Conception graphique : Atelier de la Revue LEL/Rub inn Ks ISBN 1 3 : 978-061 5752365 ISBN 1 0 : 061 5752365 ISSN: 2307-0234: Dépot légal : 1 3-02-046 Bibliothèque Nationale d'Haïti Illustration : Peinture de Michel Bénard Les points de vue contenus dans les articles sont exprimés sous la responsabilité de leurs auteurs. Les textes contenus dans ce numéro sont protégés par les lois internationales relatives aux droits d'auteur © Legs & Littérature 201 3
Partenaire :
Les Editions Ruptures
Premier numéro, Janvier-Juin 201 3
Insularité(s) Editorial
Liminaire
La littérature haïtienne a pris un tournant décisif au cours de ces dix dernières années. Haïti, un peu grâce à elle, a repris sa place sur la carte du monde. Tout le monde en parle. Les divers prix attribués ça et là à nos écrivains peuvent en témoigner. Du continent africain au Pays du soleil levant, de la Belgique à l’ancienne Métropole –la terre des Croisades-, du pays de Goethe à la terre de Casanova en passant par la cité de l’Olympe, du ‘‘ Tunnel" d’Ernesto Sabato au château du Prince Claus ou de l’ingénieux Hidalgo à la cité hollywoodienne, Haïti aura fait ‘’ Le tour du monde en quatre-vingts jours’’. Pour tout bagage : la littérature. Pour dire nos îles. Chanter nos campagnes. Raconter la vie dans le tumulte des villes. Une aventure qui passionne. Un tableau qui attire. Cependant, dans cette longue traversée, le grand absent est la critique. Négligée et rejetée à l’arrière-plan, le fossé se creuse.
La Rédaction
Webert Charles Dieulermesson Petit Frère Jean Watson Charles James Pubien
Ont contribué à ce numéro : Catherine Boudet Ghislaine Sathoud Jean François Vernay Ernest Pepin Yanick Lahens Suzanne Dracius Domique Batraville Carolyn Shread Mirline Pierre Jean J. Estepha Claude Sainnécharles
Remerciements à: Denise Bernhardt
C o n ta c t :
legsetlitterature@venez.fr www.litterature.fr.ht +33 09 83 1 2 82 58 509 42 20 38 47 509 37 48 59 51 26, Delmas 8, Port-auPrince, Haïti Page 3
D’où le double défi de la revue Legs et Littérature qui entend combler ce vide –tout en n’étant pas réduite exclusivement à la critique haïtienne- et rassembler en un seul espace, une seule plateforme toutes les littératures en éliminant, du coup, les barrières et les frontières géographiques et/ou politiques. La revue Legs et Littérature veut créer un discours autour de la littérature contemporaine, discours qui se limite parfois aujourd’hui à des notes de lecture flatteuses ou désapprobatrices inutiles à la compréhension de la valeur des œuvres dans leur milieu ainsi que dans leur époque. Ce premier numéro se veut une quête et une analyse thématique des littératures des iles. Analyse qui refuse toutefois de tomber dans un déterminisme. Comment appréhender la création littéraire ? Qu’est ce qui motive l’écrivain et quelle est la place de l’œuvre dans le temps et dans l’espace ? Tous ces questionnements nous ont permis de voir la nécessité et l’urgence de créer un discours sur la littérature contemporaine avec l’aide des créateurs, des chercheurs et des spécialistes du livre du monde entier. Legs et Littérature donne la parole aux créateurs, aux magiciens de la parole et de la plume pour dire l'urgence de vivre et vivre l'urgence du dire. Dans ce premier numéro nous nous intéressons à la thématique de l’insularité dans sa conception littéraire, géographique et esthétique, pour pouvoir cerner la dynamique de ces littératures et comprendre ce qui les relie.
Wébert Charles et Dieulermesson Petit-Frère
Page 4
Sommaire Littérature(s) insulaire(s)
• L'insularité vue par les écrivains insulaires (p. 9) Webert Charles. • Survol du roman autralien de sa naissance à nos jours (p. 1 3) Jean François Vernay • La poésie dominicaine actuelle de 1 981 à 2011 (p. 22) Basilio Belliard • Les deux iles d'Hispaniola (p. 32) Carolyn Shread
Entretiens
• Dominique Batraville (p. 35) • Yanick Lahens (p. 39) • Ernest Pépin (p. 41) • Dieulermesson Petit Frère (p. 44)
Créations
• L'Aïeule de désabillée mémoire (p. 68)
Catherine Boudet • Plage nette (p. 74) Guillemette de Grissac • Versets de profession de foi (p. 79) Antoine Hubert Louis • Oedipienne prosopopée insulaire (p. 81 ) Suzanne Dracius • Miroirs (p. 86) Jeudi Inéma • La demande en mariage (p. 89) Jacques Adler Jean Pierre • De la main des dieux... (p. 91 ) Coutechève Lavoie Aupont
Lectures
• La parole des femmes (p. 49) Ghislaine Sathoud
• Fulgurance de Bonel Auguste : poétique hybride ou métaphore insulaire ? (p. 54) Par Dieulermesson Petit Frère
• Mémoire errante de Jan J.
Dominique : entre littérarité et devoir de mémoire (p. 58) Jean J. Estepha • Un doux petit rêveur : une ile au bout de la langue (p.63) Jean Watson Charles
Librairies et Editions Parus aux : • Editions Ruptures (p. 95) • Editions Bas de Page (p. 96) • Ailleurs et en librairies (p. 97) • Nos rédateurs (p. 98)
Page 6
LittĂŠrature(s) insulaire(s)
InsularitĂŠ(s)
L’insularité vue par les écrivains insulaires Le terme insularité est aujourd’hui l’objet de diverses controverses, de problèmes de repère et d’identité. Le concept, au de-là d’une interprétation géographique, est complexe. Si le Salon du Livre de Ouessant se contente de parler d'un texte écrit par un écrivain insulaire ou sur une ile, cette conception géographique peut porter à réfléchir sur ce que les auteurs pensent eux-mêmes de l’insularité ou de ce qu’elle est en réalité. Dès le départ il faut se rappeler du rire moqueur de Baudelaire dans Le Spleen de Paris, ironisant certains littéraires qui selon lui prennent « la Russie pour une ile.» Le coté paradoxal de cette raillerie a bien fait rire les lettrés du XIXe siècle. Mais aujourd’hui, quand un auteur comme Carl de Souza 1 affirme dans un entretien vidéo sur le site internet des archives d’Ile en Ile 2 que « Paris est une ile », cela devient plus sérieux, moins étrange, tout en remettant le concept d’ile en question. Là où les lecteurs du XIXe siècle ont vu une raillerie, aujourd’hui cela porte à redéfinir cette notion. L’ile, est-elle confinée dans un espace géographique ? Qu’en est-il de la
Par Webert Charles
littérature ? La littérature des iles est marquée par un ensemble de thèmes qui font penser à un déterminisme, faisant croire que l’écrivain insulaire est condamné à écrire son insularité ou son insularitude (Paul Comarmond). Pour des auteurs comme Shenaz Pastel, Alain Gordon-Gentil, Umar Timol (auteurs mauriciens) et Jean François Samlong (La réunion) l’ile a une certaine influence, parfois considérable sur l’œuvre littéraire. Cette littérature est imprégnée du goût de la mer, de la violence climatique, d’un métissage, d’une quête d’identité et de l’exil. Il est facile de remarquer chez un écrivain comme Louis-Philipe D’Alembert ou Georges Castera (Quoique refusant l’insularité) la présence voire l’omniprésence de la mer. Cette obsession de la mer, tous les écrivains ne l’ont pas res-sentie de la même manière. Chez Castera, la mer est une amante qui vient et revient toujours : «M’anvi wè lanmè rive/Tou chire nan pye vil yo » 3. Dans Bow, recueil de poèmes en créole, il affirme aimer une ville pour sa mer, préférant la baie de Port-au-Prince.
1 ) Carl de Souza, écrivain mauricien 2) Pour voir les entrevues complètes http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/ 3) Castera, Georges, Rèl, Miami, A Contre-courant, 1 995
Page 9
Cette obsession se fait plus présente chez D’Alembert qui affirme dans un entretien pour les mêmes archives 2 citées plus haut « Il existe dans mes textes une constante liée à l’insularité : la présence de l’eau ». Cette constante, on la retrouve dans L’autre face de la mer4 ainsi que dans Le crayon du bon dieu n’a pas de gomme5. Chez ces deux auteurs il s’agit d’une obsession élogieuse de la mer qui est différente chez un Emile Olivier par exemple qui, dans Passages6, affirme détester la mer, étant le lieu de départ de la colonisation, des crimes des conquérantsb Beaucoup d’écrivains des iles pensent que la mer est un thème majeur de cette littérature. C’est le cas du mauricien Barlen Pyamotoo, auteur de Bénarès (Prix du Roman Francophone, 2000) pour qui la mer est présente chez les auteurs insulaires. A coté de l’obsession de la mer, il y a aussi une violence climatique qui influence parfois les œuvres littéraires. Cette violence provient même de la formation brutale des iles (éruptions volcaniques) et de l’instabilité du climat. Les auteurs se sentent confronter à ce climat qu’il faut apprivoiser. Pour Monchaochis, poète et essayiste martiniquais, l’ile est toujours en désé-
quilibre. C’est «la danse des iles» 2, un espace précaire soumis à la fatalité. Suzanne Dracius en 2005 à coordonné une anthologie, Hurricanes, cris d’insularité dans laquelle apparaisssent des grandes figures de la littérature des iles comme Aimé Césaire, Jean Métellus, E. Pepin, pour dire toute la violence des iles. Une violence qui ne consiste pas à renier son caractère d’ilien mais qui tend vers une recherche d’i-dentité pour habiter ses par-celles de terres. La quête de l’identité et le métissage sont des thèmes importants dans la littérature insulaire. Ces thèmes, liés à l’histoire des peuples insulaires occupent une place majeure dans la littérature. Des écrivains comme Raharimanana et Suzanne Dracius pensent que l’ilien métissé est en quête de son identité, qu’il se cherche. Pour illustrer prenons comme exemple le roman L’autre qui danse7 de Suzanne Dracius. Rehvana, martiniquaise d’origine, installée en France, se lance à la recherche de son identité et de ses racines en Martinique. On trouve également cette quête dans La Belle amour humaine8 de Lyonel Trouillot qui raconte l’histoire d’Anaïse, venue en Haïti chercher une explication à la mort de son grand-père.
4) D’ALEMBERT, Louis –Philipe, L'Autre face de la mer. Paris: Stock 5) D’ALEMBERT, Louis-Philipe, Le crayon du bon dieu n’a pas de gomme, Paris : Stock 1 996 7) DRACIUS, Suzanne, L'autre qui danse. Seghers, 1 989 ; éditions du Rocher, 2007 8) TROUILLOT, Lyonel, La belle amour humaine. Arles: Actes Sud, 2011
Page 1 0
Ainsi, elle commencera à découvrir une partie cachée de son identité ou de sa famille. L’ilien est donc dans une perpétuelle quête de son identité. Confiné dans sa solitude ou dans son enferment, il rêve toujours de partir. A titre d’exemple, le personnage de Peterson dans le roman de Yanick Lahens, Guillaume et Nathalie9. Les auteurs ont tendance à concevoir l’insularité comme un enfermement, une solitude ou un désenclavement. Pour Frankétienne « tout être humain est enfermé dans une relative insularité » 2 et pour Maryse Condé « tout être humain est une ile » 2. Cette conception consiste à réduire l’insularité à une « ile mentale » 2 (Max Rippon) qui rejoint le paradoxe de départ. Si nous généralisons, Paris et Russie peuvent être des iles, s’ils sont habités par des insulaires. Dans cette relation, ce n’est pas l’ile qui crée l’insulaire mais elle devient ile étant habitée par des insulaires. Cela dit, l’acte d’écrire est un acte insulaire. L’ile, c’est cette prison 2 (Ananda Dévi) qu’habite l’être. Toutefois, l’insulaire veut toujours briser les barreaux de cette prison et s’enfuir. C’est là que le concept ex-ile de Gary Klang prend tout son sens. L’insulaire est traversé par l’envie de fuir son ile, de partir,
demeurant dans sa tête un peuple en transit. Cependant, si la littérature insulaire manifeste une certaine envie de fuir l’ile géographique, de refuser cette prison 2 qui l’enferme (Yusuf Kadel), la littérature occidentale quant à elle, a toujours vu l’ile comme une richesse. C’est la ruée vers l’or. On peut se contenter de citer des œuvres comme L’ile au trésor de R. L. Stevenson, L’ile mystérieuse de Jules Verne, Robinson Crusoe de Daniel Defoe et Vendredi ou les limbes du pacifique de Michel Tournier. L’ile est souvent vue comme un Eldorado, un paradis enchanteur pour la littérature occidentale, dans lequel les personnages souhaitent s’enrichir ou bâtir leur vie. L’ilien veut partir, l’étranger veut rester. Ce contraste est décrit dans le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du pacifique1 0. Robinson, anglais échoué sur l’ile qu’il baptise Esperenza, sauve la vie de Vendredi, ilien qui partira pour l’Angleterre abandonnant son maitre qui ne voulait pas partir. Vendredi part, Robinson reste. Ce roman résume le comportement de l’insulaire et de l’étranger, tous deux en quête d’un paradis artificiel. C'est ce sentiment d’ ex-ile qui traduit bien la littérature insulaire.
9) LAHENS, Yanick, Guillaume et Nathalie, Paris. Editions Lunes, 201 3 1 0) TOURNIER, Michel, Vendredi ou les limbes du pacifique. Paris : Gallimard, 1 967
Page 11
Malgré l’éloge d’une insularité faite par certains écrivains comme Dominique Batraville qui rêve de « mourir au bord d’une ile » 2, même cas de figure pour Shenaz Patel, Dany Laférière (L’ile-Livre 2), l’existence d’une littérature insulaire est contestée, parfois de manière radicale par des écrivains antillais et de l’océan indien. Il existe chez Georges Castera, Julienne Salvat, Rodney Saint Eloi, Lyonel Trouillot, un refus ou une peur du terme insularité, souvent associé à un colonialisme, une précarité, un misérabilisme ou à des groupes d’écrivains mis à part. Rodney Saint Eloi par exemple, refusant l’insularité plaide pour les insularités2, loin d’un enfermement, qui se voudrait un partage entre les iles. Cela reviendrait à se demander s’il existe une littérature insulaire ou des littératures insulaires ? C’est déjà là un autre débat.
Pour citer cet article : Webert CHARLES, " L'insularité vue par les écrivains insulaires", Revue Legs et Littérature, JanvJuin 201 3│ no 1 , pages 9-1 2
Page 1 2
Survol du roman australien de sa naissance à nos jours Né en NouvelleCalédonie, JeanFrançois Vernay est docteur ès Lettres. Il fonda Correspondances océaniennes, une revue culturelle postcoloniale qu’il dirigea pendant de nombreuses années. Il est notamment l’auteur de Panorama du roman australien des origines à nos jours (Hermann, 2009) et de Un Doux petit rêveur (Les 2 Encres, 2012) On proposera ici un découpage simplifié en cinq périodes historiques. Cet article donnera les grandes lignes de Panorama du roman australien des origines à nos jours (Paris: Hermann, 2009), ouvrage dans lequel l’étude de la littérature romanesque australienne est plus approfondie.
Les romans avant la Fédération (1 831 -1 900) La période coloniale (1 788-1 874) est une époque faste d’écrits factuels
Par Jean François Vernay en tous genres (mémoires, chroniques, annales, lettres, journaux intimes, comptes-rendus) pendant laquelle les colons ont tenté de cerner la géographie australienne et de décrire les conditions de vie au sein de la colonie pénitentiaire. Les voyageurs, fonctionnaires et émigrants abreuvèrent le centre impérial de descriptions circonstanciées sur l’Australie et ses populations. Les auteurs australiens, afin d'être crédibles et lus, devaient rester fidèles aux canons littéraires imposés par le centre impérial, au risque de passer pour des épigones qui écrivirent « à la manière de ». Les écrivains coloniaux ont, dans un premier temps, écrit pour un lectorat britannique friand des découvertes que l’on pouvait faire aux Antipodes. Les récits – dans le regard d’expatriés tels que Henry Savery, Marcus Clarke, Henry Kingsley, et Henry Kendall – relataient donc les spécificités de la faune et la flore endogènes, le cadre exotique du bush australien, Page 1 3
les conditions de vie des forçats et, plus tard à partir des années 1 850, les aventures palpitantes des chercheurs d’or. La veine picaresque et le roman d’aventures, comme le Ralph Rashleigh (achevé vers 1 845-50) de James Tucker, remportaient un franc succès. Autre genre très prisé, le roman sentimental colonial inauguré par Henry Kingsley avec The Recollections of Geoffrey Hamlyn (1 859) ; repris par Rolf Boldrewood dans Robbery Under Arms (1 888) et par Madame Praed. Empreints de naïveté, ces romans ont planté les jalons pour le réalisme dés écrivains du Bulletin. La littérature pénitentiaire fit un début remarqué par la mise en exergue du thème carcéral avec tous les maux qui en découlèrent comme les difficultés d'intégration dans un univers coercitif et limitatif. Si Quintus Servinton fut le premier du genre, For the Term of His Natural Life (1 870-2) de Marcus Clarke s’inscrivit dans cette lignée. Ces œuvres posèrent les jalons pour l'émergence d'une conscience nationale qui prit corps avec le cercle des « bohémiens du Bulletin » (1 875-1 900). Il a donc fallu attendre la fin du dixneuvième siècle pour que la littérature australienne cesse d’être considérée comme une annexe de la littérature britannique et trouve
sa place sur la scène internationale. Après une génération d’écrivains expatriés, s'ensuivit une génération de natifs d'Australie qui ont contribué à l'émergence d'une conscience nationale. Contre-coup de l'assujettissement colonial, ce nationalisme exacerbé s’exhiba comme un « retour du balancier », pour reprendre l’heureuse formule de AA. Phillips. Ce mouvement, il faut l’avouer, fut encouragé par les pressions exercées pour la mise en place d’une fédération. Le 31 janvier 1 880 marqua un tournant décisif dans l’édition avec la création du Bulletin (Sydney) par J.F. Archibald et John Haynes. Cet hebdomadaire critique cherchant à promouvoir les écrivains australiens, fit appel aux talents de romanciers comme Norman Lindsay, Kylie Tennant et Joseph Furphy (alias, Tom Colins), et de la romancière Miles Franklin. Les écrits s’articulent autour de trois grands axes : la description du cadre urbain, la ville contrastant avec l’arrière-pays (le fameux bush), et la vie dans l’arrière-pays. Il a été reproché que toutes ces histoires, par leur exploitation du réalisme, leur cadre agreste et leurs personnages nomades, manquaient singulièrement d’originalité. Page 1 4
En grande majorité, les écrits de cette époque sont plutôt d’inspiration politique et porteurs de l’espoir d’un pays équitable.
De la Fédération à la Seconde Guerre mondiale (1 901 -1 944) Dans la tradition du romanfeuilleton publié dans les revues et journaux littéraires, un bon nombre des romans de la première moitié du vingtième siècle, forts de leurs succès, connurent des suites, comme The Fortunes of Richard Mahony (1 91 7-29) initialement publié en trois tomes. De 1 928 à 1 956, Miles Franklin profita du mieux qu’elle put de la loi des séries en publiant sous le pseudonyme de « Brent of Bin Bin» une heptalogie qui reprend l’esprit pionnier si prégnant dans All That Swagger (1 936), le roman que les lecteurs retiendront. À l’aube du siècle, certaines romancières cachèrent leur identité sexuelle sous des pseudonymes masculins afin d’être mieux acceptées du lectorat australien : Marjorie Barnard et Flora Eldershaw signaient leur romans co-écrits M. Barnard Eldershaw, Ethel Robertson se dissimula derrière Henry Handel Richardson, Miles Franklin ou Brent of Bin Bin n’étaient autres que Stella Franklin, Jeannie Gunn emprunta le
nom de son époux Aeneas Gunn pour signer son roman We of the Never-Never (1 908), Doris Kerr écrivait sous la plume de Capel Boake, ou encore Ethel Lyttleton écrivit sous le nom de G.B. Lancaster. Une bonne partie des succès d'édition des années 1 91 0-40 concerne les romans historiques et ceux qui tentent de dépeindre la réalité du pays par le biais de la fiction : la ruée vers l'or en Victoria que raconte Richardson dans The Fortunes of Richard Mahony (1 930); Working Bullocks (1 926) de Katherine S. Prichard traite de la récolte du bois en Australie Occidentale ; Vance Palmer dans The Passage (1 930) dépeint la vie d'un village de pêcheurs sur la côte du Queensland ; Miles Franklin s’intéresse dans Old Blastus Bandicoot (1 931 ) à l'époque des pionniers en Nouvelle-Galles du Sud, tandis qu’Eleanor Dark retrace l'établissement des premiers immigrants à Sydney dans The Timeless Land (1 941 ). Cette historicité des récits sert plusieurs causes : elle permet de bâtir un socle de valeurs nationalistes, de produire un autre destin que celui qui est consigné dans les livres d’histoire, de gloser son époque, ou d’exorciser le traumatisme de l’époque coloniale. Page 1 5
À cette époque, l’Australie subit le contrecoup économique de la Grande Guerre et de la Grande Crise des années 30 qui ont quelque peu relégué les activités culturelles au second plan. Cette période de stagnation incita quelques romanciers comme Christina Stead, Martin Boyd, Patrick White et Randolph Stow à s'expatrier.
L’avant-gardisme : la manipulation des représentations de la réalité. (1 945-1 964) Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la société australienne en pleine expansion, aux préoccupations pour l’essentiel matérialistes et pragmatistes, engendra des récits de facture réaliste produits par le regroupement des écrivains réalistes (The Realist Writers Groups). La littérature d’après-guerre se définit comme un espace d’expression libre, comme une libération de la parole et des idées. Aussi les écrivains ont-ils cherché à explorer de nouveaux genres et courants d’idées (le roman à sensation, le courant avant-garde) et approfondir certains thèmes traités jusque-là sur un mode anecdotique (le thème de l’urbain, par exemple). Afin de se libérer de leur
complexe culturel qui bridait la création artistique, les écrivains australiens rejetèrent les modèles imposés et laissèrent libre cours à leur imagination diffluente et prolifique. Les écrits sophistiqués résistèrent à la popularisation grandissante de la littérature australienne. La paralittérature a vu grossir les rangs de son lectorat à vue d’œil dans les années 1 950. Le roman à sensation (pulp fiction) australien est né de l’embargo gouvernemental sur les magazines à sensation américains. C’était, selon Toni Johnson-Woods, «l’ère du roman stéréotypé». Dans les années 60, la production littéraire se divise en deux : les écrits intellectuels et les récits populaires. Certains auteurs comme Thomas Keneally jouaient sur les deux tableaux. Il est à noter que la littérature australienne prend une place d’honneur dans l’édition puisque l’éditeur Penguin publia ses premiers titres de la littérature australienne en 1 963. Patrick White qui s’insurgeait à la fin des années 1 950 contre le réalisme monotone donna de l’élan au modernisme avec ses premiers romans. En recevant le Prix Nobel en 1 973 lors de la publication de The Eye of the Storm, il incarne la consécration mondiale de la littérature australienne. Page 1 6
La littérature des minorités dans l’ère cosmopolite. (1 965-1 980) Dans un contexte propice aux avancées sociales, les minorités de toutes sortes tentèrent de faire du roman un espace d’expression privilégié dans lequel leur militantisme s’épanouirait au détriment d’un nationalisme unifié. En pleine émergence dans les années 1 960, la littérature aborigène se distingue par des préoccupations qui lui sont propres. Alors que la mouvance générale de la littérature australienne reflétait encore un certain lien à l’Angleterre, les auteurs aborigènes cultivaient une « esthétique de la résistance » (Jean-Marc Moura) par la mise en valeur du concept d'aboriginalité. Le premier roman aborigène vit le jour en 1 978 avec Karobran : The Story of an Aboriginal Girl, de Monica Clare. D’autres grands noms se sont ajoutés comme Archie Weller (dont l’identité fut contestée), Alexis Wright, ainsi que les autobiographes comme Sally Morgan ou Elsie Roughsey. Dès les années 1 970, l’Australie s’est tournée vers l'Asie et le Pacifique, donnant ainsi naissance au « récit austrasiatique » dont Christopher Koch fut le précurseur avec la publication de Across the Sea Wall (1 965). Koch
montrera que l'Asie a bien mieux à offrir qu'un lieu de transit pour les jeunes Australiens en partance pour l'Europe. The Year of Living Dangerously (1 978), son troisième roman, inspira ses contemporains comme Robert Drewe qui publia A Cry in the Jungle Bar (1 979) ou Blanche d'Alpuget avec Monkeys in the Dark (1 980). Dans cette ère multiculturelle, les écrivains de l’immigration avaient à cœur de relater leur condition humaine : l’expérience du déracinement, le périple, le choc des cultures, l’intégration, entre autres. Parmi les romanciers immigrés, on peut citer le Russe Judah Waten, la Greco-Roumaine Antigone Kefalá, l’AustroiItalien Pino Bosi et le Chinois Brian Castro. On s’aperçut dans les années 1 970 que l’écriture féminine pouvait être une entreprise florissante et prospère, comme ont pu le constater Thea Astley, Shirley Hazzard, Elizabeth Jolley, Helen Garner, etc. À l’origine, ces femmes écrivains se cantonnèrent à des thèmes bien spécifiques : les relations de couple, l’identité féminine, la famille, les traumatismes de l’enfance... Dans l’ensemble, elles portaient un regard acerbe sur la société qu’elles tentaient de pondérer en évoquant le sujet de l’amour. Page 1 7
Dans les années 70, l’assouplissement des lois sur la censure a permis plus d’audace chez les auteurs qui souhaitaient aborder le thème de la sexualité. Désormais, un souffle libertaire balayait le panorama littéraire et ouvrait de nouvelles perspectives : la littérature érotique allait prendre de l’ampleur.
Le postmodernisme et les nouvelles tendances. (1 981 2005) Les années 80 étaient fécondes pour les femmes écrivains qui bénéficièrent d’une attention toute particulière de la part des éditeurs comme des lecteurs. Dans les livres de Margaret Coombs, Anne Derwent, et de Kate Grenville, la femme fait souvent l’objet de la prédation masculine, une tendance que cherchera à renverser la littérature dite « grunge » qui met en scène des protagonistes citadins en proie au spleen ou au nihilisme, citadins qui tentent de combler la vacuité de leurs existences avec les narcoses que leur procurent la drogue, l’alcool, la musique et les rapports sexuels. La majorité de ces œuvres sont des premiers romans écrits dans la dernière décennie du vingtième siècle, à l’exception de Monkey Grip (1 977) de Helen Garner qui
fait figure de pionnière. Praise (1 992), de Andrew McGahan relança cette veine qu’il consolida trois ans plus tard avec 1 988 (1 995). Dans Loaded (1 995), Christos Tsiolkas transposera cet univers à la communauté homosexuelle. Contrairement à la littérature dite « grunge », la littérature utopique ne mettra pas l’accent sur les rapports sexuels puisque le point de mire n’est pas l’individu mais la com-munauté. Dans un monde de plus en plus incertain, il semble presque naturel de voir la résurgence du mode utopique dans les années 1 980 avec The Plains (1 982) de Gerald Murnane, un roman assez contemplatif qui fait la part belle à la tradition instaurée par Thomas More en 1 51 6. Parce que les terres inexplorées se font de plus en plus rares, les utopies contemporaines sont établies dans des géographies imaginaires et dans des lieux réalistes qui appartiennent à une période révolue, ou uchronique comme dans The Plains. Cette période voit aussi le triomphe des petits faits vrais avec l’efflorescence du roman historique et du récit de vie. Pour ce qui est du roman historique, deux événements d’importance ont marqué des générations d’Australiens : Page 1 8
le système pénitentiaire responsable d’une colonisation établie dans la douleur et la violence et la Seconde guerre mondiale hantée par la menace japonaise. Mais ce sont les origines de l’Australie qui ont retenu l’attention des romanciers comme Colin Johnson, David Malouf (Remembering Babylon, 1 993), Peter Carey (Jack Maggs, 1 997), Christopher Koch (Out of Ireland, 1 999) Richard Flanagan (Gould’s Book of Fish, 2001 ), ou Kate Grenville (The Secret River, 2005) qui s’approprièrent ces épisodes de la colonisation selon leurs sensibilités respectives. Doctor Wooreddy’s Prescription For Enduring The Ending of The World (1 983) de Colin Johnson n’est pas le seul roman à vouloir corriger ou dénoncer une version officialisée de l’histoire australienne. Benang (1 999), de Kim Scott, raconte comment l’identité de la communauté aborigène s’estompe sous l’effet de la politique assimilationniste et des mensonges canonisés d’une histoire qui donne le beau rôle aux allogènes. La dénonciation de l’injustice commise au nom de la doctrine dite Terra nullius ne s’est pas faite que par le truchement du roman historique. Les voix se firent davantage entendre du côté de l’autobiographie aborigène pour
dénoncer l’assimilation au cœur de la société blanche australienne mise en place au sortir des années 30 et la génération des enfants volés. La gageure a consisté, pour la majorité de ces femmes écrivains aborigènes de tradition orale, en un travail de mise en forme de l’histoire pour coller aux exigences du récit publié dans la tradition occidentale. Cette mise en forme est soit personnelle (c’est le cas de Sally Morgan avec My Place, 1 987), soit le fruit d’un travail de transcription : le Mum Shirl (1 987) de Shirley Smith fut en grande partie rédigé par Roberta Sykes. Le roman historique puisa son inspiration dans les mythes nationaux comme Ned Kelly pour valoriser le passé. Parmi ceux qui perpétuèrent la tradition littéraire de la filouterie instituée à l’époque coloniale, nous retiendrons Jean Bedford (Sister Kate, 1 982), Bertram Chandler (Kelly Country, 1 983), Robert Drewe (Our Sunshine, 1 991 ) et Peter Carey (The True History of the Kelly Gang, 2000). Si ces auteurs s’attachaient à consigner les faits et méfaits historiques de l’Australie, d’autres comme Thomas Keneally se sentirent plus à l’aise avec les tragédies à l’échelle mondiale, à l’instar de l’Holocauste relatée dans La Liste de Schindler (1 982). Page 1 9
Depuis la supercherie littéraire «Ern Malley» en 1 944 qui discrédita les poètes adeptes du modernisme, le monde de l’édition australien connut une longue période d’accalmie avant que la tempête se lève à nouveau dans les années 1 990 et fasse éclater toute une série de scandales qui mirent au goût du jour des débats sur l’identité des auteurs. Dans une longue lignée de litiges identitaires, on apprit que Marlo Morgan, auteur de Mutant Message Down Under (1 994) n’était pas plus aborigène que Banumbir Wongar, de son vrai nom Streten Bozic, ou la soi-disant jeune romancière Wanda Koolmatrie qui n’était autre que Léon Carmen, un Européen quadragénaire. Enfin, Colin Johnson qui se rebaptisa Mudrooroo devint un brandon de discorde pour la critique universitaire suite aux soupçons qui ont pesé en 1 996 sur sa filiation aborigène. L'affaire Helen Demidenko qui vit le jour après la publication de The Hand That Signed the Paper (1 994), révéla que l'auteur n'était pas la fille d'un immigré ukrainien, contrairement à ses revendications. De l’aveu général, la littérature australienne semble traverser à l’heure actuelle une période de crise qui produit une génération de
romanciers entre anomie et «espérectomie» (« ablation de l’espoir », selon le mot de Salman Rushdie). Les auteurs de littérature grunge incarnent cette génération désenchantée, mais d’autres romanciers – comme A L McCann avec son Bildungsroman de facture réaliste, Subtopia (2005) – ne semblent pas être épargnés. Pour parachever ce survol, je dois avouer que j’ai souvent suscité l’étonnement, voire l’incrédulité, chez mes interlocuteurs lorsque j’évoquais mes recherches sur la littérature australienne. La raison est simple : les gens semblent méconnaître son existence. J’espère que Panorama du roman australien des origines à nos jours aura comblé cette lacune et permis à une majorité de lecteurs de se plonger dans une littérature postcoloniale qui, notamment depuis les années 80, ne bourgeonne plus. Vert et vigoureux, le roman australien prospère si bien en sol nouveau qu’il est en pleine efflorescence.
Page 20
Pour approfondir :
Jean François Vernay, Panorama du roman australien de sa naissance à nos jours, (Paris: Hermann, 2009)
Pour citer cet article : Jean François Vernay, "Survol du roman australien de sa naissance à nos jours", Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 1 3-21
Crédit photo :
© Eric Dell'Erba
Page 21
La Poésie dominicaine actuelle de 1 981 à 2011
Transgression et tradition
Par Basilio Belliard *
Né à Moca en République Dominicaine. Il a fait des études en philosophie et en lettres à l’Universidad Autónoma de Santo Domingo où il enseigne et des études de littérature Hispanoaméricaine à New Mexico State University. Directeur de Gestion littéraire au ministère de la culture en République Dominicaine, il est éditeur, poète, auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages, parmi lesquels Sueño escrito, qui a reçu le prix Nacional de poesia en 2002, Balada del ermitaño y otros poemas. Jusqu'à la génération 80, la poésie dominicaine a été une poésie qui valorisait la tradition. La promotion actuelle, en retour, s’abreuve de la rue, de l’oralité : elle témoigne le langage familier du présent et ironise avec autorité.
I. De la poétique de la pensée à la poétique du cynisme. Trente années de poésie. La poésie est dans le monde et dans la nature; et le poète est le copiste qui retourne la parole de la tribu à la nature, en un enlèvement mimétique. La poésie oscille, donc, d’un cœur ailé à une mentalité incandescente, en une lecture d’un présent qui se dissémine dans leurs velléité et virtualité. Tradition et langage quotidien, ordre et chaos, le livresque et la rue, de l’ironie à la tradition en contrepoint à ce qui est établi, la poésie du Nouveau Siècle accuse les reliefs de l’évasion rebelle et de la transgression cynique. Plongée dans les lieux communs de la récupération du ton de la Beat génération et de celui du Néotestimonial, cette poésie dominicaine flambant neuve récuse la tradition des poètes des années 1 980, comme la génération de 60 a récusé la tradition de la postguerre. Page 22
Dans son livre, ‘‘ La poésie dominicaine revisitée’’ **, l’essayiste portoricain, Pedro Granados l’a souligné en ces termes : ‘’b la poésie actuelle de la République Dominicaine exhibe une fascinante hétérogénéité et un intérêt envieux dans tout l’espace latino’’. Se référant à Homero Pumarol et aux poètes des années 2000, il abonde dans un sens contraire pour dire qu’‘‘ils’’ cultivent le degré zéro des théories’’. Autrement dit, ils envahissent la théorie et la recherche pour assumer le compromis avec la création pure. Ce désintérêt pour ce qui est intellectuel se résume dans une passion pour capter le langage du parler urbain, nocturne et diurne et percevoir la respiration de la ville dans ses avatars et sa tragédie quotidienne. Dans un essai 1 au supplément de la Bibliothèque du Listin Diaro publié entre le 25 juillet et le 1 er aout 2001 , Granados soutient que, et je cite, "d’un côté, la poésie dominicaine est très sérieuse ; d’un autre, incluse quand elle prétend d’être spontanée- orale et érotique- est cultuelle et appelle irrémédiablement au canon’’. Dans Caserne Babylone, Pumarol fait office de pont entre les générations 90 et 2000 : 1 ) La poésie qui viendra. Nouvelle Poésie dominicaine
Le garçon de Gazcue qui marche soûl Dans la zone universitaire à trois heures du matin Aussitôt il est attaqué par quelques policiers Pour la simple raison qu’il marche soûl Dans la zone universitaire de Gazcue à trois heures du matin. Le garçon à qui seulement on enlève Cinquante pesos dans l’une de ses poches, Une portefeuille vide, cigarettes, quelques clefs et un briquet Le garçon qui ne rencontrait personne Pour lui ramener chez lui Décida de retourner en marchant Même si le chemin est long et obscur, Parce que malgré tout la ville Des deux côtés est large et obscure Et parce que malgré tout il aime Tituber seule dans l’obscurité] De son côté, le poète, narrateur et essayiste Manuel García Cartagena définit avec beaucoup de précision ces jeunes poètes dans son essai Pour une poésie sans frontière lu dans l’acte inaugural du festival 2009 poètes par km2, le 8 octobre 2009, au Centre Culturel de España à Santo Domingo.
Page 23
En termes générales, dans la poésie de Báez, Pumarol, Dicent et Rita Indiana, l’écriture anglaise ne se limite pas à un simple juxtaposition de vers comme le font d'autres d’autres poètes dans leur langue originale. Le mélange des codes ainsi que l’emploi de plusieurs registres de langue, la constante référence à la musique populaire et au geste conversationnel, caractéristique des poètes urbains, tendent à dessiner en ces poètes des traits distincts de la dimension communicative où ils se trouvent pour produire une série de textes qui s’apparentent formellement aux ‘ ’raps’’ et aux regaetones qui sont issus des ghettos latino nord-américains. Et Carcia Cartagena continue dans la même veine pour préciser que : ‘‘ Dans des cas particuliers de Rita Indiana et Pumarol, cette stratégie d’écriture acquiert une tournure ouvertement provocatrice, par l’apparence naïve avec laquelle les deux poètes dans leurs poèmes qui, parfois reflètent la structure des valeurs socioculturelles propres aux ‘’jevitos’’, et les autres fois ils paraissent ancrés dans les caves du sous-monde marginal, en une facticité gestuelle qui n’est pas exempte d’une certaine arrogance ludique. De ce fait, nombre des premiers poèmes de Rita Indiana paraissent avoir été conçus pour
être chantés avant d’être lus, comme vient le confirmer la décision de l’auteur de La stratégie de Chochueca de faire une carrière comme vocaliste du groupe Les Mystères ‘’. Ces jeunes poètes nés entre, approximativement, 1 971 et 1 981 , font usage d’un jargon familier qui fonctionne comme stratégie compétitive du poème, et qui se déplace entre la poésie et la musique, le cinéma et le théâtre, les arts plastiques et la vidéo, en une chance de re-sémantisation thématique, ou en une franche appellation réitérative à utiliser des vocables, phrases et titres en anglais. Homerol Pumerol retourne en nous situant dans le contexte du mal-être urbain, et nous offre une vision du présent, du monde technologique et matériel, dans son dernier recueil de poèmes –Hugo de China-, même si inédit. Quand on te pointe un colt 45 à la tête A 4 heures du matin dans la zone coloniale La première perdante est l’ivrogne. Cet argent bien investi Depuis sept heures du soir Dans le moins douloureux des cas dans la bière, Se volatilise aussitôt que le canon froid Touche la première fois ta tempe.
Page 24
Les cigarettes importent peu, Mais c’est gênant de confirmer que tous les criminels fument []]
Autant que Franck Baéz prolonge l’imaginaire poétique de Pumerol, de manière ironique aussi, dans son livre Cartes postales et accuse des lisérés d’une poésie nue, décharnée, dépourvue de métaphores, avec un ton narratif et des vers vertigineux. Il n’est plus question de métaphores, pierre angulaire de l’architecture du poème. Par contre, ils construisent une œuvre perfor-mante, écrite pour être écoutée que pour être lue, et reflète le drame social urbain, la violence citadine. Une poésie autobiographique avec des autoportraits, dépourvue de rhétorique, des artifices syntaxiques et tropes, qui a pour leitmotiv une oralité remplie d’humeur noire créant un style nouveau et frais, idéal pour la récitation à voix haute. La fin du monde arrivait dans mon quartier Sans que personne n’y porte attention. Mes parents attendaient Le bulletin spécial du CNN. Les liquorstores et les cyberscafés Continuaient à ouvrir leurs portes
assez tard. Personne ne comprenait les signes. Même la femme qui a vu la silhouette de la vierge Altagracia Dans la vitre avant de son jeep En direction du car wash pour le laver. Motels et Bingos étaient pleins à craquer. Les évangéliques avec leurs pamphlets Avaient annoncé tant la fin S’en allaient tôt au lit. Ils n’ont pas non plus coupé l’eau ni l’électricité Non plus ils n’ont coupé l’eau et l’électricité. Personne n’a vu les étoiles tombées du ciel.
Le poète et essayiste Fernando Cabrera, dans son prologue dans la sélection de poésie dominicaine pour la revue mexicaine Blanco Movil, définit la situation d’une légion de poètes les plus récents en stipulant qu’avec le nouveau millénaire assistons nous à une rafraichissante ré-insurrection Beat. Une légion de poètes tout frais est née à partir des années 1 960 concevant une poésie de rue – coïncidant au Dereckwalcott- du rap, du hip hop, du bachata et du reggaeton. Page 25
Porteurs d’un discours explicite, agressif en des occasions, faisant appel à l’oralité, à la performance, aux personnages, et aux symboles populaires et se concentrant à relater la réalité telle quelle, sans maquillage. Au même titre que Charles Bakowski, ils se fâchent contre les modèles moraux et religieux, nient la syntaxe, la grammaire et toute thématique sélective, en préférant les expériences épidermiques et sensorielles. Leurs phrases, marquées par des accents acculés et acculants, à n’importe quel prix ; se fortifient ou se déstabilisent dans les expressions modèles, dans les anglicismes ou bien dans un spanglish inévitable. Misés sur une poésie théâtrale, exprimée de façon viscérale (exemple, chantant, pleurnichant, pleurant des vers, en procurant- conscient ou pas- des empathies émotives). Aussi Allen Ginsberg, au récital de 1 955, a produit, avec son poème «How» un discours transgressif qui n’est pas toutefois nouveau mais lié aux possibilités expressives ayant été déjà exploitées par les poètes de l’après-guerre incluant la génération des années 1 980. Les voix émergeantes ont apporté l’hyperréalisme avec une grande radicalisation linguistique se recou-
rant toujours aux ressources de confrontation (moquerie, ironie, humeur) et l’incorporation de modèles d’expériences marginales, propres au temps présent. Les ré-insurrections Beat, les nouveaux antipoètes, comme par exemple Homero Pumarol, Juan Dicent, Rita Indiana Hernandez, Adriana Vasquez, Frank Baez, et Rosa Silverio), avec leur dissidence appellent à une catharsis émotionnelle. Ils n’ont pas peur de prendre le risque de vulgarité ou d’immortalité, au contraire, ils valident le scandale comme stratégie par l’intermédiaire de la préoccupation des monstruosités quotidiennes pour contrecarrer la violence, la décadence et le nonsens qui habite aujourd’hui les aires urbains. Cependant Manuel Garcia Cartagena, continuant dans la même ligne réfléchie et argumentative, étudie le phénomène qui se produit chez ces poètes. Cependant, parmi les poètes des années 1 990, comme Homero Pumarol, Frank Baez, Rita Indiana Hernandez et Juan Dicent, la structure même du poème produit des effets rythmiques (par le moyen des onomatopées, rimes internes, ect.) dans la composition des textes. Page 26
Résultat révélateur qui est précisément dans les textes de ces poètes où la stratégie des codeswitching, c’est-à-dire, l’échange de codes linguistiques, commence à acquérir de grandes visées de systématisation dans la poésie dominicaine. Il importe de mentionner en passant le fait que Baez et Pumarol viennent de développer un intéressant labeur d’intégration entre musique et poésie par le projet qu’ils appellent ‘’ El Hombrecito’’. Chez Rosa Silverio, poète et narratrice Santiaguera nous avons un ton semblable, mais avec un sens plus autodestructif, désespéré, des vers durs, provocateurs, en clef mélancolique, pessimiste et emportement, avec aussi une vocation plus lyrique où l’on écoute les échos de Sylvia Plath ou d’Alejandra Pizarnik comme on peut lire dans ce poème extrait de son livre Arme mortelle ayant reçu le prix national de poésie 201 0 : Ma tristesse est mienne, unique, égoïste, je ne veux la partager à personne et je ne rend personne responsable d’elle. C’est un lézard qui me regarde au toit je vois sa queue longue et ses pattes minuscules, ses yeux qui me regardent de nulle part,
sa sérénité obscure et millénaire. Ma tristesse est une chose d’un moment, de quelque jours, d’un mois, d’un temps secret et solitaire, donc, quand tout le monde me voit sourire je berce encore ce sentiment subtil et délicat qui s’étire comme le cou d’un cygne. Ma tristesse est une vague.
La révolution dans le langage poétique est l’expression d’un individualisme hédoniste, ironique et cynique qui se légitime en une aptitude poétique et esthétique : prédominance d’une volonté d’un temps futur qui se dissipe dans la transcendance du présent instantané. La notion du futur ne s’identifie pas avec le progrès ni avec l’utopie sinon qu’avec le vide. Opacité et vacuité viennent remplacer l’idéologie des masses, l’avenir social et la transformation révolutionnaire, au nom du héros et du sujet individuel. Ces signes pénétraient la fin du siècle. ‘’Orphelin de transcendance, décentrés et désenchantés, les écrivains et les artistes regardent à leur côté, mais ils écoutent seulement les battements de leur propre subjec-tivité’’, a écrit, sagement Soledad Alvarez. Page 27
II. Narratif et fragmentation. Deux lignes expressives conforment la poésie des trente dernières années : ‘’L’esthétique du fragment’’ et la poésie narrative’’, pour le dire avec les mots de l’essayiste et poète péruvien Eduardo Milan. La fragmentation de la masse poétique incarne l’esprit de l’époque, donc de l’effondrement, de la faillite des grands ‘’discours totalisateurs’’ ou des ‘’grands récits’’ -comme dirait Jean Francois Lyotard- et qui s’exprime dans la disparition des poèmes étendus de longue haleine, typiques de la tradition hispano-américaine, comme Trilce, Pierre du soleil, Altazor, Altitudes de Machu Picchu, ou dans notre tradition poétique : Vlia, il y a un pays dans le monde, Cercle, Rose de terre ou Compère Mon. La narrative s’est imposée comme une nécessité historique qui coïncide avec la thèse de ‘’ fin de l’histoire’’ de Francis Fukuyama, ou avec la clôture des ‘’grands récits’’, cette fin des utopies et spécialement, de l’utopie socialiste. La mort de la représentation discursive et de l’idéologie légitimisée à sa pierre de touche, c’est ce que Lypovesky appelait
‘’L’air du vide’’. La fin des avant-gardes dont le fondement réside dans l’expérience, coïncide avec la lutte entre le fragment et le narratif. Le versant du fragment –celui qu’on chante- et le versant narratif –celui qu’on raconte- légitime un discours poétique qui se transforme en luimême, à contre-courant de l’histoire, puis il met en crise non le passé éternel, sinon le présent continu en d’autres termes. Non l’ailleurs, mais l’ici. Avec l’irruption du narratif dans le poème, la poésie atteint l’idéal de la prose et suppose la mort du lyrisme, caractéristique héritée de la tradition dans l’histoire de la poésie occidentale qui vient donner raison à Marcel Proust quand celui-ci, dans sa poésie narrative de ‘’ A la recherche du temps perdu’’, prétendait mettre en compétition la prose en vers. Ainsi, il polirait la phrase, jusqu'à ce qu’elle sonne bien à l’oreille. Une façon pour démolir le vers, lequel avait une histoire très ancienne, une longue tradition, une dignité splendide et un grand prestige.
Page 28
Le coup le plus puissant donné à la tradition lyrique en Amérique Latine fut exécuté par le mouvement néobaroque del rio de la plata dans les décennies 1 990 ayant entre autres à sa tête le brésilien Nestor Perlongher et les uruguayens Eduardo Espina et Roberto Echavarren dont l’expression caribéenne a un dieu tutélaire : José Lezama Lima ; une boite de résonance : le siècle d’or espagnol et un dieu baroque au cono sur (Cône Sud): Oliverio Girondo. Et peut-être un précurseur orthodoxe : Gerardo Deniz au Mexique. Ce versant néobaroque est miné par l’artifice rhétorique du jeu de mots, de l’humour, de déformation syntaxique et la manipulation verbale qui met en échec les lecteurs non avisés. De cette poétique, les héritiers sont Leon Felix Batista avec l’ensemble de son œuvre et Plinio Chahin avec ses derniers livres Narration d’un corps, Ragazza incognito et envoûtement de l’hybris. En con-trepoint avec ce versant, là est toute l’œuvre poétique de Tomas Castro murie par l’antipoésie de Nicanor Parza et la poésie con-versationnelle et épigrammaire de Ernesto ou la ‘’poétique de la pensée’’, réfléchie et ontologique de José Marmol, Plinio Chahin, Medarserrata, Dionisio de Jesus, Cesar Zapata, entre autres. Cette quête d’un
sens primaire et occulte à travers du jeu linguistique, génère une exploration dans le ton, la diction et le rythme poé-tique, et c’est ce qu’ont fait Chahin et Batista qui ont, dans notre tradition, leurs références chez Vigil Diaz, Zacarias Espinal, Manuel Rueda, Alexis Gomez Rosa, Enrique Eusebio, Luis Manuel Ledesma, Pedro Pablo Fernandez et Cayo Claudio Espinal. Même si la génération 1 980 a eu sa genèse dans la formation de groupe de création et développé en atelier littéraire dénommé César Vallejo, en 1 979, rattaché à la direction de diffusion artistique et culturelle de l’université Autonome de Santo Domingo que dirigea le poète d’après guerre, Mateo Morrison, mais il y avait d’autres poètes aussi qui y faisaient partie et qui partageait la même vision esthétique et poétique du dit atelier. Ses membres les plus distingués, à mon avis, sont José Marmol, Plinio Chahin, Cesar Zapata, Dionisio de Jesus, MedarSerrata, Manuel Garcia Cartagena (GC Manuel), Juan Manuel Sepluveda, Jose Alejandro, Pena, Victor Bido, Rafael Hilario Medina, Marianela Medrano, Miriam Ventura, Martha Perdomo, Irene Santos, Sally Rodriguez entre autres, membres ou non de l’atelier César Vallejo. Page 29
III. Quêtes personnelles et destins individuels Même si avec Ruben Dario s’interrompt en Amérique Latine l’emprise du narratif sur la poésie, en République Dominicaine, le poids relatif de l’influence des avantgardes historiques pèse fortement sur notre tradition poétique. Même si les avant-gardes esthétiques agissent comme ressorts de désintégration, ils représentent des mécanismes de cohésion autour d’une poétique consciente. Les signes qu’accuse la poésie du nouveau siècle représentent une négation ou une rupture en ce qui concerne le concept générationnel qui est le propre d’une génération et non un mouvement. Ils symbolisent des destins et des quêtes individuelles. Ils se trouvent dos à dos à notre tradition et face à face aux airs de post-modernisme venant dehors, assumant une poétique individuelle, dispersée et cynique. Ils réclament un non-lieu, un vide de la tradition dont son empreinte d’identité est déconcentrée sans une filiation hégémonique. Daria ouvrit ce pont aux avantgardes avec le Modernisme au crépuscule du XIXème siècle mais sans nier la tradition historique et culturelle. C’est pourquoi chez le
poète Nica, auteur de Azul résonnent les échos du substrat autochtone, hispanique et grécolatine. ‘’ S’il y a poésie dans notre Amérique, elle est dans les choses anciennes’’, dit le père du Modernisme, ce grand libérateur du continent, comme Borges le baptisait. L’histoire poétique Dominicaine se fonde dans le regard aux avantgardistes européens et à leurs mouvements poétiques. Jusqu'à la génération 80, la nôtre est une poésie qui valorisait la tradition. La promotion actuelle, en retour, s’abreuve de la rue, du discours oral, s’approprie le langage familier du présent et ironise avec autorité. Cependant, il y a un divorce avec la tradition hispanique et occidentale où se répercutent, plutôt, les tambours lyriques de la poésie du nord-américaine en une thématisation quotidienne et quelques dérives en provenance de la ‘’ antipoesia’’ de Nicanor Parra. Ce solipsisme qui s’exprime dans un cynisme à la tradition, à l’ordre juridique-politico-culturelle et au pouvoir a pour corollaire l’au-tisme poétique qui se manifeste en une écriture néo-testimoniale, revendication du discours de la marginalisation, de la barbarie quotidienne et du vertige de la modernité. Page 30
IV. Postface transitoire. La quête poétique de l’absolu fut une impérative de l’esprit romantique visant jusqu'à atteindre la révélation orphique avec les symbolistes et déboucher sur la résolution des conflits du monde onirique aux conflits du monde des surréalistes. Ainsi, donc, la téléologie des poètes modernes a toujours regar-dé le point Oméga de l’utopie, de génération en génération, après avoir trouvé le sens de l’avenir. Le sens grégaire se transforme dans la modernité en une quête esthétique solitaire. Le paysage poétique de la contemporanéité, après la crise des avant-gardes dont le centre de gravité ou l’épicentre ne se trouve pas en un centre moteur mais plutôt dans n’importe quel lieu de la sphère de la carte poétique devenant ainsi hétérogène, diverse et pluriel. L’alternative entre modernité et postmodernité se prolonge dans le domaine poétique entre le discours quotidien, la ‘’haute culture’’ et la’’ culture populaire’’, le sublime poétique et la quotidienneté poétique. La poésie moderne s’écrit avec l’intellect, la pensée et l’émotion, quant à la poésie postmoderne et du nouveau siècle, elle s’écrit avec
les petites choses de la vie quotidienne et avec la langue de tous les jours. De l’abstraction et de l’hermétisme à la figuration et la transformation du vers, la poésie du XIXème siècle expérimente une rupture avec la tradition hégémonique du sublime pour assumer un ton conversationnel antipoétique qui tient de l’anecdote comme matière métaphorique. Ainsi s’opère une synthèse entre l’expérimentalisme avant-gardiste et l’usage du langage familier et cette réalité a engendré une crise de paradigme poétique qui se fonde historiquement sur la rupture avec la tradition. La poésie intellectuelle et réfléchie nous fait penser, alors celle de la vie quotidienne et néotestimoniale nous fait rire.
Note
* Traduction de Paul L. Ollivier et Claude Sainnecharles ** Pour des raisons de compréhension nous avons pris la liberté de traduire certains titres des livres.
Pour citer cet article :
Basilio Belliard, " La poésie dominicaine actuelle de 1981 à 2011",[Traduction de Paul L. Ollivier et Claude Sainnécharles] Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 22-31 Page 31
Les deux îles d’Hispaniola D’origine anglaise, Carolyn Shread est professeure au département de français au Mount Holyoke College à South Hadley dans le Massachusetts. Conférencière, traductrice et lectrice assidue, elle a déjà traduit trois ouvrages de la philosophe Catherine Malabou (La Plasticité au soir de l'écriture. Dialectique, destruction, déconstruction ; Ontologie de l'accident. Essai sur la plasticité destructrice ; Changer de différence) et, récemment Les rapaces de Marie Vieux-Chauvet. Pour initier cette première édition de Legs et littérature qui se voue à la littérature insulaire, pensons l’île au-delà de son insularité, notamment, dans le cas de ce compterendu bref d’une œuvre anglophone, en dehors des limites qui sont celles de la langue. Ayant lu dernièrement le nouveau roman de Julia Alvarez, A Wedding in Haiti (Algonquin Books, 201 2), nous vous proposons la lecture d’un livre qui contribue à une conception de l’île comme lieu d’échanges, de rencontres, d’expansion, plutôt que représentant exemplaire d’isolement.
Par Carolyn Shread, Ph. D
Pourtant, cherchez sur l’internet, il n’est pas donné de trouver une carte qui montre l’île où se trouvent et Haïti et la République Dominicaine (RD). C’est l’une ou l’autre, une moitié île, un moignon. Les deux cartes se tournent le dos, scindées à la frontière comme le sont la France et l’Espagne par les Pyrénées. Pour ces îles sur l’île, c’est la rivière Massacre et une histoire par moments tout aussi exécrable. Pourtant, la fissure attire aussi les braves, ou les désespérés, ceux qui d’Haïti partent travailler dans les bateyes en RD, ainsi que tout un commerce florissant de va et vient entre les deux jumeaux aliénés. Deux indépendances farouches : l’une de France en 1 804bl’autre non pas de l’Espagne, comme nous pourrions l’imaginer, mais plutôt de son marassa en 1 844. L’enjeu de ce dernier roman de Julia Alvarez c’est justement de surmonter le divorce. Romancière américaine d’origine dominicaine, très célèbre aux Etats-Unis, notre auteure raconte comment une sympathie spontanée pour Piti, jeune haïtien travaillant sur une ferme de café biologique qu’elle gère en RD avec son mari américain, devient par la suite le motif d’une visite au pays voisin. Page 31
Pour respecter une promesse de participer au mariage du jeune étranger, huit ans plus tard l’auteure, qui s’appelle désormais la marraine de Piti, traverse la frontière pour découvrir l’autre côté de son île. Des petites photographies en noir et blanc qui servent à insister sur l’aspect témoignage s’interposent à la narration fluide et franche de ce roman autobiographique, ou carnet de voyage, qui suit le sentier de l’amitié. En fin de compte, dans ce livre il s’agit non pas d’un seul mariage, mais plutôt des rapports de trois couples : d’abord celui de Piti et sa femme Eseline, mère de la petite Ludy ; ensuite, le rapport touchant entre les parents âgés d’Alvarez qui reviennent vivre leur vieillesse dans le pays natal, souffrant de la maladie d’Alzheimer qui effrite leur histoire ; enfin, le rapport de l’auteure avec son mari, Bill. S’il reste encore un couple à mentionner, c’est celui que forment deux pays qui se connaissent si peu malgré une longue histoire emmêlée. Tout en cherchant l’unité et l’accord, l’auteure n’hésite pas à décrire les défis que présentent ces mariages. Ce qui nous a émue dans cette présentation d’alliances et d’aliénations, c’est la voix d’une femme qui regarde de face et raconte toute l’inégalité du monde, un monde où lorsqu’il s’agit de
partager les trois niveaux de la pièce montée, c’est aux mariés de prendre le plus petit en haut ; aux invités d’honneur de prendre le gros milieu ; et aux soixante autres invités de partager le bas. Sa réponse, il semble, est simplement celle de tenir bon aux promesses faites afin de relier le monde un tout petit peu plus. Suffit-il comme réponse ? Aux lecteurs de juger, la voix et l’éthique, décision d’autant plus difficile que dans un deuxième volet du livre, Alvarez décrit un deuxième voyage en Haïti six mois après le séisme de 201 0. L’objectif étant de prendre des nouvelles de la famille de Piti, les voyageurs vont aussi faire ce qui ressemble bien au « tourisme de catastrophe naturelle » en passant par Port-auPrince. Espérons néanmoins que le motif de découverte réciproque incitera quelques lecteurs à quitter la langue maternelle pour faire la connaissance de Julia Alvarez. Si le texte demeure actuellement cloisonné en anglais, Una boda en Haiti, traduction espagnole, sera bientôt disponible en 201 3; quant à une traduction française ou kreyòl, qui en sait ?
Pour citer cet article :
Carolyn Shread, Les deux îles d'Hispaniola, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 32-33 Page 33
Entretiens
Un ilien nommé Dominique Batraville* Né en 1962, Dominique Batraville est journaliste culturel, critique d’art et littéraire. Acteur de cinéma et homme de théâtre aussi, il a tourné dans plus d’une quinzaine de films en France et en Belgique dont ‘‘Royal Bonbon’’ de Charles Najman qui a reçu en 2002 le prix Jean Vigo, ‘’L’évangile du cochon créole’’, un court-métrage de Mickerlange Quay sélectionné à Cannes en 2004 et qui a reçu le prix du meilleur film court au festival de Milan en 2004 et le prix du Jury au Festival de Rio la même année. En 1997, il a reçu le prix Sony Rupaire.
Legs et Littérature (LEL) :
Dominique Batraville, on est très honoré de vous avoir dans les colonnes du premier numéro de la revue Legs et Littérature consacré à l’insularité. Dites-nous, est-ce que vous vous considérez comme un écrivain insulaire ?
Dominique Batraville (D.B.) : Tout d’abord, je veux remercier la revue
d’avoir pensé à moi pour ce premier numéro. Ce que je dirai avant tout au sujet de la question, c’est que je suis un insulaire. Que l’on soit d’accord ou pas, je suis insulaire. J’ai pris naissance sur une ile ou dans une ile et ma démarche littéraire s’inscrit dans cette insularité. D’ailleurs quand j’étais adolescent, je lisais les grands poètes insulaires de la caraïbe : Anthony Phelps, René Philoctète et aussi un grand romancier haïtien qui s’est, quand même, exercé dans l’insularité. Je veux parler de Jacques Stéphen Alexis. Tout comme Jacques Roumain dont le roman ‘‘ Gouverneurs de la rosée’’ se veut un autre croisement entre deux iles : Cuba et Haïti. Puis, je suis toujours intéressé, encore adolescent, à d’autres poètes des iles voisines entre autres Nicolas Guillén, Aimé Césaire, Edouard Glissantb
LEL : L’insularité, pour vous, c’est quoi alors ?
D. B. : C’est d’abord l’ancrage
dans cette ile et aussi la possibilité de se connecter parce que nous sommes un archipel. Page 35
Il n’y a pas qu’Haïti, d’ailleurs elle est voisine d’une autre République qui forme une ile qu’on a longtemps appelée ‘‘ Hispaniola’’, qui a été ensuite unifiée par Toussaint Louverture alors Gouverneur général de l’ile de SaintDomingue. L’insularité, pour moi, c’est cette manière d’habiter l’ile dans ses mots et ses maux, ses mutations, ses mythologies anciennes et passées. C’est cette manière aussi de s’échapper de l’ile pour devenir migrant, pour refaire sa vie à New York, Montréal, Paris, Berlin ou ailleurs. Il y a cette impossibilité de vivre en paix quand on est ilien parce qu’on est dans une quête d’absolu et de bonheur qu’on ne retrouve pas absolument dans son ile. Dans cette partie de l’ile qui est toujours tragique et qui a connu les trente ans de dictature avec les Duvalier et près de vingt-cinq ans de transition démocratique qui n’a pas vraiment marché, on est dans une difficulté d’être. Je ne sais pas pour les habitants de l’ile de Patmos où l’Apocalypse a été révélée à Jean mais je sens avoir en moi cette difficulté d’être et d’exister en tant qu’ilien. En dehors de tout cela, il y a les moments de bonheur et de plaisirs absolus. Haïti, étant un pays de carnaval, de fêtes, un pays d’attachement à ses ancêtres, à son histoire.
LEL : Si je comprends bien,
l’insulaire ou l’ilien est dans une mouvance dynamique ou perpétuelle. Il n’est pas dans un isolement ou un cloisonnement complet ou complaisant d’ailleurs aujourd’hui on parle de Livre insulaire et il y a même un Prix du Livre insulaireb
D. B. : La notion d’insularité est
une notion aussi vieille que la Grèce ou l’Egypte. L’Atlantide, parait-il, aurait été une ile qui s’est engloutie. Dans la Bible, il y a des prophètes de l’insularité. Il y a Isaïe qui a écrit des versets consacrés aux iles. Il y a Thomas More, le philosophe de l’Utopia qui a abordé l’ile dans son utopie sans oublier un classique de la littérature qui a été retravaillé pour en faire d’autres classiques –L’ile au trésor de Robert Louis Stevenson. Tout cela nous ramène à l’essence de l’insularité qui n’est pas enfermée mais entrouverte comme je l’ai dit plus haut. Même sur le plan onirique, il y a une mouvance parce qu’on rêve et par le rêve on peut habiter d’autres lieux, d'autres imagi-naires. L’ile n’est pas totalement une porte fermée. Au contraire, c’est une porte entrouverte sur les autres iles, sur le monde, sur l’univers. On peut être ilien et atteindre la totalité du savoir. Page 36
LEL : Donc, il y a bel et bien une littérature insulaire ?
D. B. : Je pense qu’il y a une
littérature insulaire mais qui se tend vers l’évocation de cette insularité. J’ai participé au Salon du Livre insulaire avec une pièce de théâtre consacrée à Toussaint Louverture qui évoque sa capture à Ennery et aussi le départ potentiel vers son exil en France. En fait, la littérature insulaire existe. Je ne sais pas si les maisons d’édition l’ont cataloguée comme telle dans une collection propre. Il y a aussi un site web construit par un professeur américain, je veux parler de Thomas Spear, qui se consacre à cette insularité. Un écrivain comme Glissant a beaucoup produit sur l’insularité. Il a même fait un recueil de poèmes –L’ile inquiète- qui parle beaucoup de la difficulté d’être insulaire. LEL : Il y a aussi ‘‘ Ces iles qui marchent’’ de René Philoctète qui en dit longb D. B. : Oui. C’est un chef-d’œuvre. C’est un classique qui a été repris par Actes Sud et présenté par Lyonel Trouillot. Pour moi, l’insularité est quelque chose de profond tout comme l’idée d’archipel. LEL : Comme dans ‘‘L’archipel des hommes sans os’’ ou ‘‘ Grammaire
des iles’’ où l’on voit l’eau, la ville, la mer donc tous les éléments de l’ile qui pullulent votre œuvreb D.B. : J’ai une poétique de l’insularité. Ce sont des thèmes qui deviennent même trop récurrents dans l’œuvre. J’ai repris cette idée de l’ile dans ‘‘Grammaire des iles’’ texte qui a été republié en 201 2 par les éditions des Presses Nationales d’Haïti précédé d’un autre recueil à savoir ‘‘Semelles de braise’’ qui évoque un peu la menace qui pèse sur les iles. Un verset de l’Apocalypse de Jean de Patmos nous dit que ‘‘ les iles sont appelées à disparaitre’’. Elles disparaitront, un jour, comme l’Atlantide. Alors qu’il y a un autre plus ancien qui le contredit. C’est celui du prophète Isaïe. Il dit, et je cite, ‘‘les iles sont indestructibles’’. Donc, c’est la fin des choses et des mondes avec les iles mais c’est aussi le commencement ou la fondation des mondes. L’univers serait fondé sur les iles et c’est pourquoi je suis content d’avoir pris naissance sur une ile. C’est vrai que nous, Haïtiens, avons plusieurs inscriptions littéraires. Nous sommes dans l’africanité, le monde noir, le monde caribéen mais nous sommes aussi dans l’insularité et, à ce titre, Haïti est un pays phare de l’insularité. Ce qui fait de nous des géants, des mutants. Page 37
*Entretien avec Dominique
Batraville
Propos recueillis Par Dieulermesson Petit Frère
Pour citer cet entretien : Dieulermesson Petit Frère, "Un ilien nommé Dominique Batraville : Entretien avec Dominique Batraville ", Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 35-38.
Page 38
Entretien avec Yanick Lahens Yanick Lahens est née en Haïti. Elle est romancière, nouvelliste et essayiste. En 2002, elle a reçu le Prix Liberaturpries pour son roman Dans la maison du père et le Prix FRO pour La couleur de l'aube en 2009. En 2012, son recueil Tante Résia et les dieux a été traduit en anglais sous le titre Aunt Résia and the Spirit.Guillaume et Nathalie est son dernier roman.
Legs et Littérature :
Madame Lahens, vous êtes romancière, nouvelliste et essayiste. Vous avez construit au cours des années 902000 une œuvre de première importance, et c’est avec un grand honneur que la revue Legs et Littérature vous accueille dans ses colonnes. Pour commencer, je vous rappelle que la thématique du présent numéro est l’Insularité. Pouvez-vous donner en peu de mots votre définition de l’insularité? Yanick Lahens : L'insularité pour moi c'est à la fois l'étroitesse et le besoin de grand large. J'ai pris la mesure de l'étroitesse en survolant le Sahara en me rendant en Afrique Noire pour la première fois.
Le besoin de grand large est le pendant logique de l'étroitesse. La geste de 1 804 par son caractère universel dépasse de loin l'enfermement mais depuis nous nous débattons hélas tous, y compris nous écrivains, malgré une histoire littéraire remarquable, dans des combats étroits. Mais d'un autre côté, je n'aime pas non plus que l'on nous enferme nous écrivains des îles des pays du Sud dans une définition exotique et ethnologique de l'insularité. Car New-York est une île, Montréal est une île et au cœur de Paris il y a l'île SaintLouis. Il faudrait poser la question aux écrivains qui habitent ces îles. LEL : L’insularité est aussi ce sentiment par lequel un être social affirme qu’il n’est pas comme les autres. Tenant ceci pour vrai, l’acte d’écrire, par delà les fonctions cognitives et mémorielles, n’est il pas l’acte insulaire par excellence? YL : Quand on parle de l'isolement de l'écrivain, je préfère de loin le terme d'exil. Thématique que j'ai développée dans mon essai:"L'exil: entre l'ancrage et la fuite" pour définir le statut ambigu et difficile de l'écrivain haïtien. Il est dans un quadruple exil: exil de tout créateur, exil par rapport à la langue parlée par tous, exil social et enfin exil culturel. Page 39
LEL : Dans la couleur de l'aube,
Joyeuse et Angélique, les deux protagonistes, provoquent une certaine empathie chez le lecteur. N'est-ce pas leur côté résigné qui suscite un tel sentiment? YL : Je ne trouve pas Angélique ou Joyeuse résignée. Ce sont deux femmes qui chacune à sa façon déploie les stratégies de la culture de la survie. Elles sont au contraire des guerrières compte tenu des obstacles qu'elles franchissent tous les jours. Elles ne se posent d'ailleurs pas la question de l'insularité. C'est une préoccupation d'intellectuels. LEL : Vos personnages sont souvent broyés par le destin qui, à bien parler, leur a été imposé par les forces obscures de la politique. Cette impression me donne à penser que, dans le but de prévenir ou de dénoncer, vous noircissez à souhait.
YL : C'est un point de vue. J'écris
à partir de ce que je vois, ce que je lis, ce que j'entends, ce dont je discute avec des amis historiens, sociologues ou autres et surtout ce que je ressens, mes émotions. Il n'y a pas matière à grande réjouissance de mon point de vue. Mais curieusement, au delà de ce que vous appelez la noirceur, il y a un vouloir vivre qui dépasse de loin nos définitions banales et connues
de la joie. LEL : Madame Lahens, pour finir, pouvez-vous nous dire le chef d’œuvre de la littérature mondiale que vous souhaiteriez écrire ? YL : Il y en a plusieurs mais le premier titre qui me vient à l'esprit est "Le quatuor d'Alexandrie" par l'écrivain anglais Lawrence Durrell. Un roman en quatre tomes Justine , Clea, Montolive, Balthazar et qui tente de donner les multiples facettes d'une ville. Impressionnant de finesse, de profondeur et de beauté du style. Merci Yanick Lahens
Entretien avec Yanick Lahens Propos recueillis par James Pubien
Pour citer cet entretien : James Pubien, " Entretien avec Yanick Lahens", Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 3940.
Page 40
Entretien avec Ernest Pépin Ernest Pépin est né au Lamentin (Guadeloupe). Poète et romancier, ses oeuvres, ancrées dans l'espace antillais, connaissent un vif succès à l'étranger. Certains de ces romans ont reçu des prix littéraires prestigieux dont le Prix Casas de las Americas. Deux de nos rédacteurs l'ont interviewé sur la thématique de l'insularité pour avoir été membre fondateur du prix des Amériques insulaires.
Legs Et Littérature: Monsieur Ernest Pépin, vous êtes poète, écrivain très impliqué dans le domaine de la culture et de la littérature dans les Antilles, pensez -vous qu'il existe une littérature insulaire?
Ernest Pépin : Je crois en tout cas
aux influences de l’insularité. Quel insulaire n’est pas fasciné ou révolté par la mer ? Ceci dit il existe des insularités. New-York peut être vue comme une île ! En ce qui nous concerne, les caraïbéens, l’île est à la fois une îlesoufferte, un appel à l’évasion et
en même temps une matrice. Littérature insulaire je n’en suis pas sûr. Littérature inscrite dans l’insularité certainement.
LEL: Le terme Insularité, ne fait-il
pas bon ménage avec Littérature du Sud?
E.P : L’équivalence entre insularité
et littérature du sud n’est pas manifeste ni obligatoire. Il existe de nombreuses îles de par le monde et dans le monde. Les littératures échappent aux catégories qui sont toujours limitantes. Le Sud, l’insularité sont des états de conscience avant-tout. Les chevauchements existent mais pas forcément des substitutions.
LEL: Vous avez déclaré ré-
cemment dans un discours prononcé à l'Institut Cubain du Livre, parlant d'Haïti : « Comment veuton me faire croire qu'un peuple qui peint, qui danse qui chante, qui cuisine, qui écrit, qui pense. Le tout avec un énorme talent! Comment veut-on me faire croire que c'est un peuple pauvre » ! Pensez-vous que le terme Sud est approprié à la littérature antillaise ou plus largement la littérature insulaire ? Page 41
E.P : Le Sud je ne sais pas ce que
c’est ! je ne me définis pas comme ça ! L’île je connais. La Caraïbe je connais. La littérature antillaise je connais. L’insularité n’est pas un «impératif catégorique ». C’est une situation non seulement géographique mais aussi historique. Sans compter le social et le culturel.
LEL: Le terme Insularité peut revêtir plusieurs sens, n'est-il pas, au-delà d'une conception géographique, un désenclavement individuel ou encore une littérature à part, qui se détache de ce qu'un Edouard Glissant appelle le ToutMonde?
E.P : Nous ne sommes pas une
littérature à part. Nous sommes une littérature mise à part ! Ce n’est pas pareil ! Nous sommes dans le monde ou le Tout-monde ! Poreux à tous les souffles du monde. J’aime le concept de «littératures mineures» tel que définit par Deleuze. Il me semble pertinent pour nous.
LEL: De même qu’on parle de
Littératures du Sud on parle aussi de Cultures du Sud, quels rapports y a-t-il, selon vous, entre Insularité, Littératures du Sud et Pays pauvres ? Encore moins les pays du Tiers-Monde ?
E.P : Pour moi le monde se divise
en deux camps. Celui des puissances (impérialistes) et celui des opprimés ou des empêchés. Les puissances contrôlent et surdéterminent les imaginaires. La force créatrice des pays dominés est à la fois de subvertir la domination et surtout de proposer un autre imaginaire du monde.
LEL: Si on parle de Littérature
insulaire aujourd’hui, y a-t-il aussi des thématiques ou des critères esthétiques qui sont liés à cette littérature ?
E.P : Nous (caribéens) privilégions
des thématiques liées à notre histoire. En gros l’esclavage, les résistances, les oppressions politiques et les chemins d’une possible libération. Nous tentons de dire notre altérité et notre singularité. Ceci se construit avec des esthétiques contraintes ou émancipées. D’où nos ressemblances (une ressemblance de creuset et de projeté) mais aussi nos dissemblances. Cependant nous sommes « agis » par un dialogue nécessaire avec le monde en particulier l’euramérique. Page 42
Il me semble que notre «jeunesse» est un atout. Je crois à cette phrase de Césaire : «nous sommes des peuples convulsionnaires» donc notre littérature est convulsionnaire.
LEL: Vous considérez-vous
comme un auteur insulaire ?
E.P : Je suis un auteur marqué (mais non prisonnier) par mon insularité. J’aspire à devenir un auteur caribéen ! C'est pourquoi j'aime Haïti. Entretien avec Ernest Pépin
Propos recueillis par Webert Charles et Dieulermesson Petit Frère
Pour citer cet entretien : Webert Charles et Dieulermesson Petit Frère, " Entretien avec Ernest Pépin", Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 41 -43.
Page 43
Rêves errants ou le songe de l’errance* Nouvelliste, critique littéraire, Dieulermesson Petit Frère est né en Haïti. Après des études de Lettres Modernes à l’Ecole Normale Supérieure de son pays, il a décroché un diplôme en Sciences du Langage et de la Communication de l’Université de Rouen et une maitrise en Lettres de l’Université des Antilles et de la Guyane. Il a aussi une scolarité en Sociologie. Professeur de Lettres et de Philosophie, il a traduit Les rapaces de Marie Vieux-Chauvet en créole. Il est Lauréat du Prix Radio Nationale d’Haïti de la Nouvelle en 2004.
Mirline Pierre (M.P) : Dieulermes-
son Petit Frère, vous êtes surtout connu comme critique littéraire, et pourtant votre pre-mière publication est un recueil de poèmes, Rêves errants, paru aux éditions Edilivre (France). Pour-quoi la poésie et non un autre genre ?
D. Petit Frère (D.PF) : Mimésis est
le terme utilisé par Platon et Aristote pour évoquer les différentes formes de représentation du monde en écriture même si tous les deux ne sont pas d’accord sur la charge sémantique à attribuer au mot. Cependant, ils sont tous
d’eux d’accord qu’elle englobe les moyens (le/les support/s), les objets (la/les finalité/s) et les formes (la/les manière/s) que peut prendre cette représentation. Ceci dit, il y a différentes façons de se représenter le monde. Et la littérature, qui est, à mon humble avis, un appel intérieur ou de l’intérieur, offre cette variété de possibilités de représentation. Je ne suis ni entré ni venu à la littérature, elle est en moi. Je dirai, pour parler comme Flaubert en référence à Madame Bovary, que la littérature, c’est moi. J’ai commencé par la critique littéraire mais le premier livre que j’ai publié est un recueil de poèmes. La poésie n’est pas pour moi une porte d’entrée à la littérature, c’est une forme d’expression comme n’importe quel autre genre.
M.P : Pourquoi “Rêves errants”? Cela évoque quoi?
D.PF : ‘‘Rêves errants’’, c’est
d’abord plusieurs années de travail. Ce sont des poèmes qui datent de plus de quatre ans mais que j’avais toujours refusés de publier. J’estimais qu’il fallait peaufiner l’œuvre au jour le jour –c’est Boileau qui le dit dans l’Art poétique, vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage [...]. Page 44
D.PF : L’acte d’écriture est un acte
solitaire –du moins on est partagé entre l’encre et le papier. J’aime écouter le murmure, donc le bruit sourd de la feuille sous le poids du stylo. Ça m’a pris du temps parce qu’il fallait, à chaque fois, effacer pour réécrire jusqu’à cette sensation du mot ou de l’expression juste. En fait, ce sont des poèmes qui évoquent l’ennui, l’angoisse devant les malheurs et le mal-être du monde, le refus de l’oubli et surtout l’espoir même au cœur des lendemains sans aube. Au prix de tous les risques. Les rêves errent pour se poindre n’importe où.
M.P : Le rêve, le désespoir et la
ville sont, entre autres, des thèmes très présents dans le recueil, quel est le rapport ?
D.PF : Si l’oubli est un acte
manqué, le rêve est ce qui peut aider à combler ce manque. On se souvient certainement de ce rêve familier de Paul Verlaine. Un rêve étrange mais en même temps pénétrant. Le rêve peut procurer des sensations de bien-être. De félicité. L’espoir naît du rêve qui, à son tour, est capable de chasser le désespoir. Quand ça va mal, on rêve. Si la ville est plongée dans le désarroi, que faire ? Il faut rêver
l’espoir avant toute autre forme d’action quelconque –puisque le rêve en est une. Il est dans notre quotidien. Il nous aide à vivre et à être nous-même. C’est une sinon la principale forme qui soit pour inventer l’espoir et imprimer la nouvelle carte de la ville.
M.P : ‘‘Rêves errants’’, lit-on sur la
quatrième de couverture du livre, est un hommage à l’espoir déchiré et la ville à (ré) inventer. Que doiton comprendre de cet hommage ?
D.PF : C’est cette façon de dire
qu’il faut ensevelir le désespoir –donc cet espoir déchiré. Ensevelir cette ‘‘peau de chagrin’’. Finir avec la nonchalance démesurée et le pessimisme outrageant de la conduite humaine. Et cette nécessité, cette urgence de réinventer cet avenir, de croire ou de construire le meilleur des mondes. En d’autres termes, c’est la fin, le couronnement d’un cycle et le début d’un autre en quête de mieux-être, du bonheur collectif.
M.P : Dieulermesson Petit Frère,
entant que critique littéraire, pouvez-vous nous dire comment se porte la littérature haïtienne aujourd’hui ? Page 45
D.PF : Elle se porte assez bien
pour ne pas dire très bien. C’est une littérature assez riche et très diversifiée même s’il y a un manque considérable en termes d’œuvres de réflexion sur la littérature elle-même ou de réflexion scientifique –la littérature étant aussi une forme de réflexion puisque les textes ont cette capacité de porter le lecteur à s’y faire. C’est une littérature qui est partout présente et les écrivains haïtiens n'en finissent pas, de rafler des prix.
M.P : Peut –on considérer «Rêves
errants» comme une œuvre insulaire ? D.PF : Je suis un écrivain de l’ile –j’habite l’ile d’Hispaniola- même si mon ile ne marche pas. N’en déplaise à Philoctète ! D’autant plus qu’il y a la ville –comme élément de l’ile- qui est très présente dans le recueil, et c’est vous qui l’avez souligné (merci de la remarque, vous êtes une lectrice avisée) mais je suis ouvert sur le monde. Malgré la part d’insularité !
Née en Haïti en 1990, Mirline Pierre est étu-diante en deuxième année de Lettres Mo-dernes à l’Ecole Nor-male Supérieure. Elle fait aussi des études en DELF (Diplôme d’Etudes en Langue Etrangère) à l’Institut Français en Haïti (IFH).
Pour citer cet entretien : Mirline Pierre, " Rêves errants ou le songe de l'errance", Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 44-46
* Propos recueillis par Mirline Pierre
Page 46
Lectures
La parole des femmes Essai sur des romancières des Antilles de langue
française, de Maryse Condé Par Ghislaine Sathoud
Ghislaine Sathoud, née au Congo-Brazaville, réside au Canada depuis,plusieurs années. Elle a participé à la Marche Mondiale des femmes en l’an 2000. L’auteure était récipiendaire du Prix littéraires Naji Naaman en 2008. Elle est aussi la fondatrice de la Fondation internationale résonances plurielles.
Dans cet ouvrage, Maryse Condé, cette romancière de renom qui a fait une brillante carrière littéraire, présente quelques-unes de ses consœurs : Michèle Lacrosil, Si-mone Schwaez-Bart, Françoise Ega, Suzanne Lascascade. Et elle s’adonne à cette tâche avec une admirable habileté, révélant du même coup tout le talent qu’on lui connait. Ellemême originaire des Antilles, l’essayiste, comme nous le verrons plus loin, décortique en profondeur les travaux de ses congénères natives de ce terri-toire. Le titre du livre peut faire rejaillir la
question suivante : pourquoi a-telle voulu aborder une réflexion sur les romancières ? Dès l’introduction, des éclaircissements sont donnés à ce propos : « Surtout qu’on ne nous accuse pas de céder à une mode : parler des femmes quand tout le monde le fait. Femmes nous-mêmes, notre propos se justifie sans cela. Enfin, il ne faudrait pas qu’on nous reproche de n’avoir pas étudié tel ou tel écrivain, de n’avoir fait que mentionner tel autre. Cette analyse ne se prétend pas exhaustive» 1 L’œuvre dont il est question ici se subdivise en deux parties. La première, qui s’intitule «Les Antilles dépendantes», comporte sept chapitres : «l’enfance et l’éducation», «Le rapport à soi-même.« Les critères esthétiques », « Le rapport à l’homme. L’amour », « La maternité », « La religion et le surnaturel », « La nature », « La mort et la philosophie de la vie ». Quant à la seconde section, elle comprend trois chapitres. Les titres sont les suivants : «Le paradoxe haïtien », « La hantise de la classe sociale », «Les conflits politiques». Page 49
Autre fait à noter : il y a un bonus à la toute fin du livre. L’annexe présente des entretiens avec des auteures : Marie-thérèse Colimon. Marie-Flore Pelage et Maryse Condé. Il s’agit d’un merveilleux présent d’autant plus que ces romancières s’expriment sur des sujets variés, ce qui vient, assurément, approfondir la compréhension de leurs travaux. En ce qui concerne le contenu, il va sans dire que la diversité des thèmes est une valeur ajoutée, laquelle donne une large vision aux « novices » qui veulent explorer cet univers. Au regard des intitulés précités, force est de constater que les thématiques abordées mettent en évidence plusieurs aspects de la vie sociale. Mais ce n’est pas tout : ces sujets établissent des liens — et pas des moindres ! — avec les réalités féminines. Quelles sont alors les spécificités féminines du côté des Antilles ? Comment les romancières se perçoivent elles-mêmes ? S’intéressent-elles à la condition féminine ? Là-dessus, nous allons voir ce qui ressort des données fournies dans le texte.
Un hommage aux oubliées de l’histoire
Depuis des lustres, cela a déjà été dit et redit : les femmes sont les oubliées, les grandes oubliées, de l’histoire. Et ce ne sont pas les exemples qui manquent pour illustrer ce propos. En effet, ce stratagème qui consiste à réduire au silence des citoyennes — celles-ci représente plus de la moitié de la population mondiale — est une injustice criarde. Aujourd’hui, plus qu’hier, le débat revient, et à juste titre d’ailleurs, sur la scène publique. Ce qui est intéressant de constater, c’est le fait que de nombreuses personnes montent au créneau pour remettre les pendules à l’heure. Et bien sûr, la réflexion développée dans cette œuvre s’inscrit, elle aussi, faut-il le rappeler, dans cette perspective. Effectivement, comme on peut le constater, Maryse Condé n’y va pas avec le dos de la cuillère quand il est question de sortir des méandres de l’oubli des figures féminines qui marquèrent l’histoire. Ce rappel historique est bel et bien pertinent : Le rôle de la femme au sein des luttes de libération antérieures et postérieures à l’abolition de l’esclavage a été largement occulté. Page 50
Vivant souvent dans l’Habitation à titre de domestique (cuisinière, bonne d’enfants, lingère), elle a dans bien des cas été responsable des empoisonnements collectifs des maîtres et de leur famille, participé aux incendies des plantations, terreur du XVIIIe siècle et a maronné en nombre impor-tant. La Jamaïque a gardé le souvenir de « Nanny of Maronns », figure devenue légendaire qui diri-gea une colonie de révoltés. La Guadeloupe, celui de la « mulâtresse Solitude ». Outre ces deux exemples, il s’en trouve d’autres qu’il conviendrait de retrouver» 2 Comme mentionné précédemment, les entretiens offrent plusieurs informations sur les personnes interrogées. Du besoin d’écrire au style d’écrire, en pas-sant par les intérêts et les motivations des ces écrivaines, une panoplie de détails permet aux lectrices et aux lecteurs de faire plus ample connaissance avec ces romancières. Par exemple, Marie-Thérèse Colimon, auteure Haïtienne ayant mené une longue carrière dans le domaine de l’enseignement , affirme : «J’ai été une des premières féministes en Haïti. Je me suis battue pour les droits des femmes, le droit à l’éducation par exemple. Dans l’établissement privé que j’ai fondé
avec ma sœur, nous recevons tout particulièrement des filles avec un fort pourcentage d’enfants des sous-classes. Avec la Ligue féminine d’action sociale, nous avons réalisé les premiers pas et c’était déjà une victoire. Bien sûr, il y avait parallèlement un courant général. Nous avons recueilli les doléances des femmes de toutes les classes. Vous savez qu’il y a de nombreux désavantages pour les femmes jusque dans le Code Civil, en ce qui concerne le travail, par exemple. Sur ce point la Ligue a obtenu des modifications, mais des inégalités demeurent. Pour la paysanne, dans le domaine de l’instruction. Au sein d’une famille, s’il y a un garçon et une fille, c’est le garçon qu’on privilégierab» 3 Il est tout à fait clair que MariseThèrèse Colimon affiche ouvertement son penchant pour la défense des droits des femmes. Le fait de se présenter comme une des premières féministes en Haïti démontre, bien évidemment, son engagement de continuer d’œuvrer pour la cause des femmes. C’est un acte courageux qui mérite d’être souligné. Ces velléités féministes sont-elles perceptibles chez les autres romancières ?.
Page 51
Refuser la maternité pour changer les mentalités
La maternité est une étape qui marque une transition importante dans la vie d’une femme. Il convient de rappeler que dans certaines régions du monde, en Afrique par exemple, les mauvaises langues considèrent la procréation comme un baromètre pour classifier les femmes. C’est bien là le problème : s’il est très mal perçu d’accoucher en dehors du cadre légal du mariage, on peut dire que l’inverse est tout aussi vrai. En d’autres termes, une femme mariée doit OBLIGATOIREMENT devenir mèreb Tout ceci pour rappeler que les femmes n’ont pas la latitude d’exprimer «librement» leurs opinons, de faire des choix en fonction de leurs aspirations. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles de plus en plus de voix s’élèvent aux quatre coins du globe pour briser les chaînes qui maintiennent la population féminine dans une sorte « d’assistance chronique ». La volonté de se réapproprier le pouvoir de décider de leurs corps revient comme un leitmotiv dans le discours des féministes. En abordant les choses sous cet angle, nous pensons que les romancières antillaises participèrent, à leur manière, au combat
des femmes. C’est la raison pour laquelle nous convenons avec l’auteure que « le refus de la maternité n’est pas le fruit du hasard. » Cependant, comment donc peuton interpréter cet acte ? L’analyse de Maryse Condé confirme que ces écrivaines posèrent les jalons d’une prise de conscience collective pour faire évoluer les mentalités : « Le refus de la maternité peut aussi s’entendre non seulement comme le rejet inconscient ou conscient des images traditionnelles et dominantes, mais comme une mise en demeure adressée à l’homme qui se trouvait jusqu’ici dans l’abnégation de sa compagne des raisons de persévérer dans certaines attitudes. Puisque l’homme antillaise continue de valoriser l’enfant, de s’enorgueillir d’une nombreuse progéniture, le refus d’enfanter de la femme peut l’amener à la réflexion. À notre avis, la guerre des sexes n’est pas encore déclarée par la femme, elle s’amorce comme un projet.» 4 Mais ce qu’il faut surtout retenir au sujet de la procréation, c’est que la technique utilisée par les romancières citées dans cet ouvrage lève un pan des réalités de notre époque.
Page 52
Et on pourrait aisément transposer cette stratégie tant aux Antilles qu’ailleurs dans le monde. N’ayons pas peur des mots : les préjugés sur l’accouchement constituent, encore aujourd’hui, des obstacles nuisibles qui freinent l’émancipation féminine. En définitive, la découverte des romancières antillaises à travers la plume d’une grande voix de la littérature francophone plonge celles et ceux qui se livrent à cet exercice au cœur de la société dans laquelle vivent ces bâtisseuses. Une chose est sûre, les questions soulevées par ces écrivaines ainsi que la manière d’appréhender les phénomènes sociaux mettent en évidence le quotidien des personnes établies dans leur environnement. Autrement dit, la vie en elle-même aiguise la réflexion. Bref, cet ouvrage est une merveille, la parole des romancières des Antilles résonnera encore longtemps dans ma mémoire.
Essai sur des romancières des Antilles de langue française, p. 11 7. (4) P. 45.
Maryse Condé, La parole des femmes : essai sur des romancières des Antilles de langue française, Paris, L’Harmattan, 1 979, 1 36 p.
Pour citer cet article : Ghislaine SATHOUD, " La parole des femmes : essai sur des romancières des Antilles de langue française [note de lecture] Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 49-53
Notes (1 ) P. 6. (2) P. 4. (3) Interview de Marie-Thérèse Colimon, auteur de « Fils de Misère » Propos recueillis par Dominique Sylvain, in Maryse Condé, La parole des femmes
Page 53
Fulgurance de Bonel Auguste :
Poétique hybride ou métaphore insulaire?
Dieulermesson PETIT FRERE, M.A
"L’image est une création pure de l’esprit". Pierre Reverdy Fulgurance de Bonel Auguste est un livre opaque. Inintelligible. Qui échappe à la compréhension du réel. A cette possibilité de faire la part du verbe et saisir la portée du sens. C’est un périple et une voix. Un vide et un silence. Un son et un courant d’air. En d’autres termes, c’est un éclair. Ce livre de cinquante-quatre pages paru aux éditions Mémoire en 2004, devenues aujourd’hui Mémoire d’encrier, vient de confirmer l’extraordinaire talent du poète de Fas doub Lanmò. Riche en images et symboles qui évoquent tantôt l’espace du corps (œil gauche, l’endos de mes yeux, l’amplitude de tes hanches, ton souffle sur mes joues) tantôt un espace de dimension métaphysique ou mystique (rituel de mon coma/divinité qui corrompt les dieux/vaisseaux de l’impalpable/ pulsions cosmiques/poumon astral/ signes cabalistiques aux quatre itinéraires du grand voyage), le poète, à travers, ce
recueil n’a cessé de plonger le lecteur dans un univers énigmatique dont lui seul a le secret. Le poète de Fulgurance écrit comme il parle. Avec cette habilité de créer l’image et de porter le lecteur à faire corps ou partir à la conquête de cette parole commune qui ne se dit pas parce qu’insaisissable. Cette parole qui prend forme entre la métaphysique et la géométrie (prisme, distance parallèle, corps longilignes, astre), le temps (siècle, posthume, éternité, genèse, automne, soir) et l’espace (terre, monde, mer, ville, ile) pour s’élever en une multitude de métaphores. Ce qui fait que la lecture du recueil n’est jamais totalement acquise. Et, pour autant qu’ils paraissent singuliers, les vers ont une valeur esthétique plurielle : Je n’avais jamais voulu que mes mots me propulsent à la migration des oiseaux verts par crainte d’avoir envie de me jeter du haut de la métaphore (p 13). Page 54
En plus d’être une expérience communicationnelle impossible avec l’autre, Fulgurance est aussi et surtout une quête, une communion de figures et de formes fragmentées et discontinues du sujet où L’absolu vibre à la limite du possible (p1 5) Car s’il est vrai qu’ Ayant les yeux en nœuds de claires visions j’ai toujours vécu entre enfance et mort (p8). Et c’est le poète qui le dit lui-même : L’avenir ne regarde qu’en rétroviseur L’idée force de Fulgurance, du moins, ce qui frappe dans le recueil réside dans ce qu’on pourrait appeler « le parti pris de la métaphore ». Toute l’esthétique du texte est bâtie ou construite autour de cette dynamique. Il n’y a pas un poème du recueil qui échappe à cette particularité. D’un texte à l’autre, la poésie de Bonel explore et séduit. Elle explore les profondeurs des imaginaires (mystique, corporel, cosmique) et séduit par sa force esthétique. Plus qu’un hymne au corps de l’idéal féminin, les vers évoquent cette sensualité aux touches intimistes : J’aime quand l’amplitude de tes
hanches enivre l’opacité de la page (p 24)
De même : La lascive sève de tes seins leur excessif murissement sous l’œil avide du temps font flamber ton corsage en bleue fulgurance de comètes (p 22). Ou encore Tes seins accrochés à la face stripteaseuse de la nuit prophétisait le devenir de l’homme (p 31 ).
Un dialogue pluriel Fulgurance est l’aboutissement d’un dialogue intraduisible entre le poète et le verbe. Un mélange de formes, de symboles et d’images. En un mot, une poétique de la métaphore. Bonel Auguste marche sur les traces de beaucoup d’autres poètes de sa génération entre autres James Noel et Emmelie Prophète ou celles l’ayant précédé (Castera, Davertige ou Saint-Aude) pour faire une poésie tachée des empreintes de la modernité. Fulgurance marque, en ce sens, une certaine rupture dans le genre poétique. Même s’il faut admettre qu’il n’est pas la première œuvre parue sous ce label. Page 55
Une syntaxe libérée. Une typographie continue et un lexique qui reconstituent la fonction du langage. Pas de ponctuation mais un silence à la fin des vers pour indiquer la chute. Pas de majuscule –sinon qu’au début des premiers vers seulement. Une sorte de ‘‘ tempête au fond de l’encrier’’ pour reprendre un peu les mots de Victor Hugo1 . L’univers de Fulgurance fait de son auteur un poète du signifiant2 . Attentif et sensible aux mots et à leur matérialité –creusets de tous les secrets et même les rêves appelés à refaire le monde. D’où ce double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification qui s’établit entre le mot et la chose signifiée dont parle Sartre à propos du poète pour qui, le langage est une structure du monde extérieur3 . Les vers basculent dans une musicalité infinie. Un délice symphonique. Le recueil baigne dans un tremplin trop plein de la métaphore. Par l’exploration des formes rondes (sein, lèvres, œil, joues) et l’immensité du bruit sourd (baiser, écho, étreinte, coït). Par la cohérence de l’idéal féminin à travers le corps (sein, hanches, cuisses, vulves) et le cadrage du mouvement circulaire de l’homme solitaire en mal d’intimité ou exhibant son orgasme (gland, insomnies masturbatrices, éjaculé, sper-
matozoïdes). Tout est image. Tout est symbole. Et derrière ces images et ces symboles se joue et se cache l’énigme créée par le poète par la force du langage poétique.
Une métaphore insulaire Fulgurance est un recueil aux touches à la fois mythique et sensuelle nourries de métaphores salées –le vocabulaire marin est pluriel. Le poète est immergé dans l’univers aquatique. La mer et ses composantes (flux, reflux, algue, digue, récif), l’ile et ses accessoires (terre, ville, frontière, arbres) mettent en relief l’attachement du poète à ce milieu. Aussi se dégage-t-il cette sorte d’exaltation graduelle d’une vision axée sur l’ile. D’où la mise en exergue d’une certaine forme d’insularité. L’eau, élément purificateur, dévastateur et régénérateur aussi parce que nécessaire à la reproduction du cycle vital, coule Gout pa gout4 à travers certains vers et rend possible une double comparaison entre l’encre –donc les métaphores- sur le papier blanc et l’espace insulaire baigné par les multiples beautés de la nature. Une poétique hybride axée sur une combinaison thématique autour du corps, de l’ile –donc de l’espace-, du temps et du cosmos. Page 56
A la lecture du recueil, il se dégage, en tous ses points, une poétique insulaire avec des métaphores multiples. Bonel Auguste est, de ce point de vue, un poète insulaire. Fulgurance est, à cet effet, un recueil qui vient à le confirmer. L’insularité, comme espace géographique et lieu de création ou enveloppe intérieure domine l’espace du recueil de fond en comble. C’est une poésie de l’eau, du corps, du cosmos et du temps. Une poétique hybride. Contrastée. Equilibrée. A base d’éclair et à fleur d’ile. De la distance et du rapprochement. Dans la richesse du dire du poète et l’évidence de son écriture. Il (le poète) crée le clair dans l’obscur. Poète de l’ile et habitant de l’ile, cette dernière marche avec lui même s’il n’est pas le poète de ‘‘Ces iles qui marchent’’.
Notes
1 . Victor Hugo, Réponse à un acte d’accusation, Les contemplations, Livre de poche, 2002, Livre Premier, Aurore, VII, pp 47-58. 2. Terme cher à Ferdinand de Saussure, linguiste suisse qui définit la langue comme une forme et non une substance. 3. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, Paris, 1 948, pp 1 8-20. 4. Recueil de poèmes de Georges Castera, né en 1 936, figure emblématique de la poésie haïtienne de la fin du XXème et du début du
XXIème siècle.
Bibliographie
1 . ARISTOTE, Poétique, éditions du Seuil, Paris, 1 980. 2. AUGUSTE, Bonel, Fulgurance, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 2004. 3. DUCROT, Oswald, TODOROV, Tzvetan, Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage, éditions du Seuil, Paris, 1 972. 4. GENETTE, Gérard : Figures II, éditions du Seuil, coll. Points, 1 972, Langage poétique, poétique du langage, p 1 23-1 53. 5. LEUWERS, Daniel, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, DUNOD, Paris, 1 998. 6. RICHARD, Jean-Pierre, Onze études sur la poésie moderne et contemporaine, éditions du Seuil, Points, 1 964. 7. SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, Paris, 1 948. 8. STALLONI, Yves, Les genres littéraires, Armand Colin, 2ème édition, coll. 1 28, Paris, août 2008.
Pour citer cet article :
Dieulermesson PETIT FRERE, Fulgurance de Bonel Auguste : Poétique hybride ou métaphore insulaire? Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 5457 Page 57
Mémoire errante de Jan J. Dominique
Entre littérarité et devoir de mémoire Né à Abricots (Ville du Département de la Grand’ Anse d’Haïti)le 12 Décembre 1980, J. James Estepha a fait ses études en Lettres Modernes et en Psychologie à l’Université d’Etat d’Haïti. Il effectue actuellement des recherches sur les rapports entre la musique, le cinéma et la littérature de son pays.
″Dans ma mémoire écorchée Dans mon cœur brisé Des larmes coulent de mes yeux Sur des cœurs déserts et sans feux ″
Yacine Saadi
Jusqu'à ce fameux lundi 3 avril 2000, Jean Léopold Dominique était avant tout, pour certains, une voix (ou la voix), pour d’autres l’agronome, le journaliste, le militant/le combattant ou l’ensemble à la fois. Aussi à sa mort, les notes de protestation, de soutien n’ont-
Par Jean James ESTEPHA, M.A elles pas cessées de pleuvoir, comme ces milliers de voix qui réclament justice pour Jando. De trois avril en trois avril, on s’est vite rendu compte que ″ quand on est mort c’est pour toute la vie″ (Azouz Agag) et comme des enfants qui manigancent un quiproquo, on nageait en plein poisson d’avril. Fort de ce constat, certains journalistes refusent ce geste fade et insipide consistant à rendre hommage au journaliste assassiné une fois l’an alors que la justice tarde encore à passer de l’enquête se poursuit à la poursuite de l’enquête. Face à tout cela, doit-on se taire et laisser triompher l’impunité ? Doit-on se lasser de cette bataille qui semble être perdue d’avance, ou s’adonner à l’oubli en espérant d’avoir moins mal ? La réponse est claire et sans équivoque. Elle est surtout négative et certainement littéraire. Et c’est Jan J. Dominique qui nous la donne dans sa Mémoire Errante, texte coédité par les Editions du remue-ménage et Mémoire d’encrier en 2008. Page 58
Ecrit sous forme de chronique, l’œuvre est divisée en trois grandes parties : Le nom des villes ; Les cahiers de l’éphémère et Traverser la frontière. D’une composition formelle plus ou moins semblable, chacune des parties commence par un récit sans titre que nous appelons abusivement une sorte de prologue. En excluant ces prologues, les trois parties comprennent respectivement quatorze, vingt-cinq et neuf récits.
Le nom des villes
La première partie s’ouvre sur un projet. Un projet de départ. Destination ? Plusieurs villes. Pour des vacances ? Certainement pas. Il s’agit de continuer ce travail de mémoire. Un devoir qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas abandonner. Cette fois, il s’agira de participer à la grande première de la version définitive du film de Jonathan Demme sur Jean Dominique intitulé ″ L’agronome 1 ″. La narratrice parle aussi de ses difficultés à écrire depuis trois ans. Elle y esquisse aussi le nom des villes ou elle doit se rendre. Ce sont ces noms parmi d’autres qui seront le point de départ des récits de cette partie du livre : Port-auPrince, Montréal, Orléans, Paris, New-York, Miami, Long Island, Gonaïves, Manhattan, South Beachb
Certains noms reviennent à plusieurs reprises, ce qui justifie peut être le sous titre qui accompagne chaque nom de ville : ‘‘Port-auPrince La folie ordinaire’’ (pp.11 1 4) où est évoqué entres autres l’attentat contre Michèle Montas un 25 Décembre, le premier et le second exil de Jean Dominique ; ‘‘Port-au-Prince La vie des mots’’ (pp.38-42) où la narratrice parle de la vie quotidienne comme éléments constitutifs de ses précédents textes ; ou mieux encore ‘‘Miami Krome "2, le gout de la honte’’ (pp. 28-34), récit dans lequel, la narratrice attire l’attention sur Krome, ce centre de détention des ‘‘boat people ’’ à Miami si peu médiatisé. Une manière peut être de dire que la laideur n’habite pas qu’à Port-au-Prince. Puis, le voyage au cœur des villes continue à travers un ‘je’ toujours présent. Sous le fond, des fragments de notre histoire récente ou l’histoire familiale et surtout la relation particulière avec le père : la dictature des Duvalier ; la fin de cette dictature ; le retour de Jean de l’exil ; la sortie du roman ‘La Célestine’ ; la réaction du père durant un épisode de la maladie de la fille ; le partage des cendres de l’agronome avec les eaux du mythique fleuve de l’Artiboniteb Page 59
Et, cette partie se termine non par un nom de ville mais par un post-scriptum sous-titré ‘Le cœur de Venise’. Pourquoi Venise ? Simplement pourb‘‘l’histoire, la mémoire, l’intrusion de l’art dans le quotidienb (p.73) mais aussi pour permettre à celui qui est Absent de voir à travers ses yeux queb ‘le théâtre’b ‘la Fenice’ qu’il a connu et qui était bruléb renait de ces cendreb’’ (p.74)
Les cahiers de l’éphémère
En lisant les premières pages de cette deuxième partie, on se rend compte très vite qu’il y a eu un changement. La première personne cède sa place à la troisième sans s’effacer totalement. En témoignent les dialogues qui ponctuent d’avantage le texte dans cette partie. Plus encore, le titre des récits change de ton. Des titres pittoresques, d’autres simples, descriptifs ou simplement mythiques. Bref, des titres à l’empreinte d’un quotidien banal et/ou original se déroulant entre les parenthèses de l’histoire récente d’Haïti : Le diable et sa femme ; la couleur de la voix ; le chany et la coquette ; un bébé nommé panzou ; la vieille dame et les déchouqueurs ; le bureau de vote ; une histoire d’amour ; le goût de la terreb Dans ces brefs récits, la femme est très présente. Que le récit s’articule autour de Mireille,
Carole, Marthe, Claudine... la narratrice continue ce travail combien important. La mémoire. Le refus d’oublier. Le désir de se souvenir : des moments heureux ; des efforts du ministre Joseph C. Bernard ; du 7 février 1 991 et du coup d’état de la même année ; de la réouverture de Radio Haïti après l’exil de Jean ; de ces femmes qui se sacrifient inlassablement pour leurs enfants ; de ces gens qui travaillent dans l’ombre et qui ‘‘inventent la vie’’ pour certains qui ne connaissaient pas ce mot de trois graphèmes ; du scandale de l’éthanol ; de la résistante ayant abouti à 1 994 ; de la visite d’André Breton en Haïtib
Traverser la frontière
C’est en effet une nouvelle frontière, cette dernière partie. Des années après la mort du journaliste, les hommages, les actions constituant le devoir de mémoire continuent, cependant la douleur est plus présente que jamais. Le ‘‘je’’ reprend ses droits dès le début pour nous confier les souvenirs : d’une fille qui a été le plus souvent ‘le double imparfait du père’ ; de celle qui défend son pays malgré ses laideursb Traverser la frontière peut avoir plusieurs sens. Page 60
C’est à la fois : résister face aux militaires des Casernes Dessalines ‘‘Les mots du Corps’’ (pp. 1 45-50) ; ‘lutter contre l’oubli’ (Le poids des dates, pp. 1 50-1 55) d’autant plus que celui-ci entraîne la répétition d’événements malheureux aux mêmes dates : 28 novembre 1 980 et 1 985, 26 avril 1 963 et 1 986, 23 juillet 1 978 et 1 995b ; réaliser le devoir de mémoire par l’écriture quand les parenthèses se referment sur les antennes ou sur les ondes (Le poids des dates, pp.1 50-1 55) ; dénoncer ces malfrats, ces violeurs qui agissent en toute impunité (Hurler ou chuchoter, pp. 1 60-1 68) ; terminer son récit en expliquant comment on a vécu l’histoire de l’assassinat de son père même s’il faut pour cela plonger ‘‘Du fond de la douleur’’ (pp. 1 71 -1 77) Au-delà de la thématique de l’œuvre Au delà de la richesse thématique de l’œuvre, la mémoire apparait comme l’un des thèmes le plus présent à travers tout le texte. C’est elle, en effet, qui permet d’accomplir le devoir de mémoire. C’est elle aussi qui permet à la narratrice d’évoquer le souvenir : des épisodes familiales, de ses relations avec le père et de ceux qui ont lutté ‘‘bMalgré la frayeur, la violence et les massacresb’’ (p.11 7) C’est également cette mémoire qui donne la force de
réclamer justice au royaume de l’impunité car quand les ‘‘b Voix d’amis, de parentes, de camaradesb se sont lassées de cette bataille perdue d’avance pour réclamer justiceb C’est notre travail de lutter contre l’oublib’’ Enfin, c’est encore la mémoire qui, dans son errance, sélectionne malgré tout, les bons souvenirs, invite à une sorte d’introspection pour mieux s’actualiser et trouver ainsi dans l’écriture un lieu de reconstruction afin d’aller vers l’avant. C’est en cela que l’écriture constitue une thérapie. Et même si ‘‘bDans le brouillard de ces douleurs multiples que j’allais traverser, je n’aurais jamais imaginé qu’une seule résisterait au passage des jours, qu’une seule résisterait au retour des éclats de rire, au visage des enfants qui m’ont retenue au bord du gouffreb Celle-là n’a pas diminué d’intensité lorsque la vie a repris ses droits, lorsque la douceur d’une peau m’a fait un instant oublier la violence, elle n’a même pas faibli quand j’ai retrouvé les éblouissements de l’amour fou. Elle ne faiblit pas ce soir quand, pour la première fois, j’arrive écrireb’’ (p.1 76), on est déjà loin de ces paroles du début : ‘‘b Je n’écris pas, je n’écris plus depuis trois ans. Je n’y arrive pas. Je n’essaie même pasb’’ Page 61
Notes 1 - The Agronomist, en français l’Agronome, est un film documentaire de quatre-vingt-dix minutes réalisé par Jonathan Demme en 2004 en signe d’hommage à la vie et au combat de Jean Dominique, journaliste haïtien, militant des droits de l’homme et fondateur de Radio Haïti Inter, assassiné le 3 avril 2000. 2- Gens des bateaux, se dit des réfugiés quittant leur pays sur des embarcations de fortune dans des conditions de détresse extrême vers d’autres cieux. Le terme a été utilisé, à l’origine, pour désigner les réfugiés vietnamiens fuyant les conséquences du conflit vietnamocambodgien à partir de 1 978.
Bibliographie
1. BOURDIEU, Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Points, 1 998. 2. DOMINIQUE, Jan J., Mémoire errante, éditions remueménage/Mémoire d’encrier, Montréal 2008. 3. VAILLANCOURT, Marc, Les feuilles de la Sybille. Défense de la littérature, éditions Trait d’union, Montréal, 2002.
Jan J Dominique, Mémoire errante, Montréal. Ed. Mémoire d'encrier.
Pour citer cet article Jean James ESTEPHA, Mémoire errante de Jan J. Dominique : entre littérarité et devoir de mémoire, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 5862
Page 62
Un doux petit rêveur :
Une ile au bout de la langue
Par Jean Watson Charles
Paru en septembre 201 2 dans la collection « Encres Lointaines » des éditions « Les 2 encres », Un doux petit rêveur est un récit dans lequel un narrateur omniscient raconte la vie d’un jeune métis vivant dans/sur une île en proie aux contradictions existentielles. Construit en trois parties, ce récit tisse un lien fondamental avec sa géographie. Cette île, symbole de l’enfermement de l’homme livré à lui-même dont l’image n’est pas loin d’un Sisyphe, témoigne d’une sorte d’exotisme de la solitude dans lequel l’homme ne peut s’échapper. Benjamin qui incarne un Crusoé dans une société moderne, et qui souffre d’un complexe d’infériorité par rapport aux autres : « L’oubli était le lot quotidien de Benjamin. Non seulement il était isolé des habitants des lointaines contrées du Nord, mais on le tenait également à l’écart de sa propre communauté » (P. 11 ). Ne seraitce parce qu’il n’avait pas connu son père ou parce qu’il est luimême confronté à une contra-
diction ambiante, géographique ou identitaire ? A travers ce récit, se jouent des analogies troublantes et des mises en abîme de la fable comme procédé narratif. Benjamin est un enfant sur qui pèse une double histoire : un bonheur illusoire comme quête de soi-même et une libération identitaire au-delà des clivages culturels et idéologiques. « Benjamin se pensait comme un peine-insulaire non seulement parce qu’il peinait à communiquer sur la Presqu’île de l’Oubli mais aussi parce que sa condition d’îlien le chagrinait. Sous prétexte que les presqu'iliens étaient reclus, personne ne leur accordait la moindre importance. Ils ne parvenaient pas à éveiller une quelconque sollicitude alors qu’ils étaient bien là dans ce que ceux d’en face appelèrent la Forteresse Vide. Les presqu'iliens étaient délaissés, des laissés-pour-compte» (P. 32).
Page 63
Ne serait-ce pas une vision rousseauiste du narrateur ? La figure maternelle, hautement symbolique dans le récit, domine la structure narrative et renvoie le lecteur à une analyse du regard vers l’enfance. Cette fable qui se mêle d’ironie, d’amour, est une autre façon de connaître l’autre en soi. Elle ne nous entraîne pas dans une géographie de la peur ou dans une élégie de la solitude, mais pose une question fondamentale : Comment habiter une île ? L’écriture et la construction narrative de Jean-François Vernay permettent de mettre en scène et de questionner l’imaginaire culturel où la superficialité est érigée en dogme. Cette écriture spontanée presque juvénile relève d'un auteur pour qui l’enfance est une quête absolue et/ou d’absolu. Un doux petit rêveur, fable surprenante, est en réalité une recherche à la fois géographique et langagière. Le récit se situe résolument dans l’héritage du roman classique, réaliste, pleine d’élégance.
Un doux petit rêveur, Vernay, JeanFrançois Editions Les 2 Encres, 70 p, Montmoreau 201 2.
Pour citer cet article Jean Watson Charles, Un doux petit rêveur : une ile au bout de la langue, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 63-64
Page 64
CrĂŠations
Catherine
L’Aïeule de déshabillée mémoire BOUDET
À Yolande de Guigné
Poétesse réunionnaise d’expression française, Catherine Boudet vit à l’île Maurice. Elle est l’auteur de cinq recueils, dont le dernier, Lave bleue [Calligraphie des silences], a remporté le Grand Prix de poésie Joseph Delteil 2012, en France. L'écriture de Catherine Boudet, qu'Ananda Devi comparait à celle d'« un moine cistercien », poursuit une démarche spirituelle caractérisée par un «cheminement dans l'exigence [b] qui ne pactise point avec le superflu », ainsi que la définit le poète africain Gabriel Okoundji.
Par jours de grand vent, elle dénattait ses longs cheveux blanchis en regardant la mer. Dans un coin de la cour une bougie brûlait, vigilance d’une Vierge bleue. L’odeur de camphre pénétrait les bois de la vieille maison qui avait vu tous les cyclones. C’est dans ce bruit de feuilles qu’elle avait tenté encore et encore de faire ressurgir le peu qu’il restait. *** Il cogne au cœur du ciel. Son ombre à l’embouchure, la part du signe. Sablonneuse en dedans, elle marche à grandes enjambées. On ne voit plus entrer la lumière. *** Dans l’épaisseur de la marée, soleils plongés dans les bassins, c’est elle. C’est elle qui colore les ravines, les épices à la bouche et le tika au front. Ensuite elle dit la flamme, dans la nuit écorchée, chair âcre de jujube. Et dans les eaux lascives du delta, c’est tout un monde ailé qui danse. La nuit comme un vaisseau volage propage son odeur de bois peint. *** Page 68
L’aïeule qui se meurt, un livre refermé à la lisière des continents. Ce chant trop rouge, l’aïeule défaisant ses longues nattes blanches. Cet océan trop large, le chant silencieux de l’aïeule sépare les entrailles. Au chevet de l’aïeule on murmure des mots de corail blanc. Sur la fraîcheur des nattes on retient un instant le souffle voyageur. Et dans les oratoires on attend que ruisselle en une pluie canine la clémence d’un dieu aux yeux fardés de bleu. Nul ne sait quand l’aïeule est partie. A l’entrée de chaque temple, morceaux d’enfance, ce collier bleu de troupeaux au cou de la ville. *** Quels plis, quels replis, quelles respirations vous enlisent, vous soleil vert encordé à ce bout d’île, ce châtiment fait terre ? Et quelle fleur a surgi ? Le lys bleu tatoué sur l’épaule, la paupière durcie, quelle danse a zébré les mémoires dans l’étendue marronne ? *** Dans la nuit noire je la tiens serrée contre moi, je lui fais visiter ma chambre et mes nombreux royaumes. Elle me retient un peu plus loin et elle me dit, les ingrats, les enfants sont comme ça, ils sucent votre lait, puis un jour, il suffit d’un voyage ou d’une ritournelle. Etait-ce à ce point le lait amer du papayer ? Page 69
Quant à cet homme, cet homme qui a pesé sur mon corps, plus lourd que le tronc d’un manguier, cet homme-là j’attends son dernier souffle, là-bas de l’autre côté de la ravine, cet homme-là qui fait encore trembler ma main contre le métal froid de la lame. *** Si je n’ai pas bu le poison qu’elle me tend tous les soirs, c’est que j’ai encore du travail en-bas de ce soleil-ci. Je la prends sur mon sein pour l’amadouer et je la berce jusqu’à ce qu’elle s’endorme et que sa fiole de poison tombe à terre et se brise. Ce sont ces éclats de verre qui brillent dans le soleil de midi. Tous les soirs je leur parle, mais ils ne me répondent jamais. Tous les soirs à l’heure des informations, je mets ma robe la mieux brodée et mon parfum de géranium, et je m’assieds, je les écoute. Je connais chacun de leurs gestes, mais ils ne me voient pas. Je suis prisonnière ici. Je suis prisonnière d’eux, de cette vieille case cariatée qui a tenu tous les cyclones et qui s’écroulera sur moi. Ils tournent comme des requins dans la passe, j’entends leurs battements d’ailes de pagangues, de grands rapaces, la nuit au fond des bois. ***
Page 70
La nuit, quand je revêts ma peau de soucougnan et que je refais le chemin qui me sépare de lui. Je le regarde endormi, le vieil homme qu’il est devenu. Oh, je ne partirai pas avant toi, je sais pour qui tu mettais tout ce parfum et ton plus beau chapeau. Je sais que même le tronc du manguier emportent les cyclones. Et je sais à cet instant que mes ailes noires te font peur, même si tu ne me reconnais pas. *** Ce silence-là quand on a éteint l’huile des lampes, ce bonheur fracturé. Dehors la pluie farine, ce silence-là grandit dans l’épaisseur de sa prunelle. Nonlieu de nos têtes-à-têtes, l’ingrate au petit corps de moineau, venue et repartie avec ses valises. L’enfant étrangère venue de là-bas, avec sa peau de lait qui n’avait jamais vu le soleil. Elle, c’était le début des rêves dans la cage de bois. Je lisais des choses effroyables dans les marcs de café qui ne la décourageaient pas. C’est sur ce monde disparu que je voulais l’asseoir, sur ce trône de misère encore debout par la fierté de nos ancêtres. Mais comme tous les autres je savais bien qu’elle finirait par me trahir.
Page 71
Chaque matin quand elle part, ce sont tous mes papillons qui s’envolent. Elle dit qu’elle va à la grand-ville mais je sais bien que c’est faux, je sais que toujours on m’abandonne, et que ce soir quand elle rentrera il fera nuit et je garderai mon visage tourné vers le mur, et elle aura beau cogner, je resterai plus glaciale que toute l’eau des glaciers. *** J’ai écrit des centaines de lettres. Nul n’a répondu. Mes champs noircis. Et le géranium qui ne rapporte plus. Tu es celui qui vient la nuit manger la porte de mes rêves, qui vient m’offrir sur un plateau ces visions calcinées. *** Dans l’épaisseur du chant éteint, dans l’éblouissement des soleils fixes, c’est tout un monde qui tourne sur lui-même. Un collier bleu de troupeaux pour la ville élargie, un grand froid sur les nuques, un excès d’ombre pour l’écorchée mémoire.
Pour citer ce texte :
Catherine BOUDET
Catherine BOUDET, L’Aïeule de déshabillée mémoire, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 68-72.
Page 72
Guillemette
Plage nette De GRISSAC
Guillemette de Grissac, née à Paris en 1 946, est auteure de nombreuses nouvelles publiées dans des revues comme, Harfang, Brèves, L'atelier d'écriture Ltée... A la Réunion où elle vit, elle anime des ateliers d'écriture. Elle est prix des Editions Grand Océan pour son livre Inventerres , journal de l'île-Poème.
Il aime venir s’asseoir sur la plage. Sous un arbre tordu, au feuillage maigre et léger, filao peut-être, ou tamaris qui donne une ombre familière, parmi les pierres dures déposées sur le sable. C’est près de chez lui. C’est sa distraction, comme il se dit. Il est seul. Il regarde la mer. Grise, parfois livrée aux soubresauts de l’écorce terrestre, vide, lumi-neuse. Il jouit du calme, il aime les vagues. Jamais il ne se lasse de leur mouvement d’animal tenu en laisse, imprévisible et têtu. De leur chant qu’il a entendu toute sa vie. On a tenté de le faire partir. La santé, la sécurité, pour son bien. Jamais. Il n’y a plus de chiens sur la plage. Ni d’oiseaux. Mais des coquillages, formes parfaites, parures brisées, du varech à l’odeur de sel et de pourriture. De vaillants petits crabes aux pinces démesurées. Et la ligne d’horizon qui le fascine. Ce jour-là, il les entend de loin, des cris. Ils sont à quelques centaines de mètres de lui. Ils bougent. Ils jouent. Ce sont des garçons, autour d’un ballon. Ils se sont rapprochés. Comme il aimerait jouer avec eux. Il les salue de loin.
Page 74
C’est la pause. Ils boivent des sodas. Indifférents. Il ne peut s’empêcher d’envier leurs corps lestes. Le lendemain, il fait quelques pas sur la plage. Ils ont laissé un ballon crevé, leurs canettes vides. Il médite sur ces traces de la vie, sur le vide qui est le sien, sur le temps. Et puis comme il n’y a pas loin pour porter les déchets au container, il y jette le ballon et les canettes. Quelques jours plus tard, ils sont revenus. Ils ne jouent pas. Ils parlent entre eux. Fort. Il ne comprend pas ce qu’ils disent. Il en est triste, mais un salut de la main vaut bien un discours. Il le leur adresse. Eux, ils ne le voient pas. Quand ils sont partis, il ramasse les bouteilles en plastique, les papiers des sandwiches. Il médite sur les habitudes, les changements. Il s’efforce de penser aux jeunes gens comme s’ils étaient ses enfants. Il sourit. Désormais, il les attend. Il est moins attentif aux mouvements des vagues, au froissement de l’écume et à la course des nuages au-dessus de l’horizon. Il observe les jeunes gens, quand ils sont là, ce qui n’est guère prévisible. Pas d’horaires. Pas vraiment de rituel. Désœuvrés. Ils portent leur jeunesse comme on porte machinalement un objet sans prix. Lui, il se dit, il connait la valeur de la peau fraîche et des muscles tendus. Et puis il hausse les épaules. A-til des leçons à donner à qui que ce soit ? C’est un peu son occupation maintenant. Il guette leur présence. Page 75
Et puis il attend leur départ. Ensuite il ramasse, puis il jette les canettes, les plastiques, les boîtes dans le container. Combien sont-ils ? C’est variable. Trois, quatre, davantage peut-être certains jours. Maintenant ils le saluent d’un geste de la tête. Une autre fois quelques mots. C’est l’intonation qui donne le sens, des paroles standard. Il se dit qu’il ne s’est jamais intéressé à personne autant qu’à ces inconnus. Il n’observe plus les laisses de mer mais les débris que les jeunes gens laissent après chaque passage. Avec une irritation où se mêle de la tendresse. Les cigarettes consumées, du verre cassé, des cartons, quelques chiffons. Est-il temps encore de parler d’incivilité, de faire la morale ? A quoi bon ? Ils n’ont plus ramené de ballon. Ils portent des shorts ou des caleçons, rien de plus, mais ne s’approchent pas de l’eau. Leurs corps à demi-nus sont lisses et sans retenue. La candeur des corps le trouble. Parfois ils s’agitent, leurs mains brassent l’air, tandis que les voix forcissent. Des voix rauques, coléreuses, qui contrastent avec les courbes un peu molles des corps. Puis c’est le retour au calme. Ils fument sans bruit. Une fois, ils sont venus la nuit. Lui, il ne sort jamais après le coucher du soleil. Il ne les a pas entendus, sa cabane est trop loin du rivage.
Page 76
Au matin, il ramasse les canettes de bière, les bouteilles de vin, les fiasques d’alcool. Des cadavres, comme il disait autrefois, après la soirée entre amis. Il envoie promener ses souvenirs et ses jugements. Il lisse avec ses pieds le sable piétiné, les crabes écrasés, pinces arrachées. Ils se demandent s’ils ont chanté. S’ils connaissent des chansons. Un jour ils arrivent avec deux cannes à pêche. Il observe de loin leur façon de lancer la ligne. Sans vigueur. Il les entend rire. Il est content pour eux. Le lendemain, parmi les bouteilles et les sacs plastique, il ramasse sur le sable quelques poissons morts. Certains ont les yeux éclatés, le corps déchiré. Tués à coup de pieds, à coups de pierres. Il lisse le sable où luisent encore des écailles. On ne sait pas ce qui est arrivé. Il n’y a jamais personne d’habitude sur cette plage. Plus personne ne vient jusque là, même pas le service de ramassage des ordures. Personne ne s’aventure plus dans la zone condamnée. II y a juste un vieux qui a sa cabane à deux cents mètres du rivage. On a retrouvé son cadavre sur le sable.
Pour citer ce texte :
Guillemette DE GRISSAC
Guillemette de Grissac, Plage nette, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 74-77.
Page 77
Antoine Hubert
Versets de profession de foib
LOUIS
Antoine Hubert Louis, journaliste et finissant en Sociologie à l’Université d’État d’Haïti, est auteur de Sève d’amantes, publié en France et présenté au Salon du livre de Paris en mars 2009 par Le Chasseur Abstrait. Chair du monde, La case vide (prose) et Itinéraire] (prose) sont ses trois principaux textes à paraîtreb
Femmes nues, ce n’est pas que je ne peux pas vous résister mais, j’ai si grand besoin de me sentir exister par tous mes sens exaltés ! Et, que cela soit dit sans ambages ni détour : « Que ce soit l’art, la littérature, l’écriture, la science ou ta nudité qui me procure cette sensation si vitale à ma respiration d’alpages, je m’en fous. Enfant prodigue de mon état, je me contente de boire à même la source, à grandes rasades ! Côté femme, je suis fidèle comme un chien, tant que la relation ne perd pas sa magie, son intensité, sa passion ou ses offrandes d’exultation »b Bref ! Femme nue, ce n'est pas du tout toi que j'aime jusqu’à épuisement c'est plutôt la vie dont tu es source vive! Tant pis si, de mon lieu de rapts et de piraterie, c'est toi qui tiens lieu de ce par quoi j'étanche mon inextinguible soif de mordre à pleines dents dans la chair du monde...
Antoine Hubert LOUIS
Pour citer ce texte :
(Extrait de Chair du monde)
Antoine Hubert LOUIS, Versets de profession de foi..., Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , page 79. Page 79
Suzanne
Œdipienne prosopopée insulaire Dracius
À Aimé Césaire et Osman Dracius, in memoriam
Professeur de lettres classiques (français, latin, grec), à l’issue de ses études au lycée Marie-Curie de Sceaux et à la Sorbonne, Suzanne Dracius a enseigné à Paris, puis à l’Université AntillesGuyane et aux États-Unis à l’Université de Géorgie et à l’Université de l'Ohio en tant que visiting professor. Suzanne Dracius se définit par le mot créole « kalazaza » qui désigne « un métis de blanc et de noir à la peau et aux cheveux clairs ».
Mon corps d’Île au Vent porte deux pères Qui, de la peau de ma terre, leurs pieds retirèrent. Le premier est Aimé Césaire, l’autre non moins aimé : L’un, sur négritude orbe ouverte, Urbi et Orbi, Le second, aveugle comme l’aède Homère. En mon oedipienne viduité, sans chocolater mon corps Je serre leurs corps à tâtons. Abolissant ma matricielle vacuité, l’un caresse ma roche « Femme couchée » Aux tétons vers ma nue pointés En hommage aux mânes de Breton, L’autre fend mes larmes et mes lames marigotines Et les moiteurs de mes mangroves Sur mes bretonnantes déchirades et désirades. Je les sens en mes rades revenus, en mon volcanique giron, Éros enlaçant Thanatos. Quel panthéon sied mieux au postmoderne humanisme Que mon humus caraïbe habité de l’omniprésence de divinités africaines Et de bienveillances indiennes à plumes ou sans plumes ? Je me ressouviens de ces vies, Et du règne d’un haut mal où je n’étais qu’un bien,
Page 81
Et d’un antan pas si lointain où je n’étais que ventre ouvert. À l’amazone calazaza chevauchant par mots et par maux Au mitan des silves étrangères, moi, l’Île aux Femmes, j’offre pour tutélaire monture L'ancestral, l’immémorial Cheval à trois pattes cavalcadant : En bas de la terre, pas de chevaux de bois ! Sous terre, fini le plaisir ! De ses deux pères en allés, moi, leur pays natal, Sans chocolater mon petit corps J'étreins les corps en mon corps d’île. En ma déhiscence je décharge, de ce satané chien fer, le joui de sacré chien médium en tutélaire érection : Hédoniste monstre du Loch Ness versus chien fer. Hic et nunc je me ressouviens de ces vies où je n’avais rien, de ces vits qui me violentaient, Ma chair pantelante sous le cal De ce qu’ils crièrent esclavage, Moi, Madinina, l’Île aux Femmes, Matinino, Martinique, Mais marronne, voluptueusement, Créolisée mais congo, mouillée de vagues mais Trublionne en mes exubérantes toisons. Ad vitam aeternam je jouis de forniquer à ma guise Avec latin, français, créole, ad libitum. Ainsi, en mes paroles d’île, en ma salsa polyglotte de Sueur, de sucre et de sang, moi, île à sucre, par mes Mots je doucis les maux de la doublement orpheline. Page 82
Mon corps d’Île au Vent porte deux pères car voici que deux s’en allèrent, tels deux compères, Voilà maintenant cent ans mille ans, coup sur coup — et les coups furent rudes. Complices, leurs pieds ils retirèrent de sur ma terre. Le premier est Aimé Césaire, l’autre non moins aimé : son père. Elle qui perdit son vrai père tandis que décédait Césaire, Des deux la calazaza est héritière : de l’un que vous ne connaissez pas, De l’autre, père spirituel, connu et reconnu mais que l’on ne connaît guère, Même si on l’étudia naguère pour le Bac avant mise au ban Par l’intrigue ou la fourberie de quelque comédie française, sous quelque fallacieux prétexte, Même si la Maison de Molière en son répertoire daigne l’inclure. Abolissant l’antérieure vanitas vanitatum — vanité des vanités, Songeant à l’oncle Michel qui partit en dissidence, Voguant au secours de Manman France Sur frêle gommier bravant le canal de la Dominique. On voulut ôter de mon sein le plus célèbre pour l’inhumer au Panthéon, temple de tous les dieux dans la langue de la Grèce antique. Page 83
À la calazaza au mitan des silves étrangères J’offre, de ce satané chien-fer, de faire un sacré chien médium : Lui faire don d’un carpe diem ! Hic et nunc je me ressouviens de ces vies où je n’avais rien, De ce haut mal royal par lequel je n’étais que meuble, Ma chair s’étiolant sous les liens de ce qu’ils nommèrent esclavage, Moi, Madinina, l’Île aux Femmes, Matinino, Martinique par chrétien baptême mais marronne, résolument, Créolisée mais congo, civilisée mais trublionne, Ad vitam aeternam je parle latin, français ou créole à ma guise. Ainsi, en ma prosopopée, mes paroles d’île, d’île à sucre, En ma salsa polyglotte par mes mots je doucis les maux de la doublement orpheline.
Pour citer ce texte : Suzanne DRACIUS, Oedipienne prosopopée insulaire, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 81 -84.
Page 84
Jeudi
Miroirs Inéma
Affecté à la section culturelle de la Télévision Nationale d"Haïti comme journaliste-reporter, Jeudinema a fait des études de Droit et d’Interprétariat. Poète, coordonnateur du Club Signet, membre de l'Atelier Jeudi Soir, Ses textes sont publiés dans les colonnes du nouvelliste via l'initiative collective de la revue Cahiers du Jeudi Soir.
1 er Miroir Lentement le rêve se défait Avec tant de magie dans les gestes De profil L’homme s’observe Multiplication de chutes navrées Vite il capture le vide Devient vite vide Crevée de faim la foule se mord Se mange Fait place large aux cadavres Qui se disputent nos âges et âmes À l’horizon, un albinos escorté de rayons Me demande naïvement À quelle époque on prend une bille cassée pour des yeux mal placés
Page 86
2eme Miroir
Du haut de la nuit stérile Le ciel met bas un morceau de miroir entouré de gouttes d’eau Qui me lavent de travers Bel exil d’épopée Confortable dans mon âge De futur en futur je voyage Horizon somnambule Tremblant comme le rêve La tête dans la poche A l’heure d’ombres étranglées Que chantera midi Sinon la vie au verso de la mort Chanson d’absence Eclaboussée de rêves immortels Je résume la bataille En deux canons A l’effigie des seins Rognant mes doigts
Pour citer ces textes :
Jeudi Inéma, Miroirs, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 86-87. Page 87
Jacques Adler
La demande en mariage Jean Pierre
Jacques Adler Jean Pierre est né à Jacmel. Poète, journaliste culturel, sculpteur-récupérateur, Il anime depuis 2009 un magazine culturel (Pluriel) sur les ondes de la Radio Caraïbes. Des mots pour mourir après l'amour est son premier recueil, paru en Haïti aux Editions Bas de Page en 201 0.
Par des fragments de nuit En quête de sommeil J’ai appris à dessiner des îles Dans ta chambre. Nous étions deux Dans les roucoulements des pigeons Le bruit de nos baisers Faisait peur aux bords de la piscine Et le poids de nos corps Frissonnait les arbres. C’était à PASKET Les cocotiers dénonçaient Par la grande brise L’accouplement de nos souffles. De peur d’oublier ma voix Sous l’olivier J’ai semé des poèmes sous ton lit Mais A quel piano le soleil demandera A l’aveugle de brûler sa partition Sinon qu’à la hauteur de tes hurlements.
Pour citer ce texte :
Jacques Adler Jean Pierre, La demande en mariage, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , page 89 Page 89
Coutechève Lavoie
De la main des dieux... Aupont
Coutechève Lavoie Aupont est né à Mirebalais , le 1 6 Octobre 1 982. Poète, Diseur, Comédien, Nouvelliste, il écrit en créole et en français et anime des ateliers de théâtre et d’écriture pour jeunes à Port-au-Prince.
Je veux des vagues de sel Des reins secoués des seins mouillés au feu D'un vin noirci Et des kilomètres de soleil Je veux des coquillages arrêtés aux creux des sources J'en veux aux cieux de ta sueur nomade Les fruits en crue de ton sexe de tes nuits éteintes
Page 91
Je ne veux rien de la main des hommes De la main des dieux Je veux de quoi faire un miracle De quoi te faire un déluge éternel En quarante nuits Je veux couler en toi Comme un torrent de lumières aveugles Je veux germer en toi Et réinventer le signe de ton orgasme Son nom sa substance son charme Je veux emprisonner toutes les rumeurs Les douleurs et les abeilles dans les nœuds de ton cri Je ne veux rien de la main des hommes de la main des dieux Je veux de quoi t’en faire un miracle.
Pour citer ce texte :
Coutechève Lavoie Aupont, De la main des dieux, Revue Legs et Littérature, 201 3│ no 1 , pages 91 -92
Page 92
Librairies et Editions
Parus aux Editions Ruptures
« Je sais pourtant combien il est difficile d’être Poète. » C’est sur ces mots que le poète exprime le mal être, ses souvenirs qui tendent á devenir un acte de sensibilité, qui nous parle et qui fait parler notre être – peut être au delà de la réalité. L’œuvre est á la fois un journal intime et un rapport avec le temps, tour à tour absurde .Ces poèmes d’une grande facture et d’une simplicité, renouent avec la tradition un peu perdue de la poésie mystique et contemplative.
Editions Ruptures, 201 2
ISBN : 978-061 5634234 Library of Congress: 201 2907403 Pages: 1 08 Dans son dernier ouvrage, Jean Watson Charles creuse courageusement une veine intérieure unique et grave. Le thème le plus récurrent est sans conteste celui de la mer, cette mer qui baigne son pays et sa poésie, une mer que le cœur, le corps et les yeux de l’aimée viennent habiller d'humanité. La mer, omniprésente en Haïti, est vraiment ce miroir de l'âme que le poète ne cesse d'interroger pour faire sens de sa présence au monde.
Arnaud Delcorte
Extrait de la préface ISBN : 978-061 56581 31
Page 95
Parus aux Editions Bas de Page
Sezon malè représente un discours poétique d’un professeur d’université sur la réalité de son pays et sur les catastrophes naturelles, politiques et humaines qu’à vécues Haïti. De la dictature au « Goudougoudou », tout est prétexte au texte pour annoncer cette saison macabre. Dans un style raffiné et rare, Guy Ménard nous promène dans les rues de Port-au-Prince sans masques et sans partis pris.
Webert Charles
ISBN : 978-99935-7-220-6 Pages : 66 A travers le dernier recueil de poèmes d'André Fouad Souf Douvanjou, paru en 201 2 aux Editions Bas de Page, l'auteur explore le territoire réel de l'homme et tente de dresser un inventaire de ce qui caratérise un vécu ancré entre réalité et rêve. Dans ce livre, le poète dépouille le rêve des scories du réel. Un réel effrité invitant à créer l'indicible.
Note de l'éditeur
ISBN : 978-99935-7-222-0 Pages : 44
Page 96
Ailleurs et en Librairie
Rêves errants est un cri d'angoisse contre la bêtise humaine, la peur de l'oubli et l'indifférence du monde. Mais c'est aussi un hommage à l'espoir déchiré et la ville à (ré)inventer, à la nuit réconfortante pleine d'espérances et de lumières et au jour qui refuse de poindre. Une pause pour scinder le temps et habiter le rêve.
Note de l'éditeur.
ISBN : 978-2-2-332-51 023-5 Prix en librairie : 1 3, 30 Euros Pages : 78 Au fil des pages, les deux écrivains (Webert Charles et Denise Bernhardt) s'asseyeront à résoudre tant leur propre énigme que celle plus complexe de nos différences dirait Senghor. Pour cela, ils s'appuient sur des mots qui rejoignent distance et océans, aux entités ravageuses ou non... [...] Deux belles voix réunies pour "se" et "nous" séduire...
Jeannine Dion-Guérin
ISBN : 978-2-84846-1 08-3 Prix en librairie : 1 2 Euros Pages : 70
Page 97
Nos rédacteurs : Webert Charles , né à Port-au-Prince, est poète, nouvelliste et animateur d'ateliers d'écriture pour écoliers. Il est l'auteur de Pour que la terre s'en souvienne (Ed. Bas de page, 201 0, avec Jean Watson Charles), Que l'espérance demeure (Le Vert Galant Editeur, Paris, 201 2, avec Denise Bernhardt).
Dieulermesson Petit Frère est né en Haïti.
Après des études de Lettres Modernes à l’Ecole Normale Supérieure de son pays, il a décroché un diplôme en Sciences du Langage et de la Communication de l’Université de Rouen et une maitrise en Lettres de l’Université des Antilles et de la Guyane. Il est Lauréat du Prix Radio Nationale d’Haïti de la Nouvelle en 2004. Né à la Croix des Bouquets (Haïti), Poète et écrivain, Jean Watson Charles à fait des études de Lettres Modernes à l’Ecole Normale Supérieure et de sociologie à la faculté d’Ethnologie de Port-au-Prince. Il est l'auteur de trois recueils de poèmes : Pour que la terre s'en souvienne, Lenglensou et Plus loin qu'ailleurs. Il vit en France.
James Pubien est né à Port-au-Prince. Il est poète, membre de l'Association Poète à Paris et responsable des Edtions Bas de Page (Haïti). Son premier recueil de poèmes Atelier est paru en 201 0 aux Editions Bas de Page. Page 98