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PHÉNOMÈNE
from CULOTTÉ(E)S #1
GROSSE AMBIANCE SUR LE PARIS-CAMBRAI
Dans le train qui relie les villes de l’Oise à Paris, il y a plusieurs voyageurs : celui qui a mal dormi bavera sur la vitre, impatient de terminer sa nuit. Un autre s’isolera du reste de la faune, le nez sur son smartphone. Il y a celle qui en profite pour terminer son petitdéjeuner, tout en se maquillant. Enfin, il y a une caste qu’on croise rarement, animaux pourtant peu farouches qui aiment la vie en meute, en tout cas à bord du train Corail. Chaque matin et chaque soir, ils se retrouvent, papotent, parfois même festoient, le sourire aux lèvres. Ils se sont rencontrés à bord et ont noué de belles amitiés, parfois plus. Pour cette communauté riante, les retards et les pannes de caténaires de la SNCF ne sont rien, ou presque. Rencontre avec ces drôles de zèbres à l’optimisme contagieux.
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Tout commence sur un quai, à 6h29 à Noyon, 7h35 à Compiègne ou encore à 6h44 à Creil. Emmitouflés dans leurs écharpes, ils ont encore les yeux tout collés par le sommeil. Dans une heure, ils auront rejoint la Capitale pour vivre une nouvelle journée de boulot. Avec un peu de chance, il n’y aura aucun incident, aucun retard sur la voie et ils pourront papoter avec Marc-du-train et goûter le gâteau de Nadège-du-train sans stress. La récré, c’est maintenant.

« C’est quand même grâce à une panne que j’ai rencontré celle qui allait être la marraine de ma fille. » Sabrina vit à Tergnier, où elle prend le train quotidiennement pour relier Compiègne, où elle travaille. Il y a deux ans, une terrible collision entre un train et une voiture à Viry-Noureuil, dans l’Aisne, a causé de nombreux retards sur la ligne 12, celle reliant Paris à Cambrai, via Compiègne, Noyon ou encore Saint-Quentin. Ce jour là, les deux heures de retard auraient pu la rendre chèvre. Derrière elle, deux jeunes femmes discutent de l’accident et, rapidement, Sabrina se mêle à la conversation. Le début d’une longue amitié. « Dans la galère, il faut se soutenir ! », assure-t-elle, et on la croit tant elle a l’air déterminée. Comme elle, d’autres voyageurs ont décidé de voir le positif dans le négatif. « En créant du lien à bord, on cherche à se rassurer en cas de panne, ça aide à dédramatiser le quotidien également. » Sabrina, qui est du genre sociable et bavarde, ajoute qu’il faut parfois « juste oser ». Et ils sont nombreux à avoir franchi le cap du fauteuil voisin. Pour certains, les voyages sont carrément devenus une fête. Tournée de Champomy pour la naissance du petit dernier, rasade de café dans le dernier compartiment à 7h10, les voyages s’enchantent de fous-rires et de confidences. « Comme la plupart des gens qui prennent le train au quotidien s’assoient toujours, ou presque, à la même place, on finit par croiser les mêmes visages », explique Mélanie, qui relie Noyon à Paris depuis plusieurs années. Elle, des amis du train, elle en a beaucoup. Certains ont même voyagé avec son père, avant qu’il ne parte à la retraite. « C’est comme une réunion de famille, on partage les joies mais aussi les peines, les apéros mais aussi les parties de tarot… » Dans son groupe, il y a tous les âges, toutes les catégories socioprofessionnelles, comme si à bord du train, on effaçait tout pour devenir simplement, un voyageur. En cas de coup dur, ils s’entraident : après l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016, Mélanie et ses acolytes sont restés bloqués en gare du Nord. « J’ai contacté les autres, paniquée. Les plus anciens m’ont rassurée, et on est allés dîner dans Paris, histoire de tuer le temps de manière agréable. » Les coordonnées s’échangent, les profils Facebook s’ajoutent et l’amitié démarre sur une panne. Didier, dans son répertoire de téléphone, avoue avoir de nombreux contacts ayant pour nom de famille « Du train ». Des gens qu’il a rencontrés au fil de ses trajets entre Cambrai et
Paris, chaque jour, pendant 15 ans. Six heures aller-retour. Une vraie corvée que cet ingénieur a décidé de mettre à profit : « J’ai repris mes études, j’ai passé un doctorat et j’ai écrit l’essentiel de ma thèse à bord du Corail. » Mais, comme tout bon étudiant qui se respecte, Didier n’a pas seulement potassé, il a aussi fait la fête. Et pas qu’un peu. « On avait nos habitudes, toujours dans l’un des derniers compartiments du Corail. On s’organisait un peu en
avance : qui prend les coupettes, qui s’occupe des tomates cerises ? C’était un peu l’auberge espagnole mais à bord d’un train ! » Des amis qu’ils ne voyait jamais à l’extérieur, sauf rare cas. Des amitiés façonnées au gré des coups de sifflet et des retards. « Tout est une question de timing : quand les retards sont courts, les gens s’agacent. Mais quand les pannes durent des heures...Alors là, enfin, on se parle et on brise la glace. » Certains ont tellement bien brisé la glace, qu’ils se sont mariés et ont fait des enfants. C’est le cas d’Anaïs, qui a rencontré celui qui

allait partager sa vie à bord du 6h37. Encore une histoire d’amitié, en tout cas, au début. « Il faisait partie de mon groupe d’amis du train, des voyageurs de Noyon que je côtoyais déjà depuis trois ans. On bossait tous à Paris et on se marrait bien. » Et puis un jour, une prise de conscience, une rupture avec l’ex, un coup de fil au milieu de la nuit et deux voyageurs qui ne se quittent plus.
Et du côté de la SNCF ? Il y a les contrôleurs chouchous, ceux qui regardent d’un oeil bienveillant les parts de gâteaux qui circulent. Il y

a ceux qui sont défendus en cas de mutinerie des voyageurs, excédés par des retards devenus, au fil du temps, bien trop fréquents. Il y a Elias, contrôleur pédagogue qui tient à expliquer vraiment les causes des retards et qui aime son boulot. Et puis il y ceux qui sont carrément applaudis, comme Bertrand, le jour de son départ à la retraite : tout le wagon s’est levé pour une ola émouvante. Un bon esprit que le service communication de la SNCF, au niveau régional, aurait tout intérêt à mettre en avant mais qui semble passer, jusqu’à aujourd’hui, totalement inaperçu. Chaque jour, plus de 800 abonnés de la ligne 12 alimentent un groupe Facebook, se refilant les tuyaux, avertissant les autres des retards, partageant les peines et les histoires insolites à bord. « C’est notre sas de décompression, conclu Didier, après une journée fatigante, quelques blagues à bord d’un train, finalement, c’est un excellent remède à la morosité ambiante ! » Ils vous attendent pour trinquer à bord. Prochain départ, demain, 6h35.