Mémoire d'étude: La construction du beau dans la photographie : Une question de postures

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La construction du « beau » à travers la photographie :  Une question de postures

Mémoire de recherche, Léa Gibert Rendu de R9, 04 octobre 2018 Séminaire PASS, tutrice : Margaux Darrieus


SOMMAIRE

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POSTURE DOCUMENTAIRE, LE TRAVAIL DE L’INVENTAIRE

2

POSTURE ARTISTIQUE,

3

POSTURE COMMERCIALE,

UN DÉPLACEMENT DE LA PERCEPTION

LES REVUES D’ARCHITECTURE


AVANT-PROPOS La marche fait partie de mon quotidien. Laisser mon esprit se balader à travers un paysage est une attitude importante dans tout ce que j’entreprends. C’est une source d’inspiration et de liberté. La photographie est le médium dont je me sers pour rendre compte de mes balades. Ce que je ressens dans un nouveau lieu est très important pour appréhender et comprendre l’espace où je me trouve. Une idée d’inventaire de la ville à travers les couleurs et les matières qui la composent a pris naissance au cours de mes explorations. En effet si les objets sont bien visibles, ils sont souvent invisibles par l’usager qui pratique la ville quotidiennement. Mes activités artistiques quotidiennes et universitaires ont participé à la réflexion de mon sujet de mémoire concernant la construction du « beau » dans un paysage à travers la photographie. Les voyages aident à enrichir la perception du paysage. Lorsque l’on visite une ville ou un pays, les questions de perception du regard sont présentes. Souvent, ce qui vient épauler le visiteur dans son exploration est le guide touristique, quelque soit sa forme et son contenu. Ce petit objet vient suggérer les lieux à voir absolument, en réduisant la ville à quelques sites « à ne pas louper  ». La pratique de la photographie m’a amenée à être plus exigeante et attentive à ce qui m’entoure. J’aime capturer chaque détail qui dessine le paysage et rechercher tous les lieux qui composent la ville (figure 1). Communément considérés comme « beaux » ou comme « laids », ces lieux sont souvent en dehors des parcours « types » d’un guide touristique ou d’un office du tourisme. Dunkerque, Porto ou Tokyo sont des villes aussi inspirantes les unes que les autres. Elles apportent chacune leur particularité et évoquent un paysage différent. Chaque ville enrichit mon regard et ma culture du paysage. Depuis longtemps, je m’interroge pour comprendre pourquoi certains trouvent un paysage ou un objet beau quand d’autres non. Comment le photographe construit une image?

Figure 1  Léa Gibert Balade urbaine, Charleroi

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INTRODUCTION L’expression des variations de la perception du regard se fait souvent de manière spontanée : « Comme c’est beau » est une admiration immédiate et « que c’est laid », un jugement instantané, selon le degré d’appréciation de l’objet regardé. Ces notions du beau et du laid habitent notre quotidien. La définition première que l’on trouve du beau est la suivante: Qui cause une vive impression capable de susciter l’admiration en raison de ses qualités supérieures dépassant la norme ou la moyenne1. Cette définition est trop vague pour comprendre véritablement le sujet. L’analytique du beau2 de Kant aide à assimiler et approfondir cette notion du beau. D’après lui, l’affirmation « C’est beau! » n’est pas un jugement de connaissance, elle ne désigne pas l’objet, ni sa description, ni ses qualités, ni ses caractéristiques. Dans l’ouvrage de Kant, le jugement du beau et du goût est avant tout esthétique. C’est-à-dire que le jugement de goût est ce qui désigne initialement l’étude de la sensibilité. C’est simplement l’état dans lequel se trouve le sujet par la représentation. Les écrits de Kant ont leurs limites. Selon lui, le beau ne dépend pas du goût de chacun mais d’un état au moment de l’appréciation de l’objet. La vision de Kant est trop partielle, d’autres facteurs sont à prendre en compte. Le jugement en est un, c’est le degré de familiarité avec l’objet. On ne parle pas seulement de perception esthétique mais aussi de perception habituelle et inhabituelle. Le jugement du beau se trouve dans le contact avec un « objet » dit familier et habituel. Tandis que le jugement du laid est plus présent à travers la perception d’un « objet » dit inhabituel et nouveau. Le philosophe Hegel théorise ce concept. « La beauté n’est pas un phénomène que l’on rencontre (Kant, le jugement réfléchissant) mais une idée que l’esprit conçoit. La beauté n’est pas dans le monde, elle est posée par l’esprit »3. La notion d’habitude passe par l’interprétation de l’esprit, c’est lui qui juge si l’objet est dit habituel ou non. Ces questions de perception du beau et du laid se posent dans différents milieux des arts. Elles ont contribué à évaluer les oeuvres. Il est difficile de connaître et de définir les critères qui permettront de juger une architecture, un objet, une sculpture ou encore une peinture. Une oeuvre traversant les époques évolue sans cesse et les critères esthétiques changent. « L’oeuvre propose et l’observateur dispose »4 écrit le sociologue Michel Espagne. Comprendre une oeuvre, émettre un jugement, savoir l’apprécier dépend de sa culture, de ses compétences et de sa créativité. En prenant l’exemple de l’architecture, l’esthétique n’est pas forcément binaire. L’architecture est un art qui se doit d’accueillir, de réunir, d’oeuvrer au « beau » et faire le « bien ». Ce n’est pas toujours l’objectif atteint par les architectes, ni le discours des usagers. « L’inconfort », « la laideur », « le mal » sont des expressions négatives parfois présentes dans les discours hors de la profession. Les codes de l’architecture ne sont pas appréhendés de la même façon par le grand public que par les professionnels. Le degré de familiarité avec l’objet rentre alors en compte.

1. Disponible sur: http://www.cnrtl.fr/definition/beau , Consulté en février 2017 2. Emmanuel Kant « Critique de la faculté de juger, L’analytique du beau », Essai Broché, 2015 3. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, «L’idée du beau, (« L’idée », « L’idéal » et « Le beau artistique ou l’idéal »), volume I, traduction Jankélévitch. Consulté le 30/09/18 URL : http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Hegel/HegelIdeeBeau.html 4. Michel Espagne, « Les transferts culturels franco-allemands », Paris, 1999, p. 286. 4


En revanche, l’exemple de la photographie en est tout autre. La photographie n’est pas un milieu artistique où l’expression négative est présente comme dans l’architecture. C’est un art, généralement bien reçu par le public car plus accessible. D’après Kant, on peut dire que la photographie rassemble le beau naturel et le beau artistique5. Le « beau naturel » est le sujet pris en photo puis le « beau artistique » est le devenir de la photo tirée, encadrée et exposée dans un musée. L’exposition Paysage français qui s’est tenu à la BNF en est le bon exemple. L’ambition de cette exposition est de montrer le paysage de la France à travers de grands photographes contemporains. L’exposition illustre parfaitement ces notions de transfert de perception du beau et du laid sur le paysage. L’engouement pour cette exposition a soulevé diverses questions. La représentation du paysage est présente sous toutes ses formes. Le paysage naturel et le paysage bâti sont représentés par le biais de la photographie. Les photos présentent dans l’exposition permettent de se rendre compte de la métamorphose du paysage français depuis 1980 à travers le regard de photographes contemporains. Elle donne à voir des mouvements croisés entre réalité physique, politique, socio-économique et le regard qu’y posent les photographes depuis plus de 30 ans. La photographie devient un outil de changement du regard. La scénographie vient être un élément essentiel pour mettre en valeur, et guider le regard du visiteur. L’accrochage, la lumière, le parcours, la visibilité sont autant de facteurs importants pour valoriser les images. Les enjeux scénographiques ont été de mettre en scène plus de 1000 images dans deux salles de la BNF. Paysage français donne un certain nombre de clefs pour faire évoluer et changer sa perception du paysage. Il est important de rappeler la définition du « paysage », ce mot semble posséder tout autant de définitions que le  beau.  Cette notion est abordée par trois écrivains du paysage : John Brinckerhoff Jackson, historien et théoricien américain du paysage, Alain Roger, philosophe et professeur d’esthétique et du paysage et Michael Jakob, professeur de la théorie et de l’histoire du paysage. Le premier chapitre du livre de De la nécessité des ruines et autres sujets de John Brinckerhoff Jackson s’intitule À l’école des paysages. Ses réflexions paysagères permettent de mettre des mots sur une pratique du paysage. Dans son ouvrage, John Brinckerhoff Jackson se base sur les souvenirs de ses voyages. L’auteur démontre que le paysage ne se limite pas à une seule dimension naturelle. Elle est culturelle, dans laquelle le voyage et le parcours sont les véritables moyens de révéler le paysage et de le comprendre. Comme le paysage n’est jamais défini, comme il est toujours en cours de définition, de composition ou de recomposition, le paysage ne s’arrête jamais. Il apprend à ses élèves à avoir une sorte de tourisme professionnel, d’en comprendre la beauté et de mettre en relation les paysages avec l’ensemble des activités et des expériences humaines auxquelles ils participent. Selon Jackson, le paysage peut-être une route, un champ, une ville, un village, une ferme, une usine ou encore une aire de jeux6. Tout ce qui compose notre environnement est paysage. Alain Roger et Michael Jakob donnent leur définition du paysage comme un paysage dit naturel. Alain Roger détermine la notion de paysage dans son livre Court traité du paysage.

5. Kant « Critique de la faculté de juger, L’analytique du beau », Essai Broché, 2015 6. John B. Jackson, « De la nécessité des ruines et autres sujets», Editions du Linteau, 2005 p.21 5


Cet ouvrage permet de lire un véritable traité théorique où le paysage est défini par le regard esthétique et culturel que l’on porte à la nature. Pour comprendre ses écrits, il est important de rappeler la naissance de la pensée du paysage. L’apparition de la fenêtre au XVème siècle en Europe donne naissance à l’invention du paysage en Occident, celle-ci permettant au pays de devenir paysage. Le pays devient paysage par leur représentation. C’est aussi au XVème siècle que naît l’art pictural paysager. Cet art a modelé le regard pour donner à voir le paysage de manière contemplative, esthétique et non plus comme une juxtaposition d’éléments utilitaires ou sacrés. Au XVème siècle, il était difficile de remettre en question les canons de beauté de la Renaissance retranscrits dans des dessins. Ce tracé manifeste se retrouve encore dans le dessin des parcs, des banlieues, des lotissements, des maisons individuelles et des autoroutes paysagères. Alain Roger emploie le mot d’artialisation7. Ce mot permet de définir comment le regard du paysage est une construction culturelle, historiquement datable et explicable. La représentation est fondamentale dans l’existence du paysage. S’il n’y a pas représentation, il n’y a pas paysage8. La définition de Michael Jakob est proche de celle d’Alain Roger. « Le paysage renvoie à trois facteurs essentiels ou conditions sine qua non : 1. à un sujet (pas de paysage sans sujet) ; 2. à la nature ( pas de paysage sans nature ) ; 3. à une relation entre les deux, sujet et nature ( pas de paysage sans contact, lien, rencontre entre le sujet et la nature9 ). » Michael Jakob parle aussi d’omnipaysage10  pour exprimer la puissance de ce phénomène qu’il analyse comme le signe d’une inquiétude fondamentale des sociétés contemporaines. Pour en revenir à l’exposition Paysage Français, la notion de paysage est représenté artistiquement : on peut dire que nos paysages sont culturels. Les photographes ont fait l’éloge du « banal », de « l’ordinaire » sur le territoire français. Le paysage est devenu un laboratoire qui utilise le médium de photographie. Ce qui donne une dimension nouvelle à la vision qu’on peut se faire de l’architecture sur le territoire français. Il faut préciser que cette exposition est le fruit de commandes institutionnelles et de projets collaboratifs privés, ce qui a pour but précis de valoriser les démarches qui renouvellent l’image de la France mais aussi celle de la photographie d’aujourd’hui. L’ambition de cette vaste exposition est de montrer les paysages français à travers de grands photographes contemporains. Chaque photographe exprime un discours différent sur le thème du paysage, avec une posture différente. Le sujet des photographies est aussi bien des paysages naturels que des paysages bâtis. L’exposition fait le constat du changement de physionomie du paysage français depuis 1980. Ce n’est pas le pittoresque qui est mis en avant mais plutôt la nature modifiée par l’homme, à travers le patrimoine. Les photographes mettent en avant des images à première vue banales mais qui témoignent de la métamorphose de l’environnement urbain et périurbain. Plus de 160 auteurs et 1000 tirages sont présents dans différentes salles de la BNF.

7. Alain Roger, « Court traité du paysage ». Coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines ». Paris: Gallimard, 1997 8. Alain Roger, « Court traité du paysage ». Coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines ». Paris: Gallimard, 1997 p.199 9. Michael Jakob, 2008, « Le paysage », Gollion (Suisse), Infolio, p.34 10. Idem 6


C’est une exposition d’une grande ampleur qui témoigne aussi de l’évolution historique de la photographie en France. La scénographie guide le visiteur dans un parcours simple répartit en 4 thèmes : Expérience du paysage, Le temps du paysage, Le paysage comme style et L’être au paysage. Différents objets scénographiques viennent ponctuer le parcours : une table d’orientation, un belvédère et des bornes signalétiques. Les lieux sont scénographiés de telle manière à découvrir un nouveau territoire à chaque salle. Cette exposition se résume en un mot : quotidien. Les tirages sont le témoignage de notre quotidien, de ce que l’on voit tous les jours ou plutôt de ce qui nous entoure. Aucun endroit n’est oublié que ce soit les zones pavillonnaires, les grands ensembles, les zones commerciales et industrielles, la nature, les zones périphériques, le périurbain, tout est représenté à travers la photo. Il est intéressant de voir comment un projet photographique peut aider à voir et à comprendre le paysage. Il aide aussi à l’invention du paysage11. La photographie n’est pas seulement un « outil » artistique mais également un instrument d’analyse à destination de différentes institutions comme les aménageurs, les projets territoriaux et les discours politiques. La commande photographique devient une hybridation, c’est-àdire qu’elle permet d’identifier, de communiquer et de promouvoir certains territoires. Il y a un échange et un lien étroit qui se créent entre une culture artistique et une culture technique. La photographie est aussi le médium premier qui permet la représentation du réel. Une photo est souvent perçue comme « belle » même si le sujet pris, sorti de son contexte, est considéré comme « laid ». Cela m’amène à s’interrroger sur la construction d’une image pour un photographe. Comment peut-on expliquer que je vois des paysages « beaux » là où d’autres les voient comme « laids » ? Comment le médium de la photographie construit-il « le beau » d’un paysage bâti contemporain en perpétuelle métamorphose ? Il est intéressant de comprendre comment les photographes arrivent à construire le beau dans leurs images avec des sujets qui ne le sont pas toujours. La posture du photographe joue un rôle essentiel dans cette construction du beau dans l’image.Tout dépend qui fait les photos et surtout à qui il souhaite s’adresser. L’hypothèse : la construction du paysage dans la photographie devient un jeu d’acteurs entre le photographe et le spectateur. D’après la définition du CNRTL (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales), un spectateur est  celui ou celle qui regarde, qui contemple un événement, un incident, le déroulement d’une action dont il est le témoin oculaire12. C’est aussi une personne qui se contente de regarder et d’observer un phénomène sans s’impliquer ou réagir. Il ne s’implique pas dans la démarche artistique. On peut dire que le spectateur est décrit comme passif en présence d’une oeuvre13. Il est affecté par des sensations qui relévent du domaine du « sensible ». L’artiste transporte les éléments de la réalité dans le cadre privilégié de son art, c’està-dire que le photographe emmène le spectateur avec lui dans son univers artistique. C’est à travers sa posture que le photographe construit le regard sur son objet photographié. Une posture s’adresse toujours à quelqu’un ou quelque chose.

11. Alain Roger. « Court traité du paysage ». Paris, Gallimard, 1997 12. Disponible sur: http://www.cnrtl.fr/definition/spectateur , consulté le 07 septembre 2018 13. David Desbons, « Le spectateur saisi par la photographie », publié en 2002, p 22-25. URL : https:// www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2002_num_78_1_4177 , consulté le 12 août 2018 7


J’entends le mot posture non pas dans son premier sens comme une attitude ou une façon de se tenir mais comme une position intellectuelle qui permet d’exprimer et d’affirmer son travail. Une posture peut-être aussi liée au discours. Selon Alain Viala, sociologue, les « postures » sont une dimension usuelle, permanente et nécessaire de tous les codes sociaux14. Indirectement, la posture engage l’image qu’une personne donne d’elle-même à travers un discours artistique. C’est une façon d’occuper une position15. La posture ne peut exister que s’il y a des destinataires. C’est un échange entre deux acteurs qui tiennent compte du regard. Alain Viala explique que « Les artistes et les écrivains sont, par leur pratique même, des personnages publics. Il est donc légitime d’appliquer ce concept à l’analyse de leur façon de se présenter au public. Au fil de l’histoire, cette façon de se présenter au public passe par toute sorte de signes. Le premier d’entre eux peut être le nom même ou le choix d’un pseudonyme, mais les éléments visuels et matériels sont également importants. La posture se construit également par et dans tous les types de textes qui permettent l’interlocution avec le public : préfaces manifestes, discours à caractère autobiographique, interviews, correspondances, mémoires, etc16. » Ils utilisent leurs images pour faire rêver, contempler, interroger, informer et surprendre le spectateur. Il existe une interférence entre les deux acteurs de cet échange. Le spectateur se contente d’enregistrer sans agir, c’est là que le jugement « C’est beau! » ou « C’est laid! » apparaît. C’est un jeu de fusion entre le photographe et le spectateur. Ce jeu d’acteur se construit à travers la posture du photographe. C’est le photographe qui choisit, par sa posture, le transfert culturel17 qui opère avec le spectateur. La notion de transfert culturel est empreintée à l’historien Michel Espagne. « Le transfert culturel implique un mouvement d’objets, de personnes, de populations, de mots, d’idées, de concepts... entre deux espaces culturels (États, nations, groupes ethniques, espaces linguistiques, aires culturelles et religieuses)18 ». Cette notion se divise en deux étapes. Il y a toujours un contexte de départ et un contexte d’accueil qui s’effectuent pour un médium culturel dit un transfert culturel. La posture et le transfert culturel sont inévitablement reliés, l’un ne va pas sans l’autre. Si on prend l’exemple de ma démarche photographique, on comprend le lien entre les deux notions. Quand je prends en photo la ville de Charleroi (figure 1 p. 3), je le fais en tant qu’apprentie architecte qui est capable de regarder ce contexte. Mon objectif lorsque je prends cette photo, c’est de révéler la beauté des lieux à ceux qui regardent la photo. Il est important de savoir à qui s’adresse le photographe avec sa photo, c’est-à-dire que pour comprendre la posture, on doit savoir à qui elle s’adresse. 14. Alain Viala, « Posture », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL: http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/69-posture, Consultée le 07 septembre 2018. 15. Alain Viala, « Posture », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand. p. 216. 2003. 16. Alain Viala, « Posture », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL: http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/69-posture, Consultée le 07 septembre 2018. 17. Michel Espagne, « Les Transferts culturels franco-allemands », Paris, 1999, p. 286. 18. Joyeux-Prunel Béatrice, « Les transferts culturels. Un discours de la méthode », Hypothèses, 2003/1 (6), p. 149-162. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2003-1-page-149.htm Consulté le 02 décembre 2017 8


La manière de déconstruire la posture du photographe va permettre de comprendre la construction de l’image et le changement du regard qui opère sur l’objet photographié. Pour vérifier cette hypothèse, je m’appuie sur deux entretiens : Cyrille Weiner et Jean Philippe Hugron, sur des photographes exposés à Paysage français à la BNF : Éric Tabuchi, ainsi que sur des photographes spécialisés dans la photographie d’architecture : Philippe Ruault et Sergio Grazia. Le premier entretien est réalisé avec Jean Philippe Hugron, journaliste, rédacteur en chef du Courrier de l’architecte, doctorant à l’Institut d’urbanisme de Paris et spécialisé en histoire de l’architecture. Jean Philippe Hugron est l’auteur d’un guide d’architecture sur Paris et sa banlieue aux éditions Dom Publisher. Il est l’auteur de toutes les photos présentes dans le guide. Il est passionnant de voir comment s’est construit un tel ouvrage et comprendre sa posture documentaire face au guide. Le second entretien s’est déroulé avec le photographe Cyrille Weiner, diplômé de l’ENS Louis Lumière. Sa conception de la photographie est intéressante, il se questionne sur la transformation de l’espace, l’usage, l’atmosphère et l’imaginaise quelque soit le sujet photographié. La photographie d’architecture est aussi l’une de ses pratiques qui est peu conventionnelle par rapport à d’autres photographes d’architecture. Une partie de son travail est à l’exposition  Paysage français. Il est intéressant d’étudier sa posture artistique très marquée. Sergio Grazia est un photographe spécialisé dans la photographie d’architecture. Cette démarche photographique passe par une posture commerciale qui a pour but de faire valoir et de faire connaître, dans la sphère de l’architecture, le projet. Les trois postures citées ci-dessus, documentairen, artistique et commerciale sont analysées et nommées par moi-même. Ces trois postures photographiques peuvent aider à la compréhension de la construction du « beau » dans le paysage bâti, c’est-à-dire à la construction de l’image. Les écrits du sociologue, Alain Viala, permettent de comprendre l’importance et l’intérêt qu’ont les photographes à avoir de leur propre posture. Une posture se contruit et évolue. Elle raconte aussi une histoire individuelle et sociale. Ce processus de contruction crée une identité à l’artiste et à son oeuvre. Le travail qui va suivre est basé sur trois postures photographiques. Une posture est avant tout une attitude que l’on adopte. L’intérêt d’interroger une posture va permettre de comprendre l’oeuvre. La construction de l’image et du regard se fait par la déconstuction de la posture. La posture du photographe produit un changement sur l’objet photographié. Ce changement est un enjeu de construction du regard. Dans chaque cas étudié postérieurement, la posture est clairement reliée au transfert culturel. Pour comprendre la construction du regard qui opère sur un objet photographié, il faut analyser à qui s’adresse le photographe avec sa photo, quel est l’objet du transfert culturel qui opère sur l’image et dans quel but. La question du spectateur est présente dans chaque cas d’étude. Pour comprendre la posture du photographe, il faut savoir à qui elle s’adresse.

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La première posture est la posture documentaire, abordée par le biais de l’inventaire. Pour traiter ce thème, j’ai choisi l’exposition Paysage français avec la mission de la DATAR comparée à l’Inventaire Général du Patrimoine Culturel (IGPC), le travail du photographe Eric Tabuchi mis en parallèle avec l’ouvrage des Venturi et le guide d’architecture de Jean Philippe Hugron de Paris et sa banlieue. La seconde posture est la posture artistique qui est avant tout une position et un discours. Le travail de Cyrille Weiner mène à interroger sur sa posture. Déconstruire son travail avec le constructeur Patrick Bouchain permet de comprendre l’importance de sa posture artistique et le lien qu’il crée. La troisième posture est la posture commerciale du photographe d’architecture. Le photographe, Sergio Grazia, va être l‘objet d’étude pour comprendre ce qu’est le travail de photographe spécialisé uniquement dans la photo d’architecture à destinations des revues d’architecture et des sites internet des architectes.

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Chapitre 1 Posture documentaire, le travail de l’inventaire L’inventaire est un outil empreinté au domaine des scientifiques. Il nécessite un mode opératoire rigoureux et une expertise savante. Il permet de recenser, d’étudier et de faire connaître les éléments du patrimoine. Il peut présenter un intérêt culturel, historique ou scientifique. L’ Inventaire Général du Patrimoine Culturel (IGPC) est un exemple. C’est un outil et une recherche sur le terrain qui observent, analysent et décrivent le territoire et ce qui le compose. En 1964, André Malraux et André Chastel décident de créer l’inventaire des richesses historiques et artistique de la France : architecture, urbanisme, objets, mobiliers allant du Vème siècle jusqu’aux années 1930. Pour rendre compte de ce qui compose nos territoires, les photographes documentent. Dans la photographie, l’inventaire est une action particulière, elle nécessite un processus très stricte de la prise de photos, ce qui engendre une posture particulière pour le photographe. Ce processus est le même que celui du scientifique qui doit mettre en place son protocole. On retrouve dans la photographie cette notion d’inventaire qui est comme une mémoire, ce qui implique pour elle d’être conservée et archivée.

1/ Exploration du paysage: la DATAR et l’IGPC La DATAR signifie la Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale. En 1984, la DATAR est mandatée pour représenter le paysage français des années 1980. Elle convoque le regard des photographes vers une écriture artistique pour exprimer l’intérêt du propos19. C’est un projet financé par l’Etat. La délégation dépêche des photographes célèbres et inconnus partout en France. Ils sont missionnés afin de représenter le territoire national dans sa globalité. Cette mission ouvre la voie à une nouvelle appréciation du paysage. La DATAR interroge le paysage, elle n’est pas dans une conception classique du patrimoine. Elle bénéficie d’une large médiatisation et s’impose comme un modèle. Le résultat photographique de cette mission se présente sous forme d’un inventaire consultable en ligne. L’inventaire photographique participe à l’identification de ce qui nous entoure au quotidien20. D’ailleurs, l’inventaire photographique ne participe plus uniquement à recenser et à étudier les éléments du patrimoine, il vient également témoigner et représenter les paysages dits « bâtis » ou « naturels » qui nous entourent. Aujourd’hui, il est le témoignage visuel de ce qui compose nos paysages. C’est une nouvelle manière d’utiliser l’outil de l’inventaire dans un milieu créatif. C’est une posture que prend le photographe pour traduire le paysage. Le sujet du paysage « bâti » est décomposé, classé et trié selon des critères propres à chaque photographe. Ce qui est nouveau dans l’inventaire approprié par la photographie, c’est la nouvelle dimension esthétique qu’il offre au paysage « banal » et « ordinaire ». Le médium de la photographie a le pouvoir de sublimer un sujet aux critères esthétiques habituels et ainsi de modifier la perception du sujet. 19. Karine Guilbert, « Regard de Stéphane Asseline, photographe à l’inventaire général du patrimoine », AMC, 2017. 20. Laurence Engel, « Paysages français, une aventure photographique 1984-2017 », Préface, BNF Editions 11


L’inventaire, qui est un outil de documentation objective devient un outil de changement de regard et une construction du regard subjectif. Le paysage est devenu un laboratoire qui utilise le médium de la photographie, ce qui donne une écriture nouvelle à la vision qu’on peut se faire de l’architecture sur le territoire français. Le projet d’inventaire photographique fait sens dans sa quantité et permet d’avoir un regard multiple sur une période. Aujourd’hui, c’est plus qu’un outil, c’est un médium de transmission qui permet de révéler le visible comme l’invisible. La mission donnée aux photographes se trouve aux croisements de la démarche artistique et des enjeux d’aménagements. La notion d’inventaire est présente à travers l’institution de la DATAR, c’est-à-dire que l’inventaire photographique obtenu n’est pas la posture d’un photographe mais l’ensemble des photographies collectés par la DATAR à travers divers points de vues. Avant tout l’inventaire de la DATAR s’adresse à différentes institutions comme les aménageurs, les institutions territoriales et comme discours politique. Il est important de comprendre à quel type de spectateur s’adresse l’inventaire photographique. Le contexte de départ du transfert culturel est un bâtiment, l’objet vient être photographié et se retrouve dans un inventaire à destination de promouvoir certains territoires. L’objectif du transfert culturel est de renforcer l’attractivité et la cohésion des territoires. Dans l’inventaire de la DATAR on peut déduire qu’il deux transferts culturels opérent. Le premier est celui de l’oeil du photographe qui possède une posture souvent artistique comme Depardon ou Basilico. De part leur posture, ils viennent changer le regard sur l’objet photographié. Puis le second est ce qu’en fait la DATAR lorsque les images des photographes sont récoltées pour l’inventaire. Contrairement à l’Inventaire Général du Patrimoine Culturel, la DATAR considère les photographes comme des artistes et leur laisse carte blanche. C’est le terme « mission » qui est employé par la DATAR et non le terme « commande ». Ce qui laisse une autonomie aux créateurs d’images. Les photographes retranscrivent leur expérience de manière singulière. À travers les images, on constate que la mission se situe au croisement de la démarche artistique personnelle de l’artiste et des enjeux d’aménagements. C’est tout le foisement des expériences visuelles des artistes qui vont mener à une ouverture de pistes de recherches nouvelles sur le paysage contemporain. Les photographes savent mettre en composition une église, une grue, un poteau électrique et une route de campagne. C’est une description partielle qui témoigne du paysage contemporain. Les images de la DATAR et de l’IGPC (figure 2 et 3) ne sont pas traitées de la même manière. Visuellement, la différence est flagrante. On sent un travail de cadrage, de lumière, de distance et de prise de vue dans les images de la DATAR. Tandis que ces éléments paraissent oubliés voir inexistants dans l’Inventaire Général du patrimoine culturel. Dans les images de l’IGPC, le contexte urbain n’est pas présent et la qualité d’image est assez faible. L’IGPC ne répertorie que des batiments, souvent sans leur contexte urbain alors que les photographes de la DATAR documentent la transformation du paysage national contemporain. Les images passent des paysages industriels aux paysages ruraux puis aux paysages bâtis. La démarche artistique de chacun des photographes permet de lire d’une certaine manière le paysage. Cette construction de l’image permet de changer notre regard selon la posture qu’adopte le photographe.

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DATAR figure 2

Gabriele Basilico Mission photographique de la DATAR Série «bord de mer» 1984-1985 Boulogne-sur-mer, (Pas-de-Calais) 1985 Source: Livre Paysages Français, Une aventure photographique 1984-2017

Robert Doisneau Mission photographique de la DATAR Série « Banlieue d’aujourd’hui, dans les banlieues et villes nouvelles de la région parisienne » Tours Mercuriales, porte de Bagnolet, Bagnolet (Seine-Saint-Denis), 1984 Source: Livre Paysages Français, Une aventure photographique 1984-2017

IGPC figure 3

Nom du photographe inconnu Immeuble de bureaux dit Immunotech, 20ème siècle. Source: Image de l’Inventaire Général du Patrimoine Culturel

Nom du photographe inconnu Poste Thiers, Marseille, 20ème siècle. Source: Image de l’Inventaire Général du Patrimoine Culturel


Par exemple, Gabriele Basilico voyage le long de la côte du Nord-Pas-de-Calais et photographie les ports côtiers et les villes du littoral. Il traite aussi bien le paysage de la ville que le paysage industriel. On ressent l’exigence et le long travail sur ce thème, la composition de l’image n’a pas du prendre que quelques minutes. Dans l’IGPC, le nom du photographe n’est pas mentionné. Leur inventaire se présente sous forme de tableaux consultables sur internet où sont inscrits  le département, la commune, l’adresse, le siècle et l’intitulé du bâtiment. Le site internet de la DATAR classe les photographies selon le nom du photographe avec une petite image de la photographie ainsi que le titre et le lieu de la prise de vue. Une courte phrase accompagne l’image pour décrire la posture et la démarche du photographe. Les images restent de bonne qualité alors que la faible exigence de l’IGPC, dans la composition photographique, ne répond pas aux demandes de cet outil d’inventaire. La construction de la photographie est compliquée à lire, c’est une autre manière de changer le regard. On observe deux démarches différentes entre les inventaires étudiés. Les photographes de la DATAR ont chacun leur posture avec un discours et une position propre. Dans l’exposition, chaque photographe a son cartel indiquant son nom et sa démarche. Le nom des photographes de l’IGPC n’est pas connu, la question de l’auteur de l’image ne se pose pas. On peut conclure que l’IGPC adopte une posture plutôt scientifique, au sens, où seul importe l’objet représenté au même titre qu’un document de laboratoire. Ce n’est pas le processus, le discours, ou même la position de l’auteur qui importe mais l’objet architectural en soi.

2. L’inventaire d’Éric Tabuchi, les Venturi comme outil d’analyse a. Atlas des Régions Naturelles Éric Tabuchi, photographe français, expose une partie de son travail à l’expostion Paysage français. Sa démarche est un inventaire photographique. Eric Tabuchi propose une installation-diaporama de 344 images. Il livre une vision particulière de différents territoires français à travers des typologies architecturales singulières repérées au cours de ses déplacements. Il réalise des séries de photographies, sur le territoire français, à travers le médium de l’inventaire. Il instaure un protocole photographique en arpentant les régions naturelles de France qui constituent 450 « pays ». Ses photographies constituent les premières images de l’Atlas des Régions Naturelles (ARN). Les régions naturelles composent le paysage français. Les frontières de ces régions ne sont pas administratives mais géologiques, historiques et culturelles. Cette manière d’aborder les paysages intermédiaires entre l’urbain et le rural est très intéressante. Ces méthodes d’explorations sont importantes à définir pour comprendre l’importance que porte Éric Tabuchi à la balade. Lors de ses explorations, il procède en faisant des boucles ou des lignes droites. Tout dépend si la région qu’il explore est rurale ou urbaine. Il parle même d’expérience de la route. Il est intéressant de voir comment un projet photographique peut mener à parcourir et découvrir des régions de façon peu conventionnelle.

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Il ne faut pas oublier que la route est un élément intègre du paysage. John Brinckerhoff Jackson décrit la route dans son œuvre Landscape in sight21, il exprime son sentiment sur la route. Selon lui, elle a trop souvent été rejetée par les historiens et les étudiants du paysage alors qu’elle est une figure majeure du paysage. Elle est souvent décrite comme « un espace tordu, inesthétique, utilisé par les vagabonds, les commerçants ou les armées 22». Les explorations d’Éric Tabuchi peuvent être perçues comme des balades qui permettent de comprendre notre territoire. Pour comprendre le paysage, il est absolument nécessaire de le parcourir. John Brinckerhoff Jackson, précurseur de l’enseignement du paysage, livre dans ses écrits une sorte de testament de l’éducation touristique pour comprendre le paysage. L’un ne va pas sans l’autre. Ce travail sur l’atlas des régions naturelles permet de faire revivre et d’esthétiser le paysage. Eric Tabuchi dit une phrase très intéressante dans une interview avec Libération, « Tout le monde voit son environnement comme moche »23. Le photographe a une volonté de réconcilier les gens avec leur environnement. Cela s’explique par son dispositif photographique neutre, c’est-à-dire qu’il va prendre en photo une église avec la même exigence que s’il prenait un transformateur EDF, ou bien un gymnase et un silo (figures 4 et 5). L’objet n’a pas besoin d’être esthétisé par le photographe. Le réel se suffit à lui-même. Éric Tabuchi ne fait que le capturer. Il dit dans son interview : « Comme si le réel n’était pas suffisant et qu’il fallait l’augmenter. Cela révèle d’une manière flagrante l’insatisfaction de la réalité. Au beau, on ajoute une convention du beau - la peinture d’un jardin classique à la française, par exemple24».

Figure 4

Figure 5

Éric Tabuchi Silo, Pays de Vesoul - Atlas des Régions Naturelles, 2018

Éric Tabuchi Équipements collectifs, Pays de Vesoul - Atlas des Régions Naturelles, 2018

21. John Brinckerhoff Jackson, « Landscape in Sight » Broché. 2000 22. Idem p. 24 23. Clémentine Mercier, « Tout le monde voit son environnement comme moche ». Nov 2017 (consulté en juin 2018) Disponible sur: http://next.liberation.fr/arts/2017/11/02/eric-tabuchi-tout-lemonde-voit-son-environnement-commmoche_1607475 24. Idem 15


Le médium de la photographie revalorise les objets. Il donne une autre perception à ces espaces qui évoluent en marge de la ville. Il entreprend un travail titanesque proche de l’archivage et de la documentation. L’aspect technique de la photographie est fondamental. L’angle de vue, le cadrage, l’éclairage, la lumière et tout ce qui appartient au regard du photographe apportent à l’image descriptive une dimension supplémentaire qui optimise la compréhension du sujet d’étude et devient un outil d’interprétation. Sa posture documentaire en tant que photographe le place presque comme historien. Son travail possède des notions de territoire, de mémoire et d’identité. En tant que photographe, sa posture documentaire permet d’offrir un autre regard sur l’architecture grâce à cette systémisation photographique qui relève les typologies architecturales singulières du territoire français. Son projet se rapproche du travail de chercheur avec toute l’exigence que cela implique. Dans une interview, Eric Tabuchi explique : « Cette année, j’ai pris 3500 photos durant cent cinquante journées. Je vise 25000 à 30000 images. Il faudrait que j’en fasse 6000 par an, ce qui est vertigineux, cela fait 20 par jour25 ».

Cet inventaire en construction a pour objectif de devenir aussi précis que des archives, comme un répertoire qui recense toutes les architectures vouées à disparaître. Le discours d’Éric Tabuchi est bien en lien avec une posture documentaire. Il veut construire un point de vue particulier sur le paysage. Le transfert culturel qu’il met en place est la classification du paysage. Par le médium de l’inventaire, il souhaite s’adresser à un plus grand nombre de spectateur. Son objectif est de mettre en alerte le regardeur sur ce qui l’entoure au quotidien. Le contexte de départ est l’objet architectural dans son paysage puis le contexte d’accueil est l’inventaire. Il opère le transfert culturel par la mise en page classée et systématique des formes de l’objet. Éric Tabuchi veut modifier la perception des paysages bâtis. Il veut faire prendre conscience au spectateur de l’architecture oubliée ou délaissée, qui les entoure, par le médium de l’inventaire. b. Learning from Las Vegas comme outil d’analyse Éric Tabuchi fait un inventaire de l’architecture vernaculaire à l’ère post-industrielle. Cette manière systématique de prendre les photos, avec toujours le même angle, rappelle les images de Las Vegas des années 70 prises par les Venturi (figure 6 et 7) dans leur ouvrage Learning from Las Vegas26. Il  a été publié par un couple d’architectes et enseignants américains qui lancent des débats soumis à polémique dans le milieu architectural des années 1970. Les auteurs décrivent Las Vegas Strip, qui est une portion de « Las Vegas Boulevard ». Le site choisi est une rue commerçante de Las Vegas Strip. La comparaison entre l’ouvrage des Venturi et l’oeuvre d’Éric Tabuchi se fait principalement dans les images et la manière d’inventoriser systématique des formes sur un territoire. Il y a plus d’impact visuel que de valeur informative. Le parallèle fait avec cet ouvrage concerne surtout des questions de perceptions. « Learning from Las Vegas nous apprend à regarder là où nous avions décidé de ne pas le faire27 » écrit Valery Didelon dans son analyse du livre de Venturi, Brown et Izenour.

25. Idem 26. Robert Venturi, Denise Scott Brown & Steven Izenour, « Learning from Las Vegas », Mardaga, 2008 27. Valéry Didelon, « La controverse Learning from Las Vegas », Mardaga, 2011 16


Figure 6 Bâtiments et enseignes de Las Vegas Image extraite du livre, Learning from Las Vegas de Venturi, Scott et Izenour. p.74

Figure 7

Eric Tabuchi Twentysix Recycled Gasoline Stations, 2010 HYPER TROPHY, vol. 7

Eric Tabuchi Small Town Chinese Restaurants Série en cours Voir Hyper Trophy

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Il aide à comprendre la construction de l’intérêt de Las Vegas à travers des photos de paysages bâtis ou « paysage commercial28 » comme le nomme les Venturi. Cette démarche est applicable au procédé et à l’objectif du travail d’Éric Tabuchi sur l’ARN. Leur analyse se base sur l’étude des sujets qui composent le paysage. Pour retranscrire ce paysage, les Venturi utilisent aussi l’outil de l’inventaire. Ils sont précurseurs de ces photos de paysages urbains. Ils se sont confrontés à ces paysages commerciaux délaissés et sans réelle qualité plastique. Ils plaident pour une meilleure lecture de la signification des paysages commerciaux des bords de routes. Ils recensent et classifient les différentes architectures de Las Vegas des années 1970 selon leurs formes, leurs géométries et leurs structures. L’analyse de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour est de faire valoir les vertus de l’ordinaire et du laid dans le paysage strip de Las Vegas. Ils sont pratiquement un des premiers à avoir esthétisé un paysage bâti. Le nouveau regard que cet ouvrage offre à voir aux architectes interpelle. C’est à cet endroit qu’est la construction du regard à travers un inventaire photographique destiné aux architectes. C’est ce qu’explique le photographe Cyrille Weiner lors de son interview : « Il y a, par exemple, un travail important d’architecture, Learning from las Vegas de Robert Venturi et Denise Scott. Ce sont eux les premiers qui ont formalisé une esthétique vernaculaire propre aux paysages américains. Ces auteurs leur ont donné une vraie qualité. Quelque chose de bricolé et vernaculaire, ils en ont fait quelque chose de culturel. Aujourd’hui, on peut même qualifier une certaine plasticité. Cela fait partie d’une iconographie et d’un imaginaire collectif29. »

Ce qui est intéressant est d’être confronté à ce paysage, comportement qui est précurseur à cette époque. Pour réaliser le projet d’un inventaire, il est nécessaire de suivre un protocole précis et régulier, ce que l’on retrouve chez les Venturi et Éric Tabuchi. Leurs méthodes de classification ont des similitudes. Les Venturi se sont confrontés aux travaux de typologies et d’inventaires. Ils se présentent sous forme de tableaux avec différents critères. Pour les hôtels, par exemple, ils classent par : panorama, façade, côté, parties, entrée, parking, oasis, feuillage, enseigne, sculpture, intérieur ou encore vue aérienne (figure 6). Ils font la même chose pour les stations essence, les motels, les chapelles nuptiales, les enseignes (figure 8). Ils mènent une analyse formelle des édifices composant le paysage de Las Vegas. Cette analyse est indépendante de la signification qui leur est attachée. Elle ne s’intéresse pas à la valeur esthétique qui leur est communément attribuée. En revanche, Éric Tabuchi a une autre forme de classement ( figure 7 ). Il photographie selon les régions naturelles puis il compose selon la nature de l’objet photographié. Ses photos sont toujours cadrées de manière à ce que l’objet soit totalement contenu dans l’image. Une marge vient autour pour contextualiser le sujet sans vraiment dévoiler le lieu photographié. Il y a plus d’impact visuel que de valeur informative. Le fait de cadrer l’objet photographié au centre de l’image donne une forte importance à la forme du sujet.

28. Robert Venturi, Denise Scott Brown & Steven Izenour, « Learning from Las Vegas », Mardaga, 2008 29. Entretien avec Cyrille Weiner, photographe, réalisé le 20 février 2018, entretien disponible en annexe 2 18


Figure 8 Un inventaire des hôtels du Las Vegas Strip : plans, coupes et éléments. Source: Learnin from Las Vegas, Venturi, Scott Brown et Izenour p.56-58

La photographie d’inventaire est le terrain d’appropriation des photographes qui ont « une force de proposition fondamentale30 ». Éric Tabuchi donne à voir des paysages oubliés et délaissés de la France. Ce qu’il photographie est souvent en marge de la ville. Son inventaire permet au regardeur de se construire un regard sur ces paysages délaissés au même titre que les Venturi qui veulent donner un nouveau regard, sur ce paysage commercial, aux architectes. Ils ont su se confronter à cette culture populaire par le biais d’un relevé typologique. Les deux mènent une analyse formelle des édifices composant pour l’un, le paysage de Las Vegas et pour l’autre, le paysage des régions naturelles. Ce sont deux postures documentaires assez similaires par l’objectif de changer le regard, en le construisant à travers leur travail photographique. Cette posture documentaire de l’inventaire proche de la collection et de l’exploration est essentielle pour rendre compte du paysage bâti des régions naturelles de la France. La restitution et l’aboutissement de ce travail est conséquent. L’idée de l’ARN ( Atlas des Régions Naturelles) est de produire une quantité de photographies équivalente par région naturelle, pour avoir une représentation la plus équitable possible du territoire. Tout ce travail minutieux, laborieux et précis donne naissance à des séries de photographies exceptionnelles et très riches. La construction du regard vient se glisser entre le moment de la construction de l’inventaire objectif créé par Eric Tabuchi à travers les images qu’il récolte en France et le moment où se construit un regard subjectif sur son travail. Un inventaire objectif construit un regard subjectif. Il photographie ses sujets, souvent frontal, de la même manière que s’il photographiait une collection de vase ou d’autres objets. Il laisse percevoir très peu de paysage autour de son sujet. Ce systématisme rend la photo comme une oeuvre. Ce n’est pas tout, la construction de l’image ne peut pas exister sans la mise en place d’une posture et d’un discours par le photographe. Cela permet une lecture claire des photographies au regardeur.

30. Karine Guilbert, « Regard de Stéphane Asseline, photographe à l’inventaire général du patrimoine  » , AMC, 2017 19


3/ Le guide touristique d’architecture et ses photos, une forme documentaire Jean Philippe Hugron est l’auteur d’un guide touristique sur Paris destiné aux architectes. L’auteur est journaliste et photographe amateur. Il se sert de ses photographies pour mener à bien son guide. Son ouvrage permet de se construire un regard sur l’architecture de Paris et sa banlieue. Le regard que veut interroger Jean Philippe Hugron à travers son guide est celui des architectes. Il est journaliste, rédacteur en chef du Courrier de l’architecte, doctorant à l’Institut d’urbanisme de Paris et spécialisé en histoire de l’architecture. Jean Philippe Hugron est l’auteur d’un guide d’architecture sur Paris aux éditions Dom Publisher. L’ouvrage est un peu plus grand qu’un guide touristique et il est destiné à des architectes. Le guide présente plus de 250 réalisations architecturales érigées depuis 1898 à Paris et en banlieue. C’est un éditeur allemand architecte qui produit ses guides. Les premiers guides réalisés sont sur des villes peu touristiques comme Pyeongchang, Slavoutich ou encore Tachkent. Il commente que cet exercice de rédaction d’un guide d’architecture a été un plaisir. Il possède déjà une importante collection de photographies d’architecture sur les bâtiments de Paris et de sa banlieue. « Pour vous expliquez la manière dont j’ai travaillé ; j’ai énormément de livres à la maison, je suis originaire de Paris, je connais Paris comme ma poche. J’avais déjà une liste de bâtiments possibles, après j’ai cherché sur internet. Il y a des bases de données qui existent, la base Mérimée et il y a d’autres sites internet. J’ai trouvé, par hasard, un site internet de la région Ile-de-France sur l’architecture du 20ème siècle. Il y avait des bâtiments que je ne connaissais pas dedans31».

L’exercice de la balade a été la naissance de son projet. La balade peut-être perçue comme une manière de faire du tourisme. Le tourisme peut-être accepté comme une forme d’éducation qui permet d’éduquer son regard. C’est aussi apprendre à regarder « ailleurs » pour avoir les outils nécessaires pour regarder « chez soi ». C’est une façon singulière de se représenter son propre paysage. L’auteur le dit très bien lui-même. « Sinon le reste c’était en transport. Entre la gare et l’endroit où je devais aller, j’ai vu autre chose. Finalement, cet autre chose s’est révélé plus intéressant que l’objectif de la balade (...)  Certains bâtiments ont été éjectés et remplacés par cet autre chose32 ».

C’est aussi ce qui fait l’originalité des bâtiments proposés dans le guide. Il met en avant des architectures peu ou pas assez connues. Il photographie ces architectures au même titre qu’un bâtiment reconnu et célébre. Dans l’ouvrage, tout est produit par l’auteur que ce soit les photos, les textes, la mise en page et le choix des bâtiments. Jean Philippe Hugron se dit photographe amateur, ce n’est pas son métier premier mais plus une passion. Son nom est écrit sur la couverture du guide, ce qui est assez rare dans le milieu de l’édition. On voit plus souvent le nom de l’éditeur plutôt que celui de l’auteur. Le livre est composé de 7 parties, chaque partie est composée d’une photo du bâtiment accompagnée d’un petit texte ainsi qu’un QR code qui permet de localiser l’adresse directement sur son smartphone. Une carte détaillée se trouve à la fin du livre pour localiser les différentes architectures. À travers ce guide, Jean Philippe Hugron vient remettre en avant des architectures oubliées.

31. Entretien avec Jean Philippe Hugron, journaliste, réalisé le 27 février 2018, entretien disponible en annexe 1 32. Idem 20


Contrairement à une revue architecturale, le guide porte un éclairage sur des réalisations remarquables et parfois spectaculaires qui ont été trop peu remarquées. Jean Philippe Hugron a grandi en banlieue parisienne, il est donc bien placé pour parler de son évolution remarquable. À travers son guide, il veut montrer aux architectes à quel point la petite et la grande couronne de Paris sont riches et passionnantes. Elles sont des territoires de conquêtes urbaines et d’expérimentations architecturales. Il veut construire un regard différent sur des territoires ordinaires. Un paysage architectural se dessine à travers les photographies de Jean Philippe Hugron. Il utilise ce médium pour relater le développement architectural de la capitale en prenant en compte ses alentours. Il montre aussi dans son inventaire chronologique photographique que la banlieue n’est pas seulement un espace chaotique séparé de la capitale par un mur autoroutier. Aujourd’hui, c’est un espace géographique en pleine mutation. Il est l’un des rares à écrire un guide sur la banlieue parisienne. Pour l’auteur, Paris n’est plus seulement 20 arrondissements, les petites villes de banlieues deviennent tout aussi intéressante. D’autant plus que le projet du Grand Paris va permettrent de relier les banlieues entre elles sans passer par le centre de Paris. Il parait évident que Jean Philippe Hugron veut montrer l’importance du développement de ces villes de banlieues. L’architecture en banlieue doit être autant regardée, étudiée parcourue que celle dans la capitale. Il l’explique : « Ce que j’essaie de dire à travers ce guide-là c’est que, certes, il y a l’envie de montrer ce qu’on ne montre pas d’habitude mais c’est aussi être en parallèle d’une évolution. La banlieue parisienne est en train d’exploser, il y a une évolution très forte de la banlieue. J’ai vécu en banlieue, il ne s’y passait strictement rien. Aujourd’hui, on voit des pôles émerger. Par exemple, à Boulogne avec La Seine musicale, qu’on aime ou n’aime pas le bâtiment, il va y avoir un musée d’art. Tout ça forme un pôle culturel qui s’étend avec le musée d’Albert Kahn. Il y a déjà des petites choses qui existent, comme le musée Rodin à Issy-les-Moulineaux ou la Tour Aux Figures de Dubuffet. Il y a toutes ces choses-là qui peuvent se coordonner et faire un ensemble cohérent. À Aubervilliers, à Pantin, dans ces coins-là, il y a plein de choses qui sont en train de se passer. Il y a des institutions musicales, il y a Banlieue bleue, il y a des galeries d’art, il y a le Centre national de la danse, il y le cirque de Bouchain. Tout ça est en gestation et se forme, ce sont des centres d’activités qui émergent aux portes de Paris. (...) Je vous invite à aller à Bécon-les-Bruyères, c’est juste à côté. J’y passais en train, c’était pas la zone mais c’était une banlieue sans grand intérêt, c’était une banlieue dortoir, ni moche ni belle. C’est à deux stations de train, vous sortez de la gare, c’est plutôt pas mal. Devant, il y a une place piétonne, il y a des petits cafés, des petites rues piétonnes. Ça c’était impensable il y a quinze ans. Une rue piétonne dans une banlieue, les rues piétonnes c’est réservé à la ville centre. Aller aussi à Asnières-sur-Seine, faites cette expérience et vous verrez. Même les boutiques, les boulangeries et les fromageries sont jolies33. »

Derrière le guide d’architecture se trouve un message tout aussi important : la puissance et la beauté de la transformation des banlieues qui s’adressent subtilement aux architectes. C’est là que se trouve la transformation et la construction du regard pour le lecteur. Le travail de recherche architecturale vient mettre en avant la banlieue, il faut savoir que Jean Philippe Hugron est l’un des premiers à s’emparer vraiment de ce sujet. « Là où la photo devient un peu plus intéressante c’est dans les sujets. Il faut trouver le sujet, l’histoire c’est là où les photographes ont une plus value à apporter. Tout le monde peut faire des photos mais tout le monde ne va pas à Roubaix, Dunkerque et Rotterdam faire des photos34 ».

33. Idem 34. Entretien avec Jean Philippe Hugron, journaliste, réalisé le 27 février 2018, entretien disponible en 21


La posture documentaire de Jean Philippe Hugron est sous forme de guide d’architecture. Son objectif premier est de décrire des architectures en racontant le cheminement d’une réflexion et de réinscrire le bâtiment dans une histoire plus vaste. Son objectif second est un peu plus subtil. Les images prises par Jean Philippe Hugron ont pour objectif de montrer aux lecteurs que les bâtiments construits en banlieue y sont tout aussi intéressants. On peut dire que la photo vient appuyer son propos. Les photographies laissent entrevoir différents messages sur l’évolution grandissante de la banlieue parisienne alors que l’essor de la banlieue reste d’actualité. À travers ses images, l’auteur veut montrer aux architectes qu’il faut regarder un peu plus loin que les grands classiques d’architecture présents à Paris. Des communes longtemps ignorées deviennent agréables, des rues piétonnes voient le jour, des quartiers insalubres se transforment, la culture s’invite de plus en plus extra-muros. L’architecture accompagne tous ces changements et la photographie les retranscrit dans le guide. Jean Philippe Hugron choisit les sujets architecturaux à intégrer dans son guide. Au fil de notre entretien, la question du beau est venue naturellement. Il en a une définition très intéressante. On parle plus souvent du «beau» que du «laid». Jean Philippe Hugron parle de la fascination pour le moche : « Je trouve qu’il y a une fascination pour le moche aujourd’hui qui est très forte. On ne sait pas si c’est la représentation qui est belle, si c’est l’objet qui est représenté qui est beau ou si c’est la composition qu’a fait le photographe qui est va être belle. C’est vrai qu’il y a une fascination pour le moche, pour les situations que le commun des mortels jugerait moches comme des paysages de banlieue ou des paysages pavillonnaires qui sur des photos deviennent éminemment politiques35 ».

Inconsciemment, Jean Philippe Hugron fait ce même travail, rendre beau des objets architecturaux qui ne le sont soi-disant pas ou qui sont dans un contexte « laid ». Grâce à la mise en page, il arrive à présenter une architecture célèbre et une architecture moins connue sur la même double page. Les bâtiments sont sur le même pied d’estale que ce soit au niveau graphique et au niveau photographique. Pour chaque projet, une ou deux photos sont mises en pages pour présenter le bâtiment. Souvent deux projets se font face durant la même période de construction. Ce qui permet de voir et comparer l’évolution des styles d’architecture dans Paris et sa banlieue. Jean Philippe Hugron compose ses photographies avec une partie du contexte urbain, il n’isole pas l’objet. Pour présenter la Tour Les Damiers à Courbevoie, dans son guide, il n’hésite pas à prendre l’architecture en contre plongée pour montrer son immensité et l’élégance du bâtiment. Le point de vue est choisi de manière à regarder l’architecture en gradins baignée par le soleil. L’architecture est prise de trois quarts, ce qui permet de se rendre compte des deux façades. L’une est baignée par le soleil, on voit rapidement que les logements sont riches en ensoleillement. La lumière et le ciel restent assez fidèles à la réalité, l’image n’est pas retouchée au point d’en faire une image « sublimée » comme dans les revues d’architecture.

annexe 1 35. Idem 22


Sur certains projets, présentés dans le guide, on y trouve deux photos. C’est le cas de la Tour Les Damiers (figures 9), une plus petite image accompagne la première. C’est une vue d’ensemble du bâtiment qui nécessite un certain recul du photographe. Jean Philippe Hugron se trouve dans l’ombre et le sujet en plein soleil. La lumière vient mettre en avant l’architecture et son contexte. Deux personnes se trouvent sur le premier plan de la photo, ce qui met en situation réelle et non en image « sublimée ». Dans beaucoup d’images d’architecture, les droites sont toujours redressées, les appareils grand angle les déforment. Jean Philippe Hugron procède aussi à cette retouche.

Figures 9

Les Damiers, à Courbevoie

Jean-Jacques Binoux et Michel Folliasson, 1976 Source: Guide d’architecture, Paris. Jean Philippe Hugron, Edition Dom Publishers p.150

L’auteur ne garde pas systématiquement le même point de vue pour photographier des tours. Pour le forum du Pont de Sèvres (figures 10), Jean-Philippe Hugron prend l’architecture en plongée à l’inverse de la Tour Les Damiers. La prise de vue permet de se rendre compte de l’étendue du projet, de sa hauteur et des terrasses en gradins. Comme les images précédentes, le ciel et la lumière ne sont pas trop accentués et retouchés. Une seconde petite image vient appuyer la première. Cette image est prise de telle manière à se rendre compte rapidement du contexte urbain. 23


Jean Philippe Hugron photographie les bâtiments de manière simple et fidèle à la réalité, sans aucun artifices, à l’opposé des images dans les revues d’architecture qui sont souvent trop saturées, trop lumineuses et trop retouchées.

Figures 10

Forum du Pont de Sèvres,

à Boulogne-Billancourt. Daniel Badani, Pierre Roux-Dorlut, Pierre et Cédric Vigneron, 1976 Source: Guide d’architecture, Paris. Jean Philippe Hugron, Edition Dom Publishers p.154

Les photographes des revues utilisent différentes techniques, comme les longues poses ou la superposition de 3 images, pour réaliser leurs clichés. Les photos sont de l’ordre du marketing et de la publicité. Les images sont là pour « vendre du rêve ». Tandis que Jean-Philippe Hugron photographie ces architectures pour leur faire accéder à une reconnaissance. Il capture des architectures souvent peu connues, il essait de révéler leur intérêt architectural. C’est par cette construction de l’image, que Jean-Philippe Hugron permet de changer le regard. Le guide devient un outil politique à travers la valorisation des banlieues. Robert Adams, photographe américain, explique que la photographie est une arme de combat contre l’expansion de la laideur qui s’étend dans le monde36. Le sujet pris en photo peut-être « laid », le médium de la photographie vient révéler une vérité sur la forme du sujet et c’est ça qui le rend beau. La notion de vérité me semble être la composition de l’image photographique. Le guide s’adresse à des architectes. Par sa posture de journaliste, Jean Philippe Hugron a pour objectif de changer le point de vue des architectes sur la banlieue par le transfert culturel de l’édition.

36. Robert ADAMS, « Essais sur le beau en photographie: Défense des valeurs traditionnelles », Broché, 1996 24


Chapitre 1I Posture artistique, un déplacement de la perception La posture artistique provoque un déplacement de la perception du sujet. L’exemple du regard de photographe qu’est Cyrille Weiner sur le travail de Patrick Bouchain est étudié. Comment l’un sublime le travail de l’autre? Quel changement provoque la photographie sur l’architecture. L’exposition Paysages Français à la BNF est le bon exemple pour tenter d’expliquer le rôle d’une institution muséale comme support. La notion de transfert culturel et l’artialisation viennent appuyer ces deux exemples.

1/ La posture du photographe Cyrille Weiner Cyrille Weiner est un photographe français, diplômé de l’ENS Louis Lumière. Son travail est présenté à l’exposition Paysages Français à la BNF. Cyrille Weiner s’interroge sur notre rapport au monde et s’appuie sur « les pouvoirs de la fiction comme celle de la catastrophe ou du paradis37 ». Il sort toujours des espaces normés pour pouvoir réaliser ses photographies. Il s’intéresse particulièrement à l’urbanisme et aux relations entre l’individu et la sphère collective. Les usages de la ville interagissent avec la circulation des corps. Il explore des territoires contrastés situés entre nature et construction ou déconstruction urbaine. Cyrille Weiner travaille sur des territoires de « l’entre-deux » où la trace de l’humain est encore un peu visible à la différence d’Éric Tabuchi qui travaille sur des territoires oubliés où la présence humaine est quasi inexistante. C’est à une échelle globale que Cyrille Weiner capture ces instants pour en faire une critique. Son travail pour un projet peut prendre des années. Il observe longuement, pour pouvoir relever les indices de la présence humaine mais surtout pour voir comment se manifeste cette présence. Lors de ses repérages, il accumule des indices, comme l’activité humaine, les variations de la lumière, les mouvements et les ambiances. Cyrille Weiner recherche les frictions et l’interaction entre tous ces éléments. Sa posture artistique est très bien définie et le photographe entretient cette posture à travers son discours. Le sociologue, Alain Viala précise que « la posture engage l’image qu’une personne donne de soi38 ». Lors de l’entretien avec le photographe, sa posture a pu s’observer par la manière d’accueillir, la gestuelle et par les mots. Cyrille Weiner s’est positionné, directement, en supériorité avec une attitude désobligeante. Ceci s’est traduit par la critique de ses confrères, la difficulté de l’échange visible dans les annexes, le manque de considération pour le sujet puis une survalorisation de son propre travail. Extrait d’un échange: « Cyrille Weiner: Moi je peux vous parler des éléments qui expliquent qu’un travail photographique est de qualité ou pas. Léa: Oui, mais ce qui m’intéresse (il me coupe la parole). Cyrille Weiner: Il faut repartir, je sais pas si vous avez passé beaucoup d’entretiens. Il faudrait reprendre avec vos profs l’articulation parce que sinon ça va être un peu une impasse. Il faut reformuler la question de départ39. »  37. Disponible sur : http://cyrilleweiner.com/wp-content/uploads/2017/02/Cyrille_weiner_dossier.pdf. Consulté le 05 septembre 2018 38. Alain Viala, « Posture », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL: http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/69-posture, Consultée le 07 septembre 2018. 39. Entretien avec Cyrille Weiner, photographe, réalisé le 20 février 2018, entretien disponible en annexe II 25


L’assurance et le franc parlé du photographe montre sa forte exigence et sa position. La posture devient un jeu, une mise en scène. Il occupe un discours et une attitude en lien avec cette position avantageuse qui s’est traduit par les mots.  Si la posture est liée au discours et, si elle passe par les mots, elle entre par là-même en relation avec l’éthos. L’éthos, on le rappelle est l’image de soi que l’orateur et (par extension) tout locuteur donne de lui dans ses énoncés40 . La posture de Cyrille Weiner relève de l’exigence qui est l’image de soi. Dans sa démarche photographique, l’exigence est la même. Son protocole de prise de vue est très bien défini. Le long processus de création qu’il met en place lui permet d’obtenir une image de qualité. « J’ai observé cette friche et ses occupations dans une écriture qui est entre document et fiction (...) Le projet a duré 10 ans, 2004/2014. C’est un petit extrait, on réduit beaucoup et on va à l’essentiel. Mais à priori, on ne trouve pas le beau là-bas41. »

Pour lui, l’intérêt des visions artistiques est de qualifier des choses qui a priori ne le sont pas. Il va poser son regard sur une image qui a un intérêt plastique. C’est dans ce sens que Cyrille Weiner décrit son processus artistique. «Je ne cherche pas le beau, pour moi tout est beau. Effectivement, c’est celui qui reçoit et regarde qui va dire « oui, ça c’est beau et ça, ça ne l’est pas ». Pour moi, ce n’est pas un critère à proprement parler42.  »

Cyrille Weiner fait bien la différence entre son oeil de photographe qui photographie le sujet et le regardeur qui le contemple. Son regard et sa posture lui permettent de construire son image. C’est par cet oeil averti et professionnel que le changement de regard sur l’objet opère. Cyrille Weiner ne cherche pas « le beau » ou « le laid », par son processus, il vient construire et créer un regard sur le sujet. « Les images les moins subversives dans la beauté contemplative du paysage, la belle lumière, une nature pas trop domestiquée. Finalement, c’est celle qui résiste à l’analyse. On est dans une forme de beauté silencieuse et très bien photographiée. D’un point de vue plastique, c’est difficile d’avoir ce ciel, cette restitution de cette lumière. Il y a une vraie difficulté à faire ce type d’image (...)  C ’est souvent des images où la lumière est bonne, bien cadrées. On n’est pas dans l’image bricolée, on est dans une démarche qui est réfléchie43.  »

Cyrille Weiner ne parle pas du beau mais il parle d’une esthétisation et d’une perfection de l’image. Pour lui, il ne faut pas confondre « qualifier » et « rendre beau  ce qui ne l’est pas . Ce sont deux choses différentes. C’est par ces critères que le beau existe chez Cyrille Weiner. Il n’emploie pas le terme du « beau », cet adjectif me semble péjoratif dans son discours. « Pour moi, la question du beau et du laid, en particulier en photo, ne se pose pas trop dans ces termes. Dans la question de l’art, c’est évacué un petit peu depuis assez longtemps. Ce n’est plus l’objet de la photo depuis longtemps. J’ai envie de dire que, pratiquement, cela ne l’a jamais été. Dés son invention, la photo est ancrée dans le réel. Au départ, on a voulu en faire un médium objectif. On s’est vite rendu compte que ça ne l’était pas du fait de cet ancrage dans la réalité44.  »

40. Alain Viala, « Posture », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/69-posture, page consultée le 07 septembre 2018. 41. Entretien avec Cyrille Weiner, photographe, réalisé le 20 février 2018, entretien disponible en annexe II 42. Idem 43. Idem 44. Entretien avec Cyrille Weiner, photographe, réalisé le 20 février 2018, entretien disponible en annexe II 26


Le beau chez Cyrille Weiner est une manière de développer une théorie ou un jugement. Cette pensée est intellectualisée, la manière dont il définit le beau est toujours en lien avec sa posture et son discours. Par son travail, Cyrille Weiner s’adresse à un public «d’ intellectuel » qui fréquente les musées, lit des ouvrages, se rend à des conférences. Autant de transferts culturels qu’utilisent le photographe pour présenter son travail. Ses photographies sont présentées à travers différents médiums : l’édition, l’installation muséale, la série et l’architecture. C’est ainsi qu’on retrouve une confrontation des échelles dans son travail qui questionne des aménagements collectifs sous son aspect structural, spatial et temporel. L’humain obtient une place centrale lorsqu’il diffuse son travail. Lors de l’exposition à la villa Noailles (figure 11), le photographe est sollicité pour une exposition sur l’architecture de spectacle de Patrick Bouchain. Ses photographies s’insèrent entre de fausses briques structurant l’espace. Cyrille Weiner image un format peu classique pour exposer ses photographies. Les dispositifs scéniques ont l’objectif de laisser le regard s’échapper. Autre exemple, au centre photographique de Lectoure (figure 12), les visiteurs doivent sortir du bâtiment pour observer ces carnets photographiques disposés dans un pigeonnier transformé en cabinet de lecture. Dans ses deux installations, le regard doit être détourné des sentiers connus lors d’exposition photographique. Cyrille Weiner joue avec l’espace, l’architecture où il expose son travail. Il force le visiteur à regarder autrement par le biais de la scénographie qui implique le visiteur, l’espace et l’architecture. Le regard change de ses habitudes d’usages, c’est là que le photographe crée une expérience du lieu et une construction du regard. La mise en espace de ses photographies crée une oeuvre in situ. Ce n’est pas exclusivement qu’une exposition de photos, c’est une oeuvre totale. Là aussi, Cyrille Weiner se pose en artiste.

Figure 11

Oui avec plaisir Exposition présentée à la Villa Noailles à Hyères en 2005, Catalogue ed. Villa Noailles. Installations avec des briques.

Figure 12

27

Le ban des utopies, le paysage comme terrain de jeux Centre de photographie de Lectoure, 2008. Pigeonnier comme cabinet de curiostié


2/ Transfert culturel, Cyrille Weiner et Patrick Bouchain Un exemple d’esthétisation de l’image faite par Cyrille Weiner est le reportage photographique réalisé sur les architectures de Patrick Bouchain. Le photographe fait ressortir les pouvoirs de la fiction à travers l’oeuvre du constructeur. Il trouve les constructions de Patrick Bouchain tout à fait appropriées pour valoriser l’imaginaire du regardeur. Il a contribué à montrer une esthétique architecturale. Il apporte son regard d’artiste/photographe sur l’architecture de Patrick Bouchain. « Ce qui est intéressant chez Bouchain c’est que j’ai contribué à montrer qu’il y a une esthétique architecturale (...) Ce n’était pas une volonté délibérée de ma part d’esthétisation. C’est quelque chose qui rejetait même dans la manière de se présenter, dans ses documents et sa communication. Moi je ne connaissais pas son travail, j’ai eu carte blanche. J’ai eu un regard très frais45. »

La stratégie de communication de l’architecte est assez rodée pour savoir à qui il s’adresse contrairement à ce que prétend Cyrille Weiner. La collaboration entre eux a rapidement fonctionné. Cyrille Weiner arrive à raconter une histoire avec les oeuvres de Patrick Bouchain. Les deux protagonistes ont une réflexion assez similaire, ils réfutent le qualificatif de « photographe d’architecture46. » Patrick Bouchain se définit lui même comme n’étant pas dans la représentation traditionnelle de l’architecture comme on peut le voir dans les revues d’architecture. La présence de l’humain, les questions d’atmosphère, d’appropriation et d’usage sont récurrents chez eux. « En architecture, je connais bien les questions de la représentation parce que je fais beaucoup de photos et de livres pour les architectes. L’image est assez importante aujourd’hui, ces images 3D, photo-réalistes, avec des bâtiments qui sont construits à l’avance avec les images. Mais c’est un danger tout ça, l’image fige énormément47. »

Ce que Cyrille Weiner photographie est l’oeuvre de Patrick Bouchain, les photos sont l’oeuvre de Cyrille Weiner et ça devient une oeuvre. Le photographe a transformé les travaux de Patrick Bouchain en une oeuvre qui va se transposer jusque dans des espaces muséals. Cyrille Weiner explique que c’est à lui de faire vivre ce travail. Il fait vivre ce travail par le biais d’expositions : Exposition présentée à la Villa Noailles à Hyères en 2005, exposition présentée au Centre d’architecture Arc en Rêve du CAPC de Bordeaux en 2005, exposition présentée aux Rencontres de la Photographie d’Arles 2010 avec Actes Sud. Ces transferts de médiums changent le regard sur l’image. Les images circulent à travers différents thèmes. Il y a un échange de culture entre le sujet qui est pris en photo, l’architecte qui a créé le sujet, le photographe qui « sublime » le sujet, l’espace muséal qui présente le sujet et le regardeur qui contemple cette image. Il me semble qu’on peut parler de transfert culturel48 lié à différents médiums artistiques. La culture du départ qui est l’architecture arrive dans un contexte d’accueil qui est la photographie. La réunion de plusieurs cultures peut donner naissance à une autre culture qui est, pour ce cas, mieux comprise par le public. Le fait que l’objet soit plus compréhensible et mieux appréhender par le public est l’une des problématiques de Patrick Bouchain.

45. Idem 46. http://cyrilleweiner.com/fr/amc-bouchain/ 47. Entretien avec Cyrille Weiner, photographe, réalisé le 20 février 2018, entretien disponible en annexe II 48. Michel Espagne, « Les transferts culturels franco-allemands », Paris, 1999, p. 286. 28


Jean Louis Cohen explique très bien cette problèmatique : « L’architecture est une discipline avec ses représentations codées, elle n’est pas accessible à tout public. Les voies d’approche ne sont pas intuitives. La compréhension d’un projet doit se faire par la représentation d’images, de maquettes ou autres documents. Ce n’est qu’en associant l’architecture à la littérature, au cinéma, à la photo, à la musique, en la rapprochant de codes et de disciplines plus familières que l’architecture peut être comprise49». Ce travail commun entre l’architecte et le photographe est le bon exemple de comment faire évoluer, vivre et avoir un regard différent sur un bâtiment à travers le médium de la photographie. La construction de la photographie permet de changer le regard.

Figure 13

Figure 15

Académie du spectacle équestre de Versailles, Equestrian acade

Figure 14

Théatre équestre Zingaro, Aubervilliers

Académie du spectacle équestre de Versailles, Equestrian acade

« Pour moi, c’était un univers de science fiction, de rétro futur. Je l’ai abordé comme ça et je l’ai photographié de manière rigoureuse pendant plus de 10 ans. Au début, c’était assez novateur, j’étais plutôt sur des questions d’atmosphère, d’appropriation et d’usage50. »

À travers cette série de photos, Cyrille Weiner montre leur usage quotidien. Il a une grande proximité avec l’art de la construction. Ces images sont loin des photos habituelles d’architecture souvent figées et sans trace de la présence humaine. Cyrille Weiner arrive à capturer des moments de vies et d’usage qui raisonnent avec l’objectif premier de Patrick Bouchain : le bâtiment n’est pas un objectif en soi, seule l’utilisation par les usagers l’intéresse. Cyrille Weiner révèle l’appropriation des artistes, des élèves ou des spectateurs (figures 13, 14, 15). 49. Jean-Louis Cohen « L’architecture saisie par les médias », Les cahiers de médiologie, vol. 11, 2001, p. 310-317. 50. Entretien avec Cyrille Weiner, photographe, réalisé le 20 février 2018, entretien disponible en annexe II 29


Il surprend en proposant des points de vues innatendus comme la photo du Théâtre équestre Zingaro à Aubervilliers où il privilégie l’arrière du théâtre avec le lieu de vie des artistes. Il cherche à renforcer l’intention du projet avec la lumière et le traitement chromatique. Selon la météo, il décide de travailler avec des lumières douces ou contrastées, à l’ombre ou en contre-jour. L’ombre lui permet d’avoir une certaine teinte de couleur. Cette sensibilité est retranscrite dans l’image. Tous les paramètres sont là pour la mise en scène de l’image. Ces photos sont de l’ordre de l’intime et de l’imaginaire. Cyrille Weiner a dévoilé ces lieux habités tout en travaillant des atmosphères presque mystiques empruntées à l’écriture de la science-fiction. Patrick Bouchain ne travaille pas pour les concours mais pour des personnes. Ses constructions se vivent, s’expérimentent plutôt qu’elles ne se montrent. On peut dire que Patrick Bouchain fait et Cyrille Weinner donne à voir. La volonté d’esthétisation, chez le photographe, est assez ambiguë. Il explique que  Patrick Bouchain n’est pas dans une volonté d’esthétisation, que ce n’est pas dans sa démarche puis il dit qu’il contribue à montrer une esthétique architecturale. « De fait que ce soit un même regard, un seul photographe, qui plus est, avec un profil artiste, en tout cas pas un photographe commercial, tout ce corpus photographique a contribué à faire ressortir une esthétique qui se superpose à la sienne51. »

Il se contredit, ce qui montre que lui n’a pas pu s’empêcher d’esthétiser l’objet. Indirectement, c’est une forme de construction de la photo qui permet de construire le regard sur les projets de Patrick Bouchain. C’est sa manière de traiter « le beau » dans son travail en créant du regard. La définition d’esthétisation chez Patrick Bouchain est plutôt de l’ordre de la technique architecturale et de l’interaction humaine. Mais Cyrille Weiner réussi à faire émerger une esthétique grâce à son travail artistique. Le photographe voulait qu’on retrouve le fait main dans les images. Sa posture artistique lui impose une démarche réfléchie et intellectuelle qui est le prolongement de la pensée de Patrick Bouchain. À travers ses images, Cyrille Weiner a essayé de raconter, de faire émerger et de transmettre un processus de construction intelligent c’est-à-dire écologique, recyclable et appropriable. Selon le photographe, les architectures de Patrick Bouchain ont toujours été mal photographiées. Les autres photographes n’ont jamais réussi à transmettre la pensée de Patrick Bouchain à travers la photographie. Cyrille Weiner affirme y être parvenu par sa posture de photographe / artiste. Dans la monographie de Patrick Bouchain, Histoire de construire, le nom de 4 photographes est inscrit sur la première page: Cyrille Weiner, Michel Denancé, Philippe Ruault et Christophe Raynaud de Lage. Chaque photographe a une spécificité et son propre discours par rapport à la photographie. Michel Denancé et Philippe Ruault sont des photographes spécialisés en architecture. Michel Denancé fait principalement des reportages sur bâtiments récemment construits. Il a écrit des ouvrages sur la thématique de la ville. Cyrille Weiner a déjà été présenté, c’est le seul à avoir ce double regard d’artiste / photographe. Il n’est pas spécialisé en photographie d’architecture. Christophe Raynaud de Lage est un photographe qui a une sensibilité particulière pour le spectacle vivant. Il est photographe du Festival d’Avignon, de la Comédie Française et du Festival d’Aurillac.

51. Idem 30


Il publie également des ouvrages sur le cirque et les arts du spectacle. Il s’intéresse aux liens qui se tissent entre le jeu, le sens, la lumière et l’espace. Son travail est le reflet de l’énergie des acteurs, des danseurs ou des acrobates. C’est la thématique principale de ses images. Patrick Bouchain est entouré de photographes qu’on pourrait présenter avec deux postures différentes. Cyrille Weiner et Christophe Raynaud de Lage pour la sensibilité artistique et fictionnelle, puis Philippe Ruault et Michel Denancé pour leur connaissance dans le milieu de l’architecture en tant que tel. Les deux images ci-dessous ont été photographiées, l’une par Cyrille Weiner et la seconde par Philippe Ruault. Le même lieu est photographié : Académie nationale contemporaine des Arts du cirque Annie Fratellini de Saint-Denis. Philippe Ruault est un photographe spécialisé dans la photo d’architecture. Il a capturé les projets de  Jean Nouvel, Rem Koolhaas, Lacaton & Vassal et encore d’autres. Ces images sont souvent publiées dans les revues d’architectures. La prise de vue, l’éclairage, l’angle, les nuances de noir ne sont pas traités de la même manière. Philippe Ruault a voulu montrer la structure de la salle (figure 16) tandis que Cyrille Weiner a préféré souligner l’estrade en rond, le jeu de lumière et l’atmosphère du spectacle (figure 17). Cyrille Weiner raconte une histoire grâce à sa mise en scène. Philippe Ruault n’est pas dans l’image mise en scène mais dans la retranscription visuelle de l’architecture. À travers leur image, chacun donne à voir une architecture différente. Philippe Ruault destine son image à un public, uniquement, d’architecte. Il privilégie un cadrage sur la structure sans même vouloir montrer l’ensemble de la scène. Le contexte de départ est la construction de Patrick Bouchain et le contexte d’accueil est la communication du projet. Le transfert culturel de Philippe Ruault passe par la stratégie du marketing et de la communication qui se retrouve dans les revues d’architecture. Philippe Ruault s’adresse à des spectateurs suceptibles d’être intéressés par la démarche constructive de Patrick Bouchain.Tandis que Cyrille Weiner s’adresse à des spectateurs sensibles au milieu de l’art. Le transfert culturel qu’opère Cyrille Weiner est de l’ordre de l’imagination, du récit. Il propose au spectateur de traverser un univers proche de la fiction qu’il met en scène par des expositions, des projets éditoriaux et des installations.

Figure 16 Philippe Ruault Académie nationale contemporaine des Arts du cirque Annie Fratellini de SaintDenis

Figure 17

31

Cyrille Weiner Académie nationale contemporaine des Arts du cirque Annie Fratellini de Saint-Denis.


Les photographies ci-dessous de Christophe Raynaud de Lage (figure 18) et Michel Denancé (figure 19) illustrent bien le discours et la position d’un photographe à travers la question de posture. À gauche, la photo est en noir et blanc avec une intensité de noir très prononcée. L’obscurité donne un côté très mystérieux à la salle de spectacle. Dans le fond de l’image, la lumière vient dévoiler la grandeur des toiles qui habillent le chapiteau du théâtre. La lumière zénithale évoque une âme qui descend sur la scène. Cette image est très poétique. L’intensité du noir et blanc appuie ce côté énigmatique. L’image ne dévoile pas la structure de l’architecture. Dans la démarche artistique du photographe, ce n’est pas dans son intérêt de montrer la partie constructive. Tandis qu’à droite, c’est une image de l’extérieur du bâtiment. Elle montre les formes géométriques de l’architecture. Le soleil de biais vient renforcer les matériaux et les couleurs. À l’inverse de Christophe Raynaud de Lage, la photographie en couleur permet de voir rapidement les matériaux utilisés par l’architecte. Le côté construction est visible. L’ombre est un premier plan, puis en second plan, le bâtiment est dans la lumière comme pour le révéler. Ces deux images décrivent les éléments essentiels qui se doivent d’être présents pour faire une architecture juste,  c’est-à-dire l’imaginaire et la beauté constructive. La diversité des compétences des photographes de Patrick Bouchain est à son image. Il ne privilégie pas un seul regard sur ses constructions mais plusieurs, une vision artistique et une constructive. Le contexte de départ de Christophe Raynaud de Lage est l’espace de la salle de spectacle et le contexte d’accueil est l’univers du spectacle vivant. Le photographe opère le transfert culturel par le travail du noir et blanc, des formes et de la lumière. On constate que le transfert culturel opère dans deux espaces culturels distincts : le milieu de la construction et l’univers du spectacle vivant. Christophe Raynaud de Lage s’adresse à un public connaisseur du milieu du théâtre, du cirque contemporain ou de la danse. Il ne s’adresse pas à des architectes, comme le fait Michel Denancé. La composition de l’image change littéralement selon à qui s’adresse le photographe.

Figure 18

Figure 19

Christophe Raynaud de Lage Théâtre du Centaure, Marseille

32

Michel Denancé Académie nationale contemporaine des Arts du cirque Annie Fratellini de Saint-Denis


Chapitre III Posture commerciale, les revues d’architecture La photographie d’architecture révèle un regard, une pratique et une position architecturale. Cette démarche photographique a pour but de faire valoir et de faire connaître, dans la sphère de l’architecture, le projet. L’image produite doit refléter le travail de l’architecte et ses intentions, c’est comme une signature pour l’architecte.

1/ Les photographies d’architecture, un autre discours La démarche des photographes d’architecture est, avant tout, de magnifier les édifices. Les architectes ont recours à ces photographies dans le but de médiatiser leurs réalisations. Dans une image, on doit pouvoir lire l’intention, l’usage et leur signature. Dans la posture commerciale de ces photographes, la communication des projets est essentielle. Ce sont eux qui vont permettre à l’architecte de montrer ses réalisations et mettre en avant sa pratique. Sergio Grazia est un photographe d’architecture en France. Il est diplômé de l’école d’architecture de Gênes et a travaillé quelques temps en agence à Paris. La pratique de la photographie l’intéresse avant même d’avoir fait ses études d’architecture. Il est attiré par l’esthétique de l’architecture en constrution52. Entre concevoir et photographier l’architecture, le choix s’est rapidement fait pour Sergio Grazia. Le fait qu’il ait étudié l’architecture modifie son regard. Il a un regard formaté sur la production architecturale. Ses études et son premier parcours professionnels orientent sa façon de photographier l’architecture. Il a un double regard et une double compétence sur les édifices qu’il photographie. C’est ce qui le caractérise dans sa position de photographe, d’ailleurs il est spécialisé uniquement dans la photographie d’architecture. Ces images ont pour but d’être publiées dans les revues d’architecture ou sur les sites internet des architectes. Il est publié dans des revues d’architecture et dans la presse internationale que ce soit Le Moniteur, Archistorm (figure 20) AMC (figure 21), Dà, A’A’, EK, Cree, À vivre, Ecologik et d’autres moins connus en France.

Figure 20

Couverture: Sergio Grazia Palais de justice, Jean Nouvel, Paris Archistorm, numéro 89

Figure 21

Couverture: Sergio Grazia Louvre, Jean Nouvel, Abu Dhabi AMC, numéro 299

52. Olivier Namias, « Sergio, un certain Grazia », 02/11/2012. Consulté le 19/09/18. URL: https://www. darchitectures.com/sergio-un-certain-grazia-a917.html 33


Les images de Sergio Grazia sont aussi utilisées pour faire les couvertures de revue d’architecture. Une couverture est censée faire vendre, attirer le regard, soulever la curiosité etc. Dans la thématique photographique entre en jeu la dimension éditoriale. Et d’autre part, les photographies servent à illustrer et constituer des outils de compréhension de l’architecture. Et d’une autre part, elles servent à vendre la revue. La dimension commerciale ne peut pas être écartée. L’objectif d’une revue est d’être achetée et lue. Les images de Sergio Grazia se doivent d’être séductrices et spectaculaires. Dans les revues, on peut parler de médiatisation de l’image. La posture de Sergio Grazia ne va donc pas être la même que Cyrille Weiner. La première différence est la manière de s’exprimer et le vocabulaire qu’emploie le photographe. Des entretiens sur internet ont pu m’aider à comprendre sa position en tant que photographe. Sergio Grazia utilise un vocabulaire empreinter au langage commercial. « Il y a stratégie à déterminer en fonction de la situation sur le terrain et l’échelle du bâtiment à photographier (...) Je suis un chasseur d’images et j’amenais cette démarche en France, avec un traitement des couleurs et des contrastes inhabituels53. »

Lors des précédentes analyses de posture, c’est la première qui emploie les mots « stratégie » et « chasseur d’images ». Cette manière de s’exprimer relève bien d’une posture commerciale et non d’une posture artistique ou documentaire. Sergio Grazia a aussi travaillé en binôme avec Luc Boegly. Tous les deux ont un langage similaire, ils sont dans la même démarche photographique. «Nous avons fixé des objectifs ambitieux qui nous obligent à être sélectifs et à imaginer des stratégies logistiques pour être efficaces à deux54.»

Les deux photographes ont un discours très attractif. Leur position est du domaine de la communication et du marketing. Les mots « objectif », « ambitieux », « stratégie » et « logistique » ne résonnent pas avec l’aspect créatif de la photographie de professionnel. Même dans la description et la construction de l’image, Sergio Grazia parle d’image synthétique55. Si l’on prend la définition d’une image synthétique: c’est une image artificielle qui peut être soumise à une animation ou non, que l’on crée par procédés optique, informatique ou électronique. C’est donc une image virtuelle créée à partir d’un ordinateur56. Sa manière de traiter et de travailler l’image est en lien avec sa posture et sa position de photographe d’architecture. Son site internet est aussi intéressant à analyser. Sur la première page, ses photographies défilent en plein écran au format panoramique. L’intention est de faire rêver et de montrer rapidement ses talents de photographe. À travers son appareil photo, Sergio Grazia arrive à faire valoir et faire communiquer le projet. Il devient l’intermédiaire entre l’architecte et le regardeur. Le regardeur est ici le public extérieur à la profession. Dans ce domaine, les diverses voies d’approche ne sont pas toujours intuitives. C’est pour cela que la représentation d’images aide à la compréhension.

53. Karine Guilbert, « Regard de photographe : Luc Boegly + Sergio Grazia, deux stratèges pour une signature ». 22/06/2017, consulté le 19/09/2018. URL : https://www.amc-archi.com/article/regard-dephotographe-luc-boegly-sergio-grazia-deux-strateges-pour-une-signature,7075 54. Idem 55. Karine Guilbert, « Regard de photographe : Luc Boegly + Sergio Grazia, deux stratèges pour une signature (3/4)  ». 22/06/2017, consulté le 19/09/2018. URL : https://www.amc-archi.com/article/regard-de-photographe-luc-boegly-sergio-grazia-deux-strateges-pour-une-signature-3-4,7069 56. Consulté le 18/09/2018. URL : https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/image-de-synthese/ 34


Sur les sites internet des architectes, les photographies sont aussi un moyen de communiquer avec un public pas toujours sensible au monde de l’architecture et de la construction. C’est un moyen de communication plus abordable. La photographie est un code et une discipline plus familière que l’architecture. C’est une autre forme d’écriture. Elle offre une manière de regarder l’édifice. « Ma plus grande satisfaction de photographe, c’est la sensation de contribuer à la réussite des projets que je photographie, un peu comme si j’avais participé à leur construction57. »

Dans une photo, le photographe se doit de ressentir l’image qui restitue l’ensemble des intentions de l’architecte. C’est son expérience et son intuition qui le guide sur le meilleur point de vue. D’ailleurs, lorsque l’on analyse les photographies de Sergio Grazia, il utilise diverses focales qui sont ses outils complémentaires. Cela lui permet des vues de détails qui mettent en avant les éléments de structure, les finitions ainsi que la texture des matériaux. Les images réalisées avec un grand angle montre le bâtiment dans son contexte. Sergio Grazia va du paysage jusqu’aux détails. Comme le fait également un architecte lorsqu’il conçoit un projet. Le bâtiment est pris sous tous ses angles. Les différentes focales ne sont pas seulement les éléments de travail du photographe, il a aussi diverses méthodes de retouches de l’image. Le photographe a une méthode de superposition de 3 images avec des lumières différentes. Lorsqu’il les retravaille ensemble, superposées, il obtient des images avec une intensité de lumière assez forte puis des couleurs plus prononcées. Sergio Grazia donne à voir une vision idéalisée de l’architecture pour son architecte. Ses images sont destinées à un public travaillant uniquement dans les différentes branches de l’architecture. Le transfert culturel s’opère par un mouvement de l’objet architectural, c’est-à-dire de la réalité du bâtiment et son contexte aux revues d’architecture et aux sites internet. Ses images sont sublimées et idéalisées pour donner une forme de perfection à l’objet architectural. Sa posture commerciale est intiment liée au transfert culturel qui opère dans ses images.

57. Olivier Namias, « Sergio, un certain Grazia », 02/11/2012. Consulté le 19/09/18. URL: https://www. darchitectures.com/sergio-un-certain-grazia-a917.html 35


2/ Les photographies de Sergio Grazia Dans l’agence où j’ai effectué un stage, une des réalisations a été photographiée par Sergio Grazia. Le projet est un centre social et culturel à Sedan, le centre social du Lac. Quelques jours avant son arrivée, j’ai pu réaliser moi-même un reportage photographique du bâtiment. Les photographies ci-dessous représentent celles prises par mes soins à gauche (figures 22 et 24) et celles de Sergio Grazia à droite (figures 23 et 25).

Figure 22

Figure 23

Léa Gibert Image extérieure Centre culturel et social Le Lac, Sedan

Figure 24

Figure 25

Léa Gibert Image intérieure Centre culturel et social Le Lac, Sedan

Sergio Grazia Image extérieure Centre culturel et social Le Lac, Sedan

Sergio Grazia Image intérieure Centre culturel et social Le Lac, Sedan

Cette comparaison d’images n’est, en aucun cas, faite pour démontrer si une image est plus juste que l’autre. C’est dans l’objectif de montrer le traitement photographique de Sergio Grazia. Il faut préciser également que les images n’ont pas été prises à la même période de l’année et ni à la même heure. Les angles de prises de vues ne sont pas exactement les même non plus.

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L’image de gauche est tel quelle, elle n’a reçu aucune retouche. L’image de Sergio Grazia à droite montre l’image retravaillée. Par exemple, la première vue d’extérieur, Sergio Grazia arrive à obtenir une colorimétrie très prononcée, comme la couleur verte sur les arbres ou encore la texture très détaillée de l’asphalte. Les transparences, les jeux d’ombres et de lumières, les clairs obscurs et les profondeurs sont très travaillés. Ce qui donne un rendu très différent d’une image non retouchée. Étant en stage dans l’agence d’architecture au moment de la venue de Sergio Grazia, j’ai pu observer tout le déroulé de son processus photographique. Dans un premier temps, avant de se rendre sur le site du reportage photographique, il demande le plan de masse et les plans à l’architecte. Ce qui lui permet de localiser les meilleures orientations pour l’ensoleillement, les ombres portées etc. Il demande également des photos du contexte pour analyser le contexte existant, l’urbanité, le paysage et l’environnement. En second temps, il prend connaissance des enjeux de l’opération décrite par l’architecte et du programme de l’opération décrite par le client ou le commanditaire. Le projet se situe dans un quartier en plein renouvellement urbain, donc Sergio Grazia analyse également les stratégies de l’urbaniste et du paysagiste en charge du quartier. Cette démarche montre que Sergio Grazia a une méthode d’architecte, il reconstruit le projet dans ses images. On constate que le photographe s’implique vraiment dans les enjeux du bâtiment, il devient le prolongement du travail de l’architecte. Sergio Grazia ne photographie jamais un projet sans en connaître les objectifs, à la différence de Cyrille Weiner sur son travail avec Patrick Bouchain. Le fait de ne pas prendre connaissance du projet au préalable laisse une part à l’imaginaire. Ce qu’on ne retrouve pas chez Sergio Grazia. C’est un tout autre discours et une autre position. Cette prise de connaissance du programme de l’opération lui permet de bien comprendre les enjeux de l’opération et de ne pas oublier les objectifs architecturaux en terme d’urbanité et de réponse à son environnement immédiat. Lors du rendez-vous sur le lieu, le photographe impose que l’architecte l’accompagne sur toute la durée du reportage afin qu’il puisse répondre aux éventuelles interrogations du photographe. Sur place, les deux protagonistes font une visite globale du bâtiment et de son environnement pour visualiser les meilleurs points de vues. Le reportage se fait sur 2 jours, pour avoir toutes les lumières d’une journée et d’une soirée. Le photographe est souvent en attente du meilleur éclairage, ensoleillement et de la meilleure intensité lumineuse. Sergio Grazia s’attache à présenter le bâtiment sous différents aspects au fil de la journée et de la soirée. Il photographie sous plusieurs angles et points de vues. Il tourne autour du bâtiment, s’en éloigne, s’en rapproche, inclut l’environnement, prend de la hauteur puis revient en contre-plongée. Il joue avec la lumière afin de révéler le bâtiment autrement que la réalité et organise son reportage autour de l’aspect dynamique de l’architecture. Cela veut dire que son reportage photographique a pour qualité essentielle de rendre le bâtiment vivant avec la participation des usagers pour les prises de vues intérieures et du public pour les prises de vues extérieures.

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«Il y a aussi la vie des gens qui anime les lieux, ses usages (...) je fige les situations qui racontent un lieu ou l’action qui fut, un jour58.»

Lors de ce reportage photographique, Sergio Grazia a demandé aux habitants du quartier de se mettre en scène sur certaines de ses photos. La mise en scène est une partie intégrante de son travail. Le fait de composer l’image avec des gens, qui animent les lieux et les usages, révèlent les dimensions du bâtiment. Toutes ces images sont traitées de la même manière le jour et la nuit. D’un projet à un autre, le traitement de l’image est exactement le même. Il n’y a aucune variante avec des ambiances et des atmosphères différentes, c’est toujours la même composition que ce soit des logements ou un palais de justice. Sa posture photographique est de l’ordre d’un processus exécutif qu’il a mis en place. Il ne laisse pas vraiment de place à la dimension artistique. Ce protocole de travail qu’il met en place lui permet d’être toujours fidèle aux images présente sur son site internet. C’est son image de marque qui fait partie intégrante de sa posture photographique. Toute cette déconstruction de la posture du photographe et la décomposition de ses images expliquent la construction du regard chez Sergio Grazia. La construction du beau se traduit par des images « refaites » et « sublimées » par l’intervention de logiciels de retouches photographiques ainsi qu’une mise en publication de son travail. Le transfert culturel qui opère dans cet exemple est la retouche photographique à destination de la vente de revue d’architecture. Sergio Grazia modifie et reconstruit le projet dans ses images. Il montre que l’architecture qu’il photographie est une bonne architecture. Il participe à la promotion de l’objet architectural. C’est dans ce sens que Sergio Grazia a une posture commerciale.

58. Jean Philippe Hugron «Sergio Grazia, photographe de l’instant, à midi ou minuit. A midi surtout» Le courrier de l’architecte. 09-05-2012. Consulté le 19/09/2018 URL : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_3154 38


CONCLUSION Pour répondre à l’hypothèse émise au début de l’analyse, le jugement du « beau » ne passe pas uniquement par la perception. La construction du regard est un jeu d’acteur. Deux protagonistes participent à la construction du regard: le spectateur et le photographe. La construction du beau ne peut pas s’expliquer sans comprendre la posture du photographe. C’est en faisant la déconstruction d’un discours, d’une image, de la manière de s’exprimer, du vocabulaire employé que l’on peut comprendre la construction d’une image. De ce fait, l’analyse permet de changer le regard sur une photographie. Je distingue 3 postures: documentaire, artistique et commerciale. Lors de mon analyse, il a été démontré que les frontières peuvent être floues d’une posture à une autre. Une posture documentaire comme celle d’Éric Tabuchi, avec l’atlas des régions naturelles, peut glisser vers une posture artistique. Éric Tabuchi a un discours aussi bien artistique que documentaire. Il présente son travail dans des expositions au même titre que Cyrille Weiner. Les postures se recoupent, se croisent et se complètent. C’est le photographe qui choisit sa posture en fonction du transfert culturel qu’il veut opérer. C’est de là que la construction de l’image se fait. On constate que les compétences professionnelles de chacun viennent nourir le projet des autres. Les photographes mettent à profit leurs compétences dans divers domaines que ce soit l’édition, l’architecture, les musées, etc. C’est là que le photographe choisit son médium pour réaliser le transfert culturel. C’est ce qui fait la richesse d’un projet. C’est aussi un médium qui aide à la lecture du regardeur. Cela permet aussi de faire avancer le projet et de le rendre plus visible et compréhensible. C’est en croisant les savoir-faire de chacun que l’on obtient des résultats très intéressants. À travers ce glissement de posture, naît une esthétique singulière.

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Bibliographie . Adams Robert, « Essais sur le beau en photographie: Défense des valeurs traditionnelles », Broché, 1996 . Besse Jean-Marc, « Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff Jackson ». Arches, Association Roumaine des Chercheurs Francophones en Sciences Humaines, 2003, 6, pp.927 . Bonin, Sophie. « Paysages et représentations dans les guides touristiques ». La Loire dans la collection des Guides-Joanne, Guides Bleus (1856 à nos jours) », L’Espace géographique, vol. tome 30, no. 2, 2001, pp. 111-126 . Cohen Jean-Louis. « L’architecture saisie par les médias », Les cahiers de médiologie, vol. 11, no. 1, 2001, pp. 310-317 . Didelon Valéry, « La controverse Learning from Las Vegas », Mardaga, 2011 . Engel Laurence, « Paysages français, une aventure photographique 1984-2017 », Préface, BNF Editions . Espagne Michel, « Les transferts culturels franco-allemands », Paris, 1999, p. 286. . Guilbert Karine, « Regard de Stéphane Asseline, photographe à l’inventaire général du patrimoine », AMC, 2017 . Hume David, « De la norme au goût », dans Essaisesthétiques, Paris, Garnier-Flammarion, 2000. . Jackson John Brinckerhoff, « Landscape in Sight » Broché. 2000 . Jackson John Brinckerhoff, « De la nécessité des ruines et autres sujet », Edition Linteau . Jakob Michael, « Le paysage », Gollion (Suisse), Infolio, 2008 . Joyeux-prunel Béatrice. « Les transferts culturels. Un discours de la méthode », Hypothèses, vol. 6, no. 1, 2003, pp. 149162 . Jullien François, Cette étrange idée du beau, Paris, Grasset, 2010. .Kant Emmanuel, « Critique de la faculté de juger, L’analytique du beau », Essai Broché, 2015 . Lamunière Jean-Marc, « L’étrange, entre le beau et le laid,» Récits d’architecture, textes publiés par Bruno Marchand et Patrick Mestelan, avec Bernard Gachet, Lausanne, Payot, 1996. .MacCannell Dean. «  Tourisme et identité culturelle ». In: Communications , 1986. Le croisement des cultures . Michel de Montaigne , « Les Essais de Michel seigneur de Montaigne », Sixième édition, 1580 . Roger Alain. « Court traité du paysage ». Coll. Bibliothèque des Sciences Humaines . Paris: Gallimard, 1997 . Schaeffer Jean-Marie, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, rééd. Paris, Mimésis, 2016. . Venturi Robert, Denise Scott Brown & Steven Izenour, « Learning from Las Vegas », Mardaga, 2008 . Viala Alain, « Posture », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand. 2003 40


Sitographie .David Desbons, « Le spectateur saisi par la photographie », publié en 2002, p 22-25. URL : https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2002_num_78_1_4177 , consulté le 12 août 2018 . Hegel Georg Wilhelm Friedrich, «L’idée du beau, (« L’idée », « L’idéal » et « Le beau artistique ou l’idéal »), volume I, traduction Jankélévitch. Consulté le 30/09/18 URL : http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Hegel/HegelIdeeBeau.html . Hugron Jean Philippe, «Sergio Grazia, photographe de l’instant, à midi ou minuit. A midi surtout». Le courrier de l’architecte 09-05-2012. Consulté le 19/09/2018 URL : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_3154 . Mercier Clémentine, Tout le monde voit son environnement comme moche. 2 nov 2017. Consulté le 01janv 2018 URL: http://next.liberation.fr/arts/2017/11/02/eric-tabuchi-tout-le-monde-voit-son-environnement-commmoche_1607475 . Mocquet Frédéric, « Paysages photographiés » : quand la représentation fait projet de territoire. Sous la direction de Jacques Fol URL: http://www.theses.fr/s88771 . Olivier Namias, « Sergio, un certain Grazia », 02/11/2012. Consulté le 19/09/18. URL: https://www.darchitectures.com/ sergio-un-certain-grazia-a917.html .Weiner Cyrille, PDF URL: http://cyrilleweiner.com/wp-content/uploads/2017/02/Cyrille_weiner_dossier.pdf. Consulté le 05 septembre 2018 Définition du beau, CNRTL. Disponible sur: http://www.cnrtl.fr/definition/beau , Consulté en février 2017 Définition de spectateur, CNRTL. Disponible sur: http://www.cnrtl.fr/definition/spectateur , Consulté le 07 septembre 2018

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TABLE DES MATIÈRES Sommaire

p.2

Préface

p.3

Introduction

p.4

1

POSTURE DOCUMENTAIRE, LE TRAVAIL DE L’INVENTAIRE

1. Exploration du paysage : la DATAR vs l’IGPC

p.11

2. L’inventaire d’Éric Tabuchi, les Venturi comme outil d’analyse

p.14

3. Le guide touristique d’architecture et ses photos,

p.20

une forme documentaire

2

POSTURE ARTISTIQUE, UN DÉPLACEMENT DE LA PERCEPTION

1. La posture du photographe Cyrille Weiner

p.25

2. Transfert culturel, Cyrille Weiner et Patrick Bouchain

p.28

3

POSTURE COMMERCIALE, LES REVUES D’ARCHITECTURE

1. Les photographies d’architecture, un autre discours

p.33

2. Les images de Sergio Grazia

p.35

Conclusion Bibliographie - Sitographie Annexe 1 Annexe 2

p.39 p.40- 41 p.42 p.56 42


Ma pratique de la photographie a conduit à m’interroger sur le jugement du « beau » et du «laid ». Pourquoi trouver un paysage ou un objet « beau » alors que d’autres pas? Pour répondre à cette interrogation, l’analyse de diverses démarches photographiques a été nécessaire. Trois postures photographiques en sont ressorties. Elles sont illustrées avec la mission photographique de la DATAR, l’inventaire photographique d’Éric Tabuchi, Cyrille Weiner, Sergio Grazia et le journaliste Jean Philippe Hugron. Les photographes ont des postures qui sont essentielles pour comprendre les enjeux de construction du regard. La posture du photographe est étroitement liée à la notion de transfert culturel. Cette notion implique un glissement entre deux espaces culturels. Pour chaque cas d’étude, la posture est interrogée pour comprendre à qui elle s’adresse. Par quel transfert culturel opère-telle? Et qu’est-ce que cela produit sur l’objet photographié?

Léa Gibert Balade urbaine, Tokyo


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