« Tout va bien dans le meilleur des mondes ! » : une nouvelle de Mélissa Collignon - J’ai vingt ans. Enfin, en réalité, j’ai vingt-huit ans, mais je préfère dire que j’en ai vingt, ça me donne la sensation de pouvoir revivre indéfiniment les huit années qui viennent de s’effilocher derrière moi à la vitesse d’un avion supersonique. Et si je raconte à tout le monde que j’ai cet âge-là, c’est aussi pour me rapprocher d’elle, parce qu’elle a réellement vingt ans… Vingt ans et des yeux bleus qui vous fauchent la raison dès qu’ils se posent sur vous. Instantanément. Vingt ans et des petits cheveux rebelles qui bataillent sans cesse contre le vent, contre la mode, contre ses doigts qui s’essaient sans succès à la sculpture. Elle vient à peine de fêter la vingtaine, mais il suffit d’échanger deux mots avec elle pour comprendre qu’elle en a beaucoup plus. Elle vous sort des mots tirés de livres dont elle ne se souvient pas des titres et les saupoudre dans ses conversations sans même réaliser l’effet que ça donne. Elle mélange Gunzig et Proust dans une même phrase, peut réciter Baudelaire à la suite de Houellebecq… Elle est, comment dire… Merveilleuse et imprévisible à la fois. - Bref… - Vous me trouvez trop romantique ? C’est vrai que depuis que je la connais mes amis se moquent de moi. Ils disent que j’ai été piqué par une drôle de mouche avec deux cœurs à la place des ailes et ça les fait marrer. » (Soupir) - C’est que, malgré les huit années qui nous séparent, je l’aime vraiment, vous savez. Depuis le premier jour où je l’ai vue. Enfin, pour être plus précis, depuis la première seconde. C’était il y a cinq ans et pourtant j’ai l’impression que c’était samedi « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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dernier. On fêtait le 21 juillet à Bruxelles ; l’air suffoquant collait à la peau. Je me souviens, j’étais avec un ami, on s’était affalé entre deux bancs du Parc Royal pour regarder les nuages qui roulaient dans le ciel. Ils menaçaient de nous tomber dessus et je m’étais demandé quand ça allait arriver. J’étais à mille lieues de m’imaginer que c’était autre chose qui allait
me tomber
dessus : elle, dans toute sa splendeur. Elle n’avait que 15 ans à l’époque et une bande de copines inséparables. Elles avaient une telle manière de se mouvoir en rue que quand elles passaient, on ne distinguait qu’un amas de bras et de jambes roses, un tourbillon de cris et de rires qui s’échappaient de partout. Ce soir-là, elles rigolaient si fort que l’air joué par la fanfare faisait presque office de musique de fond. Quand je me suis retourné pour leur demander de la mettre en sourdine, je l’ai aperçue, là, dans un short en jean coupé très court sur des jambes très longues. Elle virevoltait sur les notes de trompette et les coups de grosse-caisse, on aurait dit qu’elle valsait avec le vent. Elle était belle, elle vibrait, libre comme l’air. Je ne savais pas encore qu’elle voulait devenir danseuse mais à mais à voir son corps onduler comme les vagues d’une mer agitée, j’aurais pu m’en douter. Quand le feu d’artifice a commencé, je n’ai pas réussi à détourner les yeux. Je voyais le reflet des étincelles qui changeaient de couleurs dans ses pupilles et sur sa peau que la chaleur avait rendue luisante. Je n’avais qu’une envie : chasser avec mes lèvres ces bouts de lumière qui dansaient partout sur son corps. Quand la musique s’est arrêtée, elle m’a remarqué et m’a souri. C’est à ce moment-là que j’ai su que je ne pourrais plus passer une seule seconde de ma vie sans elle. Ça vous est déjà arrivé ? - Continuez. « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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- Et puis il s’est mis à pleuvoir. Des grosses gouttes se sont écrasées sur les allées brûlantes et sur les gens qui ont commencé à crier - de joie, je crois. On s’est levés, et en quelques secondes des centaines de personnes couraient partout pour trouver refuge en dessous des arbres trop peu nombreux pour nous accueillir tous. Alors moi, sans réfléchir, je l’ai prise par la main et nous nous sommes mis à courir aussi. À l’aveuglette. Elle n’a pas protesté un seul instant. Il y avait tellement de gens et tellement de gouttes qu’on n’y voyait rien. Tout ce que je savais, c’est que, dans ma main, je tenais fermement la sienne, et que même un ouragan ne me l’aurait pas fait lâcher. Je ne sais pas par quel chemin on s’est retrouvés dans un coin du parc, plus calme et plus boisé. Des pétards répondaient au tonnerre qui semblait lui-même répliquer aux cris des gens et nous, on se sentait bien à l’abri dans les branchages qui nous entouraient. Elle était trempée, sa chemise lui collait à la peau et son visage dégoulinait. J’ai retiré mon tee-shirt pour la sécher mais il était aussi mouillé que le reste. Elle a éclaté de rire et j’ai collé mes lèvres aux siennes pour avaler les mots qu’elle était sur le point de prononcer. Ils avaient un goût de vanille, ses mots, et j’ai eu l’impression de grimper dans un train à grande vitesse à destination directe du bonheur. On a passé la nuit à flâner dans les rues humides, on a dévalé le Mont des Arts, on s’est assis sur les pavés trempés de la GrandPlace. Partout, les gens riaient, buvaient, chantaient et nous, sans se quitter des yeux, on parlait sans arrêt, on s’embrassait et puis, sans trop savoir pourquoi, on se remettait à marcher vers un ailleurs qui semblait nous attendre. Elle avait un accent adorable qui me donnait littéralement envie de boire ses paroles… Elle m’a raconté sa vie, moi la mienne, et « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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quand on s’est rendu compte que le soleil se levait, ça a été un choc. J’ai eu l’impression que le train à grande vitesse faisait marche arrière et me percutait de plein fouet. J’avais encore sa main dans la mienne et pourtant je sentais déjà le vide de son absence qui m’avalait. J’avais oublié qu’elle n’avait que quinze ans et encore quelques années de comptes à rendre à ses parents. Je l’ai raccompagnée à la Gare centrale et sur le chemin, elle m’a couvert de mots et de baisers qui ont réussi à m’apaiser. On s’est finalement échangé nos numéros de portables, confiants, légers, déjà amoureux. On était loin d’imaginer que c’était la dernière fois qu’en Belgique, on fêtait le 21 juillet. Puis, on a commencé à se voir, autant qu’on pouvait.
-
Vous êtes allé chez elle, à l’époque ?
- Je ne vivais que pour ça. Je faisais des aller-retour réguliers vers la petite maison qu’elle partageait avec ses parents à l’entrée d’une forêt qui se disait touristique. A la sortie du boulot – je travaillais déjà comme traducteur - je sautais dans un train qui traversait la Belgique de part en part. Je vivais au nord et elle, à l’extrême sud du pays. Chaque vendredi soir, je débarquais à vingt-deux heures à la sortie de son cours de danse et la raccompagnais chez elle, pressé d’être le lendemain pour la prendre à nouveau dans mes bras. Je louais une chambre dans une petite pension familiale à deux kilomètres de sa maison. Ses parents toléraient qu’on se voie mais ne voulaient pas me rencontrer. Je crois que les histoires qu’on racontait dans les médias commençaient à affecter tout le monde… Et puis, un vendredi soir, un peu avant ses dix-huit ans, je suis arrivé à la pension. Je me suis présenté à la réception, comme d’habitude, et quand j’ai voulu réserver ma chambre, le propriétaire n’a même pas pris la peine de me répondre. Il a « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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tendu un doigt silencieux vers une pancarte que j’ai lue avec effarement :
je
n’étais
plus
le
bienvenu
dans
son
établissement. Abasourdi, je suis ressorti de là sans rien dire avec ma valise et une grande envie de pleurer. J’ai essayé un autre hôtel, mais tous affichaient complets dès qu’ils comprenaient l’origine de mon accent. Deux heures plus tard, je suis arrivé chez elle en panique. Mais elle l’était encore plus que moi. Elle pleurait à chaudes larmes en me disant que, dorénavant, ses parents ne voulaient plus qu’elle
me
voie.
Ils
affirmaient
que
les
choses
avaient
commencé à dégénérer, ils disaient que cette fois-ci, c’était la bonne, que chacun n’avait qu’à rester chez soi. Et moi en premier. J’étais simplement terrifié par la tournure qu’avaient pris les événements. (Soupir) - Et ensuite ? - Ensuite, elle a eu dix-huit ans et est partie étudier à Bruxelles. Même s’ils se doutaient qu’on en profiterait pour se voir, ses parents n’ont pas eu le cœur à lui barrer la route de ses rêves. En fait, ils ne l’ont jamais su, mais on s’est carrément installés ensemble. Bruxelles était le seul endroit dans le pays où on pouvait encore vivre dans une espèce de bulle d’insouciance – ou
d’ignorance,
appelez
ça
comme
vous
voulez.
Et
la
perspective de pouvoir nous y réfugier nous semblait inespérée. Notre vie commune a duré presque deux ans : vingt-deux mois exactement, les vingt-deux plus beaux mois de ma vie. Elle « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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dansait toute la journée au conservatoire et moi, je bossais comme un fou pour lui offrir ce qu’elle voulait – même si, comme elle l’affirmait, tant qu’elle pouvait danser et dormir dans mes bras, elle était la femme la plus heureuse du monde. Le soir, on s’effondrait dans les coussins du canapé, comblés et exténués. Et tellement amoureux que ça nous occupait tout l’esprit… Aujourd’hui, je me demande comment on a pu fermer les yeux aussi longtemps. Enfermés dans notre bonheur, on n’avait même pas vu ce qui était en train de se dérouler autour de nous. C’est quand la lettre du propriétaire est arrivée qu’on a réellement déchanté. Quelques lignes froidement tapées nous avertissaient que le loyer de l’appartement avait augmenté – du simple au double. Le proprio nous invitait gentiment à lui régler dorénavant la somme ou à vider les lieux dès le mois suivant. Pendant des jours, on a recherché un studio, une chambre ou même un débarras – au fond, il ne nous fallait pas grand-chose pour installer notre amour. Sans succès. Nous avons dû partir. Seul
territoire
neutre
du
pays,
Bruxelles
était
devenue
impayable. Du jour au lendemain, la capitale était devenue le lieu de vie d’une élite seule capable de s’offrir un havre de paix, loin des querelles qui pesaient sur le reste de la Belgique. On ne faisait malheureusement pas partie de ces gens-là. Pour la première fois de ma vie, j’ai pensé que tout ceux qui disent que l’argent ne fait pas le bonheur se trompent sur toute la ligne. Vivre d’amour et d’eau fraîche, c’était bon au Moyen âge…
-
Bref…
- Pour couronner le tout, une semaine après avoir reçu la lettre du propriétaire, je me faisais licencier. L’entreprise pour laquelle je travaillais n’avait plus besoin de traducteur : tout se ferait désormais en une seule langue. En un mois, j’étais devenu « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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chômeur, sans domicile et affreusement enragé contre tous ceux qui avaient provoqué cette situation. On n’a pas eu d’autre choix que de rentrer chacun chez nos parents respectifs. Pour se poser. Réfléchir un peu à la situation. Ne pas finir dans la rue, victimes d’une situation absurde qu’on avait du mal à comprendre. C’est de retour chez moi que j’ai pris réellement conscience de l’ampleur des dégâts. Comme si je me réveillais d’un rêve dans lequel, pendant longtemps, il n’y avait eu qu’elle. Un réveil douleureux. Ça faisait des lustres que j’écoutais les nouvelles nationales d’une seule oreille, bercé depuis des années par les récits de batailles qui faisaient le quotidien de millions de Belges. Et là, la réalité me sautait au visage. Un peu partout dans ma ville, des slogans scandaient la scission du pays, la fin d’une unité fragile qu’on avait tenté de maintenir à tout prix, mais qui se fissurait à coup de vieilles rancoeurs nationalistes. Mais vous le savez, vous avez dû être aux premières loges pour assister tout ça. - Pas d’ironie, s’il vous plaît. - Et les nouvelles qu’elle me donnait du sud n’étaient pas plus réjouissantes.
Quand
par
chance
j’arrivais
à
l’avoir
au
téléphone, elle me murmurait les choses terribles que ses parents lui racontaient. Ils faisaient sans cesse référence à moi et aux miens, à ces autres avec qui, un jour, ils avaient formé une Belgique qui aujourd’hui leur faisait honte. Moi, j’étais juste honteux de ce que ce pays avait fait de nous. Honteux et impuissant. À ce moment-là encore, de temps en temps, je me remettais à y croire. Un soubresaut semblait secouer les politiques et les « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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ramener à la raison mais, alors que tous les espoirs étaient tournés vers les tables de négociations, ça repartait de plus belle dans les insultes et les incompréhensions. Et tout retombait comme un flan raté, un mélange qui ne prend pas. Et j’avais la certitude de beaucoup avait eue avant moi - sauf que j’avais été
plus long à convaincre -, la certitude que ça ne
prendrait plus jamais. Malgré tout, mon amour pour elle restait intact. On s’appelait dès qu’on pouvait, pour ne pas laisser les autres nous éparpiller avec leurs discours qui tentaient de nous convaincre dans un sens ou dans l’autre. Parce que c’était ce qu’ils cherchaient à faire, briser tout ce qu’on avait construit à deux… - Vous exagérez un peu. - Exagérer ? Vous rigolez ? Ils y sont arrivés, figurez-vous ! J’entendais au fur et à mesure de nos conversations ses silences qui se faisaient plus longs, ses soupirs… La dernière fois qu’on s’est vus, on s’est serrés en se jurant de s’aimer toujours. Trois mois de bombardement intensif de ses parents et de son entourage auront eu raison d’elle : depuis un long mois, je suis sans nouvelles... Pas un message, rien ! Silence radio ! Soit ses parents la surveillent nuit et jour, soit ce pays l’a eue, comme il a eu les autres ! - Calmez-vous, votre énervement n’arrangera rien du tout. - Et vous avez une autre suggestion ? - C’est pour la retrouver que vous êtes venu, je suppose. - Je veux juste aller la voir et m’assurer qu’elle va bien. - Et ensuite ? - Ensuite, je reviens. - Et qu’est ce qui nous prouve que vous reviendrez ? « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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- Je vous le promets… Pourquoi vous froncez les sourcils vers cette vitre noire ? C’est là qu’ils sont ? Hein ? Là qu’ils se cachent ?
Ceux
qui
décident
de
la
vie
des
autres d’un
claquement de doigts ? Ceux qui ont décidé de fermer les frontières ? De diviser le pays en deux comme on coupe une patate? - Pour la dernière fois, calmez-vous. - Et vous me laisserez y aller ? - Je dois voir avec mes supérieurs. (…) - Jeune homme ? - Pardon, je me suis assoupi. - Nous avons pris notre décision. - Je suis impatient… - Il semblerait que vous ne remplissiez pas les conditions pour passer la frontière d’une communauté à l’autre. - Pas les conditions pour me déplacer dans mon propre pays ? Vous rendez-vous compte de ce que vous me dites ? - Je suis désolé, Monsieur, mais je ne peux rien faire de plus. - Parce qu’une poignée de personne a décidé pour tous les autres qu’on ne savait pas vivre ensemble, vous me pensez incapable de vivre avec elle ? - Vous pourrez réintroduire une demande de visite dans un an à compter de ce jour. - Un an ? Et comment je fais, moi, pour vivre sans elle pendant un an ? - Au revoir, Monsieur, et bonne continuation. - Bonne continuation ?
« Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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Le Belge illustré – 25 mai 2021 La dépression vous touche aussi ? IMPOSSIBLE ! Selon une étude récente, il semblerait que de plus en plus de Belges soient touchés par la dépression. Les chiffres de cette enquête menée conjointement par différentes universités prouvent que, depuis 10 ans, les cas n’ont cessé d’augmenter. Et ce, malgré les politiques mises en
œuvre
pour
agrémenter
la
vie
de
nos
concitoyens.
Les
gouvernements des deux communautés se sont montrés très étonnés à la sortie des résultats de cette enquête. « Nous avons pourtant une économie qui fonctionne bien, du travail pour presque tout le monde. Nous avons même eu du beau temps cette année ! Qui se plaint ? » a annoncé le gouvernement du sud. Au nord, la réaction s’est enchainée : « Nous avons ouvert des nouveaux espaces de détentes et de distractions dans tous les pays. Culturellement, ça bouge ! Personne n’a le temps de s’ennuyer ni de se morfondre ! » Des groupes de soutiens aux déprimés déclarent que c’est la situation politique du pays qui est à l’origine de leur état. Un porte-parole de l’un de ces groupes que
nous avons joint par téléphone nous a
d’ailleurs expliqué : « Il semblerait qu’hier encore, un jeune qui s’est vu refuser l’entrée dans la partie sud du pays s’est jeté en bas d’un pont à la sortie de son entretien. Pour des raisons qui nous sont restées inconnues, il semblait désespéré de ne pas pouvoir s’y rendre. » Information complètement démentie par les autorités qui ont précisé : « Le garçon souffrait de troubles de la personnalité. Il s’était entiché d’une fille et semblait vouloir traverser la frontière pour aller la poursuivre de ses assiduités. Heureusement, il nous aura fallu moins d’une heure d’entretien pour le percer à jour et ainsi protéger la vie de cette malheureuse… »
« Tout va bien dans le meilleur des mondes ! » ont ajouté conjointement, et presque euphoriques, les porte-paroles des autorités des deux communautés. Il serait difficile de ne pas les croire, d’autant plus que l’été qui est à nos portes s’annonce des plus ensoleillés. « Tout va bien dans le meilleur des mondes » - Melissa Collignon
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