étude bien plus vaste. De fait, la disposition des lieux de la prison se comprend également comme disposition de la prison dans un ensemble plus vastes. Mais ces dispositions de lieux sont pratiquées, déjouées, recomposées.
51 « Les stratégies misent sur la résistance que l'établissement d'un lieu offre à l'usure du temps ; les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions qu'il présente et aussi des jeux qu'il introduit dans les fondations d'un pouvoir », Ibid., p.63 52 « Éliminer l'imprévu ou l'expulser du calcul comme un accident illégitime et casseur de rationalité, c'est interdire la possibilité d'une pratique vivante […] de la ville », Ibid., p.296 53 En effet, le pénitentiaire n'est que la stratégie déployée punition (et réinsertion) selon une composition particulière de lieux. Pour les personnes enfermées et surveillées contraintes à l'action tactique, « l'espace est un lieu pratiqué », Ibid., p.174. Autrement dit, l'espace carcéral correspond à des lieux pénitentiaires pratiqués. 54 Philippe Combessie, Sociologie de la prison, La Découverte, Paris, 2009, 128p. 55 Didier Fassin, L'ombre du monde. Anthropologie de la condition carcérale, Seuil, Paris, 2016, 676p. 56 Olivier Milhaud, Séparer et punir. Géographie des prisons françaises, CNRS Editions, Paris, 2017, 314p. David Scheer, Conceptions architecturales et pratiques spatiales en prison. De l'investissement à l'effritement, de la reproduction à la réappropriation, thèse de doctorat, Faculté de droit et de criminologie, Université Libre de Bruxelles, 2016 57 Gilles Chantraine, Par-delà les murs. Expériences et trajectoires en Maison d'arrêt, Presses universitaires de France – Le Monde, Paris, 2004, 269p. Gilles Chantraine emploie une typologie d'acteurs en grande partie empruntée à Michel de Certeau, reconnaissant parmi la population carcérale : le stratège (« contre-pouvoir »), le tacticien (« vices et arrangements ») et le soumis. Le sociologue n'accorde cependant que très peu d'importance aux lieux mêmes.
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Problématique Un terrain d'études concret, la Maison d'arrêt de Strasbourg, se prêterait-il aussi facilement à une analyse des lieux du pouvoir de punir qu'une bibliographie sélective ? Pourrait-on y retrouver aussi facilement une première topologie, une stratégie dominante qui aurait su faire de l'espace le champ d'exercice pur de son pouvoir ? L'organisation topologique du pouvoir en prison est avant tout architecturale, figée dans le béton et marquée par le verrou des portes et les barreaux des cellules. C'est à partir de la cellule, lieu central, que la prison est construite et se compose. La composition des lieux repose également sur des règlements et des procédures qui autorisent et conditionnent les passages d'un lieu à un autre. Ces procédures mettent en relation les individus entre eux, mais aussi avec des dispositifs, dans des rapports préétablis, mécaniques, qui ne visent qu'à conserver les lieux en l'état, ou plutôt à intégrer ces individus aux lieux. Il ne s'agit pas ici de dire que l'Administration pénitentiaire, au nom de l’État, immobilise à dessein les détenus dans leurs cellules vingt-deux heures sur vingt-quatre. Bien au contraire, elle se félicite de les faire circuler docilement dans la mesure où ils reproduisent et intègrent alors la composition même de la prison, et sont plus facilement pris dans cet ensemble de procédures et de dispositifs. « Mais à ces appareils producteurs d'un espace disciplinaire, quelles pratiques de l'espace correspondent, du côté où l'on joue (avec) la discipline58 ? » s'interroge Michel de Certeau. L'Administration comme tout pouvoir dispose des lieux en vue de les composer, de les établir contre l'usure du temps. Elle attend que les personnes détenues jouent le rôle qu'elle leur a attribués. Je m'emploierai donc dans un premier temps à savoir si la disposition 59 des lieux – dans la ville, l'espace social et l'architecture – suffit à produire un ordre des lieux, un espace disciplinaire, c'est-àdire une composition pénitentiaire. Dans un second temps toutefois, il sera nécessaire de décaler l'analyse des lieux vers une étude de leur pratique afin de déceler quelques unes des compositions carcérales et retrouver ce qui fait monde en prison.
58 Michel de Certeau, Ibid., p.146 59 La disposition est comprise ici comme l'étape préliminaire à la composition, comme l'assignation des places en vue de composer un ordre selon une stratégie précise.
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Méthodologie Tentative d'épuisement d'un lieu pénitentiaire60 À la lecture de certaines enquêtes publiées ou de thèses défendues pour lesquelles les auteurs se sont vus autorisés des accès privilégiés à la détention, j'ai un temps cru parvenir à une telle situation sur mon propre terrain. Après de nombreuses tentatives infructueuses – courrier, mails, saisine officielle, appels téléphoniques – il m'a fallu réaliser que le terrain désiré ne serait pas si facile d'accès61. Une opération de glissement du terrain s'est alors effectuée. Je me suis d'abord rendu à une lecture de lettres organisée par le Groupe Local de Concertation Prison (GLCP), qui rassemble plusieurs associations intervenant dans les différents établissements pénitentiaires de la région, dans le cadre des Journées Nationales Prison au Munsterhof le 20 novembre 2017. J'y découvris l'association étudiante du Génépi, qui dans les premiers échanges que je pus avoir avec certains de ces membres me parût très radicale dans ses prises de position. Progressivement je parvins à saisir que si la prison demeurait immobile, inerte, tout autour fourmillait une activité qui révélait les tensions qui pouvaient l'animer plus ou moins secrètement. Les mois de décembre 2017 et janvier 2018 furent à ce titre riches de sens. Une grève nationale fut déclenchée par les principaux syndicats pénitentiaires. La manifestation du mécontentement des surveillants ne pouvant se dérouler dans les prisons mêmes, où ils étaient soumis à des règles strictes et où elle serait de toute manière restée invisible à l'ombre des murs, elle prit place dans l'espace public, sur le seuil même des portes de la prison. À cette occasion je tentai de contacter les représentants de certains des syndicats impliqués, sans succès. Des professeurs et des amis me mirent alors en contact avec des personnes ayant travaillé ou travaillant à la Maison d'arrêt. Je menai ainsi de premiers entretiens informels, au téléphone ou dans des cafés. Je pus finalement accéder à l'intérieur de la prison, sans pour autant pénétrer dans la zone dite de détention, une première fois : le 6 juin 2018, en me rajoutant au groupe de travail d'un séminaire de l'école. Je me rapprochai de l'association Génépi en participant à plusieurs interventions destinées au public, comme le 18 mai 2018, pour le concert du Molodoï Prison Grooves, et finis par intégrer pleinement l'association au mois de septembre 2018. Au même moment, la Direction de l'Administration Pénitentiaire décidait de ne pas renouveler la convention annuelle qui la liait au 60 Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Christian Bourgois, Paris, 1982 [1975], 59p. 61 La procédure aurait voulu probablement que je m'adresse directement à la Direction centrale de l'Administration Pénitentiaire pour qu'elle juge elle-même de l'intérêt de mon projet avant de laisser au chef d'établissement la liberté de m'ouvrir les portes ou non.
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Génépi depuis la création de ce dernier et qui lui permettait d'intervenir en détention suite au désaccord croissant entre l'administration et l'association. En crise, l'association se révéla être un objet d'étude en soi, parcourue de relations de pouvoir, motivée par des fins particulières avec à sa disposition les moyens qu'elle se donnait. Sans doute ma recherche a été largement influencée par cet engagement associatif62. Les débats nourris de ses assemblées locales 63 et nationales64, les différentes manières de se représenter, de mobiliser un langage à la fois technique et militant, des individus prenant la parole offrent un saisissant échantillon social à étudier. Je découvris notamment à ces occasions la philosophie et la méthodologie de l'éducation populaire. Toutefois, il me fallait aussi reconnaître mon désaccord, sur certains points, avec le Bureau National65. Suite à une première présentation de l'avancement de mon travail, plusieurs professeurs me permirent de finalement me rapprocher du terrain carcéral et de la prison elle-même. Je menai d'abord un long entretien semi-directif avec un ancien détenu chez lui 66. Cet entretien fut certes l'occasion de produire enfin des données « de première main », mais aussi surtout de recueillir un récit de vie que l'expérience de la détention avait bouleversé. Deux jours plus tard, je pus mener un autre entretien, téléphonique cette fois, avec un conseiller du Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation (SPIP) de la Maison d'arrêt de Strasbourg. Il fut alors convenu d'arranger une nouvelle visite de l'établissement. Toutefois, un nouveau blocage des prisons par les surveillants pénitentiaires, suite à l'agression par un détenu de deux surveillants survenue au centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe, repoussa cette occasion. Elle put finalement avoir lieu, après la fin des blocages, le 29 avril 2019. J'accédai alors une nouvelle fois à la Maison d'arrêt et y fus reçu par le conseiller pénitentiaire avec qui j'avais continué d'échanger et la directrice de l'établissement. Deux extraits du journal de terrain permettent ici d'en resituer le contexte et les enjeux.
62 L'engagement associatif a été un moyen de légitimer ma recherche sur la prison et de l'asseoir dans un terrain, il est aussi « progressivement devenu un angle à travers lequel je regardais ce lieu », Barbara Morovich, « Les coulisses de la recherche », Miroirs anthropologiques et changement urbain. Qui participe à la transformation des quartiers populaires ?, L'Harmattan, Paris, 2016, p.116 63 L'association Génépi Strasbourg se réunit ainsi au moins une fois par mois, si ce n'est plus, pour discuter de la mise en place de ses diverses actions, des évolutions nationales, etc. 64 Le 9 décembre 2018, au lendemain de la 37ème Journée Prison Justice, se tint à Nanterre une assemblée extraordinaire du Génépi quant à son devenir, à la négociation de la nouvelle convention, etc. Tous les deux mois environ se tiennent différents événements réunissant différents groupes, à l'échelle régionale ou nationale. 65 Le 2 juin 2019, le Bureau National a retiré à Robert Badinter son statut de membre honoraire de l'association suite au manque de soutien de sa part lors du dernier conflit entre le Génépi et l'Administration pénitentiaire. 66 Le 3 mars 2019. Après avoir enregistré la première minute, il fut décider d'un commun accord de ne pas enregistrer le reste de la conversation et de se contenter d'une simple prise de note.
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Ce sont eux qui me posent le plus de questions. « Pourquoi la prison ? Pourquoi la MAS ? Mais vous êtes architecte non ? ». Expliquer que je ne cherche pas quelque chose en particulier mais plutôt à recueillir des données éparses et observer un peu est compliqué. De plus, par honnêteté, et peut-être aussi un peu par curiosité, je fais part de mon engagement au sein du Génépi67. Gros yeux et moue explicite de la directrice. Sourire amusé du conseiller. On me demande de lister les points qui apparaissent sur ma grille d'entretien. La directrice opère alors un tri entre eux : les derniers blocages et leurs implications locales ne méritent selon elle pas de commentaire. Le conseiller et la directrice insistent surtout sur le rôle d'un architecte dans une prison déjà construite : embellir certains espaces, rattraper les erreurs de ses prédécesseurs, travailler à l'appropriation des cellules comme des espaces communs, etc. Après une trentaine de minutes d'échanges précipités, ils me proposent de faire le tour de la détention.68 Il est certain que mon projet de recherche devait leur paraître quelque peu obscur – il n'était pas encore très clair pour moi non plus – mais ma légitimité, en tant qu'étudiant en architecture à m'intéresser selon une approche anthropologique et sociologique à l'espace carcéral n'était pas en soi acquise non plus. Il y a probablement de nombreuses ficelles du métier 69 qu'il me faut encore apprendre. La suite de la visite est aussi riche en questionnements sur ma place de chercheur. Sur une coursive de détention, nous croisons un détenu rentrant dans sa cellule. La directrice s'enquiert si il peut nous la montrer, ce qu'il accepte. Je peux échanger quelques mots sur ses activités en prison. Il est auxiliaire à l'entretien et à la livraison des repas. [...] Puis la directrice lui demande s'il a bien pu s'approprier sa cellule, sous-entendant par là sa peine, qu'il occupe avec un autre codétenu alors absent. « Oui oui, j'ai déjà fait beaucoup de prison moi avant, je suis habitué ». Rajoutant, sous le regard insistant de la directrice « et si je suis là c'est de ma faute, je peux m'en prendre qu'à moi ». En quittant la cellule, la directrice interroge le détenu sur les agissements de la journée de l'occupant de la cellule voisine, qui refuse de s'alimenter. Il est entendu que le détenu devra continuer à surveiller d'un œil son voisin de coursive. Une fois éloignés du quartier de détention, la directrice revient sur les nombreuses décorations qu'avait bricolées le détenu – trop nombreuses à son goût – et projette une fouille de cellule qu'elle compte y ordonner dès le lendemain.70 Ce passage illustre bien la prégnance des rapports de pouvoir en détention, au point que le chercheur ne peut y échapper et se retrouve impliqué contre son gré. Le sentiment que la recherche peut être à l'origine d'une action coercitive – une fouille de cellule peut signifier beaucoup de désagréments : décorations arrachées, conserves ouvertes, sentiment d'intimité violée, et peut 67 Il faut ici relever l'évolution de l'idéologie du Génépi, de l'accompagnement de la mission pénitentiaire à la fin des années 1970 à sa critique radicale à partir des années 2010. 68 Journal de terrain, 29 avril 2019 69 En effet, « ce sont les intérêts de connaissance explicités par le chercheur au début de l'enquête qui ouvrent (ou ferment) les portes d'accès au terrain », Gérard Althabe, Valeria Hernandez, « Implication et réflexivité en anthropologie », Journal des anthropologues, 98-99/2004, https://journals.openedition.org/jda/1633 70 Journal de terrain, 29 avril 2019. Je retournai une dernière fois au siège de la Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires (DISP) le 10 mai 2019 pour un dernier entretien avec le même conseiller. Je pus par ailleurs y rencontrer et échanger avec un directeur technique et un directeur de détention.
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conduire à des sanctions disciplinaires si des objets interdits sont retrouvés – est particulièrement dérangeant. Mais cet engagement sur le terrain fait partie du travail du chercheur. Il faut donc reconnaître la nécessité d'une « implication de la recherche, donc du chercheur, comme étant d'une part, la condition d'accès au terrain et d'autre part, le cadre de la production des savoirs anthropologiques71 ». Le chercheur se retrouve pris dans les lieux qu'il étudie, et c'est pourquoi il lui faut obligatoirement « mettre en cause la croyance selon laquelle la logique de recherche est autonome des dynamiques sociales qu'elle étudie 72 », assumer pleinement son engagement à la fois comme composante de sa recherche mais aussi des luttes étudiées 73, et enfin engager un travail réflexif74. La place traditionnellement dévolue à l'architecte, fermement inscrite dans la production des lieux et des rapports de pouvoir, dévoile pleinement son incapacité à interroger ces derniers. Il fallait donc que je m'inscrive dans une approche pluridisciplinaire. * Le corpus retenu pour mon enquête reflète ce passage entre les disciplines. L'étude des cartes situant la Maison d'arrêt dans la ville et des plans accessibles de la détention oblige ainsi l'urbanisme et l'architecture, ainsi que leurs acteurs, à s'exprimer. Les lois, notamment celles du Code Pénal (CP) et du Code de Procédure Pénal (CPP), et les règlements internationaux comme les Règles Nelson Mandela établies par l'Organisation des Nations Unies (ONU) ou le Règles Pénitentiaires Européennes (RPE) du Conseil de l'Europe, ainsi que les précieux rapports de visite du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL), contraignent le droit à éclaircir sa position vis-à-vis de la prison, entre légitimation et critique. Les nombreux témoignages, relayés par exemple dans la presse locale (Rue89 Strasbourg) ou à la radio (Les pieds sur terre), mais aussi 71 Gérard Althabe, Valeria Hernandez, Ibid. Le cas particulier de la prison où les rapports de pouvoir sont omniprésents nécessite d'également s'interroger autant sur « l'implication nécessaire » que sur « la difficile neutralité du chercheur sur son terrain de recherche », David Scheer, « Objets, espaces et corps du chercheur », Criminocorpus, Prisons et méthodes de recherche, Communication, 30 juin 2017, https://journals.openedition.org/criminocorpus/3533 72 Gérard Althabe, Valeria Hernandez, Ibid. 73 Selon Sherry Ortner, une anthropologie sombre, « qui met l'accent sur les dimensions les plus âpres, douloureuses et brutales de l'expérience humaine, ainsi que sur les conditions structurelles et historiques qui les produisent » peut très bien être associée à une « anthropologie plus positive », qui n'omet pas de relever les engagements moraux des acteurs, les résistances et les formes d'activisme auxquels l'entreprise de recherche peut légitimement participer, « La face sombre de l'anthropologie », MAUSS, 2018, n°51, p.93, p.108 74 Pour Pierre Bourdieu, « objectiver la prétention à la position régalienne qui porte à faire de la sociologie une arme dans les luttes à l'intérieur du champ au lieu d'en faire un instrument de connaissance de ces luttes, donc du sujet connaissant lui-même qui, quoi qu'il fasse, ne cesse pas d'y être engagé, c'est se donner le moyen de réintroduire dans l'analyse la conscience des présupposés et des préjugés associés au point de vue local et localisé de de celui qui construit l'espace des points de vue », Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, Seuil, Paris, 2014 [1992], p.314
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recueillis avec les observations produites par la recherche dans le journal de terrain ou reçus par courrier constituent un matériau anthropologique indispensable qui constitue d'ailleurs le cœur même de l'enquête. La prison a la particularité de produire beaucoup de textes. Si une grande partie demeure inaccessible, ceux auxquels j'ai pu avoir accès, qu'il s'agisse de brochures ou de tracts, se sont avérés être d'un grand intérêt. Un journal personnel, tenu en des lieux a priori étrangers au terrain d'études, permet également de mettre en évidence certains points. Le travail de recherche est enfin amené à prendre appui sur des schémas et dessins, produits à l'occasion et reprenant la réflexion développée dans le corps du texte, et des images, photographies et peintures, illustrant son propos.
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Espace, schéma de l'auteur
Lieu, schéma de l'auteur
I. Dispositions. Espace, lieu, prison 23
Cette première partie interroge la possibilité d'une composition pénitentiaire75 comme disposition des lieux, et à travers elles celle d'un espace purement disciplinaire. Après avoir explicité certains concepts fondamentaux, je m'intéresserai donc à la prison comme disposition, urbaine et sociale, puis architecturale. Suite à quoi, le passage du temps me permettra de savoir si celle-ci permet véritablement d'y instaurer ordre et discipline. 1. Le lieu et l'espace ont une histoire. En effet, le premier s'est constitué à partir et à l'intérieur du second. Ils peuvent par ailleurs être rapprochés de deux figures. L'une, le dispositif de Michel Foucault et Giorgio Agamben, permet de conformer les corps aux lieux, tandis que l'autre, la délinquance de Michel de Certeau, transgresse l'ordre des lieux. 2. La prison, c'est un lieu de l'« espace physique », mais aussi de l'« espace social » tels que définis par Pierre Bourdieu. Si elle n'occupe qu'une petite portion à l'écart de la ville, la prison est aussi l'un des lieux par où passe un pouvoir qui la dépasse largement pour s'intéresser à la cité entière. Sa disposition est donc autant question de situation urbaine que de fonction sociale. 3. L'urbanisme et l'architecture, spécialement pour un projet pénitentiaire, peuvent être compris comme une disposition de lieux adressés aux corps. La place de l'architecte dans cette production de ces lieux et dispositifs, ainsi que celles de ses interlocuteurs, est aussi à interroger. 4. La peine est temporaire, c'est-à-dire dire qu'elle distribue un quantum de temps selon les délits, mais aussi les infracteurs. En détention toutefois, ce temps pénitentiaire se transforme en durée carcérale. Le passage du temps est sans doute ce qui ébranle le plus les lieux de la prison.
75 En droit français, il existe une disposition dite de composition pénale, qui permet au procureur de proposer une peine directement au suspect qui reconnaît sa culpabilité. Ce dernier doit toutefois être passible d'une peine inférieure à cinq ans d'enfermement. Cette procédure présente l'avantage pour la justice de désencombrer les tribunaux et à l'infracteur d'être sûr d'éviter un long procès et une peine de prison ferme. La sanction consiste alors en une amende, un travail d'intérêt général ou un stage obligatoire. Article 41-2 du Code de procédure pénale, https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do? cidTexte=LEGITEXT000006071154&idArticle=LEGIARTI000017853115&dateTexte=20091125
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1. Une dialectique de l'espace et du lieu 1.1. Espace et lieu Tristes topiques Dans le Timée, Platon postule l'existence d'une Χώρα (khôra) qui lirait à la fois le point qu'occupe une chose et son devenir, son possible. Un autre terme, repris plus tard par Aristote dans la Physique, apparaît aussi : le Tόπος (topos). Ce dernier se veut plus neutre, tenant d'un récipient vide qu'un corps viendrait combler. Il suffirait que ce corps bouge pour que son topos change. Selon ces définitions, soit l'espace « dépend des choses » et « ce rapport est en devenir », soit il « relève d'une géométrie76 ». A cette première distinction grecque vient s'ajouter une seconde, latine. L'étymologie du mot espace nous renvoie en effet à Rome, aussi bien au spatium (le champ de course) qu'au spatiator (le promeneur). L'espace, progressivement distingué du concept de temps, est un concept précaire, parcouru de contradictions et qui met des siècles 77 à adopter la forme, toujours incertaine, qu'on lui connaît. Sur d'autres continents, des civilisations projettent leur rapport au monde physique d'une manière telle que le divorce temps et espace ne se réalise pas : c'est le cas notamment chez les Aztèques dont les cartes s'apparentent davantage à des journaux de voyage, ou chez les Aborigènes d'Australie qui usent de lignes de chant pour penser leur territoire. Néanmoins, la modernité entamée avec l'ouverture des espaces reproductibles du texte imprimé et prétendument vierges du Nouveau Monde provoque une révolution conceptuelle autour de l'espace qui est rapidement imposée à travers le globe : ce dernier apparaît dès lors comme une ressource à s'approprier, à répartir et exploiter et qu'il faut donc mesurer et maîtriser. L'espace devient alors plus que jamais enjeu de conflits. Les ressources contenues par les nouvelles terres découvertes attisent les convoitises des nations européennes qui cherchent alors à cartographier et nommer l'ensemble des continents. De fait, « la carte contribue à établir une hiérarchie politique78 » et pour mieux contrôler le territoire ainsi dessiné, on réalise « une nouvelle nomination », « un baptême toponymique79 » afin de mieux y asseoir les différents pouvoirs, monarchiques et religieux d'abord, économiques ensuite. Les peuplades et créatures chimériques, 76 Augustin Berque, « Lieu (1) », in Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, 25 septembre 2003, https://www.espacestemps.net/articles/dictionnaire-de-la-geographie-et-de-lespace-des-societes/ 77 Pour le médiéviste Paul Zumthor, « l'espace n'a pas toujours été un concept spatial », La Mesure du monde, Seuil, Paris, 1993, p.63 78 Bertrand Westphal, Le Monde plausible. Espace, lieu, carte, Editions de Minuit, Paris, 2011, p.41 79 Ibid. p.192
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comme éléments étrangers à l'ordre promu, se retrouvent chassées au coins extrêmes des cartes de navigateurs avant de totalement disparaître sur celles des administrateurs. Il s'agit en fin de compte de « tout mettre en œuvre pour prendre le contrôle de cet espace avec force réductions, restrictions et feintes80 ». Alors que la géographie se présente comme une véritable science topographique et que l'architecture et l'urbanisme ne prétendent s'intéresser qu'aux formes esthétiques et techniques à même d'accompagner les changements sociaux et économiques, c'est par la philosophie, et plus particulièrement la phénoménologie, que s'esquisse au début du XXème siècle une nouvelle conscience de l'espace. Certains philosophes, à l'instar de Maurice Merleau-Ponty, ne se contentent plus du simple « espace géométrique » retenu des thèses aristotéliciennes. Il avance l'existence d'un « espace anthropologique81 », caractérisé par l'expérience subjective de l'individu dans l'espace géométrique. Il s'agit d'une hypothèse relative à celle d'Henri Bergson quant à la distinction entre les notions de temps et de durée82. Sans parvenir à colmater pleinement la faille que la philosophie occidentale a tracé entre l'espace et le temps, alors que depuis le début du siècle la physique propose des modèles démontrant l'irréductibilité de ce couple conceptuel, l'attention phénoménologique de Merleau-Ponty a le mérite d'ouvrir de nouvelles voies d'étude de l'espace. Le territoire des lieux C'est l'une de ces voies que suit Michel de Certeau lorsqu'il entreprend, entouré d'un cercle de jeunes chercheurs issus de diverses disciplines, sa recherche sur l'Invention du quotidien. Il reprend à son compte la distinction phénoménologique de Merleau-Ponty, transformant la dualité espace géométrique / espace anthropologique pour la reformuler sous la forme lieu / espace. Pour de Certeau, le lieu relève d'un « ordre (quel qu'il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence ». Le lieu dans sa compréhension relève donc d'un rapport d'organisation entre les choses, empêchant deux éléments d'occuper notamment la même place. Le lieu « implique une indication de stabilité ». Cette stabilité est permise par le règne du « propre83 » : chaque élément occupe un endroit particulier. Schématiquement, on pourrait le comprendre comme une prise photographique instantanée. S'y verrait des choses figées dans un environnement net. À partir de cette observation se comprendrait un ordre plus ou moins clair entre 80 Ibid. p.16 81 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p.281-344, pour qui « il y a autant d'espaces que d'expériences spatiales distinctes ». 82 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Presses Universitaires de France, Paris, 2003 [1888] 83 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t. 1 Arts de faire, 1984, Gallimard, Paris, p.172-173
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ces choses. D'autres chercheurs ont également tenté de définir le concept de lieu. Jacques Lévy le conçoit ainsi comme un espace où les rapports de distance ne seraient pas pertinents, quelque soit l'échelle. Il se différencie de la localisation (le repère neutre, quasi géométrique), de la localité (ce même repère, doté d'un nom et apparaissant donc dans les espaces de la langue et de la parole) et du local (la plus petite échelle d'une organisation sociale). Parmi ces définitions, « un lieu devient alors autre chose qu'un réceptacle, c'est un objet mais un opérateur actif que l'on peut utilement étudié comme une réalité singulière84 ». Dans tous les cas, « la fonction du lieu est de donner le sujet comme présent85 ». Pour Pierre Bourdieu, « le lieu peut être défini absolument comme le point de l'espace physique où un agent ou une chose se trouve situé, “a lieu”, existe 86 ». La « place » désigne de son côté l'« encombrement » d'un agent ou d'une chose dans ce même espace. Il serait possible de s'attarder plus longuement sur les multiples interprétations possibles du concept de lieu que des chercheurs ont pu donné, néanmoins, il semble que l'idée qu'en donne Michel de Certeau permette, plus que d'autres, d'aborder de manière plus large le concept de lieu et l'enjeu spatial qu'il recouvre. Il permet de saisir l'espace comme champ où se déploient tactiques et stratégies. « Prendre le contrôle de l'espace » consiste donc fondamentalement à « le cerner en un lieu87 ». De Certeau pousse la démonstration encore plus loin, en faisant du lieu un « tombeau88 », dont les corps et objets qui y sont disposés sont appelés à demeurer, si possible à l'écart du délabrement que porte la course du temps. L'espace, dans la définition qu'en donne de Certeau, dispose d'un sens à la fois précis et vague. En effet, « l'espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l'ensemble des mouvements qui s'y déploient ». Alors que lieu peut être saisi photographiquement, l'idée de mouvement qui sous-tend l'espace implique de le comprendre comme objet potentiellement cinématographique, à même de montrer le déplacement d'un corps dans le lieu. Le lieu relève dès lors d'un instant et l'espace d'un moment. « L'espace est un lieu pratiqué89 ». Le lieu sert de support initial à l'action spatialisante des corps, se mouvant tant dans l'espace que dans le temps. Michel de Certeau relève deux passages possibles entre le lieu et l'espace, l'un en sens 84 Jacques Lévy, « Lieu (3) », in Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, 25 septembre 2003, https://www.espacestemps.net/articles/dictionnaire-de-la-geographie-et-de-lespace-des-societes/ 85 Georges-Hubert de Radkowski, Anthropologie de l'habiter, vers le nomadisme, Presses universitaires de France, Paris, 2002, p.31 86 Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, 1993, Seuil, Paris, p.250 87 Bertrand Westphal, Ibid., p.16 88 Michel de Certeau, Ibid., p.174 89 Ibid.
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inverse de l'autre : la « mise à mort (ou mise en paysage) », et le « réveil des objets90 ». Le lieu tel que l'entend de Certeau ne s'applique pas seulement à l'espace topographique, mais coïncide également avec la catégorie scientifique. Au niveau du discours, communiquer un savoir nécessite ainsi de faire appel à des lieux communs que partage l'interlocuteur. Toutes les sociétés contemporaines reposent sur l'existence de tels lieux, « elles reposent toutes sur l'équation entre le lieu et le réel, le lieu et le centre. Le lieu est le fondement du réel 91 ». L'individu ne se connaît d'ailleurs qu'à travers une succession de lieux, une « suite de fixations dans des espaces de la stabilité de l'être92 ». Cet emploi des lieux est notamment l'un des objets de la recherche de l'anthropologue. « L'espace est une société de lieux-dits 93 ». Dans Surveiller et punir, quand Michel Foucault évoque le lieu, c'est uniquement comme une « unité de résidence » qu'il distingue du territoire, une « unité de domination94 ». Cette distinction semble ôter tout pouvoir au lieu au profit du territoire. Cependant, le territoire humain, en tant qu'espace maîtrisé et mesuré, est avant tout une composition de lieux. Le territoire ne sert une domination que lorsqu'il est découpé en lieux, que ce soit sur une carte d'état major ou une carte administrative. *
90 Michel de Certeau, Ibid., p.173-174 91 Georges-Hubert de Radkowski, Ibid., p.151, « le lieu est ce qui est pré-posé à la garde de l'étant », p.153 92 Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, Presses universitaires de France, Paris, 1957, p.27 La poétique de l'espace qu'imagine Bachelard a le génie d'ouvrir les lieux, ou plutôt d'empêcher leur fermeture définitive, d'habiter « un coin du monde », « une sorte de demi-boîte, moitié murs, moitié porte », « où l'être veut se manifester et veut se cacher », où « les mouvements de fermeture et d'ouverture sont si nombreux, […] si chargés aussi d'hésitation », p.131 93 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage 94 Michel Foucault, Ibid., p.171
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1.2. Délinquance et dispositifs L'espace de la délinquance Les cartes et les plans décomposent l'espace au profit de l'exercice d'un pouvoir qui aspire souvent à la reconfiguration du dit espace en lieux95. Alors que les cartes ont chassé de leurs représentations les actions qui les ont rendues possibles et les mythes qui les ont initialement suscitées, les récits des individus continuent de parler de l'espace et de ce que l'on peut en faire. « Là où la carte découpe, le récit traverse96 ». Il suit une progression « topologique97 » qui n'est pas celle du pouvoir, marquant le pas par des opérations spatiales, des bornes fondatrices d'espaces similaires aux ξόανα (xoana) grecs98. L'organisation de l'espace induit par de telles bornes diffère en tout point de celle dressée par un système de poteaux et de colonnes immobiles qui « composaient un ordre des lieux ». Cette libre distribution a selon lui quelque chose de profondément délinquant. « Si le délinquant n'existe qu'en se déplaçant, s'il a pour spécificité de vivre non en marge mais dans les interstices des codes qu'il déjoue et déplace, s'il se caractérise par le privilège du parcours sur l'état, le récit est délinquant. La délinquance sociale consisterait à prendre le récit à la lettre, à en faire le principe de l'existence physique là où une société n'offre plus d'issues symboliques et d'expectations d'espaces à des sujets ou a des groupes, là où il n'y a plus d'autre alternative que le rangement disciplinaire et la dérive illégale, c'est-à-dire une forme ou l'autre de prison et l'errance au-dehors.99 » Michel de Certeau invoque sciemment la forme particulière du délinquant pour figurer un récit, qui demeure malgré tout « compatible » dans les faits à la plupart des formes d'ordre. C'est un récit rebattant les lieux qui permettait autrefois au pouvoir d'organiser des désordres cathartiques 95 Michel de Certeau relève, à partir d'entretiens conduits par Charlotte Linde et William Labov à New York, deux formes principales de descriptions des espaces domestiques new-yorkais par leurs habitants : la « map » et le « tour ». La deuxième forme est la plus récurrente. Au contraire de la description de la carte invitant à un voir, elle émet une suite d'opérations qui permettent de circuler dans le logement en question renvoyant à un faire. Tandis que le voir dresse un tableau, une composition successive de lieux, le faire suggère des mouvements spatialisants, Charlotte Linde et William Labov, « Spatial networks as a site for the study of language and thought », Language, t. 51, 1975, p.924-939 96 Michel de Certeau, Ibid., p.189 97 Ibid. 98 Statuettes de divinités attribuées au mythique architecte Dédale, qui caractérisaient l'espace autour d'elles, l'espace de la πόλις (polis) notamment, mais pouvaient aussi être déplacées pour des rites ou lors de catastrophes comme le Palladion d'Athènes, butin capturé à Troie puis mis à l'abri hors de la ville lors des guerres médiques. Voir à ce sujet Jean-Christophe Vincent, « Le xoanon chez Pausanias : littératures et réalités cultuelles », Dialogues d'histoire ancienne, 2003, 29-1, https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2003_num_29_1_1550#dha_07557256_2003_num_29_1_T1_0050_0000 99 Michel de Certeau, Ibid., p.190
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épisodiques d'une manière temporaire et contenue100. Mais au contraire des badauds qui se dévêtent de leurs déguisements bariolés une fois la fête passée, le délinquant déborde du moment carnavalesque et écrit son propre récit. Cependant, de ce récit nous ne connaissons souvent que les versions des policiers, des greffiers, des journalistes et des sociologues. On dit d'un délinquant qu'il est l'auteur d'un délit, degré juridique intermédiaire d'infraction entre la contravention et le crime. Alors que la contravention est fixée par règlement, le délit et le crime font l'objet de statuts législatifs101. Alors que le crime renvoie souvent à des interdits profondément ancrés dans les cultures humaines et que les contraventions visent des écarts légers, susceptibles de créer de profonds stigmates ou d'inspirer à la révolte, le délit et les pratiques qu'il concerne relève en fait bien souvent d'une lutte acharnée engageant la société dans son ensemble, de manière plus ou moins consciente selon l'accès que les différentes classes ont au pouvoir politique. Le pouvoir qui dispose du droit, au moins depuis Rome, sanctionne ceux qui outrepassent les lieux autorisés et évitent les lieux obligatoires. Le pouvoir de punir pointe du doigt les comportements déviants qui les esquivent et y pénètrent seulement quand bon leur semblent ou quand ils y parviennent. Le vagabond volontaire, tout comme le migrant en exil, sont à cet égard des types exemplaires de délinquant : il sont l'étranger qui se faufile jusqu'au cœur de la cité. Dans leur errance, ils renvoient sans cesse à un espace incertain et trouble que le pouvoir ne peut ou ne veut constituer en lieux102. Des lieux pour disposer de la délinquance Pour faire admettre le vagabondage comme délinquance, c'est-à-dire le stigmatiser comme comportement déviant, il fallait l'interner en un lieu, tenant tant de la catégorie sociale que de la distanciation spatiale, en somme l'isoler autant que possible des normaux. Pour le traiter, il fallait « quadriller un lieu visible pour offrir ses occupants à une observation et à une “information103” ». Tout pouvoir, pour contrôler un territoire et faire d'un espace des lieux, s'appuie sur des appareils plus ou moins complexes, constituant des « technologies de pouvoir104 ». Ainsi, au début 100Michel de Certeau, Ibid., p.191 101Code pénal, article 111, https://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do;jsessionid=D2C7C3F95EE93A476525688B8E87151C.tplgfr23s_3? idSectionTA=LEGISCTA000006149814&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=20181205 L'article 121-3 du Code pénal reconnaît trois possibilités à l'infraction : la volonté de commettre, la mise en danger délibérée d'autrui et le manquement à une obligation. 102Georg Simmel, « Disgressions sur l'étranger », L'école de Chicago. Naissance de l'écologie urbaine, Editions du champ urbain, Paris, 1979 [1908], p.53-59 103Michel de Certeau, Ibid., p.77 104Michel Foucault, Surveiller et punir, p.155
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du XIXème siècle, le vagabondage est encore souvent réprimé par la déportation, le déplacement forcé en des lieux lointains mais déjà sous contrôle que sont les colonies et a fortiori les bagnes. Pour faire de la parole du juge une parole pleinement performative, qui réalise ce qu'elle énonce, il faut qu'elle puisse compter sur un appareil complexe, capable d'évoluer pour mieux assurer les fonctions qui lui sont dévolues dans le traitement de la délinquance. Le déplacement des condamnés du tribunal au lieu d'exécution de leur peine est ainsi assez emblématique. Alors que la déportation constitue encore une mesure ancrée dans le registre des peines, il est d'usage de faire passer les chaînes de forçats à travers les bourgs, à la vue de la population 105. Puis en 1837, ces défilés cessent. Ils sont remplacées par des voitures cellulaires. Cette ingéniosité technologique enferme tout en se déplaçant elle-même dans l'espace qui l'entoure. Les détenus, attachés à une chaise percée, sont privés de contact, même visuel, avec le monde extérieur. D'une part, ce nouveau procédé normalise le transport de détenus mais surtout l'immobilité au cœur de la peine. D'autre part, si l'immobilité, c'est-à-dire toute la contrainte d'un lieu imposé, a déjà été employée dans l'Histoire, elle est désormais institutionnalisée, entre dans la loi et le registre des peines normales. À la fin des colonies – et des bagnes – la peine de déportation fut à son tour abandonnée. Ne restait que son parent pauvre, resté en métropole ; la prison. Moins spectaculaire que le bagne, elle permettait également de faire disparaître le coupable de l'espace social pour l'intégrer aux lieux du pouvoir, comme l'un de ses objets. La chaîne de forçats, dont l'exhibition rappelait l'ère des supplices, et son évolution la voiture cellulaire, tout comme le bagne et son parent pauvre la prison ainsi que l'ensemble des éléments – architecturaux comme de langage – qui sont venus les renforcer ont en commun d'être selon Michel Foucault des dispositifs disciplinaires. « Ce qui a remplacé le supplice, ce n'est pas un enfermement massif, c'est un dispositif disciplinaire 106 ». En 1977, lors d'un entretien avec de jeunes militants, le philosophe décrit le dispositif comme étant « un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques » qui assurent une domination, un ordre 105Dans Surveiller et punir, Michel Foucault relate les troubles qui accompagnent la dernière chaîne de forçats de l'été 1836. Ces « saturnales du châtiment » voyaient les forçats condamnés au bagne traverser le pays de long en large lourdement enchaînés avant d'embarquer pour les colonies. Cette procession s'adressait à la population dans son ensemble comme les supplices s'adressaient un demi-siècle plus tôt au peuple tout entier. On montre là les parias, ceux que la société se voit enjoindre de rejeter, des délinquants et des criminels comme Dellacolonge, homme d'église condamné pour avoir tué et dépecé sa maîtresse enceinte. La représentation est progressivement détournée et s'apparente plus à un spectacle plus ou moins grotesque. On interpelle, insulte ou sympathise avec les détenus qui concentrent l'attention sur leur passage. Les chaînes portent en elles quelque chose de carnaval. « La chaîne, c'est la ronde et la danse », Ibid., p.304 106Michel Foucault, Ibid., p.308
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particulier qui s'appuie sur des « bornes de savoir107 » pour se réaliser. Le travail de Michel Foucault a rapidement compté de nombreux exégètes et beaucoup parmi eux ont cherché à approfondir le concept de dispositif. Dans sa propre interprétation, Giorgio Agamben considère comme dispositif « tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants108 ». Dans sa représentation, les dispositifs influent sur les « êtres vivants » de multiples manières : du crayon jusqu'à la carte, du langage jusqu'à la loi, toute invention humaine porte en elle un dispositif, qui participe à son tour à la constitution même de l'humain à travers des processus de subjectivation109. Le sujet est précisément ce qui est en suspens entre l'individu et le dispositif. Ce dernier peut être dans une certaine mesure rapproché de ce que Pierre Bourdieu entend par « effet de naturalisation » qui induit « dans les esprits et dans le langage » une idée directement issue de la réification de l'espace social dans « l'espace physique », produisant de nouvelles « structures mentales110 ». Giorgio Agamben appelle à une profanation des dispositifs, un libre usage des lieux toujours plus coercitifs dans lesquels l'Homme moderne est contraint d'évoluer. Cela afin de reprendre en main sa constitution individuelle en sujet politique. Malgré le foisonnement d'études à ce sujet, le dispositif conserve, depuis les travaux de Foucault, une forme archétypale : la prison. Il faut en effet relever avec Jean Genet « l'acharnement des objets contre vous ; votre ingéniosité à les vaincre », et savoir que ce sont « autant de secrets que les prisons contiennent111 ». Si la prison contient bien des « secrets » et des « objets », elle est aussi un secret et un objet pour la ville et la société.
107Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », entretien, Ornicar, bulletin périodique du champ freudien, n°10, juillet 1977, p.62-93 108Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, Rivages, Paris, 2007, p.31 109Giorgio Agamben, Ibid., « Foucault a ainsi montré comment, dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d'exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement. », p.42 110Pierre Bourdieu (dir.), Ibid., p.254 111Jean Genet, Journal du voleur, Gallimard, Paris, 1993 [1949], p.105
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2. La ville et la prison. Dispositions urbaine et sociale 2.1. Une situation urbaine : l'Elsau
CARTE CADASTRALE. Géoportail
De la carte au territoire112 La carte distribue des lieux à différentes échelles en un seul, que l’œil de l'observateur vient interroger et faire dialoguer afin d'en découvrir les relations sous-tendues par la suite. Il est intéressant de mener cet exercice dans le cas de la Maison d'arrêt de Strasbourg. En se penchant sur une carte cadastrale, qui repère les bâtiments et les limites parcellaires, quelques éléments marquants quant à l'emplacement de la prison apparaissent rapidement. La Maison d'arrêt se situe au bout d'une langue de terre, large par endroits de plus d'un kilomètre, qui vient se lover tout du long de la ville de Strasbourg telle que constituée à la fin du XIXème siècle. Il est possible de repérer les extrémités de cette langue, depuis ce qui aujourd'hui correspond au quartier d'affaires du Wacken au Nord, jusqu'au stade de la Krimmeri au Sud, entre la Plaine des Bouchers et le Neudorf. Cette zone non construite marque une faille béante dans la 112« Interpréter une carte, interpréter la saisie du lieu dans une norme arbitraire (subjective) consiste aussi à débusquer les silences et les escamotages. C'est ce que Harley a appelé le hidden agenda de la carte. Tout message peut être lu en creux », Bertrand Westphal, Ibid., p.225
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conurbation strasbourgeoise : à l'Ouest, les quartiers de Montagne Verte, Elsau, Cronenbourg, Hautepierre et les communes d'Ostwald, Lingolsheim, Eckbolsheim manifestent ainsi une certaine continuité urbaine. Cette faille correspond en fait aux anciennes fortifications occidentales de la ville qui établissaient autour d'elles une zone non aedificandi à des fins stratégiques évidentes. Au XXème siècle cependant, l'urbanisme évolue au même titre que la poliorcétique. Aussi, les fortifications désormais désuètes sont essentiellement rasées et comblées et l'on profite de l'espace dégagé pour introduire aussi près du centre de la ville que possible de grands axes désormais indispensables, d'abord ferroviaire puis routier. Du fait de ces circulations, la faille demeure un terrain inconstructible, à l'exception de quelques facilités le long des rails. C'est aujourd'hui un territoire densément végétalisé, traversé par d'imposantes voies fréquentées et bruyantes, où se côtoient jardins ouvriers et installations de fortune servant d'abris à des populations marginalisées : sans abri et/ou réfugié. La Maison d'arrêt ne se situe en réalité pas à l'emplacement des anciennes fortifications. Son site a pourtant longtemps eu un intérêt stratégique pour la ville de Strasbourg puisqu'il s'agissait de marécages, que le barrage Vauban permettait de totalement inonder en cas de siège113. Le site de la Maison d'arrêt, à l'Est de l'Elsau près de la Plaine des Bouchers, le long de l'autoroute, réunit donc ces deux problématiques en un même établissement humain : risque d'inondation naturel et nuisance des infrastructures. Le site se trouve également à la croisée des différents types d'établissements humains : au Nord, le cœur de la ville de Strasbourg se déploie à partir de tracés anciens, autrefois compris dans les fortifications de la ville. Le système viaire en étoile date de la période allemande, le tissu urbain est dense, le bâti ancien adopte des types définitivement urbains. À l'Est, la Plaine des Bouchers se compose principalement de commerces et de petites industries disposés les uns à côté des autres sans réel considération urbanistique. À l'Ouest, l'Elsau se comprend en deux parties bien distinctes. Sans compter les quelques bâtisses regroupées autour de la rue de l'Unterelsau qui datent de l'époque où l'Elsau était encore un village, deux typologies dominent le paysage. Une importante zone pavillonnaire s'étend au Sud tandis que le Nord est occupé par d'importants logements collectifs modernistes. La prison trouve sa place dans un délaissé bordé par des occupations fort différentes les uns des autres.
113« Débutée en 1686, la construction de cette dernière [écluse], également dénommée barrage Vauban, a été conçue pour inonder les terrains situés au sud de la ville, en fermant les vannes afin de faire monter le niveau de l’Ill », Marie-Dominique Watton, « Les enceintes de Strasbourg à travers les siècles », In Situ, n°16, 2011, https://journals.openedition.org/insitu/442#quotation
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La faible distance objective reliant la Maison d'arrêt au centre de la ville, l'ellipse insulaire, est à pondérer. Les différents moyens de locomotion possibles pour effectuer le voyage impliquent différentes observations. En voiture, le plus simple est d'emprunter l'autoroute A35, ne serait-ce que pour quelques mètres, ou au moins de suivre la N4 en provenance de Kehl. L'obligation de passer par ces routes tend à éloigner la prison, ainsi que tout le quartier de l'Elsau du reste de la ville. À pied ou à vélo, l'autoroute apparaît encore comme dispositif de distanciation, interrompant un trajet jusque là paisible le long du canal du Rhin au Rhône où aux beaux jours, on peut voire sur l'eau s'affronter des équipes de kayak à divers jeux de balles. Si cyclistes et piétons peuvent, au Nord comme à l'Est, emprunter des tunnels et passerelles, pour croiser les axes importants, ces derniers sont bien moins indiqués à mesure que l'on se rapproche de l'Elsau. Le moyen de locomotion le plus pratique pour se rendre à l'Elsau, et donc à la Maison d'arrêt, depuis le centre-ville de Strasbourg est probablement le réseau de tramways. En effet, deux lignes régulières, B et F, passent par l'arrêt « Elsau ». Depuis la place de la République à partir de laquelle les deux lignes divergent, le trajet prend une grosse quinzaine de minutes. En tram, la discontinuité est bien moins forte qu'elle ne peut être lorsque l'on se meut par ses propres moyens en direction de l'Elsau. Arriver à destination c'est se retrouver dans une enclave relative tant les points d'accès sont peu nombreux : si le tram y marque un arrêt, le train traverse le quartier sans s'y arrêter et il n'y a qu'un seul accès automobile, au Nord-Est. Ceint entre l'Ill et le canal, bordé par l'autoroute, le quartier se retrouve isolé du reste de la ville par une combinaison de la géographie naturelle et du réseau d'infrastructures. L'Elsau et les effets d'un lieu Surprendre le nom de l'Elsau dans une conversation peut mener à des malentendus. En effet, il peut être difficile de savoir si l'on parle du quartier, portion administrative, du quartier tel que vécu par ses habitants, ou juste de la prison qui s'y trouve. Ce phénomène s'opère aussi pour les prisons et communes franciliennes de Fresnes et de Fleury-Mérogis, mais également pour d'autres programmes comme les aéroports : avant d'avoir vu se dérouler des pistes d'atterrissage et se dresser des tours de contrôle, Entzheim, Roissy et Orly étaient, et sont encore, des communes habitées. La prison est un point encombrant du paysage de ces communes et quartiers. Depuis la construction de la Maison d'arrêt, l'Elsau connaît une déprise évidente 114. Il s'agit même du seul quartier strasbourgeois dont le revenu médian baisse, où les commerces ferment les uns après les autres. Avec l'hôpital psychiatrique à l'Ouest et la prison à l'Est, l'Elsau ne dispose que de peu 114Ophélie Gobinet, « Quartier isolé, l'Elsau décroche malgré les aides », Rue89 Strasbourg, 2015, https://www.rue89strasbourg.com/quartier-elsau-decroche-84524
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d'équipements valorisants pour la vie de quartier. Cependant, si l'image du quartier est en partie ternie par la présence de la prison, il n'existe dans les faits que peu d'échanges entre la Maison d'arrêt et son environnement proche qui viendrait justifier cela. Le mécanisme trouve sa logique ailleurs, dans ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle les effets de lieu115. Ce concept, toujours pluriel et souvent ambigu, permet d'abord de penser « l'inertie des structures sociales » à travers leur inscription, leur réification, dans l'« espace physique116 ». La naturalisation en jeu des « structures sociales » spatialisées ayant pour conséquence une « incorporation insensible des structures de l'orde social117 ». Mais les effets de lieu permettent également de fonder des rapports de causalité à la dégradation d'une situation urbaine, comme celle de l'Elsau. L'implantation de la prison fut imposée par l'Etat au quartier. La Maison d'arrêt appartient aux 63% des prisons françaises inscrites dans le tissu urbain, à proximité immédiate de son voisinage mais également des réseaux de transport. Cependant, si l'on peut noter « l'absence de stratégie délibérée de relégation des prisons », « la proximité recherchée des détenus et de leurs proches correspond [à] une proximité subie par les riverains », pour qui l'éloignement devient une véritable ressource118. Rapidement, la prison devient « une pollution, visuelle, sonore, matérielle (déchets jetés aux abords), morale, source de déclin des valeurs foncières ou paysagères 119 ». Dans le cas de l'Elsau, ces éléments ressortent particulièrement bien dans les entretiens conduits par Morgane Tirard, ancienne étudiante à l'ENSAS, auprès d'habitants du quartier. Mme D. lui confie ainsi : « je préfère dire que j'habite à Montagne Verte, j'ai honte de dire que j'habite à Elsau, à cause de la prison120 ». D'autres profitent de la présence de la prison, et de son action négative sur le coût du foncier pour acheter une maison avec jardin à Strasbourg même : « je n'aurais jamais eu ça au centre-ville ; pour ça, la prison a aidé, elle a baissé considérablement les prix de l'immobilier 121 ». Il suffit de marcher quelques temps autour de la prison pour repérer les nombreuses mesures prises par les riverains pour se prémunir des intrusions de proches de détenus venus tenter des « parloirs sauvages » interdits. La présence de la prison a induit chez les riverains immédiats de nouveaux comportements et de nouvelles manières d'habiter.
115Le terme appraît déjà dans A. Frémont, J. Chevalier, R. Hérin, J. Renard, Géographie sociale, Masson, Paris, 1984 116Pierre Bourdieu (dir.), Ibid., p.252 117Ibid., p.255 118Olivier Milhaud, Séparer et punir, une géographie des prisons françaises, CNRS Editions, Paris, 2017, p.127 119Ibid., p.145 120Morgane Tirard, La prison de Strasbourg et son environnement proche : étude d'un périmètre sensible à l'Elsau, mémoire de master, Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Strasbourg, 2017, p.52 121Ibid., p.53
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Du cœur des villes, où les anciennes prisons ferment les unes après les autres laissant la place à des programmes souvent bien plus prestigieux 122, les prisons sont déplacées vers des sites moins chers et mieux dégagés. Avant 1988, les prisons strasbourgeoises se situaient en effet au cœur de la ville, près du tribunal et sur le site de l'actuel Ecole Nationale d'Administration. Les Maisons d'arrêt de Colmar (1791, 93 détenus, densité de 108,1%) et de Mulhouse (1870, 458 détenu.e.s, densité de plus de 165,3%), qui fermeront lors de l'ouverture prochaine de la prison de Lutterbach, sont les dernières prisons alsaciennes situées dans des centre-villes historiques. La Maison centrale d'Ensisheim (1811, 182 détenus, densité de 91%) se trouve également au centre de la localité éponyme, mais cette dernière tient plus du bourg rural que d'une ville, quant au Centre de détention d'Oermingen (1946, 266 détenus, densité de 101,1% 123), il se trouve en lisière d'une petite commune rurale124. Dans ce paysage, qui ne diffère guère de la situation nationale, la Maison d'arrêt de Strasbourg (1988, 684 détenu.e.s, densité de 153,7%) apparaît à la fois comme la prison la plus récente et la plus peuplée de la région. Sa relative proximité avec le centre-ville ne saurait cependant dissimuler les effets qu'elle occasionne sur le quartier de l'Elsau. Si comme l'entend Bourdieu l'espace physique tend à naturaliser l'espace social, il me semble maintenant nécessaire d'interroger la fonction de la Maison d'arrêt dans la cité, de savoir si les effets de lieu qu'elle produit ne sont pas précisément le reflet de sa fonction sociale. *
122Dans son ouvrage, Olivier Milhaud recense la prison du Fort du Hâ de Bordeaux transformée en Ecole Nationale de la Magistrature, la prison parisienne du Cherche-Midi où se trouvent désormais la Maison des Sciences de l'Homme ainsi que la prison strasbourgeoise Sainte Marguerite, reconvertie en Ecole Nationale de l'Administration. On pourrait également y ajouter la reconversion des prisons de la presqu'île lyonnaise en programme complexe mixant université catholique et centre hôtelier. La possible fermeture prochaine des prisons de Saint-Gilles et Forest à Bruxelles libérerait elle-aussi un foncier notable et des bâtiments centenaires au profit des pouvoirs publics et des investisseurs privés. 123« Statistiques mensuelles des personnes écrouées et détenues en France », Bureau des statistiques et des études, Ministère de la Justice, novembre 2018, http://www.justice.gouv.fr/art_pix/mensuelle_novembre_2018.pdf 124Philippe Combessie, Prisons des villes et des campagnes, étude d'écologie sociale, Editions de l'Atelier, Paris, 1996 À propos des particularités des implantations rurales et urbaines des prisons.
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2.2. Une fonction sociale. « Adoucir la société » L'infraction et sa constatation Un sous-directeur de la prison nous affirme lors d'une visite de terrain que la fonction première de la prison est d'« adoucir la société125 », à la fois en isolant les éléments jugés dangereux du corps social, mais également en profitant de leur incarcération pour les discipliner. À Strasbourg comme ailleurs, la prison ne se comprend que comme rouage d'un système plus large. Pour appréhender pleinement le mécanisme à l’œuvre, il faut rappeler que la prison dépend d'autres institutions : la police et la justice. La police assure un maillage resserré de la ville, avec néanmoins des priorités propres et stratégiques pour chaque quartier. Elle est appelée ou intervient d'elle-même. La justice en revanche est très localisée : elle siège au tribunal, ne se déplace pas hors de ce lieu qui participe à l'effectivité de son pouvoir ; c'est les justiciables qui viennent à elle, de leur plein gré ou non. Ces deux institutions interviennent nécessairement dans chaque enfermement126. La plupart des crimes (agressions, viols, meurtres) comme certaines infractions (vols, délits financiers) se déroulent loin des yeux de la justice, dans les foyers ou au travail et impliquent donc que le délit soit rapporté aux forces de l'ordre et à la justice pour que le couple intervienne, tandis que la majorité des délits recensés (routiers, agressions physiques, vols, outrages, drogues) prennent place dans l'espace public. C'est souvent la police elle-même, lors de contrôles, qui relève l'infraction délictueuse. C'est notamment par son action, dirigée par des décisions et objectifs politiques pris par les gouvernements successifs, que s'explique la croissance continue du nombre de délits depuis plusieurs années. Alors que les crimes diminuent, on assiste à « une criminalisation d'actes qui ne l'étaient pas, un alourdissement du quantum de peine pour certains délits […], un durcissement de l'action des 125 M. P., journal de terrain, 6 juin 2018 126 Pour l'année 2017, le Ministère de la Justice, de qui dépend une grande partie de l'organisation de la justice française, a compté 972 007 condamnations et compositions pénales. Parmi elles, 2 212 crimes et 610 761 délits, le reste consistant en des contraventions de différents types. En 1995 pour comparer, il y a eu 2 695 crimes condamnés pour 332 871 délits. Au regard de la loi, ces chiffres impliquent deux éléments. L'infraction comme fait social répréhensible et quantifiable a observé une chute représentative de ses formes extrêmes, le crime, tandis que ses manifestations moins spectaculaires, la délinquance, ont presque doublé en l'espace de douze ans. Si l'on cherchait à décomposer ces chiffres, on relèverait les pratiques délinquantes les plus représentées. En ne conservant que les crimes, délits et contraventions de 5ème classe, on arrive à un total de 618 662 condamnations pour l'année 2017. Parmi ces dernières, 219 697 ont porté sur des infractions liées à la circulation routière, dont 95 448 pour ébriété au volant, 117 686 sur des atteintes aux biens (vols, dégradations), 96 486 sur des atteintes aux personnes (meurtres, viols, agressions physiques), 67 448 liées aux différents stupéfiants reconnus (transport, vente, consommation), ou encore 9 988 pour outrages à un agent public, Secrétariat Général, Service de l'expertise et de la modernisation, Sous-direction de la Statistique et des Etudes, « Chiffes clés de la Justice 2018 », 2018 http://www.justice.gouv.fr/art_pix/justice-chiffres-cles-2018.pdf
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forces de l'ordre sous la pression d'une culture du résultat imposant des objectifs quantifiés 127 ». La sélection des personnes contrôlées n'est pas anodine, elle se comprend à l'aune des effets de lieu, qui mettent au pilori les quartiers populaires et leurs populations souvent d'origines étrangères. Alors que certaines pratiques concernent l'ensemble du spectre social, leur condamnation se concentre sur certains lieux et certaines personnes. « Il est ainsi probable que, plus que la fréquence de l'usage de cannabis, c'est sa visibilité qui différencie les territoires : la consommation est évidemment plus patente sur les places publiques des cités que dans les lotissements de maisons individuelles 128 ». La rénovation urbaine des centres-villes joue ici un rôle particulier, exposant la délinquance dans l'espace public129. La politique sécuritaire s'accompagne d'un ciblage particulier, conscient ou non, de certaines populations plus exposées aux forces de l'ordre. On peut s'étonner de l'attention, tant médiatique que judiciaire, accordée à certains délits comme la consommation de résine de cannabis, non pas forcément plus présente mais plus visible chez les jeunes des quartiers populaires. Si la nocivité et le caractère psychotrope de la substance sont connues, son image plus connotée que l'alcool ou que les opiacés relève d'une longue construction sociale remontant à son interdiction en 1916, quand elle pesait sur l'envie de se battre des Poilus. En face, ou plutôt plus haut dans le rapport de domination symbolique ainsi mis en place, d'autres illégalismes semblent plus épargnés. Les délits financiers, du délit d'initié à l'évasion fiscale, invoquent un imaginaire tout contemporain de réussite et de succès130. La sanction de la délinquance La surreprésentation des classes populaires dans les procédures judiciaires peut avoir deux explications : 1) ces dernières sont particulièrement criminogènes et les classes populaires sont par essence des classes dangereuses 2) les catégories de la délinquance telles que dressées par les pouvoirs politique et judiciaire visent particulièrement les classes populaires. C'est à cette deuxième 127Didier Fassin, L'ombre du monde, p.53 128Ibid., p.142 129Pour Nils Christie, « la pauvreté est redevenue visible. Les mendiants sont réapparus, ainsi que les sans-domicile fixe et les drogués. Ils traînent partout, sales, injurieux, provocants par leur non-utilité. […] Les endroits retirés dans les taudis et les coins obscurs ont été remplacés par des galeries marchandes chauffées conduisant vers les paradis étincelants de la consommation. Évidemment, les sans-abris et/ou les chômeurs recherchent eux aussi ces alternatives publiques aux lieux de travail et aux habitations auxquels ils n'ont plus accès », L'industrie de la punition, p.75 130Pourtant, le « deal » comme l'évasion fiscale – deux pratiques délinquantes qui explorent d'autres lieux que ceux autorisés par le droit – peuvent bien s'effectuer selon une même représentation du monde. Pour Frédéric Lordon, « on n'aura jamais vu ceux que le discours dominant tient pour des hors-société si profondément respectueux des valeurs fondamentales de leur société. Ils révèrent les valeurs de la concurrence, et son prêts, tels n'importe quel cadre supérieur, à écraser leurs rivaux ; ils révèrent également les valeurs de la consommation et de l'exhibition matérielle. […] Ils sont l'idéologie néolibérale en personne, le reflet aussi parfait que méconnu de la société qui les réprouve », La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Seuil, Paris, 2013, p.246-247
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proposition qu'adhère Michel Foucault, en replaçant la délinquance sous ses diverses formes dans un corpus plus large regroupant l'ensemble des illégalismes. Ces derniers recouvrent l'ensemble des pratiques potentiellement réprimées ou non de différentes manières par la loi à travers l'Histoire. La délinquance désigne quant à elle la stigmatisation précise de certaines pratiques, mais aussi de certains infracteurs. « La pénalité ne “réprimerait” pas purement et simplement les illégalismes ; elle les “différencierait”, elle en assurerait l'“économie” générale 131 ». La prison prend la place du fer rouge du bourreau pour apposer le sceau de l'infamie, de la déviance, sur les délinquants reconnus. Au lendemain de la Révolution française, alors que le risque d'insurrection se corrèle à la simple densité urbaine, l'illégalisme se dote d'une portée politique inédite. Cette densité dans l'espace de la ville représente une menace constante pour les différents pouvoirs qui se succèdent. Bourgeoisie moderne et aristocratie historique partagent cette crainte du populaire et de la foule et tentent donc de naturaliser une spécialisation de la justice idéalisée des Lumières, encore balbutiante, et de normaliser son exercice derrière un appareil complexe mêlant codes, langage et techniques particulières. Elle dispose ses propres lieux. Foucault substitue dès lors à l'opposition juridique légalité/illégalité une opposition stratégique illégalismes/délinquance. « Dans les tribunaux, la société toute entière ne juge pas l'un de ses membres », il s'agit plutôt de voir qu'« une catégorie sociale préposée à l'ordre en sanctionne une autre qui est vouée au désordre 132 ». Quand la loi sanctionne, une pratique illégale devient une pratique délinquante. La détermination des pratiques délinquantes s'opère selon des critères de classe d'après Foucault. La prison est dès lors l'instrument ultime de cette « justice de classe », la clé de voûte d'une gestion différentielle des illégalismes. En effet, « la délinquance, […] avec le quadrillage généralisé qu'elle autorise, constitue un moyen de surveillance perpétuelle de la population : un appareil qui permet de contrôler à travers les délinquants eux-mêmes, tout le champ social 133 ». La prison s'avère être un formidable instrument de contrôle social, tant sur la population délinquante qu'on y enferme ellemême que sur les populations potentiellement délinquantes. En effet, la sanction dessine une « frontière sacrée entre les citoyens méritants et les catégories déviantes, les “bons” et les “mauvais” pauvres134 », mais aussi les « bons » et les « mauvais » businessmen, les « bons » et les 131Michel Foucault, Ibid., p.318 132Ibid., p.322 133Ibid., p.329 134Pour Loïc Wacquant, « au plus bas de l'échelle sociale, l'emprisonnement sert à l'entreposage et à la neutralisation physique des fractions surnuméraires de la classe ouvrière et notamment des groupes stigmatisés. […] Un pallier plus haut, le déploiement du filet policier, judiciaire et pénitentiaire de l'Etat remplit une fonction, inséparablement économique et morale, d'imposition de la discipline du salariat désocialisé auprès des fractions supérieures du prolétariat et des couches déclinantes et insécurisées de la classe moyenne », Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale, Agone, Marseille, 2004, p.16-17
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« mauvais » militants135. Le bouc-émissaire et le « déchet » Si l'analyse foucaldienne de la prison comme dispositif et lieu disciplinaire a un temps fait consensus, la théorie disciplinaire fait aujourd'hui débat, tant chez les législateurs que chez les chercheurs. D'aucuns n'hésitent pas à parler de prison post-disciplinaire 136, dont la fonction n'est plus tant de dresser des corps dociles que d'isoler des fauteurs de trouble. D'autres théories peuvent encore être invoquées pour tenter d'éclairer la raison pénitentiaire. Tout au long de sa carrière, René Girard a développé une théorie de la violence originale. Dans son interprétation des récits mythologiques et des procès historiques ainsi que du Nouveau Testament, les communautés à travers l'Histoire n'ont pu se souder que dans la stigmatisation d'un bouc émissaire. Girard établit 4 stéréotypes137 permettant de reconnaître le processus victimaire du bouc émissaire. Si le processus de modernité historique tente de dissimuler la violence fondamentale que révèle cette théorie 138, il est possible de relever un parallèle possible avec la délinquance telle que définie par Foucault 139. Pour René Girard, il y a une « raison politique140 » au processus victimaire, la désignation du boucémissaire ressoudant en quelque sorte la population : « Avant c'était bien, il y avait les fauves autour des tribus, et ça faisait que les gens restaient en grappes. Ils ont tué [sic] par mort ou apprivoisement ; les fauves il n'y en a plus. Alors ils m'ont inventé. Pas par méchanceté mais par nécessité. Il fallait des fauves nouveaux pour qu'ils continuent à vivre ensemble par millions141 ».
135Jean-François Gérard, « Les deux militants anti-GCO condamnés à des peines de prison avec sursis », Rue89 Strasbourg, 23 mai 2018, https://www.rue89strasbourg.com/militants-anti-gco-condamnes-136882 136Gilles Chantraine, « La prison post-disciplinaire », Déviance et société, 2006, vol.30, n°3, https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2006-3-page-273.htm?contenu=article 137René Girard, Le bouc émissaire, Grasset, Paris, 1982, p.37, 1) l'existence d'une situation indifférenciée, une crise, une confusion. 2) La commission d'un crime, réel ou fantasmé, expliquant ou trouvant sa place dans le contexte de crise. 3) Un individu ou un groupe doté de signes victimaires, portant une anormalité sont accusés. Ces signes peuvent relever des deux extrêmes du sacer : témoigner d'une force, de caractéristiques presque divines ou au contraire représenter l'être le plus vil, le plus indésirable du corps social. 4) La violence faite au bouc émissaire. 138Ibid., p.122 « La solution la plus simple consiste à maintenir tels quels les crimes de la victime mais à prétendre qu'ils ne sont pas voulus. La victime a bien fait ce dont on l'accuse mais elle ne l'a pas fait exprès. » 139Le premier stéréotype correspondrait à la société en étau entre terrorisme et banditisme que décrivent médias et politiques, le second aux infractions sensibles, crime grave ou délit des classes populaires, le troisième aux caractéristiques mêmes des classes surreprésentées : pauvreté, origine étrangère, désaffiliation. Le quatrième stéréotype, l'acte de violence fait contre le bouc émissaire qui rassemble la communauté, aurait été il y a quelques siècles le supplice ; aujourd'hui il s'agirait bien plutôt de la prison, où l'on refuse de s'en prendre au corps pour s'attaquer à l'âme du condamné. 140 Ibid., p.168 141 Abdel Hafed Benotman, « Arc-en-ciel », Les forcenés, Rivages, Paris, 2000, p.72, Le narrateur de cette nouvelle se trouve être un personnage dont la folie meurtrière irresponsable n'est pas révélée avant la fin du récit.
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Chez René Girard, le bouc émissaire connaît à la fois la cause et donc la solution des maux qu'il véhicule, du moins selon ce qu'en imaginent les persécuteurs 142. Une telle théorie se montre aussi peu réfutable qu'elle est en pratique invérifiable. Peu de personnes seraient prêtes à croire à une quelconque fonction sacrificielle de la prison. La stigmatisation, plutôt que le « processus victimaire », de groupes entiers sous l'appellation d'une catégorie victimaire tend cependant à naturaliser les groupes constitués. « Ce processus de constitution est dialectique ; d'une part venant du groupe dominant, à travers la stigmatisation, la discrimination, la ségrégation, l'exclusion ; d'autre part, s'expriment dans le groupe dominé, à travers le consentement, la résistance, la revendication, l'affirmation143 ». Enfin, le modèle politique néolibéral, qui postule un sujet responsable devant ses actes et qui tend aujourd'hui à s'imposer comme idéologie dominante, se désintéresse en grande partie de la fonction symbolique de la prison et de la discipline des délinquants au profit d'une gestion essentiellement économique de la délinquance. Selon le sociologue norvégien Nils Christie, « le système est passé du ritualisme expressif à la gestion efficace144 ». Le sous-directeur pour qui la prison doit « adoucir la société » avait quelques minutes auparavant regretté que cette dernière apparaisse « comme un dépôt d'ordures145 » aux yeux de cette même société. Cette formule à propos d'êtres humains choque mais reflète une certaine réalité. En effet, le « déchet humain » apparaît comme une nouvelle forme d'existence dans le monde contemporain. Le déchet, c'est le rebut inutile dont on ne peut rien tirer. C'est aussi une pollution possible dont il faut se prémunir. Zygmunt Bauman 146 décrit par ce terme ces populations qui ne se révèlent être d'aucune utilité pour le système économique néolibéral, pas assez entreprenante ou consommatrice. Le « déchet », « l'heure des poubelles147 » et la figure de l'éboueur, motifs récurrents dans les récits d'Abdel-Hafed Benotman, apparaissent ainsi comme l'image que la société se fait et reflète de la prison. 142 On retrouve dans Surveiller et punir une figure de délinquant condamné qui se voit confié par l'Etat et sa police des pouvoirs extraordinaires tant on lui accorde une connaissance de la délinquance potentiellement redoutable. Vidocq (1775-1857), « marque le moment où la délinquance détachée des autres illégalismes, est investie par le pouvoir, et retournée. […] Moment inquiétant où la criminalité devient un des rouages du pouvoir », p.331 143 Didier Fassin, Ibid., p.164 144Nils Christie, L'industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Autrement, Paris, 2003 , p.182 145Journal de terrain, 6 juin 2018 146Le coût humain de la mondialisation, 1999 ; Pour Loïc Wacquant la prison se présente comme une « poubelle judiciaire où sont jetés les déchets humains de la société de marché », Ibid., p.18, pour Tony Ferri, « l'acte par lequel on jette un individu en prison vise à produire un effet de décontamination de la société », Qu'est-ce que punir ? Du châtiment à l'hypersurveillance, L'Harmattan, Paris, 2012, p.175 147« Je suis sorti, enfin craché d'entre les dents de pierre de la centrale de Clairvaux, un matin à six heures, l'heure des poubelles. Une trouille terrible d'être pris pour un déchet par les éboueurs », Abdel-Hafed Benotman, « Bénéfice », Ibid., p.94
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* Dans un article intitulé « Social issues of law and order », le sociologue Zygmunt Bauman se penche sur la prison californienne de Pelican Bay et son quartier de haute sécurité. Il y surprend un modèle qui n'a rien à voir la philosophie de Bentham ou la moindre intention disciplinaire 148. En effet, là les cellules qui « could be mistaken for coffins149 » n'ont pas de fenêtre donnant sur l'extérieur, ne s'organisent pas autour d'une tour centrale, d'un point focal de surveillance. Il n'y a là pas d'école, pas d'atelier, à peine une cour bétonnée. La disposition des lieux et les dispositifs, largement automatisés, permettent de réduire les contacts humains au maximum. Bauman saisit dans cette architecture la naissance d'un « post-correction age » où la punition ne vise plus à discipliner ou moraliser mais seulement à mettre à l'écart les populations qui ne sont plus utiles au système économique : les inemployables, les minorités, les sans-papiers, les malades mentaux, etc. Pour le sociologue, si la prison de Pelican Bay et son architecture représentent un extrême propre au système pénitentiaire américain, elles pourraient bien malgré tout servir de modèle et devenir le futur des lieux pénitentiaires à travers le monde. Comme le prouve Zygmunt Bauman, la disposition des lieux d'une prison, son architecture, peut sans doute mieux éclairer sa fonction sociale que l'inverse. La prochaine étape de cette recherche porte donc sur l'architecture même de la Maison d'arrêt de Strasbourg.
148« The whole point of the Panopticon, the paramount purpose of constant surveillance, was to make sure that the inmates go through certain motions, follow certain routines, do certain things. But what the inmates of the Pelican Bay prison do inside their solitary cells do not matter at all. What does matter is that they stay there. Pelican Bay prison has not been designed as a factory of discipline or disciplined labour. It was designed as the factory exclusion and of people habituated to their status of the excluded », « Social Uses of Law and Order », The British Journal of Criminology, vol. 40, no°2, 2000, p. 212, « Le propos du Panoptique, le but essentiel d'une surveillance permanente, était d'être certain que les détenus se conforment à une routine. Mais ce que font les détenus de la prison de Pelican Bay font dans l'isolement de leur cellule n'importe pas. Ce qui compte c'est qu'ils y restent. Pelican Bay n'a pas été conçue comme productrice de discipline. La prison a été conçue comme productrice d'exclusion et d'habitude à cette exclusion ». 149« pourraient être prises pour des cercueils ».
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3. L'architecture de la prison. Disposition des lieux 3.1. Un projet d'architecture L'utopie pénitentiaire, « une simple idée d'architecture » L'architecture est très tôt mobilisée pour asseoir et permettre l'idéal pénitentiaire que proposent les législateurs à la fin du XVIIIème siècle. En confrontant ses réflexions aux travaux de son frère Samuel chargé de dessiner une manufacture originale pour Catherine II à SaintPétersbourg, Jeremy Bentham, philosophe et économiste utilitariste britannique, propose ainsi dès 1780 « une simple idée d'architecture150 » à même de réformer les condamnés. Pour lui, un surveillant doit pouvoir depuis une tour voir l'ensemble des détenus et l'intérieur de leur cellule. La prison, qu'il nomme Panoptique, doit pouvoir être visitée par tous afin d'assurer une vigilance tant des détenus que des gardiens. Bentham invite à une architecture théâtralisée pour instiller la crainte chez les détenus, séparés selon le sexe, avec toutefois des conditions de vie saines. Le plan caractéristique qui accompagne son bref mémoire devient rapidement un modèle qui inspire dans l'ensemble de l'Europe et de l'Amérique du Nord bien que seuls trois exemples réellement panoptiques aient été construits au cours des 200 dernières années151. Parmi les modèles de prisons inspirés par le panoptique et sa disposition cellulaire admettant un centre, il y a d'abord la prison de Philadelphie (Eastern State Penitentiary) en Pennsylvanie de John Haviland dès 1829, mais on peut aussi relever les prisons européenne de la Petite-Roquette, de l'architecte Hippolyte Le Bas, à Paris en 1836, et celle de Pentonville, par l'ingénieur Joshua Jebb, à Londres en 1842, qui est par ailleurs toujours en activité. L'architecture pénitentiaire est promue comme bienfaitrice, à même de remettre sur le droit chemin les délinquants qu'on y enferme. Pour Louis-Pierre Baltard, « les sentiments généreux n'ont point de bornes, ainsi dans les vœux formés en faveur des prisonniers […] se trouve cette sollicitude pour le pauvre 152 » qui lui commande de proposer au Roi de nouvelles prisons moins terribles et plus douces. Le panoptique benthamien, rarement construit mais régulièrement cité, vient alors permettre à un homme supposé droit de veiller au redressement des masses : « au moyen d'un panoptique, la prudence intéressée d'un seul individu est un meilleur gage de succès que ne le serait, dans tout autre système, la probité d'un 150Jeremy Bentham, Ibid., p.11 151 L'un d'entre eux, aux Pays-Bas, a notamment été le sujet d'un important projet de rénovation conduit par l'Office for Metropolitan Architecture (OMA) de Rem Koolhaas au cours des années 1980. 152Louis Pierre Baltard, Architectonographie des prisons, 1829, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k865969/f20.image
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grand nombre153 ». Les nombreux établissements pénitentiaires français construits vers le milieu du XIXème siècle sont pour l'essentiel clairement inspirés du principe panoptique et de sa rationalité économique, comme la prison d'Autun ou la prison de Mazas, réalisée entre 1845 et 1850 à Paris par l'architecte Émile Gilbert. En Belgique, Édouard Ducpétiaux, inspecteur des établissements de bienfaisance pendant plus de 30 ans, est à l'origine d'une importante campagne de construction de prisons et développe une théorie voisine de celle de Bentham 154. Son modèle, similaire à celui bâti pour Pentonville et la Petite-Roquette, prend une forme radiale, en étoile. Contrairement au panoptique benthamien, un surveillant ne peut surveiller d'un seul point l'intérieur de l'ensemble des cellules disposées le long d'ailes se rejoignant en un centre. La prison Saint-Paul de Lyon terminée en 1865 par Antonin Louvier, juste à côté de la prison « en peigne » Saint-Joseph de l'architecte Louis-Pierre Baltard, adopte une forme proche. C'est toutefois la prison de la Santé à Paris qui marque le plus l'imaginaire carcéral français de cette époque et que l'architecte Émile Vaudremer achève en 1867. Elle se comporte d'une partie en étoile, inspiré plus du plan radial que du panoptique benthamien, et d'une autre dite « en peigne » avec une disposition orthogonale des corps de bâtiment. Dans le même temps se développent de nouvelles institutions à l'attention des enfants criminels ou abandonnés. Il s'agit des « colonies pénitentiaires » qui sont autant des écoles et des prisons que des fermes. La plus emblématique est sans aucun doute Mettray, ouverte en 1840 et conçue par l'architecte Guillaume Blouet, mais on en établit également une à Ostwald près de Strasbourg dès 1842. Progressivement, les établissements pénitentiaires se fondent dans le paysage, ou bien prennent des dimensions urbaines : la prison de Kresty à Saint-Pétersbourg accueille alors déjà plusieurs milliers de détenus avant la fin du XIXème siècle, très rapidement rejointe par celle de Fresnes, réalisée par l'architecte Henri Poussin en 1898. Cette dernière se caractérise d'une part par sa disposition « en peigne », et d'autre part par son gigantisme et sa rationalité. Puis, en 1939, l'architecte Gaston Castel achève la fameuse prison marseillaise des Baumettes, ceinte d'un mur d'enceinte que ponctuent des statues des sept péchés capitaux. Là, comme à Fresnes, le plan se fonde sur d'interminables barres parallèles. 1968 marque la fin des travaux de la prison de FleuryMérogis, maison d'arrêt conçue par l'architecte Guillaume Gillet, déjà impliqué dans la construction des centres de détention de Gradignan et Muret. Avec ses bâtiments hélicoïdaux à trois branches, les « tripales155 », elle est souvent comparée à ces « grands ensembles des cités-dortoirs » qui poussent 153Jeremy Bentham, Ibid., p.58 154Édouard Ducpétiaux, Architecture des prisons cellulaires – Étude d'un programme pour la construction des prisons cellulaires, 1863 155Plusieurs auteurs ont déjà souligné le malheur d'un tel nom : en effet, le tripalium a longtemps été un instrument de
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dans le même temps tout autour de Paris. D'une rationalité extrême, propre aux jours glorieux du modernisme, elle répète un modulor carcéral de 2,54 mètres sur l'ensemble de son plan. Aujourd'hui encore, Fleury-Mérogis se trouve être la plus grande prison d'Europe avec plus de 4000 personnes détenues. À partir de ce moment, qui coïncide avec d'importants mouvements sociaux, s'opère un changement notable dans le rapport étroit qu'architecture et système pénitentiaire avaient noué au cours des deux siècles précédents. La Maison d'arrêt de Strasbourg, du site au projet Avant un concours d'architecture, une intense réflexion se déroule au sein de l'Administration pénitentiaire et de sa branche immobilière. Il faut en effet bien sélectionner un terrain à confier aux architectes. Depuis déjà plusieurs années, on cherche à maintenir les lieux de détention à proximité des bassins de population : d'une part pour signifier partout la force de l'Etat, d'autre part car la philosophie pénitentiaire commence à promouvoir le maintien des liens sociaux des détenus pour préparer leur future réinsertion. « L'administration pénitentiaire ne suit pas une stratégie délibérée de mise à distance [des prisons], elle cherche au contraire des proximités aux agglomérations et aux réseaux de transport156 » qui permettent l'acheminement des proches des détenus vers la prison. Le prix du foncier est un facteur primordial de la sélection d'un terrain par l'APIJ, bien plus que ne peut l'être la tranquillité des riverains du futur projet. Le choix de l'Elsau est alors clair : quartier isolé et peuplé par des classes populaires et moyennes, le prix du foncier y est l'un des plus bas de l'agglomération. Une zone construite mais à l'abandon le long de l'autoroute, squattée depuis plusieurs années par des marginaux, est alors retenue. Le faible coût de cette dernière s'explique notamment par deux autres facteurs : la présence de l'autoroute et l'inondabilité du terrain. La Maison d'arrêt de Strasbourg est malgré tout l'une des rares prisons construites ces cinquante dernières années à être aussi près d'un centre-ville. C'est en 1982 que le ministère de la Justice soumet le projet pour une nouvelle maison d'arrêt à Strasbourg aux architectes lors d'un premier concours sur esquisses. À l'été de la même année, dix équipes de maîtrise d’œuvre sur les soixante ayant candidaté sont sélectionnées. Elles participent alors à un second concours, exigeant d'elles un projet au niveau Avant-Projet Sommaire (APS). En décembre 1982, deux derniers groupements sont retenus pour la phase finale : l'un constitué par MM. Dick, Hoernel, Fernsner, Grassi et Valente, l'autre par MM. Bellicam, Wodey, Georget, Stroh et Spitz. En novembre 1983, le Garde des Sceaux Robert Badinter dévoile le projet torture pendant l'Antiquité, et constitue l'une des sources étymologiques du mot travail. 156Olivier Milhaud, Ibid., p.108
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vainqueur porté par le premier groupement. Selon le géographe Olivier Milhaud, la sélection de l'équipe lauréate est assez simple : « l'administration élimine [les propositions] ne respectant pas les contraintes sécuritaires, puis choisit la moins chère 157 ». Les travaux ne commencent qu'en juillet 1985, et après 38 mois le chantier s'achève en septembre 1988, près pour la fermeture des deux prisons du centre-ville, ainsi que la Maison d'arrêt de Saverne en 1990. 1200 tonnes d'acier et 25000m3 de béton sont alors coulés. D'un montant initialement prévu à 140 millions de francs, la construction de la prison coûte finalement plus de 240 millions de francs que l'Etat débourse seul. Enfin, ce projet a vocation à donner forme aux Règles Pénitentiaires Européennes 158 (RPE) établies dès 1977 par le Conseil de l'Europe. « Une architecture jeune, variée et lumineuse », qui se veut « loin des modes et près des réalités », c'est ainsi que les architectes présentent leur projet 159. « Un lieu de vie » autonome, avec des unités de vie, intégrant douches et salles de séjour, dont chacune « peut, si les aptitudes sociales de sa population s'y prête, fonctionner comme un appartement communautaire, avec libre circulation interne […] entre cellule et séjour ». La cellule quant à elle « est conçue pour être mieux qu'un simple parallélépipède où l'on végète. Sa forme hexagonale allongée tend à rendre le volume intérieur plus varié, moins monotone, plus supportable ». Une autre équipe d'architectes, composée de MM. Hubner, Kuntz et Leitz, est chargée de réaliser un mur d'enceinte, nécessairement en béton, qui trouverait sa place dans le paysage de l'Elsau. Ils optent pour un moulage sculpté de la face extérieure du mur. L'effet, « minéral », recherché est de couper la monotonie d'une façade lisse, vue tant depuis l'Elsau que depuis l'Autoroute A35.
157« Les équipes sont assez libres pour l'expression extérieure du bâtiment du bâtiment. Néanmoins, égayer un mur d'enceinte si large fait vite exploser les coûts. Les architectes jouent alors sur la forme des toitures ou sur le traitement du béton. Les couleurs à l'intérieur de la détention ainsi que les végétations intérieures, dans les zones non-accessibles aux détenus sont [...] le moyen privilégié pour distinguer son programme du précédent. »Ibid., p.180 158Si ce texte donne des principes fondamentaux à respecter pour les institutions pénitentiaires du continent, il n'a néanmoins aucun caractère contraignant. 159«Un nouveau concept pénitentiaire », dossier SAEE, in Morgane Tirard, Ibid., p.60-61
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MUR D'ENCEINTE ET UNITE DE VIE DE LA MAISON D'ARRÊT DE STRASBOURG . Photo de G. Varela pour 20Minutes
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VOLUME BÂTI DE LA PRISON. Axonométrie de l'auteur Orientée vers le Sud. Le mur d'enceinte couvre une distance de 1km et clôture une zone de 6,2ha
TOPOLOGIE DU PROGRAMME DE LA PRISON. Schéma de l'auteur qM : quartier des mineurs, qI-O : quartiers d'isolement et d'observation (arrivants), qD : quartier disciplinaire, qH : quartiers hommes, Inf : Unité de Consultation et de Soins Ambulatoires, qF : quartier femmes A : Ateliers, C : Cuisines, ZSC : Zone Socio-Culturelle (dont école), G : Greffe, P : Parloirs, ZA : Zone Administrative PEP : Porte d'Entrée Principale, M : Mirador, PCI : Poste de Centralisation de l'Information, PCC : Poste de Contrôle des Circulations, PIC : Poste d'Information et de Contrôle
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UNITE DE VIE ET CELLULE., plans de l'auteur d'après les plans des architectes Un poste de surveillant est positionné pour deux unités de vie, desservies par les mêmes escaliers et ascenseur.
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3.2. Une architecture (de la) contrainte Programme et innovations Le programme soumis aux architectes lors de la dernière phase du concours se révèle être très précis160. Il décompose chaque élément en « unité » dont le nombre et la superficie sont clairement stipulés. 17 unités de vie dédiées aux hommes adultes de 340 places, 3 unités de vie pour 60 détenus mineurs, 1 unité d'isolement de 20 places, 1 unité disciplinaire de 20 places, 1 unité d'observation de 25 places et 1 unité de vie pour les femmes avec 20 places. Les locaux communs sont également notés, avec une salle de spectacle de 140m², quatre salles de classe de 30m² chacune, une bibliothèque de 35m², tout comme les cours de promenade, avec 20 à 25m² par détenus, « elles sont ceinturées par un mur en maçonnerie de 0,15m d'épaisseur au moins, de 3m de hauteur, surmonté par un grillage de 1m de hauteur prolongé par un bavolet de 1m incliné à 45° vers l'intérieur161 » et 1,5m²/détenu d'espace couvert est à prévoir. Beaucoup de choses, jusqu'aux dimensions des « archives vivantes » du bureau du greffe sont précisées aux architectes : il doit s'agir de sept armoires métalliques d'une largeur de 1,20m et d'une profondeur de 0,40m. De fait, les architectes n'ont que très peu de liberté dans la conception d'une prison. Un règlement conséquent vient ainsi contraindre leur réflexion. Le choix des matériaux, le dessin de certains détails ou l'organisation des circulations leur échappent ainsi en grande partie. Les lieux qu'attend l'Administration Pénitentiaire dans son programme préfigurent déjà tout espace architectural possible. « Le rôle de l'architecte n'est dès lors qu'une mise en forme esthétique d'un bâtiment dans un cadre restreint de contraintes ne laissant qu'une marge de manœuvre étroite 162 ». Les matériaux apparents et peintures utilisés en prison, spécialement en cellule, doivent faire preuve d'une certaine résistance, notamment au feu, et possèdent souvent des qualités acoustiques faibles. L'isolation phonique est alors compliquée, voire impossible. Le mobilier des cellules est identique, produits par des ateliers de détenus dans certaines prisons de France. Si lits, chaises et supports de télévision sont exclusivement métalliques, certains meubles peuvent avoir des panneaux en médium. Les patères éventuelles sont en caoutchouc, pour éviter les pendaisons. Le mobilier du quartier disciplinaire est encore plus contraint et se limite à quelques éléments. En quartier 160Jean Frezza, « Une Maison d'arrêt à Strasbourg-Elsau », Travail personnel de troisième cycle, Unité Pédagogique d'Architecture de Strasbourg, 1983, 122p. En prenant comme projet de fin d'études une participation fictive au concours d'architecture de la prison, cet ancien étudiant reprend et partage les termes du programme de l'Administration Pénitentiaire. 161Ibid., p.103 162Thomas Ouart, Pascal Joanne, « L'architecture des nouvelles prisons », Les nouvelles prisons. Enquête sur le nouvel univers carcéral français, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2015, p.231
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d'observation d'urgence, la composition des meubles est clairement pensée de manière à éviter les blessures et suicides des détenus. Si certains de ces meubles sont installés d'office dans les cellules, d'autres peuvent être cantinés par les détenus et loués auprès de la détention163. Des détails architecturaux sont également dans une large mesure le produit de contraintes programmatiques. Ils sont aussi pourtant souvent la seule marge véritable de l'architecte. À la Maison d'arrêt de Strasbourg, d'étranges « boudins » viennent conclure le sommet du mur d'enceinte et servir de corniches aux bâtiments de détention. Lors des mutineries de détenus des années 70, certains avaient pu accéder aux toits des établissements, donnant l'occasion à la presse de prendre des clichés qui marquèrent l'opinion et ébranlèrent l'Administration Pénitentiaire. Le 15 janvier 1972, quelques temps après une première révolte similaire à Toul, le toit de la Maison centrale Charles III de Nancy est ainsi pris d'assaut par des détenus qui s'y installent et y brandissent des banderoles164. Ce qui releva d'une appropriation politique d'un espace visible de la ville par les détenus marqua les esprits et contraignit l'Administration Pénitentiaire dans les réformes qui suivirent. Les « boudins » des corniches et des murs de la Maison d'arrêt de Strasbourg servent donc notamment à empêcher de fixer un grappin à la corniche et d'accéder au toit, où il est assez difficile de déloger un individu, mais également à empêcher de passer par dessus l'enceinte et de s'évader.
LE TOIT. REFUGE ET TRIBUNE POLITIQUE. Nancy, janvier 1972, Photo AFP 163Service de l'emploi pénitentiaire/Régie industrielle des établissements pénitentiaires, Catalogue produits, p.52-61, http://www.sep.justice.gouv.fr/art_pix/sepr_produits.pdf 164À ce sujet, lire Philippe Artières, « La prison en procès. Les mutins de Nancy (1972) », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 70, 2001, https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_2001_num_70_1_1345
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Fin
mars 2019, un détenu parvient sur le toit du nouveau centre pénitentiaire de Nancy-
Maxéville. Cet acte n'a guère susciter d'attention en dehors de l'indignation du personnel pénitentiaire. Si un détenu a réussi à accéder à la toiture, un mouvement collectif tel que vu à Nancy en 1974 a bien peu de chances de réussir. À l'époque en effet les détenus prenaient leur repas en commun. La révolte avait ainsi commencée au réfectoire. L'Administration a bien plus rapidement mit fin aux réfectoires et aux repas collectifs qu'elle n'a entrepris de trouver le bon encorbellement de façade. L'innovation est ainsi également programmatique165. Le plan même de la cellule de la Maison d'arrêt de Strasbourg, et sa conséquence sur le dessin de la façade, relèvent d'une innovation coercitive. C'est sans doute cette disposition particulière en épis qui a valu à l'équipe d'architectes l'attribution du projet, mais pas pour les raisons qu'ils donnent à lire en guise de publicité de la prison. Le grand intérêt de telles cellules est de produire une façade non linéaire, avec toutes les fenêtres de cellules orientées vers une même direction. Deux motivations : d'abord contrôler les vues des détenus, le programme stipulant que « le refus par des détenus en promenade de réintégrer leurs cellules ne doit pas donner lieu à des mouvements collectifs de solidarité de la part des autres détenus » et donc que « les cours de promenade ne doivent pas être à la vue des cellules 166 ». Ensuite, il s'agit d'empêcher un mode d'échange d'objets très présent en prison : le « yo-yo ». Ce dernier se compose d'un petit récipient accroché au bout d'une corde ou d'une ficelle, ce qui permet, en la faisant tourner suffisamment, de faire parvenir un petit colis à une autre cellule par la façade. Après avoir pu accéder aux quartiers de détention, j'ai néanmoins pu voir que les détenus étaient parvenus à tisser malgré tout un réseau de lambeaux de draps, spécialement au coin des façades167. C'est aussi le nombre de portes et sas dans les quartiers de détention qui se sont multipliées, ainsi que l'emplacement des différents postes de surveillance. Le contrôle à distance s'effectue ainsi dans la plupart des nouvelles prisons françaises, au moins depuis les années 80. Les différentes portes permettant de se rendre en zone de détention, le cœur de la prison, de la Maison d'arrêt sont ainsi toutes activées à distance depuis des postes de contrôle. L'individu qui veut les emprunter doit 165Le filin qui surplombe la plupart des cours de promenade vise quant à lui à empêcher toute évasion par hélicoptère, qui ont été relativement courantes du début des années 80 jusqu'aux années 90. L'évasion par hélicoptère, l'une des plus spectaculaires, relève d'une organisation secrète qui porte atteinte directement à l'autorité de l'Administration Pénitentiaire. Le premier juillet 2018, Rédoine Faïd, braqueur multirécidiviste, parvient, grâce à un commando armé qui avait pris au préalable en otage un pilote d'hélicoptère, à s'évader de la prison nouvelle de Réau. Les dispositifs ne sont pas infaillibles, cependant, leur perfectionnement au moins envisagé à chaque événement, conduit au renforcement constant du cadre coercitif de la prison. 166Jean Frezza, Ibid., p.118 167La façade en redent présente par ailleurs de nombreux défauts que la direction de l'établissement n'oublie pas de mentionner. Journal de terrain, 29 avril 2019
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donc souvent attendre et se manifester à chacune d'entre elles. Ce sont des surveillants installés dans des postes de contrôle, souvent à distance derrière des vitres sans tain qui ont la charge d'actionner les commandes des portes et de faire parvenir aux autres postes les informations. Les unités de vie des détenus sont ainsi sous la supervision des Postes d'Information et de Contrôle. Le Poste de Contrôle des Circulations « vérifie tous les mouvements dans la zone en détention168 ». C'est au Poste de Centralisation de l'Information que s'effectue la coordination de tous les postes, de la surveillance vidéo et que sont stockées clés et armes. Il est donc tenu à l'écart de la zone de détention même. Ce schéma d'organisation du contrôle repose essentiellement sur la technologie électronique, qui n'a pu être mis en place que partiellement, et en s'adaptant dans les anciennes prisons. Une ancienne intervenante en art-thérapie à l'Elsau devait ainsi franchir pas moins de huit portes blindées, devant attendre à chacune d'entre elles, afin de se rendre à son bureau, installé en zone socio-culturelle. Les nouveaux établissements, construits depuis les années 80 et dont la Maison d'arrêt de Strasbourg fait partie, ont été dessinés dès la phase de conception en intégrant de tels schémas. C'est notamment cette même organisation qui fait dire à certains détenus que les anciennes prisons insalubres sont finalement plus vivables et « humaines » que les nouvelles plus modernes. À l'Elsau, alors qu'architectes et programmateurs avaient cherché à faire des unités de vie de véritables « appartements communautaires », avec une libre circulation des détenus entre leur cellule et les salles de séjour, il s'avère que ces dernières sont peu utilisées. En effet, les détenus n'étant pas inscrits à un atelier ou ayant pu avoir un travail se retrouve enfermés entre vingt et vingtdeux heures par jour dans les 9m² de leur cellule. Si le plan d'architecture conçoit une vie communautaire des détenus hors de leur cellule, l'emploi qui est fait de l'architecture l'interdit. Commentant son passage de la prison insalubre de Perrache à Lyon, datant du milieu du XIXème siècle, à celle de Corbas fraîchement ouverte, l'ancien détenu Alain Cangina dit ainsi qu'« après deux jours de Corbas, on voulait tous retourner à Perrache. […] On préférait les rats à l'inhumanité de cette nouvelle prison169 ».
168Olivier Milhaud, Ibid., p.175 169Camille Juza, Guillaume Baldy, « Utopia – Architecture et utopie (¾). Dessine moi une prison » LSD La Série Documentaire, France Culture, 27 décembre 2017, 57min
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Le pouvoir de l'architecte Pour Olivier Milhaud, « ce qui surprend le plus dans l'architecture carcérale tient à l'absence de vie sociale envisagée dans la plupart des établissements 170 ». Or, la grande majorité des concepteurs de prisons ont au moins joint à leur projet des discours humanistes. En 1781 déjà, Jeremy Bentham souligne qu'« avec tout ce beau langage d'humanité, les prisonniers ont été [...] les plus malheureux des êtres : c'est qu'on se borne à faire des règlements, et que les règlements seront toujours vains, jusqu'à ce qu'on ait trouvé le moyen d'identifier l'intérêt des prisonniers et de leur gouverneur171 ». En attendant, ces prisonniers « sont redevables l'un à l'autre de tous les plaisirs que peut donner la société ; adoucissement nécessaire, sans lequel leur condition, qui n'est que triste, deviendrait affreuse172 ». C'est tous les architectes (Baltard, Blouet, Vaudremer, etc) depuis qui ont prétendu pouvoir faire des prisons « humaines » à destination des délinquants. Au XIXème siècle l'architecte est considéré comme « le premier exécuteur de la peine […], le précurseur du geôlier173 ». L'architecture semble toutefois en grande partie déterminée par les règlements contraignants de l'Administration Pénitentiaire, et ce qui apparaît d'abord comme une invention de l'architecte se révèle souvent être une dissimulation esthétique de la fonction véritable d'un espace ou détail coercitif. Les appels officiels de l’État à une « architecture de qualité » pour les prisons conduisent aujourd'hui à un cahier des charges qui dépasse 600 pages pour la construction d'un seul édifice avec un coût moyen estimé à 100 000€ par cellule, soit quasiment le prix d'une petite maison174. Au cœur de ces normes et de ces dépenses croissantes, une idée domine : la sécurité, celle de la société, de l'établissement et des individus. L'architecture comme art et comme science n'est alors plus employée que pour assurer cette sécurité, concept que définissent l’État et l'Administration Pénitentiaire aux dépens notamment de la vie sociale des détenus. Il est donc plus que légitime de poser la question de l'autonomie de l'architecte175. Pour gérer son patrimoine très important et étudier les projets de nouvelles constructions, le Ministère de la Justice s'est doté en 2001 d'un organisme unique : l'Agence Publique pour l'Immobilier de la Justice (APIJ). Cette dernière exerce pour l'ensemble des projets pénitentiaires la 170Olivier Milhaud, Ibid., p.185 171Jeremy Bentham, Ibid., p.32 172Ibid., p.40 173Louis-Mathurin Moreau-Christophe, De la réforme des prisons en France, 1838, p.378 174Grégoire Allix, « En prison, l'architecture au défi de bouger les murs », Le Monde, 5 novembre 2005, https://www.lemonde.fr/culture/article/2005/11/05/en-prison-l-architecture-au-defi-de-bouger-lesmurs_706930_3246.html 175Christian de Montlibert, L'impossible autonomie de l'architecte. Sociologie de la production architecturale, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1995, 227p.
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fonction de maîtrise d'ouvrage et en fixe scrupuleusement les programmes. C'est donc, en théorie, en son nom que l'architecte effectue la maîtrise d’œuvre et organise le travail des entreprises. Cependant, un nouvel acteur clé est apparu dans la construction et la gestion des prisons depuis les années 80 : les entreprises privées, dont le rôle est fixé par la loi MOP du 12 juillet 1985. La loi en question, relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée, autorise en effet des entreprises à candidater comme mandataire d'une opération de maîtrise d’œuvre. L’État accorde des contrats de réalisation-gestion à ces entreprises au capital important, qui assurent ainsi une grande partie de la maîtrise d’œuvre aux dépens de l'architecte. Ces contrats, dits globaux, ont la particularité de faire de l'architecte un membre du consortium des entrepreneurs. Il n'a alors plus le même rapport avec le maître d'ouvrage : il est bien plus engagé auprès de l'entreprise mandataire. Dans certaines prisons françaises, l'Administration Pénitentiaire ne se charge plus que du greffe et de la surveillance des détenus, tandis que des entreprises – Sodexo, Bouygues ou Engie pour l'essentiel du marché – se chargent de toutes les autres fonctions de l'établissement, payées pour cela par l’État. Ce modèle, à la pointe du Partenariat Public Privé, est directement importé des États-Unis où certaines prisons totalement privées peuvent contraindre les États à leur verser des indemnités conséquentes si ils ne procèdent pas à la condamnation de suffisamment de détenus. Récemment, la Garde des Sceaux a reconnu le coût important que représente un tel modèle, et a appelé à la fin des PPP au profit de simples contrats de conceptionréalisation176. Si l'on peut saluer la volonté de l’État de reprendre la main dans ce domaine, la délégation de la conception des prisons, c'est-à-dire de l'essentiel de la maîtrise d’œuvre, à des entreprises privées dont le principal souci est la rentabilité, pose question au-delà de la marginalisation du rôle de l'architecte. Contre les fonctions du programme, « il n'est pas du ressort de l'architecte de proposer d'autre modalité d'usage de l'espace177 ». La production et l'organisation des lieux de la prison suivent des logiques qui échappent à l'architecte. Les innovations les plus importantes sont programmatiques. Les architectes prétendent alors agir sur l'« ambiance178 » et « la marge du sensible179 ». Le soin des ambiances, avec des matériaux « naturels », la lumière du jour et des couleurs chaleureuses, est aujourd'hui l'un des grands axes de réflexion de l'architecture 176Romain Cayrey, Sophie Vincelot, « Prisons : fini les PPP, place au contrats de conception-réalisation », Le Moniteur, 9 mars 2018, https://www.lemoniteur.fr/article/prisons-fini-les-ppp-place-aux-contrats-de-conceptionrealisation.1955259 177Thomas Ouart, Pascal Joanne, « L'architecture des nouvelles prisons », Les nouvelles prisons, p.258 178« C'est le rapport de l'individu à son environnement dont il est question », Ibid., p.261 179« L'apport de l'architecte ne se situe plus dans ce qui fonde le projet architectural de la prison, l'organisation de la gestion des individus, le projet social de l'édifice », Ibid., p.258
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pénitentiaire française., comme a pu me le confier la directrice de la Maison d'arrêt de Strasbourg. Mais là aussi, les nécessités sécuritaires et économiques priment : beaucoup de matériaux peuvent servir de combustible ou d'armes par destination, d'autres, comme la pierre pourtant autrefois incontournable, sont automatiquement exclus à cause de leur coût de mise en œuvre. Finalement, la recherche des ambiances ne se proposent d'offrir aucun espace supplémentaire. L'Organisation des Nations Unies met quant à elle à disposition des programmateurs et des architectes de prisons un manuel de 268 pages reprenant les règlements internationaux en vigueur et d'autres recommandations180 : deux entrées concernent la dignité humaine 181. En France, courant 2017 a été remis au Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas un Livre Blanc sur l'Immobilier Pénitentiaire182 qui appuie également sur ce point. Malgré toute l'attention apportée aux conditions matérielles de détention et à leurs implications dans la vie quotidienne des détenus, force est de constater que la grande majorité des prisons françaises, anciennes comme nouvelles, la Maison d'arrêt de Strasbourg ne faisant pas exception, se révèlent être rapidement dans un état inquiétant, ce que soulignent des institutions nationales et internationales telles que le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté et la Cour Européenne des Droits de l'Homme. Pour beaucoup cependant, l'architecture est par définition coercitive. Selon Léopold Lambert, architecte, écrivain et militant, « architecture is fundamentally a discipline that consists in anticipating the spatial organization of bodies183 ». Selon lui la prison est ainsi l'espace architectural poussé à son extrême puisqu'elle est dessinée spécialement et ostentatoirement pour contenir et répartir les corps dans l'espace. Si pour Guy Autran, architecte de nombreuses prisons, « la volonté de la société de punir par l'enfermement doit aussi être assumée par l'architecte, avec l'ambition d'apporter de l'innovation184 », Léopold Lambert estime en revanche que « the supposed argument for making prisons “more humane”, whether such a program can be achieved or not, in fact roots incarceration ever deeper into the structure of society by making it more legitimate 185 », que de ne 180Bureau des Nations Unies pour les Services d'Appui aux Projets (UNOPS), Directives techniques pour la planification de la construction de prisons, Nations Unies, Copenhague, 2016, 268p., https://content.unops.org/publications/Technical-guidance-Prison-Planning-2016_FR.pdf?mtime=20171215190052 181Ibid., p.27, p.75 182Jean-René Lecerf (dir.), Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire, 2017, Dès sa première partie, en introduction aux pistes qu'il suggère par la suite, il rappelle la nécessité de ne pas chercher à changer l'architecture sans réformer le système pénal en profondeur : « pour juguler l'inflation carcérale, le programme immobilier doit être accompagné d'une politique pénale ambitieuse » 183Léopold Lambert, « The designer and the prison : a love story », The Funambulist, 30 mars 2016, https://thefunambulist.net/architectural-projects/the-designer-and-the-prison-a-love-story « L'architecture est une discipline qui consiste à anticiper la répartition des corps dans l'espace » 184Cité dans Grégoire Allix, « En prison, l'architecture au défi de bouger les murs », Ibid. 185Léopold Lambert, « Carceral environments », The Funambulist, mars-avril 2016,
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pas remettre en question le programme soumis aux architectes, et de lui donner forme, permet de légitimer, perpétuer et naturaliser l'idée qu'enfermer des individus est la bonne manière de procéder en matière de traitement de la déviance et de la criminalité. D'autres architectes ont néanmoins des approches plus nuancées et pourtant critiques de leur profession. Christian Demonchy, lui-même architecte de la prison de Mauzac, exception dans le parc pénitentiaire français 186, estime qu'il faut reconnaître l'« impossibilité anthropologique187 » d'une architecture neutre en prison. En effet, que l'architecte parvienne à adoucir la vie carcérale ou non, il doit toujours mettre en place les conditions matérielles d'une vie sociale qui n'a rien à voir avec la vie en dehors de la prison. « Toutes les innovations sont en réalité des dispositions consécutives à des contraintes de gestion et à des objectifs administratifs188 ». Quant à « “l'exigence de dignité”, mentionnée dans les programmes architecturaux […], [elle] se réduit à des considérations matérielles d'hygiène et de confort189 ». C'est peut-être Foucault qui s'est montré parmi les plus lucides sur le véritable rôle de l'architecte. Dans un entretien avec Paul Rabinow, il l'évoque en ces termes : « L'architecte n'a aucun contrôle ». Toutefois « il faut tenir compte de lui – de sa mentalité, de son attitude – aussi bien que de ses projets si l'on veut comprendre un certain nombre de techniques de pouvoir qui sont mises en œuvre en architecture », quand bien même « il n'est pas comparable à un prêtre, à un psychiatre ou à un gardien de prison190 ». L'échec des innovations et l'usure du bâti peuvent lui être reprochés mais il n'a pas droit de regard sur l'usage qui sera fait du produit architectural. S'il participe au dessin et à la réalisation des lieux de la prison, il est tenu à l'écart de l'espace carcéral qui s'en dégage. * https://thefunambulist.net/articles/carceral-environments-introduction-leopold-lambert « Rendre les prisons plus humaines, que cela soit possible ou non, enracine en fait l'incarcération dans la structure de la société en la légitimant » . 186Les unités de vie sont autonomes les unes des autres, comme des pavillons, et s'organisent autour d'une place centrale par où tout le monde passe. « Elle ne promettait rien quant à l'après-détention. En partant d'une double idée – d'une part qu'en dépit de tous les discours sur l'individualisation de la peine, l'emprisonnement consistait concrètement en une peine collective et, d'autre part, que les détenus étaient des personnes normales avant d'être des délinquants ou des partients – elle se focalisait sur le “pendant”, c'est-à-dire sur la meilleure façon, ou la moins mauvaise, d'organiser la cohabitation forcée de personnes ordinaires », Grégory Salle, L'utopie carcérale, petite histoire des « prisons modèles », Amsterdam, Paris, 2016, p.104 187J'ai pu rencontré Léopold Lambert et Christian Demonchy à quelques heures d'intervalle lors de la Journée Prison Justice organisée par le Génépi le 8 décembre 2018 à l'Université de Nanterre. 188Christian Demonchy, « Généalogie de la prison moderne », Ban public, 2003, http://prison.eu.org/spip.php?article1988 189Olivier Milhaud, Ibid., p.160 190Michel Foucault, entretien avec Paul Rabinow, « Espace, savoir et pouvoir », Dits et écrits II, p.1097
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L'espace carcéral, c'est ce qui ne cesse de rompre la composition des lieux pénitentiaires. C'est le temps qui passe, ou plutôt qui ne passe pas, ou qui passe trop vite et ne revient pas. C'est le temps enfermé, le temps perdu. Le dédoublement entre les lieux pénitentiaires et l'espace carcéral s'opère principalement dans le temps. Ainsi il y a, pour reprendre une distinction bergsonienne, un temps pénitentiaire, celui quantifié et compté des peines, et une durée carcérale. Pour illustrer cette différence, on peut regarder la perspective pour un projet pénitentiaire de l'architecte Romain-Harou en 1840, où l'on ne voit qu'un détenu prostré devant la tour centrale d'une prison de toute évidence panoptique, et une photographie prise par le photographe Raymond Depardon à la Maison Centrale de Clairvaux d'un détenu faisant tant bien que mal son exercice quotidien dans les quelques mètres carrés de sa cour de promenade. Le sens de sa course dans la cour ne doit rien au hasard191.
191« J’émets deux hypothèses. La première, c’est que l’on tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre parce que, inconsciemment, on souhaite remonter le temps pour changer le passé. La seconde théorie serait que les individus auraient le cœur si lourd qu’il ferait pencher le corps sur le côté gauche, créant ainsi une déviation de la trajectoire dans ce sens »,. Y. R., détenu, « La promenade, seule activité garantie en prison », Dedans-Dehors, 31 août 2018
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4. Le temps prisonnier
TEMPS PENITENTIAIRE, Romain-Harou, 1840
DUREE CARCERALE, Raymond Depardon, 1998
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4.1. Le temps des peines, le temps des hommes La peine temporaire En 1791, à la tribune de l'Assemblée Constituante, Louis-Michel Le Peletier de SaintFargeau livre un rapport sur le projet de code pénal pour le moins édifiant. En prenant position contre l'arbitraire et la barbarie des supplices de l'Ancien Régime, et pour une graduation des peines, le marquis de Saint-Fargeau en vient à proposer un nouveau système pénal propre aux Lumières : si « un des plus ardents désirs de l'homme, c'est d'être libre 192 », alors « la perte de sa liberté sera le premier caractère de sa peine ». Entre les différents établissements, au-delà des différences de traitement, la principale distinction tient du temps qu'on y passe. Pour adoucir la nouvelle peine, l'adapter aux nouvelles sensibilités, mais aussi pour allumer une lueur d'espoir au fond des âmes détenues, il faut « la rendre temporaire193 ». Aujourd'hui encore, c'est d'abord la longueur des peines, logiquement attribuées selon la nature des infractions relevées mais la personnalité de leur auteur, qui répartit les condamnés à la privation de liberté ferme dans les différents types d'établissements. Prévenus incarcérés en amont du procès et détenus condamnés à de courtes peines (inférieures à deux ans) sont enfermés en maisons d'arrêt (Ma). Les condamnés à des peines comprises entre deux et dix ans sont envoyés en centres de détention (CD) tandis que les condamnés à des peines supérieures à dix ans sont quant à eux envoyés en maisons centrales (MC). Paradoxalement et contrairement à la différence originelle entre cachot et prison, ce sont souvent les maisons d'arrêt qui présentent les conditions d'incarcération les plus difficiles, notamment à cause d'une surpopulation importante, tandis qu'aucun centre de détention et aucune maison centrale n'affiche un taux d'occupation supérieur à ses capacités, en terme de cellules comme de postes de travail à pourvoir. Les établissements pour peine (CD et MC) sont en effet, et c'est l'une de leurs grandes différences d'avec les Maisons d'arrêt, soumis à un numerus clausus. Les détenus condamnés à des longues peines qu'on ne peut enfermer dans des établissements déjà pleins sont renvoyés vers les Maisons d'arrêt. Ce sont également ces 192Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, « Rapport sur le projet du Code pénal », 23 mai1791, http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/peinedemort/rapport_le-pelletier-de-saint-fargeau_1791.asp 193C'est cette temporalité des peines qui permet une gradation des peines. Après le cachot (peine comprise entre douze et vingt-quatre ans), réservé aux criminels les plus redoutables, et la gêne (peine allant de cinq à quinze ans), la prison constitue le troisième volet des peines afflictives et infamantes proposées. On y enferme que pour des peines supérieures à deux ans et inférieures à six. Un condamné au cachot ou à la gêne, aux fers et couchant sur de la paille, est appelé à finir sa peine en prison, jugée plus douce. L'amélioration des conditions apparaît comme une manière de préparer la sortie du condamné tandis que la déportation est limitée aux seuls cas de récidive. Cette volonté d'inscrire dans le temps et de donner un terme concevable à la peine relève certes d'individus éclairés, soucieux de justice et de grandeur sociale, mais aussi d'un mouvement plus général de sécularisation de la vie publique.
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établissements, qui laissent le plus de place éventuelle à l'autonomie des détenus, avec souvent un régime « porte ouverte » durant la journée, grâce auquel le détenu circule librement en zone de détention. En Maison d'arrêt, où les détenus restent rarement plus de quelques mois consécutifs, le détenu est souvent enfermé dans une cellule qu'il partage avec un ou deux codétenus, plus de vingtdeux heures sur vingt-quatre. De plus, toutes les personnes détenues ne sont pas condamnées, certaines attendent encore leur jugement. Pour la vaste majorité des condamnations, le détenu n'exécute pas la totalité de la peine énoncée par la justice. En effet, il dispose, s'il se comporte conformément aux règles de l'institution pénitentiaire, de crédits de remise de peine, accordés automatiquement et de l'ordre d'environ 7 jours par mois, ainsi que de remises de peine supplémentaires, accordées par le juge d'application des peines selon la bonne conduite du détenu, ses diverses participations aux activités ou pour des efforts constatés par l'administration. Il existe également des remises de peine exceptionnelles récompensant notamment la dénonciation par le condamné d'infractions. Ces remises de peine peuvent être cependant supprimées au moindre écart du détenu dans le cadre d'une sanction souvent associée à un séjour au « mitard ». Un détenu peut aussi obtenir un aménagement de peine ou une libération conditionnelle lui permettant de sortir plus tôt. Il peut toutefois aussi être condamné à d'autres peines, pour des délits relevés avant comme pendant son incarcération, s'additionnant à la première. Il est donc assez difficile pour lui de savoir quand exactement il pourra sortir. Ainsi à la maison d'arrêt de Strasbourg, la durée moyenne des détentions est de quatre mois et demi. Cependant, beaucoup ne restent que quelques semaines. Les rares détenus passant plus de deux ans en maison d'arrêt sont des prévenus attendant la date de leur procès et leur éventuelle condamnation. Comment penser le temps carcéral ? Le temps de la peine reconnaît deux temporalités fondamentales : la journée et la détention elle-même, et « ces deux temporalités s'articulent dans une interminable routine où les jours se succèdent et se ressemblent jusqu'au moment de la libération 194 ». En retirant les heures de sommeil parfois chèrement conquises, les deux heures de promenade réglementaires 195, les deux repas et la collation délivrée par l'administration, il reste encore beaucoup de temps. Ce temps est censé permettre de faire sa peine, de s'acquitter de la dette contractée envers la société. C'est aussi censé être ce temps de la discipline qui « pénètre le corps, et avec lui tous les contrôles minutieux du 194Didier Fassin, L'ombre du monde, Seuil, Paris, 2017, p.218 195La promenade est un espace repoussant pour beaucoup de détenus. Nous en verrons les raisons plus loin.
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pouvoir196 ». Or, malgré l'existence de travail en atelier ou en tant qu'auxiliaire, de cours, d'activités et de rendez-vous plus ou moins réguliers avec un psychologue ou un conseiller du service pénitentiaire d'insertion et de probation, c'est bien souvent la vacuité de son déroulé qui caractérise le temps pénitentiaire vécu, le temps carcéral. C'est l'oisiveté et l'impuissance de celui qui est privé de l'essentiel de son autonomie, et non forcément le refus de pénitence, qui conduit la grande majorité des détenus à juste « tuer le temps », pour ne pas qu'il dure trop. Pour le sociologue Erving Goffman, « cette conscience du temps mort et pesant explique sans doute le prix attaché aux dérivatifs, c'est-à-dire aux activités poursuivies sans intentions sérieuses, mais suffisamment passionnantes et absorbantes pour faire sortir de lui-même celui qui s'y livre et lui faire oublier pour un temps sa situation réelle 197 ». C'est peut-être plus le temps béant que les quelques espaces à leur portée, déjà saturés de dispositifs coercitifs et de corps, que les reclus doivent à tout prix combler. Selon Goffman, ces dérivatifs s'appréhendent à travers deux catégories : en tant qu'adaptations primaires pour « ces activités officiellement patronnées par l'administration198 », et en tant qu'adaptations secondaires pour « les autres ». Des chercheurs ont cherché depuis à établir d'autres typologies des différents temps vécus. Gilles Chantraine parle ainsi d'une mécanique du vide, à l'origine de plusieurs temps possibles : temps évidé quand le détenu s'adapte à la prison et à sa routine, temps anesthésié lorsqu'il fuit dans l'altération de conscience par la prise de médicaments légaux ou de drogues illégales, temps arraché pour les cas de protestations, de rebellions individuelles comme collectives, ou temps refusé à propos des quelques projets d'évasion199. D'autres encore ont à partir de témoignages catégorisé le temps différemment. Pour Pierrette Poncela et Guy Casadamont, plusieurs temps peuvent avoir lieu : temps de la réflexion des détenus qui méditent sur leur peine et leurs fautes, temps de l'injustice, de classe ou de race le plus souvent, temps pour rien des détenus qui voient leurs vies leur échapper ou encore temps des rencontres et des affrontements avec l'administration, les intervenants et les codétenus 200. Dans une approche plus phénoménologique, à l'instar de celle de Tony Ferri, on considère souvent que « l'expérience carcérale […] conduit le détenu à éprouver ce que l'on peut appeler une sorte de “dilatation du temps”201 ». Pour Didier Fassin enfin, « être prisonnier, c'est […] être confiné dans un espace et contraint dans le temps202 », c'est faire l'expérience d'un « temps perdu au regard de ce 196Michel Foucault, Surveiller et punir, p.178 197Erving Goffman, Asiles, p.113-114 198Ibid., p.114 199Gilles Chantraine, Par-delà les murs, p.165-180 200Guy Casadamont, Pierrette Poncela, Il n'y a pas de peine juste, Odile Jacob, Paris, 2004, p.230-242 201Tony Ferri, La condition pénitentiaire, L'Harmattan, Paris, 2013, p.43 202Didier Fassin, Ibid., p.212
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qu'on pourrait faire à l'extérieur » mais aussi « de ce qu'on ne fait pas à l'intérieur203 ». Une approche par le temps en détention apparaît indispensable si l'on veut comprendre comment les lieux sont vécus et pratiqués par les personnes détenues. Le temps des ruses carcérales204 Dans la mesure même où il est vécu, le temps pénitentiaire est pratiqué. Malgré son apparente répétition, sa vacuité évidente, il s'accumule dans la mémoire consciente ou non des détenus, des surveillants et de tous ceux qui s'attardent entre les murs des prisons. Le temps se dépose dans la mémoire et l'inconscient, il vient constituer des réflexes, mais aussi surtout une mètis, que Michel de Certeau emprunte aux hellénistes Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant. Cette intelligence « toujours immergée dans une pratique » fait fonctionner ensemble « le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la débrouillardise, l'attention vigilante, le sens de l'opportunité, des habilités diverses, une expérience longuement acquise205 ». Cette mémoire pratique du lieu porte en elle le dépassement même du lieu. « Une durée s'introduit ainsi dans le rapport de forces et va le changer. La métis mise en effet sur un temps accumulé, qui lui est favorable, contre une composition du lieu, qui lui est défavorable206 ». Elle recherche à chaque instant un kaïros, un moment opportun ou le moins d'efforts possible auront le plus d'effets. Ainsi, les détenus arrivant en prison se font « arnaquer207 » au début, puis apprennent à défendre leur corps et leurs biens, en s'isolant ou en se liant avec d'autres détenus. Ils apprennent quels surveillants sont les plus amènes et lesquels les plus intransigeants. Ils apprennent à récolter et utiliser des moyens d'échanges, cigarettes, cachetons, drogues, et comment et pour combien les échanger. Les plus violents découvrent aussi avec quoi, à quel endroit et à quel moment il est le plus opportun d'agresser un codétenu ou même un surveillant. Ils devinent et rusent à partir de ce qu'ils ont pu voir et vivre. D'une autre manière, c'est aussi l'expérience qui vient constituer le « savoirfaire » du surveillant, l'informant sur comment se comporter avec quel détenu, mais aussi avec ses collègues et sa direction. Si les longues peines en CD ou en MC provoquent souvent des modifications durables chez les individus, en Ma, les peines étant plus courtes, les attitudes peuvent se révéler très différentes en un même quartier : certains découvrent à peine l'univers carcéral, quand d'autres accumulent les séjours en détention. 203Ibid., p.221-222 204« En prison, la ruse s'appelle le vice », Gilles Chantraine, Ibid., p.201 205Marcel Détienne, Jean-Pierre Vernant, La mètis des Grecs, Flammarion, Paris, 1974, p.9-10 206Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t.1, p.125-126 207Entretien, 3 mars 2019
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Néanmoins, « la mémoire médiatise des transformations spatiales. […] Son étrangeté rend possible une transgression de la loi du lieu. […] Un “coup” modifie l'ordre local 208 ». La mémoire et l'expérience des détenus portent en elles l'impossibilité pour le lieu de se perpétuer dans le temps, il est sans cesse recomposé par l'existence, la collaboration et l'affrontement des ruses carcérales. Présentes dans le lieu pénitentiaire, elles lui échappent continuellement. La mémoire qui constitue chacune d'entre elles « se construit au contraire d'événements qui ne dépendent pas d'elle, liée à l'expectation qu'il va se produire ou qu'il doit se produire quelque chose d'étranger au présent. Bien loin d'être le reliquaire ou la poubelle du passé, elle vit de croire à des possibles et de les attendre, vigilante, à l'affût209 ». Elle ouvre les lieux et les recompose. Elle transgresse la composition du pouvoir et établit sa propre topologie. Elle sait qu'un dehors existe, elle l'a connu, mais elle sait aussi que ce dehors n'est plus vraiment le même, qu'il lui faut trouver des passages, ou prendre son mal en patience et attendre. Les surveillants pénitentiaires, disposant de plus de pouvoir que les détenus, ne s'en privent pas pour adopter certaines pratiques particulières, que le règlement n'avait pas prévu. Ils se tiennent à l'écart des détenus, demeurent dans les postes de contrôle, et à n'en sortent que pour ouvrir les portes des cellules pour la promenade et la douche. Selon une personne détenue, « vaut mieux ne rien avoir à demander pour avoir l'assurance de ne pas être servi 210 ». Ils se désengagent consciemment de l'espace et du temps de la prison. Certains surveillants préfèrent ainsi passer douze heures de suite en détention, sans prendre de pause ou quitter leur poste de travail. Ainsi, ils peuvent libérer une partie importante de la semaine, « pour eux, les jours de repos sont plus nombreux que les jours travaillés », et passer plus de temps hors de la prison, chez eux auprès de leurs proches. Le pouvoir dispose de lieux que lui ont dessinés les architectes, avec eux l'Administration a convenu d'une certaine disposition des lieux. En mobilisant le temps de leur peine pour « se responsabiliser » et « se réinsérer », l'Administration attend des détenus qu'ils s'approprient leur peine et les lieux de la prison comme le règlement l'entend, qu'ils intègrent et finalisent en quelque sorte la composition. Mais l'occupation des lieux relèvent bien plutôt de multiples pratiques hétérogènes, souvent loin de l'idéal pénitentiaire, et si elles tentent parfois de suivre scrupuleusement le règlement ou de reconstituer avec difficulté le dehors au dedans, elles 208Ibid., p.129 209Ibid., p.131 210Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, « Rapport de visite, Maison d'arrêt de Strasbourg », 12-16 juin 2017, http://www.cglpl.fr/wp-content/uploads/2018/11/Rapport-de-la-troisi%C3%A8me-visite-de-la-maisondarr%C3%AAt-de-Strasbourg-Bas-Rhin.pdf
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s'enfoncent aussi, par la force des choses, dans la pratique d'un espace carcéral. * 4.2. La ruine des lieux Un « vieillissement prématuré » « Les lieux se redéfinissent régulièrement, les locaux changent de fonctions, le mobilier est déplacé, les circulations sont revues, les usages se modifient, les murs s'usent... Si l'espace conditionne les manières d'être et de faire des individus, ces derniers transfigurent également l'espace211 ». Il ne faut pas voir dans les lieux de la prison, même ceux de l'architecture, un monde figé, immobilisé. Le temps impose sa marque aux lieux. Dès son premier rapport, le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté souligne que « la maintenance des bâtiments est difficile à assurer et le bâti s'est profondément dégradé depuis la mise en service de la Maison d'arrêt en 1988212 », constatant même un « vieillissement prématuré213 ». Comme il a déjà été dit, la Maison d'arrêt de Strasbourg se situe sur un ancien marécage, qui permettait autrefois à la ville d'embourber les assaillants venant du Sud en fermant les portes fluviales sur l'Ill au niveau de l'actuel barrage Vauban. Si des travaux d'asséchement ont pu être menés, ils semblent n'avoir pas suffi. Ainsi, l'une des cours principales donnant sur les quartiers de détention est couramment appelée « mare aux canards » par l'ensemble des personnes vivant et travaillant à la prison. Cette cour est essentiellement inutilisée aujourd'hui et est régulièrement recouverte de déchets baignant parfois dans une couche d'eau stagnante. Au-delà de l'insalubrité que représente cette situation, c'est toute la structure du bâtiment qui est mise en péril par ce sous-sol imbibé d'eau. Un surveillant confie ainsi à Morgane Tirard qu'« à cause du sol marécageux la prison s'effondre petit à petit et casse les fenêtres. Ce n'est pas le seul problème. Le quartier des mineurs situé au dernier étage sont des blocs de béton préfabriqués : ils se 211David Scheer, « Genèse d'une rencontre entre criminologie et architecture : l'espace carcéral à travers les épistémologies », CLARA, 2015/1, n°3, p.73-84. L'approche de David Scheer, criminologue, se révèle enrichissante pour l'étude de l'architecture carcérale et même en général. « Il est intéressant de noter que la criminologie semble partager des doutes épistémologiques et méthodologiques avec l'architecture en tant que champ de recherche ; elle aussi se définit essentiellement par son objet, et la circonscription de celui-ci n'est, par ailleurs, pas consensuelle » . « Cette alliance entre criminologie critique de la prison et discipline de l'espace devrait mener, assez logiquement, à ce que certaines personnes pourraient nommer une analyse pluridisciplinaire ». 212Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, « Rapport de visite, Maison d'arrêt de Strasbourg », 23-26 mars 2009, p.48, http://www.cglpl.fr/wp-content/uploads/2010/07/Rapport-de-visite-de-la-MA-de-Strasbourg.pdf 213Ibid., p.4
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désarticulent214 ». Si des travaux de rénovation ont été prévus, la situ financière de l’État et du ministère de la Justice ne les permet pas pour l'instant. En attendant, l'architecture de la prison se retrouve être mise à mal par dessous, par la constitution même du sol sur lequel elle est construite.
LA MARE AUX CANARDS, CGLPL, 2015
BARREAUX ET CAILLEBOTIS, Photo remise à Rue89, 2015
CELLULE., CGLPL, 2015 214Cité in Morgane Tirard, Ibid., p.48
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L'innovation contre la rénovation L'accumulation de déchets en bas des façades des bâtiments de détention est également significative et force même l'Administration à revoir l'architecture de la prison. L'essentiel de ces déchets, parfois des plateaux repas entiers, sont jetés des fenêtres par les détenus. Pour pallier à ça, ainsi qu'à une tentative réussie d'évasion au cours des années 2000, l'Administration pénitentiaire a fait installer des panneaux de caillebotis au devant des barreaux de la fenêtre de la plupart des cellules, les plongeant dans une obscurité encore plus grande mais empêchant leurs occupants de glisser des déchets entre les barreaux. L'installation de caillebotis permet dans une certaine mesure à l'Administration d'anticiper et de contenir des usages dégradant les lieux. Cette réaction normale de la part de l'Administration a néanmoins des effets délétères considérables. En effet, l'obstruction des fenêtres plonge l'intérieur de la cellule dans l'obscurité, ou du moins la prive de lumière naturelle. Une part importante des cellules s'avère donc être des lieux de vie obscurs, surplombant un terrain anciennement marécageux. Or, l'étanchéité du toit aussi laisse sérieusement à désirer. Il est certain que de l'humidité venant autant du dessus que du dessous, ainsi que des points d'eau (lavabo et toilettes) qui se retrouve coincée dans des volumes sombres et peu aérés provoque une dégradation accélérée des locaux. Toutes les cellules ne sont pas impactées de la même manière : le quartier arrivants présente ainsi de meilleures conditions matérielles. Ailleurs, le mobilier en métal est souvent rouillé et de la moisissure a pu être observée en de nombreux points. Les murs sont troués par endroits et maladroitement rebouchés par les détenus eux-mêmes avec du journal et du dentifrice. Si l'Administration Pénitentiaire, depuis la seconde visite du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, a entrepris des travaux de rénovation, on peut douter de la durabilité de ces travaux dans un tel environnement. Sans considérer l'action des occupants, les locaux se détériorent de toute manière plus rapidement que la normale. Plus de 1500 condamnés entrent chaque année à la Maison d'arrêt, souvent pour de courtes peines les incitant guère à s'investir, et sont pour la plupart contraints d'habiter à deux dans 9m² ou à six dans des cellules de trois places, de fumer, cuisiner et se laver dans un même espace. Il faut convenir qu'un tel flux dans de tels lieux occasionne nécessairement un usage, des dégâts normaux, que viennent exacerber les dégradations volontaires de certains détenus.
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La rénovation, ses moyens et ses priorités L'Administration pénitentiaire a cependant profité de cours de peinture donnés au sein de l'établissement pour repeindre quelques unes des coursives et certains couloirs. Une grande fresque historique recouvre ainsi toute un mur du quartier scolaire. Des détenus mineurs peuvent déjà s'installer dans des cellules qu'ils ont rénovées. L'Administration espère que les détenus s'approprient les lieux, les entretiennent, et ainsi pouvoir limiter les dégradations. Je réalise l'ampleur de certains défauts de conception – comme les nombreuses fuites d'eau au coin des ouvertures zénithales – que la directrice ne cherche même plus à dissimuler, par manque de moyens. En passant à côté de la « mare aux canards », je constate l'état des lieux déplorable d'une cour où jamais personne ne se rend mais que tout le monde voit. Des détritus, beaucoup de pigeons, entre les fenêtres une toile arachnéenne de draps déchirés permet d'échanger entre les façades. La directrice évoque l'idée que des étudiants de l'école d'architecture se penchent sur la rénovation et le traitement paysager de cette cour de manière à ce que les détenus cessent d'y jeter des détritus et se « l'approprient ».215 Certains des locaux réservés à l'administration ont également connu le passage accéléré du temps et ont dû être rénovés en profondeur. Le gros des travaux qu'entreprend l'administration n'a ainsi pas forcément pour but de répondre aux multiples recommandations du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, certaines émises en urgence au Journal Officiel comme en 2015, mais bien plutôt de satisfaire des besoins toujours plus importants en terme de sécurité. Un an avant le rapport le plus accablant livré par le CGLPL 216, les miradors originaux, qui étaient l'objet de plaintes répétées de la part du personnel, avec notamment une protection solaire inadéquate et un fauteuil « en position sieste » cassé depuis des années, avaient été agrandis et le réseau de caméras de surveillance passait de 60 à plus de 260 pour un coût de plus d'un million d'euros. Les fenêtres blindées ont également été doublées. D'imposantes protections ont été dressées entre les habitations bordant la prison et le mur d'enceinte afin de mettre fin aux « parloirs sauvages » où détenus et proches communiquent de chaque côté du mur, et « colis » de drogue envoyés en cours de promenade. Toutes les rénovations qu'entreprend l'Administration Pénitentiaire, suivant ou non les recommandations du CGLPL, se montrent toutefois guère durables tant les lieux se dégradent vite. La prison cherche ainsi à s'établir contre un temps qui passe et qui certainement la dépasse. * 215Journal de terrain, 29 avril 2019 216Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, « Rapport de visite, Maison d'arrêt de Strasbourg », 13 avril 2015, http://www.cglpl.fr/wp-content/uploads/2017/06/Rapport-de-la-deuxi%C3%A8me-visite-de-la-maison-darr %C3%AAt-de-Strasbourg-Bas-Rhin.pdf
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Pour l'historienne Michelle Perrot, « le discours pénitentiaire […] se déploie comme s'il n'y avait personne en face de lui, sinon une table rase, sinon des gens à réformer et à rejeter ensuite dans le circuit de la production. En réalité, il y a un matériau – les détenus – qui résiste formidablement217 ». En Maison d'arrêt, le « matériau » humain se renouvelle rapidement, au bout de quelques mois seulement, tandis que les lieux demeurent et peinent à changer. Dans cette première partie, j'ai d'abord exposé la disposition de la prison, c'est-à-dire à la fois sa situation dans la ville, mais aussi sa fonction dans la cité. Suite à quoi, la disposition des lieux de la Maison d'arrêt, son architecture et le règlement qui l'accompagne, a pu être développée. Ces deux dispositions, la seconde continuant la première à une autre échelle relève d'une stratégie. Pour cette dernière, l'urbanisme et a fortiori l'architecture sont avant tout des techniques de pouvoir. Cependant, alors que la prison s'est constituée comme peine temporaire, le temps vécu par les détenus expose les difficultés pour la disposition des lieux de s'établir dans le temps et l'expérience des détenus. C'est d'abord l'architecture qui subit un vieillissement accéléré, des dégradations importantes. Du point de vue des détenus, une durée carcérale se substitue au temps de la peine. Cette durée est celle d'un temps vide de sens, mais aussi du développement de ruses et d'une mémoire218 carcérales. Les tactiques qui les manifestent contestent l'ordre institué. À cet égard, l'essentiel des innovations apportées à l'architecture l'ont été à des fins coercitives, tandis que la priorité pour les rénovations concernent d'abord les dispositifs sécuritaires de l'établissement. Malgré tout, les lieux sont pratiqués, les dispositifs et procédures occasionnellement déjoués. La disposition d'ensemble échoue à produire un espace disciplinaire où le pouvoir se diffuserait sans encombre entre les corps et les dispositifs. À la place, se dégage un espace carcéral composé autant par la stratégie, les lieux, dispositifs et procédures de l'Administration que par les ruses et les « coups » des détenus. Personnels, intervenants, visiteurs et détenus y entretiennent des rapports multiples, entre eux, mais aussi avec le règlement, les lieux et les dispositifs qui les entourent. C'est ce que je propose de voir comme des compositions carcérales, sur lesquelles portent la partie suivante.
217Michelle Perrot, in Michelle Perrot, Michel Foucault, Jean-Pierre Barou, entretien « L'oeil du pouvoir », Michel Foucault, Dits et écrits II, p.204 218Elle qui « se construit au contraire d'événements qui ne dépendent pas d'elle, liée à l'expectation qu'il va se produire ou qu'il doit se produire quelque chose d'étranger au présent. Bien loin d'être le reliquaire ou la poubelle du passé, elle vit de croire à des possibles et de les attendre, vigilante, à l'affût », Michel de Certeau, Ibid., p.131
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LIGNE D'ERRE JANMARI, Fernand Deligny, juillet 1973219
II. Compositions carcérales 219« Il est possible que cet enchevêtrement singulier, en apparence indéchiffrable, exprime mieux que n'importe quel récit non seulement la forme de vie des enfants muets, mais toute forme de vie », Giorgio Agamben, Homo sacer, IV, 2, p.317-318
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Cette seconde partie porte donc sur les compositions carcérales à la Maison d'arrêt. À travers elles, je chercherai à comprendre l'espace carcéral comme lieux pratiqués, saturés par toutes formes de rapports de pouvoir et de force. Je veillerai à explorer en priorité les « lieux de pouvoir » et « lieux théoriques » qui composent l'institution pénitentiaire : les lieux de travail de son personnel pénitentiaire. L'articulation de ces lieux en visent cependant d'autres, « lieux physiques où les forces sont réparties220 » : ce sont les lieux que composent les détenus et leurs proches. Enfin, je relèverai quelques compositions où aux rapports de pouvoir se substituent des rapports de force. 1. La composition est un concept que l'on retrouve aussi bien dans les sciences dites « dures » que dans les sciences humaines. La composition a par ailleurs longtemps été au cœur de tout processus artistique et architectural. Aujourd'hui, elle est même revendiquée par certains milieux militants. Il faut donc dans un premier temps en éclaircir l'appropriation et l'utilité. 2. La disposition des lieux de la prison nécessite le travail d'un nombre important de professionnels pour être effective. La diversité de ces derniers bouleverse toutefois le simple rapport détenu – surveillant. Si tous disposent d'un certain pouvoir et entretiennent une relation particulière avec les détenus, certains plus que d'autres produisent un savoir, et donc un pouvoir, sur eux. 3. Les lieux que disposent le pouvoir pénitentiaire et que rend effectif le personnel pénitentiaire sont pratiqués par les détenus, mais également leurs proches. Ces pratiques, contraintes et limitées, composent avec et parfois contre l'Administration. La vie en cellule et les visites au parloir, pour ceux qu'on visite, représentent probablement le cœur de toute expérience carcérale. 4. Le pouvoir pénitentiaire est en dernière analyse dans l'incapacité de contrôler l'ensemble des lieux et des individus de la prison, y compris ses propres agents. Sa surveillance admet en certains lieux son impuissance. Enfin, si les violences carcérales sont rares, elles n'en sont pas moins latentes et structurelles, et composent elles aussi l'espace carcéral de la Maison d'arrêt.
220« Les stratégies sont donc des actions qui, grâce au postulat d'un lieu de pouvoir (la propriété d'un propre), élaborent des lieux théoriques (systèmes et discours totalisants) capables d'articuler un ensemble de lieux physiques où les forces sont réparties. […] Elles privilégient donc les rapports de lieux. », Michel de Certeau, Ibid., p.62-63
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1. D'une composition à l'autre 1.1. De la composition architecturale La composition architecturale pénitentiaire C'est seulement au cours du XIXème siècle221 qu'apparaît, en France, « une nouvelle économie du projet222 » architectural, fondée sur ce que Jean-Nicolas-Louis Durand nomme la composition223. L'architecture s'autonomise, ses éléments viennent constituer un langage propre, et dès lors « ce dont il est question est la syntaxe, Durand se préoccupant plus des relations entre les éléments et les parties que des éléments et des parties en eux-mêmes 224 ». L'architecture se pense alors comme rapports entre ses éléments, à l'instar des compositions picturales ou sculpturales, et entre donc à l’École des Beaux-Arts où elle est désormais enseignée. Dans ce système, le prix de Rome, créé en 1720, assure aux élèves récompensés gloire et soutien matériel. Il récompense ainsi ce que l'Académie puis l’École des Beaux-Arts estiment produire de meilleur jusqu'à la seconde moitié du XXème siècle. Or, on retrouve parmi la liste des lauréats la majorité des concepteurs de prisons précédemment citées : Guillaume Abel Blouet obtient ainsi le prestigieux prix en 1821 (devant Henri Labrouste), l'année suivante c'est au tour d'Emile Gilbert. Gaston Castel ne reçoit que le second prix en 1913. Au lendemain de la Libération en 1946, c'est Guillaume Gillet qui l'obtient. Baltard, Blouet, Vaudremer et Le Bas sont par ailleurs d'influents patrons de l’École 225 des BeauxArts vers lesquels se pressent des aspirants architectes parfois venus de l'étranger. Si pour ces architectes participer à la conception d'une prison représente une manne d'argent et de renommée, c'est aussi une responsabilité civique qu'ils acceptent d'endosser, pensant dans le même esprit que les législateurs que l'espace peut soigner les délinquants de leurs vices. La prison est de plus l'occasion de pousser l'idée de composition rationnelle à son paroxysme, c'est le lieu où l'unité peut être totale : chaque pièce-cellule doit en effet correspondre à un corps-détenu. Il s'agit de 221Alors que l'idéal pénitentiaire prend des formes architecturales au tournant des XVIIIème et XIXème siècles, l'architecture en tant que discipline connaît d'importants bouleversements. La profession s'institutionnalise. Si l’État fonde une académie royale d'architecture dès 1671, avant même les grandes écoles d'ingénieurs lui permettant de s'assurer du contrôle par les infrastructures de son territoire, il se désintéresse longtemps de la formation et de la qualification des architectes. Ainsi peuvent se prétendre architectes des personnalités aux profils très variés dans la mesure où le titre n'exige aucun diplôme particulier : Jeremy Bentham est avant tout philosophe, Claude Nicolas Ledoux (qui propose une prison pour Aix-en-Provence en 1776) a reçu une formation de graveur, etc. 222Jacques Lucan, Composition, non-composition. Architecture et théories, XIX°-XX° siècles, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010, p.31 223Jean-Nicolas-Louis Durand, Marche à suivre dans la composition d'un projet quelconque, 1813 224Jacques Lucan, Ibid., p.49 225À ce sujet, voir Bruno Foucart, « Architecture carcérale et architectes fonctionnalistes en France au XIXème siècle », Revue de l'art, 1976
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donner chair et pierre à un pouvoir symbolique226. Chaque modèle, panoptique, « en peigne », radial, est d'ailleurs toujours accompagné de justifications criminologiques, parfois rédigées par les architectes eux-mêmes. La ressemblance intentionnelle que met en avant Claire Illi entre le projet pénitentiaire, spontané et indépendant de toute commande, de Théodore Charpentier en 1838 avec la représentation de l'Inferno de Dante est aussi frappante que révélatrice227. La pratique architecturale pénitentiaire contemporaine et sa théorie Avec la seconde moitié du XXème siècle, la composition comme ordre géométrique imposé à l'espace et aux corps – le détenu représenté dans sa cellule, la cellule représentée avec son détenu – ne suffit plus. La vaste majorité des prisons déjà construites se révèlent provoquer et aggraver le malheur humain plutôt qu'y remédier et l'architecte prend conscience de la réalité, minime, de son pouvoir à influer sur le vécu carcéral des détenus. Alors que l'invocation de l'ordre disparaît peu à peu au XXème siècle des revendications théoriques et esthétiques des architectes, de plus en plus parmi eux se détournent des projets de prison. La marge des architectes encore volontaires est pour le moins étroite : les contraintes sécuritaires mais aussi économiques limitent grandement les possibilités architecturales. C'est précisément à cette époque que Manfredo Tafuri revisite les Carceri de Piranese pour y déceler une « utopie négative ». Selon Jacques Lucan, « il lit dans les œuvres de Piranese le drame d'un temps qui a déjà quitté l'horizon de l'harmonie classique et de l'organicité de la forme, qui ne peut plus en appeler à un idéal de totalité228 ». Alors qu'en dehors des enceintes carcérales les principes compositionnels classiques et/ou rationnels modernes sont délaissés, ou du moins reconsidérés, que les projets se fondent sur d'autres approches et théories, l'architecture pénitentiaire peine à se redéfinir. Si la cellule conserve un rôle déterminant dans les plans, de nombreux autres éléments programmatiques font leur apparition. L'isolement cellulaire des détenus a fait long feu. Puisque la prison, comme édifice et institution, doit conduire à la réinsertion - terme désormais privilégié à l'amendement - des détenus dans l'espace social et physique extérieur, alors elle doit en adopter certaines dispositions. « Il faut penser la cité dans la prison d'abord et la prison dans la cité ensuite 229 », telle est pour Grégory Salle la 226« les espaces architecturaux, dont les injonctions muettes s'adressent directement au corps, obtenant de lui […] la révérence, le respect qui naît de l'éloignement ou, mieux, de l'être-loin […] sont sans doute les composantes les plus importantes, en raison même de leur invisibilité, […] de la symbolique du pouvoir » Pierre Bourdieu (dir.), Ibid., p.256 227Claire Illi, « Le projet pénitentiaire de Théodore Charpentier », Criminocorpus, 7 novembre 2014, https://journals.openedition.org/criminocorpus/2840 228Jacques Lucan, Ibid., p.526 229Grégory Salle, « De la prison dans la ville à la prison-ville. Métamorphoses et contradictions d'une assimilation », Politix, 2012/1, n°97, https://www.cairn.info/revue-politix-2012-1-page-75.htm#no49
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formulation qui résume les intentions en terme d'architecture pénitentiaire au tournant des années 1970. En plus des programmes économiques (atelier), religieux (aumônerie), parfois scolaires (école) et médicaux (infirmerie) présents depuis ses débuts en prison, se rajoutent désormais des éléments nouveaux. L'écologie, ou du moins des traitements paysagers, fait son apparition dans les projets de prison230. L'évacuation et le traitement des déchets est devenue un enjeu organisationnel231. On installe de nouveaux équipements sportifs, des salles de spectacle, des ateliers socio-culturels, etc. L'architecture pénitentiaire se tourne vers l'urbanisme, au point d'en emprunter les termes232. Les projets considérés comme les plus innovants sont d'ailleurs aujourd'hui ceux qui se constituent sur un mode campus ou village. Néanmoins, toutes ces évolutions accompagnent un renforcement sécuritaire plus qu'elles ne le contre-balancent : tous les nouveaux espaces réalisés sont autant de lieux qui visent in fine à contrôler et diviser la population détenue, à éviter qu'elle ne se regroupe et ne commence à représenter une menace233. Le soin des ambiances, avec des matériaux « naturels », la lumière du jour et des couleurs chaleureuses, est aujourd'hui l'un des grands axes de réflexion de l'architecture pénitentiaire française, comme a pu me le confier la directrice de la Maison d'arrêt de Strasbourg. Mais là aussi, les nécessités sécuritaires et économiques priment : beaucoup de matériaux peuvent servir de combustible ou d'armes par destination, d'autres, comme la pierre pourtant autrefois incontournable, sont automatiquement exclus à cause de leur coût de mise en œuvre. Pour Olivier Milhaud, l'architecture pénitentiaire « n'est pas isolée des grands mouvements architecturaux ». En effet, « du XVIIIème siècle, elle semble retenir l'idée de distribution fonctionnelle des espaces, du XIXème siècle l'importance de la composition d'ensemble qui doit être la plus lisible possible, du XXème siècle et de l'architecture moderne » la rationalité constructive et le traitement « des jeux de lumière, et enfin de l'architecture post-moderne peut-être ces allusions répétitives à la ville, déconnectées de leur réalité234 ». Si l'architecture pénitentiaire peine à fonder sa pratique sur une théorie applicable, c'est que l'architecte d'une prison, quoiqu'il en dise, est avant tout le technicien du pouvoir de punir. 230À ce sujet Gilles Clément, « Prison et jardin », Lignes, 1996/1, n°27, https://www.cairn.info/revue-lignes0-1996-1page-110.htm 231À Strasbourg, un ancien directeur adjoint a ainsi introduit des composts dans le glacis de la Maison d'arrêt. 232On peut d'ailleurs relever que l'un des architectes de la Maison d'arrêt de Strasbourg, Jean Dick, avait auparavant été à la tête du service d'urbanisme de la ville de Strasbourg pendant plus d'une dizaine d'années. 233À l'inverse de certaines prisons espagnoles, américaines ou scandinaves comme celles de Halden en Norvège, achevée en 2010 par HLM Arkitektur et Erik Møller Arkitekter, ou de Storstrøm en 2017 par C. F. Møller au Danemark, les prisons françaises privilégient la minimisation du risque aux dépens des lieux publics et espaces partagés. Malgré les prétendus emprunts à l'urbanisme, les « rues » et « places publiques » des Maisons d'arrêt d'Epinal, Brest ou Lille-Séquedin par exemple demeurent des espaces seulement destinés à la circulation et sont constamment étroitement surveillés depuis des postes protégés. 234Olivier Milhaud, Ibid., p.162
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1.2. Aux compositions carcérales Les Prisonniers volontaires et Pelican Bay En architecture, « les hommes sont conçus avant les murs, mais seuls les murs sont réalisés235 ». L'architecte essaye d'anticiper les compositions qui vont avoir lieu dans son projet. À ce titre, un projet en particulier, conçu dix ans avant que le concours de la Maison d'arrêt de Strasbourg, mérite d'être évoqué pour avoir mis en avant l'importance de ces compositions. Rem Koolhaas, dans son projet de fin d'études à l'Architectural Association de Londres en 1972, imagine une prison particulière, peuplée de « voluntary prisoners, ecstasic in the freedom of their architectural confines236 ». Cette prison inversée, au cœur de Londres en ruines, suit une topologie du plaisir, le long d'un « Strip », passant par une « Reception area », une « Central area », un « Ceremonial square », un « Park of the four elements », un « Square of the arts », des « Baths » et un « Park of aggression237 ». Un « Institute of biological transactions » se charge quant à lui d'enregistrer « the archives-records of all vital facts, developments, and life incidents of past and present Prisoners238 ». Pour Koolhaas, « this statistical treasure, linked to the most imaginative computers, produces not only instant biographies of the dead in seconds, but also premature biographies of the living […], [It is] used here as essential instruments for plotting a course and planning the future239 ». Les « Prisoners » disposent enfin de petits « Allotments240 » où se reposer. Le projet de Koolhaas est celui de lieux quasi-totalitaires où « Time has been suppressed241 ». Koolhaas veut en effet en finir avec le temps de l'ennui, des ruses, des vices et de la ruine. 235Christian Demonchy, 8 décembre 2018 236Rem Koolhaas, Elias Zenghelis, Madelen Vreisendorp, Zoé Zenghelis, Exodus, or the voluntary prisoners of architecture, AA School of Architecture, Londres, 1972, l'ensemble du texte, les dessins et les collages du projet sont disponibles sur le site du Funambulist, https://thefunambulist.net/architectural-projects/great-speculations-integraltext-of-exodus-by-rem-koolhaas-elia-zenghelis-madelon-vreisendorp-and-zoe-zenghelis, « des prisonniers volontaires, extatiques dans les limites de l'architecture » 237« In this recreational area, rudimentary structures were erected to correct and channel aggressive desires into creative confrontations », Ibid., « dans cette zone de divertissement, des structures rudimentaires ont été érigées pour corriger et canaliser les désirs agressifs vers des confrontations créatives » 238« Les dossiers archivés de tous les faits vitaux, développements et accidents de la vie des Prisonniers passés et présents », Ibid. 239« Ce trésor statistique, connecté aux ordinateurs les plus créatifs, ne produit pas seulement des biographies instantanées des morts, mais aussi des biographies prévisionnelles des vivants […] il s'agit d'un instrument essentiel pour planifier le futur », Ibid. 240« On a shamelessly subliminal level this simple architecture succeeds in its secret ambition to instill gratitude and contentment », Ibid., « à un niveau subliminal assumé, cette simple architecture mène à bien sa secrète ambition d'instiller la gratitude et le contentement » 241« Papers are baned, radios mysteriously out-of-order, the whole concept of “news” ridiculed by the patient devotion with which the plots are plowed ; the surfaces are scrubbed, polished, and embellished […]. Nothing ever happens here, yet the air is heavy with exhilaration », Ibid., « Les journaux sont interdits, les radios mystérieusement horsservice, tout le concept de “nouvelles” est ridiculisé par le dévouement avec lequel les parcelles sont labourées, les surfaces brossées, polies, embellies […] Rien n'arrive jamais ici, pourtant l'air est chargé d'euphorie ».
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Là, la composition architecturale porte d'abord sur la relation entre les êtres humains entre eux, mais aussi surtout avec les dispositifs. Corps et dispositifs se retrouvent liés dans une suite de lieux particulière. L'événement et l'incident sont exclus de la vie humaine, qui peut désormais se reposer sur la topologie proposée par l'architecture. La progression entre les lieux n'est pas contrainte, mais encouragée, et repose sur le volontariat des Prisonniers. La transgression de certains lieux est permise, voire organisée : elle fait partie de la composition d'ensemble. Rem Koolhaas, comme souvent, déploie dans ce projet certainement autant d'idéalisme que de cynisme. On pourrait avec profit mettre en parallèle la description que Zygmunt Bauman fait de la prison californienne de Pelican Bay, ouverte en 1989, que j'ai déjà introduite au milieu de la première partie de cette recherche, avec le projet de Rem Koolhaas. À priori l'une et l'autre constitueraient les extrémités de ce que peut être un espace carcéral. Si la prison californienne est une architecture pénitentiaire, elle n'a cependant rien de disciplinaire ; le projet de Koolhaas au contraire n'est pas destiné à punir les délinquants mais discipline néanmoins les corps. Dans le premier cas, les lieux et les dispositifs ne visent qu'à contenir l'individu, l'isoler du monde et se désintéressent du reste, les contacts humains sont réduits au strict minimum. Dans le second, ils visent à le distraire et l'instruire, le développer et veiller sur lui, les rapports humains y sont exaltés. Plus que les lieux242, ce sont les compositions carcérales possibles ou obligatoires qui différencient les deux prisons évoquées ici, ainsi que toutes les autres. Le monde carcéral et ses compositions Si une disposition établit des lieux, les compositions tendent à établir des milieux. La tique de Uexküll ne fait pas autre chose que composer avec son environnement pour composer son milieu243. Ce dernier est à penser comme « un ensemble de prises avec lesquelles nous sommes en prise244 ». Dans le cadre de compositions carcérales et de milieu carcéral, ces prises prennent un sens tout particulier. Elles s'apparentent en effet aux dispositifs de Foucault et Agamben et dirigent les processus de subjectivation de l'individu245. L'environnement carcéral est d'ailleurs surtout composé de ces prises sur les corps. La composition d'un milieu, même carcéral, compte autant sur la disposition d'objets et de sujets que sur les rapports qu'ils entretiennent. Ces rapports ne sont pas nécessairement conflictuels. Le cum- de la coopération et de la 242Les « Allotments », si ils sont luxueux, ne sont guère plus grands que les cellules (3 par 2,4 mètres) de Pelican Bay. 243« un milieu se manifeste par des ressources, des contraintes, des risques, des agréments », Augustin Berque, Médiance, de milieux en paysages, Géographiques Reclus, Montpellier, 1998, p.103, « si le lieu est là où il y a quelque chose, le milieu est ce sans quoi il ne peut y avoir quelque chose. » 244Ibid., p.97 245Qu'Augustin Berque nomme « trajection », Ibid., p.48
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composition décrit aussi bien l'assemblage des dispositifs modifiant les subjectivités que la participation même des détenus à l'exercice du pouvoir. De fait, le désir est certainement un affect bien plus puissant que la peur pour gouverner les corps. C'est pourquoi l'Administration cherche à inciter les détenus à des compositions pénitentiaires246. Mais ces compositions se révèlent rares. La plupart des détenus ne comptent que sur les compositions carcérales et ses ruses pour supporter la vie en prison. Certains, moins nombreux, composent d'abord avec « un lieu imprenable247 », un refuge pour le possible. Cela peut être contempler les photos et souvenirs de l'extérieur, mais aussi se tourner vers la spiritualité et la religion ou même tomber dans la drogue. Pour certains anthropologues et philosophes248, un monde se compose grâce à l'association active des êtres humains avec le reste du vivant et du non-vivant. Dans certains milieux militants, la composition est une manière de parvenir au rassemblement de divers « composantes » et intérêts249. Les compositions carcérales que je cherche à déceler sont de toutes évidences bien différentes de ces compositions. Elles ne composent pas un monde commun, mais un monde carcéral qui n'appartient à personne. Elles ne représentent pas une lutte qui s'organise, comme cela a pu toutefois être le cas au début des années 70 avec le Groupe d'Information Prison, mais l'exercice d'un pouvoir institutionnel et des ruses individuelles. Approcher la prison, celle de la Maison d'arrêt de Strasbourg parmi toutes les autres, comme milieu ou monde composé, c'est-à-dire à la fois comme produit d'un projet architectural et politique, de stratégies et de tactiques faisant jouer corps et dispositifs dans des lieux et des temps particuliers, mais aussi comme réalités sensibles vécues par des personnes. Tel est l'enjeu de la suite de cette étude. Je poursuivrai donc en abordant les compositions carcérales mais professionnelles des agents 246Elle rappelle alors les pratiques religieuses de retraite, à l'image de la compositio loci des Exercices spirituels, « la construction du lieu pourra être d'imaginer que nous voyions notre âme enfermée dans ce corps corruptible comme dans une prison, et l'homme lui-même exilé dans cette vallée de misère au milieu d'animaux sans raison », Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Seuil, Paris, 1982 [1548], p.69, cité par Bertrand Westphal, Ibid. 247Organisé contre le milieu « socio-économique » et « polémologique », c'est « un espace autre qui coexiste avec celui d'une expérience sans illusion », Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t.1, p.34, Giorgio Agamben parlerait quant à lui d'un topos outopos. 248C'est ainsi l'un des enjeux de l’œuvre de Philippe Descola qui s'oppose à la distinction entre nature et culture. Pour Bruno Latour, « Il n'y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, 2011/2, n°45, https://www.cairn.info/revue-multitudes-2011-2-page-38.htm Sans doute ces penseurs n'ont pas envisagé les compositions qu'ils évoquent dans l'espace carcéral. Les compositions carcérales mettent certainement en porte à faux toutes les bonnes intentions de la théorie des milieux, des mondes et de leur composition. 249Je pense ici à la composition mise en avant par le collectif Mauvaise troupe à propos de la ZAD de Notre-Damedes-Landes : « ce qu’on appelle la “composition”, le jeu entre les composantes, est rendu possible par ce jeu au sein des composantes, donc par ce qui fait que ce ne sont pas tout à fait des composantes, au sens strict d’unités élémentaires. C’est en ce sens que les liens qui tiennent le mouvement ne sont pas un pur mariage de raison, un calcul d’intérêts ou le résultat d’une absolue nécessité », https://mauvaisetroupe.org/spip.php?rubrique79 , Kristin Ross a à plusieurs reprises approfondi cette approche dans différentes publications anglophones, « The long 1960s and “the wind from the west” », Crisis and critique, 2018/2, vol.5, http://crisiscritique.org/nov2018/ross.pdf
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de l'Administration et plus généralement de ceux qui travaillent en prison. En effet, si les détenus ne passent que quelques mois consécutifs en prison, le personnel lui y passe souvent plusieurs années. C'est sans doute eux qui connaissent le mieux les lieux et y ont le plus de pouvoir.
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2. Compositions professionnelles 2.1. Administrer la peine Surveiller. Le travail pénitentiaire « Depuis qu'on enferme des gens, […] on en charge d'autres de les surveiller 250 ». Le surveillant pénitentiaire, le « maton » (de l'argot mater), et autrefois le gardien et le geôlier, souffrent certainement d'une image peu favorable, malgré, ou peut-être à cause, de la longue histoire du métier et d'une institutionnalisation compliquée. Pour Everett C. Hughes 251, dans toute société il faut que les « honnêtes gens » délèguent les tâches ingrates, le « sale boulot », à d'autres pour s'assurer de leur honorabilité. L'administration des prisons est rattachée lors de sa création en 1795 au Ministère de l'Intérieur. Ce n'est qu'en 1911 qu'elle change de portefeuille et se retrouve sous la tutelle du Ministère de la Justice. C'est d'ailleurs à ce moment que le gardien devient « surveillant ». Depuis, la profession s'est construite à partir d'une formation obligatoire au sein l’École Nationale de l'Administration Pénitentiaire d'Agen. Le surveillant de prison, contrairement aux autres fonctionnaires du Ministère de la Justice, dispose d'un uniforme bleu marine. Les seuls surveillants à disposer d'armes sont ceux assurant certaines missions, telles que la garde des miradors ou les extractions judiciaires, depuis et vers le tribunal. Les surveillants sont également organisés selon une hiérarchie de grades : surveillant, premier surveillant, major, lieutenant, capitaine et commandant. Depuis quelques années, un groupe de surveillants parade aux côtés des militaires et des gendarmes en armes et uniformes d’apparat lors du traditionnel défilé du 14 juillet. L'institutionnalisation du travail de surveillant pénitentiaire s'est enfin doublé de la constitution d'une certaine culture professionnelle. La reconnaissance symbolique et économique de la profession demeure un enjeu de luttes entre les syndicats, leur ministère de tutelle et la société en général. Certains demandent à être reconnus comme de véritables « gardiens de la paix », à l'image des fonctionnaires de la police nationale. Comme le souligne Didier Fassin252, les aspirants surveillants possédant un baccalauréat tentent souvent de passer de concert les concours pour la police et celui de l'administration 250Philippe Combessie, Sociologie de la prison, p.46 251Everett C. Hughes, « Good people and dirty work », Social Problems, vol.10, n°1, 1962, p.3-11, cité par Didier Fassin, Ibid., p.283 252Didier Fassin, Ibid., p.289-295
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pénitentiaire, sur laquelle ils se reportent lorsque leur ambition première est déçue. Dans les statuts de la fonction publique, les policiers, titulaires au moins d'un baccalauréat, sont en catégorie B, tandis que les surveillants, premiers surveillants et majors sont eux en catégorie C. La reconnaissance symbolique et les salaires sont notamment indexés sur ces catégories. Dans les faits, le travail de surveillant pénitentiaire n'a que peu à voir avec celui de policier : « les uns [les policiers, notamment de la Brigade Anti Criminalité] ont l'expérience de l'ennui et de l'imprévu et les autres [les surveillants] de l'affairement et de la routine. La pression institutionnelle tend à favoriser le désordre dans le premier cas et vise à maintenir l'ordre dans le second ». Si pour la police le délit, surtout flagrant, témoigne d'une activité, d'une efficacité, l'incident en prison est « un problème qu'on déplore253 ». Or, comme le relève un détenu rencontré par Didier Fassin, « y en a ici qui qui auraient voulu être flics. Mais ils n'ont pas réussi, alors ils sont devenus surveillants. Et ils se comportent comme des flics254 ». Le travail pénitentiaire a fait l'objet d'une grande attention sociologique au cours des années 1990 et au début des années 2000 255. Mais le travail de surveillant pénitentiaire, et ses conditions d'exercice, ont beaucoup évolué depuis. Les interventions de retour à l'ordre en détention, autrefois dévolues à la Gendarmerie Nationale, sont ainsi assurées par des surveillants spécialement formés au sein des ERIS (Équipes Régionales d'Intervention et de Sécurité) depuis 2003. En 2017 est créée une Cellule Interrégionale de Renseignement Pénitentiaire (CIRP). Cette dernière est destinée à centraliser les informations recueillies sur les personnes mises sous écrou, en prison et en milieu ouvert, notamment ceux « particulièrement surveillés ». Si sa création est nouvelle, l'Administration pénitentiaire a toutefois de longue date réussi à se ménager des réseaux d'information au sein des bâtiments de détention. . Définir exactement ce qu'est et doit être un surveillant de prison se révèle toujours compliqué et probablement la réponse dépendrait de l'individu à qui on la pose. Certains se comparent à des travailleurs sociaux, quand d'autres se revendiquent pleinement comme membres des forces de l'ordre. Certains entretiennent des rapports respectueux avec les détenus 256 quand d'autres ne cachent pas leur mépris. Il y a de toute évidence plusieurs manières d'être surveillant 253Ibid., p.293-294 254Ibid., p.315 255Antoinette Chauvenet, Françoise Orlic, Georges Benguigui, Le monde des surveillants de prison, Presses Universitaires de France, Paris, 1994, 227p. ; Christian Carlier, Les surveillants au parloir, Editions de l'Atelier, Paris, 1996, 191p. ; Laurence Cirba, Philippe Mazuet, Chercher à dire, analyse de propos du personnel pénitentiaire sur des recherches les concernant, DAP, Paris, 1996 ; Dominique Lhuilier, Nadia Aymard, L'univers pénitentiaire, du côté des surveillants de prison, Desclée de Brouwer, Paris, 1997, 290p. ; Gérard de Coninck, La formation des surveillants de prison : mission impossible ?, L'Harmattan, Paris, 2001, 314p. ; Jean-Charles Froment, Les surveillants de prison, L'Harmattan, Paris, 2003, 84p. 256François Ruffin, Daniel Mermet, « Le maton sympa », Là-bas si j'y suis, 8 février 2005, https://la-bas.org/la-basmagazine/les-archives-radiophoniques/2004-05/fevrier-86/le-maton-sympa
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pénitentiaire. Jean Genet a très bien relevé cette aporie dans sa pièce Haute surveillance, où le gardien tente de défendre sa position et la complexité de son travail face aux trois détenus qui se moquent de lui depuis leur cellule : « Vous ne savez pas ce qu'il faut voir, endurer pour être gardien de prison. Vous ne savez pas qu'il faut être juste le contraire des voyous. Je dis bien : juste le contraire. Et il faut être encore le contraire de leur ami. Je ne dis pas leur ennemi. Réfléchissez257 » L'organisation du travail pénitentiaire à la Maison d'arrêt de Strasbourg À la maison d'arrêt de Strasbourg, sur les 300 salariés de l'Administration Pénitentiaire environ 260 sont des surveillants. Comme dans de nombreuses autres prisons, ainsi que dans les forces de police, les personnes originaires du Nord de la France, région largement désindustrialisée, sont surreprésentées dans les effectifs. Après leurs concours, beaucoup sont contraints de déménager dans des établissements pénitentiaires installés en dehors de la région. À Strasbourg, beaucoup refusent de s'installer dans la commune, ou même dans l'agglomération, et préfèrent résider plus près du Nord, quelque part entre les Vosges et l'Alsace. Beaucoup en profitent pour venir par covoiturage à la maison d'arrêt.. La direction de l'établissement, qui change régulièrement au bout de quelques années, dispose quant à elle de logements de fonction à proximité, qu'elle occupe aussi symboliquement, pour assurer la présence de l'autorité. Les surveillants eux préfèrent souvent marquer une distance importante entre l'ensemble des espaces qu'ils fréquentent habituellement et la prison et ceux qui y vivent. La peur de croiser un ancien détenu ou ses proches fait partie intégrante des stratégies d'habitation des surveillants pénitentiaires. La violence en détention, toujours possible, est l'un des caractères déterminants du milieu professionnel des surveillants pénitentiaires. En témoignent les nombreuses affaires d'agressions, de prises d'otage en détention qui parviennent sur les écrans et les journaux hors des prisons. Les surveillants, à travers notamment leurs syndicats, demandent donc régulièrement des moyens supplémentaires, aussi bien en termes d'effectifs que de dispositifs. Constatant l'armement du maintien de l'ordre à l'extérieur, que ce soit les nouvelles protections défensives ou les « armes de neutralisation temporaire », en théorie non létales, le corps des surveillants a depuis longtemps fait part de son désir de disposer également de tels équipements et d'être formé à de nouvelles techniques et procédures de défense à même de garantir sa sécurité. La création des ERIS a 257Jean Genet, Haute surveillance, Gallimard, Paris, 2010 [1949], p.76-77
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notamment été un moyen de rassurer la profession, en l'armant et l'équipant à la manière du GIGN (Groupe d'Intervention de la Gendarmerie Nationale) ou du SWAT (Special Weapons and Tactics) américain. En circulant dans la zone administrative lors d'une visite de terrain, j'ai pu surprendre sur un tableau d'affichage à destination des surveillants un tract pour des cours d'auto-défense. À côté était accroché un petit prospectus de lutte contre l'alcoolisme en milieu professionnel. Ces deux éléments témoignent à leur manière, banalement mis à côté du planning des menus de la semaine, de la diversité des violences possibles et de leur caractère ordinaire. Depuis déjà quelques années, l'administration pénitentiaire connaît des mouvements sociaux de personnel importants. Ce qui a longtemps été une institution parmi les plus discrètes de l’État est désormais aussi sujette aux crises sociales qui secouent la société. Les blocages (la grève n'est en effet pas autorisée telle quelle) des surveillants pénitentiaires perturbent ainsi régulièrement le fonctionnement des établissements, comme cela a été le cas à l'automne 2017, à l'hiver 2018 ou au printemps 2019258. Les agressions en détention ou les évasions sont souvent l'occasion pour les syndicats de surveillants d'attirer l'attention médiatique sur leurs revendications. Parmi ces « corps intermédiaires », encore très présents en prison, on relève la présence de deux syndicats principaux : le Syndicat National Pénitentiaire – Force Ouvrière (SNP-FO), aujourd'hui majoritaire, et l'Union Fédérale Autonome Pénitentiaire – Union Nationale des Syndicats Autonomes (UFAP-UNSA) se partagent la vaste majorité des adhérents, loin devant la Confédération Générale du Travail (CGT) Pénitentiaire ou le Syndicat National des Surveillants (SNS). S'ils existent, les syndicats de cadres pénitentiaires demeurent néanmoins beaucoup moins puissants, notamment en termes d'effectifs et de capacité de mobilisation que les syndicats de surveillants. Au début de ma recherche, j'ai tenté d'entrer en contact avec certains des syndicats, sans succès. Ces derniers protestaient alors vigoureusement devant les portes de dizaines de prisons, dont celles de la Maison d'arrêt de l'Elsau à Strasbourg259. Plusieurs dizaines de pneus en caoutchouc avaient alors servi à bloquer la grande porte destinée aux véhicules. Plusieurs panneaux disposés bien en vue, portant des messages tels que « Sauvez-nous avant qu'il ne soit trop tard !!! », « Notre quotidien : insultes, agressions, tuberculose, punaises, cafards, souris, et non-reconnaissance » ou encore « Ne prenez plus les matons pour des cons ! » et « les belles promesses c'est bien, les réaliser c'est mieux ! ». Un brasero alimenté de cagettes et de branches ramassées, des sacs poubelles renversés devant la porte piétons 258Jean-Charles Froment, entretien avec Jean-Baptiste Jacquin, « Prisons : “Les gardiens sont à la recherche d'une identité professionnelle” », Le Monde, 25 janvier 2018, https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/01/25/prisonles-surveillants-sont-a-la-recherche-d-une-identite-professionnelle_5247078_3224.html 259« Prisons : blocage de la maison d'arrêt de Strasbourg », Agence France Presse, 18 janvier 2018
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concluaient la scène. L'enjeu de ces grèves est souvent la revalorisation de la profession, passer de la catégorie C à la catégorie B de la fonction publique, et le renforcement des dispositifs sécuritaires. Il semble néanmoins que d'importantes dissensions idéologiques et stratégiques existent entre la CGT pénitentiaire, l'UFAP-UNSA et FO 260, jugée plus « jusqu'au-boutiste », les uns accusant même les autres de « terrorisme syndical » à la Maison d'arrêt de Strasbourg suite à la destruction d'un panneau syndical261. Conseiller. Le travail social pénitentiaire L'administration compte également divers postes, de direction et de cadre, d'économistes, de greffiers, rattachés aux établissements pénitentiaires. En 1999, suite à la fusion des Comités de Probation et d'Assistance aux Libérés (CPAL) et des Services Sociaux Educatifs (SSE), un nouveau service unique est créé sous l'appellation de SPIP pour Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation. Ce dernier est rattaché à la Direction de l'Administration Pénitentiaire mais s'organise sur une base départementale, avec deux antennes dans le Bas-Rhin. Celle de Strasbourg dispose d'une équipe d'environ 8 conseillers, d'une assistante de service sociale, d'un psychologue, de deux personnels administratifs et d'une coordinatrice culturelle. Tous les membres de ce service, comme les surveillants, ont suivi une formation à l'ENAP d'Agen après un premier cycle d'études, en général en droit. Cependant, contrairement aux surveillants (à l'exception des gradés), les conseillers pénitentiaires de la Maison d'arrêt disposent de bureaux au sein du siège de la Direction Interrégionale juste à côté, véritable « marqueur social262 » autant que spatial. Le service de Strasbourg s'occupe d'environ 3000 personnes, dont plus des deux tiers en « milieu ouvert », c'est-à-dire à l'extérieur des lieux de détention. Il s'agit de personnes dites sous main de justice prévenues, mises en examen ou condamnées mais pas à de la prison ferme. En « milieu fermé », à la maison d'arrêt, un conseiller accompagne de 80 à 115 détenus simultanément, rendant sa tâche souvent impossible. Trois missions principales lui incombent : être « le relais entre la personne incarcérée et sa famille263 », « limiter les effets désocialisants » de la prison en aidant à la 260Des autocollants de ce syndicat peuvent être vus bien en évidence au-dessus de l'entrée du bâtiment administratif de la Maison d'arrêt de Strasbourg. 261« Lundi 12 novembre, le panneau syndical UFAP a été vandalisé. Tous les documents affichés ont disparu. La destruction et la dégradation de biens ont été constatées par la police, une plainte a été déposée. Personne ne pourra nous empêcher de penser que cet acte crapuleux est lié au tract affiché dans ce même panneau 3 jours plus tôt ! Cet écrit intitulé “Harcèlement” relate l’ambiance délétère qui règne sur la M.A. de Strasbourg », tract syndical de la Maison d'arrêt de Strasbourg, 13 novembre 2018, https://www.ufap.fr/terrorisme-syndical-a-la-m-a-de-strasbourg/ 262Yasmine Bouagga, Humaniser la peine ? Enquête en maison d'arrêt, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015, p.133 263Entretien, 5 mars 2019
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réinsertion du détenu et enfin participer avec le juge d'application des peines (JAP) à la décision judiciaire qui statue sur le déroulé des peines, permettant ou non les permissions, les remises de peine supplémentaires (RPS), les aménagements de peine, le passage au centre de semi-liberté de Souffelweyersheim, les placements sous surveillance électronique (PSE), les libérations conditionnelles ou les placements en extérieur dans des structures non carcérales. Il doit donc être l'interlocuteur autant des acteurs de la peine – détenu et avocats, surveillants et même médecins – que des acteurs potentiels de la réinsertion du détenu qui sont principalement des associations (SIAO, CIMADE, CRESUS, etc), des institutions publiques (Pôle Emploi, Mission Locale, CAF, etc) voire directement des entreprises. C'est également le SPIP qui recrute les Visiteurs de prison, bénévoles soutenant les détenus à travers leurs démarches administratives, leur courrier ou simplement en les écoutant. Le travail en détention du conseiller, reposant sur des entretiens avec les détenus, se trouve néanmoins compliqué par les conditions même de détention. L'« identification des facteurs de risques et de protection » est grandement limitée par le « turn-over constant » des peines de quelques mois ou semaines et la surpopulation carcérale. C'est aussi une objectivation supplémentaire des personnes détenues, une fouille dans leur histoire personnelle et une anticipation de leurs actions, avec la constitution d'un dossier particulier qui peut accélérer ou ralentir leur libération. Pour Didier Fassin, « tandis que les surveillants développent un savoir basé sur l'observation quotidienne des détenus, les conseillers construisent le leur à partir de quelques entretiens » afin de dessiner « une perspective biographique264 ». Le travail de surveillant porte sur un surveillé comme celui du conseiller sur un conseillé. Les deux professions dépendant de l'Administration pénitentiaire, le surveillé et le conseillé sont cependant toujours ramenés à leur condition de détenu. Toutefois, le détenu entretient des rapports différents avec chacun des nombreux professionnels ne dépendant pas de l'institution mais exerçant en prison. Ainsi l'aumônier échange avec des fidèles, le médecin avec des patients, l'enseignant avec des élèves, etc. Si ces relations peuvent représenter des échappatoires, elles sont aussi, à leur manière, des rapports de pouvoir et participent donc à la composition de la vie carcérale. *
264Didier Fassin, Ibid., p.519
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2.2. Travailler en prison L'aumônier et le fidèle En prison, les détenus sont libres « d'exercer le culte de leurs choix, selon les conditions adaptées à l'organisation des lieux265 ». La possibilité religieuse et spirituelle de constituer un « lieu imprenable » est certainement aussi important pour les détenus, afin de symboliquement échapper à leur condition, de pouvoir être avant tout des fidèles et non plus seulement des délinquants, que pour l'Administration dans sa gestion de la population incarcérée266. Si chaque prison est censée disposer d'un espace de culte, force est de constater que ce dernier fait souvent défaut, parfois même dans les prisons récentes. Aux aumôneries autrefois uniquement chrétiennes se sont progressivement rajoutées des aumôneries israélite, assurée par le rabbin de la synagogue, musulmane et bouddhiste, toutes présentes à Strasbourg. À l'échelle nationale, sept cultes sont ainsi reconnus par l’État. On compte ainsi 695 aumôniers catholiques (dont une grande majorité de laïcs), 347 protestants, 224 musulmans, mais aussi 170 témoins de Jéhovah et 19 bouddhistes. De fait, l'aumônier tient un rôle à part en détention. Des offices collectifs peuvent parfois être menés et des rencontres avoir lieu plusieurs fois par semaine. Le culte est avec la pratique sportive l'une des activités les plus faciles à obtenir. L'aumônier est aussi la seule personne pouvant visiter les détenus dans leur cellule en dehors du contrôle de l'Administration. Il est à la fois précieux pour les détenus, dont certains parfois athées trouvent dans les espaces de discussion organisés un peu de tranquillité et de chaleur, et pour l'Administration pénitentiaire qui redoute plus que tout la radicalisation des détenus et cherche à s'appuyer sur un véritable imam pour contrôler les conversions et les passions. Un aumônier est souvent appelé par des fidèles d'autres religions, ravis d'avoir quelqu'un avec qui parler de spiritualité. L'aumônier bouddhiste de Strasbourg est ainsi demandé par « des personnes d'autre confession (par exemple des musulmans) mais aussi des personnes ayant des convictions
265Article 26 de la loi pénitentiaire de 2009, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do? cidTexte=JORFTEXT000021312171&categorieLien=id 266Ainsi selon Abdel-Hafed Benotman, « l’administration pénitentiaire a favorisé l’islamisation parce qu’elle pacifiait la prison. Des imams autoproclamés qui étaient quand même de petits caïds ont commencé à expliquer aux plus jeunes que s’ils étaient en prison, c’est que Dieu l’avait voulu. On n’était plus sur le terrain social. Ce n’était pas parce que vous étiez au chômage ou que vous preniez de la drogue ! C’était Dieu. Une fois que les jeunes l’avaient intégré, ni le juge, ni le surveillant, ni le ministre de la justice, ni l’État n’étaient plus des ennemis. En fait, l’administration pénitentiaire à fait jouer l’islamisation contre l’extrême gauche carcérale. J’ai été stigmatisé, ainsi que d’autres mecs, qui considéraient également la “case prison” comme une pure gestion de la misère sociale », entretien avec Patricia Osganian, « Prison et écriture : haute surveillance », Mouvements, 26 février 2015, http://mouvements.info/prison-et-ecriture-haute-surveillance-entretien-avec-abdel-hafed-benotman/
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marginales (chamanisme) ou sans aumônerie (des alévis par exemple) 267 ». Un ancien détenu en Centre de détention m'a confié avoir assidûment fréquenté les offices catholiques et les cercles de discussion qui les suivaient, non par dévotion mais pour retrouver un environnement chaleureux et animer ses semaines. Considérant l'importance de la foi et de la religion pour beaucoup de détenus, l'opportunité pour pacifier la prison, mais aussi pour contrôler un phénomène de radicalisation surexposé dans les médias, l’Administration se charge de rémunérer les aumôniers sur l'ensemble du territoire, et cherche également à mieux contrôler leur formation, notamment celle des imams sunnites. Le médecin et le patient Pour la sœur dominicaine Anne Lécu, par ailleurs philosophe et médecin à la Maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, « la prison n'est pas un lieu de soin, mais un lieu où l'on soigne 268 ». Les médecins, dentistes, psychologues, psychiatres et infirmiers sont en effet des acteurs incontournables de la vie carcérale. Si au contact de la foi et de l'aumônier le détenu est un fidèle, avec la médecine et ses professionnels le détenu est un patient269. Des infirmeries, dépendantes de l'administration, existaient depuis longtemps en détention, mais en 1994 sont créés des Unités de Consultation de Soin Ambulatoire (UCSA) rattachées à l'hôpital local et au Ministère de la Santé plutôt qu'à l'Administration. Certains établissements, à l'instar de la Maison d'arrêt de Strasbourg, disposent également d'un Service Médico-Psychologique Régional (SMPR) destiné à accueillir des détenus souffrant de troubles psychiatriques importants. La punition et la réinsertion des détenus, premières missions de l'Administration pénitentiaire, semblent désormais devoir s'accompagner de la nécessité de les soigner. La population incarcérée, largement issue des classes défavorisées et marginalisées de la société, souffre de nombreuses pathologies caractéristiques, telles que les rages de dents, les maladies cardiovasculaires, les troubles psychiques, les infections ou encore d'addictions. Ces pathologies sont souvent accentuées voire produites par l'expérience carcérale elle-même. De fait, la pauvreté et la marginalité des détenus à leur arrivée, souvent étroitement liées, tendent à décupler les effets destructeurs de l'incarcération. Si les corps pâtissent de la détention, les esprits peuvent aussi en souffrir. La dépression, phénomène qui n'est pas endémique à la prison, y est particulièrement 267Delphine Payen-Fourment, « Pratique des cultes dans le quotidien carcéral », Observatoire International des Prisons, 12 juillet 2015, https://oip.org/analyse/pratique-des-cultes-dans-le-quotidien-carceral/ 268Anne Lécu, « La prison, un lieu de soin ? », PSN, 2013/1, vol.11, p.7-23, https://www.cairn.info/revue-psn-2013-1page-7.htm 269Le mot n'est pas anodin en prison, tant il faut parfois attendre de longues périodes avant de pouvoir y consulter un médecin.
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présente. Le rapport entre conditions de détention et conditions de santé, a fortiori psychiques, a longtemps été ignoré du grand public, avant que la docteure Véronique Vasseur ne publie un ouvrage retentissant en 2001270, rapidement suivi de deux rapports parlementaires accablants. Elle y révèle la part considérable de personnes souffrant de troubles psychiatriques à la prison parisienne de la Santé, mais également dans l'ensemble des établissements pénitentiaires. Le médecin jouit de fait donc d'un certain pouvoir symbolique à l'intérieur comme à l'extérieur de la prison. De plus, sa mission diffère de celle de l'Administration, et il peut donc prendre position contre ce qu'il observe en détention. En 2009, c'est ainsi la psychiatre Christiane de Beaurepaire qui dénonce la logique économique qui soutient la surreprésentation des troubles psychiatriques en détention : « 80 euros le prix de journée en prison contre 600 à l'hôpital. À ce prix-là, on rêverait, au ministère de la santé, d'emprisonner les cardiaques, les infectés, les diabétiques, les vieux271 ». Bien qu'il existe « des tensions et des conflits importants entre les différents groupes professionnels inscrits dans l'espace pénitentiaire272 », le pouvoir des professionnels de santé est autant exercé au nom des détenus qu'au nom de la société, et donc indirectement contre les détenus. Ainsi pour Camille Lancelevée, la surreprésentation des troubles psychiatriques tient aussi à la volonté des experts psychiatres de « plaider en faveur d'une responsabilisation pénale » des malades mentaux lors du procès. Anne Lécu souligne ainsi, à la suite de Paul Ricoeur, que « le médecin oscille toujours entre un pôle tortionnaire et un pôle résistant273 ». Des médicaments, tels que le Tercian, le Valium ou le Subutex, que le médecin prescrit peuvent certes être nécessaires au traitement des maladies et des douleurs, mais ils nourrissent aussi les trafics et facilitent jusqu'aux suicides. Leur distribution est donc étroitement surveillée. L'administration se repose sur l'autorité du médecin et son expertise pour mettre en place des traitements particuliers, tels que l'isolement disciplinaire ou un traitement de prévention du suicide, il siège ainsi dans les commissions disciplinaires. Il consigne également des informations sur les détenus dans les dossiers de l'Administration. L'idée même d'un véritable secret médical en prison semble d'ailleurs déplacée : des caméras de sécurité connectées au réseau de surveillance de la Maison d'arrêt de Strasbourg sont installées jusque dans l'unité de soin où les patients consultent les médecins. La médecine en prison est un véritable pharmakon, à la fois remède et poison. 270Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Librairie générale française, Paris, 2001, 215p. 271Christiane de Beaurepaire, entretien avec Alain Salles, « Non-lieu. Un psychiatre en prison : soigner derrière les barreaux », Le Monde, 18 février 2009, https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/02/18/non-lieu-un-psychiatre-enprison-soigner-derriere-les-barreaux_1157087_3260.html 272Camille Lancelevée, « Quand la prison prend soin : enquête sur les pratiques professionnelles de santé mentale en milieu carcéral en France et en Allemagne », Regards, 2017/1, n°51, p.245-255, https://www.cairn.info/revueregards-2017-1-page-245.htm 273Anne Lécu, Ibid.
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L'enseignant et l'élève « La prison, c'est l'école du crime ». C'est du moins ce qu'énonce l'un des lieux communs les plus courants sur l'institution. Qu'elle soit du crime ou non, l'école implique un rapport dialectique, entre un professeur (ou enseignant, au sens large du terme) et un élève. L'un dispose du savoir valable, l'autre non. L'éducation des individus a ainsi toujours été l'un des principaux prétextes à la prison. Au milieu des années 1990, le ministère de l’Éducation nationale et ses fonctionnaires commencent à occuper de locaux au sein des établissements pénitentiaires : ce sont les Unités Pédagogiques Régionales (UPR) qui rayonnent en Unités Locales d'Enseignement (ULE) avec l'ambition de s'adresser à chacun, quelque soit son niveau scolaire et sa peine. L'enseignement étant obligatoire pour les mineurs jusqu'à l'âge de seize ans, les plus jeunes des quartiers de détention pour mineurs sont obligés de suivre des cours. Un enseignant professionnel avec qui j'ai pu m'entretenir propose ainsi des cours de peinture portant sur la rénovation de cellules que les élèves peuvent demander à occuper par la suite. Les détenus adultes sont libres ou non de suivre des cours. La raison principale d'y participer est bien souvent plus la nécessité de sortir de cellule, d'occuper le temps vide, que l'envie d'apprendre. Les classes comptent de petits effectifs, mais les locaux et moyens mis à disposition n'ont souvent rien à voir avec ceux d'un établissement scolaire classique. La population carcérale se caractérise par plusieurs phénomènes qui disqualifient socialement beaucoup de détenus. L'illettrisme est important, de nombreux détenus ne sont pas français, tandis que la grande majorité de ceux qui le sont n'a pas pu achever voire même commencer son éducation secondaire. Les deux cours les plus prisés sont à cet égard les cours de Français Langue Etrangère (FLE) et les cours d'informatique, qui à bien des égards est aussi une langue. Toutefois, si certains détenus ont suivi des études jusqu'au doctorat lors de leur peine, la durée moyenne des détentions en Maison d'arrêt, de l'ordre de quelques mois seulement à Strasbourg, conduit souvent les rares détenus qui cherchent à se former à opter pour des qualifications professionnelles type Certificat d'Aptitude Professionnelle (CAP) ou Brevet d’Étude Professionnelle (BEP). En plus des fonctionnaires du Ministère de l’Éducation Nationale, l'Administration pénitentiaire fait régulièrement appel à des associations et des individus pour animer des ateliers, aussi ben artistiques, que socio-culturels ou sportifs en détention. À cet égard, les établissements pénitentiaires situés près des grands centres urbains permettent de faire venir davantage d'intervenants que leurs équivalents ruraux.
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L'Administration pénitentiaire et ses responsables locaux font preuve d'une certaine imagination pour monter ces ateliers. Des activités très différentes d'une prison à l'autre sont alors proposées par des personnalités comme le « philosophe forain » Alain Guyard274 ou le cuisinier étoilé Thierry Marx, mais aussi parfois d'anciens détenus, comme Mouloud Mansouri et son association Fu-jo qui organise concerts de rap et ateliers dans des prisons du Sud de la France. La Maison d'arrêt de Strasbourg est un cas exemplaire de cette ouverture à des intervenants extérieurs. En 2008, c'est la poétesse Monique Maitté, ancienne sans-abri et militante de nombreuses causes qui s'est rendue durant plusieurs mois à la prison pour des ateliers avec des femmes détenues 275. Ce sont en premier lieu les associations dédiées à la création artistique comme Libre Objet (anciennement Objets Détenus), fondée par l'architecte et designer Pierre Vercey, Graine de cirque ou encore Parenthèse qui sont présentes. La prison dispose de sa propre chaîne de télévision, Planète MAS, produite par des détenus encadrés par des professionnels de l'audiovisuel. Des jeunes en service civique travaillent aussi auprès des détenus pour proposer des ateliers. Des professionnels, moniteurs ou éducateurs, encadrent aussi certaines pratiques sportives. La Maison d'arrêt de Strasbourg est enfin le premier établissement pénitentiaire français à avoir institué des ateliers de médiation animale, conduits par l'association Evi'dence. Quant au Génépi, il y a longtemps mené des ateliers, d'abord de type scolaires, avant d'entrer en conflit avec la direction locale suite à ce que l'association étudiante considère comme le non respect de certaines de ses « limites basses276 ». Après de nouvelles négociations locale et nationale à l'hiver 2018, ce refus d'intervenir a été répété mais sur la base d'un autre motif : l'Administration attend en effet des étudiants qu'ils conduisent des ateliers scolaires, comme ils l'ont fait de la naissance de l'association dans les années 1970 jusqu'aux années 2010, quand ces derniers entendent plutôt mettre en place des pratiques d'éducation populaire. L'Administration peut malgré tout faire preuve d'une certaine ouverture quant à la diversité des ateliers proposés. Beaucoup de ces ateliers et les individus qui les encadrent sont d'ailleurs 274Ce dernier a notamment romancé son expérience dans son roman La zonzon, Le Dilettante, Paris, 2011, 286p. Et coanimé l'émission de France Culture « La punition (¼) Peut-on philosopher en prison ? », Les chemins de la philosophie, Adèle Van Reeth, 20 mars 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-laphilosophie/la-punition-14-peut-philosopher-en-prison 275Geneviève Daune-Anglard, « Monique Maitté, la poésie pour survivre », L'Alsace, 24 décembre 2015, https://www.lalsace.fr/bas-rhin/2015/12/24/monique-maitte-la-poesie-pour-survivre Monique Maitté poste régulièrement des poèmes sur son blog : http://poesiesansdomicile.blogspot.com/ 276Ces dernières sont notamment : 1) absence de micros et caméras dans les salles d'atelier, 2) absence de personnel pénitentiaire lors des temps d'atelier, 3) possibilité que des femmes interviennent auprès d'hommes et inversement, 4) la participation à l'atelier ne doit pas conduire à la fouille, avant ou après, des détenus, 5) refus de se conformer à d'éventuelles enquêtes de moralité en commissariat, 6) refus d'établir des listes d'appel de participants. Il faut toutefois préciser que l'association s'est partiellement et localement désinvestie de l'intervention en détention avant même ces désaccords pour des raisons idéologiques.
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appréciés par les détenus. Certains et certaines sont ravis de croiser une personne du sexe opposé étrangère à l'Administration pénitentiaire dans un milieu qui refuse la mixité, ou quelqu'un de simplement étranger à la prison et à ses rapports de pouvoir omniprésents. D'autres s'y rendent par pur calcul, afin d'obtenir des remises de peine supplémentaires. Cependant, ces ateliers visent principalement à animer la triste répétition des jours et des semaines que connaissent les personnes détenues et à les placer dans des rapports de pouvoir plus subtils que ceux entretenus avec l'Administration. Le travailleur et le détenu Le travail des détenus est un élément constitutif de la plupart des grandes théories pénitentiaires du XVIIIème et du XIXème siècles. Si le travail de prisonniers a pu avoir une véritable fonction économique dans certains systèmes comme celui du Goulag soviétique, la mise au travail des détenus, obligatoire jusqu'en 1987, vise tout à fait autre chose. Le travail en détention se divise en deux catégories principales : celui en atelier et celui des « auxiliaires ». En dehors de rares ateliers où elle fait produire ses uniformes ou les meubles disponibles en détention, l'essentiel du travail en atelier est délégué à des entreprises privées, comme à un brasseur industriel qui fait boucher ses bouteilles à la Maison d'arrêt de Strasbourg, ou à une association comme Emmaüs qui confectionne des meubles au Centre de détention d'Oermingen. Les auxiliaires quant à eux participent aux travaux domestiques de l'établissement, entretenant les locaux, préparant et distribuant les repas, etc. En 2017, les détenus travaillant pour le compte d'entreprises privées, les plus nombreux, représentaient 13,3% de la population totale des personnes incarcérées. Leurs salaires sont versés à l'unité produite et n'excèdent pas quelques centaines d'euros. Les missions d'auxiliaire sont réparties en trois classes dont dépendent les paies, plafonnées entre 20 et 33% du SMIC. Le travail en détention n'est encadré par aucune réglementation. À ce titre, il s'écarte énormément des réglementations du Code du travail et fait depuis longtemps l'objet de vives critiques277. Pour Michel Foucault, « ce n'est pas comme activité de production qu'il est intrinsèquement utile, mais par les effets qu'il prend dans la mécanique humaine 278 », imposant ordre, précision et régularité aux mouvements des corps. Le travail permet aussi d'induire une distinction dans la 277Observatoire International des Prison – Section Française, « Travail en prison: la servitude organisée », 7 février 2018, https://oip.org/analyse/travail-en-prison-la-servitude-organisee/; « Le droit des travailleurs en prison est bafoué », Le Nouvel Observateur, 23 juin 2018, https://www.nouvelobs.com/justice/20180622.OBS8605/le-droitdes-travailleurs-en-prison-est-bafoue.html tribune signée par 300 universitaires 278Michel Foucault, Surveiller et punir, p.280
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population carcérale, entre bon détenu, travailleur prêt à se réinsérer, et mauvais détenu, oisif. Il permet à certains d'étendre leur aire de vie, de circuler plus ou moins librement en détention. La monnaie étant interdite en détention, le travailleur touche son pécule sous la forme d'un compte nominal qui lui permet de cantiner du tabac et des produits divers, mais aussi d'éventuellement payer les amendes et les réparations qui peuvent accompagner sa condamnation. Les auxiliaires qui distribuent les repas peuvent également devenir des passeurs d'objets entre les cellules. Le travail crée donc une véritable « distinction symbolique279 », que reconnaissent à la fois l'Administration et les détenus. Ainsi selon Didier Fassin « la prison contemporaine française met en avant la signification morale tout en minimisant la fonction économique280 ». Le travail est de fait l'un des facteurs les plus pris en compte par le Juge et la Commission d'Application des Peines qui statuent sur les remises et aménagements de peine. Bien avant la fin de son obligation en 1987, l'Administration ne pouvait déjà plus confier du travail à tous les détenus. Paradoxalement, ce qui était une obligation à la fois pour l'Administration et les détenus est progressivement devenu un remarquable moyen stratégique de gestion de la population carcérale. Si tous les détenus ne peuvent pas travailler, il faut opérer une sélection entre eux. S'il veut travailler, le détenu en Maison d'arrêt doit répondre à plusieurs conditions : ne pas s'être fait remarquer auparavant, avoir été condamné, et rester encore au moins plusieurs mois. Les détenus à l'origine de problèmes, envoyés au « mitard », les prévenus ou les condamnés à de courtes peines ne peuvent donc pas prétendre travailler. Les « indigents » qui n'ont pas de soutiens financiers à l'extérieur de la prison sont logiquement prioritaires, mais l'Administration essaye aussi régulièrement de mettre au travail les détenus les plus influents de la détention. Ils sont ainsi occupés durant la journée, redevables envers l'institution, et plus étroitement surveillés. Au moindre écart, le détenu peut se voir retirer son travail et retourner sur les longues listes d'attente. En Maison d'arrêt où il est le plus rare, le travail devient donc un véritable pouvoir pour l'Administration, qui compose ainsi habilement entre une offre de travail insuffisante et une demande trop importante. En prison, le pouvoir sur l'autre, surtout quand il s'agit d'un détenu, passe par la production de savoir, de textes – lieux de pouvoir par excellence – à son sujet. Exercer ou composer légalement avec le pouvoir institutionnel en milieu carcéral implique de pouvoir lire et produire des textes à caractère officiel. * 279Gilles Chantraine, Par-delà les murs, p.192 280Didier Fassin, Ibid., p.388
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2.3. L'« économie scripturaire281 » de la prison L'institution pénitentiaire et sa production du droit Si l'on veut comprendre la prison, il faut « envisager l'institution non pas seulement comme un lieu stabilisé, figé dans une architecture et dans des textes mais aussi comme un processus dynamique, produit par l'action de ceux qui y travaillent 282 ». Ce travail des personnels pénitentiaires, personnels de direction et surveillants, mais aussi conseillers pénitentiaires, médecins, psychologues, travailleurs sociaux, etc ne consiste pas principalement, comme on serait en droit de le croire, à simplement contenir les détenus, mais surtout à produire un droit local pour les uns et une information écrite continue pour les autres – témoignant dans les deux cas d'une autorité – dans un contexte bureaucratique toujours plus affirmé. L'administration dispose ainsi d'un réseau centralisé d'information – GENESIS283 – rassemblant de nombreuses informations sur les personnes détenues. Un système d'économie scripturaire, entendu comme « la production et la circulation des connaissances et des savoirs qui, basées sur des pratiques d’écriture liant les indicateurs de performance, les variables biologiques et les écritures comptables, redéfinissent les valeurs et les faits, et reconfigurent les relations sociales284 », prend ici tout son sens. Ainsi au règlement intérieur s'ajoutent, comme dans de nombreuses administrations privées et publiques, des notes de service, régulièrement revues. Pour Yasmine Bouagga, qui a mené une thèse sur la place du droit dans deux Maisons d'arrêt de la région parisienne, « le pouvoir de produire des notes de services indique […] une position d'autorité locale, au sein de l'établissement285 », quasi « souveraine286 », réservée aux personnels de direction. Le non-respect de ces normes locales conduit directement à des sanctions disciplinaires et des séjours au « mitard », le quartier disciplinaire. Les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) sont probablement ceux qui en prison écrivent le plus. Disposant de leurs propres bureaux, « leur emploi du temps est consacré pour l'essentiel à la réalisation d'écrits à destination du juge d'application des peines 287 ». D'après 281Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t.1, p.195 282Yasmine Bouagga, Ibid., p.16 283Gestion Nationale des personnes Écrouées pour le Suivi et la Sécurité 284Pierre-Marie David, « De la mesure au sens de la mesure. L'économie scripturaire du sida et de son traitement en République centrafricaine », Revue d'anthropologie des connaissances, 2016/2, vol.10, n°2, https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2016-2-page-245.htm?contenu=article 285Yasmine Bouagga, Ibid., p.75 286Ibid., p.107 287Ibid., p.134
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Yasmine Bouagga, les écrits des CPIP se répartissent en deux groupes identifiables : ceux produits par d'anciens travailleurs sociaux, s'appliquant à retracer la vie du détenu, et ceux des juristes de formation, dressant une liste concise de faits. C'est enfin aussi aux médecins, psychiatres, psychologues et éducateurs qu'il est souvent demandé des expertises sur les détenus. Ces professionnels sont donc également appelés à produire des rapports sur les détenus. Les surveillants sont également auteurs de textes clés pour comprendre l'organisation de la vie carcérale. Au cœur de la détention, c'est souvent eux qui peuvent témoigner des troubles qui s'y produisent. À ce titre, ils écrivent des Compte-Rendus d'Incident (CRI), parfois à charge contre un détenu ou un groupe, parfois non. Ces CRI, s'ils sont généralement ajoutés au dossier du détenu, accessibles à tous par le Cahier Électronique de Liaison (CEL) peuvent néanmoins être classés sans suite et n'aboutir sur rien. Toutefois, par la nécessité du rendement et l'habitude, la possibilité du « copier-coller » mais aussi la volonté de rigueur qu'impose le droit, « les pratiques d'écriture font l'objet d'un encadrement normatif grandissant » et reprennent régulièrement les mêmes modèles. Cela n'ôte rien à leur autorité, bien au contraire, car en prison « les mots ont une portée non pas seulement descriptive, mais performative ; ils sont producteurs de droit288 ». Enfin, le greffe, que Franz Kafka avait dissimulé dans le Procès dans tous les greniers de la ville, est en prison un personnage central et symbolique. C'est d'abord lui qui reçoit le détenu à son arrivée, pour la mise sous écrou, vérifiant son identité et classant son dossier pénal après une « procédure scripturale et anthropométrique289 ». Il est ensuite présent pour la majorité des commissions qui statuent sur les détentions et leurs aménagements et est chargé de communiquer aux détenus les décisions prises par ces dernières ainsi qu'aux différents services de l'établissement. Lire le droit sur les corps L'omniprésence de l'écriture dans l'organisation de la vie en prison par l'administration n'est pas anodine et témoigne de ses ambitions : « combinant le pouvoir d'accumuler le passé et celui de conformer à ses modèles l'altérité de l'univers 290 », l'écrit, la production scripturaire, assure un rôle clé dans la composition du pouvoir en prison. À l'instar de la machine de la Colonie pénitentiaire de Kafka, le droit s'imprime sur les corps 291, s'appuie sur eux. Si il a abandonné les supplices de l'Inquisition292 et de l'Ancien régime, c'est qu'il a trouvé de nouveaux moyens, plus subtils, de 288Ibid., p.145-146 289Ibid., p.47 290Michel de Certeau, Ibid., p.201 291« Il n'y a pas de droit qui ne s'écrive sur des corps », Ibid., p.206 292« la grande connaissance qui a recouvert les choses du monde et les a transcrites dans l'ordonnance d'un discours indéfini qui constate, décrit et établit les “faits” […] a sans doute son modèle opératoire dans l'Inquisition », Michel
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s'emparer et marquer les corps, de lier fermement à des lieux, des dispositifs et des procédures. Comme le souligne Yasmine Bouagga, « vivant dans la prison dont la bureaucratie les englobe, les détenus sont de fait “dans” le droit, ils doivent réaliser un certain nombre de démarches au quotidien […] qui les inscrivent dans le registre conformiste de la procédure 293 ». Si l'Administration pénitentiaire attend encore des détenus une conduite nouvelle, elle se refuse de plus en plus à les y contraindre. En ce sens, l'analyse maintenant classique de la prison comme institution purement disciplinaire s'émousse quelque peu, tant la prison a assimilée une partie de la critique qui lui a été adressée. La discipline est, depuis quelques années déjà, partiellement remplacée par des mesures incitatives telles que les réductions de peine supplémentaires ou les aménagements de peine. L'individualisation des peines, qui est en grande partie à l'origine de l'intense production scripturaire de la prison, consiste avant tout à connaître les détenus en vue d'adapter la loi à chacun afin de parvenir à obtenir d'eux, qu'ils se mobilisent, remboursent les parties civiles, suivent des formations, participent à des activités au sein de la détention, etc 294. Audelà de la peine et en direction de la mission de réinsertion qui lui a été confiée, l'Administration pénitentiaire et le juge d'application des peines doivent maintenir l'espoir chez le détenu que la société est prête à lui accorder une seconde chance en contrepartie d'une transformation de sa part. « Faire croire, c'est faire faire295 ». De fait, les individus détenus sont sommés de s'affairer, de demander des rendez-vous avec les conseillers pénitentiaires, avec les psychologues, de demander à être classés pour travailler, de participer à des activités socio-culturelles 296, etc. Toutes ces actions, toujours surveillées, sont l'occasion de productions écrites de la part des différentes instances de l'Administration pénitentiaire. Si il faut souligner l'entrée relative en prison du droit, et éventuellement considérer « la prison comme une institution non pas seulement totale, mais aussi légale297 », il faut aussi rappeler que la maîtrise, voire la jouissance de ce dernier est souvent réservée à une partie limitée de la population, bénéficiant de capitaux économique, culturel, social et symbolique élevés. La surreprésentation en détention de personnes issues des classes populaires, de personnes étrangères ne parlant parfois pas le français, ou de personnes issues de l'immigration, souvent justement dépourvues de ces capitaux, limite largement la prégnance même du droit qu'on prétend installer Foucault, Ibid., p.262 293Yasmine Bouagga, Ibid., p.170 294« un paradoxe dans une institution coercitive dont l'opération centrale consiste à limiter la capacité d'agir des individus », Ibid., p.131 295Michel de Certeau, Ibid., p.218 296La pratique d'activités sportives n'est guère valorisée car elle n'apparaît pas aux yeux des autorités pénitentiaires comme un véritable effort de réinsertion. 297Yasmine Bouagga, Ibid., p.180.
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dans les prisons. Si de rares détenus deviennent au cours de leur incarcération de véritables « Codes de procédure pénale ambulants298 », capables de mobiliser un important savoir juridique et de le montrer, beaucoup ne savent pas comment procéder pour faire valoir leurs droits régulièrement bafoués en détention. Le droit, comme tout texte, est un lieu produit et instrument d'un pouvoir, qui n'est partagé en espace que lorsqu'il peut être lu, compris et pratiqué en retour. S'approprier le droit et l'écrire S'ils veulent défendre leur conditions de détention ou leurs demandes diverses, les détenus doivent nécessairement en passer par l'écrit aussi. Alors que presque un quart des détenus ne savent pas correctement lire ou écrire le français299, cette obligation, tout comme le faible taux de diplômés300, est source de profondes inégalités parmi les détenus. Toutefois ces derniers s'organisent entre eux ou bénéficient du passage en détention d'écrivains publics pour formuler leurs diverses demandes, et « les gradés de détention sont ainsi les premiers destinataires des courriers des détenus301 ». Il existe aussi dans certaines Maisons d'arrêt des fiches prérédigées, avec seulement des cases et blancs à remplir. Le format est révélateur de ce qui est permis aux détenus. En effet, ces derniers ne peuvent cosigner une doléance ou une demande, et ne doivent toujours n'engager que leur propre personne dans leur requête. Faire autrement, c'est-à-dire réunir les plaintes de plusieurs détenus, risquerait de les exposer à des sanctions disciplinaires sous le motif vague de « mouvement collectif302 ». Les courriers des détenus, à destination des chefs de détention, de la direction de l'établissement, des conseillers pénitentiaires, des psychologues ou des médecins sont disposés à chaque étage dans des boîtes aux lettres. Ils doivent donc attendre, prendre leur mal en patience (parfois littéralement), qu'une réponse leur soit éventuellement adressée. Si la réponse est positive, il lui est accordé une audience avec l'interlocuteur qu'il a réclamé. La rencontre, parfois en tête-à-tête, parfois en cercle plus élargie, est toujours l'occasion de reproduire l'asymétrie des rapports sociaux entre Administration pénitentiaire et personnes détenues. C'est par un tel procédé, que l'écrit vient permettre et banaliser, que s'effectue ce que Corentin Durand nomme « l’atomisation des relations des prisonniers avec l’administration pénitentiaire 303 ». 298Ibid., p.181 29910% d'illettrisme, 20-25% de détenus étrangers. 300La moitié de la population carcérale ne dispose d'aucun diplôme. 301Yasmine Bouagga, Ibid., p.179 302Corentin Durand, « Espace carcéral et formats d'expression : des communications sous contraintes », Métropolitiques, 18 décembre 2017, https://www.metropolitiques.eu/Espace-carceral-et-formats-d-expression-descommunications-sous-contraintes.html 303Ibid., Corentin Durand est l'auteur d'une thèse en cours depuis 2013 à l'EHESS intitulée « Productions et traitements de doléance en milieu carcéral. Sociologie des interactions épistolaires entre prisonniers et autorités ».
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Cette importance de l'écrit, qui fait dire à des chercheurs que la prison est « le royaume de l'écrit304 » se comprend d'abord par la volonté de l'institution de se légitimer comme une institution légale, or, ce qui fonde et invalide en droit une action, c'est l'existence de preuves. L'entrée du droit en prison, la « juridicisation » de cette dernière, les premières condamnations de l'Administration pénitentiaire et de l’État par la Cour Européenne des Droits de l'Homme notamment, l'ont poussée à se garantir de toute part, à produire autant de traces écrites que nécessaires pour se protéger . * Les compositions professionnelles en prison, toujours fondées sur un rapport asymétrique entre détenu et surveillant, détenu et conseiller, fidèle et aumônier, patient et médecin, élève et enseignant, participant à un atelier et animateur, détenu travailleur et détenu oisif, ainsi que les dispositions particulières des lieux et des textes, qui elles aussi « atomisent » les rapports de pouvoir, constituent les premières prises avec lesquelles le détenu est sommé de composer. La partie suivante vise ainsi à saisir ces compositions contraintes, de la part du détenu mais pas uniquement, dans ces lieux de pouvoir que peuvent être l'identité objectivée, l'espace personnel qu'est censée être la cellule et le parloir où les proches partagent l'expérience carcérale.
304Corentin Durand, présentation « Rapports de pouvoir en prison », Journées Prison Justice du Génépi, Nanterre, 8 décembre 2018
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3. Compositions contraintes 3.1. L'espace personnel du détenu Habiter. Une composition personnelle Le concept de personne renvoie en premier lieu autant aux masques portés dans le théâtre grec qui permettaient aux acteurs de porter leur voix au loin qu'aux masques rituels étrusques 305. De manière analogue, la personnalité peut se penser comme jeu spatial, entre représentations et dissimulations. Ainsi, pour le philosophe polonais Georges-Hubert de Radkowski, alors qu'« une collectivité ethnique » peuple un « habitat-oekoumène », un individu, a fortiori à l'époque moderne et contemporaine, doit disposer d'une résidence pour devenir une personne : cet « habitat-centre » se comprend alors comme l'« espace dont l'homme provient socialement en tant que personne306 ». Un habitat se comprend, selon lui, en premier lieu comme tendant vers l'abri, puis comme lieu d'activités culturelles et économiques dites « domestiques307 » : « L'habitation est […] un antioekoumène ; non le lieu où l'homme vit mais le lieu à partir duquel il vit (“base stratégique” de ses mouvements vitaux, d'où il “rayonne” [...]). Toute habitation des “vivants” doit pouvoir assurer cette communication du dedans avec le dehors : l'ouverture - seuil, porte... - forme un élément constitutivement requis par le phénomène d'habitation.308 » L'étude de Pierre Mayol sous la direction de Michel de Certeau dans le quartier de la CroixRousse à Lyon est ici pleine de sens : pour lui en effet, au-dehors du domicile, « le quartier est l'espace d'un rapport à l'autre comme être social309 », en sortant de chez lui, l'individu devient ainsi « sujet public », obligé dans des relations de voisinage. L'habitat comme résidence ou domicile joue d'une certaine manière un rôle analogue à celui du masque antique : il couvre celui qui l'habite, le protège, l'habille, et lui permet d'asseoir sa place au sein de sa communauté. L'adresse, la rue, la ville jouent dès lors un rôle central dans la vie d'un individu : il suffit de voir les difficultés matérielles et administratives que rencontrent ceux qui en sont dépourvus, où le stigmate, le préjudice, que figure la domiciliation dans certains quartiers et certaines villes pour s'en rendre 305Sur la construction historique de l'idée de personne, voir Marcel Mauss, « Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” », Sociologie et anthropologie, p.333-364, On pourrait également ajouter qu'en hébreu, le visage, panim, est toujours pluriel. 306Georges-Hubert de Radkowski, Anthropologie de l'habiter, p.17 307Ibid., p.121 308Ibid., p.125 309Pierre Mayol, « Habiter », L'invention du quotidien, t.2, p.22
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compte. L'habitat participe à la construction de la personne, à sa reconnaissance comme sujet de droit. « C'est le seul lieu où la position de fait du sujet […] coïncide avec sa position de droit 310 ». Pouvoir s'approprier une portion d'espace, autant physique que social, en faire un lieu à soi, propre, apparaît comme une obligation pour qui veut trouver sa place dans la société contemporaine. Plus largement, la capacité à s'approprier l'espace urbain (entendue comme pratique continue) semble aujourd'hui étroitement liée à la capacité à participer à la vie politique311. La domestication de l'espace carcéral Pour Michel de Certeau, l'espace domestique, c'est « le territoire où se répètent de jour en jour les gestes élémentaires des “arts de faire” 312 », mais aussi le « territoire privé » où se love la personnalité de son occupant : « le jeu des exclusions et des préférences, l'arrangement du mobilier, le choix des matériaux, la gamme des formes et des couleurs, […] un livre ouvert un journal qui traîne, […] des cendriers, l'ordre et le désordre, le visible et l'invisible, l'harmonie et les discordances, l'austérité ou l'élégance, le soin ou la négligence […] et plus encore la manière d'organiser l'espace disponible, si exigu soit-il, et d'y distribuer les différentes fonctions journalières, […] tout compose déjà un “récit de vie” […]. Le regard averti y reconnaît pêle-mêle des bribes du “roman familial”, la trace d'une mise en scène destinée à donner de soi une certaine image, mais aussi l'aveu involontaire d'une manière plus intime de vivre et de rêver. Dans ce lieu propre, il flotte comme un parfum secret, qui parle du temps perdu, du temps qui ne reviendra jamais, qui parle aussi d'un autre temps à venir, un jour, peut-être313. » Certains détenus tentent de domestiquer leur cellule, le plus souvent avec les mêmes objets. Ceux qui le peuvent, parce qu'ils travaillent ou bénéficient de mandats de l'extérieur, louent un poste de télévision ou de radio, un lecteur DVD, un réfrigérateur et des plaques chauffantes. Il faut également ménager des coins où entreposer la nourriture et les biens cantinés, trouver une place pour la petite poubelle. Les murs de la cellule, qui collent presque aux corps, servent de supports à des photos de famille, des cartes postales, des posters et une infinité d'autres images. Lors d'un passage à la Maison d'arrêt de Strasbourg, j'ai pu voir un cas particulièrement exemplaire de domestication de l'espace carcéral : 310Georges-Hubert de Radkowski, Ibid., p.44 311Dans cette perspective, voir Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968, 164p. H. Lefebvre a notamment permis à G-H. de Radkowski d'intégrer l'Institut d'Urbanisme de Paris en 1967. 312Michel de Certeau, « Entre-deux », L'invention du quotidien, t.2, p.205 313Ibid., p.206
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Les murs sont quasiment entièrement recouverts de posters de foot, d'anciennes images exotiques, mais aussi de boîtes en plastique ou en carton, collées à même le mur avec du dentifrice. Ces dernières, servant visiblement de rangements, sont néanmoins trop réduites pour porter quoi que ce soit de vraiment lourd et sont quasiment toutes vides. Le coin sanitaire, tout comme la fenêtre, sont dissimulés derrière des rideaux artisanaux, déchirés à même des draps blancs. Audessus de la fenêtre dont les barreaux et le caillebotis n'apparaissent pas, deux moules en plastique en forme de cœur. La télévision est allumée, une émission de jeux est à l'antenne. Sur le côté, quelques DVD de films d'Audiard. La lampe de la cellule a été complétée d'un abat-jour en papier fait main, selon un modèle géométrique assez réussi. Sur l'étroite et unique table, une baguette de pain ouverte, des saucisses grésillent dans la poêle à côté.314 Plusieurs activités permettent ici de domestiquer l'espace : décoration, bricolage et cuisine notamment. Parmi elles, la cuisine est peut-être celle qui permet le plus de croire à un caractère domestique de la cellule. La cuisine comme activité domestique en détention a de fait une signification très forte. « Manger sert non seulement à entretenir la machinerie biologique du corps, mais à concrétiser un des modes de relation entre la personne et le monde, dessinant ainsi un de ses repères fondamentaux dans l'espace-temps315 ». Si la cuisson de saucisses à la poêle n'est pas forcément très complexe, des détenus parviennent, malgré le faible équipement et les autres multiples contraintes, à cuisiner gâteaux, plats traditionnels, voire même pour certains à distiller de l'alcool. Ces activités présentent le premier et grand avantage de prendre du temps et de l'énergie. Ensuite, alors que les proches ne peuvent envoyer de la nourriture que pour les fêtes, parvenir à cuisiner un plat traditionnel ou attaché à des moments vécus avant la prison peut être d'un grand soutien. Enfin, se constituer un régime316 alimentaire propre, c'est en quelque sorte refuser le chariot hermétiquement fermé, qui passe plusieurs fois par jour pour distribuer les plats de la cuisine de la prison. Cuisiner devient alors une reconquête momentanée d'autonomie du sujet. Les lieux de la dépersonnalisation L'attention portée aux conditions matérielles d'existence en détention peut se comprendre comme une volonté de préserver le statut symbolique des détenus et de les reconnaître comme des personnes à part entière. Des efforts notables sont effectués en ce sens avec par exemple l'installation de douches en cellule dans les nouvelles prisons construites depuis les vingt dernières années. Toutefois, ils ne sauraient pallier à l'aggravation des conditions de détention due à la surpopulation structurelle des établissements et au durcissement des dispositifs de surveillance et de 314Journal de terrain, 29 avril 2019 315Luce Giard, « Faire-la-cuisine », Ibid., p.259 316« Sur le plan du “régime”, vie biologique et vie politique entrent dans une relation d'indétermination », Giorgio Agamben, Homo sacer IV, 2, p.313
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sécurité. Quelque chose semble condamner toute innovation, toute rénovation du bâti, à ne pouvoir réellement améliorer les conditions de détention et à faire du détenu une personne à part entière. L'impossibilité pour les détenus d'accéder au monde extérieur317, disposer d'un lieu propre dont ils contrôleraient les ouvertures et fermetures est probablement l'une des raisons principales qui empêchent les détenus de réellement habiter l'espace carcéral. La majorité des biens auxquels ils ont accès est produit en série : meubles, linges, objets de toilette, cantine, etc. Si depuis déjà des années les détenus français n'ont plus à porter un uniforme, ils n'ont cependant pas le droit de porter des habits bleu-marine (couleur des uniformes de l'Administration pénitentiaire), à motif camouflage ou ceux pouvant offrir une trop grande protection contre les dispositifs d'enfermement, à l'instar d'une veste en cuir résistant aux fils barbelés. Le « quartier » de détention n'a rien à voir si ce n'est le nom avec le quartier urbain. Les habitants d'un quartier en ville partagent généralement des traits ethniques, socio-économiques, et parfois des affinités. Cependant, une certaine parité sexuelle, la présence d'enfants et de personnes âgées viennent caractériser la population d'un quartier urbain. Les quartiers de détention, eux, sont d'abord organisés selon l'objectivation opérée par l'administration pénitentiaire. La séparation des sexes et la division la plus visible. Suit celle des âges, avec des établissements et quartiers destinés spécialement aux détenus mineurs. À Strasbourg par exemple, où la Maison d'arrêt compte un quartier femmes ainsi qu'un quartier mineurs, l'administration tente autant que possible de regrouper les prévenus hommes entre eux, d'isoler les détenus « fragiles », condamnés pour affaires de mœurs notamment, mais aussi ceux souffrant de troubles psychiques, à un étage particulier. Un quartier pour détenus violents est également censé ouvrir prochainement. L'un des derniers lieux propres possibles est celui de l'intime, refuge318 absolu, or, en prison, l'intimité comme possibilité spatiale est un risque que l'administration pénitentiaire n'est pas facilement prête à courir. La surpopulation de certaines Maisons d'arrêt 319 oblige certains détenus à se contenter d'un seul matelas à même le sol et d'un rayon d'étagère. Les baraquements du Goulag sibérien où Ivan Denissovitch320 et les autres « zeks » dissimulent, dans leurs taies d'oreiller, des rations de pain et de tabac ne sont pas si loin. En Maison d'arrêt, contrairement aux cellules individuelles des établissements pour peine, les personnes détenues ne peuvent pas décorer à leur guise leur neuf mètres carrés : un poster sur un mur peut dissimuler un trou, la terre d'un pot de 317« la barrière interposée entre le reclus et le monde extérieur constitue la première amputation que subit la personnalité », Erving Goffman, Asiles, p.57 318Ibid., p.299, « personal territory » en version originale 319« Certains malades délimitent leur refuge avec leur couverture, et sans doute est-ce là l'espace minimal pour un domaine personnel », Ibid., p.301 320Alexandre Soljenitsyne, Une journée d'Ivan Denissovitch, Fayard, Paris, 2007 [1962]
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fleurs peut recouvrir beaucoup de choses, etc. Les détenus pouvant entreposer secrètement des objets et substances interdits dans leurs cellules – téléphones portables, armes, drogues, etc – les surveillants procèdent régulièrement à des fouilles de cellule, en général en l'absence de leur occupant. L’œilleton installé sur les portes des cellules permet à chaque instant aux surveillants de voir, sans être vu, à l'intérieur. Les détenus pouvant dissimuler ces mêmes objets et substances sur eux, les surveillants opèrent alors des fouilles plus ou moins prononcées des corps, allant de la simple palpation à la fouille à nu avec exploration des cavités corporelles. De fait, « l'administration dispose d'un droit de regard absolu sur cet ultime espace corporel 321 », qui devient l'un de ces nombreux lieux sur lesquels elle exerce son pouvoir, au détriment de la personne détenue alors dépossédée de son propre corps. Le terme de personne détenue peut à ce titre être compris comme enjeu de lutte pour les détenus et l'Administration322 et de compréhension pour la recherche323. « Dans la cellule c'est toi le désordre324 » Un détenu disposant d'une cellule individuelle dans un établissement neuf peut légitimement dire « j'ai jamais considéré ma cellule comme chez moi. Vous êtes chez vous quand vous choisissez le lieu où vous voulez être. Quand on vous l'impose, vous êtes pas chez vous325 ». De telles paroles peuvent se lire comme le symétrique de celles de Jean Genet, alors libre et errant à travers l'Europe, qui trouvant refuge dans un abri de fortune peut se dire « obsédé par l'idée de logis […], en pensée, j'embellissais celui que je venais de choisir326 ». Mais si Genet peut s'investir autant en pensée, le temps d'un soir, dans les ruines d'une guérite espagnole, c'est non pas tant parce qu'il a choisi précisément cet endroit que parce qu'il y jouit d'un lieu propre, où a priori personne ne pourra venir l'importuner et qu'il pourra quitter dès l'aube. Si des activités dites domestiques sont présentes dans une certaine mesure en prison, comme cuisiner, lire et écrire ou regarder la télévision, elles se trouvent toujours limitées et contraintes du fait de l'architecture même, de l'administration 321Olivier Milhaud, Ibid., p.194 322« Je fais une différence entre prisonnier et détenu. On détient un objet et on emprisonne une personne. Les politiques détestent que l'on utilise le mot prisonnier, ça leur rappelle trop franchement le prisonnier de guerre ou le prisonnier politique », Abdel-Hafed Benotman, entretien avec Patricia Osganian, Ibid. 323« On a préféré le terme de “prisonnier” à la formule administrative “personne détenue”, à la dénomination de “détenu”, plus courante dans le langage commun et en détention, ou à d’autres termes argotiques parfois utilisés dans des cercles militants. Ce champ lexical décline — de l’euphémisation administrative à la revendication d’une terminologie dépréciative — un espace de luttes. Le terme de “prisonnier” ou “prisonnière” renvoie ici au point de vue de l’observateur face à des hommes et des femmes enfermés en prison », Corentin Durand, « Un bureau derrière les barreaux. Travail relationnel et pouvoir discrétionnaire dans les audiences pénitentiaires », Sociologie du travail, 2018, vol. 60, n°3, https://journals.openedition.org/sdt/2599#ftn1 324Jean Genet, Haute surveillance, p.17 325OIbid., p.217, propos d'un détenu du Centre de Détention de Chauconin-Neufmontiers 326Jean Genet, Journal du voleur, p.89
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pénitentiaire et du règlement ou de la cohabitation forcée avec d'autres détenus. La solitude 327 et la proximité qu'est censé offrir la résidence de la personne dans son quartier et sa communauté est remplacée par l'isolement du reste de la société et la promiscuité des personnes obligées de partager des espaces confinés. Certains parviennent malgré tout à trouver leur place et à s'y sentir bien 328 ce qui met à mal le projet pénitentiaire de la prison et expose la dureté de la vie qui attend le condamné à l'extérieur. Mais cette installation, cette habitude à la prison signifie la perte du sentiment d'intimité : « En maison d'arrêt, on partageait la même cellule, donc on mettait un drap pour se protéger du regard des autres quand on se masturbait en même temps durant le même film [pornographique, à la télévision].329 » L'intimité, ou plutôt son impossibilité, est la clé du processus de dépersonnalisation que met en œuvre l'espace carcéral. On pourrait la représenter, selon Giorgio Agamben, comme « un dispositif circulaire par lequel, en contrôlant sélectivement l'accès à soi, l'individu se construit lui même comme le pré-supposé et le propriétaire de sa privacy330 » et se constitue ainsi comme sujet. La cohabitation forcée, mais aussi la surveillance potentielle constante, des codétenus comme des surveillants, empêchent toute réelle intimité, pourtant considérée comme fondamentale dans la construction de l'individualité contemporaine. L'infantilisation, voire la réification, sont alors douloureuses pour ceux qui les subissent. En témoigne la notion contemporaine et centrale du privé comme l'impératif de pudeur. « Le seul moyen de ne pas se sentir violé par la visite du chez-soi que chacun se reconstitue, c'est de ne rien posséder, et de se contenter des possessions immatérialisées dans les pensées331 ». Plus longue est la peine, plus profonde est la dépersonnalisation exercée par l'institution. Un détenu du Centre de détention de Caen l'exprime ainsi : « tous ceux qui ont quelques années derrière eux de prison, ils n'ont plus rien de personnel. […] On ne s'appartient plus,
327« La solitude est douce. Elle est amère. On croit que la tête doive s'y vider de tous les enregistrements passés, usure avant-courrière de purification, mais vous comprenez bien, en me lisant, qu'il n'en est rien », Jean Genet, NotreDame-des-Fleurs, Gallimard, Paris, 2018 [1948], p.174 328« Les bribes d'existence normale que 'établissement procure au reclus remplacent pour lui la totalité du monde extérieur et il se construit une existence stable et relativement satisfaite en cumulant toutes les satisfactions qu'il peut trouver dans l'institution », Erving Goffman, Ibid., p.107 329« Saul », détenu, dans Arnaud Gaillard, Sexualité et prison. Désert affectif et désir sous contrainte, Max Milo, Paris, 2009, p.131 L'article D.249-2 du Code de Procédure Pénale défend par ailleurs d'« imposer à la vue d'autrui des actes obscènes ou susceptibles d'offenser la pudeur » en détention. 330Giorgio Agamben, Ibid., p.142, sur la page précédente, le philosophe italien définit au préalable l'intimité comme « usage de soi en tant que relation à un inappropriable », p.141 331Arnaud Gaillard, Ibid., p.257
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on appartient à l'AP332 ». Aucun espace personnel n'est possible dans cette maison de verre333. La volonté disciplinaire et panoptique de l'institution, scrutant le comportement des détenus, semble surtout appelée à en relever tous les actes déviants, jugés dégradants et avilissants. La psychanalyse334 est peut-être ici indispensable pour saisir pleinement ce qui lie la nécessité d'un espace intime au maintien et développement de l'idée de personne chez l'individu. Sinon, « où fuir, où se réfugier ? Dans quels dehors pourrait-on fuir ? Dans quel asile pourrait-on se réfugier ? L'espace n'est qu'un horrible en dehors - en dedans335 », en prison plus qu'ailleurs. C'est à partir de cet espace à la fois personnel et dépersonnalisant que l'individu incarcéré tente de renouer des liens sociaux sous le regard de l'Administration. Or, à l'intérieur les relations s'établissent soit avec des membres du personnel, qui ne cessent jamais d'exercer un certain pouvoir, soit avec d'autres délinquants. Ceux qui jouissent de relations sociales peuvent cependant compter sur leurs proches pour les soutenir dans cette épreuve. Ces relations avec des proches à l'extérieur font de plus l'objet d'une certaine attention de la part de l'Administration336. *
332Alain, détenu, dans Gwénola Ricordeau, Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l'ombre des murs, Autrement, Paris, 2008, p.104 333André Breton, Nadja, 1928 334Pour des psychanalystes comme Jacques Lacan et surtout après lui Serge Tisseron en effet, le rapport intimité – extimité et sa maîtrise est indispensable à la construction de l'estime de soi. « De l'intimité librement exposée à l'intimité menacée », Vie sociale et traitements, 2007/1, n°93, https://www.cairn.info/article.php? ID_ARTICLE=VST_093_0074 335Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, p.196 336Les Règles Pénitentiaires Européennes, particulièrement celle stipulée par l'article 24, font ainsi du « contact » avec l'extérieur l'un des premiers facteurs de la réinsertion.
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3.2. Proches et absences Un « cinquième mur » Pour la publication tirée de son travail de thèse sur le sujet, la sociologue Gwénola Ricordeau a pu compter sur la plume de l'écrivain Abdel-Hafed Benotman pour la préface 337. L'auteur y évoque un « cinquième mur », séparant le détenu du monde social. Ce dernier, aussi physique que psychique, coupe les relations sociales des personnes détenues et les éloignent de leurs proches. La métaphore architecturale d'un « mur porteur et insoupçonné, rarement dénoncé sauf s'il coupe une ville en deux », est précieuse, particulièrement pour relever cette rupture des liens sociaux. Cependant, cette coupure n'est jamais vécu de la même manière par les détenus et leurs proches. Sa violence dépend de nombreux facteurs : nature du lien, durée de la peine, type du crime, antécédents, ressources financières, etc. Il faut néanmoins relever que la population incarcérée étant majoritairement issue de ce que Robert Castel nomme la classe des désaffiliés, beaucoup de détenus, parfois étrangers, n'ont souvent plus ou pas de proches pour venir les visiter et les soutenir. Une grande inégalité géographique se profile, car « un détenu incarcéré à proximité de son quartier retrouvera des amis en prison et recevra des visites 338 » tandis qu'un détenu transféré, ou n'habitant pas la région où il a été condamné se retrouve isolé. Les parents détenus voient par intermittence leurs enfants grandir. De nombreuses relations, amicales ou familiales survivent difficilement à une incarcération. « L'isolement carcéral se traduit généralement par une dégradation, notamment matérielle, des conditions de vie339 ». Le travail manquant en détention, les personnes détenues comptent souvent sur un soutien matériel, essentiellement financier, de la part de leurs proches, qui peuvent leur faire parvenir des mandats pouvant s'élever à plusieurs centaines d'euros pour les familles les plus fortunés, afin de cantiner et d'améliorer le quotidien en détention. Si leur situation financière ou celles de leurs proches ne leur permet pas de cantiner, l'Administration peut leur conférer le statut d'indigent : elles sont alors prioritaires pour l'emploi et reçoivent un pécule ne pouvant atteindre une cinquantaine d'euros par mois. En prison comme en-dehors, il vaut mieux être riche et bien entouré que pauvre et esseulé. S'ils pâtissent, en termes de conditions matérielle de vie de leur détention, ces désaffiliés « ont également une détention plus longue car à l'extérieur, ils bénéficient de moins de
337Abdel-Hafed Benotman, préface de Gwénola Ricordeau, Ibid., p.7-9 Cette chercheuse a la particularité d'avoir porté, lors de sa recherche de thèse, la double casquette de sociologue et de proche de détenu. 338Gilles Chantraine, Ibid., p.226 339Ibid., p.62
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libérations conditionnelles que les autres340 » qui supposent des soutiens sociaux et économiques : promesses d'hébergement, d'emploi, etc. Juges et coupables ? Selon Gwénola Ricordeau, « les proches reproduisent souvent le système de valeurs et de légitimation des délits ou crimes existant en détention 341 ». Les détenus attendent en effet souvent de la part d'un proche qu'il éprouve de la sympathie pour une situation vécue, qu'il accepte son innocence ou des circonstances atténuantes. « Les proches sont souvent les dernières personnes sur lesquelles le détenu a encore du pouvoir342 » et desquelles il peut attendre quelque chose. Cependant, la société attend d'eux qu'ils partagent la condamnation de la justice, qu'ils participent au contrôle social que la prison figure et qu'ils l'aident à faire admettre au détenu sa faute. De plus, l'absence des proches et l'ignorance, entrecoupée par les nouvelles qui lui parviennent, dans laquelle le détenu est plongé sont à l'origine d'une souffrance particulière, qui fait partie dans une certaine mesure de la peine infligée : « la vie continue à l'extérieur. Du haut de son temps vide, le détenu peut regarder, désarmé, les enfants grandir, la proximité affective se distendre, les copains se ranger et former une famille, partir en famille, etc 343 ». Les proches du détenu se retrouvent ainsi comme co-exécuteurs de la punition, souvent contre leur gré, bien qu'il arrive aussi qu'ils puissent en vouloir, avant la condamnation, au délinquant pour ses actes. Après avoir passé la soirée sur la Zad [Zone à Défendre] de Haren à Bruxelles, nous cherchons à rentrer sur Ixelles avec le dernier bus vers une heure du matin. À son passage, le bus [ligne 64 de la Société des Transports Intercommunaux de Bruxelles] est vide à l'exception du chauffeur et nous nous installons à l'avant. Nous entamons la conversation avec lui. Il finit par nous demander la raison de notre présence dans cette banlieue reculée. Nous lui racontons notre passage à la Zad et tentons d'exposer l'idéologie anti-carcérale qui en est à l'origine. Il nous rétorque : « Après chacun pense ce qu'il veut, tu vois, mais moi j'ai un frère qui a fait deux ans. [...] Ouais, à Saint-Gilles [l'une des deux prisons - mitoyennes - de Bruxelles]. On l'a soutenu et tout, mais il l'avait mérité. Pis ça l'a calmé un peu. »344 Dans son histoire de la prison, Michel Foucault relève aussi que « la prison fabrique indirectement des délinquants en faisant tomber dans la misère la famille du détenu 345 ». 340Ibid., p.242 341Gwénola Ricordeau, Ibid., p.57, d'après Gilles Chantraine cependant « le système de contraintes, l'infantilisation, l'aliénation, les punitions et, d'un autre côtés, les “vices” et combines de la vie quotidienne ne sont pas dignes d'être décrits », Ibid., p.231 342Ibid., p.71 343Gilles Chantraine, Ibid., p. 239 344Journal personnel, 23 mars 2019 345Michel Foucault, Ibid., p.312
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L'incarcération d'un de ses membres représente souvent une perte économique notable pour un ménage. La peine de prison est souvent liée à une amende ainsi qu'à des frais d'avocat qu'il faut rembourser. En plus de perdre son revenu, s'il travaille, les différentes allocations possibles comme le Revenu de Solidarité Active (RSA) sont également suspendues. Il devient également aussi une charge supplémentaire pour sa famille et ses proches qui doivent, au moins au début de son incarcération, lui faire parvenir de l'argent pour adoucir son quotidien. Elle doit également mobiliser des frais, parfois conséquents, pour venir lui rendre visite. Une enquête du Centre de Recherche pour l'Etude et l'Observation des Conditions de Vie (CREDOC) 346 sur le sujet est éclairante. Si la majorité des familles de détenues rencontrées par cette enquête estime que les conditions de détention sont correctes, elles sont 51% à reconnaître une détérioration de leur situation financière, 49% à avoir connu une dégradation de leurs relations sociales et de voisinage, 29% un délitement familial. De plus, 16% des rencontrés avaient dû changé de travail et 15% de domicile. Ce changement de résidence s'explique, d'après les auteurs, d'abord par un « sentiment de culpabilité ». Courrier, téléphone et internet. Composer des liens à l'extérieur Le maintien voire la construction des liens avec l'extérieur en prison prend différentes formes. Il y a d'abord des radios, des télévisions 347 et des journaux qui permettent de se tenir au courant des nouvelles. Quant aux familles, le Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation se charge, si le détenu le souhaite, d'avertir les proches de leur incarcération. Le courrier est la première forme d'échange à laquelle le détenu peut prétendre. Il est d'ailleurs souvent encouragé par l'Administration pénitentiaire qui remet enveloppes et timbres aux détenus les plus pauvres. Ces courriers présentent l'avantage de pouvoir être lus et relus ou de contenir des photos. De plus, les détenus spécialement durant les premiers temps de leur détention, sont particulièrement dépendants de possibles ressources financières envoyées par « mandat » par leurs proches. Si certains détenus écrivent de nombreuses lettres par semaine, ou parviennent en travaillant à envoyer de l'argent à leurs proches, beaucoup n'ont aucun contact avec l'extérieur, par souhait parfois mais aussi souvent par isolement348. Le courrier des détenus et celui qui leur parvient est contrôlé, toujours ouvert avant d'être remis et parfois lu par le vaguemestre, un surveillant pénitentiaire qui peut censurer des passages ou en interdire l'échange. Le courrier a longtemps été 346Patrick Dubéchot, Anne Fronteau, Pierre Le Quéau, « La prison bouleverse la vie des familles de détenus », CREDOC, n°143, mai 2000, Si l'enquête date maintenant de presque vingt ans, ses observations demeurent encore d'actualité : aucune politique publique n'a été depuis mise en place pour soutenir ces familles. 347« La télévision était l'ouverture vers le monde extérieur que la fenêtre de la cellule n'était plus », Didier Fassin, Ibid., p.228 348Une association, le Courrier de Bovet, propose des correspondants aux détenus qui en font la demande.
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l'unique moyen pour un détenu de contacter le monde extérieur et de rencontrer des femmes ou des hommes par les « petites annonces » de certains journaux. De plus, le courrier est également un moyen pour les détenus d'en appeler à des autorités extérieures à la prison, comme le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, l'Observatoire International des Prisons, ou plusieurs médias militants349. Les établissements pour peine, ainsi que certaines Maisons d'arrêt comme celle de Strasbourg, permettent également aux détenus condamnés de passer des appels téléphoniques. Ces derniers doivent être adressés à des numéros indiqués au préalable à l'Administration et l'échange est toujours écouté par un surveillant, mais aussi parfois par d'autres détenus : les cabines, sans cloison, sont en effet généralement situées en coursive ou en cour de promenade. De plus, le coût d'appel peut se révéler exorbitant. Un ancien détenu a ainsi évoqué la somme d'un euro par minute350. L'autorisation partielle du téléphone en détention est une stratégie déployée récemment par l'Administration pour tenter d'enrayer l'important trafic de portables351 qui a lieu en détention. Ces derniers, bien qu'illégaux, présentent en effet l'avantage du secret des correspondances et bien souvent d'une connexion à Internet. Le smartphone est également un moyen pour les détenus de retrouver une nouvelle extimité possible sur Internet et les réseaux sociaux. Le Génépi de Strasbourg a également a à plusieurs reprises reçu des messages de personnes en détention via ses adresses internet cette année. De nombreuses vidéos filmées par des détenus sont également postées sur Internet, dessus on y surprend des moments de la vie carcérale. Sur l'une d'entre elles, on pouvait voir (avant qu'elle ne soit récemment retirée) « Djoudjou » et « Balafré » échanger depuis le quartier A de la Maison d'arrêt de Strasbourg avec un détenu du Centre de détention d'Oermingen. L'Administration investit néanmoins beaucoup d'efforts (fouilles régulières des cellules) et de moyens (brouilleurs d'onde) afin de juguler ces nombreuses fuites. Ces téléphones, ainsi que la drogue et certains médicaments sont parfois envoyés en prison par « colis » lancés aveuglément depuis l'extérieur dans les cours de promenade, mais bien plus souvent introduits à l'intérieur lors des visites.
349Des radios émettent ainsi quelques émissions, comme l'Envolée qui dispose également d'un journal, à destination des détenus, lisant leurs lettres et faisant parvenir des nouvelles de leurs proches. Le journal et l'émission de radio diffusée sur Radio Libertaire ont été fondés par l'écrivain Abdel-Hafed Benotman. 350Entretien, 3 mars 2019 351« Le téléphone portable, objet illicite devenu anodin, a une vie propre au sein de la prison. Instrument de communication avec l'extérieur, il est aussi une source de prestige pour ceux qui en possèdent les modèles les plus performants […], d'enrichissement au bénéfice de ceux qui en assurent le trafic et de domination exercée sur ceux qui en assument les risques », Didier Fassin, Ibid., p.263
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Visites et parloirs. Composer des lieux à l'intérieur Les visites aux détenus font partie du quotidien de la prison. Des avocats visitent ainsi régulièrement leurs clients, notamment quand ces derniers n'ont pas encore été condamnés. Des bénévoles, membres de l'association des Visiteurs de prison, se chargent également de rendre visite aux détenus isolés qui le souhaitent. Des rencontres peuvent avoir lieu avec des membres du personnel pénitentiaire, notamment les conseillers d'insertion et de probation. Ce sont aussi des chercheurs qui demandent à s'entretenir avec des individus incarcérés. Toutefois, les visites qui importent le plus ce sont celles des proches. L'Administration, concevant le maintien des liens familiaux comme indispensables à la réinsertion, a donc permis à une vie familiale de trouver sa place en détention. Les quartiers de détention pour femmes leur permettent depuis longtemps de conserver leurs enfants auprès d'elles jusqu'à l'âge de 18 mois. Depuis 1974, les détenus ont également le droit de se marier en détention. Grâce aux « petites annonces » et sites de rencontre, certains parviennent même à trouver quelqu'un depuis la prison352. Le mariage de M. B. Lors de mon arrivée dans le bureau de la directrice de la Maison d'arrêt en compagnie de A., conseiller pénitentiaire, un sujet de conversation s'impose rapidement : le mariage le jour même d'un détenu, un certain Monsieur B. La directrice : « ça n'aurait tenu qu'à moi, ce mariage n'aurait pas eu lieu ! B. a encore eu l'audace d'arriver avec 25 minutes de retard, prenant son temps sous la douche. L'officier d'état civil a failli partir sans faire la cérémonie. […] Sa femme n'avait pas l'air maligne, ils vont s'entraîner vers le fond ces deux-là. Et L. qui leur a acheté un bouquet... » Plus tard en circulant entre les quartiers de détention, le sujet revient à plusieurs reprises avec des surveillants et d'autres professionnels. La directrice recommande à un surveillant d'écrire un compte-rendu à joindre au dossier de M. B.353 Les mariages à la Maison d'arrêt se déroulent dans la salle polyvalente, en présence d'un officier d'état civil et des témoins, qui peuvent être aussi bien des visiteurs, d'autres détenus que des membres du personnel pénitentiaire. Mais les détenus peuvent également obtenir des permissions de sortie pour des événements familiaux importants ; qu'ils soient prévus comme un mariage, ou imprévus comme le décès d'un proche, à condition que la nouvelle leur parvienne à temps. Il existent aussi des lieux possibles au sein de la prison où le détenu et ses proches peuvent prétendre reconquérir, l'espace d'un bref instant illusoire, un peu d'intimité : il s'agit des parloirs. Toutes les 352« Constituer un couple en détention revêt une importance pour l'image personnelle et vis-à-vis des codétenus, le lien apparaissant comme une “ressource” en détention », Gwenola Ricordeau, Ibid., p.116, « de l'application plus ou moins stricte du règlement dépendent notamment le parloir supplémentaire consécutif à la cérémonie, l'entrée du bouquet de fleurs de la mariée et la visite exceptionnelle accordée aux témoins », Ibid., p.121 353Journal de terrain, 29 avril 2019
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prisons françaises en sont pourvues : il s'agit de salles, privatives ou communes, où le détenu peut rencontrer ses proches selon des modalités précises. L'évolution de leur architecture témoigne d l'importance croissante qu'a pris le parloir dans la vie carcérale. L'Administration a longtemps privilégié des parloirs séparés par un dispositif vitré ou un muret, avant de mettre en place à partir de la fin du XXème siècle des parloirs sans séparation. C'est aux proches d'effectuer une demande de parloir, auprès du juge d'instruction si le détenu est encore seulement prévenu ou auprès de la direction de l'établissement si il est définitivement condamné. Certains qui n'ont pas pu obtenir de permis de visite ou qui veulent juste s'entretenir avec leur proche détenu peuvent également avoir recours aux « parloirs sauvages », qui consistent à interpeller leur proche depuis l'extérieur si ce dernier dispose d'une cellule bien située. Certains détenus préfèrent cependant que leurs proches ne leur rendent pas visite en prison, espérant ainsi ne pas les exposer au milieu carcéral. Il marque en effet l'entrée des proches, amis et famille, dans l'univers carcéral, et signifie donc leur soumission aux « vicissitudes354 » carcérales. En 2003, un reportage de l'émission les Pieds sur terre355 s'est penché sur l'expérience des parloirs de la Maison d'arrêt de Strasbourg aux côtés des proches dans la « Mezzanine », la salle d'attente des parloirs dont s'occupe Caritas. On y écoute notamment le témoignage de Raymonde, mère de détenu, éprise de remords, confier ses malheurs : « c'est pas facile, je vous le dis […] élever des enfants seule, c'est vraiment très très dur […] j'aurais dû faire plus pour eux ». Une autre mère anticipe le bruit incessant des portes qui s'ouvrent et se ferment, les violences conjugales qui éclatent dans les parloirs attenants sans que les surveillants n'interviennent, et le mépris de certains surveillants. À la journaliste qui lui demande « vous avez jamais eu envie de le quitter ? » une autre femme, épouse d'un récidiviste habitué des évasions et des non-retour de permissions, lui répond « jamais, sauf quand il est à l'extérieur ». On entend également des proches de détenus se reconnaître entre eux, au courant des délits commis respectivement par ceux qu'ils viennent visiter. La grande diversité des profils de proches, bien que ce soient en majorité des mères et des compagnes, et des réactions à l'incarcération - certains la rejetant en bloc d'autres l'ayant presque attendue et espérée - interpelle. Une fois l'autorisation obtenue, il faut se rendre sur place356. Si certaines familles viennent en voiture, la position de la Maison d'arrêt de Strasbourg permet aussi d'utiliser les transports en commun. La durée réglementaire des parloirs y est de 45 minutes, avec possibilité d'obtenir un temps supplémentaire si les proches viennent de loin. En prison, les visiteurs, particulièrement 354Didier Fassin, Ibid., p.242, « la discipline des corps exercée au parloir [qui] réduit les comportements amoureux à ceux qu'ont habituellement les adolescents. Les détenus et leurs proches ne sont généralement pas dupes de ce qui ressemble souvent à une infantilisation respective », Gwenola Ricordeau, Ibid., p.74 355Sonia Kronlund, Angélique Tibau, « Le parloir d'Elsau », Les pieds sur terre, France Culture, 27 mars 2003, 27 minutes, https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/le-parloir-delsau-r 356Les proches des détenus incarcérés loin de chez eux se relaient pour partager les coûts, entretien, 3 mars 2019
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quand il s'agit de proches de détenus, sont par principe suspects aux yeux des surveillants 357. Avant d'accéder aux parloirs, ils doivent déposer leurs appareils électroniques et papiers d'identité avant de passer sous un portique. S'ils peuvent rapporter à leur proche détenu quelques objets, principalement du linge et des livres, l'Administration exige d'en connaître la nature et la quantité.
COULOIR DES PARLOIRS, Maison d'arrêt de Strasbourg)
PARLOIR, Maison d'arrêt de Strasbourg
« Viens ensuite, l'espace de visite entre les détenus et visiteurs. J'ai eu droit à un petit tatouage transparent, qui prouve que je fais partie de la prison, comme si j'y étais incarcérée. Il apparaît vert sur mon poignet quand je passe la sécurité et permet de me distinguer des visiteurs. De cette façon, on ne peut confondre durant les visites, les visiteurs, les détenus et les membres du personnel. D'autant que celles-ci n'ont lieu qu'à des moments précis […]. Les parloirs sont disposés en longueur, constitués de nombreuses petites cellules, avec pour seules ouvertures des fenêtres de toit qui donnent un aspect de serres. Et aujourd'hui il fait chaud. Au moins 40° degrés, on étouffe. Chaud en été et sans doute très froid en hiver. C'est tout le temps comme ça. Les détenus ont même le droit de recevoir leur famille torse nu, s'ils le désirent. La chaleur est tellement importante. […] C'est petit, encore hexagonal et le soleil nous tape sur la tête.358 » 357« Maison d'arrêt de Strasbourg : contrôles au parloir, six gardes à vue », France 3 Grand – Est,16 mai 2013, https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/2013/05/16/maison-d-arret-de-strasbourg-controles-aux-parloirs252665.html 358Morgane Tirard, Ibid., p.49-50, il existe différentes configurations de parloir à la MAS, certains sont plus grands que d'autres.
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Les parloirs ne constituent pas à proprement parler des pièces isolées : les cloisons latérales qui les séparent s'arrêtent à une vingtaine de centimètres de la verrière zénithale, pour se rabattre à l'horizontal avec une grille blanche. Les occupants d'une de ces salles peuvent donc potentiellement écouter les propos de leurs voisins. L'ameublement est sommaire et aucune vue ne se dégage sur l'extérieur. Il y est interdit de fumer, manger ou boire. Une baie verticale sur la porte permet à ceux, détenus, proches ou surveillants, qui passent dans le couloir de surveiller ce qu'il s'y passe. Le dispositif hygiaphone dont a été débarrassé la plupart des parloir au début des années 2000, est aujourd'hui réservé aux détenus sous le coup de sanctions disciplinaires. La Maison d'arrêt de Strasbourg ne fait pas partie des quelques établissements français qui disposent d'Unité de Vie Familiale359 où les détenus et leurs proches peuvent passer jusqu'à 72 heures consécutives dans un petit studio installé en détention. Le parloir est un espace et un temps ambivalents360. Si beaucoup sont heureux de pouvoir se voir, se toucher et s'embrasser, c'est aussi un moment où les peines à l'intérieur et à l'extérieur de la prison se rencontrent. De nombreux proches sont profondément gênés par le parloir, car le détenu est fouillé avant et après de la rencontre, et les proches ne peuvent quitter la prison avant que ces fouilles n'aient été achevées. Le parloir est un moment qui se prépare et dont il faut se remettre. Une angoisse les précèdent souvent, c'est celle du « parloir fantôme », que des proches ne viennent pas sans que la raison de leur absence ne soit connue sache pourquoi. * Les liens et lieux partagés avec l'extérieur existent en prison. Ils y sont d'ailleurs très importants et jouent un grand rôle dans la vie carcérale. Si l'Administration pénitentiaire tente de garder le contrôle sur les nouveaux dispositifs qu'elle y introduit et sur ceux qu'elle interdit, ces derniers tendent toutefois à multiplier les compositions carcérales, rendant le milieu carcéral toujours plus complexe.
359Cet espace particulier est largement inspiré de pratiques pénitentiaires espagnoles et de ceux que les Canadiens nomment des « roulottes ». Certains sociologues de la prison voient à travers l'UVF « un pouvoir supplémentaire offert à l'administration pénitentiaire pour régir la vie sexuelle des détenus », Arnaud Gaillard, Ibid., p.283 360« Les parloirs mêlent ainsi dans ces brefs instants, affectivité et performance, abandon à l'émotion du moment et attention à l'impression que l'on produit », Didier Fassin, Ibid., p.238-239
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4. Compositions indéterminées 4.1. La surveillance impuissante « Fermer les yeux » L'ordre carcéral diffère de l'ordre pénitentiaire tel qu'il est présenté au-dehors de la prison. L'appréciation tactique d'un règlement stratégique par les surveillants fait partie de cet ordre carcéral. « Les “petits arrangements” sont indispensables à la vie en détention 361 ». Ils permettent, en effet, de réguler de nombreuses tensions. Des entorses au règlement sont possibles : un détenu peut se voir accorder par un surveillant une douche une deuxième fois, ou au retour du sport, alors que cette dernière n'est pas prévue par le règlement, quand un autre surveillant peut quant à lui refuser cette douche. C'est aussi ce dont il est question quand un détenu traîne sur la coursive en fin de journée avant de rentrer dans sa cellule sans que les surveillants ne le rappellent à l'ordre immédiatement. Beaucoup suspectent l'Administration pénitentiaire de « fermer les yeux » sur la vente et la consommation de drogues et de médicaments divers, ainsi que sur l'existence de milliers de téléphones portables, afin de s'assurer du calme en détention. Dans les faits, l'Administration traque les réseaux de dealers en prison et ne négocie en aucun cas l'existence de filières d'approvisionnement avec quelques groupes de détenus. Dans le même temps, les surveillants au plus près des détenus savent très bien que la consommation de certains produits, qu'il s'agisse de tabac comme de haschisch permet d'assurer un peu de calme en détention. Les parloirs se révèlent être éminemment sensibles pour les agents et l'Administration. En effet, le règlement et la disposition des lieux, où surgissent les émotions des détenus et de leurs proches, les contraint à y assister362. Si des relations sexuelles avaient exceptionnellement lieu dans certains parloirs collectifs, les nouveaux parloirs séparés et sans cloison intérieur tendent à les faciliter. Si les pratiques sexuelles demeurent limitées, elle sont toutefois emblématiques, tant pour l'ersatz de jouissance qu'elles peuvent procurer au détenu et à son ou sa partenaire, que pour leur rapport à la surveillance des agents pénitentiaires. L'Administration pénitentiaire est au fait de cette pratique et des ruses qui la permettent, à l'instar du port d'une robe ou d'une jupe longue par une compagne ou une amie visitant un détenu. Pendant la trentaine de minutes que dure la rencontre en 361Didier Fassin, Ibid., p.446 362Valérie Moulin, Anne-Sophie Sevin, « Souffrance au travail en milieu carcéral : les épreuves de l'exercice professionnel au parloir pénitentiaire », Le travail humain, 2012/2, vol.75, https://www.cairn.info/revue-le-travailhumain-2012-2-page-147.htm
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Maison d'arrêt, des surveillants sont chargés de circuler dans les couloirs, de veiller, grâce aux baies ménagées dans la porte, que les parloirs se déroulent convenablement363. Leur vigilance est d'abord à l'attention de la présence d'enfants, autrement ils passent outre et préfèrent fermer les yeux sur la plupart des scènes qui se dessinent dans le rectangle de l'ouverture. Cette relative tolérance revêt une importance plus tactique que stratégique dans le maintien de l'ordre en détention, permettant de dire qu'il subsiste une marge de manœuvre pour chacun, détenu et surveillant. Certains probablement pourraient aussi dire que par là l'institution se désinvestit, dans les lieux et moments concernés, de sa mission disciplinaire pour ne plus conserver qu'un pouvoir arbitraire et discrétionnaire virtuel. Bien plutôt, il faut voir l'écart entre le règlement, d'une valeur stratégique, et les pratiques des surveillants, d'une valeur tactique, comme étant au cœur du travail pénitentiaire : « les agents ne se contentent pas d'appliquer un règlement, ils l'interprètent et l'adaptent aux circonstances et aux personnes. Le pouvoir discrétionnaire dont ils disposent […] consiste précisément en cette faculté d'interprétation et d'adaptation 364 ». Le momentespace du parloir est cependant toujours précédé et suivi d'une fouille, par palpation puis intégrale, des détenus. Voir sans pouvoir Il est d'autres espaces où si la surveillance s'exerce, le personnel pénitentiaire n'est pas pour autant en mesure d'intervenir, du moins dans l'immédiat. Le panoptisme apparaît comme un référent lointain, étranger aux plans d'une prison comme celle de la Maison d'arrêt de Strasbourg. Si un Poste d'Information et de Contrôle veille à la tranquillité de deux unités de vie, le surveillant qui s'y trouve n'a aucune vue directe sur l'intérieur des cellules. Les portes pleines et blindées sont cependant dotées d'un œilleton qui permet d'en voir l'intérieur, lorsque ce dernier n'est pas recouvert365. Le surveillant chargé de garder l'unité de vie doit ainsi regarder régulièrement à l'intérieur de chaque cellule que les détenus sont là et bien vivants. Enfin, le travail de surveillance repose aussi sur un important réseau de caméras coordonnées depuis le Poste de Contrôle de l'Information. On retrouve donc toutefois la visibilité asymétrique, le surveillant pouvant voir à l'insu du détenu ou du visiteur, comme principe d'organisation de l'architecture de la prison 363« M. H. m'explique qu'ils savent qu'il y a des relations sexuelles parfois au sein des parloirs privés. Mais tant qu'il n'y a pas d'enfants présents, ils ferment les yeux », Morgane Tirard, Ibid., p.50 364Didier Fassin, Ibid., p.448 365« L’œilleton est pour [les détenus] un instrument de résistance […] dans le cadre de ce que James Scott [Weapons of the weak, 1985] appelle les formes “quotidiennes et prosaïques de lutte”, à savoir la mobilisation “des armes ordinaires des groupes dépourvus du pouvoir” dont fait partie l'indiscipline, l'obstruction ou le gâchage […]. L’œilleton révèle des jeux subtils où la relation d'autorité est négociée, où la violence demeure contenue, où la coopération reste possible, où l'humour même a sa place », Ibid., p.257
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contemporaine. Plutôt que de mettre en avant la disparition du Panoptique, c'est bien d'abord les évolutions des dispositifs de surveillance qu'il faut relever. La vidéosurveillance généralisée déployée à la Maison d'arrêt depuis 2014, passant de 60 à plus de 240 caméras, dont certaines jusque dans le périmètre hospitalier de la prison, ne garantit en rien la protection des membres du personnel et des détenus. La multiplication de ces dispositifs en détention a en ce sens accompagné leur prolifération dans l'espace public 366. Leur nombre n'a fait que croître aux cours des dernières années. En prison comme en dehors, elles ne sont cependant pas parvenues à surprendre la délinquance et à y répondre instantanément 367. La vidéosurveillance n'est toutefois pas sans effet et s'est inscrite, de part et d'autres des murs d'enceinte des prisons, comme un motif récurrent dans le paysage, sous l'appellation particulière de « vidéoprotection ». Les populations, délinquantes ou non, ont adapté leurs pratiques de l'espace public à la réalité de la surveillance – une caméra ne suppose pas nécessairement que quelqu'un visionne ce qu'elle enregistre, a fortiori quand le réseau en compte plusieurs centaines. En prison, les caméras ne surveillent cependant pas que les détenus, mais capturent aussi les surveillants ou toute autre personne pénétrant dans l'enceinte de l'édifice. Leur pouvoir est d'abord disciplinaire et s'applique à tout ceux qui traversent leur champ de vision. Elles ne préviennent guère les incidents : elles tendent plutôt à les déplacer dans les nombreux angles morts de la prison. Les cours de promenade sont à cet égard exemplaires. La vue des surveillants, toujours postés en hauteur à l'extérieur quand des détenus s'y trouvent, est dégagée : aucun arbre, parfois un peu d'herbe et très rarement des bancs. Il n'y a donc pas vraiment besoin de caméras de sécurité car un surveillant peut tout y voir. Or, malgré cela la cour de promenade est propice aux échanges informels, de tabac, de drogues et de médicaments, comme aux accès de violence entre détenus. En effet, la distance empêchant de saisir les gestes les plus discrets et rapides, le rapport numérique particulièrement défavorable et l'espace dégagé contraignent les surveillants à un rôle d'observateur. Totalement exposé, l'espace et le temps de la promenade échappent pourtant au pouvoir de l'Administration. Si le surveillant peut assister en spectateur de la scène du haut de sa guérite, il ne peut rien faire pour un détenu violenté avant que ses agresseurs ne se dispersent (en échangeant parfois leurs blousons pour brouiller les pistes) ou que d'autres détenus ne le ramènent près de la porte d'entrée. La promenade est aussi l'occasion de « mouvements collectifs368 » et de refus de 366Baptiste Cogitore, « Strasbourg, paradis calme de la vidéosurveillance », Rue89 Strasbourg, 18 décembre 2013, https://www.rue89strasbourg.com/strasbourg-paradis-videosurveillance-55925 367Michel Deléan, « La vidéosurveillance ne sert presque à rien », Médiapart, 10 mai 2018, https://www.mediapart.fr/journal/france/100518/la-videosurveillance-ne-sert-presque-rien 368Entretien, 10 mai 2019
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remonter en cellule. Mais, le rapport au temps s'inversant dès lors que la promenade devient le lieu des détenus, l'Administration les laisse patienter avant de leur proposer de remonter sans conséquences disciplinaires. Les ERIS n'interviennent ainsi que rarement en cour de promenade. Si les détenus sont fouillés avant et après leur passage en cour de promenade, c'est également la cour de promenade elle-même qui est fouillée avant chaque promenade afin de s'assurer qu'aucun colis n'a pu y être déposé ou lancé. La promenade, où les détenus sont laissés seuls entre eux rappelle un autre lieu caractéristique de la prison : la cellule, espace aussi régulièrement fouillé, où les détenus passent de longues heures seuls369.
VUE D'UNE CELLULE DEPUIS L'OEILLETON dessin de l'auteur La cloison du coin sanitaire en briques de verre dissimule aux regard des surveillants une partie de la cellule
La nuit La prison en journée fourmille d'activités : des détenus vont en atelier ou travaillent comme auxiliaires, d'autres vont en promenade, certains ont des parloirs, des cours sont données, des 369« Il n'y avait au fond que deux espaces qui échappaient à cette extrême vigilance : les cours de promenade et les cellules »,.Didier Fassin, Ibid., p.431
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activités socio-culturelles proposées. En fin de journée, l'ensemble des intervenants extérieurs, les conseillers pénitentiaires, les éventuels chercheurs, les membres de la direction, ainsi que la majeure partie du personnel médical ou de surveillance quittent l'établissement. Les détenus se retrouvent donc enfermés, d'autant plus qu'à la nuit tombée, seul le gradé de service dispose du droit d'ouvrir les portes des cellules. La nuit, il n'y a que 13 surveillants pour surveiller l'ensemble de l'établissement et ses plusieurs centaines de détenus. Parmi les nombreux chercheurs qui ont déjà enquêté en détention, très peu ont eu l'occasion d'y passer des soirées. C'est donc un temps particulier, « où s'instaure un autre climat370 ». Si les surveillants patrouillent régulièrement, veillant particulièrement à la présence des détenus signalés dans leur cellules. Grâce à l’œilleton disposé sur les portes, ils peuvent toujours regarder à l'intérieur des cellules, sans pouvoir intervenir immédiatement dedans si cela s'avère nécessaire. Les détenus se retrouvent finalement seuls dans leurs cellules, assurés que les surveillants ne risquent pas de les surprendre et d'ouvrir la porte. Les détenus incarcérés avec des inconnus se savent exposés jusqu'à l'aube à tout ce que pourrait faire leur codétenu quand ceux qui apprennent à se connaître peuvent toujours jouer aux cartes et discuter. D'autres en profitent pour se parler, en criant pour être entendu, d'une cellule à l'autre, échanger grâce aux « yo-yos » différents objets, monter le volume sonore des postes radios, en sachant bien que les surveillants resteront relativement à l'écart. Les détenus « se savent libres et maîtres de la nuit et s'organisent en un royaume sévèrement administré avec son despote, sa pairie et sa roture371 ». Les surveillants de service font surtout l'expérience de l'ennui. Pour les détenus, la nuit en cellule peut être à la fois un intense moment d'isolement et d'angoisse, que beaucoup combattent par la consommation de somnifères ou de produits stupéfiants, et un profond moment de réflexion. Si certains éprouvent des scrupules quant à leurs actes, beaucoup d'autres ruminent sur leur sort et quelques uns jubilent. La télévision, avec sa succession d'émissions, ses lumières, ses couleurs et ses bruits, remplit la nuit de ceux qui peinent à trouver le repos. Le début de la détention et sa fin se comprennent probablement à partir de la première372 et de la dernière nuit373 de prison. Ces nuits, souvent pleines d'incertitude sur le futur, sont rarement bien supportées par les détenus. Les suicides de détenus en prison ont ainsi souvent lieu lors des premières nuits. 370Chiffres tirés de Jean-Marie Delarue, En prison. L'ordre pénitentiaire des choses, Dalloz, Paris, 2018, p.321 371Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, p.241 372« C'est la première fois qu'il avait sa chambre à lui. Première fois qu'il est seul. Il peut fumer une cigarette. […] Fafa découvre son royaume, son univers, cet univers si petit qu'on toutes les chances de s'y rencontrer soi-même . […] Faraht Bounoura tombe, inconscient, dans le piège carcéral. […] Dans la prison, Fafa se sent libre comme il ne l'a jamais été », Abdel-Hafed Benotman, Eboueur sur échafaud, Rivages, Paris, 2003, p.187-188 373« J'ai passé une dernière nuit en prison de fous rires […] J'étais censé sortir la veille et j'ai refusé », Abdel-Hafed Benotman, « Ma première nuit en prison / Ma dernière nuit en prison », Radio Nova, 15 septembre 2009
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4.2. Les violences carcérales Composer (avec) le choc carcéral Le choc carcéral qui ferme mais surtout ouvre l'expérience de l'espace carcéral est une réalité ambiguë. Simultanément, le choc est recherché dans la volonté de punir, mais est aussi une expérience dont il faut autant que possible atténuer la dureté 374. Ensuite, le choc qu'est l'entrée dans l'univers carcéral, et ses lieux de dépersonnalisation déjà décrits, est vécu de manière très différente par les étudiants surveillants lors de leur premier stage 375 et les personnes incarcérées pour la première fois. « Ça m'a choqué : […] les détenus font beaucoup de bruit, le niveau sonore est impressionnant, ils gueulent tout le temps. L'odeur de drogue à tous les étages, ça fait de bons mal de crânes. Au parloir, nous avons dû intervenir car un détenu voulait tuer sa compagne. […] Que les détenues nous disent bonjour je m'attendais pas à ça. […] Le gaspillage des repas car ils font eux-mêmes leur repas. […] Les coursives le soir, c'est la boîte de nuit avec tous les yoyos qui passent. […] Ce pouvoir que nous avons de demander à quelqu'un de se déshabiller. Ce n'est pas évident de demander à quelqu'un de se déshabiller, ça marque. De fouiller une cellule, nous rentrons dans l'intimité de quelqu'un. […] Ici on m'a dit que j'avais un ton trop autoritaire et que nous ne pouvons pas leur parler comme dans la police, ici nous sommes plus dans le social376. » Le choc carcéral vécu par les étudiants surveillants fait partie de leur formation pratique 377. Bien que leurs collègues plus expérimentés leur imposent donc les conditions habituelles de la profession, ils se préparent à cette expérience. La découverte de la prison par les détenus est bien différente. Beaucoup passent directement du tribunal à la Maison d'arrêt, successivement confrontés à la police, la justice et enfin à la prison. L'arrivée en prison implique de passer au greffe, qui vérifie l'identité et inscrit l'individu dans les dossiers de la prison, et ensuite du passage au vestiaire, où l'individu est fouillé à nu et doit remettre une grande partie de ses possessions personnelles et se munir d'un « kit arrivant »378. Pour amortir le choc de l'arrestation, de la sentence et de l'incarcération, l'Administration veille cependant à réserver dans ses établissements des « quartiers arrivants ». J'ai pu visiter une de ces cellules inoccupée dans le quartier arrivant de la Maison d'arrêt 374« Punition salutaire pour les magistrats, il devient facteur de récidive pour les services d'insertion et de probation et risque de suicide pour les personnels de surveillance », Ibid., p.173 375C'est l'un des nombreux sujets abordés par l'artiste Arnaud Théval, en résidence artistique auprès de l'Administration pénitentiaire et de son école à Agen depuis 2014. Un livre doit paraître prochainement : Le tigre et le papillon 376Arnaud Théval, Ça m'a choqué, 2015, avec l'a participation des élèves surveillants de la 187ème promotion, https://www.enap.justice.fr/sites/default/files/tigre_et_papillon_residence2_edito.pdf 377Pour Nils Christie, « le professionnalisme implique souvent la garantie du travail bien fait dans le domaine concerné, mais la diminution de l'attention à l'ensemble des valeurs, au bon sens populaire », Ibid., p.203 378Cette succession n'est pas sans rappeler des « techniques de mortification », Erving Goffman, Ibid., p.58-75
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de Strasbourg. Cette dernière avait comme seules particularités d'être relativement bien entretenue et de disposer d'une télévision. Un petit « livret arrivant » expliquant la vie en détention était posé sur l'étagère. Ce qui caractérise ce quartier où les détenus ne restent que quelques jours 379, c'est plutôt « les surveillants attentifs, présents et bien intentionnés 380 ». À l'autre bout de la peine, le Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation de la Maison d'arrêt tente également de proposer des aménagements à ceux qui disposent d'un capital social suffisant et des lieux d'hébergement aux nombreux détenus qui sortent de détention sans ressources et sans proches sur qui compter 381. Il faut reconnaître les efforts de l'Administration pour amortir le choc carcéral subi par les détenus. Cependant, il faut aussi reconnaître la fonction stratégique d'un tel « choc » et de la stigmatisation et disqualification des populations qui l'accompagnent, au cœur de la fonction sociale de la prison telle que j'ai pu la développer dans le second chapitre de la première partie. L'Administration pénitentiaire et son Service pénitentiaire d'insertion et de probation tentent effectivement d'adoucir l'arrivée et de préparer la sortie des détenus, de minimiser les chocs dans la mesure de leurs moyens afin que les détentions se déroulent aussi dignement que possible. Dans le même temps la sentence et la peine de prison sont précisément présentées et légitimées comme un « choc382 », une violence faite au condamné pour susciter chez lui une reconversion morale. Ce paradoxe du « choc » et du sens de sa violence expose l'écart qui existe entre les stratégies de la Justice et celle de l'Administration. Dans tous les cas, le séjour au quartier arrivants ne dure que quelques jours, après quoi le détenu est affecté dans une cellule au sein de la population carcérale et de la détention normale. Les violences contre soi. Composer avec son corps L'un des incidents que redoute le plus l'Administration, c'est que le détenu se mette en danger, voire tente de se suicider. Le refus de s'alimenter et les grèves de la faim attirent rapidement l'attention de l'Administration. Cette dernière tente également de veiller sur les nombreuses personnes souffrant de troubles psychiatriques graves. Pour beaucoup, comme les condamnés pour « mœurs », mais aussi par exemple des policiers incarcérés, la prison apparaît comme une véritable 379Cette période tient autant de l'acclimatation que de la mise sous observation. Elle s'apparente à une forme de quarantaine en vue de l'entrée réelle dans l'établissement. Les détenus condamnés à des peines supérieures à cinq ans sont par ailleurs envoyés au Centre National d'Examen où plusieurs professionnels examinent leur cas. 380Entretien, 3 mars 2019 381Entretiens, 5 mars 2019, 10 mai 2019 382« Le “choc de l'incarcération” est un lieu commun de la rhétorique pénale. Emprisonner serait donner un signal salutaire au condamné qui […] en viendrait à s'amender. Cette dimension pédagogique de la sanction participe beaucoup de sa légitimation pour les magistrats qui la prononcent », Didier Fassin, Ibid., p.170
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« rupture biographique383 » à laquelle l'impuissance qui caractérise l'expérience carcérale ne peut apporter aucune réponse. Si elle décèle un risque suicidaire au cours de la détention, elle attribue en priorité un « codétenu de soutien » en cellule et peut ensuite mettre rapidement en place des procédures (surveillance appuyée) et des dispositifs dits DPU (Dotation de Protection d'Urgence) qui consiste en des pyjamas en papier et draps indéchirable, des couverts en plastique, ainsi qu'un placement en CproU (cellule de protection d'urgence)384. En prison, « la mort est l'ailleurs385 » : elle n'y a pas sa place. L'institution vise en effet à « faire vivre », voire à « forcer à vivre » les détenus, s'assurant qu'ils aillent au bout de leur peine, et aucunement à les « laisser mourir ». Dans le même temps, « la mort, c'est la question du sujet386 » et elle peut apparaître comme un moyen de reprendre le contrôle, une ultime fois, sur son existence. Les actes d'auto-mutilation, que l'Administration compte depuis quelques années comme tentatives de suicide, évoquent certainement des volontés désespérées de reprendre en main son corps et sa vie, de « faire signe387 ». Certaines pratiques sont également révélatrices : la pyrolyse de la cellule, forme caractéristique de dégradation des lieux et de mise en danger de soi, est souvent motivée par une volonté tantôt désespérée tantôt calculée de changer de cellule, voire d'établissement, et en tout cas de lieu. « Bonjour Louis. J'apprends aujourd'hui, par sa mère, qu'un ancien codétenu qui est sorti il y a un peu plus d'un an […] s'est suicidé hier matin, pendu. Sa mère […] m'explique que la prison l'a détruit. Il avait 35 ans et a passé 8 années dans les murs. Sa fragilité ne lui a pas permis de surmonter et de s'adapter ni au monde carcéral, ni d'entamer une quelconque réinsertion. […] Il se reconstruisait une sorte de prison intérieure388. » La violence contre soi est un phénomène contre lequel l'Administration et les services médicaux qui lui sont rattachés dépensent effectivement beaucoup de moyens. C'est certainement la violence qu'elle tente le plus de contenir. Si elle y parvient en détention, par la force et la violence si 383« La tentation du suicide est directement corrélée à la rupture biographique radicale qui marque le passage du statut de “type bien” à celui de “belle ordure” », Gilles Chantraine, Ibid., p.152 384« Le suicide conduit à développer toute une stratégie d'empêchement, sans questionnement sur ses sources. L'administration, ici, ne prend pas en charge ; elle se borne à faire obstacle », Jean-Marie Delarue, Ibid., p.337 385« Tenue d'une part pour un raté ou un arrêt provisoire du combat médical, soustraite d'autre part à l'expérience commune, survenant donc à la limite du pouvoir scientifique et hors des pratiques familières, la mort est l'ailleurs », Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t.1, p.278 386Ibid., p.279 387« De cette écriture “littéraire” qui se construit dans une relation à la mort, se distingue le système “scientifique” (et “scripturaire” lui aussi) qui part d'une coupure entre la vie et la mort, et qui rencontre la mort comme son échec, sa chute ou sa menace », Michel de Certeau, Ibid., p.283 388Mail reçu, 7 avril 2019
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nécessaire, le choc que constitue l'incarcération, le retour ou la découverte de la misère sociale à la sortie obligent à considérer le lien entre suicide et incarcération au-delà des murs des prisons et donc aussi au-delà du pouvoir de l'Administration pénitentiaire. Les violences entre détenus. Composer une hiérarchie carcérale L'Administration veille à affecter les détenus selon les risques qu'ils présentent, pour eux comme pour les autres. À Strasbourg, beaucoup de détenus étrangers, particulièrement ceux issus de Pays d'Europe de l'Est, cherchent à rester entre eux. Elles cherchent autant que possible, parfois à la demande des détenus à regrouper les fumeurs, les personnes du même âge et les travailleurs ensemble. La première raison à ces affectations est de minimiser le risque de violences entre les détenus. Pour autant, identifier la raison de l'incarcération des autres détenus est une activité centrale en prison. En effet, « le who's who carcéral constitue une dynamique de domination qui, au cœur de la promiscuité carcérale, se traduit par une gestion spécifique du territoire. […] Le processus de catégorisation a […] des fonctions sociales et matérielles : il permet d'écarter toute une partie de la population détenue des petits privilèges “grappillables” dans la vie quotidienne 389 » et « la production du “pire que soi” […] produit également un espace de défoulement possible 390 ». Les « pointeurs », condamnés ou prévenus dans des affaires d'agressions sexuelles sur des majeurs mais a fortiori sur des mineurs, ainsi que les infanticides, sont en bas de la hiérarchie carcérale 391 et honnis par le « code d'honneur » carcéral. La stigmatisation de ces délits n'est cependant réservée au milieu carcéral : ce sont en général les affaires qui suscitent le plus d'indignation dans la presse et à travers la société. De plus, « la stigmatisation peut provenir également des personnels392 ». Certains détenus se considèrent donc légitimes pour punir eux-mêmes ces individus encore une fois, les insultant, les extorquant et les agressant dès que l'occasion se présente, allant parfois jusqu'au viol 393. Ainsi, à la Maison d'arrêt 389IGilles Chantraine, Ibid., p.218-219 390Ibid., p.220-221 391 Au sommet de cette hiérarchie, on retrouve les délinquants médiatiques qui ont commis des délits symboliquement valorisés en détention, comme peuvent l'être les braquages. Au sommet également, quelques personnes à la tête de réseaux en détention. « chaque détenu, en son for intérieur ou de manière plus publique, catégorise et identifie les autres détenus en fonction d'une hiérarchie morale propre déterminée par son parcours biographique », Ibid., p.212 « La hiérarchie sociale des détenus ne résulte pas d'une culture carcérale mais plutôt d'une sous-culture délinquante de ceux qui réussissent à imposer, en détention, cette hiérarchie symbolique et sociale », p.213 392« Certain(e)s surveillant(e)s ont déclaré en entretien éprouver eux aussi du dégoût vis-à-vis des auteurs de ce type de délits », Corinne Rostaing, « Processus de stigmatisation et violences en prison. De la nécessité de résister », Denis Laforgue, Corinne Rostaing (dir.), Violences et institutions, Editions CNRS, Paris, 2011, p.166 393La menace d'une agression n'est de plus pas limitée aux lieux de la prison : une ancienne intervenante en art thérapie à la Maison d'arrêt de Strasbourg m'a ainsi confié qu'une connaissance à elle, condamnée pour de tels faits, avait été reconnue dans la rue et avait été passée à tabac plusieurs mois après sa sortie de prison.
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de Strasbourg comme dans de nombreux établissements pénitentiaires, ils sont isolés à un étage particulier, en l'occurrence au sein du quartier B. D'autres détenus peuvent aussi être placés, parfois à leur demande, en quartier d'isolement. La protection que tente d'assurer l'Administration pénitentiaire en isolant les « pointeurs » dans un quartier particulier peut aussi se retourner contre eux. Pour protéger les « pointeurs », l'Administration adopte ce que Corinne Rostaing appelle une stratégie de « segmentation394 ». Mais cette mise à l'écart suscite la méfiance de la part des autres détenus et « le simple fait d'être placé à tel étage constitue la preuve du délit et en fait la cible privilégiée des autres395 ». P., condamné pour agression sexuelle sur mineur se refusait ainsi à sortir de sa cellule en Maison d'arrêt par peur des autres détenus. Son transfert vers l'un des Centres de détention accueillant en priorité les délinquants sexuels lui a permis de se réapproprier les lieux de la prison hors de sa cellule, de fréquenter d'autres détenus, de se rendre en atelier, au local musique et de circuler en cours de promenade396. En milieu carcéral, les moyens de se défendre peuvent être bien minces. Il y a d'abord la possibilité de « retourner le stigmate397 », d'euphémiser le délit commis sous l'appellation vague de « mœurs », de nier la culpabilité ou de déployer une catégorisation péjorative en retour pour les autres détenus (« animaux398 »), voire pour ceux qui le peuvent de se montrer plus violent encore que ses agresseurs. Le plus efficace moyen de se défendre semble toutefois être le soutien d'un réseau en détention. La délation se révèle quant à elle souvent être contre-productive 399. La composition d'une hiérarchie carcérale fondée sur des « soumis » à partir de la stigmatisation des « pointeurs » n'épargne de plus pas les autres détenus fragiles et isolés 400. La stigmatisation de certaines populations selon leur délit est avant tout un prétexte au racket et au « défoulement401 » qui concerne un nombre plus important encore d'individus qui ne parviennent pas à s'imposer en 394À l'opposé de la stratégie d'invisibilisation, qui exige des « pointeurs » et infanticides qu'ils se fondent dans la population carcérale, la segmentation tend à les protéger en leur réservant un étage, un atelier, des horaires de promenade, etc, Ibid., p.169, Les avocats et les membres des forces de l'ordre incarcérés sont en priorité séparés de la population carcérale car également exposés à des violences importantes. 395« Ce qui était conçu pour les protéger tend à aggraver leur stigmatisation et n'empêche pas les agressions », Ibid., p.170 396Entretien, 3 mars 2019 397Corinne Rostaing, Ibid., p.174 398Entretien, 3 mars 2019 399« Ceux qui comptent sur la protection des surveillants sont souvent perçus comme des “balances” et cela se retourne contre eux. […] Résister consiste à compter sur sa capacité »Corinne Rostaing, Ibid., p.177 400« La position de soumis n'est pas exclusivement limitée aux pointeurs, mais caractérise également la position de nombreux primaires. Ainsi il faut insister sur l'instrumentalisation de cette hiérarchie à des fins de prédation », Gilles Chantraine, Ibid., p.221 401Ibid.
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détention. Les violences entre détenus sont le plus souvent le fait des « forts » ou plutôt de ceux qui cherchent à l'être, contre les plus « faibles », et non pas nécessairement contre les plus « vils ». À la Maison d'arrêt de Strasbourg, les violences entre détenus sur des bases ethniques, religieuses ou géographiques sont relativement rares, à l'exception d'une rivalité entre jeunes détenus mulhousiens et détenus strasbourgeois. Les règlements de compte et l'éventuelle concurrence entre plusieurs réseaux d'approvisionnement en drogue et téléphone402 est régulièrement l'occasion de conflits entre bandes adverses403. Les violences contre les « pointeurs », les primo-délinquants et les plus faibles permettent de composer une hiérarchie carcérale. Cette dernière est la fois pratique, procurant par le défoulement, le racket ou le viol satisfaction au tortionnaire, et symbolique, lui permettant de légitimer ses pratiques et sa place supposée dans la hiérarchie carcérale. Par ailleurs, ces violences ne visent que des individus jugés « faibles » et ne sont donc définitivement pas aveugles. Les violences entre détenus et surveillants n'apparaissent quant à elles avoir beaucoup moins de sens, ni pour les détenus, qui s'exposent à d'importantes sanctions, ni pour les surveillants, dont l'objectif principal est d'assurer le calme et l'ordre en détention. Pourtant, elles se produisent effectivement, et tendent à surgir dans un premier temps comme des formes de compositions carcérales indéterminées. Les violences entre détenus et surveillants. Composer aux limites Certains détenus essayent d'avoir de bonnes relations avec les gradés qui disposent de l'essentiel du pouvoir au quotidien404. Les détenus comme les surveillants n'ont de toute évidence aucun intérêt à interagir avec violence. Si les violences entre détenus répondent le plus souvent à une composition hiérarchique carcérale ou a des règlements de compte, les agressions de surveillants, elles, sont souvent bien plus aveugles et solitaires. Les rares « mouvements collectifs » qui se forment encore cherchent moins à agresser les surveillants qu'à revendiquer des droits. Selon un directeur de détention de la Maison d'arrêt, beaucoup parmi les détenus ont l'« inexpérience de la frustration405 ». L'impuissance dans laquelle se trouvent les personnes détenues tend certainement à transformer le moindre désagrément comme le non renouvellement d'un privilège accordé, un « parloir fantôme », mais aussi l'absence de nouvelle des proches ou 402« Comme toutes les prohibitions, celle de portable génère donc, plutôt que le désordre que l'institution s'efforce de corriger, un ordre parallèle avec des vendeurs et des acheteurs, des forts et des faibles, des exploiteurs et des exploités, qu'elle consolide malgré elle », Didier Fassin, Ibid., p.268 403Entretien, 10 mai 2019 404« Les relations sont alors personnalisées, et cette personnalisation constitue en elle-même une source de distinction : elle permet d'entretenir le sentiment selon lequel on n'est pas “n'importe quel détenu” », Gilles Chantraine, Ibid., p.190 405Entretien, 10 mai 2019
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justement de mauvaises nouvelles en une profonde colère. Il suffit d'un « fait mineur déstabilisant une configuration dans laquelle tout était déjà réuni pour qu'une simple étincelle produise une explosion de violence406 ». Certaines de ces violences sont toutefois calculées, notamment les tentatives de prises d'otage, afin d'obtenir un transfert, une cellule individuelle ou simplement d'attirer l'attention sur des demandes restées lettre morte. La plupart des violences contre le personnel ont lieu à un endroit précis, « sur le pas-de-porte de la cellule, frontière entre l'“intime” et le “public”407 ». Que cette violence caractéristique ait lieu sur ce seuil n'est pas anodin, elle figure l'explosion que l'isolement en cellule contenait et dissimulait. L'arme de l'agression peut être minutieusement préparée ou improvisée, l'identité du surveillant agressé ne compte le plus souvent pas ou peu. Il devient l'objet par procuration d'une violence qui ne trouve pas son véritable objet et qui se rabat sur celui ou celle qui ouvre la porte. Il faut cependant reconnaître que même dans cette violence aveugle, « quelque chose s'avoue là408 », précisément sur cette « limite » stratégique entre les lieux et les corps. « Un voyou qui avait le 25 octobre dernier, lâchement attaqué et blessé dans leur chair deux de nos collègues a été condamné à 4 ans ferme. Cette double agression a été traumatisante pour tout le monde. La justice est passée et nous nous réjouissons de cette condamnation. En revanche, les faits qui se seraient déroulés le 28 octobre, s’ils sont avérés, sont tout aussi condamnables. Un guet-apens aurait été organisé par plusieurs agents pour passer à tabac un des codétenus de l’agresseur parce qu’il n’a pas porté assistance à nos collègues. Depuis quand les détenus assurent-ils la sécurité de nos collègues ?409 » Les règlements de compte ne sont pas le fait exclusif des personnes détenues. Surveillants et détenus partagent en effet le milieu carcéral et son vocabulaire, mais aussi parfois certaines pratiques. L'esprit de corps, une solidarité nécessaire entre les surveillants pour supporter leur travail, prime en général sur les dissensions syndicales. Cet esprit de corps peut néanmoins parfois passer avant le professionnalisme dont se prévalent les surveillants. De tels actes de « vengeance » sont toutefois rarissimes, mais la violence exercée par les surveillants, aussi bien intentionnés qu'ils puissent être, est à bien des égards inévitable et latente. À ce sujet, j'ai déjà pu évoquer les cours 406Didier Fassin, Ibid., p.348 407Jean-Marie Delarue, Ibid., p.309 408 « Quelque chose s'avoue là, qui ne se dit pas dans la régularité des lieux organisés et qui ne peut se dire qu'en transit, dans le passage par la limite. On sait que dans les conversations quotidiennes (tout comme dans les cures psychanalytiques) les mots importants se disent le plus souvent sur le pas de la porte, à l'instant de la fin ou du transit entre deux lieux. C'est dans les coupures que ça parle. Il en va de même jusque dans la vie des sociétés », Michel de Certeau, « L'espace du désir », Le lieu de l'autre., p.244 409Tract syndical de la Maison d'arrêt de Strasbourg, 13 novembre 2018, https://www.ufap.fr/terrorisme-syndical-a-lam-a-de-strasbourg/
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d'autodéfense proposés aux surveillants pénitentiaire au début de cette partie. Mais c'est même le refus de travailler des surveillants pénitentiaires lors des blocages qui peut être source de violence en détention, occasionnant moins de promenade et de parloirs, des poubelles qui restent en cellule, des intervenants interdits d'entrée, etc410. Enfin, si aucune arme à feu n'est autorisé en détention 411, les surveillants en poste dans les miradors ou transportant des détenus vers et depuis le tribunal sont cependant armés et doivent abattre, après sommation, les détenus qui tenteraient de s'évader 412. A., conseiller pénitentiaire, s'est lui aussi comme beaucoup d'autres déjà entraîné à tirer au stand d'entraînement de l'Administration : « c'est impressionnant » confie-t-il413. Au même titre que les murs de la cellule et les barreaux à la fenêtre composent la réalité matérielle de la prison, le surveillant pénitentiaire l'incarne, et médiatise le pouvoir de l'institution. La violence de l'institution se transforme en force lorsqu'elle rencontre l'opposition des détenus, mais même lorsque l'Administration et ses agents n'exercent qu'un pouvoir, se reposent sur des dispositifs et que les détenus obéissent, c'est encore de la violence414. Les violences carcérales. Composantes de la prison La violence fait partie de la prison. « La prison est par la nature même de sa mission une institution violente415 » en contraignant les détenus à rester dans ses lieux, par l'usage de la force si nécessaire. Pour Didier Fassin, qui fait appel à la Critique de la violence de Walter Benjamin, « toute violence est, en tant que moyen, soit fondatrice, soit conservatrice de droit 416 ». Le droit de l'institution recouvre ces deux violences dans la mesure où « la privation de liberté au sens strict (l'impossibilité de circuler dans le monde) relève de la violence fondatrice. Les modalités de sa mise en œuvre (les conditions matérielles, les formes organisationnelles, les principes de fonctionnement, les dispositifs de régulation) procèdent de la violence conservatrice417 ». Il y a de fait une violence qui dispose des lieux et une violence qui y compose. Une violence pénitentiaire qui sanctionne et une violence carcérale qui retient, la première permettant en quelque sorte la seconde en lui 410Amid Khallouf, « Grève des surveillants : deux semaines de galère », Observatoire international des prisons, 1 mars 2018, https://oip.org/analyse/greve-des-surveillants-deux-semaines-de-galere/ 411Les ERIS disposent toutefois d'armes non-létales et létales pour intervenir. 412« Dans l'instant où il s'évade, le détenu change de monde, il n'appartient plus à une société de droit », Antoinette Chauvenet, « Guerre et paix en prison », Cahiers de la sécurité intérieure, 1998/1, n°31, p.91-109 413Entretien, 10 mai 2019 414« La seule focalisation sur les agressions interindividuelles, qu'elles concernent les détenus ou les surveillants, occulte en effet la forme de violence la plus durement et la plus constamment éprouvée : la violence de l'institution elle-même », Didier Fassin, Ibid., p.354 415Corinne Rostaing, Ibid., p.155 416Walter Benjamin, « Critique de la violence », Œuvres I, Gallimard, Paris, 2000 [1921], p.224 417Didier Fassin, Ibid., p.357, Giorgio Gambien lisant également Benjamin relève aussi « pouvoir constitué et pouvoir constituant, violence qui pose le droit et violence qui le conserve », Homo sacer, IV, 2, Ibid., p.363
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conférant ses lieux. Bien évidemment, l'institution n'est pas la seule à user de la violence, et tous les détenus violents cherchent de fait à constituer leur propre droit. À la suite de Georg Rusche418, certains penseurs estiment, à l'instar d'Ahmed White, que la violence en plus d'être inévitable est indispensable à la prison contemporaine. Dans des sociétés « where crime exists as both a reaction to poverty and a means of economic support, […] the prison is at great risk of losing its punitive effect and becoming […] a sanction with little meaning to those it is intended to punish and to deter419 ». En prison en effet, les conditions matérielles d'existence, l'accès aux soins et au droit sont relativement bien assurés et tendent à l'être toujours plus 420. Dans le même temps, la violence s'est imposée comme « dominant means by which the prison articulates its punitive function421 ». Pour le dire autrement, les violences et les menaces qu'elles font peser, se sont imposées comme l'« effective punishment » de la prison. Si l'Administration cherche effectivement à limiter ces violences, elles n'en demeurent pas moins structurelles. Le choc carcéral prend dès lors un sens tout particulier422. D'après Ahmed White qui les aborde sous l'angle du droit ces violences visent d'abord les plus pauvres423, et il n'est définitivement pas le seul à appuyer en ce 418Punishment and social structure, 1939 419Ahmed White, « The concept of “less eligibility” and the social function of prison violence in class society », Buffalo Law Review, 2008, https://scholar.law.colorado.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1310&context=articles , « où le crime existe à la fois comme réaction à la pauvreté et revenu économique, […] la prison court le risque de perdre sa fonction punitive et de devenir […] une sanction dépourvue de sens pour ceux qu'elle cherche à punir et dissuader ». Le concept de less eligibility (moindre éligibilité) stipule que les conditions de vie dans les institutions publiques (prisons, workhouses, etc) doivent être moins bonnes que celles des classes les plus pauvres pour les décourager de se reposer sur l'assistance publique. Cela rappelle le lieu commun qui décrit la prison comme « hôtel 4 étoiles » où les détenus sont nourris et hébergés aux frais du contribuable. 420« Prison guarantees inmates a fairly decent and stable material existence. Inmates receive more or less decent accommodations, a reasonably balanced diet, and largely competent medical and dental care. Moreover, they get all of this at little or no cost to themselves. […] The sad reality today is that, absent the element of violence, life inside of prison is not so dramatically worse for the poor than their lot in the free world, and in some ways is better. », Ibid., « la prison garantit aux détenus une existence matérielle relativement décente. Les détenus reçoivent des accommodations plus ou moins décentes, un régime alimentaire raisonnablement équilibré et un véritable traitement médical, et cela gratuitement.[...] La triste réalité aujourd'hui, c'est que, sans considérer la violence, la vie en prison peut très bien se révéler moins pire, voire meilleure pour les plus pauvres que la vie à l'extérieur ». 421« violence established itself as the defining substance of the contemporary prison experience, as a condition in which inmates are immersed and from which they cannot escape, and as a dominant means by which the prison articulates its punitive function », Ibid., « la violence s'est établie comme caractéristique à l'expérience carcérale contemporaine, comme condition dans laquelle les détenus sont immergés et à laquelle ils ne peuvent échapper, et comme manière essentielle d'articuler la fonction punitive de la prison ». 422Je pense notamment ici à la thèse de Naomi Klein qui replace le choc au cœur des stratégies de domination néolibérales, La stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre, Leméac/Actes Sud, Arles, 2008, 671p. 423« if one wants to identify the root cause of prison violence, one should look not so much for ineffective laws, sadistic or incompetent prison staff or administrators, or political motifs of the abstract and detached sort. Instead, one must look more broadly and more deeply into the structure and ideology of contemporary society: at the relentless use of the criminal law to punish and control the poor; at the ruthless conditions of deprivation and inequality that define poverty in our society; and ultimately at the very logic of capitalism, which so inexorably generates all these conditions », Ahmed White, Ibid., « si l'on veut identifier la cause des violences carcérales, il faut non pas tant prêter attention aux lois inefficaces, à quelques pratiques sadiques ou incompétences du personnel pénitentiaire, ou à des motifs politiques abstraits. À la place, il faut saisir la structure et l'idéologie de la société contemporaine : l'utilisation de la loi criminelle pour punir et contrôler les pauvres, la privation et l'inégalité qui
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sens424, mais les violences carcérales visent également les « pointeurs », qui concentrent le dégoût de la société dite libre comme de la société carcérale, et plus largement tous ceux qui n'ont pas les moyens de composer dans cet espace carcéral. * Dans cette seconde partie sur les compositions carcérales, j'ai commencé par étudier les différentes compositions professionnelles de la prison. Ces dernières sont en effet celles qui visent à rendre effective la disposition des lieux mise en avant dans la première partie. Surveillants, conseillers, médecins, professeurs et intervenants composent avec les détenus, les dispositifs et les procédures, mais aussi entre eux. Le pouvoir du personnel de l'Administration, mais également la possibilité pour les détenus de revendiquer leurs droits, reposent toutefois sur une « économie scripturaire » à même de redéfinir les lieux de la prison. Ensuite, j'ai montré comment les détenus peuvent essayer de composer un espace personnel en habitant l'espace carcéral. Toutefois, c'est bien plus avec l'extérieur que le détenu peut composer des liens en-dehors des rapports de pouvoir omniprésents en détention. Les proches jouent un rôle très important que l'Administration ellemême reconnaît, et sous certaines conditions elle donc permet aux proches et aux détenus de composer des lieux en prison. Si l'Administration autorise et favorise certaines compositions, il y en a d'autres qui échappent à son pouvoir, quand bien elles se produisent sous ses yeux. Les lieux d'impuissance de la prison laissent apparaître la centralité des violences carcérales, celles de l'institution et de ses agents, mais également celles des détenus dans la vie carcérale. En dernière analyse, les compositions carcérales, celles des personnels comme celles des détenus, tournent toutes autour de ces violences, qu'elles tentent d'y échapper ou les mettent à profit. Ce sont ces compositions qui font le monde carcéral tel qu'il est et qui conditionnent toutes les autres. Si j'ai entrepris une critique du pouvoir et de la violence de l'institution, inutile de préciser qu'une prison aux mains des détenus serait certainement plus terrible encore. « Les prisonniers faisant fonctionner le dispositif panoptique et siégeant dans la tour, croyez-vous donc que ce ça serait beaucoup mieux qu'avec les surveillants ?425 » constituent la pauvreté dans notre société ; et enfin la logique même du capitalisme, qui inexorablement génère toutes ces conditions ». 424« On condamne le criminel, et non la machine qui le fabrique, tout comme on condamne le drogué, et non le mode de vie qui crée la nécessité du soulagement chimique et son illusion de fuite. Ainsi exonère-t-on de sa responsabilité un ordre social qui jette toujours plus de gens dans les rues et les prisons, et qui génère toujours plus de désespoir », Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L'école du monde à l'envers, Homnisphères, Paris, 2004, p.91 425, Michel Foucault, « L’œil du pouvoir », Dits et écrits II, p.207
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Conclusion De la disposition des lieux aux compositions carcérales La prison apparaît à la fois comme sanction pénale, administration pénitentiaire et architecture destinées à des condamnés. Elle est présentée comme simple privation de liberté, qui contrairement à d'autres pratiques punitives n'atteint pas les corps mais leur impose un lieu où se trouver. Pour autant, la dispositions des peines et de l'architecture ne sauraient résumer l'espace carcéral tel qu'il est vécu par ces condamnés. Quelque chose manquait pour comprendre les réalités en jeu. Pour tenter de retrouver ce qui au fond fait cet espace carcéral, j'ai d'abord entrepris une étude des dispositions du pouvoir de punir. I.1. Ces dispositions sont à la fois topographique, définissant des lieux, et topologique, organisant entre eux des rapports de lieux et des réseaux de dispositifs, dirigées vers les êtres humains afin d'en faire des sujets. À cela on serait tenté d'opposer une délinquance capable de les déjouer, mais ce serait se méprendre : ces dispositions, leurs lieux, leurs dispositifs et leurs procédures, visent justement à établir et définir ce qu'est la délinquance. En effet, ils visent précisément à la différencier des autres illégalismes. Dès lors, il est nécessaire de comprendre la prison, et particulièrement une Maison d'arrêt comme celle de Strasbourg, comme partie d'une disposition plus large s'ancrant dans la ville et la cité. I.2. Sa disposition urbaine dans le quartier de l'Elsau ne doit rien au hasard. Là, coincée le long de l'autoroute, elle est à la fois proche du centre de la ville, et éloignée par le jeu de la géographie naturelle et du réseau d'infrastructures. De plus, le lieu-prison n'est cependant pas sans effet sur son environnement urbain, et affecte clairement le quartier de l'Elsau où il se situe. Son rapport à la ville, entre proximité et éloignement, fonction défensive et effets négatifs sur l'Elsau, tend à suggérer un rapport pour le moins complexe à l'espace social, voire politique, de la ville. De fait, l'institution pénitentiaire, particulièrement quand il s'agit d'une Maisons d'arrêt, entretient des liens étroits avec les institutions judiciaires et policières qui lui fournissent ses détenus. Police, justice et prison constituent la disposition générale du pouvoir de punir. De la constatation de l'infraction à sa sanction s'opère une sélection de ce qui mérite d'être puni avant même l'incarcération. Il faut en effet reconnaître que cette disposition avant tout légale s'abat en premier lieu sur les populations défavorisées et marginalisées. À la simple punition se substituent alors des fonctions de la prison plus complexes, moins avouables. Si incarcérer sert à punir, la prison permet 128
aussi de disposer des individus pour lesquels le système économique ne trouve pas ou plus d'utilité. I.3. Bentham avait fait de son Panoptique (1791) « une simple idée d'architecture », à même de contraindre les condamnés au bien et à la morale. Son programme était simple, et se contente d'un anneau de cellules autour d'un observatoire central. Le regard de la surveillance suffisant en quelque sorte à imposer la discipline. Pendant les deux siècles qui ont suivi, ce dispositif panoptique et son programme ont connu de nombreuses innovations. Il y a encore à faire toute une histoire des dispositifs pénitentiaires et de leur programme. Ainsi, les encorbellements de la Maison d'arrêt de Strasbourg et ses façades en redent sont à cet égard exemplaires. Cependant, toutes les innovations, particulièrement dans les prisons récentes, ne sont pas sécuritaires, et certaines visent en effet à améliorer le quotidien des détenus. Malgré tout, même ces innovations a priori bienveillantes font partie d'une volonté de renforcer les lieux en réduisant autant que possible les risques, les déplacements et les initiatives des détenus. La prison comme objet architectural doit donc mener à interroger le rôle et le pouvoir de l'architecte. Contraint sur de nombreux points par les stratégies économique et coercitive de l'Administration, n'exerçant plus aucun contrôle sur sa production, l'architecte de la prison se révèle avant tout n'être plus que le technicien du pouvoir de punir. I.4. Si les lieux constituent la peine, cette dernière se mesure dans le temps. Le quantum des peines que distribue le tribunal répartit la population pénale entre différents établissements. La population de la Maison d'arrêt se caractérise cependant par son hétérogénéité : prévenus, détenus mineurs et majeures, hommes et femmes, condamnés à des peines inférieures à deux ans, mais également détenus condamnés à de plus longues peines attendant leur transfert vers d'autres lieux. En prison, le temps est vécu d'une manière particulière. Le temps pénitentiaire auquel condamne le tribunal se transforme en effet entre les murs de la prison en une durée carcérale. Cette dernière est dominée tantôt par l'ennui et la vacuité, tantôt par l'angoisse et la peur. Elle est également l'occasion pour un ensemble de ruses et une mémoire carcérales de se développer et de défier la disposition des lieux pénitentiaires. Les multiples pratiques des individus, détenus comme surveillants, font ainsi de ces lieux pénitentiaires un véritable espace carcéral. La ruine des lieux, la tentative d'y pallier en multipliant les rénovations et de nouvelles innovations essentiellement sécuritaires et coercitives, ainsi que leur dégradation et leur vieillissement accéléré révèlent enfin l'impossibilité pour la prison de disposer du temps vécu comme elle dispose des lieux et des corps. La disposition topologique pénitentiaire se révèle incapable de produire une composition pénitentiaire, loin s'en faut. Ses lieux sont pratiqués, ses dispositifs et procédures déjoués. La disposition des lieux échoue à produire un espace disciplinaire où le pouvoir se diffuserait sans encombre entre les corps et les
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dispositifs. À la place, se dégage un espace carcéral composé autant par la stratégie, les lieux, dispositifs et procédures de l'Administration que par les ruses et les « coups » des détenus. Personnels, intervenants, visiteurs et détenus y entretiennent des rapports multiples, entre eux, mais aussi avec le règlement, les lieux et les dispositifs qui les entourent. C'est ce que j'ai proposé de comprendre comme des compositions carcérales. * II.1. Les lieux et leur disposition ne suffisent pas à faire un monde. En effet, les mondes, même les plus néfastes, se composent. La composition, de la chimie ou la physique, et des sciences humaines et sociales, concerne aussi l'action militante tout comme l'art et l'architecture. Si son sens premier a perdu de sa valeur en théorie architecturale, l'architecture contemporaine permet néanmoins de qualifier les compositions plus vastes que j'étudie ici. Élaborés avant et après la construction de la Maison d'arrêt de Strasbourg (1988), l'Exodus or the voluntary prisoners of architecture de Rem Koolhaas (1972) et la prison de Pelican Bay en Californie (1989) sont ainsi à considérer comme les deux extrêmes que proposent désormais l'architecture en matière de prison. Paradoxalement, la première prison discipline les corps sans être pénitentiaire (les prisonniers n'y sont pas condamnés et ils y pénètrent volontairement), tandis que la seconde, foncièrement pénitentiaire se désintéresse de la transformation des individus. Ce qui caractérise ces deux prisons, ce n'est pas tant leur composition architecturale ou leur topographie, que les topologies qu'elles permettent et les rapports entre les corps, les dispositifs et les procédures, en somme les compositions carcérales qu'elles induisent. Approcher la prison, celle de la Maison d'arrêt de Strasbourg parmi toutes les autres, comme milieu ou monde composé, c'est-à-dire à la fois comme produit d'un projet architectural et politique, de stratégies et de tactiques faisant jouer corps et dispositifs dans des lieux et des temps particuliers, mais aussi comme réalités sensibles vécues par des personnes, tel était l'enjeu de cette seconde partie. II.2. La prison est un monde particulièrement institutionnalisé, et fait intervenir de nombreux personnels pénitentiaire, médical ou scolaire, ainsi que des intervenants extérieurs. Si le détenu passe l'ensemble de sa journée en détention, il ne reste en général pas plus que quelques mois consécutifs tandis que ces personnels viennent quant à eux exercer leur métier quotidiennement sur de bien plus longues durées. De plus, la mission des personnels est de rendre
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effective la disposition des lieux, de s'assurer que les détenus soient bien là et y restent. Il est dès lors important de commencer à comprendre leurs compositions professionnelles, les rapports qu'elles produisent. L'Administration pénitentiaire admet ainsi deux relations types, entre surveillant et surveillé et conseiller et conseillé. De leur côté, le médecin interagit avec un patient, tandis que le professeur enseigne à un élève. Enfin, le travail opère une séparation importante jusqu'au sein de la population carcérale, entre simple détenu et détenu travailleur. Ces rapports de pouvoir fondamentalement asymétriques s'organisent tous autour d'une économie scripturaire, une production continue de textes et une redéfinition des lieux. De fait, l'écrit formalise le pouvoir en prison. La capacité à produire une information, une trace, intégrées au fichier GENESIS sur les détenus témoigne de l'importance de certaines professions, comme celles des gradés et des médecins. L'écrit est quasiment le seul moyen pour les détenus de communiquer avec l'institution, qui s'assure de toujours échanger avec des détenus seuls et d'interdire toute revendication collective. II.3. Les détenus n'ont pas d'autre choix que de se composer un monde, même sous la contrainte. Pour en étudier les implications, j'ai proposé de penser la personnalité dans l'espace, comme capacité d'y faire jouer dissimulations et représentations, d'y habiter stratégiquement, et de se pencher plus particulièrement sur l'espace cellulaire. La domestication de l'espace des cellules, la possibilité tactique d'instaurer son propre régime ne sauraient faire oublier que la cellule de prison de la Maison d'arrêt est avant tout un lieu dépersonnalisant. La vue par l’œilleton, mais aussi la régularité des fouilles de cellules et des corps nient la possibilité de fonder une intimité en détention. La personnalité et l'habiter, le jeu de l'intime et de l'extime, la composition libre d'un monde, peinent terriblement à trouver leur place en prison, du moins dans les lieux du règlement. Nombreux sont les détenus à chercher à composer avec l'extérieur, à le rendre présent dans la prison. Dans une certaine mesure, l'Administration elle-même accepte de s'ouvrir. Si la télévision, la radio, la presse et le bouche à oreille permettent d'avoir des nouvelles générales de l'extérieur, le courrier et le téléphone présentent le grand avantage de permettre l'échange. Pour cette raison, ils font l'objet d'une étroite surveillance de la part de l'Administration. Le téléphone, celui autorisé et surveillé par l'Administration mais surtout le smartphone introduit clandestinement en prison, est un objet de trafic et de pouvoir de premier plan. Sous certaines conditions, l'Administration permet également à ce que des individus visitent leur proche incarcéré en des lieux précis de la prison, les parloirs. Là, les familles font l'expérience de l'espace carcéral. Si des compositions s'opèrent tant bien que mal avec l'extérieur, la disposition des lieux, dispositifs et procédures qui les empêchent et permettent en complexifient toujours davantage les modalités.
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II.4. Les compositions carcérales révèlent aussi certaines indéterminations caractéristiques à la prison. De fait, pour composer avec les détenus, l'Administration pénitentiaire doit savoir « fermer les yeux ». Un système de privilèges, basé sur le pouvoir discrétionnaire des surveillants s'établit ainsi pour obliger les détenus envers les surveillants. Mais la surveillance s'avère par endroits aussi impuissante et inopérante. Il s'agit pourtant en général de lieux étroitement surveillés comme la cour de promenade en journée ou la cellule durant la nuit. Ces espaces et ces moments, interstices de l'ordre pénitentiaire, qui révèlent à l'observateur profane la présence incontournable de la violence dans les compositions carcérales. Le choc carcéral témoigne ainsi des paradoxes de la prison : une expérience qui doit traumatiser mais dont il faut en même temps atténuer les effets. La position dans laquelle se retrouvent certains détenus les force en outre à composer avec leur corps. Il devient alors un véritable champ de bataille entre la personne détenue et l'Administration, la seconde mettant tout en œuvre pour faire vivre, voire forcer à vivre le détenu suicidaire. Toute l'attention accordée aux suicides en prison fait apparaître une autre contradiction : à leur sortie, lors d'un second choc carcéral, beaucoup retrouvent une liberté devenue misérable. Dès lors qu'ils ont passé les portes de la prison, l'institution et à travers elle l’État se désintéressent de leur sort. Pour limiter les violences carcérales interpersonnelles, l'Administration de la Maison d'arrêt répartit les individus en cellules selon différents critères. Elle isole également les prévenus, mais surtout les condamnés pour des affaires de mœurs, les « pointeurs », la lie de la hiérarchie carcérale et objets de toutes les agressions et insultes possibles de la part d'autres détenus. Toutefois, ces violences visent en général toutes les personnes ne maîtrisant pas les codes de la détention ou trop faibles et trop isolés pour se défendre. Ces violences calculées des « forts » sur les « faibles » constituent ainsi la majeure partie des violences entre détenus. Les violences contre des surveillants sont quant à elles plus aveugles et semblent d'abord illogiques ; les premiers dépendent des privilèges des autres et les seconds cherchant à maintenir le calme en détention. Pourtant ces violences sont courantes et font partie du métier de surveillant. Quant aux violences des surveillants sur les détenus, elles sont certes moins nombreuses, mais constituent néanmoins une réalité incontournable426. Au-delà des règlements de compte, les surveillants, dans la mesure où ils incarnent l'institution médiatisent sa violence. Si la violence pénitentiaire est fondatrice de la disposition des lieux, les violences carcérales, celles des détenus et des surveillants, ne sont pas pour autant un épiphénomène regrettable, mais sont bien plutôt au cœur de la fonction punitive de la prison, garantissant en quelque sorte l'effectivité de la peine. 426L'Observatoire International des prisons a exposé les résultats, accablants, de son enquête sur les violences des surveillants. Cécile Marcel, « Omerta, opacité, impunité : les raisons d'une enquête », Dedans-Dehors, 3 juin 2019
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Pourquoi punir ? Dans l'organisation des compositions carcérales, qu'elles tentent d'y échapper ou de l'instrumentaliser, la violence joue un rôle central qu'il est indispensable de reconnaître. Toutefois cette violence ne s'abat pas sur tous de la même manière. Ainsi certains ayant connu avant la prison une vie dont la violence n'était contenue par aucune loi peuvent ils trouver dans la prison, le toit et la pitance qu'elle offre, une amélioration de leur condition. Ils peuvent alors tomber dans ce que Abdel-Hafed Benotman nomme un « piège carcéral427 », et, une fois l'habitude de la prison adoptée, récidivent sans se poser plus de question que cela, pris dans une sorte de spirale s'enfonçant dans l'espace carcéral. Pour d'autres au contraire, bien insérés avant l'incarcération, l'expérience carcérale marque une rupture biographique irréparable. Ils risquent alors de s'enfoncer dans cette « prison intérieure428 » qui, empêchant toute réinsertion, peut bien les conduire jusqu'au suicide. C'est deux phénomènes correspondent certainement à des extrêmes de la prison. Ce qui fait lien entre la majorité des expériences détenues, c'est le sentiment d'injustice. C'est que la prison, loin d'être un pur dispositif disciplinaire, ne met pas fin à la violence ; bien au contraire, elle lui donne lieu et tend à la reproduire. La disposition sociale, urbaine et architecturale des lieux naturalise un pouvoir de punir particulier et l'ancrent fermement dans notre réalité. Ce pouvoir instaure et repose sur une « distance radicale, qui est toujours morale […] mais aussi souvent sociale 429 » ainsi que spatiale. Le pouvoir de punir et la nécessité de faire souffrir apparaissent comme des évidences. Si Didier Fassin emprunte à Georges Bataille le concept de part maudite pour penser un « excès430 » de souffrance du côté de celui qui est condamné et un excès de jouissance du côté de celui qui condamne, Friedrich Nietzsche déjà se demandait comment la souffrance en était venue à valoir comme compensation pour une faute commise ou une dette contractée431, identifiant une « volupté “de faire 427Abdel-Hafed Benotman, Eboueur sur échafaud, p.187 428Mail reçu, 7 avril 2019 429Didier Fassin, Punir, une passion contemporaine, p.151, Didier Fassin donne dans cet ouvrage une définition de l'anthropologie que j'espère avoir su m'approprier : « L'anthropologie peut être décrite comme une manière d'appréhender les mondes sociaux avec une propension à l'étonnement, […] une aptitude à considérer les faits et les situations non comme le produit d'une inéluctable nécessité mais comme le résultat de configurations particulières qui se sont constituées au fil du temps, auraient pu être tout autres et sont destinées à changer », p.39 430« Le droit, entendu à la fois comme discipline et comme principe, servirait à maîtriser les pulsions de cruauté – le logos sublimant l'hubris en quelque sorte. […] Mais il revient aux sciences sociales de rompre l'enchantement de cet impossible cercle vertueux en expliquant pourquoi les policiers, les magistrats et les surveillants punissent comme ils le font , pourquoi le populisme pénal l'emporte dans l'espace public […], pourquoi le châtiment est si souvent en excès du crime, mais aussi de ce qu'il est censé être », Ibid., p.114-115 431« D'où a-t-elle tiré sa puissance, cette idée primordiale si profondément enracinée, cette idée aujourd'hui peut-être indestructible, d'une équivalence entre le dommage et la douleur ? », Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Gallimard, Paris, 1990 [1887], p.67. Quelques années auparavant, le philosophe faisait déjà dire à son Zarathoustra : « mais je vous donne ce conseil, ô mes amis : ayez méfiance de tous ceux en qui puissante est la pulsion de châtiment », Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, Paris, 1971 [1883], p.129
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le mal pour le plaisir de le faire” 432 ». Pour lui, plus inquiet du non-sens de la violence que de la violence en elle-même, le châtiment au cours de l'histoire avait fini par remplir un grand nombre de fonctions très différentes, si bien qu'« il est aujourd'hui impossible de dire avec certitude pourquoi on punit433 ». Refuser le carcéral La Maison d'arrêt de Strasbourg ne suffit déjà plus. En effet, elle connaît une surpopulation telle que l'Administration cherche déjà depuis quelques temps à construire une nouvelle Maison d'arrêt quelque part dans l'agglomération strasbourgeoise434. Le projet suscite toutefois une certaine controverse et l'opposition de plusieurs élus. Ainsi à ce jour, aucune commune des environs n'a accepté de voir le nouvel établissement se construire sur son territoire, ce que regrette l'Administration, qui préfère mettre en avant l'évolution de son architecture. « Regardez ce qui se fait à Lutterbach !435 » Certes, l'architecture pénitentiaire française évolue, mais elle privilégie toujours davantage les dispositions sécuritaire et coercitive, aux dépens d'espaces propices à la socialisation et l'initiative des individus. Elle ne propose entre ses murs que les compositions et la topologie d'un monde carcéral. Aujourd'hui, hors de la prison même, le moindre lieu « tend à devenir carcéral pour éviter toutes les fuites436 », que ce soit dans les usines, les administrations, les bureaux, les magasins, les entrepôts, les transports ou aux frontières. Une « ouverture de la prison437 » républicaine, entreprise certes honorable, ne saurait dès lors suffire. C'est une bien plutôt lutte plus large pour le « décloisonnement des institutions carcérales » qu'il s'agit de mener. 432La généalogie de la morale, p.69 433« Le châtiment, moyen de mettre hors d'état de nuire, moyen de prévenir des dommages ultérieurs. Le châtiment, moyen de dédommager, sous une forme quelconque, l'homme lésé (même sous celle d'une souffrance). Le châtiment, moyen d'isoler ce qui perturbe l'équilibre pour empêcher la perturbation de s'étendre. Le châtiment, moyen d'inspirer la peur de ceux qui déterminent le châtiment et l'appliquent. Le châtiment, moyen de compenser les avantages dont le criminel a joui jusqu'alors […]. Le châtiment, moyen d'éliminer un élément dégénéré […]. Le châtiment comme fête, c'est-à-dire comme permettant de violenter et d'accabler de railleries un ennemi vaincu. Le châtiment comme moyen de créer une mémoire, soit chez celui qui subit le châtiment […] soit chez les témoins de l'exécution. Le châtiment comme paiement des honoraires exigés par le pouvoir qui protège le malfaiteur des débordements de la vengeance. Le châtiment comme compromis avec l'état naturel de la vengeance, quand celui-ci est entretenu et revendiqué comme un privilège par de puissantes familles. Le châtiment comme déclaration de guerre et comme mesure de guerre contre un ennemi de la paix, de la loi, de l'ordre, de l'autorité », Ibid., p.88 434Alain Jund, Gérard Schann, « Une nouvelle prison à Strasbourg... Pour quoi faire ? », Les dernières nouvelles d'Alsace, 3 mars 2019, https://www.dna.fr/edition-de-strasbourg/2019/03/03/une-nouvelle-prison-pour-quoi-faire 435Directrice de la Maison d'arrêt, entretien 29 avril 2019, à propos du nouveau centre pénitentiaire de l'agglomération mulhousienne, destiné à ouvrir d'ici 2021. 436« Une cancérisation de l'appareil répond à l'évanouissement des convictions. Elle le génère aussi », Michel de Certeau, L'invention du quotidien, t.1, p.264 437Telle que différents interlocuteurs au sein de l'Administration ont pu la mettre en avant. Journal de terrain, 6 juin 2018, entretien, 29 avril 2019
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L'une des évolutions de l'espace public qui m'interpelle aujourd'hui le plus, c'est certainement la multiplication des dispositifs et des procédures disciplinaires du pouvoir de punir en dehors même de la prison. Les nouvelles technologies imposent de reconsidérer la négociation des espaces intimes et extimes. Des herses sont ajoutées aux bâtiments publics, des centaines de caméras quadrillent la ville et les pauvres sont sommés d'aller se dissimuler loin des vitrines commerciales tandis que les chômeurs font l'objet de toujours plus de contrôle. L'état d'urgence s'inscrit dans le droit et l'urbanisme comme il s'inscrit sur les corps. Les ruses deviennent des vices. La « séparation » des individus et des groupes remplace la « négociation d'une vie commune438 ». C'est jusqu'aux pays et aux sociétés qui s'entourent de murs et de fils barbelés. « Sans doute l'objectif principal aujourd'hui n'est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes439 ». Sans doute faut-il continuer à ruser, commencer à opposer un refus ferme et œuvrer à déposer les topologies carcérales. La composition d'un autre monde s'annonce difficile, mais, comme le rappelle Calaferte dans l'un de ses derniers livres, le choix est simple: « ou le siècle à venir sera celui du refus, ou il ne sera qu'espace carcéral440 ».
438Zygmunt Bauman, Liquid modernity, Polity press, Cambridge, 2000, p.94 439Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », 1982, Dits et écrits II, p.1051 440Louis Calaferte, Droit de cité, Gallimard, Paris, 1995, p.101
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