Uberisation

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MARDI 5 JANVIER 2016

UBERISATION :

LES CONTOURS DU CHANGEMENT

MOD E D’E M PLO I

Cinq jours pour comprendre l’uberisation

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berisation : c’est l’un des nouveaux mots de 2015 mais c’est 2016 qui verra la traduction concrète de ce néologisme. Tout converge pour que cette année découvre l’explosion de ce modèle économique. La rédac­ tion de l’Avenir a jugé utile de s’arrêter pour explo­ rer un phénomène qui, il y a un an, aurait pris des allures de science­fiction et qui aujourd’hui, émerge de façon tantôt capillaire tantôt franche­ ment tentaculaire. ■ Aujourd’hui Comprendre les contours du changement Mercredi

Comment la numérisation est devenue l’accélé­ rateur de l’uberisation. Jeudi Comment le citoyen devient à la fois producteur et consommateur. Vendredi Entre résignation et rébellion, les entreprises clas­ siques développent des stratégies d’urgence. Samedi Le monde politique, partagé entre la fascination et l’inertie.

L’ANALYSE

UBERISATION

DE LA SOCIÉTÉ

2016, l’année où l’économie basculera dans le capitalisme 3.0 Les taxis d’Uber qui plongent sur les capitales mondiales ou bien Airbnb qui affiche plus de nuitées que le groupe Hilton : l’économie du partage se serait bien passée de ces deux emblèmes encombrants. Trop tard : quasiment tout devient « uberisable ». On vous explique pourquoi. ●

C

R

OMMENTAIRE par D omi ni q ue VELLANDE

Demain, nous serons tous des indépendants C’est lors de la crise grecque qu’on les avait découverts. Des gens qui, quoique fonctionnaires ou salariés, n’avaient plus assez de quoi vivre. On les voyait conduisant un taxi (déjà…), travailler comme barman en soirée ou encore bosser comme déménageur durant leur week-end. En l’espace de quelques mois, ce qui relevait de la disgrâce et de la pauvreté est devenu l’emblème d’une forme de réussite. Les petits boulots restent évidemment une source de revenus mais sont désormais nimbés d’une sauce entrepreneuriale. Le travail intérimaire avait déjà semé les germes de la flexibilité. L’uberisation la sanctifie. Dans un grand carrousel où se rencontrent des clients toujours plus pressés et une offre qui entend s’y adapter. Ce qui n’aurait pu qu’être le challenge permanent de la vente en ligne devient la norme du travail réel. L’entreprise physique passe pour une lourdaude face à cette accélération. On lui demande d’être agile mais elle ne pourra jamais l’être suffisamment. Car, de toutes parts, elle découvre avec effroi que des auto-entrepreneurs lui taillent des croupières en travaillant plus vite, moins cher et surtout sans intermédiaire. L’auto-entrepreneur s’est affranchi de toutes ses peurs. Celles du lendemain, celles de la protection sociale. En ne comptant plus que sur lui-même. Demain, nous serons peut-être tous indépendants.

5 janv ier

Le troc a toujours existé. Ici, les technologies de l’internet ont fourni un levier extraordinaire au système.

Dominique VELLANDE

ien n’échappera à l’uberisation de la so­ ciété. Les puristes n’aiment guère ce néologisme et pourtant il traduit par­ faitement la brutalité d’un système suscepti­ ble de bouleverser des pans entiers de l’éco­ nomie traditionnelle. Partons donc de ces deux géants Uber et Airbnb pour comprendre ce qui se passe. Et pour décoder les raisons qui font qu’Uber est devenue la première société mondiale de taxis sans posséder une seule voiture et pour qui travaillent plus d’un million de chauf­ feurs indépendants. Ou encore pour expli­ quer comment Airbnb est en quelque sorte la plus grande chaîne hôtelière du monde alors qu’elle ne possède aucun lit. Ces deux mammouths qui valent aujourd’hui des milliards de dollars parta­ gent une caractéristique avec tous les ac­ teurs de cette nouvelle économie : leur en­ treprise se résume à une plateforme numérique. C’est sur cette plateforme que se joue le principe de l’offre et de la demande. Pas besoin d’un réceptionniste, d’un bon de commande : tout se passe entre celui qui of­ fre le service et celui qui en a besoin. Toutes les transactions se font en temps réel. « Ce qui est frappant, c’est que ce type d’éco­ nomie avait un ancrage local. On peut même dire que ces échanges sont primaires voire ar­ chaïques. Le troc a toujours existé. Ici, les techno­ logies de l’internet ont fourni un levier extraordi­ naire au système qui devient duplicable à l’échelle de la planète », explique Pietro Zidda, professeur en marketing (Université de Na­ mur). Mais cette offre n’a de sens que si le con­ sommateur lui­même y adhère. « Le change­ ment, c’est que le consommateur est un peu entré en résistance. Il veut toujours satisfaire un besoin mais sort des codes habituels : c’est l’accès qui

compte et moins celui de la propriété. C’est sur­ tout le cas des jeunes pour qui l’acquisition n’est plus une valeur fondatrice. » On pourrait saluer les vertus d’une écono­ mie expurgée du consumérisme effréné. Pietro Zidda l’admet : « Il y a en effet un tas d’initiatives qui vont dans ce sens. Et pas néces­ sairement dépendantes de la technologie. En Al­ lemagne, des gens mettent un post­it sur leur boîte aux lettres pour signaler qu’ils ont besoin d’une foreuse. Ou bien qu’ils ont un vélo à donner. Et ce phénomène existe partout : les services d’échanges locaux, les groupements d’achats,… ». Le ver est dans le fruit Les fruits de l’économie du partage sont pourtant atteints d’un ver qui les ronge à une vitesse exponentielle : la monétisation. « L’esprit créatif qui anime cette économie est fortement influencée par les start­up de la Sillicon valley. Pour ces jeunes entreprises, le but, c’est d’abord de faire du business. Et donc du bénéfice. Avec un modèle économique abouti : une petite commission est perçue sur chaque transaction et comme ces dernières sont nombreuses, on arrive rapidement à gagner un gros paquet d’argent. » Et sans doute est­ce là le principal écueil : une économie qui était née en se posant comme alternative au capitalisme est en fait « récupérée » par ce dernier. « Cette récupéra­ tion est partielle. En fait, il faut parler de deux types d’économies. Celle qui se pratique dans le marché et qui est monétisée. Et celle qui reste hors marché et qui ne passe pas nécessairement pas la monétisation », nuance Pietro Zidda. C’est la première qui fait l’objet de toutes les atten­ tions : le capitalisme 3.0, comme on le sur­ nomme, déboule comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. 2016 va en décou­ vrir les inquiétantes conséquences. ■


CITOYEN : PRODUCTEUR 7 janET CONSOMMATEUR vier

LES STRATÉGIES 8 janDES ENTREPRISES vier

POLITIQUE : ENTRE 9 janINERTIE ET FASCINATION vier

Montage ÉdA

LE NUMÉRIQUE, 6 janCET ACCÉLÉRATEUR vier

LA

BONNE CAUSE OU L’ARGENT

Des assiettes solidaires

ÉdA – Jacques Duchateau

ANTOINE B ERTRAND – FONCTIONNAIRE ET FONDATEUR DE C OCOOK

ger. On aura compris que la rentabilité n’est pas la préoccupation de Cocook. « Ce côté non lucratif est intéressant car sur le plan légal, il est tout à fait autorisé. On se trouve un peu dans le même contexte qu’un camp de scouts qui cuit des saucisses pour la visite des parents », explique An­ toine Bertrand. « On n’a jamais eu le sentiment de foncer dans Cocook comme si on était les rois du pétrole », nuance notre interlocuteur. D’ailleurs, Cocook a un peu de mal à se lancer. « Oui, on patine un peu. Il y a beaucoup de concurrence et fatalement, l’idée d’un bénéfice comme le propose Menu Next Door est plus incitatif. En re­ vanche, on sent qu’il y a une clientèle po­ tentielle. Des gens qui profitent d’un repas sain, pas cher et qui en même temps contri­ buent à aider une belle cause », explique Antoine Bertrand. Qui rêve tout haut : « Ce qui serait génial, c’est que des ONG se disent que c’est une bonne idée et qu’ils nous soutiennent pour l’approche marketing ». En posant le modèle Cocook, Antoine Bertrand et ses deux comparses savent depuis le départ que l’économie colla­ borative y trouve ses plus belles ver­ tus. Mais en même temps, c’est ce qui fait tout le défi : trouver une voie alter­ native au marché traditionnel. Et res­ ter dans une activité où l’acte de payer ne relève pourtant pas de la marchan­ disation. ■ D.V.

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chef : le blogueur ou la blogueuse. « Ces gens sont passionnés par la cui­ sine. Ils postent sur leur blog leurs expé­ riences, leurs recettes et puis là, ils passent du virtuel au réel en proposant leurs plats. » Menu Next Door est encore concen­ tré sur Bruxelles mais son concepteur ne s’en cache pas : son rêve est de du­ pliquer le modèle dans les grandes vil­ les de Belgique. Et même d’ailleurs. ■

l ne s’en cache pas : avant de lancer Menu next door, Nicolas Van Ryme­ nant a un peu pédalé dans la chou­ croute. Mais il assume : « Rebondir après un échec, c’est essentiel. » C’est aux USA que naît son projet. « Ma cou­ sine ne cuisinait jamais : elle s’achetait des plats tout préparés. Puis lors d’une fête de Thank’s giving, j’ai rencontré une dame âgée qui cuisinait de la dinde pour un tas de personnes. J’ai fait le lien et Menu Next Door est arrivé. » Menu Next Door démarre sur les cha­ peaux de roue. Pas loin de 100 « chefs » se sont lancés dans l’aven­ ture et 3 500 clients sont inscrits. « Tous les ingrédients sont là : on rencon­ tre des gens, on mange sainement, on ga­ gne du temps et de l’argent et enfin on pro­ duit moins de déchets », rayonne Nicolas van Rymenant. Les menus sont comptés entre 9 à 12 euros. Rare­ ment davantage. « On a vraiment toutes les tendances. Il y a des gens qui proposent des plats de cuisine étrangère. D’autres ne font que dans le végétarien. L’offre est vraiment très large ». Même des traiteurs Côté chefs, on trouve aussi de tout. Des étudiants, des retraités et même des traiteurs ayant pignon sur rue. « Pour eux, c’est une manière de se faire connaître ». Nicolas Van Ryme­ nant a découvert un autre type de

D.V. NICOLAS V AN R YMENANT – C RÉATEUR DE M ENU N EXT D OOR

ÉdA – Jacques Duchateau

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ntoine Bertrand est fonction­ naire. C’est donc dans le cadre de ses loisirs qu’il a lancé Cocook. Ce projet s’inscrit dans une finalité so­ ciale. « L’idée, c’était de pouvoir proposer une activité qui évite les travers de l’uberi­ sation. L’argent n’est donc pas la motiva­ tion », explique ce Bruxellois. On reste dans le principe de préparer à manger pour ses voisins, ses copains ou sa fa­ mille mais les bénéfices vont à une ONG. Du choix de celui qui fait à man­

Quand le voisin fait le repas


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MERCREDI 6 JANVIER 2016

LES CONTOURS 5/01 DU CHANGEMENT

MOD E D’E M PLO I

Cinq jours pour comprendre l’uberisation

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berisation : ce nouveau mot de 2015 va bous­ culer complètement les modèles historiques du capitalisme. Et ce modèle va exploser en 2016. Cette explosion sera liée à un développe­ ment de masse d’un mode de consommation ré­ cent. En guise de préambule, voici les mots­clés du jour : Changement

Il est radical et suppose la suppression de l’entre­ prise intermédiaire. L’uberisation est d’ailleurs baptisée désintermédiation. L’entreprise physi­ que est remplacée par une plateforme numéri­ que. Concurrence Produire des biens et des services via ces platefor­ mes numériques diminue fortement les coûts. Si on y ajoute le fait que cette nouvelle économie s’embarrasse peu des normes et de la fiscalité in­ hérente à leurs activités, la concurrence devient inégale. Voire déloyale. Géolocalisation Si certains services n’ont pas besoin de proximité physique pour se développer, d’autres la récla­ ment. Les utilisateurs sont donc tous géolocali­ sés : qu’ils produisent ou bien qu’ils consomment, on sait où ils se trouvent physiquement.

L’ANALYSE

UBERISATION

DE LA SOCIÉTÉ

Ce jour où l’ordinateur est venu court-circuiter toutes les entreprises Oubliez le charismatique Steve Jobs ou l’intrépide Bill Gates : l’économie « uberisée » n’a plus vraiment de visage. Complètement numérisée, elle n’a plus guère besoin de bras non plus. Pire, elle considère l’entreprise physique comme un élément aussi dispensable qu’obsolète. ●

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OMMENTAIRE par D omi ni q ue VELLANDE

Un vrai danger ou une belle opportunité Les analystes du changement travaillent un paradigme classique. Il peut se résumer comme suit : le changement fait peur et il est pourtant inéluctable. La morale : faisons du changement une opportunité. Des voix s’élèvent donc pour dire que le numérique dope plus qu’il ne tue l’économie. À condition bien sûr de saisir les chances que ce numérique apporte. On vous dira par exemple que, bousculée par les taxis d’Uber, les sociétés de taxi offrent un meilleur service aujourd’hui. À vérifier tout de même. On vous dira aussi qu’une saine concurrence est nécessaire pour revitaliser un marché voire à en créer de nouveaux. Des thèses plus libérales y verront l’émergence d’une saine concurrence et de nouveaux remparts contre des rentes ou des monopoles. Ces mêmes thèses n’insisteront sans doute pas sur le fait que ces nouvelles plateformes sont mues par les mêmes gènes hégémoniques que ceux qui animent les grands acteurs économiques du monde. Quand des start-up avancent crânement qu’elles vont inonder les capitales du monde entier, on devine que le couteau est dans les dents. Choisir entre les deux thèses : le danger ou l’opportunité relève donc d’une prospective fort incertaine. Qui ne peut s’appuyer que sur une réalité incontournable : ce modèle Uber explose et n’est pas près de s’arrêter.

« Ici, on ne s’embarrasse d’aucune norme : accès à la profession, factures, TVA et autres tracasseries. »

Dominique VELLANDE

ous connaissez les Gafa, Google, Ama­ zon, Facebook et Apple : ils sont les qua­ tre plus grands acteurs de l’internet. Ils ont complètement chamboulé une série de secteurs traditionnels comme celui de l’édi­ tion, de la publicité ou encore de la musique. Mais leur appétit est aussi redoutable que la vitesse avec laquelle ils se développent. Dans leur sillage, l’uberisation répond à une seconde vague. D’autres acteurs qui se servent des Gafa comme de véritables porte­ avions de leurs nouvelles activités économi­ ques. Ces nouveaux joueurs sont minuscu­ les au regard des Gafa. Un petit appartement dans la Silicon Valley, une poignée d’infor­ maticiens hypercréatifs et les voilà lancés. Leur slogan : comment faire plus vite et moins cher dans une série de secteurs de l’économie ? Uber ou Airbnb n’auront été que les précur­ seurs de cette déferlante. Car prendre un taxi ou se loger à bon prix n’est qu’une infime partie du terrain de jeu. Tout ou presque peut désormais être « consommé » en ligne. La première couronne du développement frappe de plein fouet l’économie des servi­ ces. Des conseils financiers, des contrats d’as­ surance ou encore des services de traduction se gèrent désormais sur internet. Avec une mise en concurrence féroce et mondialisée. Les prix sont véritablement cassés sans qu’il soit possible pour les autorités publiques d’exercer le moindre contrôle. « Il m’arrive de proposer mes services comme traducteur. Il n’y a pas longtemps, j’ai remis prix sur un site en ligne. Je proposais de faire un tra­ vail pour 800 euros. C’était un prix honnête. Puis j’ai vu qu’à l’autre bout de la planète, un gars proposait de faire le même travail pour 149 dol­ lars. Et il était bien coté », se souvient Edgard Szoc, chercheur (lire ci­contre).

Comme ils sont nombreux à émerger, d’autres petits malins créent des applica­ tions destinées à agréger et comparer ces in­ nombrables offres. Sur le principe du site Tripadvisor : les utilisateurs laissent com­ mentaires et cotations. C’est tendance et sur­ tout bien plus crédible que la meilleure cam­ pagne marketing. Dans le monde réel Mais la troisième vague est déjà là : du ser­ vice dématérialisé, on revient dans le monde réel avec des offres bien concrètes. Personne ne se surprendra à découvrir par exemple des offres de baby­sitting sur un site en ligne. Mais un plombier ou un chauffagiste, cela peut paraître insolite. Partout dans le monde, des sites proposent de la main­d’œuvre bon marché. Travaux de jardi­ nage, électricité, informatique, cours parti­ culiers ou gardiennage pour chiens et chats. La livraison est un secteur également fort prisé : à condition qu’il ne s’agisse pas d’un piano à queue, n’importe qui peut, pour une petite rémunération, livrer quelque chose à quelqu’un. La recette est éprouvée : géolocalisation (pour trouver quelqu’un qui n’habite pas loin), une offre et un prix à discuter, une prestation et enfin une cotation. Ici, on ne s’embarrasse d’aucune norme : accès à la profession, factures, TVA et autres tracasse­ ries dont l’uberisation n’a que faire. Dupli­ qué avec une vélocité sans cesse accrue, ce modèle prend de court la plupart des entre­ prises. Des entreprises qui, comme on le verra dans nos éditions de vendredi, dévelop­ pent des stratégies multiples : indifférence, défense ou encore acquisition. En économie, se protéger de son ennemi, c’est souvent l’acheter. ■


AUJOURD’HUI

6/01

LE NUMÉRIQUE, CET ACCÉLÉRATEUR

CITOYEN : PRODUCTEUR 7/01 ET CONSOMMATEUR

LES STRATÉGIES 8/01 DES ENTREPRISES

POLITIQUE : ENTRE 9/01 INERTIE ET FASCINATION

Le poids de l’économie collaborative

Price Water House Cooper estime que d’ici 2025, l’économie de partage pèsera 335 milliards de dollars dans les grands secteurs de la location classique.

SECTEURS DE PARTAGES

SECTEURS TRADITIONNELS

Echanges/prêts de matériels

Voitures partagées

2013

15 milliards de dollars

240 milliards de dollars

Location de voiture

335 milliards de dollars

Main d’œuvre en ligne

2025

Location de livres

335 milliards de dollars Musiques et videos téléchargées

E NTRE

Non, au départ et à part quelques ex­ ceptions, l’économie collaborative est avant tout locale et non monéti­ sée. L’uberisation, c’est le contraire. La faute au numérique ?

On ne peut pas parler d’une faute. Le développement du numérique accé­ lère le phénomène. Mais il peut aussi servir l’économie collaborative. Or, LOUISE H AIN

S PÉCIALISTE

DE

L’ÉCONOMIE COLLABORATIVE (OUISHARE)

« Le vernis d’un capitalisme sauvage »

on constate que le monde associatif et les coopératives ont mis un peu de temps avant de saisir l’opportunité du numérique. Le danger vient-il d’un détournement de l’économie collaborative ?

Edgard Szoc, vous pointez la déviance de l’uberisation…

Uberisation rime avec externalisation ?

Vous associez l’économie collaborative au principe de consommer moins…

Le système consiste à mettre des gens en compétition. Mais n’importe qui peut proposer ses services et à des prix anormalement bas. Par exemple, des sociétés organisent un concours pour trouver un bon slo­ gan de vente : seul le meilleur sera rémunéré.

Cette dernière est-elle une question de génération ?

Elle est plus présente chez les gens de moins de 40 ans. Elle est aussi d’abord un phénomène plutôt urbain. Il faut dire que dans les villages, il y a une vraie solidarité qui existe encore. ■ D.V.

Oui, la volonté des gros acteurs est de dominer le monde. Et la motivation est liée à l’argent : il y a moyen de se faire un fric dingue en très peu de temps.

À mes yeux, ces initiatives se dra­ pent du vernis de l’économie colla­ borative mais ne sont rien moins que du capitalisme sauvage.

On peut le voir comme ça. L’écono­ mie collaborative capitaliste est en plein essor. Il y a même un côté préda­ teur dans ce développement. Ce n’est pas surprenant dès l’instant où il est possible de se faire un paquet d’ar­ gent en très peu de temps.

En effet. Il faut se méfier de l’effet « rebond ». Par exemple, si les gens voyagent davantage avec Airbnb, c’est une bonne chose. Mais si toutes ces personnes prennent l’avion, il y a un effet négatif sur l’environne­ ment. Et on s’éloigne alors des fonda­ mentaux de l’économie collabora­ tive. ÉdA – Jacques Duchateau

Location de DVD/films

VERTU ET DÉROUTE

« Economie locale et non monétisée » Louise Hain, l’uberisation et l’économie collaborative, c’est chou vert et vert chou ?

Hôtels/bed and breakfast

Cette économie est née pendant la crise…

Oui et c’est tout le paradoxe : elle est née pendant la crise en se posant comme alternative et en même temps tout indique qu’elle va engen­ drer une autre crise. ■ D.V.

C’est une tendance très lourde dans les entreprises d’externaliser toute une série des services. Dans le do­ maine du marketing, c’est flagrant. On ne fait que déplacer le boulot : quel est le souci ?

EDGARD S ZOC – CHERCHEUR À P AX CHRISTI – P ROFESSEUR

Cela pose la question de la régulation…

C’est le mot tabou. L’uberisation, c’est l’antithèse de la régulation. La dérive potentielle, c’est que l’on se trouve dans une concurrence impos­ sible à réguler. Tout se joue à l’échelle mondiale et dans un uni­ vers virtuel. Vous dénoncez aussi une tendance monopolistique ?

ÉdA – Jacques Duchateau

Hébergement de personnes à personnes

Location de matériel


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JEUDI 7 JANVIER 2016

LES CONTOURS 5/01 DU CHANGEMENT

MOD E D’E M PLO I

Cinq jours pour comprendre l’uberisation

Q

ue peut devenir une économie lors­ qu’elle devient de plus en plus numéri­ sée ? C’est le thème du dossier que nous publions cette semaine. L’uberisation de la société cultive ce paradoxe d’une transfor­ mation invisible et en même temps radicale. De quoi rêver ou cauchemarder à l’idée que tout individu vit dans les conditions décrites ci­dessous. En guise de préambule, voici les mots­clés du jour : Application

Au départ d’un ordinateur ou d’un télé­ phone mobile, on peut télécharger une appli­ cation. Cette dernière est à même de connec­ ter celui qui cherche un bien ou un service et celui qui propose l’un ou l’autre. Journalier C’est la forme archaïque du travailleur sala­ rié. L’entreprise ou le particulier le paye à la prestation et ne fait appel à lui qu’en cas de besoin.

L’ANALYSE

UBERISATION

DE LA SOCIÉTÉ

Ce moment où l’uberisation a transformé mon quotidien

Libertaire Ce terme désigne une attitude refusant toute forme d’autorité ou contrainte découlant d’institutions. Certains estiment que l’uberi­ sation correspond à un modèle libertaire.

C’est arrivé un jour d’octobre de 2017. Ce matin-là, ma vie avait changé sans que je m’en aperçoive. L’uberisation était plus qu’un mot à la mode mais une transformation radicale : comment je pense, je mange ou me déplace. Et vous, êtes-vous déjà un peu uberisé ? ●

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OMMENTAIRE par D omi ni q ue VELLANDE

Le citoyen : producteur et consommateur Dans l’économie traditionnelle, le citoyen est avant tout un consommateur. Et c’est sans doute le changement le plus éclairant de l’uberisation : il devient aussi producteur. Quand il voyage et qu’il prend une chambre Airbnb, il est consommateur. Lorsqu’il accueille lui-même des touristes dans son appartement bruxellois, il est producteur de services. De même que lorsqu’il commande un repas Menu Next door, il ne fait que consommer. Mais lorsqu’il se pique de préparer et vendre des repas pour les gens de son quartier, il devient producteur de biens. Cette double casquette est une donnée de cette nouvelle économie : elle répond à des préoccupations mêlées et plurielles. La volonté de se créer un revenu complémentaire arrive en tête du classement. On peut même avancer que ce gain espéré est le moteur de la démarche. Certains aiment l’habiller d’un terme un peu pompeux : l’auto-entrepreneuriat. En l’adoubant des oripeaux de la réussite et de l’autonomie. C’est sans doute le cas. Mais ce souffle d’une société dont les individus s’émancipent en participant plus activement à son économie ne peut en masquer les dérives. Autrement dit, un salaire décent ne sera jamais avantageusement remplacé par l’addition de petits revenus. Au risque d’incarner une véritable régression sociale. Et en y voyant les signes du progrès.

« Le bon vieux temps où j’avais un bureau, des collègues et… un salaire fixe. »

Dominique VELLANDE

e matin­là, dans mon appartement bruxel­ lois, la machine à café s’est allumée en même temps que ma tablette. L’anxiété d’une journée dont je ne connaissais pas en­ core le menu se mélangeait avec les brumes d’une nuit trop courte. La veille, comme cha­ que soir, j’avais remis des offres sur différents sites de petits boulots. C’est l’organisation que je mettrai dans l’agencement de ces différentes tâches qui fera (ou pas) le succès de ma journée de travail. J’ai conservé quelques compétences de l’épo­ que où j’étais informaticien dans cette grosse boîte d’Etterbeek. Le bon vieux temps où j’avais un bureau, des collègues et… un salaire. Hier, via l’application In4matic, j’ai proposé 26 euros pour installer Windows 19 chez un re­ traité. En sirotant mon café, je me suis aperçu que quelqu’un d’autre avait proposé de faire ce boulot pour 20 euros. Pas grave car j’ai emporté une autre mission pas très loin de là. Tablette « défectueuse » : j’ai mis 15 euros de forfait et bingo. Un coup d’œil sur le trajet que je transfère sur le site Livrez­vous. En allant réparer cette fou­ tue tablette, je passerai chez le libraire : des li­ vres audio sont à conduire chez un particu­ lier. C’est sur mon chemin et cela m’octroiera un micropaiement de 2 euros. Mon fils se lève en bâillant : il préfère suivre ses cours en ligne pendant la nuit. Aujourd’hui, la moitié des étudiants ont renoncé à s’entasser dans les auditoires : des universités virtuelles proposent des cours à la demande. En bossant dur, il espère terminer son master en 10 mois. Pour financer ses loisirs, il est enre­ gistré sur la plateforme Studentforajob. Après avoir renoncé au baby­sitting où les prix sont cassés, il s’est passionné pour la garde d’ani­ maux. Il rigole souvent en disant que les pro­ priétaires des toutous et de minous sont beau­

coup plus exigeants que les parents d’enfants à garder. Sur son téléphone, il tapote rapidement et trouve un scooter à louer à deux pas de chez nous. De mon côté, le site Carsharing m’indi­ que qu’une Clio est disponible pendant deux heures à 5 min de marche. J’ai revendu ma voi­ ture il y a trois ans et j’en suis fort content. Garde-meubles, c’est un boulot En quittant la maison, ma fille grogne parce qu’elle doit enjamber une dizaine de caisses en­ treposées dans le couloir. Grâce à la plate­forme Gdelespace.net, ces caisses m’octroient un re­ venu complémentaire. Faudra juste que je les descende à la cave : garde­meubles, c’est un boulot… Audio­livres glissés dans la boîte aux lettres, tablette réparée et me voilà avec une voiture et une heure à tuer. Largement de quoi faire quel­ ques courses. Quand je n’ai pas le temps, je me les fais livrer mais depuis peu, un magasin astucieux me permet de m’alimenter pour pas cher. J’y bosse quelques heures par mois et cela me permet d’acheter « low cost ». Chouette expérience que ce magasin où le client est aussi travailleur. Je scanne mon badge tandis qu’un écran m’indi­ que que des caisses de fruits et légumes sont à vider dans le rayon frais. Cette heure prestée me permettra de remplir mon frigo pour une poignée d’euros. C’est plus que nécessaire car un couple d’étudiants argen­ tins vient passer le week­end dans la chambre d’amis. Ils souhaitent prendre le petit déjeuner avec nous. Je leur demande une centaine d’euros pour deux nuits : à moins d’un hôtel miteux, je suis imbattable. C’est dire si cette chambre est sou­ vent occupée. Net d’impôts ou de taxes : c’est tout bénéfice. ■


LE NUMÉRIQUE, 6/01 CET ACCÉLÉRATEUR

AUJOURD’HUI

CITOYEN : PRODUCTEUR ET CONSOMMATEUR

7/01

LES STRATÉGIES 8/01 DES ENTREPRISES

POLITIQUE : ENTRE 9/01 INERTIE ET FASCINATION

ÉdA – Jacques Duchateau

JOURNÉE UBERISEE : COURS EN LIGNE POUR LE FISTON, DES PETITS BOULOTS VIA MA TABLETTE, UNE VOITURE PARTAGÉE ET UNE HEURE PRESTEE AU MAGASIN POUR ACHETER MOINS CHER

CADRE LÉGAL : L A CONFUSION

« On revient au journalier »

« Le système fiscal est adapté » lement, il y aura une réduction massive du nombre de salariés.

C’est une lame de fond et nous ne som­ mes qu’au début : je crains qu’à terme, ce phénomène entraîne la réapparition du statut de journalier.

Est-ce le développement d’une forme de travail au noir ?

Ce passage risque-t-il d’être brutal ?

Non, il sera sans doute progressif. Mais on assiste à une explosion du statut d’indépendant complémentaire. Ce n’est que la première phase car parallè­ JEAN-FRANÇOIS B ELLIS

- PROFESSEUR DU

DROIT DE LA CONCURRENCE (ULB)

On peut le craindre : le principe, c’est que tout revenu est taxé. Ce n’est pas parce qu’on vous trouve sur internet que vos prestations deviennent immatérielles. L’évier que vous allez déboucher est bien réel. Vous posez aussi la question de la concurrence…

Oui parce que l’uberisation induit une concurrence déloyale. La concurrence normale, c’est quand tout le monde res­ pecte les mêmes règles du jeu. On s’en éloigne.

ÉdA – Jacques Duchateau

Comment voyez-vous le rôle de l’État ?

À ce stade, l’État n’a nullement anticipé l’uberisation. Ceci dit, c’est un peu nor­ mal : tout a été très vite. Mais le rôle de l’État est de faire respecter les lois socia­ les et fiscales. Ce qui n’est pas évident car le modèle uberisation est liber­ taire. Et son développement se fait à la faveur de l’inertie des pouvoirs publics. Ce n’est pas très optimiste…

Non, de fait. Cela ressemble à une révo­ lution invisible mais qui profile un monde où l’individu se retrouvera seul. ■ D.V.

Alexandre de Streel, comment voyez-vous le rôle de l’État dans ce phénomène ?

être faut­il davantage se préoccuper de la protection des indépendants et par­ tant de leur contribution à la fiscalité.

Il doit veiller à une juste taxation de ces activités. Si toute l’économie bas­ cule dans le numérique, les recettes de l’État vont disparaître. Il faut donc appliquer le principe d’une fiscalité où les revenus sont taxables.

Le consommateur est-il suffisamment protégé ?

L’économie numérisée est très régulée par les consommateurs, même. Ces plateformes ont un système de cota­ tion. Celui qui vend de mauvais pro­ duits ou de mauvais services ne pourra pas poursuivre son activité. ■ D.V.

Cette économie semble pourtant fort souterraine…

À ce stade, oui. Parce que l’État n’a pas anticipé. À sa décharge, tout va telle­ ment vite. Et puis c’est classique : beau­ coup de firmes démarrent souvent en violant la loi. Le rôle régulateur des pouvoirs publics est de les ramener dans le cadre légal. La Commission européenne étudie de très près ce sujet car il dépasse le cadre national.

ALEXANDRE

Ce cadre est-il adéquat pour une économie numérisée ?

A priori, je dirais oui : tout revenu pro­ fessionnel doit être déclaré. Des adap­ tations sont peut­être nécessaires mais si l’État se donne les moyens, toute transaction est traçable. Donc taxable. Et la protection des travailleurs ?

Le nombre d’indépendants augmente et celui des salariés diminue. Est­ce né­ gatif a priori ? Je ne le pense pas. Peut­

DE S TREEL - PROFESSEUR DE

DROIT EUROPÉEN AUX FACULTÉS DE N AMUR

ÉdA – Jacques Duchateau

Jean-François Bellis, l’uberisation aboutit à un changement dans le statut du travailleur ?


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VENDREDI 8 JANVIER 2016

LES CONTOURS 5/01 DU CHANGEMENT

MOD E D’E M PLO I

Comprendre l’uberisation en cinq jours

D

epuis mardi, la rédaction de L’Avenir explore les contours de l’uberisation. Les nouvelles entreprises numériques ne se contentent pas de créer de nouveaux marchés mais s’attaquent également à des pans entiers de l’économie classi­ que. L’indifférence d’il y a quelques mois n’est plus de mise aujourd’hui : les entreprises classiques passent à l’attaque. Comme expliqué dans le sujet de ce jour, plusieurs attitudes apparaissent. Pour le comprendre, voici quelques mots­clés : Agilité

C’est le propre des entreprises numériques. Leur structure simplifiée leur permet de s’adapter qua­ siment en temps réel. Bulles Les subprimes aux États­Unis avaient créé des bul­ les spéculatives à l’origine de la crise de 2008. L’uberisation est perçue comme potentiellement « à risque » car le financement important dont cer­ taines font l’objet paraît démesuré au regard de leur valeur réelle. Emploi C’est l’une des questions essentielles : l’uberisa­ tion va certes créer de l’emploi mais en même temps risque d’en détruire. Quel sera le solde ? Po­ sitif ou négatif ?

UBERISATION

L’ANALYSE

DE LA SOCIÉTÉ

Comment les entreprises se défendent ou passent à l’attaque Face à la fulgurance de l’uberisation, les entreprises classiques ont mis quelque temps à réagir. Tout d’abord en se défendant bec et ongles pour chasser les intrus. D’autres postures plus subtiles sont apparues : acheter, associer ou… faire la même chose. Explications. ●

C

T

OMMENTAIRE par D omi ni q ue VELLANDE

Des bulles qui n’effrayent pas l’argent La crise financière de 2008 n’est pas encore terminée que certains voient de nouveaux dangers dans l’économie numérisée. Car elle aussi fonctionne avec les principes d’une capitalisation. À ce stade, les acteurs restent très discrets sur l’argent qui circule. On peut même parler d’omerta : on ne communique que sur les succès. Donc sur le nombre d’utilisateurs de ces plateformes. Mais tous les jours et très discrètement, ces entreprises virtuelles lèvent des fonds pour des centaines de millions. Elles séduisent des investisseurs qui voient en elles un rendement énorme et rapide. Qu’elles ferment un mois ou un an plus tard importe peu : c’est le court terme qui compte. Certaines sont déjà cotées en Bourse mais ce n’est pas la majorité. Le danger ? Ces entreprises sont capitalisées pour l’essentiel sur base d’une bonne idée. La contrevaleur des investissements est donc strictement symbolique : pas de bureaux, peu de travailleurs. et pas de matériel. Bref, c’est un peu comme si ces capitaux venaient s’adosser à du vent. Mais au contraire de la crise de 2008, ce risque ne semble effrayer ni les entreprises ni les investisseurs. Un peu comme si les bulles spéculatives n’exposaient plus personne. Elles feraient donc partie du jeu : quand une enfle puis explose, une autre la remplace.

Dominique VELLANDE

Ignorer le marché de l’occasion alors qu’il est en plein essor, c’est laisser d’autres acteurs s’en emparer.

out le monde a en mémoire les manifes­ tations violentes des chauffeurs de taxi contre leurs « collègues » d’Uber. Une agressivité que peu de gens comprenaient à l’époque sinon les intéressés eux­mêmes. L’at­ titude est donc franchement défensive : on protège notre gagne­pain. Mais la bataille s’est aussi jouée dans les prétoires de la jus­ tice. Des procédures judiciaires tous azimuts ont été lancées. Le résultat : Uber a été inter­ dit dans certaines villes. Comme à Bruxelles. Mais cette interdiction fait exception. Les taxis d’Uber continuent à se lancer dans la plupart des capitales mondiales. Airbnb a également essuyé le feu des hôteliers et des pouvoirs publics, associés dans une alliance objective : la perte d’un marché pour les uns, la perte de rentrées fiscales pour les autres. Mais cette guerre peut à terme se révéler ha­ rassante et l’agilité des acteurs de l’uberisa­ tion est inouïe : quand ils sont contraints de prendre la porte, c’est par la fenêtre qu’ils ren­ trent. Les tuer La seconde attitude correspond à celle adop­ tée par les industries pétrolières lorsqu’une alternative à l’énergie fossile émerge : on étouffe dans l’œuf. En d’autres termes, les en­ treprises mettent un gros chèque sur la table et s’empressent de faire disparaître le concur­ rent. Jouable dans certains cas mais encore une fois, l’arrivée massive et permanente de nouveaux acteurs rend la manœuvre coû­ teuse et inéluctablement stérile. Une va­ riante existe dans la stratégie de rachat : ac­ quérir pour contrôler et développer. On a pu trouver insolite de voir que la SNCF entrait dans le capital de Blablacar (plateforme de co­ voiturage basée en France). La raison était pourtant simple : organiser mais aussi con­

trôler des voyages multimodaux intégrant train et voiture. Mais quand le même Blabla­ car rachète son principal concurrent euro­ péen Carpooling (situé en Allemagne), on se trouve clairement dans la logique de fusion­ acquisition propre au capitalisme classique. Cette semaine, Carrefour a racheté Rue du Commerce, site de ventre en ligne. Objectif : être présent et occuper l’espace de la toile. Faire comme eux D’où cette troisième attitude qui se résume comme suit : et pourquoi ne pas faire comme eux ? Les banques l’illustrent très bien : tou­ tes ont rapidement développé des services en ligne, comprenant ainsi que le mode de con­ sommation le réclame. Une bonne partie de l’activité bancaire s’est donc à son tour déma­ térialisée. Le guichet physique risque de rapi­ dement appartenir à l’histoire. Faire à leur place Imiter les acteurs de l’uberisation ne se li­ mite pas à la finance. Des firmes ont par exemple intégré que le marché de la seconde main était porteur. Et ont donc développé el­ les aussi des applications connectant un ven­ deur et un acheteur d’un produit d’occasion. Décathlon n’a rien fait d’autre en lançant Tro­ cathlon. H & M teste le principe d’une réduc­ tion sur l’achat d’un vêtement neuf si le client dépose trois anciens articles destinés au recyclage ou à la seconde main. Avec ceci d’étonnant : une marque de pro­ duits neufs ose s’associer avec l’idée qu’il est possible de trouver le même produit en se­ conde main. La contradiction a été vite ba­ layée : ignorer le marché de l’occasion alors qu’il est en plein développement, c’est passer à côté de la montre en or et laisser d’autres ac­ teurs s’en emparer. ■


LE NUMÉRIQUE, 6/01 CET ACCÉLÉRATEUR

CITOYEN : PRODUCTEUR 7/01 ET CONSOMMATEUR

AUJOURD’HUI

LES STRATÉGIES DES ENTREPRISES

8/01

POLITIQUE : ENTRE 9/01 INERTIE ET FASCINATION

Les tactiques des entreprises PROCÉDURES JUDICIAIRES

PARTICIPATIONS FINANCIÈRES

ex : Uber interdit à Bruxelles par la Justice

ex : la SNCF entre dans le capital de Blablacar

S’OPPOSER

INTÉGRER

RACHETER REMPLACER

FUSION/ ACQUISITION

INNOVATION/ IMITATION

ex : Carrefour vient de racheter Rue du Commerce

ex : Décathlon a lancé Trocathlon

ENTRE PRUDENCE ET LUCIDITÉ

« Respecter les règles » Jonathan Lesceux, comment l’Union des classes moyennes appréhende l’uberisation ?

Nous y sommes attentifs et en même temps le débat n’est pas tranché. Pourquoi ?

Il s’agit d’un phénomène en développe­ ment. Cela peut présenter des opportuni­ tés en termes de création de nouvelles ac­ tivités mais également créer une concurrence déloyale entre les prestatai­ res non professionnel qui recourent à des JONATHAN L ESCEUX – C ONSEILLER SERVICE D’ÉTUDES DE L’UCM

AU

« Emplois : le solde sera négatif » plateformes de type Uber et des prestatai­ res professionnels qui sont soumis à diffé­ rentes obligations (cotisations sociales, li­ cences…). » La croissance d’indépendants que suppose ce modèle économique, vous en pensez quoi ?

Un quart des indépendants ont été indé­ pendants complémentaires. Que des gens se lancent dans l’aventure n’est pas une mauvaise chose. À condition de respecter les mêmes règles. L’uberisation,ce n’est pas l’apologie des règles…

Non. Il n’y a d’ailleurs pas que le problème de la fiscalité. Il y a aussi l’accès à la profes­ sion ou la protection des consommateurs. Pour ce dernier point, les utilisateurs notent les services ou les produits : cette autorégulation n’est pas suffisante ?

Ce qu’on appelle le « scoring » n’est pas suffisant et ne remplace pas les règles. Ces notes d’appréciation, ce n’est jamais que du bouche­à­oreille. L’uberisation suggère des modèles qui se dupliquent à l’échelon mondial : ne craignezvous pas de nouvelles formes de dumping ?

Le client recherche de plus en plus une re­ lation et une qualité. Les petits indépen­ dants ne jouent pas dans une guerre des prix et donc, a priori, sont moins exposés à ce phénomène. Mais le risque de concur­ rence déloyale reste présent. ■ D.V.

L’uberisation est-elle une forme de capitalisme qui se durcit ?

C’est clairement du capitalisme. Mais je préfère parler d’une transition plutôt qu’un durcissement.

signers, des data analystes, des informa­ ticiens, il en faudra beaucoup. Et puis à l’autre bout, il faudra beaucoup d’em­ plois peu qualifiés : des magasiniers, des petits producteurs de services,…

Expliquez-vous…

Quelle société se dessine avec l’uberisation ?

L’uberisation repose sur trois leviers : une main­d’œuvre indépendante plu­ tôt que salariée, des plateformes digita­ les bien maîtrisées et, le plus important, des consommateurs qui aspirent à ce modèle.

L’uberisation est aussi importante que la révolution industrielle. La société sera plus indépendante, plus individua­ liste et fatalement plus dématériali­ sée. ■ D.V.

Ce dernier levier est-il une donnée fiable ?

Une étude aux États­Unis démontre que les gens de moins de 45 ans, à prix et ser­ vices équivalents, vont préférer con­ sommer une plateforme digitale. C’est d’ailleurs l’attitude du consommateur qui rend l’uberisation inéluctable. Si l’uberisation ne répondait qu’à une in­ novation technologique, ça ne marche­ rait pas. L’uberisation est-elle une opportunité pour l’emploi ?

Soyons clair, cela va créer des emplois mais ça va en détruire. Et le solde ne sera pas positif. Un tas de gens vont pouvoir se créer de nouvelles sources de revenus. C’est positif. En revanche, tous les métiers intermédiaires sont mena­ cés. En fait, ce qui va se développer, c’est en amont et en aval de la chaîne. Des de­

GRÉGOIRE L ECLERCQ

FONDATEUR

DE L’OBSERVATOIRE DE L’UBERISATION (FRANCE)


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SAMEDI 9 JANVIER 2016

LES CONTOURS 5/01 DU CHANGEMENT

C OMMENTAIRE par D om i n i q u e VELLANDE

Quand le monde politique est comparé aux taxis d’avant Uber Le désamour entre citoyens et politiques peut-il se solutionner via une application numérique ? Une start-up française (GOV-Laprimaire.org) le soutient en organisant le mois prochain une élection primaire virtuelle. L’idée, c’est de confronter l’appétence présumée des Français pour le débat politique et l’abstentionnisme massif lors des élections. Un paradoxe qui ne serait qu’apparent et qui pourrait se régler via une plateforme connectée où peuvent dialoguer ou s’interpeller citoyens et politiques. Une forme de médiation avec l’ambition d’un débat où la représentativité démocratique retrouverait son sens premier. Cette start-up ne manque pas d’audace puisqu’elle compare le monde politique à ce qu’étaient les sociétés de taxis avant l’arrivée d’Uber. : assis sur une rente. Ou encore en rappelant le rôle important des réseaux sociaux à l’heure du printemps arabe. Cette hypothétique revitalisation ou, au choix, cette possible uberisation du monde politique intervient au moment même où ce dernier découvre le développement foudroyant de l’économie numérique. Au moment même où le premier estime qu’il est indispensable de réguler l’énorme machine qui se met en place dans tous les coins et recoins de notre société. Cette situation a priori inconfortable est-elle de nature à préserver la capacité et l’autorité requises pour légiférer et protéger le citoyen ? C’est l’impertinente question qui se pose.

L’ANALYSE

UBERISATION

DE LA SOCIÉTÉ

Face à l’uberisation, le politique oscille entre fascination et inertie Réguler cette nouvelle économie ? Légiférer mais sans excès ? L’uberisation fascine le monde politique lorsqu’il l’associe à l’économie collaborative. Il en parle comme d’une véritable opportunité. Mais ce politique est-il capable d’en réguler les débordements ? Pas sûr… ●

D o m i n i q ue VELLANDE

LE

Fabienne Winckel, en quoi cette nouvelle économie doit intéresser les pouvoirs publics ?

Le point de départ de l’économie colla­ borative, c’est le citoyen. Les pouvoirs publics ne doivent pas étouffer cette ac­ tion qui a beaucoup de sens. En revan­ che, certaines plateformes s’éloignent de ce mouvement citoyen : celles­là doi­ vent être régulées. Disposez-vous d’indicateurs suffisants ? FABIENNE W INCKEL DÉPUTÉE FÉDÉRALE

Nous avons certaines statistiques en matière d’emplois. On peut donc obser­ ver des évolutions. Mais il est acquis que nous devrons utiliser des indicateurs nouveaux et plus adaptés à cette réalité. Entre progrès et danger, vous vous situez où ?

Si je prends l’exemple d’Airbnb, c’est une belle innovation. Et en même temps, on s’est rendu compte que cette location de particulier à particulier peut avoir une incidence sur le prix du logement et donc à son accès. Le Parle­ ment bruxellois a donc légiféré : les mê­ mes normes sanitaires ou de sécurité et le principe que celui qui loue doit avoir sa résidence principale au même en­ droit. C’est l’exemple de bonne réponse que peuvent avoir les pouvoirs politi­ ques. Quel est l’échelon politique le plus pertinent pour répondre à cette économie ?

Ils le sont tous : local, régional, fédéral et surtout européen. Il y a un bel enjeu pour l’Europe.

BELGA

Sur le plan de la fiscalité, avez-vous des idées ?

Il faut une législation qui conduise les opérateurs à fournir leurs données au fisc. Ce n’est pas encore le cas aujourd’hui. ■ D.V.

« Les enjeux sont colossaux » Benoît Cerexhe, en quoi les pouvoirs publics sont concernés par l’uberisation ?

créateur de son propre emploi pour quel­ ques heures. Ce n’est pas neuf mais cela tend à se banaliser. La revendication sala­ riale sera difficile : le supplément « salaire poche » pourra être recherché ailleurs que dans l’entreprise.

Les enjeux sont colossaux : nous sommes à l’aube d’une cinquième révolution qui va toucher tous les secteurs. D’isolées et sympathiques à l’origine, ces nouvelles économies foisonnent et deviennent des acteurs pleins et entiers, où les relations humaines sont supplantées par la relation d’argent. Les pouvoirs publics doivent donc se préoccuper de ce phénomène.

Notre législation est-elle adaptée ?

Partiellement mais il faudra être vigilant pour l’adapter à une économie dont on ne connaît pas encore l’ampleur. ■ D.V.

Avez-vous suffisamment d’indicateurs pour l’appréhender ?

DÉPUTÉ

Pas assez. Même les universités n’ont pas encore le recul nécessaire pour mesurer les mutations de société à venir. Les États ne sont-ils pas impuissants pour réguler ce modèle économique ?

L’internationalisation n’est pas un pro­ blème. L’ « optimisation » fiscale est née avec l’impôt et n’est donc pas le propre de l’uberisation. En revanche, cette dernière veut aussi « optimiser » les dépenses so­ ciales et les contraintes légales. Les pou­ voirs publics connaissent cela ; notam­ ment avec la pratique des « faux indépendants ». La relation au travail risque d’être modifiée…

Oui car l’uberisation suppose que l’on peut être à la fois salarié, indépendant pour le compte d’une société uberisée et

Belga

« Préserver l’action citoyenne »

REGARD

À LA

BENOÎT C EREXHE R ÉGION B RUXELLES- C APITALE


LE NUMÉRIQUE, 6/01 CET ACCÉLÉRATEUR

CITOYEN : PRODUCTEUR 7/01 ET CONSOMMATEUR

LES STRATÉGIES 8/01 DES ENTREPRISES

AUJOURD’HUI :

9/01

POLITIQUE : ENTRE INERTIE ET FASCINATION

Les mots-clés du politique - DYNAMIQUE CITOYENNE - COOPÉRATION - OPPORTUNITÉS

- ÉVOLUTION - PARTAGE - ENCADREMENT

MR

PS

CDH

ECOLO

- TRIPLE RÉVOLUTION

(ÉCONOMIQUE, SOCIALE ET SOCIÉTALE)

- OPPORTUNITÉS - VIGILANCE DES POUVOIRS

- OPPORTUNITÉ - INNOVATION - ENCADREMENT

GARD DES POLITIQUES

« Définir des paliers clairs »

Uberisation ou économie collaborative : une question pour les pouvoirs publics ?

Les États ont-ils la capacité de réguler cette nouvelle économie ?

Y a-t-il un véritable espace pour une régulation de cette nouvelle économie ?

Bien sûr mais il faut se détacher du terme uberisation qui est connoté pé­ jorativement. L’économie collabora­ tive renouvelle et dépoussière certai­ nes formes économiques et sociales. Les pouvoirs publics doivent impérativement anticiper ce boule­ versement qu’ils doivent accompa­ gner. D’autant que cette économie est créatrice d’emplois.

Ils doivent agir de façon concer­ tée. Notamment au niveau euro­ péen. Des réponses parcellaires ne contentent ni les utilisateurs ni les consommateurs mais uniquement les lobbies. C’est le cas à Bruxelles avec Uber ou Airbnb.

Pour la plupart de ces nouveaux sec­ teurs d’activité, notre législation sociale et fiscale est suffisante et la difficulté se situe dans sa correcte application. Les défis majeurs relèvent davantage de la mise en place de paliers (à partir de quel chiffre d’affaires doit­on s’enregis­ trer comme indépendant par exem­ ple ?) et de l’adaptation de notre admi­ nistration à des entreprises opérant essentiellement via internet.

BORIS D ILLIÈS VICE-PRÉSIDENT

DU

MR

BRUXELLOIS

Voyez-vous un enjeu pour la protection sociale des travailleurs de cette économie ?

Il ne faut pas être figé. Il serait peut­ être nécessaire de s’inspirer du droit anglo­saxon qui régule au fur et à me­ sure au lieu d’interdire a priori. Ce type d’économie n’est-il pas une nouvelle source de travail au noir ?

Je ne vois pas pourquoi. D’autant que les sociétés dont l’activité est basée sur cette nouvelle économie sont prê­ tes à partager leurs données avec les administrations fiscales afin de com­ battre ce travail au noir. Notre législation est-elle adaptée ?

Nous subissons plus que nous n’anti­ cipons. C’est ce que je constate en tant que député : le gouvernement bruxel­ lois ne veut pas voir cette mutation et quand il en prend conscience, il donne les clés législatives aux lob­ bies. ■ D.V.

pouvoirs publics accompagnent ce mouvement collaboratif et donnent l’exemple en créant des partenariats aux niveaux local et régional. Si la législation doit être changée, quelles seraient vos priorités ?

Définir des paliers clairs en termes de statut social (indépendant complémen­ taire, salarié,) et de fiscalité par rapport à toutes ces nouvelles entreprises émer­ gentes. ■ D.V. GILLES V ANDEN B URRE DÉPUTÉ FÉDÉRAL

Entre opportunité et danger, où placez-vous votre curseur ?

Pour les écologistes, l’économie colla­ borative représente une véritable op­ portunité pour changer nos modes de consommation (l’usage d’un bien plu­ tôt que sa possession) et pour évoluer vers un modèle économique plus circu­ laire, local et respectueux de notre envi­ ronnement. Par ailleurs, il est évident qu’il faut faire la différence entre des initiatives de capitalisme sauvage, à la Uber, et d’autres projets s’intégrant dans la vision que je viens de décrire. Avez-vous le sentiment que les pouvoirs publics appréhendent correctement ce phénomène ?

Pas encore, non. À côté de la nécessaire régulation, notre priorité est que les

Mikaël Falke

« Réguler plutôt qu’interdire »


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