Manuel de poche

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MANUEL DE POCHE


MANUEL DE POCHE Marion Molinier Nathan De Luca



Merci à Jean-Baptiste Ganne et Joseph Mouton


TABLE DES MATIERES Avant-propos ....................................................1 Article 1 .............................................................2 Article 2 ...........................................................10 Article 3 ...........................................................29 Article 4 ...........................................................43 Anthologie ......................................................58

AAA Corp...........................................................60 Adam et Itso.......................................................62 Les Arts Incohérents..........................................64 Francis Alÿs.........................................................71 Bertille Bak.........................................................79 CAE.....................................................................83 Data Gueule.......................................................88 Robert Dehoux...................................................91 Noel Godin.........................................................93 Thomas Hirschhorn............................................96 Gordon Matta-Clark.........................................101 Jorgen Nash & co............................................109 Otpor.................................................................112 Trevos Paglen...................................................120 Reclaim The Street...........................................124 Mika Rottenberg..............................................127 Presence Panchounette...................................134 Le Principe d’équivalence...............................146 Man Ray............................................................152 Théâtre de Washington...................................156 The Weather Underground............................160 Viona..................................................................163 We are the Painters..........................................169 Yes Men............................................................178


Nous partagerons ici,

Comment, en jalonnant entre théorie et pratique, nous avons dressé une base de données critique des artistes contemporains qui peuvent aujourd’hui se prétendre engagés. Quels sont — dans un contexte où l’art déchu de ses prétentions politiques et pétri dans les revendications caduques des néo-avant-garde — ces artistes qui, comme le disait Kant, « donnent à penser le monde » en réactivant le politique ? 1


ARTICLE 1

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Les organes sensoriels des tiques (pores et soies) sont disposés sur leur cuticule. Du printemps à l’automne, la tique attend son hôte sur la végétation basse et perçoit la respiration, l’haleine et la sueur de celui-là grâce à ses capteurs de dioxyde de carbone, d’ammoniaque, de sulfure d’hydrogène et de benzaldéhydes. Ses capteurs d’hygrométrie lui permettant de gérer sa déshydratation en petit épargnant, en buvant l’eau de l’air lorsque l’humidité relative dépasse les 43% et en descendant sur le sol par temps sec – au prix d’une forte consomption de graisses. Ses capteurs de température et ses sensilles la guident dans son exploration de l’hôte — telle est sa quête, suivre les poils — jusqu’à localiser un lieu chaud et humide propice à la perforation. Ses récepteurs hormonaux, enfin, lui permettent de procéder à un accouplement unique auquel succède la mort du mâle ; la femelle meurt, elle après la ponte — l’amour est une affection de Lyme.

Chacun de ces stimuli procèdent d’une mesure de l’intensité locale d’un champ (la température, le taux d’humidité, etc.) 3


présent dans tout l’espace et détermine une dimension du monde. Ainsi, le nombre de stimuli indépendants, observables, détermine le nombre de dimensions de l’espace constituant ce monde là, dans sa singularité. Maintenant, admettons que nous étendions ce concept au monde des hommes. Soit une tique dont les modalités d’existence sont régies par ses champs de perception ; soit un homme dont la variété et l’intensité des interactions définissent son être-au-monde. Or l’intensité est fonction de variété : si le nombre des interactions dépasse la capacité biologique d’un homme à recevoir et à donner, alors celles-ci perdront en intensité. Autrement dit, si un groupe comporte trop d’individus, alors la communication au sein du groupe est altérée. Le groupe atteint son seuil critique. Tout homme ne pouvant pas interagir avec l’intégralité de son groupe, certains individus acquerront plus d’influence 4


que d’autres et se formera dès lors une organisation hiérarchique. Nous ne pouvons nous organiser qu’en microcosme.

Partout de nouvelles bandes se forment de façon affinitaire. La notion de « masse amorphe » est impensable. Du club bouliste aux jeunes en bas des tours, le microcosme existe déjà. De cette cohésion doit naître une subsistance collective. N’en déplaise aux urbanistes et architectes, la planification de nos vies échappe aux mains des experts, tout comme l’espace échappe à ses experts attribués, physiciens et philosophes. Discontinu et voyou, l’espace serait domestiqué dans nos esprits par un honteux raccourci utilitariste. Réduit en une étendue neutre, continue et abstraite, le voici vulgairement banalisé. Un grand merci (avec les salutations de Bataille) aux cartésiens qui travestissent cet espace vécu en une dictature de l’hygiène quadrillée et extirpée de la matière sale. L’espace est avant tout une expérience singulière, concrète et limitée, à laquelle 5


chacun accède par contact ou par choc. Espace insoumis, donc, tout comme le peuple, dont les interactions organiques ne sauraient être domptées par les planificateurs de la ville. Ont pu l’illustrer les échecs des villes nouvelles, du phalanstères ou des Orgues des Flandres. Passons à une échelle subatomique. En 1982, l’expérience d’Aspect confirme le phénomène pour la première fois théorisé par Erwin Schrödinger en 1935 : l’intrication quantique. Elle prouve que deux systèmes quantiques (deux particules en l’occurrence) ayant interagi sont interdépendants. Qu’importe leur éloignement, si on effectue une mesure sur l’une des particules, la mesure sera identique pour la seconde. L’influence qui corrèle les deux particules est instantanée; ou tout du moins est supérieure à dix millions de fois la vitesse de la lumière. Ce phénomène est le seul à violer la loi de la causalité relative. Notre interdépendance est fondamentale. Pourquoi réduire la pluralité d’un monde en 6


un tout global alors que chaque îlot, village, parcelle est inéluctablement connecté. Le cauchemar des cybernéticiens — l’entropie — n’est-il pas aussi leur fin ? Tel Laïos rattrapé par son destin ? L’uniformisation, la mise en place d’un ordre radical où chaque entité est à égale distance de l’autre empêche le fourmillement et la diversité des combinaisons nécessaires à la vie. Un tel théâtre à l’échelle subatomique serait synonyme de chaos. La taille caractéristique des atomes est fixée par le rayon de Bohr, qui traduit un compromis géométrique entre l’attraction électrostatique des électrons par le noyau et la répulsion d’origine quantique et fait intervenir la masse de l’électron. La « vitesse » périphérique des électrons autour du noyau est, elle aussi, fixée par ces interactions. Le rapport x de cette vitesse caractéristique à la vitesse de la lumière s’appelle la constante de structure fine et caractérise l’intensité du couplage entre photons et électrons. Car l’interaction en physique nécessite un vecteur 7


qui la véhicule (le photon pour l’interaction électromagnétique dont il est ici question). L’interaction est échange d’information. Signalons que dans ce monde matériel-ci x vaut 1/137,036… Si x avait été plus grand de seulement quelques pourcents, les noyaux des petits atomes auraient éclatés sous l’effet des forces électrostatiques et la fusion atomique au cœur des étoiles en serait empêchée, bloquant la production de carbone nécessaire à la vie. On le voit, un autre monde, radicalement différent, ne suppose que d’infimes déplacements, des rapports d’interaction, rapports qui conditionnent ce monde par réaction en chaîne. Ernst Blosh tenait de Walter Benjamin qui le tenait lui-même de Gershom Scholem ce récit hassidique sur le monde à venir :

« Afin d’instaurer le règne de la paix, il n’est nullement besoin de tout détruire et de donner naissance à un monde nouveau, il suffit de déplacer à peine cette tasse ou cet arbrisseau ou 8


cette pierre, en faisant de même pour toute chose ». Inutile, donc, de brûler les restes du vieux monde comme le veut la vielle éthique révolutionnaire. Il semblerait de plus que ce dernier soit ignifugé. Après tout la révolution n’estelle pas un des fondements mêmes du capitalisme ?

Le processus de la destruction créatrice théorisé par Schumpeter explique comment le progrès technique, inhérent au libéralisme, entraine la destruction d’activités passées au profil d’activités nouvelles. Une économie vouée à se manger elle-même pour subsister. Contrairement à l’interprétation la plus communément admise de Darwin, la concurrence et l’adaptabilité ne sont pas les critères phares de la sélection naturelle. La prospection de la vie a choisi des mécanismes beaucoup plus flexibles et beaucoup plus nobles tels que la coopération, l’empathie et l’entraide. C’est par l’articulation entre comportements individuels et avantages collectifs que nous pouvons peut-être enrichir un monde, du moins notre monde. 9


ARTICLE 2

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Au début du XXe siècle, les connaissances scientifiques faisaient le terreau de la théorie suivante, la plus communément admise : l’Univers, comme tout système, est soumis à la loi thermodynamique de l’entropie, c’est à dire est enclin à un inéluctable désordre. Le capital d’énergie universelle est en constante dégradation, et arrivera le jour où le compteur atteindra zéro, le jour du « repos complet » newtonien : un ensemble infini de masses inertes ou au mouvement rectiligne et uniforme, vides de toute force.

Parallèlement à cela, dans le milieu de l'industrie c'est l'explosion de la fée électricité, les usines à charbon crachent des colonnes de fumée pour alimenter les lignes hautes tensions à peine installées. Un peu plus tard, c’est la naissance de la cybernétique, science du pilotage qui veut créer des systèmes autorégulés dont les communications sont exemptes de toute dégradation. Une science qui s’étend vite aux sociétés humaines, qui dès lors ne sont plus pensées qu’en thermes vectoriels. Surproduction d’énergie pour éloigner la pénurie et organisation en 11


systèmes de circulation « parfaits », l’on croirait voir l’attitude d’un gnostique à qui l’on a annoncé l’arrivée imminente de l’apocalypse. Or le postulat posé sur le fonctionnement de l'Univers s'avère erroné. Ce fut d'abord la découverte de la célérité de la lumière qui changea la donne. Celle-ci prenait 8 minutes à nous parvenir du soleil, et de quelques heures à plusieurs années depuis les étoiles plus lointaines. Certaines d'entre elles étaient donc déjà mortes. L'univers n'est pas simultané. Il fallait donc le repenser, et un groupe de chercheur — dont Planck et Einstein — découvrit ainsi la loi de la conservation de l'énergie. Au cours d’une transformation quelconque d’un système fermé, la variation de son énergie est égale à la quantité d’énergie échangée avec le milieu extérieur, par transfert thermique et transfert mécanique. Une énergie dépensée est toujours redistribuée, et la somme de ces redistributions égale à 100 %. L’énergie donc, non seulement se conserve, mais sa quantité est finie. C’est un système fermé. L’univers est un gigantesque mouvement perpétuel. 12


Quant aux possibilités d’existence d’un moteur perpétuel, notons qu’elles restent limitées par les lois de la thermodynamique. L'énergie est la clef de voute d'une civilisation. Elle détermine son niveau de vie, ses capacités techniques, sa mobilité, son outillage comme sa nourriture, son environnement ou sa population. C'est donc, sinon la plus capitale de nos richesses, du moins un capital de richesse. Il est donc clair maintenant que la notion de dépense ne veut scientifiquement rien dire et que c'est une notion désuète. Le nouveau modèle scientifique créé ici inciterait, plutôt qu'à consommer les épargnes solaires emmagasinées dans les replis de la croûte terrestre et à faire circuler à la bourse de Chicago l’équivalent financier de 46 fois la production mondiale de blé ; à chercher la clef de l’énergie libre ou du moins dans le vaste champ des alternatives énergétiques. Certains ont tenté d’élaborer une source d’énergie libre, un moteur perpétuel. En supposant possible, au cours d’un cycle isolé, la réversibilité des transferts thermiques, 13


ils ont cherché à passer d’un transfert désordonné d’énergie à un transfert ordonné d’énergie. Donc à diminuer l’entropie. Or, ce second principe stipule justement que toute transformation réelle s’effectue avec une création d’entropie. Les échecs de Maxwell ou Feynman en sont des preuves significatives. Ici l'on voudrait placer une invective toute particulière au physicien universitaire méprisant qui ne daigne même pas s’intéresser à de telles tentatives parce qu'on ne lui a pas appris à le faire. Tesla ne cherchait-il pas le moyen de pomper l’électricité de la ionosphère qui en est saturée pour la redistribuer sans fil dans le monde entier ? Monsieur l’expert n’at-il pas connaissance de cette phrase célèbre de JP Morgan, financeur de ses recherches:

« C’est très bien monsieur, mais où donc place-t-on le compteur ? »

Comment se fait-il qu’il ait fini sa vie déchu et que l’on n’ait jamais poursuivit ses recherches, pourtant des plus philanthropes ? Très récemment, deux physiciens russes ont eu le courage de braver le consensus 14


scientifique porté sur la question. Leonid et Sergey Plekhanov ont élaboré le générateur Marx capable de capter la foudre et de la transformer en courant alternatif utilisable. Si Monsieur le physicien ne daigne se poser ces questions, qu'importe. Qu'il continue à courir dans sa roue à hamster jusqu'à l'épuisement. Et si les alternatives énergétiques sont des sornettes, soit. Combien de temps l'idéologie du progrès vat-elle repousser la conscience de l'agonie de la planète ? Et c’est ici le propos de cet article: le mélange des sciences et des idéologies est si insipide que rien n’est moins préférable, hormis les fruits de mer dans le cocktail. Il est de l’ordre de l’évidence de dire que les sciences définissent notre rapport au monde. Elles ont pris le monopole de l’expérimentation et de là, elles tirent les lois qui servent de principes fondamentaux aux béotiens. Debord à la fin de sa vie s’éloignait de la ligne marxiste — qui ne critique pas les 15


forces de production mais leurs appropriation par labourgeoisie — pour pester contre le

« contrôle technique et policier des hommes et des forces de la nature dont les erreurs grandissent aussi vite que les moyens. »

Oui, au sein de nos villes nous ne trouvons à nous confronter qu'à du domestiqué. Un écho à la question soulevée par Michel Foucault dans son entretien avec Paul Rabinow: Peut-on envisager une machineliberté soutenue par des composants normés chargés de maintenir l’ordre et l’équilibre d’une société ? Nous citions dans un article précédent les projets de vie comme le phalanstère ou le familistère dont on pourrait dire qu’ils en constituent des tentatives d’illustrations concrètes. Cependant, la rigidité de leur territoire revêt une ambivalence institutionnelle avec les rapports sociaux supposés dessiner ces espaces. De cette distribution spatiale qui se voulait autonome et libertaire, se génère finalement un coupegorge voyeuriste. En témoigne le mirador. 16


La ville, son organisation et son architecture servent l’exercice du pouvoir et les normes et valeurs en vigueur dans le territoire : qu’il s’agisse de se prémunir des insurrections, de promouvoir une politique (même si c’est une démocratie en carton) ou d’édifier un lieu propice à « la vie communautaire ». La politique de l'espace met ainsi en place la prévention situationnelle. Elle modèle ainsi l'urbanisme et son mobilier comme autant de dispositifs de pouvoir : caméras de surveillance, espaces dégagés assez vastes pour accueillir des flux massifs d’anonymes, néons bleus pour empêcher de se piquer les veines, ultrasons pour les moins de 25 ans ou musique classique sur les quais de gare pour conférer une ambiance « ringarde » et dissuasive aux yeux des jeunes (selon la SNCF), dispositifs anti-clochards etc. Quand le squelette urbain assure une distribution des gens dans l’espace, régit leur circulation, et codifie leurs interactions ; nos structures cérébrales éliminent l’inconnu, les multiples dimensions qui se donnent à 17


notre percept pour ne garder que l'utile, le familier des affaires humaines — sûrement que devant tant de singeries, invisibles les anges pleurent. Une simplification que Bergson perçoit comme une synthèse utilitariste. Le cadre sociétal de l’idéal d’un Moi autonome s’est estompé pour une vie télécommandée. Nos choix prédéterminés et le système consumériste nous offrent des sources de satisfactions aisément accessibles ; rendant cette vie prête-à-penser un tant soit peu acceptable. S’armer de savoir-penser et de savoir-faire citriques devient essentiel pour s’émanciper de cette aliénation utilitariste. Un appel que clame haut et fort Matthew B. Crawford dans L’éloge du carburateur. Un constat affligeant d’une dérive dans nos rapports aux choses :

« ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd’hui, ils l’achètent; et ceux qu’ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement. » 18


Lorsque l’on ouvre un capot de voiture, ce n’est plus un moteur contre le lequel nous nous confrontons mais un capot sous un capot, une espèce d’obélisque lisse et reluisant à l’image de celui qui fascine tant les anthropoïdes au début du film de Stanley Kubrick 2001: L’Odyssée de l’espace. Un art de la dissimulation et de l’inaccessible que l’on retrouve autant dans l’IPhone que dans la ville dont l’accès aux entrailles nous est strictement refusé ou dans la disparition des perceuses à colonne démontables. Clin d’œil au catalogue Sears qui – il n’y a pas si longtemps – se dispersait dans chaque maison pour fournir aux consommateurs des schémas de fonctionnement de tous les appareils domestiques et autres engins mécaniques. Sans retomber dans la nostalgie ou l’idéalisme romantique, nous voudrions ici pointer les mérites des pratiques manuelles qui consistent à construire, réparer et entretenir. Elles exigent circonspection et capacité d’adaptation, à savoir le travail d’un être humain, pas l’impulsion aveugle d’un 19


rouage de la machine. On pourrait incomber la faute de cette dichotomie entre l’intellect (en design, le Penser, le concevoir) et la pratique (le Faire, la production) — semblable à celle entre l’Art (du latin ars) et la Technique (technè) —, aux différents systèmes d’organisation du travail qui apparurent dans l’industrie. Réduisant la tâche mécanique de l’ouvrier à une parcelle minime dans l’élaboration du produit, sa contribution à la création finale est rendue quasi imperceptible et insaisissable. Il perd le sens de son travail. Or il nous semble que s’interroger sur le sens du travail, c’est s’interroger sur la nature de l’être humain. L’idée peut facilement s’illustrer avec l’outil Internet. Idéal utopique devenu prison dorée. La puissance du langage n’est pas chose nouvelle. Qui possède la clé du code de la dialectique possède le pouvoir. Internet est un code, le problème c’est que très peu le connaissent. Nous jouons avec un langage dont nous ignorons l’alphabet. Exerçons nous à conserver le type de 20


jugement que les premiers motocyclistes devaient mettre en œuvre pour démarrer leur engin. Il fallait à l’époque ramener la manette de gaz à la petite ouverture, choisir la position appropriée pour le starter en fonction de la température ambiante et retarder manuellement le point d’allumage de plusieurs degrés. Aujourd’hui, nous sommes passés d’une énergie mécanique à une énergie électrique. L’automatisation des systèmes d’allumage — comme le passage de la manivelle à la clé décrit par Baudrillard — simplifie le démarrage automobile mais le rend dépendant d’un circuit électrique superflu. L’étincelle nécessaire au moteur à explosion n’est plus prodiguée par le conducteur lui-même mais dépend d’une batterie électrique sur laquelle l’intervention est bien plus contraignante. C’est un peu le même problème avec les devoirs scolaires dans les manuels de mathématiques. En haut de la page d’exercices est inscrit « Système de deux équations à deux inconnus ». L’opération de décryptage consistant à trouver le problème 21


est dès lors éliminée, il suffit d’utiliser la méthode enseignée deux heures plus tôt sans que le moindre effort d’interprétation ne soit requis.L’enfant est éduqué pour du pensé en kit pour des problèmes prédigéré qui ne se présentent jamais de cette façon dans le monde réel. Lutter contre le régime des abstractions. A présent, penchons nous sur les sciences, dogmes piliers de l’utilitarisme. Instrumentalisée au service de l’industrie, la chimie s’est développée essentiellement dans la synthèse et la combustion: le vivant est un chimiste brillant, essentiellement incompris, mais depuis longtemps asservi et breveté. L’on apprend en cinquième à synthétiser de l’arôme de banane, quand les sciences visant à étudier les échanges moléculaires entre les plantes et le sol n’ont réellement progressé que depuis 30 ans. Durant la Seconde Guerre Mondiale, s’est agencée une formule nouvelle, subtil rapprochement non hiérarchique 22


de l’industrie et de la recherche. Il s’agit du Rad Lab, section du MIT regroupant chercheurs en informatique et physiciens pour perfectionnerles radars micro-ondes dont le fameux H2X Radar, matériel aéroporté repérant à 80 km les villes ciblées. Cette formule, mêlant différents domaines de connaissance, accélérant le processus entre prototype et production est emblématique du nouveau libéralisme. L’on peut y voir du positif : l’une des infections idéologiques des sciences est la réification, et plus particulièrement la spécialisation. Elle crée des disciplines hermétiques et isolées, en assurant l’importance de leurs fonctions propres. Scindés dans des domaines savants artificiellement délimités, les experts sont ainsi dans l’incapacité d’avoir une compréhension du monde, au sens étymologique d’embrasser dans un ensemble, englober, intégrer. L’on peut voir du bon, donc, dans la libre circulation du savoir. La formule fut vite exportée du Rad Lab pour devenir la

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structure-type des plus grands technopôles. Avec internet, elle se répandit de manière exponentielle. C’est en son nom que Barbrook et Stallman élaborèrent le logiciel libre, considérant que ce que l'on crée appartient à la conscience collective, ce qui rend la propriété privée ontologiquement inadéquate. Internet pourrait s’apparenter à un échange d'informations émancipé de toutes structures politiques et d'échanges monétaires. C'est ce que revendique Pierre Levy, — qui se dit « néo-situ » — en décrivant l'informatique comme l'aboutissement de l'objectif marxien d'appropriation des moyens de production par les producteurs :

« Si le spectacle (le système médiatique) est le comble de la domination capitaliste, le cyberespace est une véritable révolution ». On croirait entendre là un de ces hippies ventant les bénéfices d’une technologie « douce » parce qu’individuelle. 24


Il serait judicieux d’informer Monsieur Levy qu’internet, loin de faire de tout un chacun un producteur, a intégré la consommation d’images et de médiations sociales au plusprofond de nos intimités, affectant l'élaboration de nos subjectivités. Que les individus sont ici « tous alignés dans leur

délire respectif d'identification à des modèles directeurs, à des modèles de simulation orchestrés ». Que « c'est l'ère des individus à géométrie variable. Mais la géométrie du code, elle reste fixe et centralisée. C'est le monopole de ce code, partout diffus dans le tissu urbain, qui est la forme véritable du rapport social. » (Baudrillard, L'insurrection par les signes). Que les structures politiques se sont resserrées autour de l'individu, et que de par l'information qu'il produit, il crée un profit inespéré et ludique.

En témoignent les réseaux sociaux et les applications au visage convivial et citoyen qui atteindront l’hégémonie dans leurs secteurs respectifs : l’immobilier pour RbnB comme l’a prouvé la gentrification par les employés de Google des alentours de 25


San Francisco ; les transports pour Blabla Car et Uber qui réussit à se dédouaner de la licence de taxi ;Take Eat Easy et Allo Resto qui parviennent à payer leurs employés — passés « auto-entrepreneurs » pour faciliter la magouille légale — au lance-pierre tout en ayant l’air cool. Par ailleurs Monsieur Levy, s'il est bon acteur, n'est pas dupe : il est même assez averti en matière de structure politique. Il a rédigé pour l'état français et l'Union Européenne un rapport sur la cyber culture et la cyber démocratie et gère une société qui vend aux entreprises des logiciels de gestion efficients tant pour la logistique que pour contrôler la présence et le payement des employés. De plus, la croyance en un internet libérateur semble occulter un léger détail. Le réseau n’est viable que grâce à la production néfaste de quantités pharamineuses d’énergie requise à son bon fonctionnement, dont la plupart, fournie en Chine, est tirée d’usines à charbon. Les minerais indispensables à la mémoire magnétique des ordinateurs et 26


téléphones portables sont extraits dans des circonstances géopolitiques, disons délicates, dont le business alimente des dictatures comme celle du Congo. Sans verser dans la technophobie, force est de remarquer que bien que la portée d'une invention dépende de son utilisation, elle sert dans bien des cas une idéologie dominante et sa population. Une idéologie qui se nourrit de la misère de 60 % de la population mondiale et qui consume notre Terre. Il semblerait que l’application des sciences tendent davantage à exacerber les injustices qu’à les réduire. Et dire que ce cher G.K Chesterton suggérait un épuisement des progrès scientifiques faute de nouveaux problèmes à étudier. Il ne serait pas au bout de ses peines. La perspective sera peut être pleine d’espoir pour ceux qui croient encore en cette partie de l’homme aspirant à la connaissance pour elle-même. Songeant à la conférence de Ionesco tenue en 1961 au sujet du besoin irremplaçable de l’inutilité, on clora cette bride de réflexion par une anecdote sur Socrate : 27


Un jour, Cioran observe s’exercer à jouer de la flute.

Socrate

Quand on lui demande :

« A quoi cela te servira-t-il ? »,

Le penseur impassible répond :

« A connaître cet air avant de mourir ». Une question subsiste : L’humanité parviendrat-elle à ajuster sa morale à sa puissance ?

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ARTICLE 3

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- Octobre 2001, Serbie, Slobodan Milošević est renversé par la révolution de Velour. - Novembre 2003, Géorgie, Edouard Chevardnadze est chassé par la révolution Rose. - Décembre 2004, Ukraine, la révolution Orange porte au pouvoir Viktor Yushchenko. - Février 2005, Liban, la révolution du Cèdre destitua puis assassinat Rafiq Hairi. - Mars 2005, Kirghizstan, la révolution des Tulipes destitue Askar Akaïev.

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Cinq régimes, cinq satellites de la puissance soviétique jetés aux oubliettes en quelques semaines. Une contagion révolutionnaire qui commence à inquiéter sérieusement Vladimir Poutine. Cette poussée d’acné pourrait très vite paraître spontanée et démocratique grâce au soutien médiatique finement mené. Mais une étude approfondie de ces phénomènes permet de voir clairement le très haut niveau d’organisation, de préparation mais aussi de stratégie de ces mouvements. 31


A chaque fois, même schéma : 1. Former des leaders au sein des groupes de jeunesse d’oppositions via des stages 2 mois avant les élections ; 2. Prouver une fraude (pourtant déjà bien connue) au cours de ces résultats; 3. Trouver un symbole pour en faire un outil de communication : le point fermé pour la Serbie, la couleur orange pour l’Ukraine etc…; 4. Organiser des actions publiques comme les manifestations pour mobiliser les masses;

5. Placer chaque membre de la société (dont l’administration, l’armée ou la police) en victimes pour ensuite leur garantir une place singulière dans le nouveau régime. 32


Véritable stratégie d’entreprises, de l’élaboration de la marque, de son logo, de ses partenaires jusqu’à la recherche d’actionnaires et de fonds d’investissements étrangers.

Notons que ces stages, si gentiment proposés, sont dispensés par le NED (National Endowment for Democracy crée en 1983, spécialisée dans l’exportation de démocraties), le IRI (l’International Republican Institute dirigé par John McCain) et Freedom House (Basée à Washington, cette organisation dirigée par James Woolsey, ancien directeur de la CIA, est financée principalement par le gouvernement des Etats-Unis mais perçoit aussi des dons de l’Union Européenne). Dans un documentaire "Comment la CIA prépare les révolutions colorées" de Manon Loizeau — une journaliste franco-britannique fiable — on découvre que Mike Stones, le représentant de Freedom House au Kirghizstan, détient une imprimerie qui assure la rédaction, la mise en page, et la publication des 6 journaux d’opposition du pays. Bien évidemment, la distribution est ensuite confiée à des 33


organisations locales, kirghizes authentiques, afin de soutenir l’illusion d’un élan populaire et spontané. Afin de rajouter une pointe de sel, on s’aperçoit également que c’est dans cette même imprimerie que prend naissance le best-seller du moment, From Dictatroship

to Democracy : a conceptual Framework For Liberation, un manuel traduit en 21 langues et écrit par Gene Sharp, fondateur de l’Albert Einstein Institute. Et pour ceux qui ne seraient pas fervent de lecture, les américains vous offrent une production elle aussi étasunienne Bringing down a dictator, film culte qui circule aujourd’hui sous les manteaux dans toute l’Eurasie postsocialiste.

Si on creuse encore un peu, on s’aperçoit que ces organisations ne sont pas nouvelles. L’idée est née aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre Mondiale avant de se poursuivre au cours de la Guerre Froide: développer des organisations influentes capables de contrer l’Union Soviétique. Nous n’avons même plus le luxe d’en douter depuis 34


les aveux de la CIA quant aux coups d’Etats qu’elle a fomenté: au Guatemala en 1954, en Iran en 1953, au Congo en 1960, en République dominicaine en 1961, au Sud Vietnam 1963, au Brésil en 1964 et au Chili en 1973. Evidemment, lors de l’effondrement de l’URSS, les activités de ces ONG ont été redirigés, devenant des têtes de ponts pour accroitre l’influence américaine. Dans les archives du Monde Diplomatique, datant de Septembre 1959, un article titré

« Les bases américaines ceinturent toute la planète » laisse présager leur avancée au

cours des années 2000. Aujourd’hui, sous prétexte de cette « guerre mondiale contre le terrorisme », ils s’en sortent avec plus de 1400 bases militaires dans 140 pays différents si on en croit Julian Assenge, le fondateur de Wikileaks. Je pourrai encore vous parler des implications de la Banque mondiale, de la Banque d’investissement européenne ou du FMI dans ces financements frauduleux de 35


pseudo-révolutions mais partons plutôt en Ukraine via la Pologne. L'art au service de la révolution. L'imposture est belle. Dans la politique culturelle, toute parole ou geste dissident est comme un matériel usinable et reproductible. Le meilleur exemple en est la reprise par le management de dogmes situationnistes : la créativité, l’importance du ludique, l’organisation pour une coopération active et gratifiante. Quoi de mieux pour étayer ce propos que le fameux slogan de Leclerc :

« Il est interdit d’interdire de vendre moins cher ».

Les collectifs d’art dissidents de l’exbloc de l’est face à des systèmes totalitaires ont choisi le rire comme arme : Otpor, Kmara, Pora, Znayu, Alternative Orange... Oeuvrant à la chute du gouvernement communiste en Pologne, de ce dernier il ne reste que des nains. Graffités sur des murs comme autant de figures absurdes, vides de messages idéologiques, mais par leur seule présence élé-ments du désordre; il n'en reste 36


aujourd'hui que des moulages en bronze commandés par la mairie pour mettre en valeur le folklore de la ville polonaise, Wroclaw. Début 2001, les premiers tirages sortent en commémoration du collectif, aujourd'hui la production s'est accélérée à l'heure où Wroclaw est nommée capitale culturelle 2016. Triste et emblématique ironie du sort, la ville a muté, et plutôt qu'un communisme austère faisant régner rationnements et couvre-feu, c'est aujourd'hui d'une toute autre infection dont elle souffre. La gestion capitaliste se définit ici de manière plus insidieuse: investissement des fonds régionaux dans de grands projets de réaménagement plutôt que dans le bien-vivre des petites gens, invasion de flux de touristes et de signes, plus efficaces pour briser la socialité que les patrouilles militaires et la répression des ras semblements. Et ainsi, c’est l’invisible dissolution de la micro-culture au prétexte de la mise en spectacle du folklore local. De fait, on ne peut accroître le rayonnement médiatique d’une culture sans provoquer sa miscibilité dans la culture dominante. Celle-ci prend la forme d’infrastructures, 37


de transports, de l'exportation de touristes, véhiculant malgré eux l'image bourgeoise, d’hôtels luxueux et de sèche-mains dernier-cri. Hégémonie de l'actuel, même dans le plaisir du désuet. Ce passage de flambeau, au fond d’un totalitarisme à l’autre, on le retrouve dans la grande arnaque de la révolution orange.

Alternative Orange reprend du galon en 2001

après une pause de 10 ans pour parasiter les élections présidentielles de son slogan « votez lutin ». En 2004 le groupe s’occupera de logistique et de communication lors du soulèvement qu’on a nommé «révolution orange». Piètre révolution, dont l’étincelle fut le trucage des présidentielles ukrainiennes favorisant le candidat pro-russe Ianoukovitch face à son adversaire Iouchtchenko. Piètre révolution, mais admirable guéguerre de superpuissances qui ne se cachent même pas derrière le théâtre d’une crise interne, et assument officiellement de financer la guerre civile. Derrière ces façades aux relents humanitaires se cachent comme nous 38


l’avons vu, des organisation occidentales. L’an dernier le milliardaire et démocrate Etasunien George Soros, fondateur de l’Open Society Fondation a débloqué 65 millions pour ce financement «orange» et d’après les dires de Nuland du Bureau des Affaires Européennes de Washington, depuis 1991, c’est 5 milliards qui ont été déboursés pour l’émancipation de l’Ukraine. Les fonds ont aussi transité par la Fondation Carnegie, une organisation non gouvernementale qui oeuvre pour la paix du plus fort. Même schéma pour les mouvement étudiants serbe Otpor, géorgien Kmara (« Assez »), albanais Mjaft, biélorusse Zubr ou ukrainien Pora (« C’est l’heure »). A ce titre je vous laisserai consulter le quotidien suisse Le Temps édition du 10 décembre 2004, le quotidien belge Le Soir édition du 21 décembre 2004 et wikileaks actu. Une fois la révolution venue d’en bas, instrumentalisée par le haut, que restet-il de ces idéaux-écrans de fumée derrière lesquels se dessine le visage désincarné de nos marionnettistes ? 39


A ce titre, arrêtons nous un peu sur Boris Abramovitch Berezovsky. Fi de la loi ukrainienne, il a «banqué orange» à hauteur de 2 millions, arguant qu’il ne s’agissait pas de fonds directement versés à un parti — manœuvre interdite — mais de dons à des « mouvements pro-démocratie ». Bref, un de ces «gangsters modernes», doté de relations polyvalentes et dont l’histoire est pétrie du folklore bien connu de la mafia russe. Comme quand un soir d’été 1993, son showroom est pris d’assaut par un groupe armé, assaut auquel sa garde tchétchène répond au kalachnikov. Lors de la perestroïka — draconiennes réformes économiques qui achèvent la fragmentation du bloc de l’Est —, Berezovsky n’a plus besoin qu’on lui apprenne les ficelles du métier à l’occidentale. Il base ses filiales aux îles Caimans, rachète par le biais de sociétésécrans interposées des compagnies, dont AutoVAZ et la compagnie aérienne Aeroflot. Il détient bientôt la chaîne de télévision la plus regardée en Russie : ORT. D’un tel homme on ne pouvait s’attendre que sa participation financière à la révolution orange 40


et à la campagne de Iouchtchenko relève d’un humanisme désintéressé. Et en effet, il n’est pas nécessaire de fouiller très loin pour découvrir que pour Mr Berezovsky, la révolution est un business. Touchant de l’argent de la vente d’arme, finançant les branches radicales des indépendantistes tchétchènes, il a lancé le commerce du kidnapping dans le nord du Caucase. C’est pour se faire guide de la contestation que le Parti Communiste Italien permuta dans les années 70 un discours léniniste de destitution du pouvoir contre une critique de sa rivale radicale la Nouvelle Gauche, l’accusant de semer un fascisme montant, face auquel il fallait a tout prix préserver la démocratie. C’est pour endiguer le mouvement que la CGT mit fin à son appel à la grève lors des manifestations contre la réforme des retraites de 2010 quand celle-ci prenait une ampleur incontrôlable. C’est pour rappeler le peuple aux urnes que Podemos s’est fait parti politique. C’est sans doute dans la même intention que s’est crée Nuit Debout. 41


C’est pour renforcer l’empire occidental face à la Russie qu’ont été financé les révolutions colorées.

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ARTICLE 4

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« Avec l’aide de vos mutants precogs, vous avez audacieusement et efficacement aboli le système punitif post-crime fondé sur l’emprisonnement et l’amende. Comme nous le savons tous, la perspective du châtiment n’a jamais été très dissuasive ; quant aux victimes, une fois mortes elles n’en tiraient guère de réconfort. » « Il n’avait même jamais assisté au moindre crime de sang. Alors qu’il était préfet de police depuis trente ans. Depuis, une génération, le meurtre n ‘existait plus; cela n’arrivait plus tout simplement. » 44


En grec classique, kubernete = pilote kubernesis = action de gouverner un vaisseau, un Etat. La cybernétique est une théorie générale de la régulation des systèmes naturels, artificiels ou sociaux par l’échange d’information. Cette « théorie des messages » nous permet ainsi d’effectuer des analogies entre le comportement animal, le fonctionnement des machines et l’élaboration d’une structure sociale. Un des piliers de la cybernétique est la rétroaction aussi appelée feedback. Cette notion s’illustre autant dans l’économie (avec les phases cycliques qu’engendre chaque innovation technologique), en finance (avec la fluctuation des prix en fonction des évènements géopolitiques), en biologie (avec l’équilibre de l’activité des enzymes), en psychologie (avec l’enseignement par le thérapeute du conditionnement opérant au 45


patient) etc. Pour être plus précis, disons que la rétroaction c’est la perception et la correction de toute déstabilisation, dérèglement involontaire d’un mouvement. En 1769, James Watt munissait la première machine à vapeur d’un régulateur à boucles rectifiant les inégalités de production de la machine. Le thermostat à l’aide duquel nous réglons notre chauffage en est l’application la plus facile à comprendre : toute variation de la température ambiante réagit sur la chaudière. Tout organisme est donc maintenu en cohésion par des communications en feedback, autrement dit selon un système « action/réaction ». Ces feedback sont en quelque sorte l’unité fonctionnelle du système. Mais ce système ne se constitue pas que d’une seule unité. Ainsi, les métabolismes mettent en place différents moyens pour coordonner ces feedback et assurer un lien, Weiner parle d’homéostasie. L’homéostasie désigne « l’ensemble

des processus organiques qui agissent pour maintenir l’état stationnaire de l’organisme » 46


d’après la définition formulée à la fin des années 1920 par le physiologiste Walter Cannon. C’est simple, il s’agit d’une loi biologique fondamentale: toute entrée énergétique quantitativement suffisante pour déstabiliser un organisme déclenche chez celui-ci des mécanismes correcteurs. - Dans un milieu organique, seules de très faibles variations de pH sont compatibles avec la vie, les limites extrêmes enregistrées chez l’homme atteignent 6,90 et 7,80 ; et le pH moyen mesuré à une température normale de 38° est de 7,39. Ceci est permis grâce à des mécanismes autorégulant complexes. L’anhydrase carbonique, une enzyme à la surface plasmique intracellulaire des globules rouges, a la propriété de pouvoir convertir le gaz carbonique en acide carbonique et inversement. Lors de la synthèse d’acide carbonique sont libérés des protons H+ qui sont au cœur de la réaction acido-basique. Le corps chimique acide se dissout en transférant son proton H+ au corps basique, qui libère l’ion hydroxyde OH-, opposé basique et complémentaire de l’ion 47


H+. Par cet échange, le pH redevient neutre. Ainsi l’anhydrase carbonique fonctionne comme un régulateur de pH. - Dans l’électricité, le mécanisme a été exporté dans les formes d’autorégulations par attraction de fréquences. L’appellation technique peut effrayer mais le système consiste simplement en un ensemble de générateurs montés en parallèle, dont on souhaite que la vitesse de chacun soit la même et la plus précise possible. Le but : fournir un courant d’intensité stable. Chaque générateur est équipé d’un régulateur et ne se branche au réseau que lorsque sa vitesse est dans un voisinage acceptable de la vitesse souhaitée. S’il s’éloigne de ce voisinage, il est automatiquement débranché. Or le couplage des générateurs dans le réseau rend ceux-ci dépendants les uns des autres. Les moteurs les plus rapides vont accroître la vitesse moyenne, les plus lents vont la ralentir. - En dialectique, le principe est tout aussi aisément transportable. Si par exemple, nous prenons le système formé par les 48


péripatéticiens (autrement dit, les potes du Lycée qu’Aristote créa à son retour de mission auprès d’Alexandre Le Grand). Supposons qu’Aristote demande à son élève Straton de se livrer à un jeu de dialectique. Supposons à présent que les punchlines de Straton soit un peu moins rapides que celles d’Aristote. Au bout d’un certain temps, l’écart va se creuser suffisamment pour que la conversation ne puisse plus avoir lieu. Pour alors rétablir le débit de Logos, qui est la finalité du système, Straton doit accélérer un peu et Aristote ralentir d’autant, jusqu’à ce que le groupe atteigne une vitesse moyenne, toujours légèrement en oscillation. Seulement à ces conditions, le dialogue pourra avoir lieu. Notons que l’équilibre homéostatique au sens où l’entend Weiner, réside non pas dans la conservation rigide d’un état, mais dans la stabilisation d’un régime viable. A supposer que nous connaissions un régime viable. En 1834, Ampère entendait dèjà la « cybernétique » comme mode de la gouvernementalité. Très vite, son application s’étend à de tels domaines. Ici, même 49


principe, des boucles rétroactives. Comme un système nerveux reçoit des informations de ses membres, une entité gouvernementale ou commerciale en tire du peuple. Les abeilles, les fourmis et les thermites obéissent à des messages génétiques de manière purement collective. Le système nerveux rudimentaire de la fourmi ne lui permet pas une grande accumulation de mémoire, et lui retire donc toute possibilité d’apprentissage. L’apprentissage signifie que des séquences de comportements peuvent être prélevées dans l’expérience et mises en mémoire pour être réemployées ultérieurement avec un gain d’efficacité. C’est une forme de feedback très complexe. Non dotés de la reconnaissance individuelle des vertébrés, ni de la transmission du savoir par le jeu propre aux mammifères, les insectes échappent à la compétition et aux désirs d’émancipations que prodiguent la conscience de soi et de l’Histoire. Dans cet état parfaitement ordonné, chaque travailleur accomplit ses fonctions propres, dans un comportement stéréotypé codé 50


génétiquement. C’est là leur point de fracture par rapport à l’être humain. Moins un système possède de mémoire utile, plus il est mécanisé, moins il contient d’information exploitable, moins il peut prendre de décisions et moins il est autonome. On comprend Norbert Wiener quand il nous parle de l’impossibilité pour l’Homme de s’épanouir dans la spécialisation et la bureaucratie à outrance. Diviser pour mieux régner, la rengaine est bien connue. Les organisations totalitaires ont précisément pour projet de faire des sociétés humaines des sociétés d’insectes. Rappelons que l’information est pour Wiener le contraire de l’entropie, interprétée comme mesure de désorganisation. Le bruit pourrait être la manifestation naturelle de l’entropie dans le message. Mais seul l’homme peut générer intentionnellement du bruit (la mise sur écoute par la police provoquant un certain grésillement, peut-être pourraiton alléguer que c’est là la preuve qu’il s’agit en vérité d’agents du désordre ?). Ce n’est 51


d’ailleurs pas un hasard si, au seuil du XXème siècle, surgissent de nouvelles façons de problématiser la question de l’organisation sociale — notamment suite au fantasme d’unité parfaite des régimes totalitaires. Ce qui menace cette harmonie n’est plus seulement la guerre (extérieure, civile ou familiale), mais une généralisation de ce que Durkheim, à la même époque, appelait anomie. On entend par anomie, la destruction des valeurs ou des normes communes qui entraine l’isolation de l’individu, piégé dans son rapport à la société entre autonomie et hétéronomie. Symptôme de l’individualisation et de la désintégration sociale, l’anomie est un départ moral de l’individu. Mais contrairement à la définition de Durkheim, Guyau y voit une possibilité créatrice. Délaissé et délaissant à son tour l’ordre social, l’individu pourra s’ouvrir à de nouvelles formes de relations humaines. Ce qui est nouveau, ce n’est pas que l’on se rende compte que des gens puissent s’écarter de la coutume; ce qui est nouveau, c’est d’apercevoir que ces gens ne représentent plus une minorité exceptionnelle. 52


« Il y a quelque temps j’ai posé à un ami biologiste la question rhétorique suivante : comment se fait-il qu’un chien s’asseye toujours confortablement ? » A la question de Yona Friedman, la réponse est simple : le chien n’a pas d’idées préconçues sur la façon de s’asseoir, il change de position jusqu’à être confortablement assis. Par contre, l’homme s’assoit selon une image qu’il se fait de la manière dont il faut s’asseoir. De même, il s’organise socialement selon une idée préconçue, issue d’une idéologie verbeuse et de modèles stéréotypés d’organisations sociales. Mais la vérité c’est qu’une société, comme tout système organique s’autorégule. Un organisme se développe jusqu’à une certaine limite, une fois cette limite franchie il se comporte différemment. Si une société conserve sa structure et en même temps s’accroît, elle se rend vulnérable dès la première crise. L’hypothèse de l’autorégulation des organisations sociales peut être conçue comme l’un des facteurs les plus importants de la sélection naturelle: l’anomie devient 53


alors l’anticorps d’un système sclérosé où les individualités pullulent. Elle se fait l’instinct de survie de l’homme social, outil de l’autorégulation. Nul besoin de programmes d’homéostasie cybernétique car nos sociétés sont déjà des unités biologiques. On pourrait alors légitimement se demander quel rôle l’artiste peut-il tenir au sein de ces unités biologiques ? On ne sera pas aussi scindant que l’étudiant d’une Jeunesse Allemande scandant que tout cinéma non politique est un cinéma cochon. Cependant, on prendra le parti qu’en ces temps mouvementés, choisir — en tant qu’étudiants en école d’art — de se désintéresser pleinement des agitations extérieures demande peut-être plus de justification que la position inverse. Une anecdote que le professeur Henry Foster Wallace avait coutume de raconter à ses élèves à chaque rentrée scolaire est compté dans L’utilité de l’Inutilité de Nuccio Ordine. Elle met en scène deux petits poissons qui, nageant paisiblement, croisent la route d’un 54


plus gros poisson qui leur demande « ça va les garçons ? L’eau est bonne ? ». Les deux

petits poissons reprennent leur route puis soudain, l’un regarde l’autre et demande « Tu sais ce que c’est toi, l’eau ? ». La morale peut sembler naïve mais c’est pourtant là que nous pensons le rôle de l’artiste : s’attacher à comprendre l’eau dans laquelle nous nageons. Que les étudiants en écoles d’arts implantées dans des pays où les situations sociales et économiques sont intolérables, trouvent un souffle de liberté dans le simple plaisir du Faire, dévêtis de questionnements politiques quelconques, nous le comprenons aussi justement que notre empathie nous le permettra. En revanche, nous nourrirons un regard plus triste à l’égard de l’autre versant de l’iceberg, où les possibilités d’un art autoréflexif semble avoir montré ses limites et perversions.

C’est vrai, peut-être qu’après tout, ce que tout le monde veut vraiment dans la vie, c’est s’asseoir en paix et manger son 55


sandwich. Mais nous avons beaucoup de choses en tête, comme les bonnes notes, le boulot, les enfants, de grands rêves et de petites doléances, des séries télé préférées dont on ne veut pas manquer un épisode et des cartons remplis de trucs qu’on doit renvoyer à Amazon. Vous pouvez juger ces choses dérisoires. Vous pouvez accusez les gens qui se bornent à prendre la vie comme elle vient et à s’occuper de leur petits jardins d’être égoïstes, aveugles, voir immoraux. Mais il est pauvre et irréaliste d’attendre des autres qu’ils se soucient plus des choses qu’ils n’en n’ont réellement envie ou qu’ils ne le peuvent réellement. Toute tentative de les faire bouger est alors voué à l’échec et à l’oppression. Benjamin Franklin disait :

« Il y a trois types de gens : ceux que l’on ne peut pas faire bouger, ceux que l’on peut faire bouger, et ceux qui bougent. » Je vous laisse imaginer où se situent ceux dont nous vous parlons dans cette brève anthologie. 56


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ANTHOLOGIE

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AAA CORP

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Groupe d’utopistes pirates qui usent à bon escient de la caution culturelle et du jeu qu’incarne l’oiseau de Brancusi durant son procès. Jouant avec, d’une part, la place privilégiée que tient la Culture dans nos sociétés et d’autre part, l’élasticité de la définition même d’œuvre d’art ; les jeunes artistes parviennent à rouler peinard dans des véhicules non homologués dopés à l’huile de tournesol.

Durant les années 2000, ils ont ainsi fait vivre le long de leur itinéraire, des fragments d’utopie. Pressant leurs tournesols — illégaux en tant que carburant car n’étant taxé par l’Etat qu’à 2% contre 78% pour l’essence —, ils animent une radio pirate, font battre un sound system, et établissent à chaque escale un atelier sérigraphie. Leur statut: une troupe nomade, une structure qui prend vie lorsque le public invité à descendre des gradins pour vivre une fête, l’active ; une sorte d’apogée de la culture anarchiste, forme éphémère d’organisation spontanée, ouverte, affinitaire et non hiérarchique… peut être une équivalence au dîner de Stephen Pearl Andrews. 61


ADAM ET ITSO

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Adam est suédois, Itso danois. En 2003, ils s’infiltrent dans les souterrains de la gare centrale de Copenhague et construisent ce qui leur servira de lieu de vie durant 4 ans. Equipée d’une cuisine et de lits, la structure prend forme grâce aux matériels qu’ils récupèrent la nuit sur les chantier de la ville. Le 2 février 2007, la cachette est découverte par les ouvriers chargés de rénover la station. De Gotham aux Tortues Ninja, du métro New Yorkais aux égouts de Bucarest, de Farewell à Biancoschok, la réappropriation des soussols urbains n’est pas chose nouvelle mais elle reste d’un intérêt primordiale, d’autant plus aujourd’hui. 63


LES ARTS INCOHERENTS

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En 1882, Jules Ferry rendit l’enseignement obligatoire et Jules Lévy l’esprit de sérieux facultatif. De 1882 à 1896, au lendemain de la guerre et de la commune, un ensemble de journalistes, peintres, poètes, sculpteurs, théâtreux, intellectuels en tout genre décorent le paysage d’un souffle nouveau, potache, démystifié. C’est l’avènement du contre-salon artistico-burlesque, des fêtes improvisées, des carnavals sauvages. En Octobre 1884, nous les verrons défiler en plein quartier de la bourse à Paris en arpentant des échelles ornées de l'écriteau: « je vernis », causant ainsi des embouteillages démentiels... un happening avant l’heure ?

De l’allure et de l’allant, haut les cœurs ! L’« esprit fumiste » qui les animent s’inscrit dans une mouvance globale autour de laquelle gravitent les Hydropathes d’Emile Goudeau, les albums Zudistes, les Hirsutes de Léon Trézenik, les habités du Chat Noir de Rodolphe Salis - une auberge qui fut le berceau d’une agitation littéraire féconde. Mais qui sont-ils en fin de compte ? 65


Dans leur catalogue de 1884, on lira :

« Ni impressionnistes, ni essayistes, ni voyistes, ni intentionnistes, ni quoique-ce-soitistes ».

Ils ne font pas partie de l’art officiel, quasi inexistants dans les musées, sur internet (avec à leur actif un même fragment de texte copié d’un site à l’autre), et très peu traités dans les ouvrages littéraires. Pourtant, véritables rebelles pour l’art de l’époque, ils ont sans doute été bien plus radicaux que la plupart des artistes voyous de nos jours. Ces outsiders proposent ainsi une première exposition le 1er Octobre 1882 dans un lieu pour le moins insolite : la chambre du domicile de Jules Lévy. Là, c’est Reganay qui ouvre le bal avec Une Vue de Paris composée à partir de petits jouets collés sur une feuille en carton. Puis, apparaît Un Facteur Rural de Fernandinus: sur un panneau est fixé un gros soulier. Ce dernier prolonge un dessin en perspective d’une jambe de facteur gigantesque au bout de laquelle se perd dans l’horizon un tout petit corps vu de dos. Sur une toile d’1m80 66


de haut sur 10cm de large, Georges Moynet représente un vers de terre amoureux d’une étoile. Ailleurs, un Bas-Relief expose un bas de femme cloué sur un socle en bois. Puis, noyé dans ce décors loufoque — car n’en étant pas moins lui-même — surgit le premier monochrome de l’histoire de l’art : Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit. Son auteur, Paul Bilhaud, hydropathe et à ses heures perdues auteur de chanson de caféconcert. Il est suivit de près par Alphonse Allais qui présentant un morceau d'étoffe rouge Récolte de la tomate sur le bord de la mer rouge par des cardinaux apoplectiques. Dire que 120 ans plus tard, Malevitch nous pondait lui aussi le soi-disant premier monochrome de l’histoire. On ne lui accordera de premier seul son sérieux dramatique. De même pour Klein, le père Ubu de la peinture propriétaire du bleu IKB qui, rappelons-le, a une formule de fabrication industrielle. On prendra par contre le temps de citer quelques autres œuvres « monochroïdales » d’Alphonse Allais réunies dans dans l’Album

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primo-avrilesque de 1897. Un monochrome gris Ronde de pochards dans le brouillard, un bleu Stupeur de jeunes recrues en

apercevant pour la première fois ton azur, O méditerranée.

D’ailleurs, contrairement à ses confrères, Emile Cohl ne niera pas cette part de l’histoire dans son dessin animé de 1910 Le Peintre néo-impressionniste. Aux scènes monochromes qui s’intercalent tout au long de l’histoire comme l’une noire représentant des nègres fabriquant des cigares dans un tunnel, on ajoutera aussi des échos directs aux œuvres d’Allais dans les peintures que réalisait le protagoniste. Vous l’aurez compris, un humour toujours à définir et toujours indéfinissable. L’art de plaisanterie déplaisante. Caricaturistes, ils lapident, plaident l’esthétique dévoyée puis vous mènent la poésie du sacre au massacre, retournent le discours scientifique contre lui-même, transposent le charme de la parole ordinaire au théâtre. Des monochromes aux roues libres de monologues endiablés de Charles 68


Cros au Chat noir, l’hystérie est loin de s’essouffler. 1883 marque la première exposition officielle de nos compères, dans un local de la galerie Vivienne à Paris. A l’entrée, les tarifs diffèrent selon les jours, imitant le système des salons. On y trouve alors les caricatures de Baudelaire, Mérimée, Daumier, Eugène Sur etc. Quant à Alphonse Allais, incohérent confirmé, il fait ses premiers pas en peinture et sculpture avec deux pièces : Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, monochrome représenté par une simple feuille de bristol blanc ; et Terre cuite (Pomme de), véritable pomme de terre exposée telle quelle. Il poursuit son élan en écrivant Un drame bien parisien, une pièce en écho aux bals des Incohérents dont le premier eu lieu le 11 Mars 1885 avant de se renouveler en 1886, 1889 et 1893. La mise en scène est burlesque, des gentlemans ramasseurs de cigarettes flirtent avec des académiciens en fuite vêtus d’habits verdâtres… jusqu’à la scène de clôture baignée d’un esprit Nature 69


et Découverte lorsque chacun se retrouve sur des tapis d’herbes fraîches le temps du partage d’un repas. De ce rire grinçant, provocateur et malvenu sur le terrain de la « gaité française », faut-il y voir l’annonce des futurs positionnements des avant-gardes du XXème siècle ? L’esprit sérieux battu en brèche, l’esprit bourgeois récusé, la tradition réfutée au profil de la facétie "hénaurme", frôlant l’humour noir ou le non-sens… n’est ce pas à plus d’un titre la préfiguration des sacrilèges de Dada, de Fluxus ou du surréalisme ? Ou ces répétitions formelles induiraient-elles la fin de l’univers des formes, simplement rémunérées par une variation des sens ? Après tout, la plus grande invention des Arts Incohérents n’était peut-être pas la forme plastique mais le fait de questionner et de bouleverser le statut de l’artiste. C’est sans doute là son invention la plus frappante. Au même titre que celle du chevalier errant le fut au Moyen Age.

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FRANCIS ALYS

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Comme Matta-Clark, Francis Alÿs est architecte de formation. Et tout comme Gordon, Alÿs fait parti de ces architectes qui façonnent la ville pour quitter le monde du sublime et rejoindre la vie.

Cadere dans les années 1960 se promenait dans Paris, un bâton de section circulaire à la main afin de signaler l’homme en marche ; Alÿs, lui, arpente les ruelles de Mexico baladant un chien magnétique sur roulette. Inspiré des chiens errants qui habillent Mexico,The Collector, réalisé en 1991 est un outil urbain dont l’épiderme se revêt progressivement des rebuts métalliques rencontrés sur son chemin. Dérive du flâneur qui investi l’espace pour en dresser le portrait. Ce n’est pas un hasard si la racine latine invistire signifie revêtir, garnir. Le chien revêt alors le portrait caché de la ville moderne et plus tard, en 1994, ce seront les chaussures de l’artiste qui dessineront la Havane avec Magnetic Shoes. La démarche ne peut s’échapper de la figure du flâneur exaltée par Baudelaire dans Le Peintre de la Vie Moderne. Se 72


délectant du spectacle sublime induit par le mouvement infini des foules et des masses anonymes, il deviendra finalement le symbole de la Modernité dans Paris, capitale du XIXème siècle de Walter Benjamin. Ainsi, la marche est un des murs porteurs du travail de Francis Alÿs. Cependant là où il s’agit de dérive, de psycho-géographie, de passage hâtif — pour reprendre les termes de Guy Debord et Ivan Chtechglov en 1953 dans Formulaire pour un Urbanisme Nouveau, sorte de prémices de ce qu’on nommera à partir de 1958 le Situationnisme — ; Francis Alÿs obéit à une démarche moins hasardeuse. Répondant à des protocoles qu’il nomme « axiomes », ces scénarios brefs et précis peuvent être perçus comme des modes d’emplois, des invitations au renouvellement. Un exemple :

« Un jour, en 1991, un homme, sans âge distinct, habillé de manière sobre, portant un sac à l’épaule gauche, déambule dans les rues de Mexico 73


en tirant un petit objet cubique sur roulettes. Qui est cet homme ? Que faitil ? » Les 3 possibilités de réalisation de l’œuvre sont ainsi déclarées équivalentes par l’artiste et conforment à son intention. Le choix d’une des conditions de représentation sera en fin de compte définit par le récepteur lui-même. La construction de l’œuvre dépend donc de son contexte de réception. Et on aime bien, nous, quand ça dépend du contexte et pas d’une abstraction quelconque. 3 équivalences donc. La résonance avec le Principe d’Equivalence de Robert Filliou n’échappera pas. Mais nous y feront un aparté dans un paragraphe spécifique afin de ne pas déborder de trop. Pour l’heure, disons simplement que la formulation d’une idée d’œuvre peut la constituer aussi bien que sa réalisation, elle ne le fait pas sur le même mode d’existence. Avant de revenir sur ses scénarios, citons au préalable quelques unes de ses 74


actions. En 1994, à Sao Paulo et Gent, il réalise The Leak en se perdant dans la ville avec une boite de peinture trouée. En 1996, à Copenhague, Narcoturism est l’expérience d’un vagabondage sous l’emprise de diverses drogues. Ses impressions physiques seront retranscrites dans un compte-rendu journalier. En 1998, à Stockolhm, il accroche son pull au Musée des Sciences et Techniques de la ville puis, pendant une journée, le démaille en déambulant dans les parcs jusqu’à rejoindre le Musée Nordique: Looser/winner. En 2002, à Los Angeles, Walking a Painting charge un des membres du musée à décrocher une œuvre d’une cimaise du MoCA puis à la reposer chaque soir pour qu’elle puisse se prodiguer le sommeil nécessaire. La marche est à rééditer le temps de l’exposition. Du 4 au 5 juin 2004, à Jérusalem, avec Sometimes doing something poetic

can become political and sometimes doing something political can become poetic, il marche du Sud au Nord de la ville en suivant la frontière internationalement reconnue 75


après l’armistice de 1948 entre les Juifs et les Arabes. Il s’agit de la ligne verte: une frontière aujourd’hui gommée, abolie par la colonisation, absente des cartes officielles israéliennes, remplacée par le Mur de Séparation. Sur 24 kilomètres, muni de 58 litres de peinture tenus, il dessine, inscrit, redéfini la carte à même la terre. Rompons l’ordre chronologique pour nous arrêter sur Paradoxe of Praxis (sometimes doing something leads to nothing). 1997, à Mexico, Alÿs pousse pendant 11h un bloc de glace jusqu’à ce qu’il soit entièrement fondu. « Paradoxe » car l’objet, le produit s’efface au cours de la marche mais le geste, par la bouche-a-oreille, persiste et se dissémine dans l’espace/temps de la mémoire collective. L’action prend une autre manifestation à travers la narration, comme nous le disions plus haut, elle opte pour un autre mode d’existence.

« Si on peut réduire le propos à une petite histoire qui se transmet, elle n’appartient à plus personne, elle se socialise et elle fait une tâche d’huile. 76


Elle peut se reproduire à l’infini ». On comprendra pourquoi chaque scénario est simplifié jusqu’à parvenir à l’anecdote. Dénuées de toute virtuosité et antisymboliques, ses actions relèvent d’une humilité où le statut d’auteur, la spécificité de l’artiste et la professionnalisation qui s’y prêtent sont déjouées au profit d’un geste pauvre et éphémère et peut être plus juste. Je repense alors à ce texte d’Henri Bosco, accroché dans la cuisine de ma grand-mère:

« Mes Oliviers. C’étaient des arbres de patience, des arbres de foi, des créatures végétales religieusement attachées à leur roc infertile et vivant vénérable de ce roc, les vrais possesseurs. L’Homme avait abdiqué, eux, ils restaient là. Ils n’attendaient pas de pitié, ils espéraient peut être un peu d’amour ou plus simpement encore, un peu de peu de justice. Et cest pourquoi, je me suis mis soudain à les aimer ».

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« Traduire les choses plus que de les produire ». Désireux de ne rien ajouter de matériel à la ville, les actions d’Alÿs et les anarchitectures de Matta Clark se rejoignent en ce point: simultanément ajouter et soustraire. Ajouter aux structures originelles en réalisant des passages et des points de vue et, soustraire par l’évidemment, par le travail des espaces négatifs.

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BERTILLE BAK

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On pourrait facilement incomber à Bertille Bak fraichement sortie de l’ENSBA de Paris, une familiarité embarrassante avec la branche de jeunes artistes adeptes « d’esthétique relationnelle » pour reprendre les termes de Bourriaud, autant mièvre qu’hypocrite. Comme si le simple partage d’un repas convivial suffisait à restaurer le lien social. Héritière du néo-avant garde et de l’art participatif essayé dans les années 60-70 puis d’un art sale et faussement transgressif d’une partie de la scène artistique des années 90 ; son approche plastique se situe à la jonction entre celle de l’artiste polonais Wodiczo et celle de l’anglaise Lucy Orta. Le protocole de Bertille est à chaque fois identique : elle part à la rencontre d’une communauté repliée, écartée, oubliée et élabore en étroite relation avec la population, une retranscription possible des traces de ces lieux de vie marginalisés et souvent voués à disparaître dans le silence le plus complet.

Naviguant dans les cités minières du Nord de la France en 2005 puis en 2010 dans les communautés polonaises émigrées des 80


quartiers de Brooklyn ou du Queens à New York; on portera un regard plus particulier sur son film mené à Bangkok dans le quartier de Din Daeng. Intitulé « Safeguard Emergency Light System », elle s’immerge dans un micro contexte précis qui nous parle d’un problème plus vaste en évitant les bavardages mondains qui, voulant plaider les grandes causes des sans abris, des réfugiés ou de la fétichisation de l’image féminine, tombent trop souvent dans le malaise de la « belle âme » hégélienne. Malgré une intention des plus louables, cette volonté de sublimer les laissés pour compte finit malheureusement par vulgariser une réalité plus complexe en tentant de combler par du caritatif débordant nos culpabilités coloniales sous-jacentes. Quoi qu’il en soit, Bertille offre une visibilité honorable aux habitants de la barre d’HLM menacés d’expulsion sans la moindre chance d’aides à la relocalisation. Le contexte politique ne leur permettant pas de descendre dans la rue pour manifester leurs injustices, ils établissent alors une stratégie contestataire singulière. Installés dans leurs appartements 81


respectifs, chacun depuis sa fenêtre émet une série de signaux lumineux à l’aide de lampes torches simultanément éteintes et allumées. Il s’agit de la retranscription d’un chant révolutionnaire. Filmé frontalement, cette partition sans chef d’orchestre apparent constitue un cri de révolte qui, par un subtil détournement des codes, s’émancipe des contraintes répressives des autorités. La pièce prend d’autant plus de sens lorsque l’on sait que cette action aboutit à la prise en compte du relogement des habitants en question. Un écho aux actions des groupes révolutionnaires comme Otpor qui n’est pas pour nous déplaire.

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CAE

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Voilà un joyeux exemple d’un art pluridisciplinaire sans frontière, un virus contaminant tous les territoires de savoirs possibles afin de disséquer au plus profond les entrailles du système. Critical Art Ensemble (CAE) est un collectif, fondé en 1987 à Chicago. Composés d’informaticiens, de philosophes et de plasticiens, ils se définissent comme suit :

« pratique (…) qui évite d’être nommée ou tout du moins d’être totalement catégorisée. Elle trouve ses racines dans l’avant-garde moderne (…) Ses praticiens ne sont pas des artistes au sens traditionnel du terme et ne souhaitent pas être pris dans le réseau métaphysique, historique et romantique qui accompagne cette désignation. Ils ne sont pas non plus des militants politiques au sens traditionnel du terme ». Travail protéiforme, donc, avec six publications à leur actif dans lesquelles sont proposées des approches de désobéissance 84


civile électronique avec:

The Electronic Disturbance (1994), Electronic Civil Disobedience & Other Unpopular Ideas (1996), Biotechnologiques avec Molecular Invasion (2002) ou Publicitaires avec Digital Resistance: Explorations in Tactical Media (2001). Vous l’aurez compris, tout un panel de clés afin de semer les germes d’une « contre-surveillance » démocratique. Vous découvrez alors une utopie du plagiat qui entremêle internet, hypertexte, esthétique re-combinatoire et logiciel libre pour renouer avec une libre circulation de l’information, le copyleft. Le CAE en appelle également à un renouvellement des politiques de l’image et des épistémologies de la représentation. C’est ainsi que Ricardo Dominguez, fondateur de l’Electronic Disturbance Theater, décide de créer un logiciel informatique à l’usage des marcheurs transfrontaliers qu’il incorpore dans le GPS le moins cher du marché. Répertoriant les informations vitales nécessaires à quiconque traverse seul la 85


frontière désertique, l’outil vous indique ainsi l’emplacement des différents points d’eau installés par l’ONG Border Angels, les localisations des centres d’aides ou les distances qui séparent le marcheur de l’autoroute etc. Inspiré du Virtual Hiker tool de Brett Stalbaum dont le but était de détourner l’usage traditionnel du GPS en n’indiquant non plus la route à emprunter pour aller d’un point A à un point B mais les plus belles vues à proximité de l’endroit où l’on se trouve ; la poétique de résistance de Ricardo n’a décidemment pas séduit le Gouvernement qui engage des poursuites pour trahison. Une déviance que l’on retrouve aussi dans certaines installations et performances de CAE visant à stimuler l’intérêt public sur les enjeux des biotechnologies. Suite au projet du GenTerra qui invitait à la manipulation de bactéries inoffensives en vue de démystifier les processus scientifiques, c’est le projet Contestational Biology qui donne soudain le La à la ballade. En se frottant au maïs transgénique le plus rentable de Monsanto lors de l’exposition Free Range Grain, 86


présentée à Francfort; le collectif se penche sur l’effet Roundup Ready. L’action est légitime : interroger le contrôle européen sur l’intrusion des OGM en proposant d’extraire l’ADN de produits de grandes distributions pour les soumettre au test de modification génétique. Plus tard, le flirt de biologie contestataire est rompu quand ils parviennent à isoler l’enzyme capable d’inhiber la modification génétique censée protéger la plante du pesticide. Le résultat est sans appel : l’OGM crève. De toute évidence, le collectif a dû nourrir une curiosité déplacée puisqu’en 2004, la maison de l’un de ses membres, Steve Kurtz est saisie par le FBI. Sous prétexte de « bio-terrorisme », celui ci est arrêté, suscitant dès lors une mobilisation de solidarité sans précédent dans le monde de l’art et du réseau. Steve Kurtz est finalement relaxé en 2008. Nous l’aurons compris, chacun chez soi et les moutons seront bien gardés.

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DATA GUEULE

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Brèves émissions hebdomadaires de 2min47 pour les plus concises comme: CO2-Humains 0 (ep2.s1), Aux Frontex de l’Europe (ep4.s1) ou Mosanto, sa vie son empire (ep6.s1), à 5min03 pour les chanceuses comme: Kyoto, ou tard (ep7.s4) Migrants, mi-hommes (ep6.s4) ou Mais oui, Mais oui, l’école est finit ! (ep18.s3). Les dernières en date issues de la saison 5 troublent la moyenne des 3min45 pour nous livrer deux comptes rendus d’une dizaine de minutes. Nous employons volontairement le terme « Compte-rendu » car c’est un véritable constat de faits qu’élabore la voix off de Julien Goetz à chaque épisode. Disséquant les sujets d’actualité traités par les grandes chaînes d’information, ils retracent l’histoire du « comment on en est arrivé là » munis de données chiffrées vérifiées par l’équipe recherche (à savoir Sylvain Lacroix et Julien Goetz, tout deux anciens membre du site d’information libre OWNI), d’un graphisme emprunt d’humour et d’un rythme rebondit qui habillent le programme d’un 89


caractère dense et serré sans pour autant qu’il ne sombre dans l’écueil des raccourcis superficiels.

« Chaque jour, nous sommes bombardés par des milliers de molécules d’information. Des faits, des noms, des chiffres qui s’empilent et se percutent sans que, pourtant, jamais rien ne se crée. Alors pour une fois (…) jouons avec. Allons-y franchement. » Diffusées sur Youtube et France 4 depuis Juin 2004, ce data journalisme s’ancre entre les radios pirates des années 60 (avec en tête Simon Dee de Radio Caroline auquel les Who rendront hommage dans leur album Sell Out) et les nouvelles formes de reportages incarnées par les documentaires de Laura Poitras ou Ossama Mohammed.

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ROBERT DEHOUX

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Décide une nuit de boucher toutes les serrures des banques de Bruxelles avec des allumettes et de la glu. On peut y trouver un écho dans les opérations telles « transports gratuits » (attaque des bornes de distributions de tickets à l’acide ou à la mousse polyuréthane), « péages gratuits » ou « piques-niques au supermarché » qui ont accompagnés les manifestations 2016 contre la Loi Travail. 92


NOEL GODIN

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A compilé l’Anthologie de la subversion carabinée, l’une de nos bibles.

Il se livre depuis 1996 à une guérilla pâtissière, un procédé repris depuis par de nombreux fans. Une de ses victimes favorites : BHL qui a subi huit des ces entartrages au cours de sa carrière médiatique. D’ailleurs lors de son baptême, il perd son sang-froid et dévoile une personnalité étrangère au philosophe bien connu; maintenant c’est un habitué. Lors du procès en 2002 qui oppose Godin à sa dernière victime, Jean-Pierre Chevènement, la tarte a été définie comme une arme par destination et l’attentat pâtissier comme une violence par nature. Imaginez le résultat ubuesque d’un vocabulaire juridique s’employant à condamner ce crime clownesque. Ce qu’on accordera à cette pratique c’est sa tactique relativement efficace ; car elle s’insère au coeur de « l’autre » et vise directement, non pas une personnalité médiatique, mais l’individu qui l’incarne. Elle ne prend pourtant sa consistance qu’avec 94


la masse de productions médiatiques qui suivent un tel scoop. On sait à quel point les médias sont friands de tout scandale humiliant.

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THOMAS HIRSCHHORN

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Nous n’épiloguerons pas sur l’un des artistes bobo-recyclage-pauvre le plus en vogue actuellement, à savoir Thomas Hirschhorn. Néanmoins, nous lui reconnaitrons une certaine audace et légitimité lors de sa proposition pour les laboratoires d’Aubervilliers en 2004. Son projet, Le Musée Précaire Albinet, consiste à exposer des œuvres clés de l’histoire du XXème siècle, au cœur de la cité Albinet, dans le quartier de Landy à Aubervilliers. Ne vous rigidifiez pas, il ne s’agit pas d’une énième démocratisation altruiste de la Culture élitiste à l’égard des banlieues délaissées et en carence de connaissances artistiques. La critique serait sévère. Bien que les 8 artistes proposés soient les Muppets show des institutions artistiques (Duchamp, Malevitch, Mondrian, Dali, Beuys, Le Corbusier, Warhol, Léger) ; la légitimité du projet se situe ailleurs, notamment dans sa mise en place logistique. Sa construction, qui s’est déroulée du 29 Mars au 19 Avril 2004, a combiné une coopération avec 39 habitants du quartier pour donner naissance trois semaines plus tard à un 97


ensemble temporaire composé d’une salle d’exposition dans un module Algeco, d’une bibliothèque, d’un atelier attenant et d’une buvette. A cet effet, certains jeunes participants ont suivi une formation à la biennale d’art contemporain de Lyon, au Centre Pompidou et au Fond Nationale d’Art Contemporain. Nous ne débâterons pas sur le bien-fondé de cette initiative qui pourrait conduire à une polémique sur le caractère sacré d’un art exigeant des précautions rituelles lors de sa manipulation. Or là n’est pas notre but. Nous noterons en revanche que l’honnêteté du projet se dessine jusque bout puisque l’emballage des pièces dans les réserves du Centre Pompidou, leur transport, leur installation s’effectuent par les participants eux-mêmes. Chaque semaine, un artiste et une série de conférences, de débats, de cantines populaires, d’ateliers pour enfants et d’ateliers d’écriture se succèdent. La forme est complète et le suivi se tient de sa mise en place à sa gestion tout le long de l’exposition. Certes, les oeuvres sont sous vitres mais les fixations murales s’effectuent elles, au scotch 98


marron. Une contradiction qui se retrouve dans la plupart de ses propositions, et en pose dès lors les limites. Dans Skulptur Sortier Station, réalisée à Münster en 1997, Hirschhorn crée à l’aide de ses matériaux de prédilections, 10 vitrines — de 2m50 de haut sur une emprise au sol de 10 x 3m50 — dans lesquelles il expose ses « prétextes de sculptures ». S’exhibent alors des coupes sportives en deux dimensions, des logos géants de marques de luxe en papier d’alu, une reconstitution en carton d’une sculpture de Rudolf Haizmann présentée dans l’exposition l’Art dégénéré pendant le Troisième Reich ou des moniteurs vidéo en hommage au sculpteur déporté Otto Freundlich. Dans une volonté d’inclure, selon ses dires, « la marge, la périphérie, le non-lieu », il s’heurte de nouveau à un pathos collectif sélectif et autocentré sur la mémoire d’une Histoire européenne déjà maintes fois évoquée. L’écueil d’une hiérarchisation de l’Histoire se réactive de nouveau dans Jumbo Spoons and Big Big Cake en 2007. Une installation 99


de 17m par 12 où se juxtaposent des documents d’archives à un gigantesque gâteau agrémenté de 12 cuillères, l’ensemble suintant le « souvenir touristique ». Voyez ici des emblèmes censés représenter des utopies échouées dont celles de Mies van der Rohe, Rosa Luxemburg, Malevitch, Nietzsche, Venise, en passant par les montres suisses Rolex, l’équipe de basket-ball des Chicago Bulls ou la traditionnelle exposition nazis de 1937 ; bref un ensemble disparates et arbitrairement réuni traitant une fois encore d’une histoire bien localisée et délimitée. L’aventure continue avec en 2005, l’installation murale Outgrowth, constituée de 131 globes terrestres pourvus d’excroissances, supposée métaphore d’un monde malade. Répartis sur 7 rangées d'étagères affublées de guirlandes de coupures de presse diverses, ce patchworks se casse la gueule sur des thèmes poncifs et moralisateurs rabâchés entre 4 murs blancs bien polis. Une misère du monde pour rachat de conscience à prix d’or.

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GORDON MATTA-CLARK

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« Ce serait intéressant de transformer un endroit où des gens vivraient encore... de prendre, peut-être, un espace de vie très conventionnel et de le transformer jusqu’à le rendre inutilisable. » Issu d'une école d'architecture, Gordon Matta-Clark se fait inviter en 1976 par l'Institute of Architecture and Urban Studies, à New York, où siègent certains de ses anciens professeurs. Une exposition dont l'atmosphère moite de modernisme, présente la vision idéalisée de jeunes architectes quant au futur espace urbain, ou encore le travail des New York Five, cinq architectes s'intéressant à la «forme pure» et aux lignes géométriques épurées de l'architecture moderne, dans la mouvance du Corbusier. Au milieu de tout ce souk à l'idéologie progressiste, l'artiste couvre les fenêtres de ses Windows blowout, photos de bâtiments désaffectés du Bronx dont toutes les fenêtres sont brisées. Non content de confronter aux spéculations d'un urbanisme élitiste la réalité matérielle de cet immeuble — emblème d’une zone sociale délaissée —, notre homme se sentira le 102


besoin de s'introduire dans l'exposition muni d'une carabine à air comprimé pour faire voler en éclat les fenêtres du premier étage. Acte vandale qui sera effacé par la caution artistique, toujours prête à passer sur les déboires de ses enfants les plus turbulents quand ceux-ci font tourner la machine culturelle. Et Matta-Clark jouit en effet d’une certaine popularité dans le monde de l’art, du moins depuis Splitting, 1974. Il commence sa carrière autour du déchet : avec Glass Plant, il réalise une brique faite d’un aglomérat d’agar-agar, de bouteilles de bière ou de soda et d’ordures; puis vient Mushroom and Waisbottle Recycloning où il cultive des champignons sur du compost dans le Winter Garden ; et Garbage Wall, fait de plâtre et de goudron, rebus fréquents de l’architecture, maintenus par un grillage. Cette dialectique entre déchet et architecture peut servir de fil rouge dans son travail. Mettre en évidence les lieux désaffectés, rendre obsolète une habitation conventionnelle, intervenir juste avant l’opération immobilière — destruction103


reconstruction —. L’on parle bien évidemment ici de sa série de« coupes » bien connues. Mais l’on pourrait citer de manière bien plus claire Open House : benne à ordure aménagée avec des parois et des portes issues de chantiers de démolition proches de son emplacement, c-à-d entre le 98 et le 112 Greene Street, deux espaces d’exposition alternatifs. Dépourvue de toit et ayant pour seuil une simple ouverture, la benne se fera théâtre de plusieurs collaborations intermédia : danses, performances, diffusion du bruit d’un scooter durant une livrée du journal Village Voice. La deuxième édition de la pièce comportera une plateforme avec de quoi se faire un barbecue, considéré comme festivité typiquement périphérique. Anarchitecture, le groupe auquel Gordon participe, réunit plusieurs artistes et intellectuels autour de l’idée d’une

« approche anarchique de l’architecture, marquée physiquement comme un effondrement des conventions à travers une méthode de déstructuration ». 104


Il s’agit là de voir la ville comme un tissu historique, dont l’expérience est directement politique. Ainsi l’on peut voir les coupes, tels Splitting, comme réalisées non pas dans le béton mais dans l’uniformité du tissu urbain, au cœur du mécanisme que Manfredo Turdi appelle la « machine inutile ». Gordon les décrit ainsi :

« j’ouvre un espace clos, préconditionné non seulement par nécessité physique mais aussi par l’industrie qui inonde les villes et les banlieues de boîtes habitacles dans le but inavoué de s’assurer le concours d’un consommateur passif et isolé ». L’artiste s’est construit en opposition au modernisme, dont Turdi disait qu’il détruisait la ville en tant que contexte faisant place à une nouvelle invention formelle qui agit comme un raz de marée culturel sur l’organisme urbain. Mais il se trouve que cette approche, loin d’être exclusivement du domaine de l’architecture, se retrouve dans l’art de son 105


époque par des pratiques déconstructives et an-historiques propres à l’art conceptuel. Si on ne peut faire de synthèse de ce mouvement tant il est protéiforme, on s’accordera sur la primauté de l’idée et de la tautologie sur l’oeuvre achevée. L’art se cherche dans ses prémices ou tente une définition autoréflexive, comme avec Card File, de Robert Morris qui répertorie des petites fiches où sont inventoriés les différents aspects de l’oeuvre: titre, signature, décisions... les fiches renvoyant l’une à l’autre inlassablement. Dans la revue Art and Language, on trouve une réflexion sur l’art engagé. Analyse historique, les auteurs se penchent sur les avant-gardes soviétiques, et s’éloignent de leur enthousiasme pour mettre en valeur l’ambivalence de l’image et sa facilité à toucher l’affect, la confusion-substitution « heart/art ». Réticence, donc à se tourner vers le monde, ou vers le métaphysique, jugés bancals. Revenons à Matta-Clark. Son travail, lui, ne peut être lu en faisant abstraction du monde politique, il en est 106


mêmele matériau principal. Dans Fake Estates, l’artiste achète et recense des morceaux de ville, - résultats d’erreurs d’arpentage, d’anomalies dans la délimitation des zones, ou d’abandons suite à des travaux publics. Parcelles étroites et inutilisables dont sont tirés trois modes de représentation : documents juridiques, photographies, et plans architecturaux. Malheureusment, il n’aura pas le temps de faire quelque chose de ces espaces. Leurs représentations finiront dans les mains des institutions muséales qui, contrairement à son souhait de renouveler leurs formes de monstration à chaque exposition, les encadreront selon un agencement préconçu et immuable. Appauvrissement de l’œuvre qui échoue à rendre compte de ces incohérences spatiales comme le rappellent les mots de Stephen Walker, lors d’une conférence au Barbican qui exposait les travaux de Laurie Anderson, Trisha Brown et Matta-Clark :

« Car le processus d’encadrement introduit lui-même un autre espace et nous rappelle que ce travail sera 107


« consommé » dans l’espace architectural conventionnel de la galerie d’art, dans laquelle fréquemment la seule « valeur » qui n’est pas neutre, ou plus exactement neutralisée, est celle de la valeur d’échange exigée par le marché luimême. »

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JORGEN NASH & CO

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Jorgen Nash et ses comparses de la deuxième Internationale Situationniste organisent ce qu’ils appellent des co-ritus dans les rues de Copenhague. Il s’agissait de performances carnavalesques, intenses moments où l’art se libère de la politique. Et pourtant c’est lors de l’in de ces rituels qu’est tombé la tête de la petite sirène du port de Copenhague. Ce fut pour elle le début d’une triste histoire. Décapitée à nouveau — sans compter les tentatives avortées —, dynamitée une fois, la tête tantôt disparue, tantôt rendue, on lui coupa le bras, la barbouilla de peinture, on l’affubla d’une barbe etc. Ce collectif compte également à son actif le squatt de l’Académia en 1968.

A la suite de violences policières réprimant une manifestation composée d’artistes et d’étudiants, le pavillon français ferma ses portes. 18 artistes italiens – sur 22 – accompagnés d’artistes espagnols et scandinaves choisirent en soutien de retirer ou de retourner leurs œuvres, remplaçant les espaces vides par des encarts où l’on pouvait lire « La bienale é fascista ». 110


Et elle le fut effectivement. Organe clé de la marchandisation de l’art, nivelant les prix au niveau internationale er définissant les côtes, la biennale était par le passé largement récupéré par Mussolini. A la pointe d’une culture élitiste, elle obéit à de critères marchands au prix d’un appauvrissement dramatique de la culture. Sur la piazza San Marco, cette phrase d’Emilio Vedova, l’un des artistes les plus prisés mais néanmoins l’un des révoltés de la piazza San Marco résume l’ambiance rabat-joie qu’ont dû subir collectionneurs et critiques :

« La Biennale est l’instrument de la bourgeoisie pour codifier une politique raciste et de sous développement culturel à travers la marchandisation des idées ».

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OTPOR

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Un mouvement non-violent n’est pas un mouvement pacifique. C’est un mouvement qui s’inspire des techniques du combat militaire avec des moyens d’action civique.

Otpor est un mouvement étudiant serbe né en Octobre 1998. Ne s’apparentant d’abord qu’à un groupuscule marginal sur la scène politique et sociale, il finit par devenir un acteur majeur non seulement du changement en Serbie au moment de la chute de Milosevic, mais aussi dans la diffusion des tactiques de révolutions non-violentes. Comme en France avec le mouvement Nuit Debout, il s’échafaude autour de la contestation d’une loi, celle-ci visant à supprimer l’autonomie des universités. Mais contrairement à la France ou à l’Espagne avec Podemos, la situation détestable imposée par Milosevic pousse les individus à s’unir et progressivement les lutes convergent. Le groupe prend ainsi très vite de l’ampleur. 113


Nous ne reviendrons pas sur les polémiques et les degrés d’implication des institu-tions transnationales évoquées en première partie, ces détails ne servant pas notre propos ici. Nous noterons seulement qu’après les échecs d’une politique d’isolement du pays, la stratégie des occidentaux évolue et les Américains énoncent un nouveau consensus dans le rapport spécial de l’USIP (United States Institute of Peace) en 1998 :

« Il est temps pour la communauté internationale de repérer et de former les sources alternatives de leadership politique et de développer des programmes démocratiques concrets pour la Serbie». Nous l’aurons compris, une Serbie irréversiblement démocratisée et dotée d’un gouvernement en accord avec la politique occidentale dans les Balkans est de bon ton. Nous porterons notre intérêt sur les tactiques de contestations hors normes qui ont émergées et sur les stratégies de circulations 114


des idées au sein d’un mouvement révolutionnaire. Comment à partir d’un grand nombre d’actions de « désobéissance civile » faireprendre conscience à la population de sa capacité à faire tomber un dictateur ? Dès Novembre 1998, surgissent des expéditions nocturnes au cours desquelles des slogans menaçants et énigmatiques contre le pouvoir décorent les murs du centre ville de Belgrade. On se souvient du 12 Mars 1930, jour où Gandhi parvint à unifier une opposition indienne massive contre le colonialisme anglais, en organisant une marche du sel sur 380 km de distance. Le sel, produit nécessaire à tout en chacun, était alors le symbole de la servitude des indiens qui se voyaient taxés par un impôt des plus incongru, d’autant qu’il rapportait plus de 150 000 000 franc-or annuel que les anglais réinvestissaient dans le budget militaire. Une poignée de sel qui submergea 3 287 000 km2 de territoire. Plus tard Harvey Milk comprenant que les hétéros américains bourgeois n’avaient que peu d’égard vis à vis de la lutte

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des homosexuels pour l’égalité des droits ; usait du laxisme affilié au ramassage des merdes de chien pour étendre sa campagne et se faire élire conseiller municipal de San Francisco. A Kragujevac, Otpor use des mêmes stratégies en greffant sur la tête de dindes une fleur blanche - écho à l’épouse détestée du dictateur qui en portait une quotidiennement. Le sketch digne d’un cartoons s’épanouie lorsque les animaux lâchés dans les rues, gloussent à tue-tête, une horde de policiers à leurs trousses. Pensée créative qui, grâce au ridicule, désamorce la soumission par la peur incarnée par les forces de l’ordre. A ce moment là, Otpor constitue l’unique acteur politique apte à incarner l’intérêt général sans ambitions de conquérir le pouvoir… Du moins pendant le règne de Milosevic puisqu‘ils tenteront à sa chute de se transformer en parti politique avant d’essuyer un fiasco électoral aux élections parlementaires. Au milieu de l’année 2000, l’organisation compte de nombreux adhérents, disciplinés et jugés capables de jouer un rôle décisif dans la lutte contre 116


la peur et l’apathie qui paralysent la société serbe. Leurs stratégies cherchent à affaiblir et discréditer le régime, en mobilisant des catégories très hétéroclite de personnes : autant les partis politiques d’opposition (rassemblés en coalition sous le nom de DOS), que les mouvements étudiants, les ONG, les médias libres, les organisation chargées de surveiller et de préparer les élections (comme la CESID, une coalition d’ONG locales qui a notamment dénoncer la fraude des résultats officiel du régime en 2000), les syndicats, les associations ouvrières etc… Notons une autre action. Fin 1999, un baril de pétrole est transformé en tirelire sur laquelle figure la tête de Milosevic. Détourné en punching ball, chaque participant est invité — après avoir glisser une pièce comme à la fête foraine — à se saisir de la batte pour frapper la tête du dictateur. Le phénomène de foire s’opère jusqu’à ce que l’arrivée des autorités qui, un peu dépourvues par l’action, n’osent arrêter les enfants attroupés en masse autour de l’attraction. En parallèle, les réactions de 117


répression disproportionnées des autorités favorisent une image positive du mouvement dans l’opinion publique. Sur le plan de la communication, ils font preuves d’une efficacité étonnantes. Entre campagnes positives où ils ébranlent l’émotion populaire en jouant de la victimisation et campagnes noires où ils discréditent le pouvoir en superposant des autocollants « Gotov je ! » (« Il est finit ») sur les affiches électorales du régime, le mouvement s’inscrit dans une véritable guérilla de communication. Enfin, dans un dernier élan, il faut s’attacher à fraterniser avec l’armée et la police. A ce titre, des garçons et des filles de 14 ans sont chargés d’envoyer des cartons de nourriture aux policiers. Affaiblir leur morale et leur soumission à Milosevich et éviter des répressions trop brutales. En 2004, Otpor disparaît définitivement de la scène politique serbe en fusionnant avec le Parti démocratique (DS). Mais des traces résident via diverses organisations comme Center for Applied Non-Violent Actions and Strategies Actions and Strategies (CANVAS) 118


et Center for Non-Violent Resistance — sorte de cabinets de consultants chargés de diffuser leur savoir-faire à l’étranger. On peut ainsi télécharger des manuels en PDF de 4 Megabytes de partout, même avec une connexion faible débit. Le marché de la Révolution discount est en pleine effervescence.

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TREVOR PAGLEN

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Artiste d’investigation, il traque le secret d’état. Par chance, celui-ci n’existe pas à proprement parler légalement aux Etats-Unis, mais est bel et bien implanté dans les recoins de la carte ou au beau milieu de déserts inhospitaliers. L’artiste est un chasseur, à la recherche des sites où la torture s’est sournoisement délocalisée depuis le début de la guerre contre le terrorisme, soit depuis l’ère Reagan. En atteste la révélation de Salt Pit, une prison à 10 minutes en voiture de l’aéroport de Kabul, dévoilée par les pensionnaires fantômes qui, avant d’en sortir dans un silence de mort, y sont rentrés les yeux bandés. L’artiste enquête, dépiaute, dissèque, piste les témoignages, répertorie les satellites non référencés, les bases militaires secrètes ou les postes d’observations, fouille de fond en comble les photos de satellites disponibles dans les fonds gouvernementaux avant la création de Google Earth, dénombre des insignes militaires symbolisant l’affiliation à une mission classée Secret Défense etc... Il a ainsi déniché quatre signatures officielles

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d’entreprises-couvertures derrière lesquelles se cache la CIA. Ici, pas de chichis, il les expose telles quel dans quatre cadres blancs. A ses dires, tout ce travail d’archive ne vise pas à « comprendre les affaires secrètes,

mais à comprendre que nous n’y comprenons rien ». C’est un essai d’épistémologie politique

qui met en lumière l’impossibilité du secret, clamant son existence à travers les multiples traces qu’il laisse et qui le définissent comme tel. C’est grâce au vide juridique qui n’interdit pas la divulgation citoyenne des secrets jalousement gardés de l’Etat Américain (et dont s’est aussi servi l ‘équipe journalistique du Boston Globe baptisée Spotlight dans son enquête sur les abus sexuels au sein de l’Eglise Catholique) et à son statut d’artiste — encore une fois bien pratique — que Trevor échappe au sac sur la tête et à une déportation dans l’une des prisons secrètes d’Afghanistan qu’il aurait pu autrefois photographier. Enfin, pas seulement photographe ou archiviste, Paglen s‘est aussi essayé au volume 122


avec Trinity Cube. Après avoir récupéré de la trinitite — curieux verre verdâtre formé par la rencontre du désert du Nouveau Mexique et du premier essai d’ogive nucléaire — il la mélange aux débris de verre irradié prélevés sur le site de Fukushima. Une fois combiné et moulé, il obtient un cube qu’il dépose alors au beau milieu de la zone interdite de Fukushima. Bonus : il a participé au tournage de

Citizenfour de Laura Poitras pour lequel il a filmé le site de surveillance satellite du GCHQ,

les services secrets anglais, à Bude.

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RECLAIM THE STREET

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Fondé en 1994, la cérémonie d’inauguration du collectif défraye la chronique : un carambolage advient au croisement de deux boulevards de Londres. Très vite, des activistes apparaissent, installent une buvette. Un système de sonorisation surgit des camions, des gens montent sur les voitures faussement accidentées et c’est un véritable carnaval sauvage qui s’enclenche et bloque la circulation. Ce fut le coup d’envoi d’une guerilla de fêtes urbaines surgissant, explosives, de part en part de la ville. Elles l’emplirent de couleurs chamarrées, de déguisements déjantés et d’accoutrements loufoques et dépareillés. Elles occupèrent les places, les boulevards, les ronds points et les monuments ; terminaient en bordels dionysiaques, maculaient de peinture les uniformes de police venus tenter d’encadrer la zizanie. Dans la lignée des situationnistes et par des perturbations euphoriques et débordantes, le collectif tranche avec la morosité passive de notre environnement citadin, orchestre une distanciation avec un monde trop quotidien, trop minuté.

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Le 13 juillet 1996, après une déambulation ondulant inlassablement entre les mailles du filet policier, c’est 9000 personnes qui campent sur une autoroute, au nord de Londres. Neuf heures de danse et de communion au milieu de laquelle on attaque la route au marteau piqueur pour y planter des arbres. Le 16 mai 1998, c’est dans diverses grandes villes du monde que les street parties s’implantent contre l’OMC. En 1999, le collectif n’est pas étranger au fameux Carnival Against Capitalism de Londres où c’est le quartier financier qui est visé. Le bâtiment du LIFFE (qui produit des contrats à terme sur l’Euribor, marché directeur des taux d’intérêts à court terme sur la zone euro) sera saccagé. En France, la première fête de rue, organisée lors des assises internationales pour des villes sans voitures advint au beau milieu d’une autoroute. Elle s’organisa autour d’un trépied de sept à neuf mètres de haut, au sommet duquel est venu s’attacher un manifestant qui savait manifestement que les poulets n’ont pas le droit de décrocher du plancher des vaches à plus de 2m40. 126


MIKA ROTTENBERG

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Eugène Ionesco La Cantatrice Chauve, 1950 Scène VIII LE POMPIER

« Le Rhume » : Mon beau-frère avait, du côté paternel, un cousin germain dont un oncle maternel avait un beau-père dont le grandpère paternel avait épousé en secondes noces une jeune indigène dont le frère avait rencontré, dans un de ses voyages, une fille dont il s'était épris et avec laquelle il eut un fils qui se maria avec une pharmacienne intrépide qui n'était autre que la nièce d'un quartier-maitre inconnu de la Marine britannique et dont le père adoptif avait une tante parlant couramment l'espagnol et qui était, peut- être, une des petites-filles d'un ingénieur, mort jeune, petit-fils lui-même d'un propriétaire de vignes dont on tirait un vin médiocre, mais qui avait un petit-cousin, casanier, adjudant, dont le fils avait épousé une bien jolie jeune femme, divorcée, dont le premier mari était le fils d'un sincère patriote qui avait su élever dans le désir de faire fortune une de ses filles (...)» 128


Coup de cœur de la Biennale de Venise 2016: Mika Rottenberg. Il existe une similitude entre la lecture des textes de Ionesco et celle des scénarios de Mika. Les chaines de productions de l’artiste sont empruntes des réalités fictives de Philip K. Dick. On pourrait dire qu’on a l’impression de pénétrer dans l’imagination de Mika à la manière dont on s’immisce dans celles de Charlie Kaufman et Spize Jonze à travers le personnage de Craig explorant le cerveau de John Malkovitch ; puis, de flotter entre l’esthétique et la légèreté de The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, la dystopie bureaucratie au travail dans Brazil de Terry Gilliam, les enchainements scéniques délirants de Buster Keaton ou le fantastique de Michel Gondry. Mais ça serait d’une part un peu excessif et finalement assez flou. Disons qu’à l’inquiétante étrangeté 129


freudienne se superpose un effet de sublimation,autrement dit, un détournement des pulsions sexuelles de leur but initial (leur satisfaction) vers des activités socialement valorisées (culture, profession, religion). Deux thèmes récurrents donc : - l’un attaque le travail en tant que tâche aliénante pour l’esprit et le corps ; - l’autre trouble notre rapport au corps féminin en employant des personnages aux fétichisations étranges. Ils agissent en stimuli subliminaux (c.-à-d. par des messages situés en dessous du seuil de la conscience). Toutes ses femmes qui, à la fois inspirent et répondent aux scénarios de l’artiste, sont issues d’internet d’où elles vantes et mettent à disposition leurs particularités physiques. Ces actrices sont alors chargées d’interpréter des ouvrières dans une chaine de production d’objets aux finalités absurdes et grinçantes. La rentabilité augmentée du fordisme est moquée dans un esprit de bric à broc Fischli and Weiss ; et l’aliénante division en séquences 130


successives du taylorisme se rejoue dans ses plans filmiques. En effet, l’apparition fragmentée des corps, enfermés dans des décors bien trop étriqués pour eux, souligne l’oppression et l’asservissement humain propres à ces systèmes d’organisation du travail apparus à la fin du XIXème siècle. Ainsi, ce qui serait nuisible en temps normal se retrouve ici transformé en produits actifs. Dans Mary’s cherries (2003), on découvre trois pièces aux murs excessivement plâtrés, superposées les unes sur les autres, chacune accueillant une femme, tout aussi excessive que les murs. Ces trois femmes aux poitrines débordantes et au fond de teint en surépaisseur, s’activent à un drôle de jeu. Une femme, Mary, coupe ses ongles rouges démesurément longs, une deuxième, Barbara, les écrase avant de les envoyer à Rose, une troisième femme blonde qui achève le processus en malaxant le schmilblick jusqu’à obtention d’une boule rouge chatoyante : vous pouvez dès à présent déguster vos cerises au marasquin. Dans Tropical Breeze (2004), des lingettes 131


faisant offices de serviettes rafraichissantes sont issues de la sueur d’ouvrières camionneuses. Une façon selon Mika de détourner ironiquement la théorie marxienne selon laquelle la seule façon de mesurer la valeur travail repose dans la quantité de travail investi dans l’objet. Puis dans Dough (20052006), une pâte de nature indéterminée est pétrie, gonflée, boxée (au sens propre) puis emballée en vue de sa fermentation.La fermentation est à son tour accélérée par la vaporisation de larmes que provoque une réaction allergique aux fleurs. Ensuite, dans Cheese (2008-2009) — dont on ne sait pas si le titre fait référence au fromage ou à la traditionnelle pose photographique —, c’est au tour des saveurs authentiques qu’incarnent l’éthique des spots publicitaires pour produits bio d’être tourner en dérision. Vous pouvez dès lors luter contre les calvities indésirables via à un élixir fabriqué grâce aux chevelures de plusieurs mètres plusieurs mètres de long que des nymphes trempent dans les chutes du Niagara. Et ainsi de suite. 132


Souvent intégrées à des dispositifs de monstration proches de l’installation, ses vidéos prolongent parfois leur univers dans des sculptures comme lors de son expositionau Palais de Tokyo où elle rejouait le tressautement d’une queue de cheval ou le son émis par une goutte d’eau tombant sur une plaque brûlante. Se concrétise une étrange mixture de rites sexuels productivistes à l’image de Cremaster 1, le premier sur une série de cinq films d’arts réalisés par Matthew Barney entre 1994 et 2002. Nommé à partir du muscle crémaster issus de l’organe sexuel, le film d’une quarantaine de minute nous ballade sur un stade de football américain au dessus duquel flottent deux dirigeables phalliques. Dans les salons, des tables et des hôtesses sorties de bandes dessinées de la même époque. Sous la table de l’un des salons une femme en dessous de soie mange des raisins qu’elle excrète par le talon de sa chaussure. En tombant sur le sol, les grains dessinent des figures que les danseuses sur le stade reproduisent. 133


PRESENCE PANCHOUNETTE

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Une belle illustration de la « révolte des médiocres » inventée par Robert Filliou en 1967.

Dans le sillage des situationnistes, la bande de potes bordelais se rencontre pour un certain nombre dans les couloirs de la fac de lettres au cours de son occupation en Mai 1968. Non contents d’être associés à la révolution de Mai 68 et à leurs illusions stériles de possibilités révolutionnaires, ils décident de décaler leur naissance à l’année érotique si chère à Gainsbourg. Nous voilà donc en 1969, date officielle de la création du groupe. L’explication du nom — pour le moins néologisment original — est une porte d’entrée efficace pour vous éclairer sur « l’esprit chou-nette ». Nous introduirons donc par là. D’abord réunis sous le nom de « l’Internationale Panchounette », ils switchent rapidement pour omni - « présence » (relégué par le préfixe grec « pan » pour inculqué un caractère faussement totalisant) en conservant la référence au sexe féminin « choune » qu’on lui connaît en langage 135


familier, tout en s’acoquinant du suffixe « nette » familier, touten s’acoquinant du suffixe « nette » en écho aux « objets marqués

par la féminité donc le mineur, tout ce qui est plus ou moins raté, pas fini, faux ». Un « esprit chounette » qui n’est pas sans nous rappeler « l’esprit fumiste » de la fin du XVIIIème. Ils en revendiquent d’ailleurs leur filiation lors de l’exposition présentée à la FIAC en 1988, intitulée L’avant-garde a bientôt cent ans. La forme de la « foire » reprenant celle des salons du XIXème siècle, Présence Panchounette décide de présenter une quinzaine de reproductions d’œuvres d’artistes incohérents. En tant que libre étalage de la création contemporaine, ils signalent par là même au public l’historicité des gestes radicaux dont ces contemporains se prétendent les inventeurs.

Avec PP, c’est l’apologie de l’art mineur, de l’intempestif, du sabordage et du sabotage, du ricanement sur ton de potache plus idiot que subversif. Prenez ici le terme « idiot » au sens que lui confère le critique d’art Jean-Yves Jouannais dans son livre homonyme L’Idiotie 136


publié aux éditions Beaux-artsmagazine. Ils rient tout autant des courants artistiques typiques des années 70 tel que le conceptualisme que des avant-gardes artistiques - statut qu’on leur prête d’ailleurs à notre tour aujourd’hui - ou des formes traditionnelles affiliées à l’art politico-engagé qui inondent leur époque, finissant toujours en fin de compte aux griffes de la bourgeoisie. Ainsi, en 1969, dans leur manifeste on pourra lire non sans un léger sourire :

« L’Internationale Panchounette n’a pas pour but la subversion. Dans le Monde où les gens qui le confortent de la main droite reconnaissent de la main gauche la nécessité de le changer, elle est la seule Internationale qui trouve que TOUT VA BIEN». Manifeste Panchounette, 1969, repris in Présence Panchounette, Œuvres Choisies, Tome 1, op.cit., p. 56.

Parallèlement, à la différence de Debord et des situ, les panchounette n’ont ja mais aspiré à un changement utopique global 137


de la société. Ils ont aussi balayé la vision fantasmé de l’Homme total c-à-d l’invention de soi à travers une communauté égalitaire et proposent en contrepartie une « idiotie totale, à tendre même au mongolisme ». Dans La Société du spectacle, Debord remarquait que la création esthétique ne pouvait s’extirper de la décomposition culturelle intrinsèque au capitalisme : division des tâches, dissolution d’une critique d’ensemble, enterrement d’une pensée globale. Adaptent de cette vision de fragmentation à laquelle la société et l’Art bien-pensant de l‘époque semblent s’attacher à masquer au travers d’une uniformisation à outrance, les panchounets prennent à cœur cette fausse « totalisation » pour armer une moquerie insolente et incessante. Dans son essai sur Le Comique. Essai d’interprétation général, Jean Emelina pointait page 42, l’irrespect et l’offense propre à la satire. Nous y voilà, c’est sur ce fil, à la frontière avec la dégradation — chère à Matthew Hodgart — que surfe le collectif. 138


Dans cette pensée totalisante prétendument émancipée de la question du Beau, à la recherche de la vérité absolue, de la pureté ultime de l’œuvre d’art, du degré zéro de la peinture. Présence Panchounette brandit un rapprochement des plus provoquants. Aux créations plastiques des années 6070 marquées par une démarche analytique austère: BMPT, Art and Language, Supports/ Surfaces et., ils rapprochent les syndromes caractéristiques de la maladie mentale:

« Le plus souvent, les surfaces sont traitées par le malade mental d’une manière assez particulière (…) Nous voulons parler du remplissage décoratif par des points, des hachures, des ronds, même des lettres et des chiffres. Il s’agit là, si l’on veut, d’itérations apparentées aux stéréotypies, c’est-à-dire à la répétition prolongée du même élément formel. Mais depuis que la peinture moderne au cours de l’évolution du Cubisme a découvert ce même moyen et l’utilise assez largement (Matisse, Klee, 139


Picasso), il n’est plus guère permis d’y trouver un symptôme maladif en soi ».

Texte sans titre (1979), Œuvres choisies Tome 1, op. cit., p. 40.

Plastiquement ils ne sont pas en reste alors de l’exposition Signe de terre à leur propre studio — le studio F4 — en 1973. Au papier-peint en fausse pierre, ajoutons les détournements de Le Corbusier ou de Magritte avec Ceci n’est pas une fellation. L’intervention est ensuite réitérée en 1977 à la galerie parisienne Eric Fabre sous le nom de « Transition-Valse ». Cette fois-ci les murs étaient recouverts de deux sortes de papier peint : l’un à l’extérieur de type fausse pierre ; l’autre à l’intérieur de type psychédélique. Voilà toute la crise de la peinture de chevalet et son affirmation de la planéité picturale ramenée à un simple papier décoratif. Un clin d’œil malicieux à l’adversaire de Greenberg, Harold Rosenberg, qui qualifiait « d’apocalyptique papier peint » les possibles déboires des peintres de l’expressionisme abstrait qui, obsédaient par le geste, délaissaient le résultat plastique. 140


Puis, parodiant le protocole explicatifs des « outils visuels » de Buren (à savoir ses bandes verticales alternées blanches puis colorées et larges de 8,7 cm) ils déclarent avoir réalisé:

« des lignes blanches se croisant à peu près à angle droit déterminant sur un fond rouge des rectangles d’approximativement 8,7 cm de large sur 17, 4 cm de long ». Guy Tortosa, « Présence Panchounette », PicturaEdelweiss, n°6, printemps 1985, p. 20.

Finalement cet Art auto-référencé devenait la « prison invisible » de l’artiste — pour reprendre un terme utilisé dans l’Atelier Populaire improvisé au sein de l’école des Beaux Arts de Paris au cours de son occupation de mai à juin 1968. A sa prétention à dépasser les fragmentations traditionnelles des catégories sociales ou des rapports de classes incohérents au libéralisme — sans pour autant y parvenir —, les panchounets s’attaquent à une autre caractéristique de cet art de bourgeoisie : le bon goût. La tactique : révéler cette identité 141


bourgeoise en provoquant le dégoût. Non fondé sur le mode universaliste de la pensée d’Emmanuel Kant, ils l’envisagent plutôt sur le mode déterministe de la sociologie structuraliste de Pierre Bourdieu. Usant de l’entrisme, ils se lancent à l’assaut de la défense du kitsch, ce seuil tangent qui, en plus de perturber la question du Beau traditionnellement admise, pointe l’ambiguïté du jugement de goût. Mais nous ne sommes pas dupes, le choix n’est pas anodin si ce n’est un affront à Clément Greenberg, le critique d’art américain à la mode. Dans son livre Avantgarde et kitsch, Art et culture, il l’affublait d’être un « produit de la révolution industrielle » qui « pille dans la nouveauté » pour en donner une version d’une grande pauvreté formelle. Selon Greenberg, la disparition de la bourgeoisie au profit de ce qu’on nommera « la masse informe » mettait en danger cette domination culturelle. Il fallait constituer au plus vite un rempart de valeurs inaltérables au travers de l’académisation des avants gardes made in France afin d’éviter toutes confusions. 142


Dommage Greenberg, en élevant ces objets kitsch au rang d’œuvre d’art, les panchounets n’enlevaient rien à leur ignobilités mais les inséraient à présent dans la culture bourgeoise. Avec Pan dans la choune ! c’est un décalcomanie de superman avec un point porté vers « l’origine du monde » qui s’invite sur la peinture d’un nu féminin. Il s’agit ici de reprendre le « stupéfiant image » surréaliste de Louis Aragon, né de la confrontation « entre deux réalités plus ou moins éloignées ». De nouveau, le cocasse resurgit à travers l’installation Le poids de la culture en 1983 où un banc de musculation supporte une barre métallique dont les disques de fonte ont été remplacés par de lourds ouvrages de type encyclopé dique. Sport et culture sont mêlés, ce qui ne serait pas sans déplaire l’esprit critique d’Adorno. De même Courbet jouait les troubles fête avec Un enterrement à Ornans, introduisant le symbole de l’ordure moderne, du laid et du vulgaire dans une peinture 143


aux dimensions normalement réservées aux épopées pour les contemporains de son époque, pourtant aujourd’hui chef-d’œuvre révéré. Puis les ambitions du modernisme s’épuisèrent et ceux qui autrefois prônaient un rigorisme intellectuel, se tournaient à présent vers un pluralisme des 80’s coloré, ouvrant notamment sur le retour à la peinture figurative. Chez PP, cette métamorphose pitoyable — qui n’était qu’une affaire de mode et de style — se symbolisa dans l’œuvre Wham ! en 1982. On y observait un nain de jardin rapporter dans sa brouette des monochromes gris — incarnant l’art conceptuel des années 1970 —, après avoir accroché dans un angle une toile au style gestuel et bariolé. Mais très vite, l’élan des PP s’essouffla. La perte des repères qui accompagna la postmodernité ne les épargna pas, mettant en évidence le paradoxe même de leur raison d’être. En fin de compte, leur position intenable résidait dans sa connivence culturelle. Sa victime sujet à toute ses moqueries 144


autrement dit le monde de l’avant-garde était en même temps la seule à même de les comprendre. En 1986, le groupe avoua respecter la distinction entre le mineur et le majeur :

« S’il n’y a pas de hiérarchie ni d’ordre, notre travail n’a pas de sens ». Une distinction qu’il avait pourtant malmenée avec une constance quasi inébranlable.

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LE PRINCIPE D’EQUIVALENCE

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Présentée pour la première fois un an plus tard, en 1969, à la Galerie Schmela à Düsseldorf, ce texte clôt son ouvrage majeur

Teaching and Learning as performing arts. Le principe s’énonce comme suit :

Bien fait, Mal fait, Pas fait Dans l’optique de la Création permanente, je propose que ces 3 possibilités soient équivalentes. Art minimal, Art conceptuel, Fluxus, Arte Povera, Nouveaux Réalistes, Pop Art, Land Art, bienvenue dans l’effervescence des années 60 ! Nous ne reviendrons pas sur chacun de ces mouvements, de nombreux auteurs bien plus compétents ayant déjà éculés ces sujets. Ce que nous pointerons simplement ici, est une extension du geste abordé chez Francis Alÿs. Par son principe, Robert Filliou entendait-il répondre à l’Art institutionnalisé, 147


fixé, cadré, arrêté, rangé dans quatre murs blancs ? Une assertion est posée, il s’agit de 3 modalités du « Faire » artistique. - Le « Bien fait » distingue l’artiste du non-artiste dans une conception où l’œuvre serait le témoin physique de la virtuosité de l’artiste. - Le « Mal fait » désigne l’objet d’un bricolage et non la prouesse d’une maitrise de composition ou de technique. Contrairement à l’objet « Bien fait », le « Mal fait » ne nécessite aucun tampon de validité supposé attester de la qualité esthétique positive et réussite de l’oeuvre. - Enfin, le « Pas fait », répond au principe selon lequel la production et les critères esthétique de l’œuvre sont secondaires. C’est l’Idée elle-même qui prime. L’approche pourrait alors paraître similaire à celles des conceptuels: Kosuth et Judd en tête de ligne. Néanmoins, contrairement à Judd, Filliou propose de substituer au concept d’art celui de créativité. Là où les œuvres du premier sont analysables comme conceptuels 148


sur fond de défense et illustration de l’art, celles du second le sont sur sa négation de la nature conventionnelle de l’Art. Ecarté de sa perspective tautologique, l’art est invité à se dissoudre dans une praxis sociale au sein de laquelle au sein de laquelle la créativité n’est plus son moteur mais sa condition de possibilité. Comme énoncé dans sa définition de la création permanente, la création doit être pensée entre le « tout le monde est artiste » de Joseph Beuys et « l’artiste est tout le monde » de Robert Filliou. On pourrait y déceler une vision marxienne de l’artiste: celui qui parvient à trouver une liberté dans laquelle le loisir et le travail ne sont plus les deux piliers fondateurs de la situation socio-économique. La scission sclérosée entre l’artiste contemporain et le peintre du dimanche est balayée. A la richesse matérielle factrice se supplante une richesse authentique d’épanouissement des facultés. On songe alors aux Commissioned Paintings de John Baldesari pour lesquelles il demande à des peintres du dimanche de réaliser des 149


toiles sans que puisse leur être attribué une quelconque valeur artistique sans l’entremise de John lui-même. En s’appropriant leur savoir-faire, il déplace la question du geste au cœur du projet. Et tel qu’on a pu le voir avec l’héritage de Fluxus, dans le geste, la question du médium n’a ni consistance ni pertinence, la finalité n’est pas l’objet d’art mais l’outil critique. De même que Baldesari, en apposant son tampon du « principe », Filliou prend à rebours le pouvoir juridique imparti à l’artiste. Nous l’avions évoqué avec AAA Corp. L’artiste peut en effet faire jouer son statut comme une charge institutionnelle autoproclamée: en suivant le principe selon lequel une décision de l’artiste génère l’Art au cours du processus que Souriau appelle l’ « instauration ». Voyezle comme une sorte de convention tacite qui engage tous les acteurs du monde de l’art, spectateurs inclus. Le Principe d’équivalence serait la subversion de ce fonctionnement instauratif. Il portrait défaut au coup de tampon de l’artiste sonnant 150


comme le coup de marteau du juge, purement symbolique de l’énonciation performative par laquelle il prétend « dire le droit ». Ainsi, Robert Filliou propose une méthode, un programme de recherche et récuse la validité d’une apprécia- tion et d’une évaluation des qualités esthétiques de celuici, en faisant une « œuvre hors-médium », hors logique-de-médium. Ce n'est donc pas la nature esthésique du geste qui importe ici mais bien sa nature poïétique.

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MAN RAY

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Man Ray a réalisé une série d'"antiobjets" qui tentent d'établir une relation active avec le spectateur, loin d'une attitude contemplative, mais plutôt établissant un jeu où l'objet est proposition et dont les règles dépendent de la réactivité du spectateur. L'art alors se manifeste dans la tension entre l'idée et l'objet. On prendra pour exemple Cadeau, un fer à repasser agrémenté de clous qui dégraderait irréversiblement l'objet proposé au repassage. Plutôt que d'être rattaché à un destinataire particulier, la relation qui lie ce destinataire à l'objet est ici incorporée à l'objet lui même et prend le pas sur lui. L'idée du cadeau devient part entière de la perception de l'oeuvre. Il se trouve que l'objet a été volé lors de sa première exposition (Man Ray soupçonnait Soupault). On a là, dans le vol, l'inverse même de l'acte de donner. Se dévoilent alors les potentielles relations actives que créent les "anti-objets", faisant de la relation oeuvre-spectateur un jeu, niant l'art en tant que chose, en tant que production d'objet.

Un autre de ces anti-objets, c’est l’objet 153


à détruire. Dérivé maintes et maintes fois, voici une liste non exhaustive des diverses formes de la série. D'abord inanimé, le métronome sur lequel l'artiste a collé un oeil induit un battement uniforme sur l'espace et le temps, contrôle insupportable qui explique l'invitation à le détruire. Ensuite objet à détruire le tableau, Man Ray s'en sert pour déterminer le nombre et la fréquence de ses coups de pinceaux. Puis objet de destruction, il se voit encoller l'oeil de Lee Miller, avec laquelle Man Ray a rompu, et canalise un affect dont il s'agit de se débarasser d'un coup de marteau. En termes freudiens, "l'objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but". L'objet est ici un moyen contingent, variable de la pulsion car subordonné à la satisfaction.

En 1957, Georges Hugnet publie L’aventure dada (1916-1922). A cette occasion, une rétrospective dada fut présentée à la galerie de l’Institut. Alors que Tzara et Man Ray s’y trouvent, un groupe de jeunes fait irruption dans la galerie. Ils lancent des tracts, emportent et détruisent 154


objet à détruire ettirent avec un pistolet à grenaille sur Boardwalk. Hommage à l'esprit dada, l'acte se dresse apparemment contre son institutionnalisation et sa momification muséale. Le vandalisme se perçoit ici non comme une destruction totale, mais comme une profanation, un signe exprimant un refus d'adhésion. L'anesthésie par la muséification d'un mouvement aussi turbulent que dada l'a privé de vie, et le seul moyen de la lui redonner est cet acte paradoxal de ces étudiants : prouver que l'oeuvre est mortelle.

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THEATRE DE WASHINGTON

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Leur truc : agencer des situations. Actifs dans les années 60-70 en Amerik, ils considèrent la vie comme un spectacle sans spectateurs et la révolution comme le théâtre dans la rue. Adeptes des canulars conférenciers ou des scènes spontanées surgissant n’importe où, on peut aisément les rapprocher des Yes Men. Ici, nous nous attarderons sur le détournement d’une conférence de rédacteurs de la presse étudiante lors d’un grand congrès à Washington. Au programme, un débat titré

« Neutralité ou prise de position sur la guerre au Viêt-Nam », suivi d’un discours d’Eugene

Mc Carthy, sénateur essayant de récupérer la jeunesse contestataire de par sa position antiguerre (notons qu’il trahira son électorat en se retirant pour laisser la place à son adversaire Humbert Humphrey, pro-guerre). A l’issu de la conférence, le vote d’une motion proposant d’ajourner toute prise de position (le canular aurait pu se situer là mais détrompez-vous, ce vote était bel et bien sérieux). 157


Le débat se lance, morne et désinvesti face à l’urgence d’une situation meurtrière. Le spectacle commence alors. Les lumières s’éteignent et un diaporama passe des images d’hécatombes au Viêt-Nam. Des personnes crient dans la salle « C’est un supplice, pitié arrêtez ça! ». Un autre protagoniste se lève, muni d’un mégaphone « Attention, s’il vous

plait ! Je suis le sergent Haggerty de la police de Washington. Ces films ont été importés illégalement du Nord-Vietnam. Nous les avons confisqués et nous avons arrêté les coupables. Je vous ordonne d’évacuer la salle, sous peine d’arrestation ». Jerry Rubin nous décrit l’action dans Do It page 135:

« Un mec trapu, les cheveux en brosse, en complet-cravate et portant un macaron indiquant qu’il venait d’une université mormone de Salt Lake City, grimpa sur une chaise et se mit à gueuler: « Je reviens du Vietnam. J’ai vu mes frères mourir dans mes bras. Les idiots qui sont à la Maison Blanche vont nous tuer tous jusqu’au dernier. Nous sommes 158


rédacteurs étudiants. Nous avons un certain pouvoir. Soyons courageux! » L’intervention si soudaine, se déroule si vite qu’il est impossible de démêler le vrai du faux, on en oublie même qu’il s’agit d’une mise en scène. Elle met le spectateur en face d’images douloureuses — douleur exprimée depuis les rangs du public. Puis elle le confronte à une autorité fictive à laquelle le spectateur n’a pas le temps d’obéir, car elle est suivie d’une dénonciation de cette même autorité et d’une incitation à avoir le courage de se dresser contre elle. Un vécu qui bien qu’orchestré, amène une prise de décision, une remise en question bien réelle. Le vote anti-position n’a qu’à aller voire ailleurs.

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THE WEATHER UNDERGROUND

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D’abord « Weathermen », fondé en 1969 par certains éléments radicaux des décombres du Students for a Democratic Society — une organisation étudiante ayant lancé une campagne contre la guerre du Viêt Nam —, il prend ensuite le nom de« Weather

Underground ».

Collectif clandestin, il mène alors à coup de bombes symboliques une série de sabotages sur des bâtiments qui, tout en prenant garde de ne tuer ou ne blesser personne, sautaient joyeusement un à un. Ainsi, en une semaine, ils s’en prennent aux bureaux de la Chase Manhattan, de la Standard Oil et de General Motors, au prétexte que ces « trusts nous ont

transformés en consommateurs déments, dévorant un nombre croissant de cartes de crédits et d’appareils ménagers. Nous exerçons des métiers sans intérêts, d’énormes machines polluent notre air, notre eau et notre nourriture. »

Ajoutons que ces dits-trusts finançaient également la guerre au Viêt-Nam et la répression anti-noirs et anti-jeunes en Amérik. Plus tard, nos héros font aussi sauter le 161


bureau du procureur de Californie, à Los Angeles, le31 mai 1974. Juste représailles pour les six tués-a-la-grenade-incendiaire du SLA, groupe ayant kidnappé Patty Hearst, héritière du riche magnat des médias William Randolph Hearst. C’est ensuite au tour de l’ITT (compagnie assurant la gestion des lignes téléphoniques aux USA) de voler en éclats en septembre 1973 puis du minerai chilien d’Anaconda en septembre 1974, pour finir par celui de Kennecott en septembre 1975. Le tout afin de garder fraîche la mémoire du coup d’état de Pinochet en septembre 1973. Notons que les Weathermen n’étaient pas les seuls, le FBI comptabilisa 40 934 attentats et menaces d’attentats entre 1969 et mi-avril 70. Sur celles-ci, 975 sont effectuées « à la bombe » signifiant « qu’en moyenne, deux

bombes planifiées, construites et placées ont explosé chaque jour pendant plus d’un an. » nous rapporte en 2010 Bill Ayers, membre du groupe. En décembre 1980, ce dernier effectura son « coming-out » dans un communiqué que le New York Times choisira étrangement de publier — et de déformer — le 11 septembre 2001. 162


VOINA

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« Gang d’artistes anarchistes ». Le ton est donné d’entrée. Libérés en 2011, après paiement de la caution par Banksy, c’est l’implication falsifiée dans une manifestation anti-corruption qui est à l’origine de leur incarcération. Il faut dire qu’en Russie c’est un problème majeur, au moins depuis l’élection de Boris Eltsine, c’est à dire depuis la chute de l’URSS. (Chez nous aussi bien sur, avec l’acoquinement récent de Valls avec Mobutu Sese Seko). Un autre trempé dans ce genre de sales affaires, c’est Luzkhov, maire de Moscou, qui a vendu plusieurs secteurs bien juteux de la ville à de riches compagnies, dont la sienne. Voina lui dédicace ainsi un cadeau spécial en 2008 : le lynchage de deux homosexuels drogués jusqu’à la moelle et de trois immigrés illégaux par pendaison dans le supermarché le plus grand de Moscou. Les victimes ont toutes préféré une mort symbolique à la prolongation d’une vie à endurer la stigmatisation. Les LGBT et les migrants, en bonnes classes-boucsémissaires, ont fait la popularité du Maire. Banderole gay: 164


« Tout le monde se fout de la mort de Pavel Pestel. » «En Russie, xénophobie et homphobie règnent, une nouvelle société d’esclaves s’est créé. La police tue et bat des gens» explique Leonid Nikolayev, membre du groupe.

« Voina » en russe signifie Guerre. Non contents d’avoir dessiné une bite de 60 mètres de haut sur le pont-levant en face du KGB, ou de voler un poulet dans un supermarché en le planquant dans le vagin d’une des activistes pendant que d’autres montrent aux caméras un message explicite qui en français donnerait « j’emmerde ta prostitution », le groupe entend détruire tous les symboles et idéologies patriarcales ou répressives. Notre coup de coeur : Il y a peu, ils ont décidés de renverser une voiture de flics sous le prétexte de vouloir récupérer le ballon d’un garçon qui s’était coincé en dessous. Simple et efficace, le symbole est renversé. 165


Ils provoquent régulièrement la police notamment en jouant une version russe et rock n roll de « ACAB » lors du procès d’un curateur, ou en mesurant la paralysie et la soumission du corps policier face au portrait du président Medvedev (qui a assuré l’intérim Poutine). La démarche est la suivante : en s’introduisant dans les bureaux d’un commissariat de Moscou pour soit disant « venir célébrer l’inauguration » du mandat de ce dernier, ils placardent ainsi les affiches de sa tronche sous les nez désoeuvrés des forces de l’ordre. Les policiers oscillent dans leurs réactions entre une attitude respectueuse et un refus quelque peu entravé par la prétendue déférence des activistes envers le nouveau chef de leur gouvernement. On ne s’attardera pas sur leurs autres actions, hormis une légère allusion à la partouze orchestrée dans un musée pour annoncer l’ère Medvedev, quelque chose comme « on va se faire enculer ». Troublions du monde de l’art, n’hésitant pas à tomber dans la vulgarité pour trouver le scandale, les artistes russes n’ont pas eu d’autre choix que d’adopter cette stratégie, seule à pouvoir 166


communiquer le drame ambiant. Il en va de même pour leur confrère Piotr Pavlensky. Il s’est exhibé, nu contemplant ses testicules cloués aux pavés de la Place Rouge pour protester contre le fatalisme de ses concitoyens. Dans une Russie où l’art contemporain est rarement politisé, ce genre de pratiques s’explique ainsi : l’on ne peut que penser un art activiste dans un contexte dystopique.

« Quand l’espoir pour la démocratie est mort en Russie, peindre des fleurs ou des chattes ou pratiquer n’importe quel art « pur », c’est supporter l’autorité fasciste. » déclame Alex Plutser Sarno, membre du groupe.

Ainsi en est-il par exemple du dernier projet d’IOD, exposé à Paris en 2015 dans le cadre du festival artistique Pierre-FeuilleCiseaux, où l’on demande à un perroquet dans une cage auquel on impose des textes d’art conceptuel qu’il est sensé retenir, de symboliser les contraintes qui assaillent la création dans les pays de l’Est. Le festival se présente ainsi : 167


« Au delà du conflit Russo-Ukrainien qui déchire cette région, des artistes continuent à s’exprimer coûte que coûte en créant des œuvres décalées et résolument engagées ». Attristant.

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WE ARE THE PAINTERS

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WATP c’est le mélange de quatre mains sur une seule et même toile. L’individualité se noie en toute humilité dans la complicité. Depuis 2004, Nicolas Beaumelle et Aurélien Porte élaborent une pratique qui pourrait sembler bateau à leur époque : questionner la paternité de l’œuvre, son statut, s’émanciper de la question du style et bla bla blah… Mais si nous choisissons de leur consacrer une place dans ce glossaire c’est pour la qualité humoristique de leur approche. Après tout, comme le notait Arthur Cravan :

« Non pas que je trouve très audacieux de peindre un acrobate ou un chieur, puisqu’au contraire j’estime qu’une rose faite avec nouveauté est beaucoup plus démoniaque ». Entrons directement dans le vif du sujet avec leur film Paint for Hochwechsel. Cette vidéo en plan fixe de 47 minutes 54 secondes met en scène la figure du peintre dans l’acte de création. Dans un environnement enneigé d’Autriche, on se croiraiten pleine poétique chateaubrianesque, tout à la fois 170


romantique, exaltée et tourmentée. WATH présente ici le work in progress, le making off d'un « panorama » peint sur toile sans le moindre artifice. C’est comme si la pièce de théâtre étirait la représentation scénique jusque dans l’épingle à nourrisse improvisée à la va-vite dans les coulisses et qui permettra à la perruque de M. Jourdain de ne pas s’effondrer pendant l’acte 3; ou si dans son célèbre Déshabillage impossible, au fur et à mesure que le personnage se dévêtit, on voyait Méliès venir déposer lui même les vêtement dans le champ de la caméra au lieu de recourir au trucage par « arrêt caméra ». Aucun truc de magiciens donc, la durée de leur travail est conservée telle quelle, les préparatifs nécessaires à l’installation d’une toile panoramique et les conditions atmosphériques peu clémentes sont livrés à cru. La réalité de l’in-situ — avec ce que cette situation comporte d’imprévus et de ratés — se dévoile sans chichi. Un horschamp démystificateur entrant ironiquement en tension avec la peinture romantique allemande et le spectaculaire de ses paysages. A présent que la mise en scène est 171


établie, parlons de ce qui est figuré sur ces toiles tendues. Alors qu’on s’attendrait en toute logique à un relevé de paysages réels, on se trouve fort surpris lorsque surgit un trait presque naïf, imbriqué de souvenirs de dessins enfantins, fantasmés. On se confronte alors à la complexité du paysage qui naît au confluent de deux instances : l‘individu percevant et l‘espace naturel perçu. Il est ainsi conditionné par un ensemble de facteurs très changeants, qui dépendent des contingences, si bien que les conditions de son apparition sont aussi diverses que les individus susceptibles de le faire naitre sont nombreux. Comme l’explique Alain Corbin dans Le paysage sous influences, le paysage est affaire d‘appréhension des sens, mais il est aussi construction selon des ensembles de croyances, de convictions scientifiques et de codes esthétiques, sans oublier les visées d‘aménagement. Sans tomber dans une bouillie intellectuelle, nous préciserons simplement que ce qui nous plait tant ici,ce n’est pas la dualité séparatrice mais la naissance d’une pensée 172


intermédiaire. Celle-ci n’est plus l’apanage d’un sujet isolé et souverain mais une « médiance » au sens d’Augustin Bercque. Cette solidarité interactive est perçue en tant que métaphore d’un nouveau rapport entre homme et monde, un écho à l’interaction microcosme/macrocosme de Yona Friedman. Un art naïf ? Peut-être. On lui reconnaîtra cependant de ne pas prétendre à plus haut que soit. Il prévaut davantage à l’innocence d’un Ben dont l’attitude consensuelle le condamne à une propagande perpétuelle de lui-même. Quant aux ballons de Koons qui avaient envahi Versailles et supposés figurer les muscles des chiens, on leur préfèrera leur série de peinture d’une cinquantaine de femmes à la bouche entrouverte - jalonnant entre poupées gonflables et égéries picassiennes. Là où Jeff — ancien trader propriétaire d’une usine d’une centaine d’employés visant à produire du Kitch monumental — prétend puiser ses figures dans une pseudo-culture populaire américaine, les deux artistes secontentent de s’asseoir aux terrasses niçoises pour représenter ces 173


vieilles dames dont l’intérêt portent moins sur le contenant que le traitement. Thème bateau certes, nous le disions plus haut, mais l’état du statut de l’artiste sur-institutionnalisé dans l’art contemporain a certainement plus de raison d’être que ce théâtre de bouffonneries fascisantes de Koons qui sont plus les idoles des idolâtres de dévotion du marchandising que des figures supposées parler d’une quelconque culture. Walter Benjamin notait dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique :

« L’humanité (…) est à ce point devenue étrangère à elle-même qu’elle peut vivre l’expérience de son propre anéantissement comme une jouissance technique de tout premier ordre. Voilà ce qu’il en est de l’esthétisation de la politique que le fascisme encourage ». Aux concrétions excrémentielles d’une puissance idéologique financière, une véritable merde de chien exalterait moins de 174


puanteur. Trêve de digressions. Ce qui est intéressant dans cette série de WATP c’est qu’il s’agit inlassablement de peindre le même tableau. Cette notion de répétition évacue dès lors la question du motif sans paradoxalement, supprimer celle de la composition qui, au contraire se trouve démultipliée. Démultiplication des parties au sein d’un même jeu, celui de la peinture qui n’est pas sans rappeler le geste de Magritte repaginant la Vénus de Milo à quatre reprises (1931, 1934, 1936). Peintes toute de la même manière, le geste tautologique trouble l’authenticité d’une reproduction que le statut artistique de Magritte devrait pourtant garantir. Dans L’avenir des statues de 1933, Paul Nougé confiera :

« (…) voici une statue dont la seule vertu de présence nous délivre de l’authentique marbre de Milo ».

De cette série, nous nous arrêtons sur Bruneà

l’Acera.

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On y retrouve la même naïveté de traitement que dans le paysage de Paint for Hochwechsel. Avec un contour des yeux écarquillés à excès, des sourcils marqués, une prunelle bleue qui bave ; on a l’impression qu’il y a eu un accident grossier, résultant peut-être d’un coup de pinceaux trop vif. Serait-ce une série de ratés ? D’autant que la composition générale du tableau n’épate pas davantage: un ovale effilé du visage au centre et deux masses noires pour la chevelure. Au sommet, une forme blanche-orange-verte supposée évoquer les reflets de sa coiffure mais qui pourrait tout aussi bien représenter un pétunia ou un béret. Enfin, une partie inferieure délimitant sans doute la zone du pull, nous rappelle les compositions de leurs paysages abstraits. Notons une dernière chose, la récurrence d’indices annonçant à plus d’un titre un hommage à Jean Painlevé — un réalisateur de documentaires scientifiques proche des milieux surréalistes, anarchiste et fondateur du premier club de plongée sous-marine — via le titre «l’acéra» qui fait référence à l’un de ses films, le collier d’hippocampes qui 176


évoque sa marque de bijoux ou encore le recours à la technique du « jus » (peinture diluée). En plus, la peinture fut réalisée dans le cadre du Club des sous l’eau, un collectif mêlant méthodes de production curatoriale et cinématographique auquel WATP appartient. Alors pourquoi — comme Jean Painlevé qui opta pour les animaux sous-marins alors qu’il aurait pu en tant que fils de Paul Painlevé filmer les grands de ce monde — ce duo se concentre-t-il sur des sujets aussi banaux ?

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LES YES MEN

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Les Yes Men sont deux américains provocateurs qui, depuis 20 ans jouent de la dérision au service d’un activisme anti-libéral. Ici, pas de discrimination, chacun y passe, des grands groupes industriels ou des géants de la finance aux dirigeants politiques, leur coup d’impostures médiatisées frappent sans prévenir. En voici quelques exemples.

Le 3 décembre 2004, lors du vingtième anniversaire de la catastrophe du Bhopal — qui a fait des dizaines de milliers de morts et d’invalides — , Andy Bichlbaum apparaît en direct sur la chaîne de télévision BBC world sous le nom de Jude Finisterra, un soi disant porte-parole de Dow Chemical. Dow Chemical, c’est ce géant américain de l’industrie chimique qui a absorbé en toute discrétion en 2001 Union Cabride une compagnie qui détenait 50,09 % de l’usine responsable de la catastrophe du Bhopal et, qui refuse toujours à ce jour, de reconnaître sa responsabilité dans la catastrophe. C’est alors que, le 3 décembre 2004, dans un altruisme débordant, ce cher monsieur Finisterra annonce la vente de Union Carbide et son 179


intention d’utiliserles 12 milliards de dollars de recette pour fournir des soins médicaux aux victimes, nettoyer le site et financer des recherches sur les dangers des autres produits de la compagnie. L’effet est immédiat. En 23 minutes, la valeur en bourse de Dow Chemical chute de 2 milliards de dollars. Pendant 2h, la fausse information fait le tour des médias avant d'être finalement démentie par la compagnie dans un communiqué de presse, la couvrant d’un embarras éthique des plus délicats. Un autre grand favori de nos chers compères est l’Organisation Mondiale du Commerce, leur cible de prédilection depuis 2001. Feignants, à différentes reprises, de représenter l’OMC, ils ridiculisent leur éthique par une série de réformes absurdes et malvenues. Nous retiendrons par exemple, la suppression de la sieste en Italie et en Espagne sous prétexte d’harmonisation des normes commerciales au nom du Libre Echange; la ventes aux enchères de droits de votes; les astuces pour profiter de la délocalisation des entreprises (puisque dans les pays en voie de développement, un esclave coûte 180


moins cher et que les enfants y sont des travailleurs comme les autres) ; une technique novatrice de recyclage de nourriture après digestion — extrapolée à partir du rendement très mauvais de l’estomac — afin de pallier la faim dans le tiers monde etc. Un panel d’innovations loufoques dont la partie la plus inquiétante réside peut être dans l’absence totale de réactions des diverses tribunes de commerciaux. Brochettes de moutons écoutant en toute passivité ces mesures abusives et abrutissantes alors même qu’ils sont supposés dirigés les plus gros groupes du monde... A se poser des questions, non ? Comment rebondir face à une audience aussi passive ? Confrontés à l’échec de leurs satyres sur les attaqués eux-mêmes, les Yes Men poussent le canular plus loin. Constatant que la principale conséquence de l’existence de l’OMC fragilise les plus faibles, ils annoncent sa dissolution et son remplacement prochain par une organisation chargée d’assurer la 181


mise en place d’unmonde meilleur. Emue, l’assemblée croule sous un enthousiasme de propositions. Plus tard, lors d’un séminaire du ministère de la défense, ils réitèrent le canular en annonçant le passage des Etats Unis à l’énergie renouvelable, afin de préserver l’avance du pays dans le secteur. Le paroxysme s’atteint lorsqu’ils prétendent faire don de toutes les éoliennes aux natifs américains en guise d’excuse pour le génocide. La réaction est similaire à la précédente et les pigeons présents dans la salle s‘exécutent dès lors avec joie. Qui alors, au juste, hormis quelques compagnies pétrolières, s’oppose à la mise en place d’une énergie propre ? Enfin, je relaterai une dernière action, preuve de la flexibilité de leur médium d’intervention. Le 12 novembre 2008, surgies soudainement dans les rues une édition du New York Times tirés à plus de cent mille exemplaires, listant toutes les mesures que les Etats Unis pourraient prendre pour rendre ce monde meilleur. Datées de six mois en avance, elle annonce entre autre la mise en place d’une taxe carbone ou la fin miraculeuse de 182


la guerre en Irak. Noir sur blanc, écrit dans un journal, ces réformes paraissent effectivement bien plus proches et évidentes qu’elles ne le sont, malheureusement. On se rappelra lors de Sanguinetti qui envoya aux autorités, membres du patronat et médias une brochure intitulée Rapport

véritables sur les ultimes moyens de sauver le capitalisme italien signé sous le pseudonyme

de Censor. Celle-ci expose les diverses erreurs de gestion du pays commises au cours des années 60-70 par la haute bourgeoisie italienne.

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