Vivre dangereusement… jusqu'au bout

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VIVRE DANGEREUSEMENT... JUSQU'AU BOUT sous la direction de BENOÎT MAIRE avec la participation de

Florence Ostende, Émilie Renard, Pierre Bal­Blanc,

Louise Hervé & Chloé Maillet, Emmanuel Pehau, Ariane Michel, Hugues Decointet, Apichatpong Weerasethakul,

Alex Cecchetti, Dominique Gonzalez­Foerster. éditions cercle d'art



Vivre dangereusement‌ jusqu'au bout


Vivre dangereusement… jusqu'au bout sommaire introduction........................................................................p.6 par Benoît Maire

et fi de l'image-concept................. p.13 Le Pavillon, laboratoire de création du Palais de Tokyo 13 avenue du président Wilson, 75116 Paris www.palaisdetokyo.com Le Pavillon bénéficie du soutien permanent du Ministère de la Culture et de la Communication, des Amis du Palis de Tokyo ainsi que du partenariat avec l’École nationale supérieure d’arts de Cergy.

Notes d'un visiteur d'exposition....................................... p.15 par Florence Ostende

Disjunctive script.............................................................. p.37 Interview de Pierre Bal-Blanc par Emilie Renard

La performance de Prosper Enfantin................................ p.69 Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article L.122-5

par Louise Hervé et Chloé Maillet

d’une part, que « les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et d’autre part, sous réserve que soient indiqués clairement l’auteur et la source, « les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’ouvrage auquel elles sont incorporées », toute reproduction intégrale ou partielle, toute traduction adaptation ou transformation opérée sans le consentement des auteurs ou de leurs ayants droit est interdite. Il en va de même des reproductions et enregistrements opérés sur supports numériques ainsi que de leur diffusion notamment par hébergement sur un site accessible par Internet. Ces infractions constituent les délits prévus et réprimés par les dispositions de l’article L.335 – 3 du Code de la propriété intellectuelle.

sur quelques bords de l'image mouvement................. p.103 Images de la création (philosophie et cinéma)................ p.105 par Emmanuel Pehau

la Ligne du dessus.............. pp. 16, 48, 80, 112, 144, 176 et 216 par Ariane Michel

(image réserve).................................................................. p.125 The law of 11 March, 1957, authorizing only, in the terms put forth in subparagraphs 2 and 3 of article 41, on the one hand, “copying and reproduction strictly reserved for the private use of the copying party and not destined for any collective usage”, and on the other hand, that any analysis or short quotation, for the purposes of example or illustration, “any representation or reproduction, complete or partial, made without the consent of the editor or his representatives, will be considered a violation of this law (subparagraph article 40). Said representation or reproduction, by whatever means, constitues a violation sanctioned by articles 425 and following of the Penal Code. © 2011 Palais de Tokyo / Éditions Cercle d’Art, Paris

par Hugues Decointet

vivre dangeureusement… jusqu'au bout.............................. p.157 towards a cave at 3 pm.................................................. p.159 Interview d’Apichatpong Weerasethakul par Benoît Maire

L'oggetto.......................................................................... p.175 par Alex Cecchetti

Le cinéma comme une langue étrangère.......................... p.193 par Dominique Gonzalez-Foerster ISBN : 978 2 7022 0940 0


vivre dangereusement…

portrait es des artist en bergers e je vous

qu : … Mais, ce ? a  t du ciném quand raconte, c’es c’est avant, ste : Non ly na ha le psyc néma. ce sera du ci on aura fini à dire. r du st ’e où fille : C la jeune ait un temps av : Il y res nalyste oi st hi s de le psycha ent se racontai res comles hommes is les histoi pu et s, ue tique du li po cosmologiq ies, et une fin nt so il y a se munes e. Ensuite pris la plac des a et io ar du vi én di sc in ment sur l’ re es nt iv ce at re eu un ent norm comportem de on rs és it pe al s od on m ées aux rais tu ti bs su se sont tion… je vous nelles de l’ac pour ça que e : C’est ll fi e la jeun ntenant, je parle. : Alors, mai nalyste impression l’ le psycha t en On a souv s. pa is sa re ne histoi . la fin d’une livre : d’être après dans ce tervient e qui in xtes, st te ti e ar (d un mécaniques s de s cits ai ré Je conn à côté des i se trouvent ne qu ) je es t, ag an im av d’ ès, oniques. Apr forts, hégém : (en nalyste sais plus. le psycha fille et à voir s le el la jeune ton mécaniques chœur) Ces e Histoire ? un d’ vre : Une avec la fin dans ce li tervient in e la e qui st ti ns ar un Je pe e qu re peut-être. pour e èl od m petite histoi de ir re peut serv objectifs, petite histoi ocessus plus pr s de e dr propre on m compren de en à partir bi e ns pe je corps. fille la jeune

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portrait ists of the arterds as sheph you,

I’m telling … but, what ma? lieve, is it cine t that is it make be this is the bi o, N : t ys al cinhoan be ill w it the psyc n we’re done he w , re fo be comes ema. y. ’s hard to sa g girl: It e when the youn re was a tim he T : t ys al an ho ogical ol yc ps sm e co th each other ll te to came ed es men us ed narrativ en these shar th ics of d lit an po s, a le ta ed by d were replac e the fom ca be to an end an al du n the indivi behaviour scenario. The ative modes of rm no d an n cus agai for action… onal reasons talk replaced pers I come and hy w s t’ ha g girl: T the youn re. You to you. w, I’m not su yst: So, no al the an ho the psyc u come after impression yo e th t ge n te of . ory somehow ow book: I kn end of the st rt in this pa a s ay set e who pl ar st ti at ar th an ages) (of texts or im . After, es iv at mechanisms rr na , hegemonic next to strong e. know anymor t (in n’ do analyst: before, I e psycho th d an do g girl to un ve yo ha e th nisms these mecha chorus) Do of a History? book: The with the end rt in this plays a pa o wh the footk in an artist th I . story maybe hi of el for s te m no foot e as a od ory can serv s, as se es oc pr notes of hist e iv g more object in nd ta rs . de un n body k from my ow indeed I thin g girl: the youn

jusqu’au bout

e : einte, marqu prunt, empr », em ut e, bo tr au ti u’ e L sq sement… ju eu , er se ng ri rp da « vivre sième su est la troi t , ce le fil de e le un ib je ss ve rt u re , po que l’on m ar qu e, ou on garde et l’ e qu e ll ce tissée e ; ag re vr tu ou uver sur la co es l’ont tr ti contrecolle ux de relié. Mais ant que l’on de ce livre entames, av , ux de é, cinéphi­lique précéd n io cette évocat un à d’ , là ré te ti rê , ar dale rit, un scan e de ce un bout éc ma, le titr né ci de e m m et en ra ût og ao ot ph t, en rs plus avan t donan ul vo carton. Alo , 09 20 de l’année e sorte de sep­tembre forme d’un la e ag vr ou un objet s pa ner à l’ nc do ’il ne soit qu l, tonomie ue au an m t son ique, claman soit un l ’i qu isolé, artist ôt ut ue, mais pl iq e que at tr cr to au is ar autre, d’une chose erait gn pa m objet à côté co ac objet qui l’ un e son e, m êm m m co ilu chose enant cette nc au do is ea en somme, pr ng so e ; quand je ais flâneur objet d’étud rêverie, j’ét de ps m te , comme ue iq manuel, ct au côté dida is ique na te je di et cette dact raste, mais t où, oi dr en l’ pour un cont à e être poussé prise sur se devait d’ ment d’em ve ou m n so précisé, le el bien que e, iste, sa pris rs pe t limite je la ob cet délire, à le, dérape, e des ur es m à ment, défail et ble. Au fur si li veus ou pl m it le ne so vrage, les de cet ou revue e tt ce titres possib ou , ci jet, ce livremanière ment de l’ob ée et d’une is éc pr t es and on qu t, disons, s’ an est, mainten e ll ’e donc, qu ce e tell délivran heure de sa t de or pp ra la livre, à l’ en jet pensif ob d’ ’elle e rt qu e so une ose autr avec cette ch . Car es st ti ar sympathie s de le cinéma revue. interpelle : jet de cette ob l’ e m m l’imagede i ainsi se no e : « Et ph tr ti r ndre ie em en Le pr double te i joue sur le abet ph al l’ de concept », qu nième lettre -u er et tgn si ng vi dé de la esprit t dans mon u’il (q an ac L grec, pouvai ez t majeur ch ) et dans le signifian l écrit « » ’i qu et » hi éfiance m e un nomme « P r ment exerce ve ou lorsm e m le mêm ept com e l’image-conc ces de fi « : e vis-à-vis de vieille Franc en Je t . di e) on pl que l’ ar exem a bru ! » (p à x eu ci da au manières, m par ce titre nc t do ar l’ s ai de cherch la lignée vrage dans en t ém is éc pr placer l’ou en t , au m om chant co nc ep tu el détourner sa en s’ it ra ur qu’il po r on eu l’ aj m où signifiant le la r la ce pa é malgr lement encore. Éga tre te au en un és à pr » re er « image ll co ns de da s re maniè ret, j’avai un petit ti r pa e rm te

erk: “live dang , imprint, mar is the , rl gi g The title, loan un yo l the end”, opening ously… unti se, mark, or ri rp su le ib to pred de ci third poss de the one we k; or w of this is r th ve for the co minate onto h two it w g in serve and la ay pl ok. We were bo d ses, es un gr bo in hclot possible ilities, two this e, tl ti is th other possib h it ng to stay w ction, a before decidi a written se e, nc re fe re ogram, ot ph ic cinephilic at m n from a cine aw dr on, in l, r te da scan rd. So la of this title ca d the te an w I the heading as , ptember 2009 Se , so d ok an t bo us Aug kind hand esent like a obic st ti ar , project to pr ed t be an isolat n’ y, ld m ou no w to it that cratic au ing its aristo other an to ed ject, proclaim os object juxtap self, an object but rather an other than it ng hi et king thing, som it as were, ta company it ac ren ld he ou w w that study; so its object of was I , ils ta en this thing as ok hat a handbo ctic side flecting on w and the dida , ur ne flâ a st, but ra nt co musing like as a kind of e, m to point d e re th matte shed to s had to be pu this er ov cy this didactic its ascendan gh ld ou th ou w al , , where , however ted, its hold ulor , ils ra e object persis f th er, slip, go of tles for precisely falt adable. As ti re be to e ent of em ov m timately ceas e d went, th an e m ca l let’s k or na this w ok, or jour e present bo way a ch su in the object, th precise and e or m libe m of ca say, be ase, its hour w, on its rele in a ct je ob e that it is no iv pens is, a sort of ‘other’ eration that ip with this sh on ti la re ic tists. et ar th of pa a m m sy tes: the cine la el rp ent te es in pr thing it ject of the this is the ob , ed de in r Fo ept”, journal. l’image-conc e: “Et phi de tl enti tw st e fir th of he T re uble entend do d e ul th co , on a play alphabet of the Greek aer m tt le ’s t an rs ac -fi L ty ate ctive design rites in my perspe “Phi” and w lls ca he t ha (t diser te ifi ea gn cr si t r jo emen the same mov when as e, ag “ ”) and in im ts the concep of trust vis-à-vi ’, the France ‘Old France in m ai bru !”, a m s, you excl re iè an “fi de ces m your ways, yesteryears, e on you and am Sh (“ e pl ring title da is for exam th h it law!”). So w n-i er adition tr ht e ug da k in th place the wor e could w t in I sought to po ry art, at the ve al tu realisep so nc al co of , while r backs on it s to be. ue in nt be turning ou co it ajor signifier e” to ing what a m e term “imag adhering th by r, to elicit d pe Moreove ho I , via a hyphen t a another term , or at leas with Deleuze on ti of dind ki e th a connec is is eaking. So th t in, and I manner of sp ke the projec ta to d te an w rection I 7


vivre dangereusement…

leusouvenir de d’évoquer un rler. pa de re l’intention iè an s oins une m el je pensai zien, au m ce dans lequ pa es l’ alors nc s ai rl pa Voilà do en j’ t ouvrage et ard ainsi orienter ce , Emilie Ren de en st O e et. Avec ll ai M à Florenc oé Hervé et Chl e is texte ou un L d’ ’à qu nvenu us avons co autour it ra Florence no le cu qui s’arti . d’exposition de critique du cinéma on ti ques es ri éo th s de la qu on ti vite les ques caduques Mais assez ont semblé us no t je su créatrice t es liées à ce i qu e Ostende, atifs nc re lo F rf et ents pe orm ns, d’événem posiex s de d’expo­sitio ue iq dinaire crit ici une et qui d’or es, a trouvé vu re s de so uffl e i qu tions dans ix ix , un e vo vo e bras, èm r si tr oi prend pa le ure plus bas, perus pl re ou qui murm tu ri e. Cette éc id rre gu na t, , ui et cond un carn mme celle d’ ière em pr la sonnelle, co à s d’exposition atière à des des visites nte cette m ro nf co et isant part fa personne s sis d’auteur oi ur. ch ts ai extr é de spectate leur intimit rdant ga re en également de e livr tre dans le ard, qui Ainsi on en Emilie Ren s ui P e. ur ique et it cr par la serr de n travail so r pa elles e og ct interr és stru ur les modalit ges na on rs pe de curateur x fiction et au la à es, s in ur ra co du re contempo rmes d’art rre ie P de w ie dans les fo terv tée d’une in nceptuels s’est acquit des films co t je su au le a aussi el e, Bal-Blanc . De coutum as el am L avail id de Dav ssible du tr e pensée po d’un en oy m articulé un ntin par le ge ar e ien st et ti tr de l’ar ure l’en ge qui struct ici e ci er m re titre à rallon rre, que l’on ie P n nfi ec E av . é réalis son temps oir donné de re av iè us em no pr ur e tt po ce couronner ont et phi, pour Louise Hervé et et ll ai M oé tre hl en C t , or ie rt pp pa xion sur le ra fle ré nt e do un t é propos , rappor ce et le film an on ti m es or rf qu pe la la t. Sur l se nour ri trace, leur travai nc, film de la do , if at m or rf tion pe fic e m un fil e du gagé film, s’est en n, ou les ti an ou trace du nf E er ce de Prosp ouvé La Performan un film retr ns, script d’ ie on m ace, en tr la saints si de é r la dualit et nour ri pa re. al de l’histoi av la en ou amont , qui pose gé travail en ga r né ie ci é em it pr al e C dans la mod rd ga i re iv du su question d’être pour ue, se devait e matographiq ntage sur un va da ir vo sa t en je t su ai ll et il fa rticulier au user, et en pa e ca tr de en re ts iè re an ti m des ie de poser oupes de cette man nouveaux gr de r ée cr ur po dans s s ot se m ra s de s de ph des priorité singuliers, 8

oé e Renard, Chl stende, Emili O ce ce en en or or Fl Fl . told about it Louise Hervé be ld ou w at th Maillet and text on a critical exhibition and I agreed e question of th nd ou ar eoretical th e structured th ite quickly qu ut bject B a. is cinem d to th su at were linke who , de en st O questions th and Florence te ts le en so ev ob ce ed seem performan bitions and ing ew vi re to creates exhi omed more accust d a third and who is ls, thus foun na ur jo r fo ftly, takso e exhibitions or whispers m at th e ide ic vo a voice, you, and gu e arm to lead e lik e, yl st ng ing you by th rsonal writi pe e ts or si m vi s hi on you. T tes exhibiti tebook, rela matethat of a no xtaposes this ju d an on rs pe her st fir in the cerpts from ot eral chosen ex ripe ex e at m ti rial with serv are their in sh so al by ho ok w bo writers enter the tator. So you milie ences as spec ole. Then E yh ke e th h ug ork ro w th al g lookin d curatori se critical an on ho ti w fic d, of ar s ie en it R modal e structural t forms, ar ry questions th ra po rs in contem and characte h Pierre Bal terview wit in id an av d D te conduc al films of the conceptu sBlanc about developed po so al e sh usual, artist an ni ti Lamelas. As en rg A ts about the at provides a sible though nded title th te ex an whom of by way with Pierre, the interview r fo some e us ur ct ng ru vi st k here for gi an th to e this n lik I would phi, to crow Finally and vé er e. H m ti e s is hi ou of and L hloé Maillet tionship la re first part, C e th t ideas abou onoffered some film, a relati mance and or rf pe ay the w is th between In k. els their wor e film of the ship that fu ance film, th m or rf pe of spired a ficin question , m ace of the fil tr e th ce—a or e, or trac s Perf man er Enfantin’ e dual th by ed tion—Prosp el fu film synopsis afrediscovered mes before or trace, that co e th nature of ive. ter the narrat eswith the qu y, engaging ud m, st iu st ed fir m s ic Thi cinemat gaze in the d we an ow tion of the eh m so be pursued rtain kind needed to ore about a ce m t ou d fin e compulng needed to ra st rticular this pa in , ords to k’ al of ‘t s between w ing hyphen s that ce en nt sion of putt se , ular groups ng si w s. So ne ce en te sent crea in groups of phiin e at id have priority nd u, a PhD ca ha Pe pert l ex ue an an Emm ity, and ris 8 Univers ticuar to h rt losophy at Pa fo e theory, com -Deleuze in Deleuzian the Bergson in ts in po l t what un co late severa re or rath er, to , ip velop sh de on ti re la ergson to owed from B ked as I xt te Deleuze borr he of cinema. T y ph so ilo his ph

jusqu’au bout

Emmanuel rases. Alors ph de s pe do ct or at de des grou el le m en t en tu r de ac , au Peh connaisseu à Paris 8, et artiur po philosophie nu ve leuzien, est on l’univers de de la relati es moments qu pour el ôt ut pl culer qu ou , ze on et Deleu Deleuze à entre Bergs ce que prit de t ci ré ophie du os il faire le ph établir sa ur po on mandé à gs de Ber avais texte que j’ c­tique da di cinéma. Le re êt devait d’ se l t de ue ep an nc m Em t le co r clairemen tous en t es i et d’explique qu rmination, te nir dé ve in de d’ r le foye nant ntiel concer es se ll ’e qu ce points esse en ouvements, ons, des images-m ages-affecti comme im t en aysa-p es ag détermin im re ions et enco gret, puis images-act l, à mon re ue an m m E ma joie, à , ges. Mais et , puis enfin, se ri une rp su a io àm script n d’ dans la de it le fa t es s’ il s’est en gagé dont n immense de lanconstellatio tous les jeux t an ul ip an palais ce de n guide en m io à la descript s re avec op ze pr s eu gage e de Del la rencontr our P . re di immense : on Z, devr aité gn ges si , an fr on Bergz quelques sur « les t le ai ét i qu continuer », mouvement ouvrage de l’imageible de cet ss po e tr ti bution ri nt co deuxième t avec la ai vr ou ichel s’ M i et qu te Ariane l, assez vi sur er is at ém d’Emmanue l peut se th ai av un tr r le su – dont e, tenant du décadrag re di à it ra te la question r qui consis eu ot un m d’ t xe ui parado pas le fr ez elle n’est et que le film ch n, rationnel ai m hu et e ir ta ri du s io ai pr bi regard e par le ais plutôt qu eltechnique, m animal, qu nt ve ou (s s er ti e), un ôm d’ nt regard vent ou fa re, rafale de on er ti pi ia s éd oi m ef la qu r es le sont pa qu’elle les choses vu voit pas ce ne i qu a ér donm ca de e ge un ar d’ étrange à ch on si es plus pr sa filme, ex e filmée) rent (la chos ecfé sp ré le au ur r po ne , ce qui est té li z se na as ba grande absolue –, étran geté un n e so vr li ur du te e ta fair a proposé de ent, vite Ariane développem du en oy m es le r ag pa im d’ t, je e ob suit page, d’une ligne du la « , page après os dé une de ses vi vue, extraites d’ livre, à la re qui donne au ce , met sur se i dessus » qu al t d’un chev leuzienne le mouvemen r la partie de su ir fin r ou par le pieds. P Decointet, e, Hugues ag avail vr tr ou n l’ so de ogation de rr te in e ique un it biais d’ un essai cr le cadre d’ ison ns ra da a e t en rm fo agm hétique du fr ncept co un t, libre, où l’est ui tr paquet cons biais de son de celle du insi par le A e. rv se ré d’image-

and be didactic rite had to w to terl de ue in an Emm centre of concept of a every in l ia nt explain the se is es hich I think t-images, mination, w g of movemen in m co be e lves as se em way for th th determine ey th landas d r insofa -images an ages, action gret, re y m to affection-im l, Emmanue ut B . es , to ag d im scaped then, an surprise, an iman of n io then to my pt k the descri oo rt by de e id un gu y, my jo came its llation and be edne es m ga mense conste uage g all the lang is the manipulatin se palace that en m im e th gzon, er B d ed to describe an ze tween Deleu on with encounter be say. To carry to t gh ou e , which e” ag signed Z, w im movementof s ge in work fr is w “the fe title for th nd possible ntrico l’s ue was the seco with Emman ed en op hose ch w hi and w e Michel— quickly Arian ly e of ir su fa , is e on ti th bu atised with em th at be th x ud work co ing parado sed on a driv r ba he g, in in m am fil fr de saying that in t is an m ns co hu would foregoing, e fruit of a cal, case is not th al and techni on ti ra be ld ou ird w th at gaze th ird party or e gaze of a th a th or , er al th er ra in t m bu , sometimes al im es an se en e ft term (o the things on or a ghost), mera gust of wind iation of a ca ed m e th h ug ro nge th ra are seen shoots, a st t see what it ed no m fil es do he (t at th ferent to give the re for the , ch hi phrase meant w y, eater banalit ething) its gr solute strang es for its ab ak m make r, to d re fe spectato of e an r early on Ari ng, page afte ness—fairly , by developi ct je ob one an om fr d te the book ac tr of images ex e page, a series ssus” (“the lin a ligne du de “l , os jourde e th or , of her vi ok bo ch gives the at springs on above”), whi of a horse th t en em ov m an section of nal, the zi eu uding the Del cl exon C . et fe its ointet, via an Hugues Dec hes the is bl ta the journal, es k, his own wor gative space) amination of “blank (or ne e th of which in y sa concept es al ic free-form crit mph over image”, in a fragment triu e th of cs ti this way, In e. the aesthe ag tructed pack ns co e ace as th of e” that “negativ sp of “white” or ly made on e ag the question im painting—an ays it is called in s absence—pl contours of it e th nche la B ès present by pr A ’) his films (D the absent out through t to present ou ts se ch . te hi Neige, whi w-W onteiro’s Sno images of M e work, the on d part of the ir th e er th ng g da in e Enter title, “liv e definitive esn’t do at th that bears th d an l the end”, means or ousl y… unti y because it pl m si , ng hi I interh, uc m mean anyt o to ouloir dire) (v y sa to ts wan 9


vivre dangereusement…

ur lequel il nche-Neige po la B ès pr A sentes ’) film (D s images ab de donner le o, se ir te on M a entrepris -Neige de he nc la B mme no m du fil que l’on tion de ce es ente qu és la pr t ue es jo serve, qui n’ ré la son re de tu en pein s contours scription de de la r pa e qu ie de absence. sième part dans la troi t qui an et tr , if en it n E fin au titre dé e ll it ce fa e, le ag l’ouvr ent par dire, simplem se en eu ri er ut ng ve da ne re, « vivre di op né tr on ut ti qu’il ve j’ai ques u’au bout », ses ment… jusq akul sur th se ra ee W s g n on po av Apichat kype nous nts. Par S es ce qu ré el s qu et oj nt pr s do elques mot mmaiéchangé qu cements so en ag es qu el qu sion, s, us sc se di ra ph ntexte de la co le t en ion. tu at res, ponc communic modernes de est s s’ en , al oy m fin s le , au la discussion s heures oi tr t Le point de ai ét il la caverne, ns la disrévélé être résonnait da et i, id m sque, car si hy de l’aprè ap ét m e couleur un l’exisn io de ss é cu cuit la vie, la va rnation, ca in l’origine de ré la ntificité de nces tence, la scie e des référe ussion entr sc di en ations ér id ns étaient co s Tellier et de vue. à Sébastien la prise de chnique de te ct cinéma le ns sur l’aspe da t s s’incarnen mCes question reté des ba avec la légè ng suis po je e qu d’Apichat s plient, alor à l’humus de bous qui se r de la terre, eu od l’ s questions de habitué à ur anique po rm ge tres e ur lt la cu ouvrait d’au sens, et cela pholé té la r si lourdes de pa mé uis j’ai nom opose un horizons. P chetti. Il pr ec C x le A le grand du ée nie portab gn li exe dans la pl m s de co on l ti ai trav les ques affrontant ie de éd ag tr la classicisme, r su ues italiens estionné ses homolog l’ai alors qu je , on ti ta en vue rd ga la représen re ur idéal, ce te ta uvre ec sp e le sur e crée un œ ste classiqu ière an m de duquel l’arti ée li pourtant re et qui , e té m ri no auto ints de vé que à des po ions at fic ri vé transhistori ts de lex des poin stoire des sont chez A iels de l’hi ér at m et s’en gage, ie tangibles és po laquelle sa ns mées da es form ndres fantas sme des ce dait an m de e avec le lyri me Alex m om C qui i. pé re iè om de P la man e son essai de la e qu ux de s d’interrompr chant tous le sa et on ti e, up nn convie une interr convenir d’ j’ai manière de justement, ce an en nv co er la hi er ca ni est de rd par le ges au hasa que » e èr ng ra coupé ses pa ue ét comme lang a com« le cinéma z-Foerster le za on G sur la n io nt Dominique ant son atte tr en nc co posé en 10

his sathekul on pong Weera at d ch ge pi an A ch ed ex e view ype w . Through Sk ences, nt se w recent works fe a ch , among whi tuate the a few words ements, punc ng ra ar c si the modis ch a few ba hi discussion, w e th of t point of ex he cont ion. T communicat t to be ou ed ern means of rn tu , in the end, on si oon, us rn sc te di af the k in the was 3 o’cloc metah it w d the cave; it de un ersation reso e we were and the conv ions, becaus at ot nn co e vacuity th physical e, lif origins of e th rnang si us re disc city of inca the scientifi Tellier n ie st of existence, ba Sé to n references l aspect of tion, betwee the technica on ns io ct bodied in em and refle e questions ar se he ss of T g. in film h the lightne ’s cinema wit to the ed us Apichatpong am I as mboo, where Germanic a bending ba the humus of to h, rt ea e and this s, on smell of th ti weighty ques ch su r obile fo e a cultur Then, vi m w horizons. chetti. ec C x le opened up ne A logy, I rang ge phone techno k in the linea complex wor a ons ed ti es qu e th He propos essing sicism, addr agedy of of great clas arts on the tr rp te un co n out the ab m hi of his Italia I questioned so , on ti assita e en repres r which th cl r, the gaze fo mous no to au ideal spectato is at tes a work th shistoric cal artist crea d in a tran ke lin ss le he for Alex e ar and nevert truth, which of ts ion in po way to ts of verificat material poin ges ga en ry et tangible and forms his po of y ed or iz st as hi nt of the of the fa the lyricism terin to e m d with, with aske pei. As Alex d as we ashes of Pom I saw fit, an er ev w ho y way to e at ri rupt his essa e most approp th at th comew be both kn ecisely to terrption is pr in r, I ou an vi on e ha re be e ag appropriat to us , io om liv nd ob pletely words at ra e his flow of ’s ok er br st e er or Fo ef zer le th on za Dominique G uage” intercutting foreign lang a as a em in itles. “C bt t su le ok of bo the question on s se becu al fo rv which is in the inte is is because it e th ag d im di I d ir nd A xt that the th te d an at e th ag e tween im k, the imag inique’s wor colformed in Dom image whose n A k. or w s hi of age ct im je is the ob t know, an y that i do no e, lit st na ta to a or be r ou e, may isn’t an imag foreign a t as that maybe le at a survival, , or a memory, or tline, a poem a delicate ou h it w at isn’t th ue language ng to desire too, a nt its feeling, a has an acce mething that so , ge idea of e th h a langua ug ro is resolved th ea though, that rough the id ultimately th so d an ible tiss po e re accent, th e this way, th e of the face. In led a collectiv ect have enab oj pr is to cinng ti la tles for th re s ugh question meander thro

jusqu’au bout

ns ar c’est da us-titres. C so e s qu de e on xt questi e et le te entre l’imag ème si oi tr la l’intervalle ue ez Dominiq son trase forme ch t l’objet de es i qu e ag im d’une l’ e, ou r ag eu im d’une coul e ag im peutne t vail. U pas, qui n’es e je ne sais -être qu ut té li pe , na rs to age d’ailleu im e ce, un an s iv être pa une surv souvenir, ou x au un e , èr ût ng go ra un e langue ét un ns noi se m n pour le ème, ou so licats, un po qui contours dé une langue i, ss au r si dé qui un e timent, elque chos langage, qu r pa un s ut pa so t ré es n’ tant, qui se ur po en nt ce ge sa a de l’ac donc du vi accent, et l’idée de l’ cet définitive. possibles de ois titres ltr co s e le ri si ne in A une flâ t structuré vues as m né ci ouvrage on de s questions art lective sur de r, celui de l’ ain extérieu rt ce soutes on ti depuis un es qu partir des ard, plastique. À , Emilie Ren nce Ostende re lo F anuel m m E , nues par vé er H et et Louise Decointet, Chloé Maill hel, Hugues ic M e an ri Alex Ce, ul Pehau, A ak Weeraseth g n po rster, at ch zApi onzale Foe ominique G de ce on ti ta chetti et D en és sur la repr gard pers’articulant e ce que le re qu os gr us dessine se ), c. qui est pl et a démesure, (l ir vo l, mais de ue met d’un man didactique beren es st non pas la ti ar rtraits d’ po de son r e ri pa i sé une lui-là qu berger est ce ns (la to ou m gers. Car le s se er bien compt it sienne) bâton sait ons qu’il fa ti es qu s de espace où l’ diversité ns n chemin da so ve ou tr re et il it défaut. la mesure fa

tside, particular ou eived from a rc tions pe es as qu e a em om th suals arts. Fr ard, en R ile m that of the vi E , de orence Osten uel Fl an by m m ed E is ra Hervé, t and Louise ointet, ec D s Chloé Maille ue ug e Michel, H tti Pehau, Arian , Alex Ceche eerasathekul W ng struc, er st er Apichatpo Fo lezique Gon za of what is and Domin presentation re e th nd one to see s w tured arou lo al hat the eye w an tlined th er bigg what is ou ness, etc.), , but a ok bo (unbounded nd ha a dactics of a shepherds. is not the di of artists as s it ra rt po ter who, ac ar series of ch sheperd is a e t his th se co au Bec s how to un s stick, know he aps on ti es thanks to hi qu e versity of th the space sheep (the di ds his way in fin he d an ) propriates easure. that lacks m Benoît Maire

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Benoît Mai

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de l'image-

concept


Notes d'un

visiteur d'exposition Notes of an

exhibition

visitor 路 Florence

Ostende (Toutes les photos F. Ostende)



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Vue de l’exposition d’Ulla von Brandenburg,

Je crois bien que tout a commencé à 17 ans, je rentrais dans l’espace d’exposition et je me ruais dans les boîtes noires pour regarder les films. J’allais au cinéma mais j’allais surtout voir des expositions pour apprendre l’histoire de l’art.

Chisenhale,

I believe everything started when I was seventeen, entering exhibit spaces I would rush towards the black boxes to watch movies. I would go to the cinema but I would mostly go to exhibitions to learn about the history of art. Before letting go, I try to check how long it will take, otherwise I can’t concentrate, I’m afraid I won’t have enough time to see everything. I always hope to I’ll be able to see everything, and if possible have enough time to go back and watch what I liked the most a second time. When a piece is longer than 50 minutes I get a little anxious, but still I set about organising my time. In the big shows, I spot the monitors, the projections and the projections slides, I look at where I can sit, take a break, I lie on the carpet, I leave to take a few notes then come back again. Now it’s different, I think I organise myself even better, like a professional visitor. I always start with a general tour of the show, then I start my visit by the end, I spot the first and last pieces, I try to understand the mechanics of the show. I seek to pinpoint my first impressions and get an overview, I get very close to the works, I move a lot, I explore the space, I don’t read the explanations, I start by watching the shorts. I then embark on another tour, this time in more detail. There’s an amount of time I have at my disposal, the time I think I have, and then there’s real time, outside, out there, and there’s the time of the exhibition and the lenght of the films within the exhibition. If I am accompanied, then it’s a whole different, and more complicated, story. 18

Londres, 2009

Avant de me laisser aller, je cherche d’abord à savoir combien de temps ça dure, sinon j’ai du mal à me concentrer, j’ai peur de ne pas avoir le temps de tout voir. À chaque fois, j’espère avoir assez de temps et si possible revoir une deuxième fois ce que j’aime le plus. Quand c’est plus de 50 minutes, je commence un peu à m’inquiéter mais j’organise mon temps. Dans les grosses expositions, je repère les moniteurs, les projections et projections diapositives, je regarde où je peux m’asseoir, écrire, faire des pauses, je m’allonge sur la moquette, je sors pour prendre quelques notes et je rerentre. Maintenant, c’est différent, je crois que je m’organise encore mieux, comme un visiteur professionnel. Je commence toujours par un grand tour approximatif, puis je démarre ma visite par la fin du parcours, je repère la première et la dernière œuvre, j’essaie de comprendre les rouages de l’exposition. J’essaie de saisir des impressions d’ensemble, je m’approche très près des œuvres en me déplaçant beaucoup, je bouge le plus possible et je parcours l’espace, je ne lis aucun cartel, je regarde en premier les films courts, je m’approche très près des œuvres. Je fais un autre tour, plus approfondi. Il y a le temps que j’ai, le temps que je pense avoir, le temps réel, dehors, à l’extérieur, le temps de l’exposition et le temps des films à l’intérieur de l’exposition. Si la visite est accompagnée, c’est encore une autre histoire, plus compliquée.

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Vue du catalogue « Art and Film Since 1945: Hall of Mirrors »

“I like video. I don’t quite know what it is that keeps me riveted, every time I enter a dark gallery space and images begin to flicker in front of me, or around me, but I feel unable to leave the dark room. It isn’t knowledge. Nor is it a sense of standing opposite an object of study. Often, I know nothing of the artist’s work, nor am I knowledgeable enough about the technology to understand the implications of the use of the medium. Perhaps for that lack of knowlledge I am subjected to its magic. It always seems that an important cultural statement is being made; a position proposed that makes ‘art’ seem incredibly important. I love the mechanism of the loop. Each time the round of any number of minutes is over, I tell myself: ‘One more time.’ And it is invariably during one of those repetitions that I become sensitized, because of the repeated seeing, to the theatricality of what happens on the screen(s) in relation to the narrative setting. Theatre, light, and riveting: might they have an intrinsic relationship to each other? And is that the ‘message’ of video installations?”

« J’aime la vidéo. Je ne sais pas ce qui me fascine autant, dès que j’entre dans l’espace sombre d’une galerie et que les images commencent à être diffusée en face ou autour de moi, il m’est impossible de quitter la pièce. Ce n’est pas la connaissance de l’œuvre. Ni le sentiment d’être devant un objet à étudier. Souvent, je ne connais rien de l’artiste, ni ne suis assez renseigné sur la technologie pour comprendre la signification du medium. Peut-être que ce manque de connaissance explique l’attrait de la pièce. Il me semble toujours qu’un message culturel impor­tant vient d’être délivré, une proposition qui rend ‹ l’art › soudainement très important. J’adore le mécanisme de la boucle. Chaque fois que la boucle se termine, je me dis ‹ Plus qu’une fois ›. Et inva­riablement, durant l’une de ces répétitions je me sensibilise, grâce aux boucles, à la théatralité de ce qui ce déroule sur l’écran par rapport à la narration. Le théâtre, la lumière, la fascination : auraient-ils une relation symbiotique ? Est-ce ça le ‹ message › des installations vidéos ? » Mieke Bal, in Videodreams: Between the Cinematic and the Theatrical, Cologne: Kunsthaus Graz, 2004, pp. 28-49

Mieke Bal, in Videodreams: Between the Cinematic and the Theatrical, Cologne: Kunsthaus Graz, 2004, pp. 28-49

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Biennale

Why has the exhibition always been jealous of cinema. Why is the exhibition apparatus (dispositif) both less engaged and less hypnotising than that of the cinema. Why does the ambient lighting in an exhibition fail to rival with the desire for introspection a dark room elicits. Because we are moving, because the walls are white, because we are rarely alone, because others see us seeing. As for the presence of film (endlessly reproducible) within the exhibition space (designed to contain a unique object), it is from the outset a contradiction. The exhibition exists in one space/time whereas the film is viewable over and over. The exhibition seems unfairly limited.The movie cruely outlives the show that hosts it. There is in every one of us a primal cinematic experience, but perharps not a primal exhibition experience. The movie theatre is a sacred place, and on entering you must sign a contract that binds you to believing in it. This system of belief seems less effective for an exhibition. Perhaps because of the distracting effects of the body and the constant flux of other bodies around us. And yet, the exhibition space always confronts the visitor with the limits of the piece, with what “exceeds” it, the dead corners, the empty spaces between the works. The visitor is not presented with a singular, finished object, a final cut, but must instead construct and edit his own version by moving around in the space. There are as many versions of the exhibition as there are visitors, as many lenghts of visits as there are visitors. The movement of the body, discontinuous, irregular, incomplete, negates any attempt at a linear narrative. 22

de Gwangju, Corée, 2009

Pourquoi l’exposition a toujours jalousé les effets du cinéma. Pourquoi l’ex­position est un dispositif beaucoup moins prenant, moins hypnotisant que le cinéma. Pourquoi la lumière ambiante de l’espace d’exposition ne peut rivaliser avec le désir d’introspection que provoque une salle noire. Parce que l’on bouge, parce que les murs sont blancs, parce que l’on est rarement seul, parce que les autres nous voient en train de voir. Quant à la présence du film (infiniment reproductible) dans l’exposition (réceptacle de l’objet unique), elle est d’emblée contradictoire. L’exposition n’existe que dans un seul espace/temps tandis que le film démultiplie son occurrence à l’infini. L’exposition paraît injustement limitée. Le film exposé survit impitoyablement à l’exposition qui l’accueille. Il existe en chacun de nous une expérience primitive du cinéma, mais peut-être pas d’une exposition. La salle de cinéma est sacrée, on y entre en passant un contrat, celui d’y croire. Ce système de croyance semble moins effectif dans une salle d’exposition. Peut-être à cause de la distraction du corps et des autres corps, en mouvement. Et pourtant, l’espace d’exposition confronte sans cesse le visiteur aux limites de l’œuvre, à ce qui l’« excède », aux coins morts, à l’espace vide entre les œuvres. Le visiteur n’est pas confronté à un objet unique, déjà monté, il construit son propre montage en se déplaçant dans l’espace. Il y a autant de montages de l’exposition que de visiteurs, autant de temps de visites que de visiteurs. Le mouvement de son corps, discon­tinu, irrégulier, incomplet, démobilise toute tentative de récit linéaire. 23


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Vue du catalogue « The Power Of Display »

In the remarkable exhibition “Art of This Century”, produced by the American architect Frederick Kiesler in 1942, at Peggy Gugenheim’s 57th Street Gallery, in New York, each of the four rooms presented devices that could be activated manually or mechanically. A beam of light was switched on every time a visitor entered the Kinetic Gallery and works by Paul Klee passed on a wheel that visitors could slow down at the touch of a button. A theatrical playlet was presented in the Surrealist Gallery: light spots went off every three seconds, which made half of the pictures in the room visible for only half of the time. Visitors could also tilt the angle at which paintings were hung. Every other minute, you could hear a recording of the sound of a train. In a way these first experimentations pose the question of the work’s visibility time. There is actually a whole tradition of exhibitions that tried to imitate cinematographic devices, particularly photographic exhibitions in Germany in the 1930s.* 24

* See two texts by Olivier Lugon:

* Voir les deux textes

“La photographie mise en espace :

d’Olivier Lugon : « La photographie

Les expositions didactiques

mise en espace : Les expositions

en Allemagne (1920-1930)”

didactiques en Allemagne

(Études Photographiques,

(1920-1930) » (Études Photographiques,

n°5, November 1998) and

n°5, novembre 1998)

“Des cheminements de pensée :

et « Des cheminements de pensée :

La gestion de la circulation

La gestion de la circulation

dans les expositions didactiques”

dans les expositions didactiques »

(spécial issue, « Oublier l’exposition »,

(Art Press spécial, « Oublier

n°21, 2000).

l’exposition », n°21, 2000).

Dans la remarquable exposition « Art of This Century », mise en scène par l’architecte américain Frederick Kiesler en 1942, à la 57th Street Gallery de Peggy Guggenheim, à New York, chacune des quatre salles présentait des dispositifs pouvant s’activer manuellement ou mécaniquement. Un faisceau de lumière se mettait en marche lorsqu’un visiteur rentrait dans la Kinetic Gallery et des œuvres de Paul Klee défilaient sur une roue que le visiteur pouvait ralentir à souhait en appuyant sur un bouton. La Surrealist Gallery mettait en scène une saynète théâtrale : des spots de lumières s’éteignaient toutes les trois secondes, ce qui rendait la moitié des tableaux de la pièce visibles seulement la moitié du temps. Le visiteur pouvait aussi incliner l’angle d’accrochage des peintures. Toutes les deux minutes, on entendait l’enregistrement d’un bruit de train. Ces premières expérimentations posent d’une certaine manière la question du temps de visibilité de l’œuvre. Il existe d’ailleurs toute une tradition d’expositions ayant cherché à imiter des dispositifs cinématogra­ phiques, en particulier les expositions de photographies en Allemagne dans les années 1930. *

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Plan de l’exposition « La Beauté », Avignon, 2000

We were sitting around a table, all trying to name a contemporary work of art that had managed to make us cry. For once we were leaving theory to the side. We could only think of video installations, movies, works that one saw in the dark, hidden from the gaze of others. Gallery lighting is perhaps not conductive to tears. The only example I could give is a work by James Coleman featured in the show “La Beauté” in Avigon (2000), a movie called Box (Ahhareturnabout) made in 1977. This is also my first vivid memory of a show. I remember how loud it was, how dark, two boxers fighting in a ring, something very violent, absorbing and hypnotic. The image seemed to be blinking, pulsating, as if it had a heartbeat. I remember feeling like the ring was there, just in front of me, in three dimensions. At the last Documenta, I stayed for hours to see his last movie, hoping to remind myself of Box, hoping to avoid recalling this memory in a text. 26

Nous étions plusieurs autour d’une table à essayer de nommer une œuvre d’art contemporain qui ait réussi à nous faire pleurer. Pour une fois qu’on laisse un peu tomber la théorie. On ne citait que des installations vidéos, des films, des œuvres qui nous plongent dans le noir, à l’abri des regards. L’éclairage de la galerie n’est peut-être pas propice aux larmes. Le seul exemple que j’ai pu citer est une œuvre de James Coleman dans l’exposition « La Beauté » à Avignon (2000), un film intitulé Box (Ahhareturnabout) de 1977. Cela correspond aussi à mon premier souvenir marquant d’exposition. Je me souviens que le son était très fort, le noir total, deux boxers se battent sur un ring, quelque chose de très violent, enveloppant et hypnotique. Il me semble que l’image clignotait, il y avait des pulsations, des battements de cœur. Je me souviens avoir eu l’impression que le ring était sous mes yeux, en trois dimensions. Lors de la dernière Documenta, je suis restée plusieurs heures pour voir son dernier film en espérant pouvoir me souvenir à nouveau de Box, j’espérais pouvoir éviter de vérifier ce souvenir dans un texte. 27


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Recherche du boxer

“In September 1927, the American boxer Jack Dempsey met the world heavyweight champion, Irishman Gene Tunney, for a return bout. Dempsey, who had held the world title since 1919, had lost it to Tunney the previous year, in 1926. The return bout, however, resulted in a hung verdict, becoming one of the great legends of boxing folklore. James Coleman took this historical scenario as the ostensible subject matter of Box (Ahhareturnabout), 1977, a black and white 16mm continuous loop with synchronised voice-over, to be projected in a manner which would evoke the public transmission of such a sports spectacle, one such possibility being a television over the bar in a pub. Box presents us with grainy fragments from original footage of the two boxers circling each other round the ring, the images intermittently interrupted by passages of black film leader. The voice-over, projecting Tunney’s imagined interior thoughts during the fight, is one of the most extraordinary soundtracks to accompany a work of visual art. This acoustic space, composed of disjointed words and phrases orchestrated with a low pulse, whose frequency is reminiscent of a slightly accelerated heartbeat, together with expressive, non-verbal, bodily or guttural utterances (grunts, sighs, laboured breathing), captures us in an erotically emotional register, enclosing us as if we were in the mind and body of the boxer. The work’s play on circularity—its pulsating, structural endlessness, the movement of the boxers round the ring and Tunney’s circling thoughts—induces a near-hypnotic state of attention.”

de James Coleman

« En septembre 1927, le boxer american Jack Dempsey rencontra le champion du monde, l’irlandais Gene Tunney, pour un match retour. Dempsey, tenant du titre mondial depuis 1919, l’avait perdu l’année précédente à Tunney en 1926. Le match retour, résultat en un match nul, devenant légendaire dans le monde de la boxe. James Coleman utilisa ce scénario comme sujet pour Box (Ahhareturnabout), en 1977, un film 16 mm en noir et blanc, projeté en boucle avec une narration synchronisée, à être visionné d’une manière qui évoque la retransmission publique de tels événements, dans un bar par exemple. Box montre des fragments abimés du fim originel des deux boxers se contournant sur le ring, les images interrompues de temps en temps par des extraits de film de leader noirs. La narration, qui expose les pensées de Tunney sur le combat, est une des des bande sonore les plus extroardinaire qui accompagne un œuvre visuelle. Cet espace acoustic, formé de mots deconnectés et de phrases dirigées par un léger poux, dont la frequence rappelle celle d’un battement de coeur accéléré, se marie avec les sonds non-verbaux – les grognements et autres sons purement physique. Tout nous entraine dans un registre émotionel érotique, et nous enveloppe comme si nous étions dans le corps du boxer. L’œuvre joue sur son côté cyclique – ses pulsations, sa structure infinie, le mouvement circulaire des boxers dans le ring et la boucle des pensées de Tunney, tous ceci créé un état presque hypno­ tique d’attention. » Jean Fisher, ‘James Coleman’s Box (Ahhareturnabout)’, in Boxer: An Anthology of Writings

Jean Fisher, ‘James Coleman’s Box (Ahhareturnabout)’, in Boxer: An Anthology of Writings

on Boxing and Visual Culture, Londres: Institute of International Visual Arts, 1996, pp. 55-57

on Boxing and Visual Culture, Londres: Institute of International Visual Arts, 1996, pp. 55-57

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Vue du catalogue d’exposition « Le mouvement

I remember the beginning very clearly, as if one entered by the projectionnist’s room, a large black mechanism, the cogs of a machine, Requiem for a dead leaf (1967) by Jean Tinguely. A bit further, still by way of an introduction, Franz West’s couches (Auditorium, 1992) are directed not towards the screen but towards the entrance of the show, a promise of cinema without cinema. Already a hint that the movie is where you don’t expect it to be, it is to be encountered elsewhere. Ahead, the beginning of a long hallway that makes the visitor/spectator, already tempted to sit down, walk. “Le Mouvement des Images”, (Centre Pompidou, 2006), is an exhibition created like a walk, one strolls along a corridor, a street, the backbone of the show. On either side facing each other, films are being projected in quincunx. Behind the movie screens, like window displays, different-sized pieces are presented together: the backshop made up of objects from the collection. One has a sense of moving back-and-forth in the space in order to adjust one’s gaze, altering the lens to go from stained glass by Matisse to stained glass by Stan Brakhage. This not an exhibition about movies, but an exhibition around the filmic form, and how it is defined in the context of art history. The four areas of the exhibition, succession, projection, narration and montage—are procedures that go beyond cinema. Cinema is elsewhere, in the statues of Donald Judd, the picturial montages of James Rosenquist, the twisting bodies of Robert Longo’s businessmen. The exhibition discourages belief in the specificity of each medium to encourage thinking in a broader scope: the obsession with the series, scrolling, the loop, narration, collage. 30

des images »

Je me souviens très bien du début, comme si on entrait par la cabine du projectionniste : un grand mécanisme noir, les rouages de la machine, Requiem for a dead leaf (1967) de Jean Tinguely. Un peu plus loin, toujours en guise d’introduction, les canapés de Franz West (Auditorium, 1992) sont orientés non pas vers un écran mais vers l’entrée de l’exposition, une promesse de cinéma sans cinéma. Déjà un indice que le film est là où l’on ne l’attend pas, il s’appréhende ailleurs. En face, l’amorce d’un long couloir qui force le visiteur-spectateur, déjà tenté de s’asseoir, à marcher. « Le Mouvement des Images » (Centre Pompidou, 2006) est une exposition conçue comme une balade, on déambule le long d’un couloir, une rue, la colonne vertébrale de l’exposition. De chaque côté, face à face, des projections de films en quinconce. Derrière les vitrines de films, des pièces de différentes tailles, l’arrière-boutique composée d’objets de la collection. Impressions de va-et-vient dans l’espace pour essayer d’ajuster son regard, réajuster la focale pour passer de vitraux version Matisse aux vitraux version Stan Brakhage. Ce n’est pas une exposition sur le film, mais une exposition autour du film, comment il se définit dans le contexte de l’histoire de l’art. Les quatre zones de l’exposition – succession, projection, récit et montage – sont des procédés qui dépassent le cinéma. Le cinéma est ailleurs, il est dans les Stacks de Donald Judd, les montages picturaux de James Rosenquist, la torsion des corps des hommes d’affaires de Robert Longo. L’exposition décourage cette croyance en la spécificité de chaque médium pour penser en termes d’intentions plus larges : obses­sion de la série, du défilement, de la boucle, de la narration, du collage.

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Recherche sur Runa Islam

Over a fairly long period I had the opportunity to watch as frequently as I so wished Runa Islam’s Empty the Pond to Get the Fish, screened in a dark room as part of the “Modernologies” show at the Macba in Barcelona. The artist had filmed the interior of the old Museum of Modern Art in Vienna, the MUMOK, a landmark building of modern architecture by Karl Schwanzer. This film is a litteral etymological study of the word “cinematography”, as the camera “writes” in the space. Each movement rigourously follows the countours of the sentence “Empty the pond to get the fish”, itself taken from a chapter on fragmentation in “Notes sur la cinematographie” (1975) by Robert Bresson. The first shot slowly descends along the letter E, aligned with the windows of the museum, themselves shaped like a reel of film. The image is perfect. The aesthetic perfection and the impeccable conceptual logic behind this work seduce me as much as they terrify me. With each letter, the point of view changes, and each new word corresponds to a new space in the museum. The curve of the letters follow Jasper Johns’ targets and the calligraphies of Cy Twombly. The temporality of the movie controls the temporality of the filmed works. This 35mm projection, about 12 minutes long, exhausts the logics of the structuralist film and the logic of modernism. The robotic arm calculates the coordinates of each word and does away, once and for all, with the archaïc hand held movement, the last barrier to complete autonomy. Empty the pond to get the fish is fascinating because it is faultless, troubling because it is faultless. 32

J’ai eu l’occasion de voir et revoir à volonté sur une période assez longue Empty the pond to get the fish (2008) de Runa Islam dans une salle obscure de l’exposition « Modernologies » au Macba de Barcelone (septembre 2009-janvier 2010). L’artiste a filmé l’intérieur de l’ancien bâtiment du musée d’Art moderne de Vienne, le MUMOK, archétype de l’architecture moderniste construit en 1958 par Karl Schwanzer. Ce film interprète littéralement l’étymologie du mot « cinématographie » puisque la caméra « écrit » dans l’espace. Chaque mouvement suit rigoureusement les contours de la phrase « Empty the pond to get the fish » (Videz l’étang pour attraper le poisson), extraite du chapitre sur la fragmentation dans le livre de Robert Bresson, Notes sur la cinématographie (1975). Le premier plan descend doucement la barre de la lettre « E » sur les fenêtres du musée, elles-mêmes en forme de pellicule de film. L’image est parfaite. La perfection esthétique et la logique conceptuelle implacable de cette œuvre me séduisent tout autant qu’elles me terrifient. À chaque lettre, on change d’angle de vue, à chaque mot, un nouvel espace du musée. Les boucles des lettres tournent sur les cibles de Jasper Johns et les calligraphies de Cy Twombly. Le temps du film contrôle le temps des œuvres filmées. Cette projection 35 mm d’une douzaine de minutes épuise la logique du film structuraliste et du modernisme. Le bras robotisé calcule les coordonnées de chaque mot et se débarrasse définitivement du bras humain archaïque qui l’empêchait d’acquérir l’autonomie totale. Empty the pond to get the fish est fascinant car irréprochable, inquiétant car irréprochable.

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vivre dangereusement… jusqu’au bout

et fi de l’image-concept

Vue de la revue 20/27, n°3, 2009

I find the idea of a “programmed exhibition” fascinating as I see it as a way of reconciling the exhibition and film. It implies a certain time limit when one views a work in a given space. The retrospective show by Philippe Parreno “Alien Season”, at the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, in 2002, is one of its best examples. According to my research, a control tower (like a metalic cupboard placed in the exhibition space) linked up the various pieces via an electrical network. There was a pilot-work that was an integral part of the scenography of the exhibition: Alien Season (2002), a film collaboration between Lanier and Parreno, a giant calamari from the Pacific. This cephalopod called cuttlefish has the peculiar ability to create animations from his imagination and to project them onto his skin. This piece, made u of ten 45-seconds sequences, is the central processing unit of the show: “a fish […] whose every movement modifies the exhibition, taking away light, adding sound, inducing mouvement, giving and taking back*”. The film activated all the other works, like a score, thanks to a “show controller”, a sophisticated switch device also used in theme parks. • 34

* Éric Troncy, « Philippe Parreno »,

* Éric Troncy, « Philippe Parreno »,

Art press, juillet 2002 dans : É. Troncy,

Art press, juillet 2002 dans : É. Troncy,

Le docteur Olive dans la cuisine

Le docteur Olive dans la cuisine

avec le revolver – Monographies

avec le revolver – Monographies

et entretiens 1989-2002, Dijon,

et entretiens 1989-2002, Dijon,

Les presses du réel, 2002, p. 219

Les presses du réel, 2002, p. 219

Le concept d’« exposition programmée » me fascine car il incarne à mes yeux la réconciliation de l’exposition avec le cinéma. Elle implique une certaine régulation du temps de visibilité de l’œuvre dans un lieu donné. L’exposition rétrospective de Philippe Parreno « Alien Seasons » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, en 2002, est l’un des meilleurs exemples. D’après mes recherches, une tour de contrôle (sorte d’armoire métallique placée dans l’espace d’exposition) reliait les différentes pièces par un réseau de fils électriques. Il y avait une œuvrepilote qui faisait partie intégrante de la scénographie de l’exposition, il s’agissait du film Alien Seasons (2002), une collaboration entre Lanier et Parreno, un calamar géant du Pacifique. Ce céphalopode appelé cuttlefish possède un cerveau ayant la particularité d’engendrer des animations issues de son imagination et de les projeter à la surface de sa peau. Cette pièce composée de 10 séquences de 45 secondes jouait le rôle d’unité centrale de l’exposition : « un poisson […] dont chaque surgissement modifie l’exposition, retranchant de la lumière, ajoutant du son, provoquant le mouvement, donnant et reprenant * ». Le film activait le reste des œuvres comme une partition grâce à un show controller, un interrupteur sophistiqué qui s’utilise aussi dans les parcs d’attractions. •

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Disjonctive

Script entretien avec Pierre

Bal-Blanc

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Émilie renard


vivre dangereusement… jusqu’au bout

David Lamelas est né en 1946 à Buenos Aires. À la fin des années 1960, il développe au sein de l’Instituto Torcuato Di Tella de Buenos Aires une approche sculpturale des médias, réduisant les dispositifs cinématographiques et télévisuels à leurs conditions minimums : la diffusion d’informations sonores et lumineuses d’une certaine durée dans un espace. Faisant varier ces paramètres jusqu’à la limite de l’expérience visuelle, il introduit la perception du temps réel dans l’exposition. En Europe au début des années 70, il introduit le langage et l’image dans un cinéma qui intègre les disjonctions entre un événement et ses représentations. Il développe alors un cinéma conceptuel et autoréflexif aux approches structuraliste, littéraire et psychanalytique qui marquera l’ensemble de sa production filmique. Cette orientation se confronte dès 1974, en Californie, à une pratique qui se joue des codes issus des médias télévisuels et du cinéma hollywoodien, dans des vidéos parfois diffusées sur des programmes télévisuels. Sa pratique implique de reconsidérer la notion même d’art conceptuel du fait qu’il a très tôt mêlé son champ de recherches à la fois à une critique et à un usage des médias. C’est sans doute pourquoi il échappera longtemps aux classifications d’un art conceptuel plus orthodoxe, et donc aussi à ses modes de diffusion et processus de reconnaissance, ce qui lui permettra d’exister en marge de son histoire officielle. Ce n’est pas non plus sans lien avec la part d’humour et de légèreté avec lesquelles il aborde les structures du pouvoir, s’adaptant aux contextes culturels qu’il traverse et intégrant leurs influences divergentes, changeant le plus souvent possible de perspective et de point de vue, fuyant de même les catégories instituées de l’art. C’est sans doute encore pour ces raisons, alors qu’il voyage en Europe entre 1968 et 1974, qu’il y a peu exposé jusqu’à sa rétrospective au Witte de With de Rotterdam et au Kunstverein de Munich en 1997. Avant cela, en 1994, on avait pu voir certaines pièces dans l’exposition itinérante « Wide White Space: 1966-1976 Behind the museum » qui témoignait de son implication dans la scène conceptuelle européenne à laquelle il fut introduit par Marcel Broodthaers. Pierre Bal-Blanc rencontre David Lamelas en 1998 à Marseille et publie la série « London Friends (1974) » dans la revue Bloc Note. Il l’invite ensuite à de nombreuses expositions collectives ainsi qu’à une exposition monographique au Centre d’art contemporain de Brétigny en 2004, intitulée « L’effet écran ». En 2005, il édite avec Nicolas Tremblay un dvd avec neuf de ces premiers films réalisés entre 1969 et 1972, durant sa première période européenne. Son usage ambivalent des films de genre, entre approche conceptuelle et critique burlesque des médias, entre bon et mauvais goût, explique en partie l’intérêt aujourd’hui renouvelé pour ce travail atypique. Retour sur un parcours à l’écriture disjonctive.

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Disjunctive Script Pierre bal-blanc on the cinema of david lamelas, an interview conducted by ÉMILIE RENARD, PARIS, DECEMBER 8TH 2009 David Lamelas was born in 1946 in Buenos Aires. Towards the end of the 1960s, he was developing a sculptural approach to the media at the Instituto Torcuato di Tella in Buenos Aires, reducing cinematic and televisual apparatuses (dispositifs) to their most basic conditions: the broadcasting of sound and light information within a space, over a specific period of time. Playing with these parameters and taking them right to the edge of visual experience, he introduces real-time perception within the exhibition space. In Europe in the 1970s he was bringing language and image to a cinematic form that integrates the disjuncture between an event and its representations. He then developed a conceptual and self-reflexive cinema with a structuralist, literary and psychoanalytical approach that left its mark on his cinematic work as a whole. As early as 1974, in California, this orientation was confronted to a practice that defied the codes of television media and Hollywood cinema, in videos that were sometimes broadcast on television shows. His practice

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calls for a reconsideration of the very notion of conceptual art; because from a very early stage Lamelas was bringing both a critique and a use of the media into his field of research. This is probably why, for so long, he defied the classification system of a more orthodox conceptual art, and therefore its distribution methods and recognition processes—thus making him a marginal figure in the official history of this field. This also has something to do with his humorous and light-hearted approach to power structures, as he adapted to the cultural contexts he encountered and integrated their differing influences, changing his perspective and his viewpoint as often as possible and shunning the established categories of art. This probably also accounts for the fact that, although he travelled in Europe from 1968 to 1974, Lamelas did not exhibit much there until his retrospective at Rotterdam’s Witte de With and at Munich’s Kunstverein in 1997. Before that, in 1994, some of his works had been showcased in the travelling exhibition Wide White Space: 1966-1976 Behind the Museum—this showed his involvement in the European conceptual scene, to which he was introduced by Marcel Broodthaers. Pierre Bal-Blanc met David Lamelas in 1998 in Marseille and published his series London Friends (1974) in Bloc Note magazine. He then invited him to several collective exhibitions and to a monographic exhibition at the Centre d’art contemporain de Brétigny in 2004, entitled L’effet écran (The screen effect). In 2005, together with Nicolas Tremblay, he published a DVD including nine of his first films made 39


vivre dangereusement… jusqu’au bout

Un cinéma conceptuel élargi à l'espace d'exposition

between 1969 and 1972, during his first European period. His ambivalent use of genre films, between a conceptual approach and a burlesque critique of the media, between good and bad taste, partly accounts for the renewed interest in his atypical work today. Let’s look back on a disjunctive career path.

Conceptual cinema extended to the exhibition space What is conceptual about David Lamelas’s cinema? pbb The question of Lamelas’s relationship to conceptual art implies a redefinition of conceptual art—indeed in Lamelas’s case, the whole notion needs to be completely reconsidered, as he is part of a “post-minimal” movement that developed in close connection to the media and literature. In Buenos Aires, in 1964-1967, Lamelas was at the heart of the Instituto Torcuato Di Tella project, a research centre that brought together all of Argentina’s artistic avant-garde. So the Di Tella artists were developing so-called “conceptual” practices very early on almost as they were emerging elsewhere, and sometimes even ahead in a different way. Although little known, this historical moment at Di Tella nonetheless stands for an attempt to think the relationship between conceptual art and the media in a different way. During his time there, Lamelas broke with the plastic practice of sculpture he had been pursuing at art school er

David Lamelas, « Limite d’une projection », 1967 Production CAC Brétigny Courtesy Jan Mot Bruxelles Photo : Marc Domage

Qu’est-ce qui est conceptuel dans le cinéma de David Lamelas ? pbb La question de la relation de Lamelas à l’art conceptuel demanderait de reconsidérer complètement ce dernier puisqu’il fait partie d’un moment dit « post mini­ mal » qui s’est développé dans un rapport aux médias et à la littérature. À Buenos Aires, en 1964-1967, Lamelas est au cœur du projet de l’Instituto Torcuato Di Tella qui était un lieu de recherche où s’est retrouvée toute er

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l’avant-garde artistique en Argentine pour y développer très tôt, presque simultanément, et parfois même en les anticipant, des pratiques dites conceptuelles. Ce moment historique à Di Tella est peu connu, mais n’en représente pas moins une tentative de penser différemment la relation de l’art conceptuel aux médias. Là-bas, Lamelas a rompu avec sa pratique de la sculpture pendant les beaux-arts et inauguré des pièces embléma­ tiques, tant par l’utilisation de la lumière et ses effets de dématérialisation, comme avec Light Projection in a Dark Room que par celle des outils de diffusion de l’image comme pour Projection avec un projecteur sans pellicule, ou encore comme pour Situation of Time avec des téléviseurs émettant de la lumière ; toutes datent de 1967. Fin 1966, sous la dictature de Juan Carlos Ongan’a, tous sont partis aux États-Unis ou en Europe… En 1968, Lamelas est invité à la Biennale de Venise et montre dans le pavillon de l’Argentine Office of Information About The Vietnam War at Three Levels: The Visual Image, Texts and Audio. Un peu à l’inverse de ses précédentes pièces où l’information était réduite à de la lumière, il s’agit d’un ensemble de systèmes d’information écrits, sonores, visuels : derrière une vitre sont présentés tels quels des meubles de bureau, un télex, un micro et un magnétophone qui recevait les dernières dépêches d’une des plus importantes agences d’informations en Italie. La réunion de tous les éléments, sorte de pôle de transcription qui diffuse l’information, introduit le temps réel dans l’espace d’exposition… Malgré la concomitance avec la guerre du Viêt-Nam, il ne reconnaît pas un choix délibéré de sa part de désigner cet événement particulier mais celui de mettre en évidence un système qui traduit une situation de l’information à un moment donné. Avec ce dispositif audiovisuel déployé derrière une vitre, il semble insister sur le filtre que les médias posent sur le réel et sur leurs effets de médiation qui « réduisent » le réel à des données d’informations via l’image, le texte et le son. Qualifie-t-il alors sa pratique de conceptuelle ? pbb Lui-même ne l’a jamais vraiment désignée ainsi. En 1968, moment où l’art conceptuel se développe en Europe, il rencontre Marcel Broodthaers qui l’invite à la Wide White Space Gallery à Anvers. Alors en contact avec beaucoup d’artistes, Lamelas définit son travail progressivement, à travers une pratique volontairement dématérialisée et qui emprunte des stratégies à l’art conceptuel. Mais la question du cinéma apparaît d’abord dans la pièce Projection de 1967 remontrée en 2004 à Brétigny sous le titre L’effet écran (Projection). L’un des deux projecteurs 16 mm utilisés projette un faisceau lumineux, sans pellicule niant en quelque sorte la diffusion de l’information et le second un film vierge qui délimite une zone lumineuse sur le mur. Cette installation témoigne à la fois du passage d’un art plus traditionnel à l’utilisation d’outils qui définissent et désignent des espaces ou des environnements au moyen du cinéma, et d’un dispositif lié à l’exposition, voire au théâtre. er

to turn to making works that were emblematic, as much through their use of light and its dematerializing effects— as with Light Projection in a Dark Room—as through the use of image broadcasting tools—as with Projection with a projector without film, or Situation of Time, with TV-sets transmitting light. All of theses works were made in 1967. In late 1966, during Juan Carlos Onganía’s dictatorship, they all fled to the United States or to Europe… In 1968, Lamelas was invited to the Venice Biennale where, in the Argentinian pavilion, he exhibited Office of Information About The Vietnam War at Three Levels: The Visual Image, Texts and Audio, which was actually the opposite of his previous works, where information was reduced to light. The piece presents a set of written, sound and visual information systems: some office furniture, a telex, a microphone and a tape recorder receiving the latest wire stories from one of the mail agencies in Italy are all displayed behind glass. Thus arranged, the various elements form a kind of data transcription and broadcasting base, and introduce real time into the exhibition space. This was at the time of the Vietnam war, but as he said, it wasn’t a deliberate choice on his part to point to this particular event; it was more about emphasising the system that translates the state of information at a given point in time. With this audiovisual arrangement (dispositif) behind glass, he seemed to stress the filter that the media put on reality, and the mediating effects they have as they reduce reality to information data through image, text and

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David Lamelas, « L’effet écran » (Projection), 1967/2004 Production CAC Brétigny, 2004 Collection 49 Nord 6 Est FRAC Lorraine Photo : Bernard Huet

sound. Did he qualify his practice as conceptual then? pbb He never really called it that himself. In 1968, he met Marcel Broodthaers who invited him to the Wide White Space Gallery in Antwerp. It was a time when conceptual art was developing in Europe and Lamelas was in contact with a great deal of artists. He defined his work gradually, with a deliberately dematerialized practice that borrowed its strategies from conceptual art. But the question of cinema was first present in his 1967 work Projection, which was shown again in 2004 in Brétigny under the title “L’effet écran” (Projection). Two 16mm projectors are used, one that projects a beam of light, without film, thus somehow denying the broadcasting of information, and another projector, with blank film, that delineates a luminous area on the wall. This installation demonstrates the transition from a more traditional art to the use of tools that defin and designate spaces or environments through cinema, as well as staging an arrangement, or apparatus (dispositif) linked to the exhibition form, and perhaps even to theatre. It’s a way of deconstructing the cinematographic machinery, of reducing it to its minimum function, that is, broadcasting information through image and sound but by restricting the information here to the light phenomenon and to the sound of the projector. Can Lamelas’s cinema be approached through the question of the relationship between real time and deferred time, real time being when the film is projected in the exhibition, and deferred time being when it is being recorded?

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David Lamelas, « L’effet écran » (Projection), 1967/2004 Production CAC Brétigny, 2004 Collection 49 Nord 6 Est FRAC Lorraine Photo : Marc Domage

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C’est une manière de déconstruire la machinerie cinématographique, de la réduire à sa fonction minimum la diffusion d’informations à travers l’image et le son mais en limitant ici l’information au phénomène lumineux et au son du projecteur. Peut-on aborder le cinéma de Lamelas par la question de la relation entre temps réel et temps différé, le premier étant celui de la projection du film dans l’exposition et le second celui de l’enregistrement ? pbb Oui, et ce dispositif traduit une volonté d’établir un lien entre un espace de représentation, par le biais du médium cinéma, et celui de la réalité, l’espace physique de l’exposition. C’est une opération qui vise à réunir les deux alors qu’une séparation est habituellement établie entre l’image représentée et la réalité, entre ce qui se passe sur l’écran et notre position de spectateur. L’installation des deux projecteurs dos-à-dos induit une vraie mise en adéquation de ce que produit un espace de représentation avec un « espace autre » par le biais du projecteur parce que tandis que l’un dessine un écran, une zone lumi­ neuse sur un mur, l’autre diffuse simultanément une lumière qui se perd dans l’environnement. Cela crée une situation dans laquelle on est soi-même physiquement impliqué. Entre l’écran formé sur la cimaise et celui délimité par le cadre du corridor, le travail de cadrage souligne le rapport entre notre réalité physique et le cadre du cinéma, de la représentation. er

C’est ce corridor intermédiaire débordant sur l’extérieur qui définit le cadre dans lequel le faisceau lumineux se perd. Lamelas reproduisait alors les conditions d’une vision de type cinématographique mais focalisée cette fois sur le réel. pbb L’ajout de cet élément vient effectivement souligner le cadre physique de cette pièce qu’il prolonge. Il mani­ feste aussi la volonté d’agir sur la trajectoire des passants qui en quelque sorte entraient dans un lieu d’exposition sans vraiment s’en rendre compte. Couper leur trajectoire, détourner leur passage permettait de souligner le seuil à franchir : nouveau détournement à rapprocher de celui du projecteur, mais à une autre fin. Physiquement très présent, le corridor manifestait à la fois ce cône de lumière qu’il conduisait depuis le projecteur vers l’extérieur, et ce cadrage puissant, de l’entrée, du seuil, de la porte, du lieu d’exposition. Il formait une image visible depuis l’intérieur vers l’extérieur et récipro­quement. Cette structure ou plutôt cette forme très mini­ male avait justement, à la différence d’une sculpture d’art minimal, été subordonnée à un usage, à sa fonction de devenir l’entrée du lieu et le passage, une espèce de sas de transition entre extérieur et intérieur, un canal. Elément récurrent chez Lamelas, ce rapport de médiation et donc manifestation du média, entretient toujours jusque dans ses vidéos un rapport très puissant avec la question du pouvoir. Ce corridor permet de conduire et de comprendre, ou d’établir une relation, une médiation entre deux choses, mais apparaît dans le même temps comme un élément assez totalitaire, autoritaire et er

Yes, and this apparatus (dispositif) conveys his wish to establish a link between a representational space, through the cinema medium, and a real space, the physical space of the exhibition. It’s an operation that aims to join the two, when usually there is a separation between the represented image and reality, between what happens on the screen and the position of the spectator. The two projectors set back to back make for a true equation between what representational space produces with an “other space” via the projector, because while one projector creates a screen, a luminous area on a wall, the other diffuses a light that gets lost in the environment. It creates a situation in which you are yourself physically involved. The framing of the screen formed on the picture rail and the screen defined by the space of the corridor highlight the relationship between our physical reality and cinematic, representational framing.

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It’s this corridor, halfway between inside and outside, that defines the frame in which the light beam gets lost. Lamelas was reproducing the conditions of a cinematic kind of vision, but this time with a focus on reality. pbb Adding this element indeed underscores the physical frame of the room and extends it. There was also a wish to act on the trajectory of the passers-by, who in a way entered an exhibition space without really realising. Interrupting and diverting their trajectory in this way allowed Lamelas to emphasize the threshold they had to pass over: a new diversion (détournement) similar to that of the projector, but with er

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directif. Il est intéressant mais assez difficile de constater que cette pièce a été détruite par les autorités locales. Destin significatif du fait que l’acte de David Lamelas de souligner ce rapport aux médias et au pouvoir a été perçu par les autorités comme une provocation. Comme si ce corridor était l’expression physique d’un contre-pouvoir. Peut-on parler à son propos d’Expanded Cinema, d’une pratique du cinéma qui à la fois le « réduit » à ses supports de diffusion tout en l’élargissant à la dimension architecturale de son espace de projection ? pbb Cela s’est produit plus tard après les expériences de 1967 à l’Instituto Di Tella à Buenos Aires. er

Destruction de l’œuvre de David Lamelas « L’effet écran » (Projection), 1967/2004 Documentation CAC Brétigny 2007. Photo : Clitous Bramble

Un cinéma conceptuel élargi à l'espace d'exposition, à la fois composé et largement improvisé

a different purpose. And this concrete corridor, which was physically very present, emphasized both the light cone, since it led this cone from the projector towards the outside space, and the powerful framing of the entrance, of the threshold, of the door, of the exhibition space. It formed an image visible from the inside to the outside as much as from the outside to the inside. This structure, or rather this very minimal shape, was different from a minimal art sculpture in that it had a function, it was subordinate to a use, that of being the entrance to this place, and thus of being a passage, a sort of airlock between outside and inside. A canal. It was a mediated relation again, and therefore a manifestation of the medium, a recurring element in Lamelas’s work that is always, even in his videos, very strongly connected to issues of power. This corridor therefore enables one to conduct, understand or establish a realtionship or mdiation between two things, and at the same time it is also a very totalitarian, quite domineering and directive element. The interesting but harsh fact concerning this piece is that it was later destroyed by local authorities. A telling fate in that the artist’s will to draw attention to the relationship between the media and power was taken as a provocation by the authorities. As if this corridor was the physical expression of a counter-power. Could we call Expanded Cinema a cinema practice that both reduces cinema to the media that broadcast it and extends it to the architectural dimension of its projection space? pbb This came later, after the 1967 experiments at the er

Après son arrivée en Europe, Lamelas se rend à Londres, via Venise, en réponse à l’invitation à l’exposition « Environments Reversal » au Camden Arts Centre. Il réalise là sa première pièce utilisant le cinéma en tant qu’outil de représentation : A Study of the Relationships Between Inner and Outer Space (1969). En produisant sur place un film qu’il présentera dans l’exposition, il montre justement l’exploitation d’un medium, au sens du choix d’un genre, mais transposé dans un autre medium, celui de l’exposition. Partant du lieu de cette dernière, il

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étend son investigation au contexte de la ville jusqu’au Instituto Di Tella in Buenos cosmos. Sans doute influencé par McLuhan, il passe à Aires. cette période par un modernisme qui a déjà beaucoup travaillé le rapport à l’autoréflexivité mais qu’il déplace dans d’autres registres, dans d’autres mediums et qu’il oppose au discours mimétique du cinéma. Justement, ce qui le distingue dans ce film d’un artiste plus strictement conceptuel, c’est qu’à partir d’une structure relativement rigide, il initie un mode de travail consistant à instaurer une situation qui va s’auto-générer et laissera la pièce se produire toute seule. Les événements sont, en quelque sorte, aimantés par cette situation. C’est comme s’il lançait des variables accidentelles à partir d’une situation donnée… Il évoque ce facteur de contingence dans votre entretien de 2004 à propos de The Desert People (1974), où cette voiture tombant dans un ravin lui apparaît comme une métaphore de son film qui était une sorte de machine lancée en roue libre. Il y a chez Lamelas cette idée d’autonomie de la machine déjà lancée et qu’une fois en route il ne désire plus maîtriser. Il amène une structure, une règle du jeu qui lui permet d’intégrer une part d’accidentel. pbb Ce sont justement ces paramètres qui sont intéressants chez lui. Il sait les laisser agir. Sa pratique qui lui permet de ne pas projeter tous ses désirs laisse aussi les choses se définir d’elles-mêmes. À propos de The Desert People, il affirme que ce sont aussi les acteurs qui ont fait le film, qu’il a simplement apporté un certain nombre d’éléments et que les choses se sont ensuite faites toutes seules à la manière d’improvisations musicales ou de danse. Il a intégré un système de composition qui génère ses propres distorsions et a finalement tendance à représenter la réalité plus encore qu’une construction achevée. Intégrant l’accident, comme ça se manifeste à la fin, c’est un modèle d’écriture très « chorégraphiée » parce qu’elle se constitue progressivement et dont luimême devient le spectateur. Son travail a finalement toujours été guidé par cette volonté de devenir spectateur de ses propres œuvres, en cessant d’en être l’auteur. Il adore, lorsqu’il arrive dans une exposition qu’il a mise en œuvre, constater qu’il en est le spectateur parce que quantité de choses se font malgré lui.

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J’imagine qu’il laisse alors le curateur assez libre de s’approprier son travail ? pbb Particulièrement rare mais très présente chez lui, cette capacité à laisser affecter son travail par des relations et des circonstances présentes, pourrait témoigner pour certains d’un manque de précision, alors que c’est au contraire une façon de laisser entrer de la réalité, de ne pas fermer les pièces mais de les laisser pénétrer par la durée. Son travail est pensé en relation à sa traversée, dans la durée. Toujours très affecté par ce que les choses, et au-delà, par ce que la scène artistique vont deve­ nir, il continue d’opérer de façon différente en fonction de l’environnement, du contexte et de la façon dont les nouvelles générations le perçoivent aujourd’hui. er

Conceptual cinema extended to the exhibition space, both composed and largely improvised

After he arrived in Europe, via Venice, Lamelas went to London and made his first piece using cinema as a tool of representation: A Study of the Relationships Between Inner and Outer Space. He created the film as a response to the Camden Arts Centre’s invitation to participate in their exhibition Environments Reversal. By making a film on site and screening it in the exhibition he was precisely demonstrating the use or exploitation of a medium, in the sense of a chosen genre, but transposed here into another medium, that of the exhibition. So he made a film on the spot and presented it in the exhibition. He extended his investigation from the exhibition space to the context of the city, and to the cosmos. He was going through a phase that was charged with self-reflexiveness and probably influenced by McLuhan; a form of modernism that already had a close connection with selfreflectivity but that he shifted to other registers, other media and balanced with the mimetic discourse of cinema. And so when he made this film, precisely what distinguished him from a stricter conceptual artist was that, from a relatively rigid structure, he let things

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C’est aussi significatif de la place qu’il laisse à l’interprétation dans ses films, comme dans Cumulative Script (1971) par exemple où le spectateur peut établir des liens entre des fragments discontinus. pbb Exactement. Et ce phénomène ne caractérise pas seulement la production mais aussi l’exposition qui nous place face à un dispositif qu’on peut nous-même faire varier en fonction de ce qu’on y met ou du temps qu’on y consacre… er

follow their course. That is, he let the works create themselves. And events were, in a way, drawn into this situation. That’s also when, in his work, he started something that consisted in producing a self-generated situation. It is as if he threw in random variables from a given situation… In your 2004 interview about The Desert People (1974), he talked about this contingency factor when he evoked that car falling into a gully as a metaphor for his film, which was like a sort of freewheeling machine. With Lamelas there’s this idea of an autonomous machine that’s already on its course, and that he doesn’t want to control once he has launched it. He brings a structure, rules of the game which allow him to integrate some randomness.

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This is what is so interesting about him—these parameters. He knows how to let them work. His practice allows him to not project all his desires onto his work, it lets things define themselves. About The Desert People, he said that the actors made the film too, that he merely brought in a certain number of elements and that afterwards, things happened by themselves. This practice can be compared to improvisation techniques in the fields of music or dance. He integrated a composition system that generates its own distortions, and that, in the end, tends to represent reality even better than an entirely built thing. It is a writing model that integrates accidents, as the ending shows. It is a very “choreographed” way of writing, that is, it’s something that constitutes itself progressively and in

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which he becomes the spectator, because in the end his quest is to become a spectator of his own works, to cease to be the creator. It’s something that always guided him in his work. He loves arriving at an exhibition that he set up, and then realising that he is a spectator because many things happen in spite of him. So I would imagine that he lets the curator appropriate his work quite freely? pbb This ability to let his work be affected by present relations and circumstances is quite rare and it’s a particularity of his—for some it betrays a lack of precision, but on the contrary it is a way of letting reality enter, to not close or freeze works but instead leave them open to time. His work is conceived in relation to its development over time. Always very affected by how things—and further, the art scene—develop and shift over time, his work continues to operate in differents ways depending on the environment, the context, and the way new generations receive it today. er

This also reveals how much room he leaves for interpretation in his films, as in Cumulative Script (1971) for instance, where the spectator can link up unfinished fragments. pbb Exactly. And this phenomenon is encountered again, not just in the production process, but also in the exhibition, because you’re facing a arrangement (dispositif) that you can yourself vary according to what you put in it or the time you spend on it… er

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Un cinéma conceptuel élargi à l'espace d'exposition, à la fois composé et largement improvisé, structuraliste et borgésien À propos de ce retour aux qualités physiques du medium cinéma, on peut penser à la façon dont il intègre la pose photographique dans le temps continu du film. pbb On retrouve cela dans plusieurs pièces, Cumulative Script par exemple, fonctionne sur ces deux niveaux : photos et séquences de films, To Pour Milk Into a Glass (1972) aussi où huit diapositives sont superposées à un film en huit séquences. À cette période, il expérimente ces différentes structures temporelles de façon très méthodique, au sens structuraliste. Lamelas entretient alors, comme c’est plus largement pour la culture argentine, des liens forts avec la scène structuraliste très présente à Paris. Il serait intéressant d’étudier ce qui le lie en effet à la psychanalyse et au structuralisme d’une part, mais aussi à Borges. Parce qu’il y avait à Buenos Aires deux écoles, celle de Di Tella, plus orientée vers une réflexion sur les medias, et par ailleurs l’enseignement de Borges à l’université qui était beaucoup plus tourné vers la littérature, avec Eduardo Costa par exemple. er

Lamelas fait-il un lien entre ces deux approches, média­tique et fictionnelle ? Je pense évidemment à Reading of an Extract from “Labyrinth” by J.L. Borges (1970) où il installe un écart entre la lecture d’un texte de Borges, mais sans en restituer le son, et le texte qui défile à la manière de sous-titres. Aborde-t-il ici la littérature de Borges comme une matière à déconstruire ? pbb Plus que de le déconstruire, c’est plutôt une façon de prolonger Borges, de mettre en relief les inventions qu’il a traitées essentiellement dans la littérature. David Lamelas, lui, essaie de les poursuivre dans un autre registre, dans d’autres médiums, le prolongeant ainsi dans la réalité et en affectant la réalité sociale, en produisant un miroir sur les appareils de représentation qui nous environnent, les medias… er

Ce serait alors plus une forme de réactualisation, de réadaptation de Borges à la puissance des médias ? pbb Pour tenter de montrer comment finalement l’enseignement de Borges, c’est-à-dire l’enseignement de la conscience, de la construction de la réalité, de la présence de la fiction s’applique à la réalité, à notre environnement direct, et aux médias, ces producteurs de fiction… Par exemple Time as Activity (1969) composé de trois séquences de quatre minutes de temps réel est en quelque sorte déjà un statement. « Le temps comme activité », signifie aussi la prétention d’agir à un certain niveau de conscience de la durée. Et quand il inverse er

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Conceptual cinema extended to the exhibition space, both composed and largely improvised, structuralist and Borgesian Concerning this return to the physical qualities of the cinema medium—there’s also the way he integrates photographic pose into the film’s continuous time. pbb This is the case in several of his works, for instance Cumulative Script works on these two levels: photos and film sequences, and so does To Pour Milk Into A Glass (1972), which consists of eight slides superimposed on to an eight-sequence film. At that time, he experimented with these different time structures in a very methodical way, in the structuralist sense. In those days, he was closely linked to the structuralist scene which was quite big in Paris. He also had a strong relationship with literature and the Structuralists, and so did Argentinian culture in general. This aspect should be given a second look, because he was very strongly linked to psychoanalysis and to structuralism on the one hand, and to Buenos Aires on the other hand, particularly through Borges. Because there were two schools there, one was Di Tella, which was more concerned with a reflection on the media, and the other was Borges’s university teachings, which were more er

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complètement le rapport de l’image et du temps, c’est-à-dire quand il montre du temps, l’image est moins intéressante en elle-même qu’en ce qu’elle est la transcription d’une durée brute. C’est là une façon très borgésienne de faire. Je pense en particulier au personnage de Funes dans Funes ou la mémoire : quelqu’un qui, parce qu’il n’a aucune capacité d’abstraction, n’a plus du tout la même conscience du temps que les autres et donc vit tout. Ce que Borges traite dans la fiction, Lamelas, lui, le réinscrit dans le très quotidien et c’est en cela aussi qu’il s’en distingue. Ce film est presque une façon de placer le spectateur face à la reproduction d’un temps à l’infini puisque, audelà de ce qu’elles représentent, ces séquences sont des portions de trois minutes de durée à expérimenter à nouveau le temps de leur projection. Refaire l’épreuve de ces trois minutes continuellement relève aussi du « temps comme activité » et c’est sans doute parce qu’il se place au-delà de la figuration que le cinéma de Lamelas peut être qualifié de conceptuel.

er

oriented towards literature, with Eduardo Costa for instance. Did Lamelas connect these two approaches, the media and the fictional approach? I’m obviously thinking of Reading of an Extract from “Labyrinth” by J. L. Borges (1970), where he sets up a gap between a Borges text being read out, but without the sound, and the text scrolling down like subtitles. Was this a way of treating Borges’s literature as a material to deconstruct? pbb Rather than deconstructing him, it was a way of extending Borges’s gesture, of highlighting the inventions he dealt with essentially through lirerature. David Lamelas, on the other hand, tried to pursue them in another register, through other media, thus extending Borges’s gesture into reality and affecting social reality, by mirroring the apparatuses of representation that surround us, the media… er

So it would be more like updating, adapting Borges to the power of the media? pbb Right, in order to show how, in the end, Borges’s teachings—that is the teachings of consciousness, of the construction of reality, of the presence of fiction—apply to reality, to our direct environment, and to the media, those producers of fiction… For instance Time as Activity (1969)—composed of three sequences of four real-time minutes—is already a kind of statement. “Time as activity”, that’s also a way of claiming you can act on a certain level of awareness of the passing of time. And when he completely reverses the relationship between image and time, that is, when he shows time, the er

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image is not interesting per se, it’s interesting insofar as it is the transcription of an unprocessed duration. It is a very Borgesian way of doing things. What I have in mind is Funes’s character in Funes or memory—because he has no capacity for abstraction he no longer has the same consciousness of time as the others and consequently experiences everything. This short story is particularly interesting because of this, and precisely what Borges deals with in fiction, Lamelas reframes in everyday things. And that’s also what distinguishes him.

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Un cinéma conceptuel élargi à l'espace d'exposition, à la fois composé et largement improvisé, structuraliste et borgésien, n'est pas une pipe pbb C’est aussi une réflexion sur le medium, comme le fait

Magritte en quelque sorte : « Ceci n’est pas une pipe », c’est une peinture. On pourrait affirmer ici « Ceci n’est pas une image », c’est du temps. Lamelas joue justement sur la prise de conscience que derrière la représentation il y a une construction qu’il interroge en permanence et selon des axes toujours renouvelés et assez inattendus. Ce n’est pas précisément ce que l’on croit voir qui est en jeu.

Conceptual cinema extended to the exhibition space, both composed and largely improvised, structuralist and Borgesian, is not a pipe Lamelas’s cinema also reflects on the medium, like Magritte in a way: “This is not a pipe, it’s a painting”. Here, it sort of plays the same role: “This is not an image”, it is time. What Lamelas plays on is precisely the realization that behind the representation lies a construction, which he constantly challenges, using ever-changing and unexpected axes. What is at stake is, precisely, not what we think we are seeing.

pbb

This film is almost a way of putting the spectator in front of the reproduction of infinite time because, beyond what they represent, these sequences are three-minute time portions that can be experimented with again during their projection. Reexperiencing these three minutes continuously also pertains to “time to activity”, and it is most probably because Lamelas’s cinema is located beyond figuration that we might define it as conceptual.

er

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Un cinéma conceptuel élargi à l'espace d'exposition, à la fois composé et largement improvisé, structuraliste et borgésien, n'est pas une pipe mais un mélange des genres

Conceptual cinema extended to the exhibition space, both composed and largely improvised, structuralist and Borgesian, not a pipe but a mix of genres So he didn’t simply seek to deconstruct myths, but rather to use the force of myths through the force of the media. In this regard, he said he was fascinated by Hollywood’s power of attraction, by its ability to produce fictions, and that’s why he went there, to Los Angeles, to verify the concrete manifestations of the power of fiction on local reality… And that’s also where he realised the discrepancy between them. So maybe he was trying to understand how myths manifest themselves in filmed reality, through the experiment of the film The Desert People, which he made when he arrived in the US in 1974. pbb The Desert People is a key work in the sense that it’s his last cinema film, because afterwards he switched to video, and because it’s a link with his US period, as he wrote it when he was planning to go there, and made it there… It’s a medium-length fiction film. It synthesises all the previous works in which he reflected on the media and on the links between fiction and reality… er

David Lamelas, « The Desert People », 1974, 48’ Still du film. Courtesy de l’artiste.

Il n’a donc pas simplement cherché à déconstruire des mythes, mais plutôt à exploiter la force des mythes à travers celle des médias. À ce propos, il se dit fasciné par la puissance attractive d’Hollywood, par sa capacité à produire des fictions et c’est pourquoi il va vérifier sur place, à Los Angeles, les manifestations concrètes du pouvoir de la fiction sur la réalité locale… et c’est là aussi qu’il s’aperçoit de leur décalage. Alors peut-être cherche-t-il comment les mythes se manifestent dans la réalité filmée à travers l’expérience qu’a représentée ce film The Desert People réalisé en 1974 à son arrivée aux États-Unis ? pbb The Desert People est une œuvre clé dans le sens où c’est son dernier film de cinéma avant son passage à la vidéo, et parce qu’elle fait le lien avec la période des États-Unis, puisque qu’il l’a écrit en projetant d’aller làbas où il l’a effectivement réalisé… Ce moyen métrage de fiction est la synthèse de toutes les pièces précédentes qui réfléchissent aux medias et aux rapports entre fiction et réalité… er

Deux modes narratifs sont mis en parallèle dans le scénario : le film commence comme un road movie clas­ sique : une voiture avec à son bord cinq personnes traverse le désert. Une fois la narration mise en place, elle est interrompue par des interviews relevant du style documentaire. Les cinq passagers décrivent leur expé­rience

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et leur propre perception de la tribu Papago dans une réserve d’Indiens nord-américains. La dernière interview est celle de Manny, un Indien Papago, qui raconte sa vie dans cette tribu qu’il a quittée pour vivre à New York : il est le témoin d’une réalité qui n’existe plus et donc déjà en partie fantasmée dans son discours. Dès lors, ces voyageurs semblent finalement ne connaître cette tribu qu’à travers le récit de Manny… Rétrospectivement, le doute s’installe quant à la vérité des autres témoignages. Avec ce film, Lamelas met en scène l’idée d’un pur exotisme, qui fait disparaître l’objet dès lors qu’il est regardé, et déjà inscrit dans la façon de percevoir une sous-culture américaine totalement intégrée au mainstream, comme étant partie prenante d’un imaginaire cinématogra­ phique à travers les films « de cowboys et d’Indiens ». Il fait donc d’un road movie de cowboys et d’Indiens couplé avec un film documentaire une sorte de road movie de cowboys et d’Indiens documentaire… pbb À cela viennent s’ajouter de multiples systèmes d’allé­gories parce que la voiture c’est la caméra, et la route recouverte d’asphalte, l’impossibilité de retrouver ses origines… Et en même temps, c’est une recons­ titution. Cette perte de l’origine est traitée sans nostalgie. Il ne se lamente pas sur un simulacre, mais recherche plutôt un usage productif de cette dissociation entre le mythe et la réalité. pbb Et dans une certaine désinvolture aussi. Ce qu’on regarde dans ce film, c’est la vie mais aussi ces gens dans leur tentative d’exprimer ce qu’ils connaissent comme ce qu’ils ne connaissent pas. On ne détecte pas tout de suite qu’à part Manny ils n’ont jamais rencontré d’Indien et que tout cela est un travail de réinterprétation qui, comme aime à le faire David Lamelas, nous confronte tout d’un coup à quelque chose de vertigineux. Après, comme il l’explique, ce sont toujours des déplacements, des détournements : en plaçant ses personnages face caméra et dans un film de fiction, il s’écarte de l’extrême codifica­ tion du cinéma hollywoodien et parvient, en distordant tout ces codes, à s’amuser de ce vrai jeu d’artiste. er

Avec ces plans face caméra, il intègre alors le code du journalisme dans la fiction. pbb Il rompt avec la légitimité d’un langage et montre à quel point il convient de douter quand on s’adresse au spectateur de telle et telle manière parce que ce n’est pas forcément quand on s’adresse à lui en le regardant dans les yeux qu’on lui dit la vérité. Il s’est donné pour rôle de déjouer tous ces systèmes de représentations qui se présentent comme naturels mais ne le sont pas. er De la même manière, To Pour Milk Into A Glass (1972), où en huit séquences en plan fixe sont présentées huit façons différentes de verser du lait dans un verre, allie un protocole conceptuel, en intégrant les codes de la publicité. Car j’imagine qu’il existait déjà à l’époque des publicités jouant du pouvoir de fascination des expé­ riences de laboratoire à travers cet effet de ralenti du lait er

er To come back to the screen-

play of this film, there are two parallel narrative modes. The film begins like a classic road movie: a car is going through the desert, with five people on board. Once the narration has begun, it is interrupted by interviews, in a documentary style. The five passengers describe their experience in a native Indian reservation, and they all have their own perception of the Papago tribe. The last interview is of Manny, a Papago Indian, who talks about his life in this tribe, which he left to live in New York. He bears witness to a reality that doesn’t exist anymore and that is therefore partly a fantasy in his discourse. From then on, it seems that the travellers only know the tribe through Manny’s story… In retrospect, this casts a doubt on the veracity of the other testimonies. With this film, Lamelas stages the idea of sheer exoticism, this object that cannot be watched without disappearing. Exoticism informs the way we perceive an American sub-culture that is completely integrated into the mainstream, as part of an imagined cinematic universe through “cow-boys and Indians” films. So from a cow-boys and Indians road movie combined with a documentary film, Lamelas makes a documentary cow-boys and Indians road movie… pbb Yes, and then there are several allegory systems because the car is the camera, this asphalt-covered road is the impossibility to find one’s origins… And at the same time it’s a reconstruction.

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qui tombe dans un verre sur fond blanc… Il y aurait là déjà un certain rapport à l’art conceptuel investi d’une critique des médias et notamment des codes de la télévision. pbb Si ces réflexions sont communes à beaucoup d’artistes de cette époque, Lamelas parvient à les rendre plastiquement denses, au-delà de la forme plutôt autoréflexive ou assez rigide d’une équation conceptuelle. Il arrive à un équilibre plutôt particulier alors que les œuvres conceptuelles, très rigides, analytiques, orthodoxes, peuvent parfois rester en deçà. Par exemple, on voit bien que l’influence alors dominante d’un Kosuth ne l’est plus et que l’œuvre qui s’avère finalement d’une grande sécheresse n’a désormais plus d’intérêt historique. À l’inverse, certains artistes marginalisés par rapport à la domination d’un art conceptuel américain révèlent aujourd’hui des ressources importantes. On peut voir maintenant comment des rapports de force se sont instaurés à un certain moment avec des volontés d’hégémonie de scènes artistiques. Simplement, Lamelas traite ces dimensions conceptuelles avec une culture différente et dans un rapport extériorisé du fait de son histoire particulière qui mêle beaucoup d’influences. Issu d’une famille qui a fui l’Espagne de Franco, il est de nouveau confronté à la dictature en Argentine et à l’impact de la culture européenne sur l’Amérique du Sud qui est vraiment alors un territoire d’expériences pour beaucoup d’immigrés européens. Fuyant la dictature argentine, il va cependant la retrouver aux États-Unis, à travers une période vidéo, une période télévisuelle. Après ses expériences européennes, il se rend aux ÉtatsUnis pour réaliser ce film, The Desert People, puis s’installe à Los Angeles où il commence un travail vidéo. Du fait que les chaînes câblées sont disponibles car elles ont besoin de contenu et ne disposent alors guère de films, les artistes bénéficient de beaucoup d’espace leur permettant de diffuser sur ces nouveaux réseaux télévisuels. Et là Lamelas produit des films qui sont tous liés à la dicta­ture et à l’actualité des medias. L’un de ses films s’intitule Le Dictateur, figure très présente aux ÉtatsUnis car elle captive les américains. Finalement il met en évidence le fait que les médias sont aussi liés à la dictature dont ils prétendent se distinguer totalement en se revendiquant ultra démocratiques. Ainsi les talk shows qui fascinent Lamelas construisent-ils une représentation de la démocratie. Lui, qui a justement été au cœur des régimes totalitaires, sait à quel point tout cela est construit et factice. Il entreprend donc une décon­struction en utilisant la figure du dictateur de façon récurrente dans son travail, parmi d’autres comme celle du journaliste par exemple.

He doesn’t use nostalgia to deal with the issue of lost roots. He doesn’t lament over a simulacrum, but he uses this dissociation between myth and reality productively. pbb And he is quite casual too. Life is what you watch in that film, it’s also those people trying to express what they know as what they don’t know. You don’t detect right away that those people have actually never met an Indian apart from Manny, and that in fact it’s all about reinterpreting things. All of a sudden you’re facing something vertiginous, and that’s what David Lamelas likes, this vertiginous relationship with appearances. Then, as he explains, there are always displacements, diversions, and détournements because his characters are made to face the camera, and doing this in a fiction film is not the custom at all in Hollywood, even less so back then, when Hollywood cinema was extremely codified. So he manages to bend all those codes and have fun with this true artistic play. er

er With these shots facing the

camera, he integrated journalistic codes into fiction. pbb He broke with the legitimacy of a language and showed how dubious it can be to address the spectator in such-and-such way, and that looking them straight in the eye doesn’t necessarily mean you’re telling them the truth. He took on a role that consisted in thwarting all those representation systems that appear to be natural but actually aren’t. In the same way, To Pour Milk Into A Glass (1972), in which he presented eight different ways to pour milk into a glass in eight static

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shot sequences, combined a conceptual protocol with the codes of advertising. Because I guess in those days there were already ads with this slow-motion effect of milk being poured into a glass against a white background, ads that played on the power of fascination of laboratory experiments. So there was already a certain link with a form of conceptual art that acts as a critique of the media and integrates the codes of television. pbb I think many artists of that time shared these ideas, but he managed to make them plastically dense, beyond the rather self-reflexive or rigid form of a conceptual equation. He reached a rather peculiar balance that some conceptual works don’t attain because they are very rigid, analytical and orthodox. For instance, it has become clear that Kosuth’s potential is not as prevalent as it used to be, his position has become very outdated, it is merely of historical interest, and it turns out to be very dry. Whereas artists who were marginalised from the dominant American conceptual art now represent important resources. Now we can see the power struggles that established themselves at a certain time, with artistic scenes claiming hegemony. Only Lamelas dealt with these conceptual dimensions with a different culture and an exteriorised relationship, as he is the fruit of a particular history intertwining various influences. He came from a family that fled Franco’s Spain, and he was confronted to a dictatorship again in Argentina, that and the influence of European culture, as South America was an experimental territory for several European immigrants. So he fled another authoritarian 57


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Un cinéma conceptuel, élargi à l'espace d'exposition, à la fois composé et largement improvisé, structuraliste et borgésien, n'est pas une pipe mais un mélange des genres, glissant vers une pratique de la vidéo home-made et hollywoodienne. Son approche à la fois critique et satirique de la télévision américaine est très clairement articulée dans cette série de vidéos destinée à une fausse chaîne d’infor­ mation qu’il appelle Newsmakers. The Hand (1976), par exemple, est une séquence d’un journal télévisé présenté par la journaliste Barbara Lopez (jouée par Hildegarde Duane). Elle est clairement l’alter ego fictionnel de Barbara Walters, journaliste spécialisée dans l’interview des dictateurs de ce monde et qui alimente cette fascination de l’Amérique du Nord pour les dictateurs du Sud. Mais ses informations fusionnent au profit d’une interview exclusive d’une « légende pop », Kevin Gold. Il met aussi en scène une vraie journaliste israélienne, et puis cette figure de la rock star qu’il incarne… C’est là, lorsqu’il met en concurrence des éléments réels avec des personnages fictionnels plutôt caricaturaux, qu’il vrille les frontières entre fiction et réalité. pbb Newsmakers c’est pour lui l’idée d’une réactivité extrê­mement rapide à l’actualité permise par le médium vidéo à ce moment-là, à la différence du cinéma qui demandait beaucoup plus d’argent et de temps entre la réalisation, la production, la diffusion, etc. Là, il réagit à tous les évènements auxquels le confrontent les médias : au terrorisme avec The Hand, on retrouve le spectre du dictateur argentin dans The Dictator (1978), ou encore la figure d’un cheikh ruiné vivant à Hollywood sur fond de crise pétrolière dans Scheherazade (1980)… C’est alors que sa rencontre avec Hildegarde Duane, venue d’Hollywood, lui permet d’extérioriser sa pratique et c’est avec elle qu’il trouve la possibilité de distancier l’esthétique « conceptuelle » qu’il affectionnait et intègre cette réalité des États-Unis et de Los Angeles en particulier, et tout ce qui est, là-bas, particulièrement kitsch. C’est aussi ce dont témoigne leur dernière vidéo, AppleLife (2009) présentée à la galerie Gaudel de Stampa. er

pbb *

Comment as-tu commencé Newsmakers ? Le premier de la série c’était The Hand en 1976, après que j’ai fait The Desert People en 1974. C’était une idée que j’avais déjà développée à Londres, mais

david lamelas *

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regime and he encountered the question of dictatorship again in the United States, through a video period, a television period. So when his experience in Europe came to an end, he went to the United States to make that film, The Desert People. Then he moved to Los Angeles where he started working on a video project. At that time, video was budding, there were cable channels and they needed contents because few films were available. So that left a lot of space for artists who could broadcast on these new television networks. And so Lamelas made films that were all linked to dictatorship and to the current media events. One of his films is called Le Dictateur (The Dictator), and then the figure of the dictator appeared again in different places, precisely because Americans were fascinated by it. He draws attention to the fact that the media are closely connected to dictatorship, and that at the same time, they try to distinguish themselves from it by claiming to be, on the contrary, ultra democratic. So they construct a representation of democracy, with talk shows for instance. Lamelas was fascinated by talk shows, and as a person who had been at the heart of totalitarian regimes, he could see how constructed and fake it all was. So he undertook a deconstruction, using the dictator as a recurrent figure in his work, among others like that of the journalist for instance.

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en arrivant en Californie, j’étais frappé par la télévision américaine si différente des télévisions anglaise et française. C’étaient des moyens de communication et pas du spectacle. Pour le journal par exemple, quelqu’un disait les nouvelles un peu comme à la radio. Mais là, l’information était un grand spectacle. Et j’étais impressionné par les talk-shows où des gens étaient invités pour parler de n’importe quel sujet, et même si ce dernier était très important, il était toujours balisé pour le même système. Tout devenait d’une grande légèreté, d’une grande simplicité. C’est pour ça que j’ai adopté l’idée de la rockstar politisé comme dans The Hand. Je l’ai adapté au système américain de l’interview. Et j’ai inventé ce programme fictif, Newsmakers. Je l’ai produit avec une chaîne publique de télévision canadienne. pbb *

C’était ton premier film avec Hildegarde Duane ? Non, je l’ai rencontrée deux ans plus tard. Après ça donc, j’ai voulu faire du cinéma, toujours autour de la télévision américaine, son regard sur la politique, et en particulier sur la politique sud-américaine et cette fascination du public américain pour le personnage du dictateur. Je suis donc resté en Californie où un ami m’avait prêté sa grande maison à Hollywood Hills. J’ai habité là pendant un an, tout seul. Alors je suis devenu un peu fou. Je me sentais comme un personnage très important. C’est comme ça qu’est arrivée l’idée du dictateur. La maison était presque vide, il n’y avait pas de meubles. C’était moi et la grande maison. C’était comme quelqu’un qui à un moment a tout eu et a tout perdu, comme un dictateur qui aurait perdu le pouvoir. C’était totalement en lien ce que j’avais commencée avec The Hand parce qu’il y a déjà la rock star qui a des problèmes avec la politique, l’argent… J’avais besoin d’une femme journaliste, la personnalité typique de la télévision américaine. J’ai interviewé plusieurs actrices améri­caines et passais pour un réalisateur. J’ai choisi une femme blonde, très belle. Elle ressemblait à Véronica Leigh. Le jour du tournage, devant la caméra, elle était paralysée, impossible d’improviser. C’était catastrophique car j’avais déjà toute l’équipe prêtée par des producteurs. C’était les débuts du video art à Los Angeles. J’avais la caméra pour deux jours et j’en avais perdu un. Et je vais au supermarché et c’est là que je vois Hildegarde ! dl *

Conceptual cinema extended to the exhibition space, both composed and largely improvised, structuralist and Borgesian, not a pipe but a mix of genres, that shifts towards a home-made Hollywood video practice His critical and satirical approach to American television was distinctly articulated in the series of videos made for a fake news channel that he called Newsmakers. The Hand (1976), for instance, is a sequence from a television news programme presented by the journalist Barbara Lopez (played by Hildegarde Duane). She is clearly the fictional alter ego of Barbara Walters, a journalist whose speciality is to interview the dictators of this world, and who fuels North America’s fascination for Southern dictators. But her news programme turns into the exclusive interview of a “pop legend”, Kevin Gold. The video also includes a real Israeli journalist, and a rock star figure, embodied by Lamelas himself… That’s where he spins the borders between

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fiction and reality, when he opposes real elements with fictional characters who are quite caricatured. pbb To him Newsmakers represented the idea of an extremely quick reactivity to the news, because the video medium permitted such reactivity at the time, unlike the cinema medium which required much more money and time in order to direct, produce, broadcast etc. With video he could respond to all the events to which he was confronted by the media: terrorism with The Hand, the spectre of the Argentinian dictator, who is present again in The Dictator (1978), or the figure of a bankrupt sheik living in Hollywood, in the context of the oil crisis, in Scheherazade (1980)… It is around that time that he met Hildegarde Duane, who came from Hollywood and who allowed him to exteriorise his practice. She enabled him to distance himself from the “conceptual” aesthetics he was partial to, and to integrate all the things that are part of reality in the United States and in Los Angeles in particular, all the things that are particularly kitsch over Gaudel de Stampa : AppleLife photo Bigger than Eve there. This can also be seen in their last video, AppleLife pbb * C’était la première fois que tu la voyais ? (2009), which is currently dl * Non, on s’était croisé avant à des vernissages. On on show at the Gaudel de se disait bonjour, on se parlait un peu, on se trouvait Stampa gallery. sympa. Mais là, au supermarché, je me suis dit « C’est elle ! Elle est parfaite pour mon film ! » Je lui ai tout de pbb * How did you begin suite demandé en lui disant qu’il fallait tourner le len- Newsmakers? demain. Elle m’a répondu qu’elle y serait. C’est là que david lamelas* The first one tout a commencé. C’était parfait, car elle n’était pas in this series was The Hand une actrice mais une artiste et a été naturelle devant la in 1976, after I had made The caméra. N’étant pas conditionnée comme l’actrice pro- Desert People in 1974. I had fessionnelle, elle n’avait rien à perdre et a pu improviser already developed this idea in naturellement. Pour moi, c’était aussi la première fois London, but when I arrived que j’étais devant la caméra et j’étais nerveux. Après ce in California, I was really film, nous avons travaillé ensemble comme une équipe de struck by American televitravail. sion and by how different it was from English and French * extraits d’un entretien entre Pierre Bal-Blanc et David Lamelas, television. The latter were means of communication, not à Paris, le 2 décembre 2009 60

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entertainment. Take the news for instance—someone read it, a bit like on the radio. But over there, the news was a big show. And I was impressed by talk shows, where people were invited to talk about any subject, and even if that subject was very important it was always marked out for the same system. It all became really light, really simple. That’s why I adopted the idea of the politicised rock star, as in The Hand. I adapted him to the American interview system. And I invented this fictional programme, Newsmakers. I produced it with a Canadian public television channel. pbb*

Gaudel de Stampa : AppleLife photo 1

Y a-t-il un rapport au soap-opéra dans cette série de vidéos avec des personnages clefs et récurrents : le dictateur, la journaliste, la rock star, etc. ? Avec l’aspect très home-made hollywoodien, avec un jeu d’acteur très visiblement amateur, on est très loin de la rigueur analytique de son premier cinéma… Car outre l’actualité, ce qu’il intègre aussi avec Hildegarde Duane, ce sont les questions la lutte des sexes (puisqu’il s’agit beaucoup d’une lutte entre ces personnages très genrés), les relations de pouvoir de l’argent, des médias, les phénomènes d’ascension et de déclin social, énonçant finalement une critique assez burlesque de la société de l’information… pbb Complètement. Il y a vraiment dans cette tentative la volonté aussi de trouver une voie qui lui permette de renouveler sa pratique à travers sa collaboration avec Hildegarde Duane et l’introduction de facteurs de réalité qu’il n’aurait pas pu assumer seul. Leur exposition chez Gaudel de Stampa est dans la continuité des projets er

Was that your first film with Hildegarde Duane? dl* No, I met her two years later. So after that I wanted to make cinema movies, still about American television and the way it looks at politics, and particularly South American politics, and the fascination of American audiences with the figure of the dictator. So I stayed in California. A friend lent me his house in Hollywood Hills. It was a large house. I lived there on my own for a year. So I became a bit crazy. I felt like I was a very important character. That’s where the idea of the dictator came from. The house was almost empty, there was no furniture. It was just me and the big house. It was like someone who once had everything and then lost it all, like a dictator who had lost his power. It was completely related to what I had started with The Hand because there was already a rock star who had problems with politics, money… I needed a female journalist, the typical personality you find on American television. I interviewed a few American actresses, I passed for a film 61


vivre dangereusement… jusqu’au bout

qu’ils ont menés ensemble, dans l’idée pour Lamelas d’inclure des réalités et une esthétique différente de ses premiers films. AppleLife renvoie a un ensemble de paramètres des vidéos précédentes, on y retrouve la figure de la rock star et toujours ce rapport à l’actualité du monde, à ce nouveau métro aérien à Los Angeles et aux médias, représentés ici par une pomme, certainement liée à la société d’informatique. Il poursuit avec énergie la réactivité de la vidéo. C’est encore une fois en écho avec tous ses films, toujours en lien avec son travail en rapport avec la lignée des personnages du chef, du dictateur et elle, avec ceux de la femme puissante, de la journaliste, ou bien de la femme soumise et prostituée. C’est toute l’ambiguïté de ces deux personnages qui s’intriquent.

et fi de l’image-concept

director. I picked a very beautiful blonde woman who looked like Veronica Leigh. The day of the shooting, in front of the camera, she was paralysed, she couldn’t improvise. It was a catastrophe because I already had all the crew that the producers had lent me. It was in the early stages of video art in Los Angeles. The camera was mine for two days and I had lost a day. And then I went to the supermarket and that’s where I saw Hildegarde! pbb*

Was that the first time you’d seen her? dl* No, we had met before, at gallery openings. We said hello, we talked for a bit, we quite liked each other. But there, at the supermarket, I thought to myself: “It’s her! She’s perfect for my film!” I asked her right away, telling her we had to shoot the next day. She told me she would be there. That’s when it all started. It was perfect, because she wasn’t an actress, but an artist, and she was natural in front of the camera, she wasn’t conditioned like the professional actress. She had nothing to lose, so she could improvise naturally. For me, it was also the first time in front of the camera and I was nervous. After that film, we worked together like a work team. * excerpts from an interview between Pierre Bal-Blanc and David Lamelas, in Paris, on 2 December 2009.

Is there a link with soap operas in the series of videos with recurring key figures: the dictator, the journalist, the rock star, etc. And there is also a very home-made Hollywood dimension, with visibly amateur acting. This is a far cry from the analytical rigour of Lamelas’s first films… Because as well as

er

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AppleLife (la pomme sur la potiche)

current affairs, what he also integrates with Hildegarde Duane is the question of gender struggle (because it is very much about a struggle between these very gendered characters), the power relations between money, the media, the phenomena of social rise and social decline, which, in the end, express a rather burlesque critique of the information society… pbb Absolutely. This endeavour also betrays his wish to find a way to renew his practice through his collaboration with Hildegarde Duane and the introduction of reality factors that he couldn’t have added on his own. Their exhibition at Gaudel de Stampa was in the same vein as their previous projects together, it followed Lamelas’s idea to include realities and aesthetics that were different from his first films. AppleLife refers to a whole set of parameters from his previous videos, the figure of the rock star is present again, along with this relationship to world news, to this new overground train in Los Angeles, and to the media, represented by an apple, which is certainly related to the IT company. He energetically pursues the reactivity of video. Once again, this echoes all his films, but when you know his work, you know that he places himself in the tradition of the chief, or the dictator figures, and she places herself in the tradition of the powerful woman, the journalist, or the submissive, prostitute woman. It’s the ambiguity of these two interlinked characters.

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Un cinéma conceptuel, élargi à l'espace d'exposition, à la fois composé et largement improvisé, structuraliste et borgésien, n'est pas une pipe mais un mélange des genres, glissant vers une pratique de la vidéo home-made et hollywoodienne qui, dans la joie démesurée du déguisement, prend le risque de la parodie pbb *

Avec cette pomme, on retrouve presque le scénario de The Violent Tape (1975) qui montre une coursepoursuite avec un objet du désir. C’est même en conti­nuité avec tes précédents films où la course est toujours liée à la question de la narration, cette course de l’histoire avec un alibi… david lamelas * Oui, c’est un peu banal en fait. pbb *

C’est le fait que l’on s’agite autour qui est inté­ ressant. À la différence de certaines œuvres plus conceptuelles, plus minimales, là tu introduis du kitch, des choses un peu impures. dl * Oui, des choses qui sont faites contre mon goût, contre mes valeurs esthétiques… Mais je l’ai fait exprès ! C’est le fait de travailler sur la réalité, un peu comme le nouveau réalisme à l’époque de Rosselini ou Victor de Sica. Aujourd’hui, la réalité, c’est ce que l’on voit à la télévision, avec sa part de mauvais goût. pbb *

Justement il y a là des éléments esthétiques qui viennent contrarier l’idée qu’on pourrait se faire de ton travail dans un rapport trop épuré. dl * C’est aussi pour ça que je travaille avec Hildegarde, parce qu’elle me donne la liberté de ne pas être moimême. C’est une liberté que je ne me donnerais pas seul. J’ai tendance à aller vers ce vocabulaire que j’ai déve­ loppé depuis les années 1960, ce goût pour le minimalisme, pour le minimum d’informations, pour le vide, ici c’est le contraire. Mais finalement, ce n’est pas si éloigné, car la pomme c’est le vide, il n’y a rien. * extraits d’un entretien entre Pierre Bal-Blanc et David Lamelas, à Paris, le 2 décembre 2009

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et fi de l’image-concept

Conceptual cinema extended to the exhibition space, both composed and largely improvised, structuralist and Borgesian, is not a pipe but a mix of genres, that shifts towards a home-made, Hollywood video practice which revels in disguise and thus runs the risk of parody

er

pbb*

pbb*

With this apple, we’re almost back to the screenplay of The Violent Tape (1975), where there is a chase with an object of desire. It is actually in the same vein as your previous films, where the chase is always connected to the question of narration, this chase of the story with an alibi… david lamelas* Yes, it’s a little banal really.

Cet emprunt à des personnes typées évoque aussi une série d’autoportraits photographiques intitulée Rock Star (1974) dont le sous-titre est Character Appropriation, et où Lamelas tente peut-être de lier la figure de l’artiste à la puissance séductrice de la rock star. pbb Oui, il manifeste cette espèce de stéréotype et insiste en même temps sur le côté assez autoritaire de la rock star qui emploie des moyens d’autorité, comme Dan Graham a pu le dénoncer, d’une manière très différente, dans Rock my Religion, lorsqu’il déconstruit cette figure du rocker qui, tout en prétendant apporter une nouvelle liberté, reconduit des phénomènes de pouvoir comme la domination masculine. Lamelas, lui, la traite très ironiquement, en s’appropriant l’attitude et en montrant qu’il lui suffit de paraître une rock star et de diffuser pour le devenir. C’est vraiment caractéristique de Los Angeles où tout le monde est, sera ou veut être « famous », et où tout ça dépend de l’attitude, de la capacité à devenir « famous » même pour quelques heures…

Gaudel de Stampa : AppleLife video still 1

C’est un peu l’opposé, le plein qui devient vide, à l’image de ce trophée… dl* Le trophée ? Le trophée de quoi ? J’ai toute une his­ toire avec cet objet. Je suis curieux de tout, de politique, de cinéma, de théâtre, de la mode, etc. Et une fois par an, je regarde les magasins avenue Montaigne. Un jour j’entre dans un magasin de vêtements de luxe, et il y avait ça au centre. Je le trouvais incroyable et je demande à une vendeuse ce que c’est. Elle me dit que c’est la propriétaire qui apporte parfois des objets d’art. Je lui demande s’il est à vendre et elle appelle la propriétaire qui accepte mais propose une réduction de 40% parce qu’il est un tout petit peu fêlé. Il n’était déjà pas très cher alors je l’ai acheté. J’ai quitté le magasin avec une énorme boîte blanche avec un gros nœud argenté ! D’une grande discrétion. Dans l’avion pour Los Angeles, tout le monde était impressionné par cette chose énorme et blanche… « Oui Monsieur, passez, passez ! » Je voulais faire quelque chose avec ça. L’histoire d’AppleLife vient pour utiliser ce trophée. Il y a une relation avec la sculpture.

pbb *

It’s the restlessness around it that is interesting. Unlike other, more conceptual, more minimal works, in this one you introduce kitsch, things that are a little impure. dl * Yes, things that go against my taste, against my aesthetic values… But I did it on purpose! It is about working on reality, a bit like new realism in Rossellini or Victor de Sica’s time. Today, reality is what you see on television, and that includes bad taste. pbb*

Precisely, there are aesthetic elements that go against the idea that we could get of your work as too clean. dl* This is also why I work with Hildegarde, because she gives me the freedom not to be myself. It is a freedom I wouldn’t get on my own. I tend to go towards this vocabulary that I’ve been developing since the 1960s, this taste for minimalism, for as little information as possible, for emptiness, and here it’s the contrary. But in the end it’s not that different, because the apple is emptiness, there’s nothing there. * excerpts from an interview between Pierre Bal-Blanc and David Lamelas, in Paris, on 2 December 2009

This borrowing of typical characters also calls to mind a series of self-portraits entitled Rock Star (1974), whose subtitle was Character Appropriation, and in which Lamelas embodied this figure, maybe as a way of establishing a link between the figure of the artist and the seductive power of the rock star. pbb Yes, he embodies both this stereotype and the rock star’s rather domineering side, this figure that uses means of authority—Dan er

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pbb*

Tu l’as déjà exposé ? Non jamais ! Il est toujours chez moi à Los Angeles et quand je pars, je le mets dans un grand coffre ! Bien gardé ! Secret ! Je crois que cela signifie quelque chose pour moi. C’est tout le contraire de mon goût ! Je n’avais jamais acheté une chose pareille avant. Mais je le regarde beaucoup à l’intérieur, cet espace vide et blanc. •

* extraits d’un entretien entre Pierre Bal-Blanc et David Lamelas, à Paris, le 2 décembre 2009. Entretien avec Pierre Bal-Blanc à propos du cinéma de David Lamelas, réalisé à Paris, le 8 décembre 2009 par Emilie Renard

Graham denounced this too, in a very different way, in Rock My Religion, when he deconstructed this rocker figure who claims to bring new freedom but at the same time renews power phenomena like that of male domination. Lamelas, on the other hand, treats this figure of power very ironically; he appropriates the attitude and shows an image of it that turns him into a rock star because you just have to look the part and give off that image to be a rock star—that is really the Los Angeles phenomenon whereby everyone is, will be or wants to be “famous” and it all depends on the attitude, on the ability to become “famous” even for a few hours…

et fi de l’image-concept

The AppleLife story came along in order to use that trophy. There’s a relation with sculpture. pbb*

Have you ever exhibited it? dl* Never! It’s still in my house in Los Angeles and when I leave, I put it in a big safe! It’s protected! Secret! I think it means something to me. It’s the complete opposite of my taste! I’d never bought anything like that before. But I look at it a lot when I’m inside, in that empty white space. • * excerpts from an interview between Pierre Bal-Blanc and David Lamelas, in Paris, on 2 December 2009

pbb*

It’s sort of the opposite, fullness that leads to emptiness, like that trophy…

dl* The trophy? A trophy for what? I have a long history with that object. I’m curious about everything, politics, cinema, theatre, fashion, etc. And once a year I have a look at the stores on Avenue Montaigne. And one day I entered a luxury clothes store, and this was in the middle of it. I found it incredible and I asked a sales assistant what it was. She said the owner sometimes brought works of art. I asked her if it was for sale and she called the owner. She agreed but she said there was a problem, because it was a little bit cracked. She offered a 40% discount. It was already quite cheap so I bought it. I left the store holding an enormous white box with a big silver bow on it! Very discreet! In the plane to Los Angeles, everyone was quite impressed by this enormous white thing… “Yes sir, go ahead, go ahead!” I wanted to do something with that.

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La performance

de Prosper

Enfantin, ou les saint-simoniens

Prosper Enfantin's

performance, or the Saint Simonians

louise herv茅

et chloE maillet


vivre dangereusement… jusqu’au bout

et fi de l’image-concept

Avertissement C’est dans la très ancienne bibliothèque de l’Arsenal à Paris que ces documents furent découverts. Il s’agit de

Foreword

notes manuscrites se rapportant à un film dont l’auteur est anonyme, et dont les bobines sont probablement These documents were found in the very ancient Bibliothèque perdues. Il est impossible de dater précisément les de l’Arsenal, in Paris. They are handwritten notes on a manuscrits, cependant le style du scénario a quelque film whose author is anonymous, and whose reels are probparenté avec celui de Méliès, dans Le petit Chaperon rouge ably lost. Dating these manuscripts precisely is impossible, (film non sauvegardé, 1900-1901) et La Damnation du however the style of the scenario is somewhat similar to docteur Faust (260 min, 1904). Le scénario ici édité a de that of Méliès, in Le Petit Chaperon Rouge (The Little plus en commun avec cette dernière pièce cinématogra- Red Riding Hood) (film not saved, 1900-1901) and La phique la présence de notations musicales, ce qui semble Damnation du docteur Faust (The Damnation of Faust) indiquer que des airs précis devaient être joués pendant (260", 1904). Moreover, the present scenario and the latter la projection.

cinematographic work both feature usical notations, which

La présente édition de La Performance de Prosper Enfantin seems to indicate that precise tunes were to be played during se compose d’une lettre autographe et d’un scénario en the screening. 8 tableaux auxquels nous avons adjoint quelques notes This edition of Prosper Enfantin’s Performance consists précisant, quand c’est possible, le contexte. La perte de of an autograph letter and a scenario in 8 scenes, to which tous les documents iconographiques liés au film nous a we have added a few notes to specify the context, whenever incitées à compléter le scénario par des illustrations qui possible. The loss of all the iconographic documents that permettront au lecteur, nous l’espérons, de se faire une were related to the film prompted us to complete the scenario idée plus précise des ambitions du cinéaste anonyme.

with illustrations that will allow the reader, or so we hope,

Le dessein de l’auteur de ce film était certainement to get a more precise idea of the anonymous filmmaker’s amde rendre hommage à une figure oubliée du saint- bitions. simonisme, Prosper Enfantin (1796-1864), un des premiers The author of this film most probably wanted to pay homage disciples de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint- to a forgotten figure of Saint-Simonism, Prosper Enfantin Simon. Prosper Enfantin avait rencontré Saint-Simon (1796-1864), one of the first disciples of Claude-Henri de à la fin de sa vie, alors que le philosophe préparait Le Rouvroy, comte de Saint-Simon. Prosper Enfantin met Nouveau Christianisme, son dernier ouvrage. Après la Saint-Simon towards the end of his life, when the phimort du fondateur, Prosper Enfantin, s’appropriant son losopher was preparing Le Nouveau Christianisme (New héritage et ses disciples, s’était auto-proclamé Père Christianity), his last work. After the death of the founder, de la religion saint-simonienne. L’épisode le plus inté- Prosper Enfantin appropriated his legacy and his disciressant de sa vie, qui est d’ailleurs repris dans le film, ples and proclaimed himself Father of the Saint-Simonian est celui de la Retraite de Ménilmontant (1830-1832). religion. The most interesting episode in his life, which is Prosper Enfantin tenta à cette époque une expérience mentioned in the film, is that of the Retreat of Ménilmontant inédite de vie communautaire avec ses disciples : isolés (1830-1832). During this period, Prosper Enfantin and his dans une maison de campagne, ils suivaient à la lettre disciples attempted a new communal living experiment: they les préceptes politiques et religieux de Saint-Simon. À isolated themselves in a country house and followed Saintcette occasion, ils mettaient périodiquement en scène Simon’s political and religious precepts. On this occasion, leur vie quotidienne en faisant participer le public nom- they regularly staged their daily life, and the audience that breux venu assister à ces représentations. Quand on sait flocked to see these shows was made to take an active part in que le terme de « performance » date de 1839, soit neuf

them. Considering that the word “performance” dates back

ans après la Retraite de Ménilmontant, on peut légiti- to 1839, i.e., nine years after the Retreat of Ménilmontant,

Figure 1 : D’après divers objets ayant appartenu à Prosper Enfantin

mement avancer l’hypothèse que c’est Prosper Enfantin one can legitimately assume that Prosper Enfantin himself

(étui à aiguilles, deux plumes d’oie, tire-bouchon, décimètre, débris de pipe), Arsenal, FE-icono-40.

qui a inventé la performance, ce qui ferait du scénario invented performance, which would make the film presented

Picture 1: After a variety of objects which belonged to Prosper Enfantin (needle case, two goose feathers,

édité ici le premier scénario connu de film performatif.

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here the first known scenario of a performance film.

button hook, decimetre ruler, pipe fragments), Arsenal, FE-icono-40

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vivre dangereusement… jusqu’au bout

Monsieur,

Je me permets d’attirer tout particulièrement votre attention sur ma nouvelle pièce cinématographique intitulée La Performance de Prosper Enfantin ou Les saint-simoniens. Ce spectacle de photographie animée a nécessité de ma part beaucoup de recherches. Je me suis attaché à produire une œuvre la plus fidèle possible à la vérité historique, tout en lui laissant un caractère intéressant et amusant. J’ai dû parfois corser quelque peu la vie de Prosper Enfantin et l’agrémenter de scènes comiques ou d’épisodes pittoresques sans lesquels il eut été impossible de composer un scénario intéressant. Les décors peints et les costumes ont demandé plusieurs mois de travail. Par la qualité de ses reconstitutions et de ses effets spéciaux, ce spectacle, s’il était montré dans un théâtre, à l’occasion d’une réception ou à l’Exposition universelle, attirerait un public très nombreux. La Performance de Prosper Enfantin comporte huit tableaux différents, tous importants, plus de deux cent personnages, et de magnifiques costumes. La musique a été composée spécialement de manière à ce que chacun des morceaux soit joué en concordance avec l’action représentée dans les tableaux. Je souhaite que cette pièce cinématographique contribue dans la mesure de ses moyens à rendre plus populaire la figure de ce grand précurseur qu’était Prosper Enfantin.

et fi de l’image-concept

Sir, Please allow me to draw your attention to my new cinematographic play, entitled Prosper Enfantin’s Performance or the Saint-Simonians. This animated photography show required a great deal of research on my part. I have done my best to produce a work that is as faithful as possible to historical truth, while still retaining an interesting and entertaining nature. I have sometimes had to liven up Prosper Enfantin’s life, and pepper it with comical scenes or picturesque episodes, in order to be able to devise an interesting scenario. The painted sets and the costumes took several months’ work. Because of the quality of its reconstructions and its special effects, this show, were it to be performed in a theatre, during a reception or at the Universal Exhibition, would attract a very large audience. Prosper Enfantin’s Performance comprises eight different scenes, which are all important; more than two hundred characters; and magnificent costumes. The music was specially composed so that each of the pieces would be played in accordance with the action represented in the scenes. I would like this cinematographic piece to help popularize, insofar as it is able, the figure of the major precursor that was Prosper Enfantin. Yours most sincerely.

Recevez, Monsieur, mes bien sincères salutations.

Figure 2 : D’après le gilet du Père Enfantin (vue de face), Arsenal, FE-icono-44 Picture 2: After Father Enfantin’s cardigan (front view), Arsenal, FE-icono-44 (The Father)

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vivre dangereusement… jusqu’au bout

Tableau numéro 1 : Le buste de Prosper Enfantin

Scene one: The bust of Prosper Enfantin

Dans une vieille bibliothèque aux murs lambrissés, un étudiant est assis devant une grande table couverte de papiers et de boîtes d’archives. Le jeune homme compulse avec fièvre la montagne de manuscrits, et en extrait une brochure qu’il examine minutieusement à l’aide d’une loupe. Bouleversé par sa lecture, il se lève et arpente la pièce à grands pas. Il se fige devant un grand buste en bronze posé sur une colonnette. C’est une figure d’homme, le front haut, le visage encadré d’une barbe de patriarche, le regard magnétique. Une écharpe est lâchement nouée autour de son cou puissant, les fronces du tissu laissent apparaître trois lettres brodées sur sa tunique : pÈr. Sur le socle on lit en lettres d’or : ENFANTIN. Le jeune homme, pris d’une frénésie soudaine, court à sa table de travail et ouvre une des boîtes d’archives. Il en extrait un tire-bouton au manche en os. Il est alors pris de rêverie. Pendant ce temps le buste monumental se métamorphose peu à peu en un fantôme de Prosper Enfantin (cet effet fondant, exécuté sans fond noir est une incontestable innovation). L’apparition ouvre largement les bras et commence à chanter (air : L’homme nouveau).

In an old library with panelled walls, a student sits at a large table covered with documents and archive boxes. The young man excitedly consults this mountain of manuscripts, and pulls out a booklet that he examines minutely with a magnifying glass. Upset by what he has just read, he gets up and starts striding up and down the room. He freezes in front of a tall bronze bust that sits on a small column. It is a man’s face, with a high brow, a patriarch’s beard, and a magnetic look. A scarf is loosely tied around the mighty neck, and three letters embroidered on his tunic appear beneath the gathers in the fabric: PÈR [Translator’s note : PÈR, the first three letters of Père (Father)]. On the plinth, gold letters spell the word: ENFANTIN. The young man, with sudden frenzy, runs to his work table and opens one of the archive boxes. He pulls out a bone-handled button hook. He then appears to sink in reverie. Meanwhile, the monumental bust is gradually transformed into Prosper Enfantin’s ghost (this dissolving effect, achieved without a black background, is an indisputable innovation). The apparition opens out his arms wide and begins to sing (tune: The new man).

Tableau numéro 2 : La retraite de Ménilmontant La scène présente un groupe de jeunes gens s’affairant à des tâches domestiques. Ils se trouvent dans la salle commune de la maison saint-simonienne de Ménilmontant. Ils sont vêtus du costume saint-simonien, redingote sombre, gilet et pantalon blancs. L’un épluche des pommes de terre, l’autre cire des bottes, un troisième raccommode du linge, et tous semblent d’une humeur gaie et pleine d’entrain. Soudain un cri joyeux sort de leur poitrine, le Père Enfantin est apparu dans l’embrasure de la porte ! (Air : Quand notre Père nous appelle). Tous se tournent vers lui, dans l’expectative. Brusquement, comme pris d’inspiration, le Père Enfantin lève les yeux, ouvre les bras 74

et fi de l’image-concept

Scene two: The Retreat of Ménilmontant In this scene, a group of young people are bustling about with domestic chores. They are in the commonroom of the Ménilmontant Saint-Simonian house. They are in SaintSimonian dress—dark frock coats and white waistcoats and trousers. One of them is peeling potatoes, another is polishing a pair of boots, a third one is mending linen, and all of them seem to be in a cheerful and enthusiastic mood. All of a sudden, they shout joyfully: Father Enfantin is standing in the doorway! (Tune: When our Father calls us). They all turn towards him and wait. Suddenly, as in a flash of inspiration, Father Enfantin raises his eyes, opens out his arms and harangues his disciples. After listening to him with contained emotion, together they strike up a collective hymn: “Father, through you, the new man appears within us, we are wearing the new habit that says to all, hope, hope”.

Figure 3 : D’après le gilet du Père Enfantin (vue de dos), Arsenal, FE-icono-44 Picture 3: After Father Enfantin’s cardigan (back view), Arsenal, FE-icono-44

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et harangue ses disciples. Après l’avoir écouté avec une émotion contenue, tous entonnent un chant collectif : « Père par vous, l’homme nouveau paraît en nous, nous portons l’habit nouveau qui dit à tous, espoir, espoir. » (Dans la deuxième partie du tableau, la même scène est photographiée cette fois depuis le côté gauche.) On s’aperçoit que les saint-simoniens et Enfantin sont en fait regroupés sur une estrade, où a été reconstitué le décor d’une maison. Les tréteaux ont été installés au milieu d’un splendide jardin à flanc de colline. Une foule nombreuse se presse devant l’estrade. Tous suivent avec passion ce qui s’y passe 1. Un élégant jeune homme essuie des larmes d’émotion, une blonde jeune femme chante à gorge déployée, un garçonnet hissé sur les épaules de son père bat la mesure en frappant des mains. La scène s’achève par un grand refrain final où le tous chantent en chœur avec les saint-simoniens. (Cette scène unique photographiée selon deux points de vue afin de ménager une surprise au spectateur est une grande innovation qui, je crois, aura presque autant de succès qu’en avaient les spectacles saint-simoniens à leur époque.)

et fi de l’image-concept

(In the second part of the scene, the same sequence is photographed from the left-hand side.) The audience realizes that the SaintSimonians and Enfantin are in fact gathered together on a platform, where a house set has been reconstructed. The boards have been put up in the middle of a magnificent garden on the hillside. A large crowd squeezes up against the platform. Everyone passionately follows what happens on the stage 1. An elegant young man wipes away his tears of emotion, a young blonde woman sings at the top of her voice, and a small boy who sits on his father’s shoulders, claps his hands to beat time. The scene ends with a great final chorus, sung by everyone with the Saint-Simonians. (This unique scene, photographed from two viewpoints so as to surprise the spectator, is a great innovation which, in my opinion, will be nearly as successful as the Saint-Simonian shows in their day.)

Scene three: A Saint-Simonian ceremony

Tableau numéro 3 : Une cérémonie saint-simonienne

1. Ces spectacles saint-simoniens correspondaient moins à des représentations théâtrales qu’à ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de GN, ou semi-réel 1. These Saint-Simonian shows were not so much theatrical (LARP, Live Action Role Playing Game, en anglais). Ces performances, as what we nowadays call GN [Translator’s jeux de rôle Grandeur Nature ont la particularité de se note: Grandeur Nature, or life-size], or semi-real (LARP,

Figure 4 : D’après la cérémonie du dimanche 1er juillet 1831 : Ouverture des travaux du temple

dérouler dans des décors à taille réelle, en costume, sur Live Action Role-Playing game, in English). These life-size

Picture 4: After the ceremony of Sunday 1 July 1831: Opening of the works in the temple

la base d’un scénario dont les participants, par leurs role play games take place in real-size sets, in costume, and

The Father

interactions, font évoluer le cours sans en connaître le the scenarios evolve with the interaction of the actors, who

The family

point d’aboutissement. Reste qu’il est difficile de décrire never know what the outcome is going to be. It is however

The faithful

exactement le déroulement d’un GN puisque, comme à difficult to describe the course of a LARP in much detail,

Ribbon

l’époque des saint-simoniens, le public est uniquement since, as with the Saint-Simonians, the audience is solely composé de participants.

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composed of participating actors.

Tools Wheelbarrow

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vivre dangereusement… jusqu’au bout

et fi de l’image-concept

Figure 5 : D’après la couverture par Dale Gustafson de Larry Niven, Ringworld Engineers, Ballantine Books, 1991 Picture 5: After the front cover by Dale Gustafson of Larry Niven, Ringworld Engineers, Ballantine Books, 1991

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Tableau numéro 4 : Le boutonnage du gilet

Scene four: Buttoning up the waistcoat

Sous une tonnelle, dans un jardin, deux saint-simoniens se tiennent de profil, l’un derrière l’autre, en une pose solennelle. Celui de droite tient à la main un tire-bouton qu’il brandit devant la foule de spectateurs réunie autour d’eux. Puis, lentement, cérémonieusement, le saintsimonien boutonne dans le dos le gilet de son frère (air : Nous attendons l’habit nouveau 2). De l’autre côté de la tonnelle, le Père Enfantin est assis sur le gazon avec une jeune femme. Il lui murmure de douces paroles en lui pressant la main. La jeune femme le regarde, fascinée 3

Under an arbour, in a garden, two SaintSimonians are seen in profile, one behind the other, in a solemn posture. The one who stands on the right holds a button hook and brandishes it to the crowd of spectators who have gathered around them. Then, slowly, ceremoniously, the Saint-Simonian buttons up his brother’s coat (tune: We are waiting for the new habit 2). On the other side of the arbour, Father Enfantin sits on the lawn with a young woman. He whispers sweet nothings to her and squeezes her hand. The young woman gazes at him in fascination 3 (tune: Won’t you allow).

et fi de l’image-concept

2. Dans ce film, comme chez les saint-simoniens, la 2. In this film, as for the Saint-Simonians, music accompanies musique accompagne chacune des étapes de leur ten- every single stage of their attempts to live a utopia. There tative de vivre l’utopie. On remarque ici la corrélation is a close correlation between new music and new habit. We entre musique nouvelle et habit nouveau. On sait que les know the Saint-Simonians all dressed in exactly the same saint-simoniens s’habillaient tous de façon identique et way, and attached a lot of importance to their clothing, both attachaient beaucoup d’importance à leurs vêtements, as a sign of recognition and as a way to flaunt their beliefs à la fois signes de reconnaissance et manière d’afficher in public. This phenomenon was encountered again in the leurs convictions en public. C’est un phénomène que 1960s in Great Britain with the Mod movement. A song like l’on retrouve dans les années 1960 en Grande-Bretagne au Zoot Suit by the High Numbers (the name assumed by the sein du courant Mod. Une chanson comme Zoot Suit des British band The Who during the summer of 1964) epitomizes High Numbers (nom pris par le groupe de musique bri- the close link between musical and sartorial styles: I’m the tannique The Who pendant l’été 1964) est emblématique hippiest number in town and I’ll tell you why, / I’m the de ce lien étroit entre style musical et vestimentaire : snappiest dresser right down to my inch wide tie, / And I’m the hippiest number in town and I’ll tell you why, / I’m to get you wise I’ll explain to you, / A few of the things the snappiest dresser right down to my inch wide tie, / And that a face is supposed to do. / I wear zoot suit jacket with to get you wise I’ll explain to you, / A few of the things that side vents five inches long, / I have two-tone brogues all a face is supposed to do. / I wear zoot suit jacket with side the rest you know this is wrong. / But the main thing is vents five inches long, / I have two-tone brogues all the rest unless you’re a fool, / Ah you know you gotta know, yeah you know this is wrong. / But the main thing is unless you’re you know, yeah you gotta be cool. / So all you tickets I a fool, / Ah you know you gotta know, yeah you know, yeah just want you to dig me, / With my striped zoot jacket you gotta be cool. / So all you tickets I just want you to dig that the sods can plainly see, / So the action lies with all me, / With my striped zoot jacket that the sods can plainly of you guys, / It’s how you look in the other, the other, see, / So the action lies with all of you guys, / It’s how you yeah, the other cat’s eyes. / Well don’t you see, well don’t look in the other, the other, yeah, the other cat’s eyes. / Well you see, well don’t you see now, / Well don’t you see now, don’t you see, well don’t you see, well don’t you see now, / come on baby, ‘cause don’t you see now, oh baby, / Well Well don’t you see now, on baby, ‘cause don’t you see now, oh don’t you see now, you drive me wild. baby, / Well don’t you see now, you drive me wild.

3. The presence of women in Prosper Enfantin’s entourage

3. La présence de femmes dans l’entourage de Prosper can be explained in different ways. The Retreat of MénilEnfantin s’explique de différentes manières. La retraite montant was first conceived as a waiting period: Father de Ménilmontant était au départ pensée comme Enfantin was looking for a Mother for the Saint-Simonian

Figure 6 : D’après une brochure saint-simonienne de 1832, Arsenal FE-1001 (1)

un moment d’attente : le Père Enfantin cherchait une religion, whose mission could only be accomplished through

Picture 6: After a 1832 Saint-Simonian pamphlet, Arsenal FE-1001 (1)

Mère pour la religion saint-simonienne, dont la mis- a perfectly balanced ratio between men and women. Pros-

Father, through you

sion ne pourrait être accomplie qu’en équilibrant per Enfantin’s enemies criticized him for mixing erotism and

The new man

parfaitement le rapport entre hommes et femmes. Les politics. In 1976, the American artist Lawrence Weiner, who,

Appears within us

enne­mis de Prosper Enfantin lui reprochaient de mêler through his beard, cultivated a certain physical resemblance

We are waiting for

érotisme et politique. En 1976, l’artiste américain with Father Enfantin, experimented a similar linguistic and

The new habit

Lawrence Weiner, qui cultivait d’ailleurs une certaine erotic performance in Do you believe in water? (video,

That will say to all

ressemblance physique avec le Père Enfantin par le port 19min, color, 1976).

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Hope! Hope!

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(air : Ne permettrez-vous pas). Un homme, furieux et gesticulant, surgit alors auprès d’eux et commence à invectiver le Père Enfantin en saisissant la jeune femme par le bras. Le Père le regarde avec mépris en croisant les bras. Au comble de la rage, l’intrus saisit le Père par le col et le secoue. Ceci indigne les saint-simoniens qui ont accouru, et tentent de se saisir du jaloux. Un attroupement se forme autour de la scène. Dans le public, plusieurs hommes prennent la défense de l’homme trompé. La scène tourne rapidement à la mêlée générale. Deux agents fendent alors la foule et, écartant les combattants, profitent du tumulte pour mettre le Père Enfantin aux fers. L’attroupement se disperse et le Père Enfantin, majestueux et digne, est emmené par les agents devant les lamentations des saint-simoniens (air : Monsieur le commissaire, vous avez des baïonnettes, nous n’en avons pas).

A furious, gesticulating man suddenly appears next to them and, grabbing the young woman’s arm, begins to shout abuse at Father Enfantin. The Father folds his arms and gives him a scornful look. As the intruder’s anger reaches a peak, he seizes the Father by the collar and shakes him. The Saint-Simonians, who have rushed up to the scene, become indignant and try to grab hold of the jealous man. A crowd gathers around the scene. Several men in the audience stand up for the man who has been cheated on. The scene quickly turns into a free-for-all. Two policemen push their way through the crowd, move the brawlers away from one another, and take advantage of the commotion to clap Father Enfantin in irons. The gathering breaks up and Father Enfantin, looking stately and dignified, is taken away by the policemen as the Saint-Simonians lament (tune: Detective, you have bayonets but we don’t).

Tableau numéro 5 : Enfantin en prison

Scene five: Enfantin in prison

Archives perdues.

Records are lost.

et fi de l’image-concept

de la barbe, a tenté une expé­rience de perfor­mance linguistique en même temps qu’érotique assez similaire dans Do you believe in water? (Vidéo, 19 min, couleur, 1976).

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Figure 7 : D’après Enfantin, Michel Chevalier et Barrault, croquis par Machereau, Arsenal FE-icono-48 Picture 7: After Enfantin, Michel Chevalier and Barrault, sketch by Machereau, Arsenal FE-icono-48

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Figure 8 : D’après un collier saint-simonien en acier, bronze, laiton et cuivre (envers), Arsenal, FE-icono-35 Picture 8: After a steel, bronze, brass and copper Saint-Simonian necklace (reverse side), Arsenal, FE-icono-35

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Figure 9 : D’après la pochette du 45 t. anglais des High Numbers, I’m the face / Zoot suit, 1964 Picture 9: After the sleeve of the High Numbers’ English single, I’m the face / Zoot suit, 1964

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Figure 10 : D’après une photographie de Lawrence Weiner pour Works and re-constructions, Kunsthalle Bern, 1983, dans Alexander Albero et al., Lawrence Weiner, Phaidon, 1998, p. 107 Picture 10: After a photograph by Lawrence Weiner for Works and re-constructions, Kunsthalle Bern, 1983, in Alexander Albero et al., Lawrence Weiner, Phaidon, 1998, p.107

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Tableau numéro 6 : Prosper Enfantin essaie en vain de faire construire un canal à Suez

Scene six: Prosper Enfantin tries in vain to have a canal built in Suez

Le soleil brûle le désert égyptien qui s’étend à perte de vue. Des hommes habillés à l’européenne, mais portant le tarbouche, s’abritent à l’ombre des ruines d’une nécropole millénaire (air : Voici donc l’antique invocation.) Le Père Enfantin, car c’est bien lui, entouré de ses disciples, dessine dans le sable à l’aide d’un bâton le plan du futur isthme de Suez. Les saint-simoniens applaudissent avec ferveur : tous sont venus en Egypte à son appel, afin de réaliser ce grand rêve, un canal entre les deux mers 4. Enfantin continue sa démonstration et, tandis qu’il laboure le sable avec enthousiasme, son bâton butte sur un objet enterré. Lambert le remarque, et extrait de sa gangue de sable une sorte de paquet de tissu. Lambert s’exclame soudain : « C’est une momie de jeune crocodile, datant du Bas-Empire ! » Les saint-simoniens font cercle autour de

The Egyptian desert, scorched by the sun, stretches away as far as the eye can see. Some men, who are dressed European-style but wearing tarbushes, sit in the shade of the ruins of a thousand-year-old necropolis (tune: Here comes the ancient invocation). Father Enfantin—it is indeed him—, surrounded by his disciples, uses a stick to draw a plan of the future Isthmus of Suez in the sand. The Saint-Simonians applaud fervently: they have all come to Egypt in answer to his call, in order to fulfil this great dream, a canal between the two seas 4. Enfantin carries on with his demonstration and, as he ploughs the sand enthusiastically, his stick hits a buried object. Lambert notices it and pulls a bundle of fabric out of its gangue of sand. Lambert suddenly exclaims, “It’s the mummy of a baby crocodile, dating back to the Late Empire!”. The Saint-Simonians gather round him in a circle and pass the object to one another to admire it. Enfantin then comes near them in a stately manner, seizes the crocodile, and calmly utters the following words: “The future of the human race is not behind us,

4. Le film fait ici écho à un projet bien réel d’Enfantin : les saint-simoniens s’étaient rendus en Égypte en 1833 pour étudier la faisabilité d’un gigantesque canal entre

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mer Méditerranée et mer Rouge. Ce projet ambitieux et visionnaire n’aboutit pas pour des raisons politiques, 4. Here the film echoes one of Enfantin’s actual projects : ce qui attrista beaucoup Enfantin. C’est Ferdinand de the Saint-Simonians had traveled to Egypt in 1833 to study Lesseps, un autre saint-simonien, qui le mena à bien the feasibility of a gigantic canal between the Mediterralongtemps après, en 1869. Le mélange d’utopie politique nean Sea and the Red Sea. This ambitious and visionary et d’ingénierie industrielle, typique de la pensée de project failed to succeed for political reasons, which greatly Prosper Enfantin, fut repris en littérature de science- saddened Enfantin. It was seen through later, in 1869, by fiction dite à BDO (Big Dumb Object, traduit en général Ferdinand de Lesseps, another Saint-Simonian. The mix of en français par GTS, Grand Truc Stupide), un genre qui political utopia and industrial engineering, typical of Prosdevint extrêmement populaire dans les années 1970. per Enfantin’s thinking, was taken up in the kind of science La science-fiction à BDO consiste à placer au cœur de fiction literature called BDO (Big Dumb Object, usually l’intrigue la découverte, l’exploration ou la construction translated into French as GTS, Grand Truc Stupide), a d’un objet technologique gigantesque et extrêmement genre that became extremely popular in the 1970s. BDO sciavancé (ce que les Anglo-Saxons appellent le sense of ence fiction consists in focusing the plot on the discovery, the wonder, le don d’imagination, est un des piliers de cette exploration or the construction of a gigantic and extremely littérature). Le maître du genre fut Larry Niven né en advanced technological object (what the Anglo-Saxons call 1938, auteur de la mémorable série Ringworld (L’Anneau- sense of wonder, a lively imagination, is a mainstay of this monde). Dans Ringworld (1970), puis The Ringworld literary genre). The master of this genre was Larry Niven, ingeneers (Les ingénieurs de l’Anneau-monde, 1981), The who was born in 1938 and wrote the memorable series Ringthrone of Ringworld (Le trône de l’Anneau-monde, 1996), world. In Ringworld (1970), followed by The Ringworld et enfin Ringworld’s children (Les enfants de l’Anneau- Engineers (1981), The throne of Ringworld (1996) and fimonde, 2004), il imagina une super-planète artificielle nally Ringworld’s Children (2004), he imagined a gigantic

Figure 11 : D’après la Topographie de la contrée où le canal de Suez

en forme d’anneau géant, éclairée par un soleil captif et ring-shaped artificial super-planet, built in the far reaches

rejoindra la Méditerranée à la baie de Tineh, Sté d’études canal de Suez, Arsenal, FE-icono-49

construite aux confins de l’univers par des ingénieurs of the universe by extraterrestrial engineers and lit by a cap-

Picture 11: After Topography of the land where the Suez canal will meet the Mediterranean at Sineh Bay,

extra terrestres.

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tive sun.

Sté d’études canal de Suez, Arsenal, FE-icono-49

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lui, et se passent l’objet avec admiration. Enfantin s’approche alors dans une atti­ tude imposante, se saisit du crocodile, et prononce ces paroles d’un ton calme : « L’avenir du genre humain n’est point derrière nous, il est au-devant ! ». Ses paroles coulent lentement et pénètrent doucement l’auditoire, tandis qu’il désigne le plan du futur canal de Suez. Ayant ainsi parlé, d’un geste majestueux, il jette au loin la momie de crocodile. À ce moment précis, un petit homme à lunettes, qui obser­vait la scène de loin, dissimulé derrière un mastaba, s’avance en gesticulant vers les saint-simoniens. C’est un archéologue, qui est profondément choqué par le manque de respect du passé que démontre l’attitude d’Enfantin. Il s’exclame : « Votre projet de canal de Suez n’aboutira jamais ! D’ailleurs, j’ai d’autant plus de raisons de ne pas croire à votre morale future, que je repousse votre morale présente, qui selon toutes les probabilités, sera aussi celle de votre femme, si jamais vous en avez une ; votre femme dont l’appel n’est à mes yeux qu’une jonglerie. » Le Père Enfantin se saisit alors d’un bloc de pierre dans les ruines, et le brandit vers le ciel en s’écriant : « Cette pierre sera la première pierre du canal ! Avec le passé, nous allons préparer le futur 5. »

Tableau numéro 7 : Le retour à Paris Plusieurs années ont passé. Prosper Enfantin, rasé de près et vêtu en bourgeois, marche seul dans une rue de Paris. Il rencontre deux anciens disciples, Chevalier et Cazeau, et leur fait un petit signe de la main. Ils détournent la tête, prétendant ne pas le reconnaître. Enfantin n’en croit pas ses yeux (Air : On dit que le monde / quelquefois demande / où sont les saint-simoniens ?). Il poursuit sa prome­nade l’air troublé. Il rencontre alors Cogniat et, soulagé, esquisse le geste de le prendre dans ses bras. Cogniat le repousse, lui tend

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it lies before us!”. His words slowly flow and gently make their way into the audience’s minds, while he points to the plan for the future Suez canal. Having thus spoken, with a majestic gesture he throws the mummified crocodile into the distance. At the same moment, a little bespectacled man, who had been watching the scene from afar, hiding behind a mastaba, gesticulates and comes towards the Saint-Simonians. He is an archaeologist and he is deeply shocked by Enfantin’s behaviour, which demonstrates his lack of respect for the past. He exclaims: “Your Suez canal project will never succeed! Actually, I have all the more reason not to believe in your future morals, as I also dismiss your present morals, which in all likelihood will also be your wife’s, if ever you should have one; your wife whose call is, in my opinion, nothing but a farce.” Father Enfantin then seizes a block of stone from the ruins, and brandishes it towards the sky as he cries out: “This stone will be the first stone of the canal! With the past we shall prepare the future” 5.

Scene seven: The return to Paris Several years have passed. Prosper Enfantin, close-shaven and dressed like a bourgeois, walks alone in a Paris street. He meets two former disciples, Chevalier and Cazeau, and waves his hand gently in their direction. They turn their heads away, pretending they haven’t recognized him. Enfantin cannot believe his eyes (Tune: They say the world sometimes asks / where are the SaintSimonians?). He resumes his stroll, looking flustered. He then meets Cogniat, and, relieved, moves forward to hug him. Cogniat pushes him away, holds out his visiting card to him, nods curtly and turns away. Enfantin looks more and more pensive. A man comes up to him and, finally, seems to recognize him. It is d’Eichtal, his friend through hard times. He gazes closely at Enfantin, with pity and tenderness: “You don’t age… Excuse me, I have to go”. Enfantin, overwhelmed, drops on a bench. In the sky above him, a white-

5. En 1994, Roland Emmerich reprend cette idée dans le film Stargate, la porte des étoiles, où des archéologues 5. In 1994, Roland Emmerich took up this idea in the film découvrent un artefact enterré depuis des millénaires, Stargate, in which archaeologists unearth an artefact that qui se révèle être un appareil de construction extra- had been buried for millennia. This artefact turns out to terrestre permettant de traverser l’espace-temps. Cette be an extraterrestrial-built device which makes space-time « porte des étoiles », portail vers une autre planète, est travel possible. In the first scene of Emmerich’s film, this d’ailleurs dans la première scène du film d’Emmerich “star gate”, or gate to another planet, is actually discovered découverte dans les sables d’Egypte.

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in the Egyptian sands.

Figure 12 : D’après Roland Emmerich, Stargate, la porte des étoiles, 119 min, couleur, 1994 Picture 12: After Roland Emmerich, Stargate, 119min, colour, 1994

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sa carte de visite, et se détourne après un salut fort sec. Enfantin est de plus en plus songeur. Un homme s’approche, et semble enfin le reconnaître. C’est d’Eichtal, l’ami des mauvais jours. Il observe Enfantin attentivement, avec un mélange de pitié et de tristesse : « Vous ne vieillissez pas… Excusez-moi, je dois partir. » Enfantin, accablé, se laisse tomber sur un banc. Dans le ciel au-dessus de lui apparaît un homme hiératique à la barbe et aux cheveux blancs (j’ai ici expérimenté un effet fondant où seule la tête d’un personnage apparaît dans le haut du décor avec un nuage de fumée, le résultat est tout à fait saisissant). Enfantin est stupéfait : c’est Victor Hugo ! L’auguste apparition fixe Enfantin de son regard péné­trant. Bouleversé, ce dernier tend les mains vers la vision. Alors, de la bouche prophétique du poète exilé tombent ces paroles : « Vous engendrerez l’avenir. »

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haired and white-bearded hieratic man appears (here I have tried out a dissolving effect whereby only the head of a character appears in a cloud of smoke in the top part of the set; the result is positively striking). Enfantin is stunned: it’s Victor Hugo! The august apparition stares piercingly at Enfantin. Enfantin, deeply moved, holds out his hands to the spectre. Then, from the prophetic mouth of the exile poet come the words: “You will father the future”.

Figure 13 : D’après David Butler, Just Imagine, 102 min, noir et blanc, 1930 (Maureen O’Sullivan et John Garrick) Picture 13: After David Butler, Just Imagine, 102min, black and white, 1930 (Maureen O’Sullivan and John Garrick)

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Figure 14 : D’après Le Détail des sondes, coupes 17 à 20, Arsenal, FE-icono 49 Picture 14: After Detail of the soundings, sections 17 to 20, Arsenal, FE-icono 49

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Tableau numéro 8 : Apothéose

Scene eight: Apotheosis

En arrière-plan, un splendide décor présente le ciel étoilé, sillonné d’obus spatiaux et d’étoiles filantes. Une grande ville industrielle, avec des chemins de fer suspendus, de gigantesques usines fumantes, des barrages, des canaux, s’étend jusqu’à l’horizon. Des hommes nombreux, vêtus de collants brillants défilent dans les rues de la ville. Ils dansent le Cake-Walk en formant un cercle autour des machines ardentes. Le plus grand bonheur semble régner dans la ville enfumée. C’est une vision de l’humanité future 6. Depuis la voûte étoilée où elle est suspendue, une grande figure surnaturelle contemple la scène avec bienveillance. C’est Prosper Enfantin, il ouvre les bras, et commence à chanter. •

In the background, a magnificent set representing a starry sky criss-crossed by spatial shells and shooting stars. A large industrial town, with suspension railways, huge smoke-blowing factories, dams and canals stretches out as far as the horizon. Numerous men wearing shiny tights march through the city streets. They dance the Cake-Walk in circles around the burning machines. The greatest happiness seems to reign in the smoky city. It is a vision of future mankind 6. Hanging from the starry vault above, a great supernatural figure gazes benevolently at the scene. It is Prosper Enfantin; he opens out his arms and begins to sing. •

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6. La description de cette scène finale est assez succincte. Pour avoir une idée de l’effet grandiose de ce tableau, on peut se reporter à un film plus tardif, Just imagine de David Butler (L’amour en l’an 2000, 1930), film 6. This final scene is described quite succinctly. To get an par ailleurs fortement inspiré par la pensée prospective idea of the grandiose effect of this scene, see the later film des saint-simoniens. En effet, le film de David Butler Just Imagine by David Butler (1930), which was strongly (qui bénéficia d’un budget assez confortable) propose inspired by Saint-Simonian prospective thinking. Indeed, une vision audacieuse de New York en 1980, devenue une David Butler’s film (which was made on a comfortable budgville vertigineuse et industrielle parcourue d’avions et) offers a daring vision of New York in 1980—a breathtakindividuels. Ses habitants, qui ont pour nom des numé­ ing industrial town, with personal planes flying across it. ros, sont récompensés par l’État rigoureusement en Its inhabitants, whose names are numbers, are rewarded by fonction de leurs mérites, comme s’il suivait le précepte the State strictly depending on their merit, as if to follow the saint-simonien : « À chacun selon ses capacités » (épi- Saint-Simonian precept: “To each according to his ability” graphe du journal saint-simonien Le Globe). Le héros, (epigraph of the Saint-Simonian newspaper Le Globe). The J21, est ainsi dans l’incapacité de se marier avec celle hero, J21, is thus unable to marry the woman he loves, bequ’il aime, parce qu’il n’a pas suffisamment fait preuve cause he hasn’t given sufficient proof of his merit. In order de son mérite. Afin de montrer sa valeur aux autorités, to demonstrate his worth to the authorities, he decides to il décide d’un coup d’éclat : être le premier homme à attempt a glorious feat and be the first man to set foot on poser le pied sur Mars.

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Mars.

Figure 15 : D’après deux momies de crocodiles, Egypte, Basse Epoque, musée du Louvre Picture 15: After two mummified crocodiles, Egypt, Late period, Louvre museum

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Images de la création (philosophie et cinéma)

Images of creation (philosophy and cinema)

· eMMANUEL

PEHAU


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« Peut-être ne peut-on poser la question Qu’est-ce que la philosophie ? que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement1. »

“The question what is philosophy can perhaps be posed only late in life with the arrival of old age and the time for speaking concretely.” 1

Il se pourrait bien que l’écriture des deux volumes de Cinéma marque l’entrée de Deleuze dans cet interrègne enchanté, « moment de grâce entre la vie et la mort »2.

It may well be that writing the two volumes of Cinema marks Deleuze’s entrance into the enchanted interregnum of that “moment of grace between life and death” 2.

Moment de l’épuisement du possible, de la nécessité la plus haute et donc de la plus souveraine liberté pour l’être qui le vit. Car alors n’arrive plus que ce qui doit arriver – même pas : n’arrive plus que ce qui arrive, sans autre forme de procès ; le « simple » advenir est devenu suprême accomplissement ; on y vit, non seulement dans l’évidence que ce qui est fait n’est plus à faire, mais hors de la perspective de « ce qui reste à accomplir », du « quelque chose » à faire de sa vie (ou même « dans » la vie).

The point of exhaustion of the possible, of the highest necessity and thus of the most sovereign freedom for the being who experiences it. For then only what must occur occurs—not even that: only what occurs occurs, without any other form of process; the ‘mere’ occurrence has become the supreme achievement; this is where we reside, not only with the obviousness that what is accomplished no longer needs to be accomplished, but freed from the prospect of “what still needs to be accomplished”, of the “thing” one must do with one’s life (or even “in” one’s lifetime).

Bref, moment (bref moment) où il n’y a plus rien à faire – qu’à être. Mais moment aussi où, « sorti d’affaire » dans l’acception la plus pleine de la chose, on a tout le loisir – et en même temps toutes les raisons – de se demander ce qu’on pouvait bien avoir de si urgent à faire, au regard de la nécessité qui désormais nous saisit. Qu’est-ce qui nous a pris ? Qu’est-ce qui a bien pu nous prendre autant de temps ? Tout ce temps pour en arriver là – à ce point, le plus bref du temps peut-être, mais c’est qu’il en est la pointe extrême, la plus fine, le point le plus resserré, celui de la plus grande vitesse. Et peut-être justement pour y arriver faut-il savoir tarder – savoir que tarder n’est pas « se laisser le temps » justement. Et pourtant, nous voyons bien que nos empressements, notre impatience à en gagner, n’étaient pas faits pour nous y conduire, à ce savoir-là. Notre vie jusque-là n’a pas été une épreuve de savoir-vivre. 1. Gilles Alors, à quoi bon ? Deleuze et Félix Guattari, « Introduction » in Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991/2005, coll.

À lire Deleuze, il y aurait bien un moyen d’arriver au plus vite à cette vieillesse de la conscience qui est en même temps le plus vif désir : c’est la création – elle épuise d’un seul coup tout notre « savoir d’avance » (on va le voir). Peut-être plus spécialement cette forme de création qui, toujours selon lui, nous « donne le temps » de la façon la plus pure : le cinématographe.

« Reprise », p. 7

Toujours est-il que c’est un souci de comprendre l’acte de création (peut-être même d’abord de comprendre la création en tant qu’acte, mais nous anticipons encore) qui a guidé les pas de Deleuze vers ce qui a semblé à beaucoup une sortie de route, sinon une impasse : l’étude du cinéma – en plein cours de philosophie.

2. Ibid.

In brief, the moment (a brief moment) when there is nothing left to do—except be. But it is also a moment when, in the fullest sense, one is “out of the woods”, with ample time—and at the same time ample reason—to wonder what it was that seemed so urgent, given the necessity that now seizes us. What came into us? What took us so long? All this time just to get there—to this point, perhaps the shortest stretch of time, but the most extreme, the finest, tightest and speediest point. And perhaps, precisely, to get there we need to know how to delay—to know that delaying is, precisely, not about “giving oneself time”. And yet, it is clear that our haste, our impatience to get ahead were not designed to lead us to this knowledge. Our life thus far has not been an exercise in savoir-vivre. What, then, is the point? On reading Deleuze we get the impression there is indeed some kind of fast track for accessing this “old age” of consciousness which is simultaneously the keenest desire: it is creation—all of a sudden it exhausts all our “advance knowledge” (as we will see shortly) and perhaps specifically the form of creation that, still according to Deleuze, “gives us time” in the purest way: the cinematograph.

1. Gilles Deleuze and Félix Guattari, What is Philosophy?, New York: Columbia

The fact remains that understanding the act of creation is no straightforward affair (we might even suggest that firstly the difficulty lies in understanding creation as act—but we are getting ahead of ourselves again), and this difficulty is what pointed Deleuze towards what many onlookers considered a sidetrack, if not a dead end, that is, studying cinema—right in the middle of a philosophy class.

University Press, 1994, p. 1 2. Ibid

* * For Deleuze creation is a matter of belief. In a twofold fashion. La création pour Deleuze est affaire de croyance. À double titre. Dans son discours de ces années-là, créer c’est d’abord ne pas croire. Ne pas croire à la mort – la mort de la philosophie, notamment. Ne pas croire au primat de la réflexion dans l’ordre de la vérité – donc à la philosophie comme « discipline du couronnement » : à la philosophie comme « réflexion sur ». Les deux termes semblent des quasi-synonymes dans son vocabulaire de l’époque – en tout cas ils n’apparaissent jamais bien loin l’un de l’autre.

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His theses during those years was that to create is, firstly, to not believe. To not believe in death—namely, the death of philosophy. To not believe in the primacy of reflection in the order of truth—therefore not believing in philosophy as the “crowning discipline”, in philosophy as a “reflection on”… At that time both terms appear virtually synonymous in his lexicon—in any case they always tend to crop up together.

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C’est que, dans son idée, la philosophie ne peut exister comme discipline autonome qu’à condition d’être d’abord activité créatrice – d’être elle-même condition d’existence de quelque chose qui ne pourrait exister autrement, dont l’existence dépend toute entière de son pouvoir créateur. Si elle ne fait que répliquer ce qu’on sait déjà par ailleurs (même si c’est, de façon tout à fait « innocente » – bénigne ou plutôt « bénévole » –, pour qu’on le se sache « bien » – surtout, dans ce cas-là), elle n’est pratiquement rien (et d’ailleurs, elle n’a pas d’autre ambition : n’être rien d’autre que le rien pratique, l’effort quasi-inexistant – et, pour cette raison même, horsmesure – pour ramener le fait au droit, l’identité en soi à l’identité à soi, le connu au « comme tel »).

This is because, in his view, philosophy can only exist as an autonomous discipline if it is first and foremost a creative activity—if it is the condition of existence of something that could not otherwise exist, whose existence entirely depends on its creative power. If it merely replicates something we already know from another source (even if it does so in an entirely “innocent”—benign or rather “benevolent” way—, to ensure we know it “well”—especially in this case) it is practically nothing at all (and besides, it has no ambition other than this: being nothing other than the practical nothingness, the quasi-inexistent effort—and for this reason, out of measure—to reduce facts to rights, identity in itself to identity to oneself, the known to the “as such”.)

Elle n’a donc de raison d’être que si elle apporte quelque chose de nouveau. Même pas quelque chose qui « manque » : quelque chose qui ne manquerait même pas si on ne l’avait inventé, quelque chose que non seulement il « faut » inventer parce que ça n’existe pas (quelque chose, en quelque sorte, à quoi seule l’existence ferait défaut), mais qui n’a pu exister (dans son concept même) que parce qu’on l’a inventé, et qui dès lors existe au sens le plus fort, de la façon la plus singulière, du fait que justement il n’a pas d’autre raison d’être que son invention, le tracé créateur (imprévisible) de son existence singulière. Créer, pour la philosophie du moins, c’est donc d’abord renoncer. Renoncer à certains postulats pratiques qui semblaient conditionner l’existence – mieux : l’exercice même de la philosophie, voire l’exercice de la philosophie « même », de la philosophie dans sa différence spécifique : le possible précède le réel ; l’existant le cède au concevable ; rien n’existe, sinon hors du concept, du moins hors de sa prise – sauf peut-être les choses « elles-mêmes », telles qu’en elle-même, en puissance, tout en puissance (sinon dans la toute-puissance), dans leur possibilité « la plus pure ». Mais justement qu’est-elle sinon la possibilité même de leur concept pur, de leur délimitation parfaite (« en droit ») ? Leur existence « en soi », qu’est-elle donc sinon une image exactement adéquate parce que parfaitement repliée sur soi, leur existence rêvée, parfaitement rêvée, parce qu’antécédente à tout événement, hors de tout risque de dérive irréversible – le délire de la raison ? Et si, au contraire, penser, penser au sens fort, penser « vraiment » (sinon « en vérité »), c’était penser de nouveau – et du nouveau ? Si penser, c’était produire ? Et produire plus qu’un effort : un mouvement ; quelque chose qui existe avec la force sans égale d’une chance unique (de ce qui s’obstine à arriver parce que justement cela a peu de chances de se produire). Et si les « choses » étaient des « chances » ? Si la pensée était elle-même un événement – et rien que cela ? Si la pensée même (la pensée vraie) était jet, coup de dés, émission de singularité, distributions de points ordinaires et remarquables, bref, position de problèmes, mouvement toujours repris et à reprendre (puisqu’il est celui de la rencontre d’un cas – s’il est mouvement vers quelque chose, il est mouvement vers l’imprévisible) plutôt qu’établissement de la vérité « une fois pour toutes » ? Car l’on ne peut penser « à nouveau » que si l’on a « du nouveau » à penser – que si penser c’est mettre la pensée en rapport avec un dehors « plus lointain que tout monde extérieur » (fut-ce le monde « possible »), puisque son existence est encore et toujours de l’ordre du « pas encore ». Une apparence, une image peut-être, mais rapportée à ses conditions d’apparition (de réalité) plutôt que de validité. (« Plutôt que » plutôt que « et non » : préséance plutôt que contradiction. C’est qu’ici la nouveauté – la singularité – à la fois est la réalité de l’image et fait sa valeur pour la pensée.) Condition de réalité, donc, plutôt que de validité, mais plutôt que de possibilité aussi : ici, la condition doit ne pas être plus large que le conditionné (l’image ne doit pas préexister à son tracé).

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The existence of philosophy can thus only be justified if it offers something new. Not even something that is “missing”: something that would not even be missed, had it not been invented, something that not only “must” be invented because it does not exist (something which, in a sense, would only lack existence), but which has only been able to exist (in its very concept) because it was invented, and which henceforth exists in the strongest sense, in the most singular fashion, due to its having no reason for existing other than its invention, the creative (unpredictable) outline of its singular existence. Creating, at least as far as philosophy is concerned, is firstly a matter of renouncing. Renouncing certain practical premises that appeared to condition existence—better still: the very activity of philosophy, the activity of philosophy “itself” even, the activity of philosophy in its particular difference: the possible precedes the real; the existing yields it to the conceivable; nothing exists, if not outside the concept, at least outside its grasp—except perhaps things “themselves”, as they are in themselves, potentially, (if not all-powerfully), in their “purest” possibility. But what precisely is philosophy if it is not the very possibility of their pure concept, of their (“de jure”) perfect delimitation? What else is their existence “in itself” if not an exactly adequate image because perfectly self-enclosed, their dreamt-up, perfectly dreamt-up existence because it antecedes all events and is free from any risk of irreversible dérive—the madness of reason? But what if thinking, thinking in the strong sense, “truly” thinking (if not thinking “in truth”) was thinking anew—and thinking new things? What if to think was to produce? And if producing, rather than being an effort was more like a movement; something that exists with the unparalleled force of a unique chance (that which insists on occurring precisely because there is only a small chance it will occur). And what if “things” were “chances”? If thought itself was an event—and only an event? What if thought itself (true thought) was a thrust, a throw of the dice, an emission of singularity, the distribution of ordinary and remarkable points, in short, the posing of problems, a movement that is always resumed and always to be resumed (because it is the movement of the encounter of a case—if it is a movement towards something, it is a movement towards the unpredictable) rather than something that establishes truth “once and for all”? For one can only think “anew” if one has “new things” to think about—and only if to think is to connect thought with an outside “more distant than any external world” (including a “possible” world), for its existence is always and forever in the order of the “not yet”. An appearance, an image perhaps, but brought back to its conditions of emergence (of reality) rather than of validity. (“Rather than” rather than: “and not”): precedence rather than contradiction. Here novelty—singularity—is the reality of the image and what makes the latter valuable for thought. A condition of reality, then, rather than a condition of validity or a condition of possibility; here, the condition must not be greater than the conditioned (the image must not preexist its outline).

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Donner une réalité à la pensée, donner toute sa réalité à la pensée, c’est donc d’abord accorder toute sa nécessité à son mouvement : c’est faire du penser un acte (plus encore qu’une action ou une activité), et un acte périlleux – un acte de création. Premier principe de la rencontre de la philosophie avec le cinéma. Avec le cinéma, mais aussi – et même d’abord – avec la peinture.

Lending reality to thought, giving thought all its reality, is firstly to grant its movement its full necessity: it is making thought an act (more than an action or activity), and a dangerous one—an act of creation. This is the first principle of the encounter between philosophy and cinema. With cinema, but also—and even initially—with painting.

Il ne s’agit pas d’appliquer au cinéma des concepts tout faits, il s’agit d’inventer des concepts, d’être contraint à l’invention par la rencontre de signes qui font signe vers le dehors, de signes dont il ne s’agit pas de chercher la clé, qu’il ne s’agit pas de déchiffrer, mais de traiter comme des flèches, qui entraînent loin des chemins balisés, des tracés établis. Il ne s’agit pas d’importer les concepts de la philosophie dans le ciné­ma – de substituer la philosophie à la linguistique ou à la psychanalyse dans le rôle d’intercesseur avec les puissances d’en haut (la suprême intelligence, suprêmement ironique, soit qu’elle fasse du moyen de l’intelligence – le langage – sa condition de possibilité, soit qu’elle trouve les conditions de sa genèse dans « l’inquiétante étrangeté »), mais au contraire de trouver dans le peintre ou le cinéaste, l’intercesseur qui permet de dire ce qu’on a à dire, soi, l’intercesseur vers ce qui nous fait parler (plutôt que ce dont on parle) : une force plutôt qu’une forme, un choc ou une dispersion, un fracas ou un murmure, plutôt qu’un langage. Donc : investir une matière qui contraigne à sortir des formes convenues, peut-être même de toute forme « convenable », une matière productrice de signes dans son écoulement même plutôt que se faisant imposer du dehors une forme « intelligible » – une forme « inébranlable » qui « en impose par son intangibilité même », forme « pure » dont l’inaltération, la séparation, l’absence même de rapport (ou, du moins, de mélange) avec les autres va donner son articulation à une matière conçue comme informe par elle-même. « Classer les signes » du cinéma, cela veut dire d’abord « casser le moule », défaire les classifications existantes (notamment celles de la linguistique), inventer des échelles mobiles pour des émissions intensives de signes, signes changeants du changement, signes hétérogènes que seule peut capter l’image-mouvement (puis l’image-temps). Casser le moule du langage, produire des images selon un principe de modulation plutôt que de moulage : c’est sans doute la raison la plus profonde de la rencontre de la philosophie de Deleuze avec le cinéma. Il lui faut aller vers le cinéma, non seulement parce qu’en philosophie toute bonne matière est étrangère, comme le disait Georges Canguilhem, mais parce que la matière du cinéma (sa façon de la traiter) est particulièrement intéressante. Se mettre à l’étude du cinéma, non seulement pour se mettre à l’école de ses créateurs (se diriger vers des champs d’activité où la pensée est en acte et même fait acte, au sens le plus fort – acte de création –, ce à quoi la peinture aurait pu suffire), mais parce qu’il est le véritable laboratoire, le lieu d’élaboration du type d’images dont la philosophie a aujourd’hui besoin pour penser non seulement des choses nouvelles, mais de nouvelle façon : parce qu’il est le laboratoire d’un nouveau façonnement de la réalité – laboratoire de la réalité se façonnant elle-même plutôt que façonnée par une autre réalité, ou encore façonnée par ses anomalies (ses mouvements aberrants) plutôt que fascinée par une autre réalité. C’est le problème de la « foi dans le monde » (foi dans l’hétérogénéité du monde, dans ses germes de création, plutôt que dans un autre monde ou même un monde autre – transformé) – cette foi dont, selon Deleuze, nous avons tant besoin, malgré le rire des idiots et pour vivre avec eux. C’est l’autre grande raison, selon nous, de la rencontre de Deleuze avec le cinéma.

The point is not to apply ready-made concepts to cinema but to invent new concepts, to be impelled to invent by the encounter of signs that point towards the outside, signs we need not find a key for, that we need not decipher but treat as arrows, rather, that take us off the beaten track, far away from established outlines. It is not about importing philosophical concepts into cinema—replacing linguistics or psychoanalysis with philosophy to act as intermediary with the higher powers (supreme intelligence, supremely ironical, either because it makes the means of intelligence—language—its condition of possibility, or because it finds the conditions of its genesis in the “uncanny”) rather it is about finding, through the painter or the filmmaker a mediator who might enable us to say what we, ourselves, have to say, mediating what makes us talk (rather than what we talk about): a force rather than a form, a collision or a dispersion, a clamor or a murmur rather than a language. Therefore: to invest a matter that impels us to leave the established forms, perhaps even all “acceptable” forms, matter that produces signs as it flows rather than having an “intelligible” form imposed on it from the outside—an “immovable” form that “asserts itself by its very intangibility”, a “pure” form whose inalteration, separation, and unrelatedness to (or at least the absence of mixing with) the others will give a matter that is considered in itself formless its articulation. “Classifying” cinematic signs means first and foremost “breaking the mould”, undoing existing classifications (namely those of linguistics), inventing mobile scales for intensive emissions of signs, the changing signs of change, the heterogeneous signs that only the movement-image (and after it, the time-image) can capture. Breaking the language mould, producing images according to a principle of modulation rather than of moulding: this is probably the deepest reason for the encounter between Deleuze’s philosophy and cinema. He embraces cinema not only because any good material is alien to philosophy, as Georges Canguilhem used to say, but because cinema’s material (its way of dealing with it) is particularly compelling. He studies cinema, not just to follow the teachings of its creators (going towards fields of activity where thought is practice and is in fact the act, in the strongest sense—the act of creation—, and painting could have sufficed in this regard), but because it is the true laboratory, the production site for the kind of images philosophy now needs in order to think not only novel things but in a novel way: because it is the laboratory for a new way of fashioning reality—a laboratory for a self-fashioning reality rather than a reality fashioned by another reality, or, further, one fashioned by its anomalies (its aberrant movements) rather than fascinated by another reality. The issue is one of “belief in the world” (of belief in the heterogeneity of the world, in its seeds of creation, rather than in another world or even an “other”, transformed world)—this belief which, according to Deleuze, we are in such great need of, despite the laughs of idiots, and in order to coexist with them. This is, I think, the other main reason for the encounter between Deleuze and cinema. But let us not anticipate any further.

Mais n’anticipons pas d’avantage.

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Nous avons les conditions d’une rencontre entre philosophie et cinéma. Il s’agit maintenant d’observer comment elle se déroule – ou plutôt s’organise.

We now have the conditions of an encounter between philosophy and cinema; now we need to examine how it develops—or rather how it is organised.

*

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La rencontre suppose l’indépendance des séries. Ce pourquoi il ne peut y avoir rencontre qu’entre « grands esprits » – entre usages créateurs de la pensée.

The encounter presupposes the independence of the series—which is why the only possible meeting is one of “great minds”—of creative uses of thought.

Dans le discours de Deleuze sans cesse la pensée s’oppose à la technique – mais plutôt comme le principal au subordonné : penser au sens fort, c’est évaluer, créer des valeurs, changer l’usage (« altérer la monnaie », selon l’un des plus vieux usages de la philosophes) ; c’est donc faire fonctionner une anomalie (machine désirante) plutôt qu’assurer la régularité d’un fonctionnement (machines techniques-sociales).

In Deleuze’s discourse thought is ceaselessly opposed to technology—but more like the principal to the subordinate: to think, in the strong sense of the word, is to evaluate, to create values, to change the use (to “alter the currency” according to one of the oldest uses of philosophy): it is thus to make an anomaly function (a desiring machine) rather than ensuring the regularity of a mode of functioning (technical-social machines).

La question de la puissance (de la nature de la puissance en jeu – puissance de quoi ? quelle volonté de puissance s’exprime-là ? – donc d’abord du jeu des forces, de la configuration de leur pluralité) prime par rapport à celle de l’efficacité dans l’analyse des « moyens ».

The question of power (of the nature of the power at play—the power of what? Which will for power is expressed here?—so firstly of the play of forces, of the configuration of their plurality) has priority over the issue of efficiency in the analysis of “means”.

Le cinéma c’est d’abord une idée (au sens où on peut « en avoir »), une inflexion nouvelle dans l’usage des machines avant d’être un appareil. Et l’activité philosophique de son côté n’est pas moins recherche de nouveaux moyens d’expression. L’idée n’est pas une forme, c’est une métamorphose, un chemin de transformation, un tracé créateur inhérent à la matière. Nulle part il n’y a pensée abstraite se réalisant dans telle ou telle image ; une pensée, c’est d’abord une idée concrète, une trouvaille inséparable du chemin, du moyen – de l’image. L’usage créateur, c’est donc tout à la fois l’investissement le plus immanent de la matière (telle ou telle matière en tant que telle, qui n’est pas « matière à » n’importe quoi), mais qui est en même mouvement vers le dehors, passage intensif – usage-limite de tel ou tel moyen, fonctionnement à la limite d’un complexe de puissances. C’est tout à la fois ce qui interdit l’harmonie préétablie des différentes tendances créatrices ou machinismes et autorise leur rencontre – et même y contraint. Le « commun », ici, c’est une limite, toujours – limite de l’éclatement, limite de l’illimité, frontière du possible, pointe de déterritorialisation extrême qui va pouvoir valoir comme point d’indiscernabilité des puissances – des usages créateurs de telle ou telle « faculté » ou « technique ».

Cinema is not primarily an apparatus, but an idea (in the sense that we can “have one”), a novel inflection in the use of machines. As for philosophical activity itself, it is in no way less of a quest for new means of expression. An idea is not a form but a metamorphosis, a path of transformation, a creative outline inherent in matter. There is no such thing as an abstract idea that becomes real through a given image; a thought is firstly a concrete idea, a finding that cannot be severed from the path, the means—from the image. Creative use is therefore at once the most immanent way of inhabiting matter (a given matter, as it is, that does not provide “matter for” anything and everything), and also a movement towards the outside, an intensive passage—the borderline-use of the given means, working at the limit of a complex of powers. This is what at once prohibits the pre-established harmony of the different creative trends or mechanisms and allows—obligates even—their encounter. Here, the “common” is always a limit—the limit of explosion, the limit of the unlimited, the limit of the possible, the point of extreme deterritorialisation that will be able to stand as the point of indiscernibility of powers—the creative uses of a given “faculty” or “technology”. * Thus, the encounter not only presupposes the independence of the series, but the creative outlines constitute from the outset the most independent series.

* Donc, non seulement la rencontre suppose l’indépendance des séries, mais les tracés créateurs forment au départ les séries les plus indépendantes. De là que l’étude du cinéma ne commence pas « dans » le cinéma, mais par un « commentaire » de Bergson. La confrontation du cinéma et de la philosophie de Bergson (ou plutôt de leurs pentes respectives, de leurs tendances les plus vives) est la plus nécessaire parce qu’elle est l’occasion de mettre en scène la rencontre la plus étonnante. Il s’agit sans doute de faire saisir ce qu’il y a de nécessairement étonnant dans toute rencontre : à la fois appelée par les tendances internes de telle ou telle recherche, mais aussi, pour cette raison même, nécessairement « manquée » – au moins au départ. La rencontre comme mouvement à reprendre – non pas mouvement raté, mais mouvement de ratés et de reprises. (C’est une des images les plus récurrentes de la création chez Deleuze : secousse sismique ou chaîne volcanique.)

For this reason, the study of cinema does not take cinema itself as its starting point but a “commentary” on Bergson. The confrontation between cinema and Bergson’s philosophy (or rather their respective inclinations, their most marked tendencies) is the most necessary as it provides an opportunity to stage the most surprising encounter. The point is probably to give a sense of the necessarily surprising quality of all encounters: at once prompted by the internal trends of a given study, but also, and precisely for this reason, necessarily “missed”—at least at first. The encounter as a movement to be resumed—not a missed movement, but a movement of misses and resumptions. (This is one of the most recurrent images of creation with Deleuze: a seismic quake or a volcanic range). *

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Donc il s’agit de faire du cinéma l’« allié » de la philosophie, mais plutôt son âme damnée que son ange gardien : un allié qui l’entraîne ailleurs, forcément, bien au-delà de sa destination, au-delà même de toute destination fixée, en tout cas hors des ses trajets coutumiers – sur un terrain glissant, accidenté, peut-être une voie de garage, en tout cas une voie d’égarement. Le tracé d’un devenir.

Thus we need to make cinema the “ally” of philosophy, but its damned soul rather than its guardian angel: an ally that of course takes it some place else, much further than its destination, further even than all fixed destinations, in any case off its usual track—onto dangerous ground, uneven terrain, a cul-de-sac perhaps, in any case a sidetrack. The outline of a becoming.

Mais, pour cette raison même, on part du plus familier, on est en terrain connu, celui de la philosophie la plus reconnue : Bergson reprenant (mais déjà « à sa façon ») un « standard » de la philosophie « bien de chez nous » – à savoir : comment trouver une issue à l’affrontement, au tournoi du matérialisme et de l’idéalisme ? Comment surmonter la dualité de la conscience et de la chose – de l’image et du mouvement ?

But, precisely for this reason, we start with the most familiar thing, we are in known territory, the territory of the most renowned kind of philosophy: Bergson taking up (but already “in his own way”) a “standard” in “homegrown” philosophy—that is: how is the struggle or antagonism between materialism and idealism to be resolved? How is the duality of consciousness and thing—of the image and the movement—to be overcome?

Bergson va faire cesser leur face à face en les renvoyant dos à dos – en en faisant les deux faces d’une même monnaie. Il va surmonter le dualisme tout en maintenant la dualité de la matière et de l’esprit (la réalité de l’une aussi bien que de l’autre) en en faisant une duplicité. Il s’agit pour lui de considérer la matière « avant la dissociation que l’idéalisme et le réalisme ont opérée entre son existence et son apparence » (Œuvres, p. 162).

Bergson puts an end to their confrontation by placing them back-to-back—making them the two sides of the same coin. He overcomes the dualism while maintaining the duality of matter and mind (the reality of the latter as well as that of the former) by turning it into a duplicity. According to Bergson, matter should therefore be considered “before the dissociation which idealism and realism have brought about between its existence and its appearance” 3.

Admettons donc qu’il n’y ait que des images : la matière n’est que l’ensemble des images. (Des images plutôt que des « choses » ou des « représentations » : le procès n’a pas encore été mené.)

Let us assume then that there are only images: matter is merely the whole set of images. (Images rather than “things”, or “representations”: the process has not yet occurred).

Même on pourrait dire qu’elle est l’Image, l’image par excellence, l’image en soi. Non seulement le cerveau, mais l’œil, mais « mon corps » sont des images parmi d’autres et ne sauraient contenir l’image du tout, mais il n’y pas d’image du tout (il n’y a pas d’image en dehors du tout, l’ensemble des images ne saurait avoir lui-même d’image, il n’est même pas à proprement parler un ensemble mais le tout justement) – ou plutôt il n’y a pas d’autre image que le tout : s’il y a une image pure, parfaite, c’est celle-là.

We could even say it is the Image, the image par excellence, the image in itself. Not only the brain but also the eye, as well as “my body” are images among others and are incapable of containing the image of the whole, but there is no such thing as an image of the whole (no image outside the whole, the whole set of images cannot itself have an image, it is not even, strictly speaking, one set but precisely the whole)—or rather, there is no image other than the whole: If there were one pure, perfect image it would be this one. 3. Henri Bergson,

On pourrait dire en quelque sorte : ce qui est pour nous l’état « naturel » de la perception n’est pas la perception à l’état de nature ; la véritable « perception naturelle », ce serait la perception de la nature par elle-même.

In a sense one could say: what for us is the “natural” state of perception is not perception in the state of nature; the true “natural perception” would be the perception of nature by nature itself.

Mais à vrai dire cette perception a-t-elle d’autre existence que purement hypothé­ tique ou évanescente ? Est-elle perception de quoi que ce soit de bien déterminé ?

But does this perception really have any kind of existence that is not purely hypothetical and evanescent? Is it the perception of some well-determined thing?

Dans cette perspective, le tout c’est l’illimité, il est temps plutôt qu’espace et même durée plus encore que temps : la réalité se produisant comme événement, ne cessant de se produire. Quant à la matière, pour reprendre une formule aussi célèbre que récur­ rente de Deleuze, elle n’est pas en dehors de l’image, elle en est le dehors – le point d’éclatement des ensembles, le plus bas degré de contraction de la durée. Elle est le plus imperceptible : un pur écoulement. Elle est lumière – lumière se propageant indéfiniment, sans résistance ni déperdition et, pour cette raison, « jamais révélée ». Elle est l’Image – l’image parfaite, mais parfaitement translucide.

From this perspective, the whole is the unlimited, it is time rather than space and even duration rather than time: reality producing itself, ceaselessly producing itself, as event. As for matter, using a formula as famous as it is recurrent in Deleuze’s work, it is not outside the image, it is the image’s outside—the point of explosion of sets, the lowest degree of duration contraction. It is the most imperceptible point: a pure flow. It is light—a light that reverberates indefinitely, without opposition and without dimming and, for this reason, it is “never revealed”. It is the Image—the perfect, but perfectly translucent image.

Œuvres,

Pour que perception il y ait dans les faits, pour passer du droit au fait, il va donc falloir, non pas quelque chose qui s’oppose au tout (à la matière comme plan d’imma­ nence), mais une différenciation dans le tout. La matière ne va pas cesser d’être pur écoulement (au contraire, il importe qu’elle comporte nécessairement cette dimension temporelle), mais celui-ci va se troubler. Non pas pour que l’apparence devienne réalité, mais pour qu’elle passe à l’acte, pour que la réalité devienne apparente, pour que le latent se manifeste, il faut – et il suffit – qu’un intervalle apparaisse, se creuse, en des points quelconques du plan.

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1959, p. 162

For there to be perception in effect, in order to pass over from right to fact, rather than something that would oppose the whole (the matter as a plane of immanence) we need some kind of differentiation within the whole. Matter will not stop being a pure flow (on the contrary, it is important that it necessarily involves this temporal dimension), but the latter will become opaque. Not for the appearance to become the reality, but, rather, for it to come to be acted out, for reality to become apparent, for the latent to manifest itself, there needs to be—and it would suffice to have—an interval that appears, and widens, in any-point-whatever of the plane.

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Il faut que des images spéciales apparaissent, ou plutôt que des images se spécia­ lisent, qu’elles cessent d’exprimer totalement, sur toutes les faces et en chacune de leurs parties, tous les changements qui se produisent dans le tout. Elles ne cessent pas d’y réagir, mais elles y réagissent différentiellement.

Special images need to appear, or rather images need to become specialised, they need to stop expressing totally, on all sides and in each of their parts, all the changes that occur in the whole. They do not cease reacting to it but they react to it differentially.

Bref, il faut que des choix s’y opèrent, il faut de la matière vivante, capable de décision, presque déjà de décision « spirituelle » – à condition de faire de la décision un mouvement et de ce mouvement « la vie de l’esprit » ; à condition donc de faire de l’esprit un mouvement de mouvements, l’opération même de l’intervalle, de la pensée comme différence opérée entre un mouvement « reçu » et un mouvement « effectué ». Bergson n’explique guère, dans le texte même de Matière et Mémoire, comment l’intervalle (le fait même de la vie) apparaît. Plus tard, il la justifiera par l’évolution (du moins l’évolution telle que selon lui on doit la concevoir désormais : évolution créatrice). Deleuze, lui, livrera une ébauche d’explication dans l’Image-Mouvement : apparition de la vie à partir de la soupe « pré-biotique ». Ce qui est déjà une manière de « dépasser » Bergson, ou du moins de le déborder : mouvement vers des intervalles de plus en plus petits, des états de moins en moins organisés mais déjà différenciés de la matière – ce qui sera pour lui une des puissances du cinéma par rapport à Bergson (débordement de l’organique par le machinique). Mais pour le moment, retenons ce qui est pour lui la chose à retenir de l’exposé de Bergson : l’univers comme cinéma en soi ; la perception comme ce qui donne sa réalité au virtuel, comme action différée ; la surface sensorielle comme face spécialisée de l’image qui permet, par sa spécialisation même, à une autre face ou une autre partie de réagir « en écart » – on pourrait dire même : de répondre plutôt que de réagir. Ce mouvement d’isolement de certains « fils » dans le tissu mouvant de l’univers, de certaines parties du tout parmi toutes celles qui, par leur concours, constituent l’univers (ou plus exactement de certaines actions ou influences parmi toutes celles subies, tant que la matière – le champ du perceptible – n’a pas atteint un état plus solide ou du moins plus contracté), ce procès de l’image-perception qui seul donne le temps à l’image-action – le temps de sélectionner ses éléments, les organiser en une réponse autonome, bref de les intégrer en un mouvement nouveau (autonome par sa nouveauté même) – pour Deleuze c’est en cela que consiste exactement un cadrage. Et un cadrage proprement dans l’acception cinématographique du terme, c’est-à-dire en tant qu’inséparable du découpage (« détermination du ou des mouvements qui se distribuent dans les éléments de l’ensemble ») et du montage (qui rapporte ces mouvements à un changement ou une variation du tout). Ce qui intéresse Deleuze dans le cinéma, c’est qu’il est investissement de l’intervalle. Ce n’est même pas qu’il se situe dans la dimension de « l’entre-image », comme dit joliment Raymond Bellour, c’est qu’il produit des images « écartelées » (c’est le terme même choisi par Deleuze). C’est que, comme il le répète mainte fois, « l’image cinématographique n’est jamais au présent » : elle est d’emblée une coexistence de durées, dont toujours les cinéastes ont joué, même s’ils ne l’ont investie pour elle-même (plutôt que pour ses effets de suspense ou de surprise) que tard. Bien sûr, on pourra toujours objecter l’ordre historique (ou, du moins, chrono­logique) : on a commencé à tourner et projeter des films bien avant que cadrage, découpage et montage apparaissent comme opérations distinctes. S’il y avait un « cadre », il était lié aux limitations de l’appareil, etc. Cela veut-il dire que pour Deleuze, tout cela n’était pas du cinéma ?

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In short, choices need to be made, there needs to be living matter, capable of making decisions, almost already “spiritual” decisions—as long as the decision is made a movement, and this movement is made “the life of the mind”; thus, as long as the mind is made a movement of movements, the very operation of the interval, of thought as a difference operated between a “received” movement and an “executed” movement. Bergson hardly explains, even in Matter and Memory, how the interval (the very fact of life) emerges. Later, he will justify it through evolution (at least evolution as it should henceforth be imagined, according to him: creative evolution). As for Deleuze, he sketches an explanation in Movement-Image: life emerging out of the “pre-biotic” soup. And this is already a way of “surpassing”, or at least of outstripping, Bergson: a movement towards smaller and smaller intervals, states that are less and less organised but already differentiated from matter—which for Deleuze will be one of cinema’s signal advantages over Bergson (the machinic outstripping the organic). But for the time being let us retain what, in his opinion, was worth retaining in Bergson’s exposition: the universe as cinema in itself; perception as that which gives the virtual its reality, as deferred action; the sensorial surface as the specialised facet of the image that, through its very specialisation, enables another facet or another part to react differentially —we could even say to respond rather than react. This isolation of certain “threads” in the moving fabric of the universe, of certain parts of the whole among all those that mutually constitute the universe (or more precisely, of certain actions or influences among all those passively received, in so far as matter—the field of the perceptible—has not reached a more solid or at least more contracted state), this process of the perception-image that alone gives time to the action-image—time enough to select its elements, to organise them into an autonomous response, in short to integrate them into a new movement (autonomous through its very novelty)—this is precisely how Deleuze defines a frame. And a frame strictly in the cinematographic sense of the word, that is, something inseparable from the découpage (“the determination of the shot, and the shot, the determination of the movement which is established in the closed system, between elements of parts of the set”) and montage (that links these movements to a change or variation in the whole). What interests Deleuze in cinema is that it invests the interval. It is not even that it is located within the dimension of the “inter-image”, as Raymond Bellour nicely puts it, but that it produces images that are “torn apart” (“écartelées” is the very term Deleuze employs). For, as he repeats on countless occasions, “the cinematographic image is never in the present”: it is from the outset a coexistence of durations that filmmakers have always played on, even if it was only later that they started investing it for itself (rather than for its suspense or surprise effects). The historical (or at least chronological) order may of course be invoked against this claim: films were being made and screened well before framing, découpage and montage appeared as distinct operations. If there was such as thing as a “frame” then it was entirely determined by the limitations of the equipment, etc. Does this mean that for Deleuze none of this was cinema?

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Et ici on peut voir un intérêt majeur de la confrontation entre cinéma et philosophie, c’est l’écart qu’elle produit avec les pensées qui continuent à séparer (même si elles s’en défendent) la pensée de la technique – sans doute devrait-on dire plutôt : qui ne distinguent pas le « mécanique » du machinique.

And herein we can perceive one of the major advantages of confronting cinema and philosophy: the gap it creates with the accounts that stubbornly distinguish (even if they prohibit themselves from doing so) between thought and technology—or should we say, those accounts that do not differentiate the “mechanical” from the machinic.

Ce type de pensée, ici, s’exprime aussi bien dans la critique que Bergson adressait au « mécanisme cinématographique » (ne donner qu’une image-représentation du mouvement, le reconstituer à partir de prises de vue discrètes, en quelque sorte de ses pellicules, de ses peaux mortes) que dans bien des célébrations de « l’invention des frères Lumière » (qui croient lui redonner des quartiers de noblesse en l’ancrant dans l’histoire – de l’art ou des techniques –, en le faisant remonter à la lanterne magique, voire à la Préhistoire).

This line of thinking is evident both in Bergson’s critique of the “cinematographic mechanism” (only giving a representation-image of movement, reconstructing with discrete shots of its thin film of dead skin, as it were) and in the various celebrations of “the invention of the Lumière brothers” (who believed they restored its noble origins by anchoring it in history—the history of art or techniques—, by tracing it back to the magic lantern, if not to prehistory).

Le problème n’est pas l’illusion, c’est ce qu’on en fait. En quelque sorte, Deleuze donne raison au « sens commun », ou plutôt au sens pratique : l’unité de base du cinéma, c’est le plan plutôt que le photogramme – le plan en tant qu’image-mouvement, image dont l’unité est fonction de l’intervalle de temps qui est son rapport constitutif à une autre image, c’est-à-dire rapportée à un centre d’indétermination, plutôt que fonction de sa composition spatiale ou de ses rapports métriques (rapportée à un terme, point culminant, point d’équilibre, etc.) Le plan, ce n’est pas d’abord une réalité technique, c’est indissolublement un problème spéculatif (comment couper « légitimement » le mouvement ?) et une série de cas de solutions pratiques. Ce qui compte, dans le cinéma, ce n’est pas le mécanisme producteur d’illusion, c’est son usage créateur, et les illusions qu’il fait tomber (tout ce qu’on a cru être à un moment donné l’« essence du cinéma ») à mesure qu’il se renouvelle. 3. Gilles Deleuze, Cinéma, t. I : L’imagemouvement, Paris, Minuit, 1983, pp. 15-16

Si l’invention du cinéma se résumait à celle de sa possibilité maté­ rielle, il serait mort–né, c’est un fait que Deleuze rappelle à un moment stratégique de la première confrontation des thèses de Bergson sur le mouvement et des opérations concrètes du cinéma, celui justement où il s’efforce de délivrer le cinéma de la « malédiction » bergsonienne (habilement, en lui accordant le maximum au départ) :

« Nous définissons […] le cinéma comme le système qui reproduit le mouvement en le rapportant à l’instant quelconque. Mais c’est là que la difficulté rebondit. Quel est l’intérêt d’un tel système ? Du point de vue de la science, très léger. Car la révolution scientifique était d’analyse. Et, s’il était nécessaire de rapporter le mouvement à l’instant quelconque pour en faire l’analyse, on voyait mal l’intérêt d’une synthèse ou d’une reconstitution fondée sur le même principe, sauf un vague intérêt de confirmation. C’est pourquoi ni Marey ni Lumière n’avaient grande confiance dans l’invention du cinéma. Avait-il au moins un intérêt artistique ? Il ne semblait pas davantage, puisque l’art semblait maintenir les droits d’une plus haute synthèse du mouvement, et rester lier aux poses et aux formes que la science avait répudiées. Nous sommes au cœur même de la situation ambigüe du cinéma comme ‹ art industriel › : ce n’était ni un art ni une science. « Cependant les contemporains pouvaient être sensibles à une évolution qui emportait les autres arts, et changeait le statut du mouvement, même dans la peinture. À plus forte raison, la danse, le ballet, le mime abandonnaient les figures et les poses pour libérer les valeurs non-posées, non-pulsées, qui rapportaient le mouvement à l’instant quelconque. Par-là, la danse, le ballet, le mime devenaient des actions capables de répondre à des accidents du milieu, c’est-à-dire à la répartition des points d’un espace ou des mouvements d’un événement. Tout cela conspirait avec le cinéma 3. »

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Illusion is not the issue—what matters is what we do with it. In a way, Deleuze champions “common sense”, or rather practical sense; the basic unit of cinema is the shot rather than the photogram—the shot as movement-image, an image whose unity is a function of the time interval that is its constitutive relationship to another image, that is to say: related to a centre of indetermination, rather than a function of its spatial composition or its metrical relationships (related to a term, a climax, an equilibrium point, etc.). A shot is not primarily a technical reality, it is indissolubly a speculative issue (how a movement is to be cut or edited “legitimately”) and a series of examples of practical solutions. With cinema what counts is not the mechanism that creates illusion but its creative use, and the illusions it unmasks (everything that at one point was held to be the “essence of cinema”) as it renews itself. If the invention of cinema merely amounts to the invention of its material possibility then it would be stillborn, as Deleuze insists at a strategic point in his confrontation between Bergson’s theses on movement and the concrete operations of cinema, the exact point where he tries to free cinema from the Bergsonian “curse” (astutely, by affording him the greatest advantage at the outset):

4. Gilles Deleuze, Cinema 1 The MovementImage, London: The Athlone Press, 1986, p. 6-7

We can […] define the cinema as the system which reproduces movement by relating it to the any-instant-whatever. But it is here that the difficulty arises. What is the interest of such a system? From the point of view of science, it is very slight. For the scientific revolution was one of analysis. And if movement had to be related to the any-instant-whatever in order to analyse it, it was hard to see any interest in a synthesis or reconstruction based on the same principle, except a vague interest of confirmation. This is why neither Marey nor Lumière held out much hope for the invention of the cinema. Did it at least have artistic interest? This did not seem likely either, since art seemed to uphold the claims of a higher synthesis of movement, and to remain linked to the poses and forms that science had rejected. We have reached the very heart of cinema’s ambiguous position as “industrial art”: it was neither an art nor a science. Contemporaries, however, might have been sensitive to a development at work in the arts, which was changing the status of movement, even in painting. To an even greater degree, dance ballet and mime were abandoning figures and poses to release values which were not posed, not measured, which related movement to any-instant-whatever. In this way, art, ballet and mime became actions capable of responding to accidents of the environment, that is, to the distribution of points of a space, or of the moments of an event. All this served the same end as the cinema 4.

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Autrement dit : un art, ce n’est ni un savoir ni un pouvoir, ce serait plutôt un « vouloir » : une tendance créatrice, inséparable de ses moyens ou de sa matière, même si elle ne s’y réduit pas (c’est plutôt sur elle qu’il nous faut compter pour nous apporter des révélations sur « ce que peut un corps »).

In other words: art is neither knowledge nor power but, rather, a “will”: a creative tendency inseparable from its means or its matter although it can not be reduced to them (this is where we should be looking if we want insights on “what a body can do”).

On tient là sans doute le secret le plus profond du choix du cinéma dans la confrontation : justement parce qu’il n’a pas dit son dernier mot. On pourrait en quelque sorte adresser à Bergson un reproche semblable à celui qu’il adressait au cinéma : il prend une pause, un état de repos, d’équilibre provisoire, pour une pose ou une essence. Il n’a pas su, en cette occasion, se montrer sensible à la tendance créatrice qui se dessinait dans le cinéma. Mais, là encore, c’est sans doute ce qui a fait « rater » la rencontre qui fait l’intérêt de la rejouer pour Deleuze : l’étude du cinéma lui permet de « trahir » le texte bergsonien, c’est-à-dire d’en révéler des ressources insoupçonnées en le traduisant dans une langue étrangère. Ce n’est pas le bergsonisme qui lui permet de « décoder » le cinéma, c’est au contraire le cinéma qui lui permet de le « décoder », mais plutôt au sens d’en découvrir un usage non-codifié, imprévu, créateur que d’en découvrir le chiffre secret. C’est dans ce qu’elle a de plus « fortuit », que la rencontre est la mieux « fondée ». Le meilleur moyen d’introduire le mouvement dans la pensée, c’est sans doute de l’y forcer. De ce point de vue, la situation du cinéma devient une situation « idéale » : elle permet d’envisager une autre image de la création, une autre « place » pour l’acte de création (sans doute pas plus juste que l’ancienne), entre la « technique » et la « pensée », un autre lieu de naissance pour « l’idée », au-delà de la possibilité matérielle, en-deçà de la nécessité formelle. •

Herein may reside the deepest secret of Deleuze’s choice of cinema in the confrontation: precisely because it has not finished having its say. In a way Bergson’s critique of cinema might be applied to his own views: he mistakes a pause, a temporary state of rest for a pose or essence. He was unable, in this instance, to appreciate the creative tendency that was taking shape in cinema. However, here again, this is most probably what made it a “missed” encounter and what, as far as Deleuze is concerned, makes it worth re-staging: studying cinema allows him to “betray” Bergson’s text, namely to reveal the latter’s unsuspected resources by translating it into a foreign language. It is not Bergsonism that enables him to “decode” cinema but on the contrary, cinema that enables him to “decode” Bergson, but more in the sense of discovering a non-coded, unexpected creative use than of discovering its secret cipher. Its most “fortuitous” aspect is also what makes the encounter the best-“founded”. The best way to introduce movement into thought is probably to force it in. From this perspective, the situation of cinema becomes an “ideal” situation, making it possible to envisage another image of creation, another “place” for the act of creation (probably no more fitting than the previous one) between “technology” and “thought”, another place where “the idea” can emerge, beyond material possibility and beneath formal necessity. • *

*

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(IMAGE-

RÉSERVE)

(BLANKIMAGE) ·

HUGUES DECOINTET


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00- INTROduction Quelle est la couleur d’une image absente ? Rouge ? Noire ? Ou blanche ?…

00- INTRODUCtION What colour is an absent image? Red? Black? Or white?

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01- RÉSERVE « Maintenant, ce n’est pas ce que je peins qui compte, c’est ce que je ne peins pas, c’est le blanc », dit le peintre Simon Hantaï. Et d’ajouter : « le blanc ? Silence rétinien. » 1 Dessein en suspens, surface vacante où l’image peut apparaître plus tard. En dessin, on appelle cela une « réserve ». Le blanc comme couleur d’apparition. « […] silence dans la parole, blanc par le travers de la figure tracée. aussitôt rétabli au futur – qui a saisi l’immédiat sans attache. […] présence alors marquée dans l’image – jusqu’au vide, ça et là, du papier. son support franchira l’image venue comme à contre-jour s’y surimposer par espacements aveugles ou lacunaires qui sont autant d’attaches à un monde sans figure dans lequel, en même temps que celui qui l’envisage, elle se trouve jetée  2. […] »

1. G.Bonnefoi, Hantaï, Beaulieu, Centre d’art contemporain, 1973, cité par G. Didi-Huberman, L’Étoilement, conversation avec Hantaï, Les éditions de Minuit, 1998 2. Où je suis quand je vois, André du Bouchet, catalogue de l’exposition Réserves, les suspens du dessin, musée du Louvre, éditions de la Réunion des musées nationaux, 1995

1. G. Bonnefoi, Hantaï, Beaulieu, Centre d’art contemporain, 1973, quoted in G. Didi-Huberman, L’Etoilement, conversation avec Hantaï, Les éditions de minuit, 1998 2. Où je suis quand je vois, André du Bouchet, catalogue of the Réserves, les suspens du dessin exhibition, musée du Louvre, éditions de la Réunion des musées nationaux, 1995

Au cinéma, dans le film 8 1/2 de Fellini, je me souviens de la merveilleuse apparition de Claudia Cardinale, toute vêtue de blanc, émergeant du fond de l’image surexposée, aux yeux éblouis d’un Marcello Mastroianni réalisateur de films qui, justement, ne veut plus faire son film (angoisse de la page blanche ou désir de laisser un blanc ?). Fellini invente le long « fondu-au-blanc ». Le blanc devient au cinéma une couleur d’apparition : le fondu-au-blanc peut faire disparaître une image, mais pour en faire appa­raître une nouvelle, contrairement au définitif fonduThe painter Simon Hantaï states that: “what counts now is au-noir. not what I paint but rather what I do not paint, the blanks”. “The blank”, he pursues, is “a retinal silence” 1. Suspended designs, a vacant surface onto which the image can appear later. With drawing, this is called a “white” or “negative” space. Whiteness or blankness as the colour of appearance.

01- BLANK

“[…] silence within speech, white across the sketched figure. instantly reestablished in the future—that seized the immediate untied. […] presence then marked in the image—to the voids, scattered on the paper. the sheet will pass through the image which, as if back-lit, came to superimpose itself with blind or lacunary gaps so many ties to a figureless world into which, along with its viewer, it finds itself thrown. […]” 2

I recall the wonderful apparition of Claudia Cardinale in Fellini’s 8 1/2: dressed all in white, she emerges from the back of the overexposed image before the dazzled gaze of Marcello Mastroianni, a filmmaker who, precisely, no longer wants to make his film (out of a fear of the blank page or rather the desire to leave a blank space?). Fellini thus invents the long ‘fade to white’. With film, white becomes the colour of appearance: the fade to white can make an image disappear but in order to make a new one appear, unlike the definitive fade to black. 128

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02- NOIR ET NEIGE En 2001, le cinéaste portugais João César Monteiro réalise un film radical, Blanche-Neige, une adaptation à la lettre de la pièce éponyme du poète suisse allemand Robert Walser, écrite en 1902. Un film « noir », « sans images ». Un film occulté. « […] (Guy Debord) Son legs esthétique le plus crucial en tant que cinéaste est certainement l’usage du noir absolu et c’est un paradoxe qui lui va bien : dans l’histoire, finalement très rare, des inventeurs de forme au cinéma, Debord tient la place unique de celui par qui le noir advint. Noir moderne, malévitchien et énigmatique. Le noir comme forme, parce qu’il est le seul vecteur possible de l’autre programme de Debord cinéaste : reformuler la tension vitale entre visible et invisible par laquelle le cinéma a toujours avancé ; réintroduire au cœur du « spectacle » ce mystère et ce secret dont la « société » l’a privé […]. Dernier en date à avoir repris, et radicalisé, la « leçon de ténèbres » : João César Monteiro avec le bien nommé Blanche-Neige, film tout en précieux charbon où seuls percent deux ou trois cristaux de lumière 1. […] »

1. Olivier Séguret, Guy Debord, le noir moderne, journal Libération du 12 octobre 2005 2. Joaquim Pinto, dans Pour João César Monteiro, Contre tous les feux, le feu, mon feu, Yellow Now, 2004 3. Paulo Branco, ibid. 4. Joaquim Pinto, ibid.

1. Olivier Séguret, Guy Debord, le noir moderne, Libération newspaper, October 12th 2005 2. Joaquim Pinto, in Pour João César Monteiro, Contre tous les feux, le feu, mon feu, Yellow Now Côté cinéma, 2004 3. Paulo Branco, ibid. 4. Joaquim Pinto, ibid.

Pour ce film Monteiro inverse la chronologie habi­ tuelle de la réalisation cinématographique Il enregistre d’abord le texte de Walser, une simple lecture par les comédiens dans le Jardin botanique de Lisbonne. « Un son direct sans images 2. » Il monte une bande-son du film avant le film lui-même : la voix avant l’image. Les actrices et acteurs devront ensuite jouer sur la bandeson, une sorte de play-back, ou plutôt « d’effet muet 3 ». « L’image comme doublage du son 4. » Mais dès le visionnage des premiers rushes, aux yeux In 2000, Portuguese filmmaker João César Monteiro directed de Monteiro, l’image des a radical film, Snow White, which was a direct adaptation comédiens en costumes of the eponymous play written in 1902 by Swiss poet Robert est de trop, elle semble Walser. A “black”, “imageless”, occulted film. « recouvrir » le texte… et “[…] (Guy Debord) His most crucial aesthetic legacy as filmmaker is defiil mettra son manteau sur nitely his use of total darkness and, for him, this seems a rather fitting l’objectif de la caméra et paradox: in the somewhat scarce history of inventors of cinematic forms, filmera du noir. Un film Debord enjoys the unique status of being the figure to have introduced comme effacé. Un film blackness. A modern, Malevitchian and enigmatic kind of blackness. « aveugle ». Enfin, pas tout Blackness as form, because it is the only possible vehicle for Debord’s à fait aveugle, le tissu de la other agenda as filmmaker: reformulating the vital tension between the veste procurant de légères visible and the invisible that film has always been propelled by; reintronuances de noirs : la peinducing at the heart of the ‘spectacle’ all the mystery and secrecy that ture n’est pas loin. ‘society’ has deprived it of […]. João César Monteiro is the last figure to Et pour nous autres, spechave revisited and radicalised the ‘leçons de ténèbres’ (lessons of darktateurs étrangers à la lanness) with his fittingly-titled Snow White, a film made up of precious coal gue portugaise (Monteiro in which only two or three crystals of light pierce through […]” 1 l’avait-il pensé ?), l’image n’est plus noire mais transpercée des lettres blanches In this film Monteiro inverses the usual chronology of cindes sous-titres, apparais- ematographic directing. He starts by recording Walser’s text sant, disparaissant : un with a simple reading performed by actors in the Lisbon Botanical Gardens. “A direct sound with no images” 2. He « film-texte ». Le texte de Robert Walser creates a sound-track for the film before making the film itest intéressant d’un point self: voice before image. The actors then have to act over the  3 de vue cinématographique sound-track, a kind of play-back, 4 or, rather, a “mute effect” . “Image as the dubbing of sound” . par ses rebondissements

02- BLACK AND SNOW

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temporels. Walser situe son récit clairement après le 5. et 6. F. Raphozconte de Blanche-Neige. Il le prolonge, le cite, le prend Fillaudeau, dossier à parti. « Le conte (‹ das Märchen ›) éponyme est traité complémentaire, comme une sorte de narrateur invisible, un personnage Blanche-Neige de subsidiaire, mais omniscient, et disponible à tout ins- Robert Walser, tant 5 […]. Tout se passe comme si le temps du conte, le José Corti, 2001 temps donc du passé, était inscrit dans la parole qui agit ou fait agir […], le conte au cœur du drame, disponible, prêt à être rejoué 6. […] » Ainsi les instables personnages walsériens ont-ils la tentation d’un retour dans le conte, se trouvent-ils à rejouer des scènes passées, ou bien deviennent-ils spectateurs de leur histoire, dont le dénouement final est réactualisé par le vers : « Un miracle a donc bien eu lieu dans ce bref espace d’une heure » ! L’image noire de Monteiro, je l’ai vue non pas comme l’image ultime, le recouvrement définitif, mais au con­ traire comme un espace vacant à des images à venir qu’appellent les voix de Walser. J’ai réalisé un film, et son dispositif de projection, une installation scénique, intitulés (D’)Après Blanche-Neige, à la fois « documentaire » – le récit de la réalisation du film noir de Monteiro – et « fiction » – l’histoire de cette « BlancheNeige-d’après-le-conte » de Robert Walser. 5. and 6. Le projet s’articule autour de La répétition : le film du F. Raphozfilage de la pièce de Walser par quatre comédiens et Fillaudeau, critical notes, comédiennes. Une répétition à la limite du jeu, sans cosBlanche-Neige tumes ni décors et accessoires définitifs, entre réalisme de Robert Walser, (le texte dit) et fiction (le texte joué). José Corti, 2001 La Reine : Violeta SanBut after viewing the first rushes, the image of the actors in chez ; le Chasseur / le Roi : costume overdoes things as far as Monteiro is concerned as it Hugues Quester (qui fut seems to ‘cover over’ the text… and he then goes on to place aussi acteur chez Monhis coat over the camera lens to shoot blackness. A seemingly teiro.) ; Blanche-Neige : erased film. A “blind” film. Well, not exactly blind as the fabAlice Hou­­ri ; le Prince : ric of the coat gives off subtle nuances of black: we are not far Mehdi Belhaj Kacem. Les off painting here. acteurs sont filmés en And for the rest of us spectators to whom Portuguese remains plans fixes moyens et lara foreign language (did Monteiro anticipate this?), the image ges, ou en lents travelling, is no longer black but shot through with the appearing and laissant toute sa place au disappearing white lettering of the subtitles: a “text-film”. texte. Robert Walser’s text is interesting from a cinematic perspective due to its temporal twists and turns. Walser’s narrative is clearly situated some time after the Snow White fairy tale. He extends the Brothers Grimm tale, he cites it and solicits it. “(Walser) treats the eponymous tale (‘das Märchen’) as an invisible narrator, a subsidiary yet omniscient character who is ever at hand […]” 5. Everything suggests that the temporality of the tale, that is, a past temporality, is inscribed in the words that act or that make things happen […], the tale at the centre of the action, at hand, ready to be re-performed […]” 6. Thus, for Walser’s unstable characters there is a temptation to return to the fairy tale—they find themselves reenacting past scenes or yet again becoming the spectators of their own story whose final denouement is rekindled with the line “A miracle has thus well and truly taken place in this brief hour-long stretch of time”! Rather than perceiving Monteiro’s black image as the ultimate image, the definitive covering over of things, I instead 132

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L’écriture de Walser provoque des bifurcations et digres­sions vers d’autres temps, d’autres lieux, d’autres scènes que j’ai intitulés : Documents d’après BlancheNeige, Contes et Jardins, Noir et Neige. Des images plus oniriques, graphiques ou documentaires : des dessins préparatoires, des images du Jardin botanique de Lisbonne et de son Observatoire choisis comme décors par Monteiro, des documents sur Monteiro lui-même, photographies, interview ou témoignages comme ceux du comédien Hugues Quester, ou des extraits du conte passé de Grimm… Il ne s’agissait pas pour moi de montrer à nouveau ce que João César Monteiro avait radicalement occulté. La « fiction » reste en suspens, comme l’indiquent la répétition des comédiens, livre à la main, les décors élémentaires, parfois réduits à des marquages aux murs et au sol, etc. Tandis que les images du Jardin botanique de Lisbonne se trouvent projetées dans un autre temps : celui du conte de Grimm.

perceived it as a vacant space to be filled by images Walser’s voices summon. I directed a film and created the screening set-up, a stage/set installation, entitled (D’)Après BlancheNeige, which is at once a “documentary”, the account of the making of Monteiro’s black film, and a “fiction”, the story of this “Snow White-according-to-the-tale” by Robert Walser. The project is articulated around La répétition: the film of the run-through of Walser’s play performed by four actors. A rehearsal at the limits of acting, with no costumes, sets or definitive props, between realism (the spoken text) and fiction (the acted text). The Queen: Violeta Sanchez; the Hunter/ the King: Hugues Quester (who also acted for Monteiro); Snow White: Alice Houri; the Prince: Mehdi Belhaj Kacem. Static medium and wide shots or slow tracking shots are used to film the actors thus leaving the text plenty of room for manoeuver. Walser’s writing brings about bifurcations and digressions into other temporalities, other places, and other stages and set-ups that I have entitled Documents d’après BlancheNeige, Contes et Jardins, Noir et Neige. More oneirical, graphic or documentary images: preparatory drawings, images of the Lisbon Botanical Gardens and its Observatory Monteiro chose as the setting for his film, documents on Monteiro himself, photographs, interviews or testimonies such as those by actor Hugues Quester, or excerpts from the old fairy tale by the Brothers Grimm… For me the point was not to re-present what João César Monteiro had radically occulted. The “fiction” is still on hold, as suggested by the actors as they rehearse, books in 134

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(notes complémentaires pour un projet de texte)

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03- TRACES, PROLONGATIONS

7. Louis Skorecki, « Va-et-vient », journal Libération du 1er septembre 2004

Réserve et Noir… Il faudrait parler plus tard de l’utilisation du contre-jour au cinéma. Des personnages apparaissant en silhouettes, théâtre d’ombres cher à Monteiro. Filmage à distance. Le visage de la comédienne ou du comédien disparaît. Le spectateur ne reconnaît plus vraiment une Joana Azevzdo, un Hugues Quester ou un João César Monteiro acteurs, mais une figure en pied, stylisée, épurée : un modèle. « Entre un acteur et un mannequin, qui fait l’acteur, quelle différence ? Entre le cinéma et le cinéma filmé, quelle différence ? Question d’incarnation, dirait un théologien. Qu’est-ce qu’on en a à foutre de l’incarnation, dirait un cinéphile. Tout se joue pourtant là, dans cet écart qui sépare le cinéma (art d’usine) de sa copie industrielle d’auteur. Même Brando savait ça. Même Monteiro devait le savoir à ses moments perdus, quand il cessait de jouer Jean de Dieu, personnage de don Quichotte anorexique trop photogénique pour être honnête 7. […] » 7. Louis Skorecki, Va-et-Vient, Libération newspaper, September 1st 2004

hand, and with only basic sets, sometimes reduced to mere markings on the walls and ground, etc., while the images of the Lisbon Botanical Gardens find themselves projected into another temporality: that of the Grimm’s household tale.

(further notes for a writing project) Blank and Blackness… Later on there ought to be some discussion on backlighting in film. Characters appear as silhouettes, the theatre of shadows so prized by Monteiro. Filmed with long shots. The actors’ faces disappear. The spectator can no longer really recognise Joana Azevzdo, Hugues Quester or João César Monteiro as actors but as fulllength, stylised, refined figures: as models. “If you have an actor and a model, which one is the actor, how can you tell the difference? What is the difference between a film and a film of a film? A theologian would say this is an issue of embodiment. But who gives a damn about embodiment? is what a film-lover would say. Nonetheless, that is where it all gets played out, in the gap that separates film (a factory art) from its industrial auteur copy. Even Brando knew that. Even Monteiro must have known that during his lost spells, when he stopped pretending to be St John of God, a don Quixote character who was anorexic and far too photogenic to be trusted. […]” 7

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1. L’Aurore, le chef-d’œuvre de F.W. Murnau, DVD, Carlotta Films, 2003 2. Scénarios non réalisés de Michelangelo Antonioni, éditions Images Modernes, 2004

Le film de cinématographe s’absente parfois, soit que les bobines aient été détruites, perdues ou oubliées, soit qu’il n’ait finalement jamais été achevé : tournage ou montage interrompus, scénario non réalisé. Nous connaissons les films réalisés à partir d’images d’archives, ou à partir de « chutes ». Ce qui m’intéresse plutôt c’est la réalisation de films à partir des traces que laisseraient un film disparu : notes écrites et scénario, dessins de story-board, images de repérages, portraits de la distribution, dessins de décors, photographies de plateaux… Il ne s’agit surtout pas de faire un « makingoff », cette forme filmique vulgaire qui veut tout montrer, tout dévoiler des coulisses et des mystères de l’élaboration d’un film cinématographique. Plutôt un travail d’archéologie qui éveille l’imagination de quelques scènes, fait entendre quelques voix lointaines et oubliées. Le cinéma a, je crois, ce pouvoir de lier dans une même durée différents « matériaux-images », récits et temporalités. En bonus du DVD de L’Aurore de Murnau 1, il existe un documentaire apparemment anodin de Janet 1. F.W. Murnau, Bergstrom : The Four Devils, vestiges d’un film perdu. Ce Sunrise, DVD, film m’a marqué par sa manière de raconter, avec une Twentieth certaine économie d’images, le récit documentaire du Century Fox Films, 2003 film de Murnau (sa réalisation – le scénario, les décors, la distribution –, sa diffusion et… sa dis- The cinematographic film can sometimes elude us, either beparition !) et « en même cause the reels get destroyed, mislaid or forgotten, or because temps » le récit fictionnel the film was never finished in the end: interrupted shooting des Quatre Diables. Ce sont or editing, a non-directed screenplay. We are all familiar parfois les mêmes images, with films made with archive images or from found footage par exemple des dessins du but what interests me more are films made from the traces story-board, qui selon le left behind by lost films: written notes and screenplays, mon­­tage, passent d’un sta- story-board drawings, location pictures, cast portraits, set tut de documents à celui drawings and photographs… The point is definitely not to produce the making of a film, that vulgar filmic form that d’images de fiction ! Dans Scénarios non réalisés attempts to show everything, to reveal everything about life de Michelangelo Antonioni 2, behind-the-scenes and all the mysteries of the filmmaking un scénario intitulé Terre process. Instead, it would be something like an archeological Verte, lui-même inspiré enterprise that would bring a few scenes to life and let a few d’une nouvelle de Guido distant and forgotten voices be heard. To my mind film has Piovene, intitulée Ébauche the ability to connect various ‘image-materials’, narratives d’un roman, m’intéresse and temporalities within a single duration. One of the special features included on the DVD of Murnau’s particulièrement.  1 Le texte, une sorte de Sunrise is a seemingly insignificant documentary by Janet Bergstrom: The Four Devils, traces of a lost film. I was synop­sis peu scénarisé, est construit par strates de struck by the film’s way of presenting, with a certain econréférences, offrant des pos- omy of images, the documentary narrative of Murnau’s film sibilités de prolongations : (that is, the directing—the screenplay, the sets and cast—, its une histoire « lue ou enten­ diffusion and… its disappearance!) and “at the same time” due quelque part » devient the fictional narrative of The Four Devils. Sometimes the une « ébauche de roman » same images, for instance story-board drawings, go from a racontée au conditionnel documentary status to being fictional images, depending on the forof editing used.

03- TRACES, EXTENSIONS

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futur sous la plume de Piovene. Puis ce récit devient avec Antonioni un projet de film, un scénario et ses options de décors et de personnages, ses désirs d’images, de couleurs… toujours au conditionnel.

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3. Michelangelo Antonioni, ibid. 4. Idem

(notes complémentaires pour un projet de film)

« C’était donc là une ébauche de la trame, telle que je la penserais si l’on me demandait de rédiger le scénario ; mais il me faut absolument dire deux mots de la couleur 3. »

L’aspect fictionnel du récit – l’histoire d’un peuple qui « tourne le dos à la mer » – a une grande force visuelle. Les personnages se placent comme en contre-champ de l’horizon, de l’extérieur, de l’exotique, le regard tourné vers l’intérieur des terres. Jusqu’au jour où ils devront se retourner vers la mer pour fuir les glaces. Ce sera alors la fin d’un monde, et l’on pourra imaginer un autre monde pour ces personnages, un monde fluide, flottant, dans lequel ils se fondraient. Je peux imaginer les décors vides: une mer devenue glacée, et la terre, ce Groenland – littéralement : pays vert – qui s’éloigne et disparaît dans le bleu. « Soyons donc libres d’entreprendre l’interprétation d’« Ébauche d’un roman » selon des critères cinématographiques 4 ».

2. Scénarios non réalisés de Michelangelo Antonioni, éditions Images Modernes, 2004. Also see: Unfinished Business: screenplays, scenarios and ideas, New York: Marsilio Publishers, 1998 3. Michelangelo Antonioni, ibid. 4. idem.

In Scénarios non réalisés de Michelangelo Antonioni 2, a screenplay entitled Green Land, inspired by a short story, Notes towards a novel, penned by Guido Piovene, particularly my caught attention. The text, a kind of barely-scripted synopsis, is constructed by layers of references enabling extensions: “a story read or heard somewhere” becomes the “outline for a novel” narrated in the conditional future tense by Piovene. Then, with Antonioni, this narrative becomes a film project, a screenplay with its set and character options, its choice of images, colours… always in the conditional tense. It was thus an outline of the framework, as I would imagine it if I were asked to write up the screenplay; but I absolutely must mention a thing or two about colour. 3

The fictional aspect of the narrative—the story of a people who “turn their backs on the sea”—has great visual force. The characters seem to be the reverse field of the horizon, the outside, the exotic, with their gazes turned inland. Until the day comes when they will have to turn to the sea once again to flee the encroaching glaciers. This marks the end of the world, making it possible to imagine a new world for the characters, a fluid, floating world they would fuse with. I can imagine the empty sets: a frozen sea, and the land, a kind of Greenland, drifting further away and disappearing into the blue.

Réaliser un film intitulé Terre Verte (Ébauche d’un film) d’après l’essai de Piovene Ébauche d’un roman. On accentuerait la position « dos à la mer » des personnages et les changements de température du décor. L’axe de la caméra serait placé comme en contrechamp du récit. Un unique plan large, fixe : l’océan, s’étirant jusqu’à l’horizon, sous un ciel nuageux, changeant de couleurs au gré du récit, grâce à l’étalonnage numé­ rique. Au premier plan : des galets, pas de végétation ni de personnage. Un décor quasiment minéral. En sous-titres : le récit au conditionnel futur de Piovene. Et dans le dos du spectateur face à cette image d’océan, l’histoire, racontée en sons et bruitages, comme un échos de ce peuple, de cette nature, de ce Groenland disparaissant.

(further notes for a film project)

Make a film entitled Terre Verte (Ébauche d’un film)— Green Land (Outline for a film)—inspired by Piovene’s essay Outline for a novel. Highlight the characters position, with their backs to the sea, and the temperature changes on the set. The axis of action would be the reverse field of the narrative. A single wide, static shot: the ocean, stretching out towards the horizon beneath a cloudy sky whose tone alters according to the narrative thanks to digital colour-correction. In the foreground: pebbles, no vegetation and no characters. An almost mineral set. Subtitles: Piovene’s narrative is told in the conditional future. And behind the spectator beholding an image of the ocean, the story unfolds, narrated with sounds and sound effects that seem to echo the people, the land, this disappearing Greenland.

“So let us feel free to interpret the “Outline for a novel” according to cinematographic criteria.” 4

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04- DÉCOUVERTES « Découverte : Techn (1870). Élément d’arrière-plan en trompe-l’œil d’un décor scénique, cinématographique. […] Le tournage en décors réels a supplanté les procédés des découvertes, agrandissements photographiques ou maquettes, et des transparences 1. »

1. Le Petit Robert 1, 1989 2. Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma di Pier Paolo Pasolini, édition Rizzoli, Milan, 1962, cité dans Pasolini cinéaste, les Cahiers du Cinéma, hors série, 1984

Une découverte est une « image-décor » qui précède l’« image-film ». Une image destinée à être refilmée, et non reproduite. Une image qui n’est pas destinée à être vue telle quelle, mais selon un cadre, un axe, une optique, une lumière. La découverte se trouve dans le fond du décor et se retrouve dans le fond d’une nouvelle image. C’est une image peinte ou photographiée qui, comme un décor, « disparaît » dans l’image filmée. Une découverte est vide de personnages. Une découverte est silencieuse. Les découvertes, généralement de grands formats afin de couvrir un large champ pour la caméra, sont aujourd’hui le plus souvent des tirages numériques ou des images incrustées numériquement dans l’encadrement d’une fenêtre ou à l’arrière-plan d’un décor. Mais il existe une technique plus ancienne et plus sensuelle, que m’ont apprise des décorateurs de cinéma : la colorisation à la peinture à l’huile de grands tirages 1. Translation photographiques noirs et blancs. Ce sont des tirages of entry bon marché, peu contrastés, avec des nuances de gris. ”découverte” in Le Petit La peinture à l’huile, très diluée, est utilisée en jus, Robert 1, 1989 un peu comme l’aquarelle employée autrefois pour coloriser des tirages pho“Backdrop: Tech (1870). A trompe-l’oeil style background element of a tographiques de petits forstage or film set. […] On-location shooting has supplanted the use of backmats. La peinture ajoute drops, photographic enlargements, models and rear-projection.” 1 un peu de flou, du « lointain », quelque chose de moins réaliste, mais beau- A backdrop is a “set-image” that precedes the “film-image”. coup plus juste dans l’œil An image destined to be re-shot rather than reproduced. It is an image that is not meant to be seen as it is but according de la caméra. to a frame, an axis, a perspective, lighting. The backdrop is « Je cherche la plasticité, avant tout located at the back of the set and finds itself once more in the la plasticité de l’image, en suivant la background of a new image. It is a painted or photographic voie jamais oubliée de Masaccio : son image which, like a set, “disappears” into the filmed image. fier clair-obscur, son noir et blanc, A backdrop has no figures. A backdrop is silent. ou bien, si vous voulez, en suivant Backdrops, generally large in size so as to cover a wide field la voie des primitifs, en un curieux of view for the camera, tend nowadays to be mainly digital mélange de finesse et de grossièreté. prints or images that are digitally overlayed into a window Je ne veux pas être impressionniste. frame or onto the background of a set. But there is an older Ce que j’aime c’est le fond, pas le and more sensual technique I learned from film set designers: using oil paint to colour large black and white photographic paysage… Le personnage, même tout petit, sera prints. You use cheap prints with poor contrast, just differtoujours là. Tout petit pour un ins- ent nuances of grey. You use highly diluted oil paint like a tant seulement, car je crie aussitôt juice, a process similar to the way watercolours used to be au fidèle Delli Colli de me mettre le used to colour small photographic prints. Paint adds a vague « soixante-quinze », et ainsi j’arrive element, something ‘remote’, something less realistic but sur la figure : un visage en détail. more fitting to the eye of the camera.

04- BACKDROP

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(notes complémentaires pour un projet de film) Filmer les images de découvertes seules, sans décor, ni histoire, peut-être un personnage seul, une silhouette en contre-jour comme à une fenêtre, dos à la caméra. Filmer ces images comme on filme un paysage, lents panoramiques de gauche à droite, et de droite à gauche, et sur l’image d’à côté ; je me souviens de l’image des Straub & Huillet dans Sicilia !, long panoramique décrivant l’horizon méditerranéen, brûlant, en noir et blanc. Le film s’intitulerait Au Fond, de Loin (Découvertes).

2. Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma, Milan: Rizzoli, 1962, p.145-149; quoted and translated by Noa Steimatsky, “Pasolini on Terra Santa: towards a theology of film” in Ivone Margulies, ed., Rites of Realism: essays on corporeal cinema, Duke University Press, 2002, p. 258

if you like, on the road of the ancients, in a strange marriage of thinness and thickness. I cannot be Impressionistic. I love the background, not the landscape… There will always be the figure, even if tiny. Tiny for an instant, for I cry immediately to the faithful Delli Colli to put on the “seventy-five”: and then I reach the figure: a face in detail. And behind the background—the background, not the landscape.” 2

(further notes for a film project)

Shoot the images of backdrops on their own, with neither set nor story, Perhaps there would be a single figure, a back-lit silhouette as if standing in front of a window, their back to the camera. Shoot these images the way you shoot a landscape, Slow panoramic shots from left to right, and right to left, and on to the next image; I remember the Straub and Huillet image in Sicilia!, a long panoramic shot surveying the burning mediterranean horizon in black and white. The film would be called Au Fond, de Loin (Découvertes) (At the Back, from Afar (Backdrops)).

Et derrière, le fond : le fond, pas le paysage 2. »

“I seek the plasticity, above all the plasticity of the image, on the neverforgotten road of Massaccio: his bold chiaroscuro, his white and black—or,

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05- COULEURS INCRUST

Le grand Méliès avait découvert dès le début des années 1900 que la couleur noire mate était comme un vide, une « réserve » dans l’image cinématographique. Une place vacante pour greffer l’image d’une figure, d’un personnage ou d’un objet dans une autre image : une tête de plus en plus énorme prête à exploser dans un théâtre, des têtes bondissantes comme des notes de musique sur une partition, ou je ne sais quel autre trucage relevant du tour de magie. Mélies avait inventé l’incrustation. Aujourd’hui, l’image absente, vacante, est matérialisée dans un décor par des couleurs dites « incrust » : un orange, un vert ou bleu vifs, saturés, étrangers aux couleurs que l’on trouve dans la nature. Ce sont donc des couleurs destinées à être filmées pour disparaître, remplacées par de nouveaux morceaux d’images. Filmer des images toutes en couleurs « incrust », les conserver telles quelles, les monter, et les projeter, ce serait fabriquer un film d’images absentes.

05- CHROMA KEYS

As early as the beginning of the 1900s the great Mélies had discovered that the matte black colour was like a void, a “blank” within the cinematographic image. A vacant site onto which one could graft the image of a figure, a character or of an object onto another image: a head that gets bigger and bigger ready to explode in a theatre, heads skipping about like musical notes on a score, or some other kind of special effect not far off the magic trick. Mélies had invented the art of chromakeying. The absent, vacant image is made to materialise in a set by colours referred to as “overlays”: orange, a bright, overcharged green or bluescreen that is alien to the colours you find in the natural environment. They are thus colours destined to be filmed in order to disappear, replaced by new fragments of image. Shooting images entirely with “overlay” colours, preserving them as such, editing them and screening them would amount to making a film of absent images.

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06- LÉGENDES « Au tout début du cinéma parlant, le chef opérateur K. Struss, la romancière F. Hurst, le réalisateur H. Brennon et la comédienne W. Westover posent pour démontrer combien les répétitions sur des plateaux réduits

1. Le décor au cinéma, Jean-Pierre Berthomé, éditions Cahiers du Cinéma, 2003

aux indications spatiales essentielles faciliteront ensuite le filmage des mêmes scènes dans les décors construits sur des plateaux insonorisés 1. »

Sur cette photographie de 1930, les éléments de décors sont élémentaires. Des tasseaux de bois marquent la largeur d’une porte ou la hauteur d’une fenêtre ; il y a quelques accessoires : un lit, une chaise, un seau… Et sur le sol des textes peints au pochoir donnent des indi­cations sur ce décor potentiel, comme en suspens : « fenêtre », « porte fermée », « escalier descendant »… Comme des « légendes » préliminaires à l’image et aux actions futures. Lars von Trier, dans Dogville, a très adroitement décidé de situer l’action de son film dans un tel décor élémentaire, comme inachevé : un village réduit à un plan taille réelle avec les noms de lieux peints au sol, ainsi que quelques accessoires, suffisent au jeu des personnages et à la compréhension de l’intrigue. Comme une légende complète l’information d’une image, ces marquages au sol fonctionnent comme « légendes » de l’« image-décor » absente : au spectateur d’imaginer le décor réel.

1. Jean-Pierre Berthomé, Le décor au cinéma, Cahiers du Cinéma, 2003

06- KEYS “At the very beginning of the talking picture, the chief operator K. Struss, the novelist F. Hurst, the director H. Brennon and the actress W. Westover pose in order to demonstrate the extent to which rehearsals on film sets reduced to the most basic spatial indications facilitate shooting the same scenes later on, on sets build in soundproof studios.” 1

The set elements on this 1930s photo are basic. Wood cleats are used to indicate the width of a door or the height of a window; there are a few props: a bed, a chair, a bucket… And on the ground some stenciled texts provide some information on this potential set, seemingly on hold: “window”, “closed door”, “downward staircase”… like preliminary “keys” for a future image and actions. With Dogville Lars von Trier very adroitly chose to locate the action of his film within this kind of basic, seemingly unfinished set: a village, reduced to a real-scale plan with place names painted on the ground, as well as a few props suffice to enable the characters’ performance and the spectators’ understanding of the plot. In the same way that a key complements data on an image, these markings on the ground function as “keys” to the absent “set-image”: it is up to the spectator to imagine the real set.

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(notes complémentaires pour un projet de dessins)

Faire une série de dessins à partir des nombreuses indi­cations de décors décrites dans les didascalies de Howard Barker pour sa pièce Le Cas Blanche-Neige 2. (Contrairement au Blanche-Neige de Robert Walser dont l’action se situe clairement après le conte des Frères Grimm, Barker réécrit ici le conte, en y plaçant la Reine comme personnage central.) Dessins typographiques simples, sur fonds unis : Dans une forêt. Le couloir d’un palais. Dans la chambre neuf. Une salle de torture. Une salle vide. Dans un escalier de pierre. Une allée de gravier. Un jardin emmuré. Un paysage de bord de mer. Un miroir qui se brise. Les dessins pourraient être associés à des photographies de décors de film inachevés, non identifiables, nus, vacants.

2. Le Cas Blanche-Neige (Comment le savoir vient aux jeunes filles) de Howard Barker, éditions Théâtrales Maison Antoine Vitez, Scènes étrangères, 2003

2. Howard Barker, GertrudeThe Cry/ Knowledge and the Girl (The Snow White Case), London: John Calder Publications Ltd, 2003

(further notes for a drawing project)

Do a series of drawings based on the many set indications in Howard Barker’s stage directions for his play Knowledge and the Girl (The Snow White Case) 2. (Unlike Robert Walser’s Snow White, whose action is clearly situated after the Brother Grimm fairy tale, Barker re-writes the tale here, making the queen the main protagonist.) Simple typographic drawings on a uniform background: In a forest. A palace corridor. In room n° 9. A torture chamber. An empty room. A stone staircase. A gravel path. A walled garden. A seaside landscape. A mirror that cracks. The drawings could be coupled with photographs of unfinished, unidentifiable, nude, vacant film sets.

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07- ÉCRANS (SANS VOIX) (notes complémentaires pour un projet d'installation EN COURS)

1. Selon l’écrivain français JeanJacques Schuhl, dans son article « JLG, rapports secrets », à propos de l’exposition de Jean-Luc Godard, Centre Pompidou à Paris, journal Libération, 12 juillet 2006

Screen Paintings est une installation vidéo et lumineuse qui « fond entres elles » certaines notions du cinéma et de la peinture : une toile peinte devient écran ; la lumière d’une projection se mélange à des formes colorées par une source lumineuse ; tandis que des dessins de mots sur la toile s’animent. Sur ces tableaux sont peintes des formes mono­chromes : 1. Following the French writer les empreintes de la projection d’images fixes et vides Jean-Jacques d’un film super 16 mm sur un écran, sous des angles Schuhl, légèrement différents. J’ai peint ces formes avec une in his article peinture spéciale, dite « photocryl », invisible à la ‘JLG, rapports secrets’, relating lumière naturelle : les toiles sont alors apparemment to the Jean-Luc blanches. Mais, placés dans l’obscurité et éclairés aux Godard exhibition rayons ultra-violets (appelés encore « Lumière Noire »), at the Centre les tableaux deviennent des objets lumineux, fluoresPompidou, Paris, in Libération cents et bleutés, très présents : les Screen Paintings. newspaper, De courts films muets sont projetés sur deux de ces July 12th 2006 tableaux : des mots en dessins animés, noirs sur fond blanc, ou blancs sur fond noir, agissants sur l’obscurité du lieu. Un jeu de mots en sous-titres mêlés à leurs traductions en diverses langues (français, anglais et portugais). Des Screen Paintings is a light and video installation that “fussous-titrages sans voix. es” certain cinematographic and painting notions: a painted Des phrases énigmatiques : canvas becomes a screen; the light of a projection interminles vers prémonitoires d’un gles with forms coloured by a light source, while drawings of poème de Baudelaire qui letters become animated on the canvas. annonçaient, vingt cinq Monochrome forms are painted onto theses canvasses: the ans avant son invention, le projection of static and void images of a super 16mm film onto a screen, at slightly different angles. I painted these forms Cinématographe 1. with a special kind of paint called “protocryl” which is invisible in natural light: the canvasses therefore appear white. However, when placed in the dark and illuminated by ultraviolet rays (also called “black light”), the paintings become fluorescent, bluish light objects, that is: Screen Paintings. Short silent films are projected onto two of the paintings: animation words, black on white background, or white on black background, impacting on the darkness of the location. A play of words in the subtitles mixed with their translations into various languages (French, English, Portuguese); Voiceless subtitles. Enigmatic clauses: the premonitory verses of a poem by Baudelaire announcing the coming of the Cinematograph twenty-five years prior to its invention 1.

07 (VOICELESS) SCREENS (further notes for an installation project, a work-in-progress)

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Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles Dont la lumière parle un langage connu ! Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, Des êtres disparus aux regards familiers. 3 •

3. Roy Campbell, Charles Baudelaire The Flowers of Evil, edited by Marthiel and Jackson Mathews, A New Directions Book, 1989 How you would please me, Night! without your stars Which speak a foreign dialect, that jars On one who seeks the void, the black, the bare Yet even your darkest shade a canvas forms Whereon my eye must multiply in swarms Familiar looks of shapes no longer there. 3 •

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p. 126 : Hugues Decointet, essai de texte animé pour Blanche-Neige de Robert Walser, dessin au crayon, numérisé, 2006. p. 128 : (1) Nicolas Bernard Lépicié, 1735-1784, Étude d’homme se penchant, dessin à la mine de plomb, craie blanche et sanguine sur papier, 24 x 22 cm (détail) (catalogue de l’exposition « Réserves, les suspens du dessin », musée du Louvre, éditions de la Réunion des musées nationaux, 1995). p. 128 : (2) Hugues Decointet, (D’)Après Blanche-Neige, story-board, dessins à la mine de plomb sur papier fin, 21 x 29,7 cm, 2009. p. 130 : (1) João César Monteiro sur le tournage du film Le Bassin de J. W., 1997 (photographie Hugues Quester). p. 130 : (2) Hugues Decointet, (D’)Après Blanche-Neige, installation scénique et vidéo multi-écrans (détail), Centre d’art contemporain Parc Saint-Léger, Pougues, 2009 (photo H. Decointet). p. 132 : Hugues Decointet, (D’)Après Blanche-Neige, tournage du film, La Générale en Manufacture, Sèvres, 2008 (photo Xavier Pons). p. 134 : (1) Hugues Decointet, (D’)Après Blanche-Neige, images de repérages intérieurs, Observatoire du Jardin botanique de Lisbonne, 2005 (photo H. Decointet). p. 134 : (2) Hugues Decointet, (D’)Après Blanche-Neige, images de repérages intérieurs, Jardin botanique de Lisbonne, 2005 (photo H. Decointet). p. 142 : Hugues Decointet, (D’)Après Blanche-Neige, vidéogrammes du film numérique couleur, 2010. p. 146 : (1) Lummox, H. Brenon, 1930, Feature Prod. (dans le livre Le Décor au cinéma, Jean-Pierre Berthomé, éditions Cahiers du Cinéma, 2003). p. 146 : (2) Hugues Decointet, (D’)Après Blanche-Neige, installation scénique et vidéo, Centre d’art contemporain Parc Saint-Léger, Pougues, 2009 (photo H. Decointet). p. 150 : (1) Hugues Decointet, Au fond, de loin (Découvertes), vidéogrammes du film numérique couleur, 2001. p. 150 : (2) Hugues Decointet, Set Painting N°01, tirage photographique colorisé à la peinture à l’huile, vert incrust, contrecollage PVC, 160 x 240 cm (photo Galerie José Martinez). p. 152 : (1) Hugues Decointet, Set Paintings, diptyques, peintures vert incrust et acrylique sur toile, impressions numériques et acryliques sur papier, 65 x 104 cm chaque. p. 152 : (2) Hugues Decointet, Screen Painting, installation vidéo et lumineuse, peinture photocryl sur toiles, lumières U. V., projection films numériques, taille variable, 2010. p. 152 : (3) Hugues Decointet, Screen Painting, installation vidéo et lumineuse, dessin du dispositif, Centre d’art contemporain Plataforma Revolver, Lisbonne (Portugal), 2010.

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vivre dangEreu sement‌ jusqu'au

bout


towards

a cave

at 3 pm Vers une

caverne, a 15 heures

inter view d'Apichatpong Weerasethakul

par Beno卯t

Maire


vivre dangereusement… jusqu’au bout

towards a cave at 3 pm

Afraid not. What kind of genre is it?

(an interview conducted with Apichatpong Weerasethatkul by Benoît Maire)

Wait… Ha, my Deezer is broken cause I don’t have the Flash thing, but you can heard it I guess…

Hello Apichatpong, are you here?

benoît

aw

Yes. Free now.

Tellier, from his album Politics produced by Record Makers in 2006 2. “Primitive” is the title of a solo exhibition by Apichatpong, made

like

up of 8 short films, accompanied by and drawings. All the films were made in 2009 and seem to document Exhibiting the films in a museum space leads to the idea that the viewers become characters in the film, as

I don’t have a clue who he is… Let me search. aw

the artist says: “The museum space can be compared to a very particular cinema, in which you are a character” (Apichatpong Weerasethakul,

Ha, I think you can like

interview by Angeline Scherf in

And on what are you it. working during the day? if you are working! aw Uhmmmm I see his pictures. I think he makes aw I am doing the sound sort of trippy music, yes? recording for the film’s post-production, and have bm Well it is sweet, elecmy car fixed. tro and romantic I guess, something that you can use bm So it is the post synchro for a trailer more than for audio? the audio of a film.

the Primitive exhibition brochure,

bm bm

aw The movie has lots of aw Anyway what are we voice over. going to talk about today? So we are recording them. bm Perhaps about your last bm I see, and your car is shooting, so it is the film broken? with Uncle Boonme who can recall his past lives? aw The tires have gone bad. aw Yes, it originates from bm And for the audio of your a little book I got from a last film, you manage to get monk. the direct audio? But the movie is quite different from the book. aw Yes a big chunk of it. However, some parts we bm I’ve read that, and what have lots of interferance is “primitive” 2 in regard to like dogs, chickens, and this new feature film? other animals. So we have to dub the actors on some aw They share a common scenes. theme of trying to rememWhat’s Slow Lynch 1? ber, places and faces in the northeast of Thailand. It’s bm Ha yes “Slow Lynch” is about going back to the a song by Sébastien Tellier root… that I really like, you know it?

160

2.

the preliminary work for a shooting.

Yes, do you Sébastien Tellier?

bm

bm

aw

my mood that features on my Sky-

a few photographs, shooting props

I can search for them I guess.

aw

apichatpong weerasethakul

It is the end of the day for you?

1.

1. Slow Lynch is an indication on pe profile, it’s a song by Sébastien

bm

maire

Hello. Yes here.

vivre dangereusement… jusqu’au bout

Musée d’art Moderne de la ville de Paris, 2009)

3.

4.

5.

1. Michel Siffre’s tent in Midnight Cave, Texas, glows with incandescent lights. Image from Siffre’s 1972 experiment in Texas. 2. Vue de l’exposition « Primitive », Musée d’art Moderne de la ville de Paris, 2009. Crédit photo : Chaisiri Jiwarangsan. Courtesy of Kick the Machine Films 3. Poster de « Thaïland » de Plae Khao, avec Soraphong Chatri, Nanthana Ngaokrachang, Sor Assanajinda, Suphan Buranapim, Sarinthip Siriwan, 2h10, 1977 Synopsis: 1930, the outskirts of Bankok. Kwan and Riam make a promise of everlasting love. Their parents do not get along. Riam is sold as a slave to a rich woman, who treats her as a daughter. Somchai, a wealthy, educated man falls in love with her. City life makes her forget Kwan. When they meet again, the tragic incident occurs. (Source: www.filmfestamiens.org) 4. Poster de « Mountain People » de Khan Phukao, avec Montree Jenaksorn, Walaikorn Paovarat, Supavadee Thiensuwan, Petcharat Indharakamhaeng, Pisit Anuchitchanchai, Robert Keat, 2h 30, 1980 Synopsis: The daily life of mountain people in Northern Thailand. Ayo, a young Egaw tribesman, is driven away with his wife after she gives birth to twins, which, according to traditional belief, will bring bad luck on the village. During their exile, journeying from Shan state into Burma to the Mai Sai River in Thailand, Ayo’s wife met her death by drowning. Ayo survives and starts to get involved with the Moozer tribe and a Chinese opium-trafficking gang. (Source: www.filmfestamiens.org) 5. Aki Kaurismäki in London. Photo by Marya Leena Ukkanen, 1990

161


vivre dangereusement… jusqu’au bout

But the differents works bm Yes and he is like sleepthat constitues primitive ing during 16 hours, and he are a sort of draft, or I don’t is awake during 26 hours. know how to say that, a sort of prelude to this new aw His inner clock is difwork? ferent from his ‘perceived’ clock. aw Not really. They are separate. Primitive was made bm Yes, so the first live is in while I was dreaming about cave? this film. In Primitive there is one short film referring aw First life that he could to this guy. That is all the remember. connection. bm I see. And is it important bm I see, but the root is end- to be able to remember the less no? pasts lives to conduct the actual life in a better way? aw Endless. aw Yes and no. bm Ok. So my question is: It can be very very messy, Is there a first live that remembering too much. Boonme recall? is there a There’s a reason why we kind of possible chronol- forget. ogy? bm So you need to take the aw In the movie yes. time to explain me why yes and why no… bm So is that is the root in itself? aw Or it can be a blessing, to know that this life is so aw We go back to the first tiny. place he was born. To see the vast universe vast span of time and our bm Is it Nabua? little point on it. To know that nothing mataw No it is unspecify loca- ters. tion, a cave. bm But is there a relation bm Ok, so it remains us the to History too? Something plato allegory link to the like saying that it is imidea of the cinema? portant to not forget the History in a certain way, aw Ha ha are you dealing with that, As you wish really. in a certain allegorical form? bm It is about lighting no? I see it is more about a certain philosophy of life so? aw It is about what we associate with time. I just read aw Absolutely. It’s just at a book that mentioned a what perspective you are guy (I think he’s French) looking from. who did an experiment by putting himself in a cave for a long time. And he misintrepreted time 3. bm

vivre dangereusement… jusqu’au bout

1.

3. This man is Michel Siffre, a French scientist. He wrote several books, including Beyond Time (McGrawHill, 1964) and Découvertes dans les grottes mayas (Arthaud, 1993). Two interviews with him can be found in cabinet, Issue 30, The Underground, “Caveman: An Interview with Michel Siffre”, by Joshua Foer and Michel Siffre, Summer 2008 ; and in Le Quotidien du médecin, N° 6646, Wednesday 16 February 2000

3.

2.

4.

1. et 2. Affiches de « Tropical Malady », 2004 3. Capture d’écran de « Primitive », 2009. Crédit photo : Chaisiri Jiwarangsan. Copyright : Kick the Machine Films 4. Dessin du PrimitiveSpaceship pour « Primitive ». Copyright : Kick the Machine Films

162

163


vivre dangereusement… jusqu’au bout

bm And what is your own aw To explain scientifically perspective? is to be able to measure by an apparatus or a formula. aw In this movie, there’s But sometimes ourselves, nothing philosophical. each of our body is an appaIt’s my mission to be able ratus. So you cannot really to see my past lives. tell others because there’s So that probably I will no outside apparatus to be know my perspective. refered to.

I thing there is really a big deal with philosophy, but it’s my lecture of the subject… Ha, so it is more religious?

bm

aw

vivre dangereusement… jusqu’au bout

4. The exact reference is one of the most famous quotes by Ludwig Wittgenstein : in Tractatus logicophilosophique, published in 1921, he wrote: “There are certainly things that cannot be expressed. This one is shown, it is the mystical element.”

Exactly, that’s a good argument, and so with this new film you open a new territory of investigation? after your “trilogy” I mean.

bm

It is scientific.

There is something interesting in the way you enonciate the subject of this new film, the fact that you said that it is a monk who gave you the book. It seems to me to be important.

bm

aw It is a new territory for me. The film has a classical style, sort of retro.

What do you mean, or refered by “retro”?

bm

aw It is like the film I grew up with from the 60s 70s. Films nowadays are very aw The book is written by complex. him. So it peppers with Buddhism preaching. bm What film for exemple? do I know it? bm But for you it is more scientific? A real fact? aw Mostly Thai films. aw I think so. I traveled around the northeast and interviewed with some people who claimed to see their past lives. For them it is fact.

bm I probably don’t know them, but at this time there were not the difference between commercial films and artistic films no?

aw By the 60s, 70s films from the west were going experimental, complex. But Thai aw I think the mechanism films were still simple. of the mind is very fascinating. We know so little. bm Ok, I see, simple and conI think Buddhism has a sci- templative we could say? entific approach. aw In the plot, the lighting, bm Yes and “scientific” has a acting, everything. different meaning for peo- But contemplative I’m not ple from differents contries, sure. even Wittgenstein said that there is things that we cannot explain 4, and it is not to say that they are not existing… bm

1.

That’s wonderfull!

2.

1. Photographie de plateau de Uncle Boonme who can recall his past lives. Crédit photo : Kick The Machine 2. Siffre reading Plato, cave-style

164

165


vivre dangereusement… jusqu’au bout

bm Yes so in a way it is simple within the apparatus of the shooting too. I would like to ask you some practicals information, about your team to shoot a film: How many people are you?

Ok, well I really liked the light in this film, and the photo too. Do you think this new film is more about to define cinema? I’ve read that some where…

bm

vivre dangereusement… jusqu’au bout

5. Blissfully Yours, 2002, with Kanokporn Tongaram, Min Oo, Jenjira Jansuda, 2h 05. Synopsis: Roong, a young Thai woman, has fallen in love with Min, an illegal Burmese immigrant. She pays Orn, an elderly woman to take care of

aw

30.

Not at all. On the contrary, it is a very simple film. Very narrative.

Min while she looks for a place where

bm

with the actors?

Yes. But sometimes with light- bm The more narrative that ing we have more crew. you ever did? I want to make it 5-10 persons crew. But that wasn’t aw Yes. possible for this film. bm Do you have in mind bm And how long was the something like the opposhooting of Uncle B.? site of the Kaurismäki film (“The Man with no past” 6)? aw 54 days total. aw Ha ha ha… bm Ok, it was similar on Perhaps. Blissfully Yours 5, for exam- That’s a very lovely film. ple? bm Sometimes I can imagaw On Blissfully Yours we ine that a film is a response have little crew. to an other film. Do you have the feeling to bm and it was in 35mm? respond to others filmmakers? aw Super 16. aw A lost brother or somebm and with no lighting for thing. the much parts of the film Not that I can think of no? now.

free to express their love. Orn is also

aw

aw

they can live out their idyll. One afternoon, Min takes Roong on a picnic in the jungle, where they can feel in the jungle with Tommy, the man who works with her husband. Could an overdose of happiness have sideeffects? (Source: www.allocine.fr) 6. The Man Without A Past, 2002, with Markku Peltola, Kati Outinen and Juhani Niemelä, 1h 37

aw Right. We use fluores- bm You don’t do a film with cent tubes. a particular “ideal” spectator in mind for example? bm You mean for the outside parts? I don’t get it! aw Not really. I am the spectator. aw There’s no lighting out- And maybe a producer. side except what’s available. We only use fluorescent bm It is very difficult to be lights indoors. the producer and the specFor big space like the cave tator in the same time in we use normal cinema the common idea about lighting. cinema… So it is very more about considering the film as an artwork, rather than in a kind of industry.

Photographies de plateau de Uncle Boonme who can recall his past lives. Crédit photo : Kick The Machine

166

167


vivre dangereusement… jusqu’au bout

In my case, I mean I bm What do you mean by think about my reaction that? first. Then the producer’s reaction. I am lucky to have aw I mean Hollywood films understanding producers are a great example of cinall along. ema in evolution. Dictate the way we perceive bm So about the narrative… cinema. Did you constructed it with And it is fascinating. like the casual rules? bm In this way, yes I see. aw It’s hard to tell. For me it is in between a Sometimes it is casual, relation to industry and sometimes not. I hope I can artwork, that we can see answer better than this! the difference, in a certain But… way I would like to say that cinema is an industry but bm I think you have good that a film is an artwork… and free relation to the narrative in your precedents aw Not sure if I understand films so that is my ques- that. tion: what makes this one Are you going to publish more narrative, and “sim- this whole thing? ple” as you said? bm What do you think? aw I think this new film is a mixture… aw I think of nothing. Don’t waste too much ink. bm Of what? bm I think I’m going to put aw Of controlled narrative it on a word text, send I and free narrative. send it to you, and you can Cinema in the past was very add things if you want, but controlled. I like it quite improvised, Limited angles and light- as a possible reader for me ing that I try to emulate. this iterview is quite interI introduce the rigid rules resting. at night scenes. But for day scènes, I put in more loose aw Sounds good to me. You structure. can edit to make it look even more improvisational. bm I see, I think narratives are very important, and bm Ok, so I do that and send that a film is construct by a it to you, you’ll have it tomrelation to a narrative ide- morow morning! ology, take “l’aventurra” for exemple… aw We will make it fictional. aw It is good to be aware of the ideology. bm In wich way?

vivre dangereusement… jusqu’au bout

2.

aw

bm I think, but not easy to aw By editing our conversadefine, by the way, in each tion. • case…

3.

5.

1.

4. 6.

7.

1. Siffre weighing himself 2. « Le spéléologue, heureux de revoir le ciel bleu, n’a pas caché que son séjour sous terre avait été moins agréable que les deux précédents. » (source : AFP) 3. Poster of « Syndromes and a Century », 2006

aw Good to watch Hollywood

films often.

4. et 5. Images extraites de « Blissfully Yours », 2002. Courtesy of Kick the Machine Films 6. et 7.Vues de l’exposition « Primitive », musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2009. Crédit photo : Chaisiri Jiwarangsan. Courtesy of Kick the Machine Films

168

169


vivre dangereusement… jusqu’au bout

bm Mais les différentes œuvres qui constituent Primitive sont une sorte de brouillon, bm Attends… Ah mon Deezer ou comment dire, une sorte benoît maire Bonjour est bloqué parce que je n’ai de prélude à ce nouveau pas le truc Flash, mais toi tu travail ? Apichatpong, tu es là ? dois pouvoir l’entendre… aw Pas vraiment. Ce sont deux apichatpong weerasethakul aw Oui j’imagine que je peux choses séparées. Primitive a Bonjour. Oui je suis là. la chercher. été créée quand je rêvais de ce film. Dans Primitive il y a un bm C’est la fin de la journée b m Oui, tu aimes bien court-métrage qui fait réféchez toi ? Sébastien Tellier ? rence à ce type. La connexion s’arrête là. aw Oui. aw Je ne vois pas du tout qui Je suis libre maintenant. c’est. bm Je vois, mais la racine est Je vais faire une recherche. infinie non ? bm Et sur quoi as-tu travaillé pendant la journée ? bm Ah, je pense que ça pour- aw Infinie. Si tu as travaillé ! rait te plaire. bm Ok. Alors ma question est : aw J’ai enregistré le son pour la post-production du film, et aw Hummmm je vois des pho- est-ce qu’il y a une première tos de lui. Il fait de la musique vie dont Boonme se souvient ? j’ai fait réparer ma voiture. un peu trippy, c’est ça ? Est-ce qu’il pourrait y avoir une sorte de chronologie ? bm Donc c’est la postsynchro bm Eh bien c’est doux, électro audio? et romantique je trouve, aw Dans le film oui. quelque chose qu’on pourrait aw Il y a pas mal de voix off dans le film. Donc nous utiliser pour une bande- bm Alors est-ce que c’est ça la sommes en train de les annonce plus que pour la racine en elle-même ? bande-son d’un film. enregistrer. aw On retourne à l’endroit où aw Bon, de quoi on parle il est né. bm Je vois, et ta voiture est aujourd’hui ? cassée alors ? bm C’est Nabua ? bm De ton dernier tournage aw Les pneus sont abîmés. peut-être, alors c’est le film aw Non c’est un lieu indéteravec l’Oncle Boonme qui se miné, une caverne. bm Et pour la bande-son de ton dernier film, vous aviez souvient de ses vies passées ? bm Ok, donc ça nous rappelle réussi à enregistrer le son en aw Oui, ça vient d’un petit le lien entre l’allégorie de la prise directe ? livre qu’un moine m’avait caverne de Platon et l’idée de donné. Mais le film est assez cinéma ? aw Oui, pour une bonne partie de la bande-son. Mais différent du livre. aw Ha ha. pour d’autres parties il y avait pas mal d’interférences bm Oui c’est ce que j’ai lu, et Si tu veux.  2 comme des chiens, des poulets qu’est-ce qui est « primitif » à propos de ce nouveau longbm Ça concerne la lumière, et d’autres animaux. Donc non? il faut qu’on fasse doubler métrage ?

Vers une caverne, à 15 heures

aw Non malheureusement. C’est quel genre ?

les acteurs pour certaines aw Ils ont en commun le scènes. Qu’est-ce que c’est Slow thème du souvenir, d’essayer de se souvenir, des endroits et Lynch 1 ? des visages dans le Nord-Est de la Thaïlande. C’est l’idée bm Ah oui, Slow Lynch c’est une chanson de Sébastien de retrouver ses racines… Tellier que j’aime beaucoup, tu la connais ? 170

Ça concerne notre rapport au temps. Je viens de lire un livre qui mentionnait un type (je crois qu’il est Français) qui avait fait l’expérience de se mettre dans une caverne pendant longtemps. Et il inter­prétait mal le temps 3.

aw

vivre dangereusement… jusqu’au bout

bm Oui, il dort pendant 16 aw Dans ce film, il n’y a rien heures, et il reste éveillé pen- de philosophique. dant 26 heures. C’est ma mission d’être capable de voir mes vies pasaw Son horloge interne est dif- sées. férente de son horloge « per- Afin de pouvoir connaître ma çue ». perspective.

1. « Slow Lynch » est une indication concernant mon humeur qui est écrite sur mon profil Skype, c’est une chanson de Sébastien Tellier de l’album Politics édité sur Record Makers en 2006. 2. « Primitive » est le titre d’une exposition personnelle d’Apichatpong, se composant d’un ensemble de 8 films

D’accord. Alors la pre- bm Je trouve que ça a un côté mière vie se passe dans une très philosophique, mais c’est caverne ? ma lecture du sujet… Ha, alors est-ce que c’est plus aw La première vie dont il se religieux ? souvienne. aw C’est scientifique. bm Je vois. Et est-ce que c’est important d’être capable de bm Il y a un truc intéressant se souvenir de ses vies passées dans la façon dont tu énonces pour pouvoir mieux mener sa le sujet de ce nouveau film, le vie actuelle? fait que tu dises que c’est un moine qui t’a donné le livre. aw Oui et non. Je trouve que c’est important. Ça peut être très compliqué, de se souvenir de trop de aw C’est lui qui a écrit le livre. choses. C’est la raison pour Donc il est truffé d’enseignelaquelle on oublie. ments bouddhistes. bm

courts, accompagnés de quelques photographies, d’accessoires de tournage et de quelques dessins. Tous les films sont datés de 2009 et fonctionnent comme les documents d’un travail préparatoire à un tournage. L’exposition des films dans l’espace du musée induit l’idée que le spectateur devienne un personnage du film, comme le dit l’artiste : « L’espace du musée peut se comparer à un cinéma très particulier, dans lequel on est soi-même un personnage » (Apichatpong Weerasethakul, entretien avec Angeline Scherf in brochure de l’exposition Primitive, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2009). 3. Cet homme est Michel Siffre, un scientifique français. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont notamment

Alors il faudrait que bm Mais pour toi c’est plus tu prennes le temps de scientifique alors ? C’est un m’expli­quer pourquoi oui et fait réel ? pourquoi non… aw Je crois, oui. J’ai voyagé aw Ça peut aussi être une dans le Nord-Est et j’ai interbénédiction, de savoir que rogé des gens qui racontaient cette vie est aussi minuscule. qu’ils pouvaient voir leurs De voir l’immense durée de vies passées. Pour eux c’est la vie de l’immense univers, et le réalité. tout petit point que l’on forme dessus. De savoir que rien n’a bm C’est merveilleux ! d’impor­tance. aw Je trouve les mécanismes bm Mais est-ce qu’il y a un de l’esprit fascinants. On sait rapport avec l’Histoire aussi ? si peu de choses. Quelque chose comme l’idée Je pense que le bouddhisme a qu’il ne faut pas oublier une approche scientifique. l’Histoire, est-ce que tu parles de ça, de façon allégorique ? bm Oui, et le terme « scientifiSi je comprends bien c’est que » a un sens différent selon plus une question de philoso- les pays, même Wittgenstein phie de vie, c’est ça ? dit qu’il y a des choses qu’on ne peut pas expli­quer 4, et que aw Absolument. C’est juste ça ne veut pas dire qu’elles une question de perspective. n’existent pas… bm

Beyond Time (McGraw-Hill, 1964) and Découvertes dans les grottes mayas (Arthaud, 1993). À son propos on peut lire deux interviews, l’une dans cabinet, Issue 30, The Underground, « Caveman: An Interview with Michel Siffre », par Joshua Foer et Michel Siffre, Summer 2008 ; l’autre dans le Quotidien du médecin, N° 6646, mercredi 16 février 2000. 4. La référence exacte est une des phrases les plus célèbres de Ludwig Wittgenstein qui dans le Tractatus logico-philosophicus, publié en 1921, écrit : « Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique.»

Et quelle est ta perspective à toi ?

bm

171


vivre dangereusement… jusqu’au bout

Expliquer scientifiquement, c’est être capable de mesurer avec des instruments ou une formule. Mais parfois nous-mêmes, nos propres corps sont des instruments. Donc on ne peut pas le dire aux autres parce qu’il n’y a pas d’instrument extérieur auquel se reporter.

aw

Exactement, c’est un bon argument, et donc avec ce nouveau film tu ouvres un nouveau territoire d’investigation ? Après ta « trilogie » je veux dire.

bm Oui, donc d’une certaine façon c’est simple dans le cadre du tournage aussi. J’ai des questions pratiques à te poser, à propos de ton équipe de tournage : vous êtes combien ? aw

30.

bm

Les acteurs compris ?

bm

D’accord, eh bien la lumière m’a beaucoup plu dans ce film, et la photo aussi. Tu penses que ce nouveau film est une sorte de définition du cinéma ? J’ai lu ça quelque part…

bm

Pas du tout. Au contraire, c’est un film très simple. Très narratif. aw

Oui. Mais parfois avec les éclairagistes on est plus bm Le plus narratif que tu nombreux. aies jamais fait? Je voulais une équipe de 5-10 personnes. Mais pour ce film aw Oui. ça n’a pas été possible. aw C’est un nouveau territoire bm Est-ce que tu as en pour moi. Le film a un style bm Et combien de temps a duré tête quelque chose comme classique, un peu rétro. le tournage d’Oncle B. ? le contraire du film de Kaurismäki (L’Homme sans bm Qu’est-ce que tu veux dire aw 54 jours au total. passé 6) ? par « rétro » ? bm Ok, c’était similaire à aw Ha ha ha… aw C’est comme les films avec Blissfully Your s  5 , par Peut-être. lesquels j’ai grandi, dans les exemple? C’est un très joli film. années 60, 70. De nos jours les films sont très complexes. aw Pour Blissfully Yours on bm Parfois je me dis qu’un avait une équipe réduite. film est une réponse à un bm Quels films par exemple ? autre film. Je les connais ? bm Et c’est en 35 mm? Tu as l’impression de répondre à d’autres réalisateurs ? aw C’est surtout des films aw Non, en Super 16. thaï. aw Comme un frère perdu ou bm Et sans éclairage pour la quelque chose comme ça. bm Je ne les connais proba- plus grande partie du film, Là ça ne me dit rien. blement pas, mais à l’époque c’est ça ? il n’y avait pas de différence bm Tu ne fais pas de film avec entre les films commerciaux et aw C’est ça. On a utilisé des un spectateur « idéal » en tête artistiques, c’est ça ? tubes fluorescents. par exemple ? aw

aw Dans les années 60, 70, bm Tu veux dire pour les les films occidentaux étaient scènes en extérieur ? Je ne devenus expérimentaux, com- comprends pas ! plexes. Mais les films thaï étaient encore simples. aw On n’avait pas d’éclairage dehors à part ce qui était bm D’accord, je vois, on disponible. On a juste utipourrait dire simples et lisé les lampes fluorescentes à contemplatifs ? l’intérieur. Pour les grands espaces aw Oui, l’intrigue, l’éclairage, comme la caverne on a utile jeu des acteurs, tout. Mais lisé un éclairage de cinéma contemplatifs je ne sais pas. normal.

Pas vraiment. C’est moi le spectateur. Et peut-être le producteur.

aw

bm C’est très difficile d’être à la fois le producteur et le spectateur, dans les idées reçues sur le cinéma. Donc ça revient à considérer le film comme une œuvre d’art, plutôt que comme une sorte d’industrie.

vivre dangereusement… jusqu’au bout

aw Dans mon cas, je veux dire aw C’est bien de regarder des que je pense à ma réaction films hollywoodiens régulièen premier. Et ensuite à la rement. réaction du producteur. J’ai de la chance d’avoir toujours bm Qu’est-ce que tu veux dire eu des producteurs compré- par là ? hensifs. aw Je veux dire que les films bm Alors, pour en revenir à hollywoodiens sont un très l’aspect narratif… bon exemple de l’évolution du Est-ce que tu as construit cinéma. la narration de façon infor­ Ils dictent la façon dont nous melle ? percevons le cinéma. Et c’est passionnant. aw C’est difficile à dire. Parfois c’est informel, parfois bm Ah oui, de cette façon là, non. J’espère pouvoir répon- je vois. dre mieux que ça ! Mais… Pour moi c’est dans la relation entre l’industrie et l’œuvre bm Je trouve que tu as une d’art, que l’on peut voir la difbonne relation libre avec férence, d’une certaine façon la narration de tes précé- je veux dire que le cinéma est dents films, donc voilà ma une industrie mais qu’un film question : qu’est-ce qui rend est une œuvre d’art… celui-ci plus narratif, et plus « simple » comme tu dis ? aw Je ne suis pas sûr de comprendre. Tu vas publier aw Je pense que ce nouveau quelque chose sur tout ça ? film est un mélange… bm Qu’est-ce que tu en bm Un mélange de quoi ? penses?

De narration contrôlée et de narration libre. Dans le passé le cinéma était très contrôlé. Il y avait des angles et un éclairage limités, c’est ce que j’essaie d’imiter. J’introduis des règles rigides pour les scènes de nuit. Mais pour les scènes de jour, j’ai une structure plus souple.

aw Je n’en pense rien. Ne gâche pas trop d’encre.

bm Je vois, je crois que la narration est une chose très importante, et qu’un film se construit en relation avec une idéologie narrative, regarde dans L’Avventura par exemple…

aw Ça me va. Tu peux faire des modifications pour que ça ait l’air encore plus improvisé.

aw

avec Kanokporn Tongaram, Min Oo, Jenjira Jansuda, 2h 05. Synopsis : Rong, une jeune Thaïlandaise, est tombée amoureuse de Min, un immigré clandestin birman. Elle paie Orn, une vieille femme, pour prendre soin de Min, pendant qu’elle cherche un endroit où ils pourront vivre leur bonheur. Un après-midi, Min emmène Roong pique-niquer dans la jungle, où ils se sentent libres d’exprimer leur amour. Orn, de son côté, est également allée dans la jungle avec Tommy, l’homme qui travaille avec son mari. Une overdose de bonheur risquerait-elle d’avoir des effets secondaires ? (source : www.allocine.fr) 6. « The Man Without A Past », 2002, avec Markku Peltola, Kati Outinen et Juhani Niemelä, 1h37

Je crois que je vais mettre ça dans un document Word, te l’envoyer, et tu peux ajouter des choses si tu veux, mais j’aime bien le fait que ce soit assez improvisé, en tant que lecteur potentiel je trouve cet entretien très intéressant.

bm

Ok, donc je fais ça et je te l’envoie, tu l’auras demain matin !

bm

C’est bien d’avoir aw On rendra la conversation conscience de l’idéologie. un peu fictive.

aw

bm Oui je crois aussi, mais d’ailleurs ce n’est pas toujours facile à définir…

172

5. Blissfully Yours, 2002,

bm

Comment ?

aw

En la modifiant. • 173


L'objet qui passe

du vase

au panier The Object:

from the Jar to the chest

Alex Cecchetti



vivre dangereusement… jusqu’au bout

vivre dangereusement… jusqu’au bout

“Where was it one first heard of the truth? The the.” Wallace Stevens

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Salut Benoît, Hi Benoit, je réponds à ta demande d’un texte de This text is a response to your request to write trente pages sur mon travail, sur le spec- thirty pages about my work, the spectator and tateur et le cinéma. Une demande qui the cinema; a request which, in truth at first initialement m’a laissé un peu perplexe. left me somewhat perplexed. Why thirty pagEt d’abord es anyway? I pourquoi reflected that trente p athere is no ges ? Il n’y a such thing as pas de hors writing out of contexte, context and, me suis-je further, that dit ensuiit’ll be imposte, ce sera sible to get off impossithe point and ble d’être Benoit knows hors sujet, this because Benoît le he’s surely sait bien read Derrida; car il a cerwell of course tainement he has, for lu Derrida, NR Farbman, June 1950, © Life fuck’s sake! bien s û r, So without merde ! C’est ainsi, sans peur de sor- worrying about getting off the track, since tir de l’ornière, parce que mon che- my track is expression through metaphors, min suit les métaphores, que j’ai écrit I have written up this journey as a sort of ce parcours à l’allure de monologue. monologue. Now that I’m reading it and Maintenant que je le lis et relis, ce re-reading it, this monologue has become a mono­logue est devenu un peu fasti- bit tiresome, like walking in a garden once dieux, comme lorsqu’on se promène trop too often: the first time one is fascinated souvent dans un jardin : on est d’abord and then comes the disillusionment at disenchanté, puis désabusé, en décou­vrant covering outlines, projects and signs of an les traces, les projets, les signes d’un intention to construct a perfect perspective. vouloir concentré dans la construction In a monologue, you need someone to burst d’une perspective parfaite. Aussi, comme in, pull things apart, say what they think, tout monologue, celui-ci a besoin de make you lose the thread, yes, someone who quelqu’un qui intervienne, d’un casse- interrupts. Therefore, I’m inviting you to incouilles qui vienne mettre son grain de terrupt where you like, with whatever images sel et fasse perdre le fil, oui, de quelqu’un you like. I have included several in black and qui l’interrompe. Et je t’invite à l’inter- white; you might prefer one or two in colour. rompre, où tu préfères, avec les images I hope you’ll come to the next “Wednesday”, que tu préfères. J’en ai mis quelques- which will be held on Thursday. unes en noir et blanc, mets celles que tu Alex veux en couleurs. J’espère que tu viendras au prochain mercredi, qui aura lieu un jeudi. Alex

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vivre dangereusement… jusqu’au bout

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Toute Parole est une métaphore morte. Every word is a dead metaphor. So it is etyL’étymologie tente de faire revenir ce mology, then, that tries to bring what is dead mort à la vie, mais quelle est la raison de back to life; but what’s the reason for this cette résurrection ? On a dit que connaître resuscitation? They say knowing the oril’origine d’un mot peut nous aider à gin of a word can help us to understand the comprendre way it is used l ’ u s a g e t o d a y — que nous these words en faisons we use have aujourd’hui, undergone l’écart, les and be e n p assages, subjected to les transfor­ rejection, mations fashion, and qu’ont sutransformabies et trat i o n s. B u t versées ces what do we mots dont make of this nous nous etymologiservons. cal journey? Mais à quoi What does bon, pour the living lanl’homme de guage make la rue, toute of these long cette étyand ponderm o l o g i e  ? ous pauses Le valet montre à son maître les traces d’un cerf. À quoi through which Le livre de Chasse de Gaston Phébus, xive siècle r i m e n t , we look back pour une langue vivante, ces longues at ourselves and remember that perhaps the et lourdes pauses où l’on regarde en word “persona” means neither to be a conarrière et l’on se souvient, par exem- scious and rational human nor an individual ple, que le mot « personne » ne veut at all, but rather the sound emitted from a absolument pas dire « être humain hole? Who gives a fuck about the root word; conscient et rationnel », mais « son who gives a fuck about the ancient Greeks, qui sort d’un trou » ? Qu’il aille se faire the Latins and the Etruscans. The language foutre, l’étymon, et les Grecs anciens of the street is made up of breath, saliva and avec les Latins et les Étrusques. Dans teeth and all the things we buy, exchange, nos rues, la parole est faite de souffle, desire, hate and love. Today we still use the salive, dents, et de toutes ces choses tout same words of the ancients, but they would ce que nous achetons, échangeons, vou- no longer recognise the use we make of them, lons, haïssons et aimons. Nous utilisons neither would they understand our idiom. encore maintenant les mots des Anciens, We are not their descendents. mais ceux-ci ne pourraient pas les recon- True—but to resuscitate corpses is the same naître dans l’usage que nous en faisons, as looking into the future, sensing that même s’ils comprenaient notre langue. something persists irrespective of the age, or Nous ne sommes pas leurs descendants. history. Moreover, instead of seeing a corpse, Cela est vrai. Mais ressusciter des we see something that is traveling towards cadavres, c’est comme regarder le futur, and back into us, establishing itself in a percevoir que quelque chose persiste site that had never been inhabited before. indé­pendamment des époques, de l’his- Discovering what is unusual in a word we toire. Ainsi, au lieu de voir un mort, nous have become too familiar with is like finding voyons quelque chose en train de tra­verser a new metaphor; it is a distancing process et de revenir en nous, là où ce quelque that can be userful for revolution. Let’s go chose n’avait jamais été. Découvrir ce back a bit, put things in order, slow down. qui est inhabituel dans un mot auquel Let’s return to the issue of the “person” benous ne sommes que trop habitués, c’est cause ultimately we were asked to discuss the comme trou­ver une nouvelle métaphore, “spectator” and we perceive the latter, before un moment de distanciation qui peut all else, as an individual. The etymology of

servir à une nouvelle révolution. Reve- “person” derives from “resound” and alnons un instant en arrière, faisons de ludes to the cavity, the hole, the orifice in the l’ordre, ralentissons le pas. Revenons masks of the Greek theatre through which the à la per­sonne, puisqu’au fond on nous a actor’s voice sounded. This opening transdemandé de parler du « spectateur » et que formed the voice, not so much amplifying it ce der nier as probably nous appaturning it raît d’abord into somecomme un thing inhuman, i n d iv i d u . similar to L’ é t y m o what the gods lo g i e de were meant « per­sonne » to sound like. vient de I had prom« ré­sonner », ised to speak qui renvoie about the au trou, à la spectator and percée, à in searching l ’ o r i ­f i c e for the root dans les of the word mas­ques du “persona”, Sportscope Used By Golf Spectators. Photographer: Grey Villet théâtre grec, I find myself par où sorhere writing tait la voix de l’acteur. Ce trou transfor- about the theatre. What better place to meet mait la voix : non pas pour l’amplifier, mais the first subject of this text! But watch out! probablement pour la rendre inhumaine, I’m a hunter and like all hunters I only have pareille à celle que devaient avoir les eyes for my prey. dieux. Je m’étais promis de parler du Originally, in Greek theater, the actor was spectateur, et voilà qu’en cherchant l’éty- a great ‘organ’, the so-called Chorus (le mon du mot « personne » je me retrouve Chœur 1). There were no actors, only this au théâtre. Quel meilleur endroit pour chorus of distorted, amplified and inhuman rencontrer le sujet premier de ce texte ? voices who chanted the feats of the gods. The Mais attention, je suis un chasseur, et chorus was the first spectator. It lived in the comme tous les chasseurs je n’ai d’yeux illusion that it would see the gods perform beque pour ma proie. fore it. It also brought this vision to a second À l’origine, dans le théâtre grec, l’acteur spectator—the public. This did not happen était un vaste organe appelé le Chœur. through a representation, but through a Il n’y avait pas d’autres acteurs, mais true and real transformation involving the seulement ce chœur de voix détournées, chorus as much as the audience. When the amplifiées, inhumaines, qui chantaient actor of Greek theatre saw the gods perform, les hauts faits des dieux. Le chœur était he himself became a bit of a god, a Satyr, le premier spectateur. Il vivait dans l’illu- he identified with the myth. He became the sion de voir de ses yeux les dieux en train spectre of his own vision. For this reason his d’agir, et il rapportait cette vision à un being was transformed, his image and his deuxième spectateur, qui était le public. Et voice modified through the mask. The same cela, non pas à travers une représentation, happened to the audience who identified mais au moyen d’une véritable transfor­ with the chorus of the chanting Satyrs. The mation qui touchait aussi bien le chœur spectators drew so close to the object of their que le public. Lorsque l’acteur du théâtre observation that they became transformed grec voyait les dieux en train d’agir, il by it. This is not about a play of mirrors deve­nait lui-même un dieu, un satyre, lui that send back and forth ad infinitum the aussi entrait dans le mythe. Il endos­sait same image, but it is a system, an apparatus le spectre de sa vision. C’est pourquoi whereby the immaterial and the collective son être se transformait et au travers join the phys1. Translator’s note: du masque il modifiait son image et sa ical and the here, the author plays voix. Il en allait de même pour le public, i n d iv i d u a l ; on the homophony between the French qui se reconnaissait dans le chœur mainly charterms “cœur”, meaning the heart, des satyres en train de chanter. Des acterised by and “chœur”, the Greek Chorus.

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spectateurs s’approchaient si près de l’objet de leur observation, qu’ils en deve­ naient transformés. Il ne s’agit pas là d’un jeu de miroirs qui renvoie à l’infini la même image, mais d’un système, d’un dispositif où l’incorporel et le collectif retrouvent le corporel et l’individuel, dont le territoire principal est une profonde expérience imaginative, sans images extérieures. Donc, le spectateur observe et s’identifie. Qu’observe-t-il ? Tout naturellement, il observe l’autre qui de son soi-même s’engendre. C’est un regard qui donne corps à l’objet qu’il scrute. Le spectateur grec observe un mythe qu’il connaît déjà, mais qui se renouvelle pour lui, chaque fois, à travers le chœur. Dans ce jeu de miroirs opaques et de spectateurs visionnaires, où les voix sont d’autant plus innaturelles que l’est le sujet de leur récit, qu’est-ce que la personne, sinon un trou ? Et qu’est-ce qui passe à travers ce trou, maintenant que les récits des dieux sont terminés ? Tel est le trou qui fit peur à Socrate mais qui, d’après Nietzsche, trouva un répit au cœur du dialogue platonicien. À la fin des récits des dieux, Platon le poète se trouva confronté au problème le plus immédiat : la connaissance directe de la réalité. Très probablement, il estima cette tâche impossible, et c’est sans doute avec cette action que naquit définitivement la philosophie. Dans un coin de salon, cinq bourgeois appli­qués, curieux, impatients, fixent un point vide dans le mur, qui n’est cependant pas un point quelconque. Quelque chose qui serait situé plus ou moins à la bonne hauteur pour y accrocher un tableau ou une vieille photographie, le lieu d’un cliché. Ce qu’ils sont en train de faire nous apparaît justement par l’entremise de ce lieu qu’ils observent : tellement penchés en avant qu’ils en perdent presque l’équilibre, ils attendent la naissance de l’objet, prêts à l’émerveillement, et finiront par se cogner contre le mur 1. Comme dans l’anecdote célèbre où un sage pris par la contemplation des étoiles ne remarque pas le puits, tombe et s’y enfonce tandis que sa servante, qui au contraire regarde le sol tous les jours et connaît par cœur l’emplacement de chaque puits, éclate de rire. Tomber parce qu’on a vu quelque chose que les autres ne voient pas, parce qu’on reste fidèle à 1. Voir image page de droite. 182

a profound imaginative experience, without outside images. So, the spectator becomes mesmerised by what he sees. But what does he see? Naturally, he observes the other who, from his self, engenders himself. It is a gaze that gives shape to the objects it observes. The Greek spectator observes a myth he is already familiar with, but each time it is renewed through the chorus. In this play of opaque mirrors and visionary spectators, where the voices are as unnatural as the characters they represent, what is the person if not a hole? And what passes through this hole now the gods’ stories have already been told? This is the cavity that frightened Socrates, but which, according to Nietzsche, found its place in Platonic dialogue. Plato, the poet, aware that the gods’ stories had come to an end, found himself faced with a more urgent problem: first hand knowledge of reality. He most likely thought the task impossible and probably with this decision, philosophy came into being definitively. In a corner of a living room, five diligent, curious and impatient members of the bourgeoisie are staring at an empty spot on the wall, but it is not just any old spot. It is more or less at the height of where you would hang a picture or an old photograph, the place for a cliché. What they are doing is quite clear— they are observing this spot; so intent are they on waiting for an object to materialise, so ready are they to admire what they see, they are leaning forward too far almost losing their balance risking falling flat of their faces against the wall 2. Like the famous story where a wise man contemplating the stars, is so taken by them that he fails to see the well in front of him, trips and drowns. His servant has a good laugh since it is he who looks after the terrain every day and knows where the wells are by heart. To fall because you have seen something that others haven’t seen, in order to draw stars or to remain faithful to something still invisible, is to be prey to a vision, to an illusion. Let us resuscitate another metaphor: the etymology of the word “martyr”, a word that moves from Greek to Latin and has to do with the idea of seeing something that others cannot see or have not seen. Originally the Greek term meant “a witness”; later it frequently came to refer to the apostles of Christ, those who had seen the truth, the Verb that became flesh. The martyr, therefore, is a person faithful to a vision and only later does the word become associated with suffering. 2. See the image on the right page.

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quelque chose encore invisible ou parce These five bourgeois subjects seem, however, qu’on dessine les étoiles, c’est être la proie to bear witness to a vision that is missing, d’une vision, d’une illusion. Ressuscitons since the object in the room does not appear donc une autre métaphore : l’étymologie or is still to appear. Its place, the place where du mot « martyr », un mot qui oscille entre it is to make its appearance is, on the other le latin et hand, predele grec et termined. qui exprime The object l’idée de is expected voir quelque on the spot ch o s e que where it is l e s autres meant to n e voient appear : on pas ou bien the wall. We n’ o n t p as could suggest vu. Son sens then that premier, en the subjects g re c, était stand for the « témoin », ideal spectap u i s il a tor of this art désigné les image, interapôtres du preting and Christ, ceux object made qui avaient expressly for vu la vérité, him. Perhaps le verbe qui we can finals’est fait ly solve one c h a i r. L e of the many La naissance de l’objet / The birth of an object, Paul Nougé, 1930 martyr est enigmas in donc un this room. fidèle de la vision, et ce n’est que plus tard “La naissance de l’objet” by Paul Nougé qu’il sera associé à la souffrance. is first of all a reproduction device, a camToutefois ces cinq bourgeois semblent les era in reverse that does not capture reality témoins fidèles d’une vision qui manque, through light but creates it in a dark room puisque dans la pièce l’objet n’apparaît full of signs: a wall-papered living room with pas, n’est pas encore là. Mais son lieu, a fire-place and a sinuously rich and heavy l’endroit de sa naissance, est prédéfini. curtain over the window. The centre, the L’objet est attendu là où il devrait sur- lens of this room, is in the corner where the venir : dans le mur. Les cinq pourraient five (evidently a collective) are staring at a donc configurer le spectateur idéal de spot on the wall. Here, it is not a question of cette image d’art, qui interprète un objet a multitude as in Greek theatre, but a much fait expressément pour lui. Peut-être more limited number, a specific social group. pouvons-nous enfin résoudre une des They are not waiting, however; let us not nombreuses énigmes de cette pièce. make this error. They are interpreting an obLa Naissance de l’objet de Paul Nougé est ject that, like water, takes on the form of its en premier lieu un dispositif de reproduc- receptacle. They are a jar. The place of this tion, un appareil photographique inversé, object, still to materialise, is nailed to the qui ne capture pas la réalité à travers wall by a specific and informed look, capable la lumière, mais la façonne dans une of delineating the surroundings of its own chambre obscure faite de signes : un salon action. The spectacle, we know is above all a avec son bon papier peint, sa brave che- system; it is to look through an instrument, minée et une lourde tenture ondoyante a means; it is a place with specific preconà la fenêtre. Le centre, le foyer de cette ditions. The spectators in “Nougé’s room” chambre, c’est le coin où les cinq (cinq have the same look as a hunter or a fisherqui tiennent lieu de collectivité, bien sûr) man; they are in other words, subjects with fixent le point sur le mur. Il ne s’agit pas ici specific knowledge in specific territory. d’une multitude, comme dans le théâtre This surreal image unexpectedly links up grec, mais d’un nombre bien plus limité, rhetoric, evidence and logic in an exemplary 183


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une donnée sociale bien précise. Mais way. In this sense, “Nougé’s room” is like a détrompons-nous, ils ne sont pas en train mirror. Artists have seen in this image an d’attendre, ils sont en train d’interpréter unexpected reflection on the conditions of un objet qui, à l’instar de l’eau, prend la their work. How do we transform, then, the forme de son récipient. Ils sont une carafe. confident pose of these five characters into fruitless exLe lieu de pectation? cet objet en Here is the train de naîquestion and tre est cloué t h e p rovoau mur par cation that u n re ga r d Nougé seems spécialisé, to have raised informé, cain a debate pable de déthat had limiter les been going on contours de for some time. son action. The spectaLe spectator (the three cle, nous le bourgeois savons bien, subjects) est un sysand their tème avant drawingtoute chose, r o o m h ave c’est regarLuciano Fabro, In cubo [In Cube], 1966 certainly ­der à travers un instrument, un moyen, un lieu avec gont through a lot and had all manner of des prédicats spéci­fiques. Les spectateurs adventures since then: there’s been comedy, dans la « chambre de Nougé » ont le même there’s been drama, and sometimes things regard que le chasseur ou le pêcheur, ils have taken a farcical turn, full of coups de sont les sujets d’un savoir spécifique dans théâtres. Now in this case, the object is nailed to the un territoire spécifique. Cette image surréelle réunit de façon wall, but a thick and intricate weave proinattendue et exemplaire la rhéto­rique, duced with a single thread takes up almost l’évidence et la logique. En ce sens, « la the whole of the space available; satisfaction chambre de Nougé » a agi comme un is thwarted by an operation that highlights miroir. Les artistes ont vu dans cette the context and prevents the spectators from image un reflet soudain des conditions de entering the room and getting closer to the leur travail. Comment transformer, alors, object 3. Now we are at the theatre, waiting la pose assurée de ces cinq personnages patiently for the curtain to rise and the tragen une attente infructueuse ? Telle est la edy to begin, but there is no curtain and the question que Nougé semble soulever au actors are sitting next to us and shouting sein d’un débat déjà ancien. Par la suite, abuse at the director standing in the centre au spectateur (les cinq bourgeois) et leur of the stage 4. salon, il leur en est arrivé des belles : des The examination of the context as an eleaventures parfois comiques, parfois dra- ment that produces the thing and as a thing matiques, et parfois une farce pleine de in itself generates continual reactions to the coups de scène. point of making the spectator the subject of À présent l’objet est cloué au mur, mais un the work, the object of art. It was not uninréseau serré et entrelacé fait d’un seul fil tentional when Brian O’Doherty, in a series occupe presque tout l’espace dispo­nible, la of articles for the magazine Art Forum which jouissance de l’œuvre est entravée par une came out in the 70s, referred to this passage opération qui met en valeur le contexte in modern art like that epochal transformaet empêche les spectateurs d’entrer tion which assailed Greek theatre when a dans la chambre et d’approcher l’objet 2. third actor was invented and introduced Là nous sommes au théâtre, et nous and the orig3. Sixteen Miles of String, attendons sagement que le rideau se lève inal chorus, Marcel Duchamp, 1942, New York. et que la the producer 2. Sixteen Miles of String, 4. Sei personaggi in cerca d’autore, t r a g é d i e o f v i s i o n s, Marcel Duchamp, 1942, NY Luigi Pirandello, 1920

commence, mais il n’y a pas de rideau et was reduced to a simple musical accompaniles acteurs sont assis à côté de nous et ils ment. accablent d’insultes le metteur en scène The system of the spectacle has been assailed sous les feux de la rampe 3. by a division: by the constitution of an ulteL’enquête sur le contexte comme élé- rior level of consciousness. It is a complexity ment de forin which new mation de proposals ofla chose et fering new comme cho­ possibilities se en soi se are realised, déploie en but only in réactions rare cases constantes such as those jusqu’à faire already cited du spectaabove (Piranteur le sudello and jet de l’œuDuchamp). vre, l’ob­jet Furtherde l’art. Ce more, the n’ e s t p as story that h a ­s a r d moves from que Brian the bourgeois O’Doher ty, drawing room dans une to the modern s ér i e d’ a rart gallery, ticles pour as Doherty la revue Art suggests, has Robert Morris, Untitled (Scatter Piece), 1968-1969, Forum pudone nothing courtesy image Leo Castelli bliés à la fin but continue des années 1970, compare le passage sur- to support (without giving away anything), venu dans l’art moderne à la transforma- that indefinable something concealed in the tion historique qui bouleversa le décor du ambiguous relationship between society and théâtre grec, avec l’invention et l’intro­ object, between spectator and representaduction du troisième acteur, et que le tion, between spectacle and death, between chœur qui à l’origine était le producteur value and object and between the timelessde la vision fut rétrogradé à un simple ac- ness of myth and the beginnings of ritual. compagnement musical. A modern art gallery is like a “Nougé room”— Le système du spectacle est ainsi traversé someone has passed through stripping off par un clivage, la constitution d’un ulté- the wall-paper, ripping out the fireplace, rieur niveau de conscience, une complexité bricking up the windows and painting over qui seulement dans certains cas déjà the lot with a thick coat of white paint. In a cités (Pirandello et Duchamp) concrétise certain way it looks like a mask. de nouvelles propositions ouvrant à de When an object appears out of date in the limnouvelles possibilités. Mais l’histoire qui bo of a space that seems to have no context, va du salon bourgeois à la galerie d’art when this resembles something crystallized, moderne, comme le suggère O’Doherty, finite and therefore dead, it then acquires n’a fait que signaler sans le dévoiler com- value. As such it has the characteristics of plètement ce qui est dissimulé dans le a good investment—long lasting, immutable rapport ambigu entre la société et l’objet, unique like marble. Its value increases with entre le spectateur et la représentation, passing time and with the accumulation of entre le spectacle et la mort, entre la deaths. In this context the object is still like valeur et l’objet, entre l’éternité du water, taking on the shape of its container mythe et l’avènement du rite. and becoming sacred. This transformation Une galerie d’art moderne est comme une occurs moreover to every object in this con« chambre de Naugé », mais quelqu’un est text. No example could be better than the fire passé par là qui a enlevé le papier peint et extinguisher hanging in a pristine corner of la cheminée, every modern museum. We look at it as if it 3. Six personnages en quête d’auteur, muré les fe- had acquired a completely unnatural aura, Pirandello, 1920

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nêtres, et recouvert tout d’une épaisse cou- as if it were illuminated by an aesthetic efche de peinture blanche. À certains égards, fects. Once again it is Doherty who writes la pièce ressemble alors à un masque. that in these places you have the sensation C’est lorsqu’un objet se montre comme that you have to be dead already to gain adhors du temps, dans les limbes d’un espa- mittance 5. ce qui semble ne pas avoir The paradigm—the example de contexte, c’est lorsqu’il that “Nougé’s room” offers approche de quelque chose us, even under the mask of de cristallisé, fini, mort, the “white cube”—has not qu’il acquiert une valeur, yet been taken up, resolved, qu’il nous est présenté challenged, thrown out, paré de toutes les once and for all. The procaractéris­tiques d’un bon posal remains and we can investissement. Durable, perhaps perceive in Nougé’s intangible, unique, comme image that revolutionary le marbre. Sa valeur augthrust or propulsion that mente avec le passage du Walter Benjamin recognised temps et la sédimentain every experience of the imtion des morts. En ce lieu, agination: from reminiscing l’objet est encore comme about emotional associations l’eau, il assume la forme of dreams to remembering an The Diver (Hermann Melville de son récipient, et deabsurd experience; to sur+ H.P. Lovecraft), photomontage, vient sacré. Cette transreal procedures inviting us Alex Cecchetti, 2006 formation investit tout to look at an object as if it objet qui s’y trouve. Nul were unfamiliar in novel surmeilleur exemple que l’extincteur accro- roundings when in fact it is something with ché dans un coin immaculé de n’importe which we are very familiar. quel musée d’art moderne. On le regarde How are we to proceed from here? How do we comme s’il était nimbé d’une aura abso- take this room apart as if it were a cardboard lument non-naturelle. Comme s’il était box? And again, how do we transform the éclairé par un effet esthétique. Selon confident pose of these five spectators into O’Doherty ces lieux donnent l’impres- vain expectation? This is possible to do only sion que, pour y pénétrer, il faut être déjà if we move all the signs, hurl them up into the morts 4. air, toss them as if they were skittles, dice or Même sous le masque du « white cube », pebbles or let them move like bolting horses le paradigme, l’exemple que nous offre la or water flowing over the rim of a jar. « chambre de Nougé » n’a pas encore été Imagination and madness have shaped our définitivement suivi, résolu, affronté, ren- world. What else? Perceive an object before versé. Sa force de proposition demeure, et it can even exist, touch it when it is still only nous pouvons peut-être percevoir dans something imagined, share this hallucinacette image de Nougé la poussée ou pul- tion with other men and women and agree to sion révolutionnaire que Walter Benjamin forge, sculpt, screw and hammer these objects reconnaissait dans chaque expé­rience together right down to the last piece. Right imaginaire, to the end, up there into the emptiness, into 4. WJ Thomas Mitchell, dans Picture dans la rémi- the emptiest 5. WJ Thomas Mitchell in Picture theory : essays on verbal and visual niscence des vo i d . Is n ’t Theory: essays on verbal and visual représentation, écrit à propos de associations t h i s p u r e representation writes about the Firestorm & Holocaust Paintings, émotives du madness? A Firestorm and Holocaust Paintings que Robert Morris créa dans rêve, dans le bunch of crathat Robert Morris produced during les années 1980 : « Robert Morris souvenir de zies built the the 80s: Robert Morris makes them look makes them look as if they meant l’expérience Eiffel Tower, as if they were meant to survive to survive a nuclear holocaust, de l’absur- w h o else a nuclear holocaust, but he and but he and we are well aware that de, dans les could have? we are well aware that survivors survivors of such scènes wold have p r o c é d é s Now who is of such scenes would have little little interest in his or anybody justement this ideal interest in his or anybody’s art. else’s art. This is art for a possible s u r r é e l s s p e c t a t o r, This is art for a possible future in futur in which art would not exist, qui permet- this someone which art would not exist, monuments monuments to a time beyond tent de voir who is meant to a time beyond monuments. monuments. »

comme un objet étranger et nouveau un to stare at something like this tower? This lieu qui nous a toujours été familier. spectator is a nutcase. He, too, is an idea, Comment procéder alors ? Comment an assembly of diverse pieces, stuck together déployer cette chambre obscure comme with glue or spit. He, too, is a novelty. 6 si c’était une boîte en carton ? Et encore : Reality, the poet, Wallace Stevens tells us, comment is a product transforof the immer la pose agination. assurée de Yes, but the cinq specmechanism tateurs en imagination une attente is founded infructueuon is also se ? Ce n’est madness: possible seeing, feelqu’en déplaing, touching çant tout un something ensemble de that does not s i g n e s, en exist yet. This l es rela nconstant imçant comme agining and l’on fait inventing a avec les dés world makes ou les ossereality an lets, comme activity not lo r s q u ’ o n an object. We échange les have been chevaux, told that we c o m m e no longer live lo r s q u ’ o n in a perenv e r s e nial state of de l’eau tension behor s d’une tween what carafe. the world L’imaginaimposes on tion et le our existence délire ont and the order façonné or the idea notre monof order our d e. Quoi imagination Seated man in Marcel Breuer armchair, TI 1a. d ’ a u ­t r e   ? imposes on Gelatin silver print 9,8 x 6,9 cm. Photographer unknown Vo i r un the world. We objet avant même qu’il puisse exister, le are or rather we should now be exclusively toucher alors qu’il n’est qu’une image, involved in the total organisation of these p artager cette hallucina­t ion avec imaginary signs with which we have transd’autres hommes et femmes, être d’ac- formed the world. We have been told that we cord et ensuite forger, sculpter, vis- are living in the unperturbed period of the ser et clouer cet objet, tout ensemble spectacle or an even purer period of technoljusqu’au dernier petit morceau. Jusqu’au ogy. The anecdote that follows, borrowed bout, là-haut, dans le vide le plus vide. from Wallace Stevens therefore should no N’est-ce pas de la folie ? Un ramas­ longer be of any concern. sis de fous a construit la tour Eiffel, Anecdote: Place a jar on the top of a high hill, qui d’autre aurait osé ? Et maintenant or in any other place around, it will give orqui est ce spectateur idéal, ce quelqu’un der to the surrounding countryside. I placed qui devrait regarder cette chose qui se- a jar in Tennessee, / And round it was, rait une tour ? Ce spectateur est un fou. upon a hill. Not only will it give an order of Lui aussi est une idée, un assemblage de perspective as in a garden but it will also set pièces déta­chées, qui tiennent avec de conditions to 6. See image on the left page.

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la colle ou de la salive. Lui aussi est une nouveauté 5. La réalité, nous dit un poète tel que Wallace Stevens, est le produit de l’imagi­ nation. Oui, mais le mécanisme sur la base duquel se constitue l’imagination est le même que celui du délire : voir, sentir, toucher quelque chose qui n’est pas encore là. Cette pensée et cette imagination constante du monde font de la réalité non plus un objet mais une activité. On nous a dit que nous ne vivons plus dans un état de tension permanente entre ce que le monde impose à nos existences et l’ordre, ou l’idée d’ordre, que notre imagination impose au monde. Au contraire, nous sommes ou nous devrions être dans la seule et totale organisation de ces signes imaginaires par lesquels nous avons transformé le monde. On nous a dit que nous sommes dans le temps imperturbé du spectacle ou dans le temps encore plus immaculé de la technique. L’anecdote qui suit, que j’emprunte à Wallace Stevens, ne poserait donc plus de problème. Anecdote : Placer une jarre en haut d’une colline, ou n’importe où à la campagne, elle installera un ordre dans tout le paysage : I placed a jar in Tennessee, / And round it was, upon a hill. Non seulement un ordre prospectif, comme un jardin, mais aussi la condition à laquelle doit se plier l’indomptable puissance de développement de la nature : The wilderness rose up to it, / And sprawled around; no longer wild 6. On nous a fait remarquer de tous côtés que toutes les jarres ont été placées sur toutes les collines. Personnellement, j’ai quelques doutes, non pas tant sur les jarres et les collines, mais sur la question en soi, en tant que « nouveau » facteur décisif dans 5. Voir image p. 186. nos exis­ten­ 6. « Anecdote of the Jar » de Wallace ces. S’il y a Stevens : Dans le Tennessee, j’ai mis eu quelque une jarre ; / Comme elle était ronde substitusur sa colline. / Elle faisait du désert tion de la débraillé /
Un cercle refermé n at u r e d u sur la colline. / Le désert s’est élevé m o n d e, c e­ jusqu’à elle,
/ En déploiement sans plus fut à l’oririen de sauvage /
La jarre était ronde, gine. Pour posée au sol, /
Grande W a l ­l a c e et de belle allure dans les airs. / Stevens une Elle établit son empire sur tout. /
 jarre a suffi, La jarre était grise et sans ornements. mais la ques/
D’elle ne naissait oiseau tion pouvait ni bosquet,
Comme rien d’autre être résolue dans le Tennessee. bien plus Trad. Gilles Mourier 188

which the wild strength of nature’s growth must conform: The wilderness rose up to it, And sprawled around; no longer wild 7. Somehow it has been drawn to our attention that in several places all the jars have already been put on all the hills. Personally, I harbour some doubts, not so much about the jars and the hills, but about the question itself—the “new” decisive factor of our existence. If some substitute for nature in the world occurred, it happened immediately. For Wallace Stevens all it took was a jar, but the question could have been resolved with much less. Too late for technology, the world had already been an object (in the sense of an idea) much earlier. An entire constellation of signs had already saturated the world during the time of the Greek theatre and even before the lucid existential pessimism of Gilgamesh’s saga and even before that in some dream fragments. None of this is an obstacle to novelty. Although it may be true that language and signs speak in place of the speaker, of the person as hole, every hole can nontheless access its own vision, it is a kind of transcendental passage from a world as idea to narrative. A life-story cannot be contained within any kind of catatonic reductionism. When we look at words they seem to be speaking for all of us, rigid, written in black and white in every dictionary; instead we do not remember that there was a time in which they were new things, original things. Their power was and still is in their capacity to become types and become new again. Now the anecdote of the Jar appears as something that is there, in the locus of something else. The relationship between the jar and the hill on an imaginary level suddenly becomes exemplary, as if through it we understand a second and more important message or concept. This brings us to another question that profoundly links reality and the imagination to the spectator. Reality is also and principally something that is shared between us. 7. From Anecdote of the Jar by Wallace B a s i c a l l y, Stevens: I placed a jar in Tennessee, the paradigm / And around it was, upon a hill. / says: if we It made the slovenly wilderness / can find an Surround that hill. / The wilderness example that rose up to it, /And sprawled around; better facilino longer wild. / The jar was round tates others’ upon the ground /And tall and of understanda port in air. / It took dominion ing of the everywhere. / The jar was gray and concept we bare. / It did not give of bird or bush, are trying to / Like nothing else in Tennessee.

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facilement. Trop tard pour la tech- explain, it is because we share similar expenique, le monde avait déjà été un riences, similar images. The paradigm serves objet (au sens d’une idée) bien as an example to express a concept through avant. Une entière constellation de something that is near, close by. There are signes avait déjà saturé le monte à l’épo- rules to explain an example, but what is more que du théâsurprising t re g re c, (something et encore Agamben avant dans drew our le pessimisattention me lucide to) is that de la saga de an example Gilgamesh, can explain e t e ncore even a sysavant, dans t e m wh e r e quelques the rules do fragments not exist at de rêve. Tout all or where cela n’emthey are still p ê ch e p as not known. l’avè­nement An example du nouveau. can, in fact, be Car s’il est a guide to exvrai que le ploring totally Charles Simonds, langage et unknown sysConstructions de ruine de « demeure » au creux d’un mur, 1974 le signe partems. That is lent à la place du locuteur, de la personne why you will see many examples in this text, au sens de trou, chaque trou a cependant since some of the places we are visiting are accès à sa propre vision, il est une sorte still unknown, both to you and I. In this exde passage transcendental d’un monde ploration of the spectator and the spectacle, qui est idée à un récit. Une biographie “Nougé’s room” can therefore be a guide. An qui ne peut être contenue dans aucun example, however, can never substitute the réduction­nisme catatonique. Lorsqu’on rule or the concept—it is important to keep regarde les paroles, elles semblent parler this in mind. We are not really dealing with pour nous tous, rigides, écrites noir sur a metaphor as such, but with a particular blanc dans chaque dictionnaire : or, nous kind of figure that bears no direct relationavons oublié qu’il fut un temps où elles ship to the concept—it is something that, on étaient des choses nouvelles, originales. the contrary, is exactly what it seems. Leur puissance résidait et se trouve tou- The eye of the spectator is a specialised eye. jours dans leur aptitude à devenir des Since Greek theatre, as we have seen, the chotypes, et à redevenir du nouveau. rus told the same story that everyone in the L’anecdote de la Jarre se présente à nous audience already knew. Every change served comme quelque chose qui est là à la place above all to enforce this experience of knowld’autre chose. Le rapport entre la jarre edge and vision. It was a bit like hunting a et la colline, au niveau de l’imaginaire, hare and finding yourself face to face with a devient soudain exemplaire, comme si bear. To be a hunter you have to know how to par son biais on comprenait un deuxième be the prey as well, to identify with the fleemessage, ou concept, plus important. Ce ing object. Guy de Maupassant, for example, qui nous ramène à une autre question, is the perfect spectator of the Eiffel Tower. qui lie profondément la réalité et l’imagi- He did not love the place but he dined there nation avec le spectateur. La réalité, c’est every day, sitting there inside the restaurant aussi et tout d’abord quelque chose que on the first floor. When he was asked why, nous partageons. Au fond le para­digme he replied that it was the only place in the dit : si nous pouvons faire un exemple whole of Paris where he was finally unable que d’autres comprennent mieux que le to see the tower. This anecdote undoubtedly concept que nous essayons d’expliquer, mixes up fiction with reality but it clearly ilc’est parce que nous partageons certai- lustrates the dizzy heights and the distance nes expériences, certaines images. Le from which Maupassant observed his city for 189


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paradigme en lieu et place d’un exemple ; dire un concept à travers quelque chose qui se tient tout à côté, qui le jouxte. Nous avons des règles, pour les expliquer nous produisons un exemple. Mais le plus surprenant, nous fait remarquer Agamben, c’est qu’un exemple peut expliquer même des systèmes où il n’y a pas de règles du tout, ou bien où elles ne sont pas encore connues. Un exemple peut même guider l’exploration de systèmes complètement inconnus. Voilà pourquoi dans ce texte vous verrez plusieurs exemples : car certains des lieux que nous allons visiter nous sont inconnus, à vous comme à moi. Dans cette exploration sur le spectateur et le spectacle, « la chambre de Nougé » peut donc nous servir de guide. Mais il faut garder présent à l’esprit qu’un exemple ne se substitue jamais à la règle ou au concept. Il s’agit non pas d’une méta­phore à proprement parler, mais d’une espèce particulière de figure qui n’est pas en rapport étroit avec le concept : quelque chose au contraire qui est exactement ce qu’elle paraît. Le regard du spectateur est un regard spécialisé. Dès le théâtre grec, nous l’avons vu, le chœur racontait l’histoire que le public connaissait déjà. Chaque changement servait encore plus ce parcours de connaissance et de vision. Comment chasser un lièvre et se trouver face à un ours. Pour être des chasseurs il faut aussi savoir être la proie, s’identifier encore dans l’objet qui s’enfuit. Guy de Maupassant, par exemple, est le spectateur parfait de la tour Eiffel. Il ne l’aimait pas, mais il y déjeunait tous les jours, installé dans le restaurant au premier étage. Lorsqu’on lui demanda pourquoi, il répondit que c’était le seul endroit de tout Paris d’où, enfin, il ne la voyait pas. Cette anecdote confond réalité et fiction, certes, mais elle nous présente d’emblée la hauteur vertigineuse et la distance depuis lesquelles Maupassant regardait pour la première fois sa ville. Presque la même hauteur et la même solitude depuis lesquelles il obser­vait les hommes dans ses nouvelles 7. La tour elle-­même, dérobée à la vue, invisible mais habitée, devient pour le spectateur Maupassant aussi oppressante et définitive que le spectre dans Le Horla. 7. Maupassant devait mourir Pour nous, quatre ans après l’ouverture mainteau public de la Tour, en solitude, nant, ce comme il l’avait souhaité. 190

the first time. Almost the same height and solitude from which he observed men in his short stories 8. The tower itself, out of sight, invisible but inhabited; for Maupassant, the spectator, it was threatening and definitive like the spectre in Le Horla. Now for us this phallic symbol of technology (named almost with surreal irony, “The great iron lady”) has become in time anything but new, odd or out of proportion. The tower is, instead, recognised today throughout the world as the symbol of Paris. Before its construction, few were able to imagine what it would look like in a city; today it would be difficult to imagine the contrary. This brings us to another question connected to the spectator—his extinction. Our society, or if you prefer the human species, will come to an end in the very near future or perhaps in 40 thousand years. What does it matter? Clearly we are not leaving anything to posterity since there will be no descendents. Those who come after us, if they come at all will rise above and beyond this era that is petrified by the idea of the end. Since the 1970s it has been clear that we are the humans to have elected the end as their dwelling: the end of metaphysics, the end of history, the end of the great myths, the end of territories, the end of modernity, the end of post-modernity. This “end” constantly affects us in our long, interminable present. We inhabit the dawn or the dusk, the apocalypse without end, and liminal zones, just like zombies. Calling those who come after us our descendents is like saying that crocodiles are still dinosaurs. Now the question of descendents, that is, those who come after us, is a fairly central issue. For example, in the context of art, we often believe that we are throwing signs ahead for for those who follow, for those who will be able to gather their meaning or even the mere suggestions they might take: the suggestions we throw ahead or that we scatter, rather, here and there. But without any descendents these signs or these suggestions will never be gathered as we imagine. Who will want to pick up a block of polystyrene thinking it is a sculpture? Perhaps they will find a huge, hard lump of cement in a white bag; they will take the cement and may be they will make an altar of it or something like a house 8. Maupassant died or use it to four years later—after the opening crush and of the tower to the public— destroy and in solitude just as he himself they will use had wished.

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symbole phallique de la technologie the bag to keep bread in; with Duchamp’s (appelé la dame de fer avec une ironie pres- wheel they will make a bicycle and this will que surréaliste) est devenue totalement happen if it happens at all, not because of autre qu’un objet nouveau, étranger, intelligence but because of diverse sensitivdémesuré. Bien au contraire, la Tour ity and imagination. Of course they will rest est recontheir arses on nue dans le chairs, this monde enis for sure. tier comme But attenle symbole tion! What même de if posterity P a ­­r i s . À does not have l’époque de posteriors to sa construcsit on! tion, peu Hickori Hills nombreux Investments é t a i e n t recently ceux qui aracquired a rivaient à large piece l’imaginer of land near dans la vilKing City le ; on aurait in Canada. du mal, After the aujourd’hui, new owners à imaginer had paced le contraire. the property Ce qui nous one Autumn c o n d uit à afternoon, u n e autre they stumquestion bled on what liée au specthey thought tateur, celle was a piece de son exof junk, a tinction. long sheet of N o t r e s o - Robert Lebel et Marcel Duchamp dans l’atelier de Duchamp, Neuilly, 1965. rusty metal ciété, ou si lying on a Sur la table : Marcel Duchamp, Hérisson, 1914 l’on préfère hill. They l’espèce humaine, finira peut-être bien- were about to get rid of it without giving it tôt, peut-être dans quarante mille ans much of thought when someone reminded – qu’importe ? Il est clair que nous n’al- them that the metal sheet had been put there lons rien laisser à nos successeurs, parce by a certain Richard Serra in 1970. Richard qu’il n’y en aura pas. Ceux qui viendront who 9? après nous, s’ils viennent, seront au-delà On closer con9. For something to become de ce temps sclérosé de la fin. Nous savons s i d e r a t i o n , a ruin it must escape the multiple depuis les années 70 que nous sommes the past is like man-made transformations; it must be les humains qui avons décidé d’habiter the future: forgotten. A ruin is a sign, la fin : la fin de la métaphysique, la fin u n k n o w n . something that is perceived de l’his­toire, la fin des grands mythes, la This is why as evidence, a footprint, fin des territoires, la fin de la modernité, we need to be a “quasi-mystery” capable la fin de la post-modernité : cette « fin » responsible. of holding stories. nous touche à chaque instant dans notre W h a t w i l l In the sixth century long, inter­minable présent. Nous habi- hold us and most of Rome was overgrown; tons l’aube ou le crépuscule, l’apocalypse o u r n o n lost in woodland, the buildings were sans fin, une zone liminaire, comme les descendents homes for foxes and bears. zombies. together is What there was of the ancient empire Appeler « nos descendants » ceux qui t h e s t o r y remained in the hands of men viendront après nous revient à dire que they will in- who chipped away at it, transforming les crocodiles sont encore des dinosaures. vent around it into a home or a church. 191


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Cependant la question des descendants, c’est-à-dire de ceux qui viendront après nous, est assez centrale. Par exemple, dans le contexte de l’art, nous pensons souvent lancer des signes devant nous, pour ceux qui viendront après, pour ceux qui pourront en recueillir le sens ou même les simples suggestions : les suggestions de nos signes lancés devant nous, ou plutôt lancés de-ci de-là. Mais comme il n’y a pas de descendants, ces signes, ou ces suggestions, ne seront jamais recueillis comme nous le souhaitons. Qui voudra ramasser un bloc de polystyrène et penser que c’est une sculpture ? On trouvera un morceau de béton durci dans une enveloppe blanche. On prendra le béton et on en fera un autel ou quelque chose comme une maison ou bien on l’utilisera pour écraser et détruire, et dans l’enveloppe, on mettra le pain pour le garder au frais. Les roues de Duchamp serviront à faire des vélos. S’il en va ainsi, ce ne sera pas par défaut d’intelligence, mais à cause d’une différence de sensibilité et d’imagination. C’est certain qu’ils poseront leurs derrières sur des chaises, oui. Mais attention, encore faut-il que nos descendants aient un postérieur. La Hickori Hills Investments a récemment acquis une grande portion de terrain près de King City, au Canada. Lorsque les nouveaux propriétaires ont fait le tour du domaine, par une après-midi d’automne, ils se sont heurtés à ce qu’ils regardaient comme un débris, une longue plaque de fer rouillé posée sans le moindre souci appa­rent à flanc de colline. Ils allaient s’en débarrasser sans trop y penser, lorsque quelqu’un leur a rappelé que la plaque avait été placée là par un certain Richard S e r r a 8. Pour devenir une ruine, en 1970. quelque chose doit échapper Richard aux multiples transformations qui 8 ? apportées par l’homme, et doit À y regarpasser par l’oubli. Une ruine est der de près, un signe, quelque chose qui est le passé est perçu comme une trace, une comme le fuempreinte, un « presque-mystère » tur : inconen mesure d’accueillir des histoires. nu. C’est Au vie siècle, une grande partie de pourquoi il la Rome antique était perdue dans sollicite noles broussailles, les architectures tre responétaient les tanières des renards sabilité. et des ours, et ce qui restait de Ce qui nous l’empire ancien était arraché par réunira, les mains des hommes, transformé nous et nos en maison ou en église. 192

what we leave behind. They will mainly need to learn how to arrange our signs the way you arrange a theatre set. Now in order to do this, space is necessary, a place for speaking where a community can join together in the imaginary experience of a story. The type of theatre will be determined by our understanding of the past. Now, would you say that the Louvre would be a good theatre? Or what about the British Museum? But these places, the theatre and its stage, fail to give even the sightest idea as to the meaning given to these signs in their time. We are spectators left alone in front of a chronology; we err between encyclopaedic dispositions and great works of art. The story we are told in a magnificent museum like the Louvre is the story about the Louvre itself. In order to behold the spectacle of the past, to attempt to grasp these fragments, we need, once again, to be able to read the traces and to organise them into a narrative. But here, once more, and perhaps fortuitously, we are faced with mere documents. A historical object is also an example, an example of the past, given to our gaze, and the perception and the perception we have is always a configuration configuration halfway between the object’s past and its present. Greek spectators saw coloured sculptures sharing their own day to day life; they spoke about their own world, the world of the gods, the ideals of their own culture. We, on the other hand walk through corridors of pale statues inviting us to believe that the classical mind was pure and white. The sculptures we observe are not even genuine pieces from the Greek past; they have been taken from other cultures over time and in some instances, are examples of pure folly. 10 On the heads of Greek gods now sit heads of Roman emperors. From marble folds that were once part of Socrates’ body now stretches an arm belonging to Zeus holding a fistful of lightning. Between the legs of fawns sit testicles which are not theirs. Passing by we simply do not realise because for us, marble and stone have become like footnotes at the bottom of a page, something that gives the impression of authority and truth. Along these corri10. A part of the Louvre’s collection dors we are of antique sculpture comes from the spectators of Duke of Mazzarin’s collection which a story we behe himself had inherited together lieve finished, with his name by marrying Cardinal of a past we Mazzarin’s niece. The nude sculptures perceive pale were all damaged and mutilated like death, by the same duke during an excessive slipp i n g burst of madness in 1670.

Le cinéma

comme une langue

étrangère, · Dominique Gonzalez-

Foerster


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Riyo, 1999 Anna Sanders Films

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Central, 2001 Anna Sanders Films

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Plages, 2001 Anna Sanders Films / Le Fresnoy

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Taipei / Parc Central, 2006 Anna Sanders Films / MK2

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Hong Kong / Parc Central, 2006 Anna Sanders Films / MK2

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Brasilia / Parc Central, 2006 Anna Sanders Films / MK2

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Marquise, 2007 Camera Lucida Production / DGF

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Gloria, 2008 Camera Lucida Production / DGF

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non-descendants, c’est justement le away between our legs or through our finrécit qu’ils construiront sur nos tra- gers, make your choice. ces. Il faudra surtout qu’ils apprennent In this place without dimensions, there is à aménager nos signes comme l’on amé- also another room besides Nougé’s. Here nage un décor théâtral. Pour aménager too, there are spectators but of a different kind. The y un théâtre are no longer il faut un es­waiting for pace, un lieu anything du discours and they are où une comnot looking munauté at any wall, puisse se but they are réunir dans observing l’expérience something imaginative which to them d’un récit. seems like an Le type de object. The t h é â t r e room is filled induit la Kaj Munk, Ordet, 1932, theatre performance, Copenhagen, Denmark. with light compréFrom the first performance of the original production of Ordet and bare. All hension at the Betty Nansen Theatre in 1932 visible signs que nous pou­vons avoir du passé. Le Louvre ne concern only and unequivocally what is ressemble-t-il pas à un théâtre ? Et le happening there and the object within—an British Museum ? Mais ces lieux, le object irremediably defined as death. Inger, théâtre et sa scène, ne nous renvoient a severe, beautiful and curiously maternal pas la plus pâle idée de ce que les signes woman is lying there but not sleeping. That du passé voulaient dire à leur époque. she has been seized by death and not by Nous sommes des spectateurs livrés à une sleep is written on the faces of the bystandchronologie, nous errons entres savoirs ers, their pain transfigured: the father’s encyclopédiques et chefs-d’œuvre. Ce qui tired but no longer severe face, the anger and nous est raconté dans un musée magni- frustration of he who undoubtedly loved her, fique tel que le Louvre, c’est le Louvre the seated person with no longer anything même. Pour voir le spectacle du passé, to wait for, the veiled light moving across pour tenter de comprendre ces fragments, the white curtains, the solemnity of several il faut encore une fois savoir en lire les gestures, the clock that no longer ticks and traces, les organiser en un récit : mais above all because she, Inger, is laid out not là nous sommes encore, peut-être par on a bed but in a coffin. The signs inform us chance, confrontés à de simples docu- of her death. That’s it. And these signs will ments. Un objet historique est lui aussi soon start to tremble, to rear up like horses, un exemple, un exemple du passé exposé when a hand tightens the reins and throws à notre regard. Et la perception que nous the dice afresh. en avons est toujours une configuration The room I am speaking about exists only à mi-chemin entre le passé de l’objet where the projector light meets the wall, anet son présent. Le spectateur grec other apparatus (dispositif) then: cinema. voyait des sculptures colorées qui habi- The dark wooden coffin where Inger lies is taient son quotidien qui lui parlaient in the centre of this glaring light filtered de son monde, de celui de ses dieux, through the soft curtains. Someone enters, des idéaux de sa culture. Nous traversons embraces and sad greetings are exchanged. des couloirs de sta­tues pâlies, qui nous “Ordet” by Carl Theodor Dreyer is drawing laissent croire que l’esprit classique était to an end on this scene of death or at least d’un blanc imma­culé. Les sculptures que so it seems. The two families, divided by nous observons ne sont même pas des their religious faith are only now united in purs morceaux du passé grec, elles ont été memory and forgiveness through the funeral façonnées par d’autres cultures, par le rites as if, ultimately, death signs the end to temps, p ar all conflicts. Heads bowed, their bodies seem 9. Une partie des collections la folie par- immobile, waiting, although it is quite clear de sculptures antiques du Louvre fois 9. Sur les that there is nothing more to wait for. They vient de la collection du duc 209


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corps des dieux grecs on voit maintenant des têtes d’empereurs romains. Du drapé en marbre qui fut le corps de Socrate émerge aujourd’hui le bras de Zeus serrant la foudre dans son poing. Entre les jambes des faunes, les membres ne sont pas les leurs. En passant nous ne les remarquons pas parce que le marbre et la pierre sont devenus pour nous comme les notes en bas de page, pétries d’autorité et de vérité. Dans ces couloirs, nous sommes les spectateurs d’une histoire que nous croyons finie, d’un passé qui nous semble pâle comme la mort et qui, au contraire, nous échappe des mains ou entre les jambes, comme il vous plaira. En ce lieu sans dimension, il y a une autre pièce qui jouxte la chambre de Nougé. Là aussi il y a des spectateurs, mais d’un autre type. Ils n’attendent plus rien et ne regardent aucun mur, mais ils observent quelque chose qui leur apparaît comme un objet. La pièce est plongée dans la lumière et dépouillée, et tous les signes manifestes concernent seulement et précisément ce qui s’y déroule, l’objet qui y est accueilli. Un objet irrémédiablement défini comme la mort. Inger, femme à la beauté dure et étrangement maternelle, gît, ne dort pas. Qu’elle soit saisie par la mort et non par le sommeil, nous le comprenons par les visages des présents, par leur douleur transfigurée, par le visage las et résigné de son père, toute sévérité déposée, par la colère et la frustration de celui qui l’a certai­nement aimée, de celui qui se tient assis sans plus rien attendre, par la lumière voilée qui traverse les rideaux blancs aux fenêtres, par la solennité de certains gestes, par l’horloge qui ne sonne plus et surtout parce qu’elle, Inger, est couchée non dans un lit mais dans un cercueil. Nous savons qu’elle est morte à travers des signes, voilà tout. Et ces signes vont bientôt trembler, se cabrer comme des chevaux, lorsqu’une main serrera les rênes, relancera les dés. La chambre dont je vous parle n’existe qu’à l’intersection de la lumière d’un projecteur et d’un mur, encore un dispositif donc : le cinéma. La caisse en bois où gît Inger est au centre de cette lumière extrême filtrée de Mazarin, qui les avait reçues en héritage, avec son nom, en épousant par de légers voila ges. la nièce du cardinal Mazarin. Quelqu’un Les nus furent tous endommagés e n t r e , et mutilés par le Duc lui-même, d’autres lors d’un accès de folie, en 1670. 210

all give themselves to resignation, thus submitting to the absolute Lord. The spectators of light who feature in the film, and this is precisely the point the spectacle intended to draw the spectator to. It is Aristotle’s cathartic exorcism, Lacan’s reversal of the position of the Servant, identification with the other’s death in order to evade one’s own demise. But something happens in the cinema at this very moment when the spectator’s anguish becomes bearable, when he has recognised it as being mediated and when resignation is accepted by all. If you were also in that room, you will remember Johannes Johannes, the one we all thought was mad, insane, a destitute son, lost to his insanity, identifying with the object of his desire, the one who believed he was Christ’s saviour. He enters the funereal room, and standing still takes stock of the others’ resignation in the face of death. He accuses them; he accuses them of not having faith. Then without any sign of madness in his face, he reassures them that he will resuscitate the body, the dead one, Inger, the object. There are great writers, but as Borges said there are also great readers; a necessary relationship for a work to exist and a strange game which binds the two together. It is exactly at this point in the film that something resembling a loss is aimed at the reader, the public. The spectator in the cinema is like a chess player who does not realise the presence of the knight. It is not about a “coup de théâtre”, it is about a move, something within the rules of the spectacle, the ability to reverse the outcome. Something that goes beyond the film as a system, directly reaching the spectator’s position in the cinema. Someone is dead, everyone else is resigned to the fact—the spectators in the film and the spectators in the cinema, the father is reconciled with his enemies, the husband is resigned, the youngest son is back with the woman he loves. It is the dead woman who is responsible for all of this and we in the cinema are still alive. All this is fine. We are the survivors, granted, but we have forgotten the knight, the promise of the loss made right at the beginning (numerous sign s throughout the film referring to this resurrection were suggested, but we have forgotten them, as you do forget at times—the knight that gallops up close to her—something that is difficult to constantly keep your eye on). The knight is Johannes, the prodigal son, who returns to his father’s house the very day of Inger’s funeral. Instead of asking forgiveness, he accuses his whole fam-

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s’embrassent, on s’échange de tristes sa- ily of lacking faith. Thus he occupies the lutations. Ordet de Carl Theodor Dreyer square that we missed.—a space that exists va apparemment se clore sur cette scène immediately after the catharsis, the climax, de mort. Les deux familles que nous avons the end. Johannes makes a move and resurvues divisées dans la foi s’unissent main- rects the dead body. There is no particular tenant dans rite, no time le souvenir is wasted, he et le parsimply brings don, dans le the body rite funèbre, back to life. f i n a l , The spectac o m m e tor is left si la mort alone in front était le terof a quite me de tout u n ex p e c t e d conflit. Les “ h a p p y têtes sont ending”, some­penchées, thing beyond les corps the usual time semblent necessary for immobia spectacle. les, en atWith Inger’s tente, mais death the il est d’emconflicts and blée senthe instabilsible qu’il ity that had n’y a rien à driven the at t e n d re, dramatic acOperating Theatre, que sur tous tion were Interior view of amphitheater with a table for dissectio pèse la réfi n a l l y r e signation, la soumission devant ce maî- solved; the whole film had unfolded right up tre absolu. Les spectateurs de lumière to the end of the narrative giving not only qui sont dans le film voient la mort, le meaning to the story. On a deeper semantic spectateur dans la salle voit les autres level it was communicated that only death mourir et souffrir, et il touche ainsi au can give sense to a senseless existence. Instead point où voulait l’entraîner la fonction however, death resuscitates 11. Of course the du spectacle. L’exorcisme cathartique action moves us all, but it is an ambiguous d’Aristote, le retournement de l’es- emotion, since the function of death has now clave chez Lacan, l’identification dans been betrayed. Inger is revived beyond the la mort de l’autre pour pouvoir fuir sa spectacle, while we, in the cinema, remain propre mort. C’est juste au moment où reamin condemned to our meaninglessness l’angoisse du spectateur dans la salle and mortal condition. We could easily object est la moins insoutenable parce que that Inger’s resurrection has the precise and recon­nue comme médiée, parce que toute resolute narrative function of re-establishvolonté est désormais résignée, que ing true faith in a family which had already quelque chose se produit. shown signs of atheism, in a community that Si vous avez été, vous aussi, dans cette had stopped believing in miracles and divine chambre, vous vous souvenez de Johannes. intervention. But this would deprive death Johannes, que nous avons été accoutumés once again of its main function, its subjecà regarder comme un fou, un dément, un tion to resurrection and to life, guaranteeing fils indigne, perdu dans son délire, trop its impenetrable mystery. The spectator’s caidentifié à l’objet de son désir, celui qui tharsis is missing, but our sense of unease as pense être le Christ salvateur, entre dans spectator stems mainly from the way Inger la chambre funèbre, et se campe en juge comes back to 11. How is this resuscitation produced? immobile de la résignation des autres life, as if she Through the word. The word can face à la mort. Il les accuse de man- ha s awa k snatch life from death. A word, quer de foi. Puis, sans trace de folie sur e n e d f r o m therefore, whose origin at this point le visage, il assure à tous qu’il fera a dreamless is to be remembered. 211


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ressus­citer le cadavre, le mort, l’objet sleep. Inger does not come back with powers Inger. to tell what is beyond death. No, Inger reIl y a les grands écrivains, mais comme turns as a body and sensually embraces her le disait Borgès, il y a aussi les grands husband, her man. Inger tells us that her lecteurs, il s’agit d’un rapport nécessaire body knows only this existence and death is pour qu’une œuvre existe, absolutely extraneous to her et un jeu étrange les rive like a meaningless mystery. l’un à l’autre. Voilà qu’à Inger’s happiness is totally ce moment précis du film physical. As such, it is a terquelque chose se produit, rible threat to the spectator qui ressemble à un échec in the stalls. au lecteur, au public. Le Only actors continuously spectateur dans la salle die; only they know about est comme quelqu’un this experience. The spectaqui joue aux échecs et ne tor observes while others die s’aperçoit pas du cheval. for him. Inger’s resuscitation Il ne s’agit pas d’un coup is, then, interiorly perceived de scène, mais d’un vérias a threat to the system table saut : quelque chose of the spectacle since this qui compte au nombre must begin again from the des règles du spectacle, beginning to the end of the mais a la faculté de le narration and beyond. And Antonello da Messina retourner. Quelque chose now what? Now it is too late. Annunziata di Palermo, 1476 qui dépasse le dispositif The projector is switched off, 45 × 34,5 cm. Huile sur bois filmique et qui atteint the lights are switched on in Galleria regionale Palazzo directement la condithe cinema. Abatellis, Palermo tion du spectateur dans When Inger wakes up from la salle. Il y a un mort, tout le monde death all the signs around her, the entire s’est résigné, les spectateurs dans la scène scene immediately becomes alien to her conet les spectateurs dans la salle, le climax dition. The funereal room and the container est passé, le père et ses ennemis se sont collapse before the oddity of the content. pacifiés, le mari s’est résigné, le fils cadet The cinematographic image itself which first a retrouvé la femme qu’il aime, le mort a included the whole scene in its totality, now accompli tout cela et nous, dans la salle, excluded every other sign by focusing solely nous sommes encore vivants. on Inger. And yet, in what other place is it Bien, nous sommes les survivants, oui, possible to return to life if not from the death mais nous avons oublié le cheval, la bed? promesse de l’échec qui nous a été faite At this stage we can now turn to Aristotle to depuis le début : le film est émaillé try to glean some kind of understanding of d’innombrables signes de cette résurrec- the relationship between content and contion, mais nous les avons oubliés, comme tainer. In his treatise on physics he wrote: souvent on oublie le cheval qui s’approche “[…] so that, however true it might be that en L, quelque chose qu’on a du mal à they were in each other, the jar will receive garder constamment sous les yeux. Le the wine in virtue not of its being wine but of cheval, c’est Johannes, le fils prodigue, the wine’s being wine, and the wine will be qui revient dans la maison de son père le in the jar in virtue not if its being a jar but of jour de l’enterrement d’Inger, et qui au the jar’s being a jar. Now that they are differlieu de demander pardon accuse toute sa ent in respect of their essence is evident; for famille de manquer de foi. Il se réinstalle ‘that in which something is’ and ‘that which dans la case qui nous avait échappé. Dans is in it’ would be differently defined.”. l’espace qui suit la catharsis, le climax, le It is obvious why wine can neither be stored grand final. Johannes se cabre, et fait res- in a basket nor held in a net, but at the same susciter le corps mort. Sans aucun rite time we can see that the relationship beparticulier, sans une durée suffisante, il tween the jar and the wine is an idea that is fait revenir ce mort à la vie. Le spectateur neither in the nature of the wine nor in that est laissé seul face à un happy ending inat- of the jar. tendu, qui survient après le délai normal “Testo” [text] and “testa” [head] both derive de la fonction du spectacle. Avec la mort from the word “vaso” [vase, jug]. Testa, testo:

de Inger les conflits et les déséquilibres qui from Latin, noun of any generic vase in teravaient mis en branle l’action dramatique racotta, later “cranio, teschio” [cranium, étaient enfin résolus, le film tout entier skull]. In Greece as in Etruria bronze and s’était déployé jusqu’au terme narratif terracotta vases were purposely modelled in qui donnait non seulement un sens au ré- the form of a human head. They were used as containers; cit, mais qui the y could nous comcontain wamuniquait, t e r, w i n e , à un niveau oil, human sémantientrails and que plus powders. The profond, etymological que seule construction la mort presents us peut donner with a path un sens à that begins l’existence with the vase insensée. and leads to Or, le mort the skull, but ressuscite 10. Indén ­ ia­ most likely blement, the first concette action tainers for nous touche, liquids, for Damien Lhomme, Vanité, 1641. Huile sur bois, 51 x 73 cm mais c’est example, une émotion ambiguë, parce que la were bones, sections of the cranium. The fonction de la mort est désormais tra- thing which strikes us is the capacity of the hie. Inger ressuscite par-delà le spec- metaphor to suggest ideas that go well betacle, tandis que nous, dans la salle, yond a simple analogy. A text and a head can demeurons condamnés à notre condi- therefore be seen and understood as a vase, tion insensée et mortelle. On pourrait empty containers that resound, containing facilement objecter que la résur­rection and carrying different contents 12—souls, d’Inger a une fonction narra­tive bien pré- wine, brains, memory, essays, poems, and cise et décisive : rétablir la foi véritable narrative. dans une famille déjà prête à accueillir As for wine and the vase, or drama and its les signes de l’athéisme, dans une com- theatre, what contains and what is conmunauté qui avait cessé de croire dans tained are both objects. “Nougé’s room” is les miracles et l’intervention divine. an object in itself. It seems evident now that Mais ceci prive encore une fois la mort the question we have constantly tried to de sa fonction principale, la soumet à la find an answer to in this text is in reality a résur­rection et à la vie, la maintient dans relationship. The definition of the word “obson mystère insondable. La catharsis du ject” today means: all that which is visible spectateur est manquée, et notre inquié- to the eye, all that which is perceived by the tude de spectateurs nous vient surtout subject, something solid having unity and de la façon dont Inger revient à la vie, independence and having a certain purpose. comme au réveil d’un sommeil sans rêves. We are used to thinking of the object as a Inger ne revient pas avec le pouvoir de reality distinct and different from the subraconter ce qu’il y a par-delà la mort, ject, something external, but in the Greece non, elle revient en tant que corps, elle we have been referring to, the object was embrasse charnellement son mari, son the content of an action. It is not something homme. Inger nous dit que le corps ne that is simply taken into consideration, but connaît que cette façon d’exister, et que la rather something that is created. The Latins mort lui est understood and translated this concept with 10. Comment se produit absolument “thrown forward, placed in front”. In some cette résurrection ? À travers é t r a n g è r e, way this has contributed to our interpretala demande d’une parole, la parole comme un tion of ancient philosophical texts and to the qui peut arracher la vie à la mort. m y s t è r e modification of our idea of reality as well. It Une parole, donc, dont il faut i n s e n s é . is not a ques12. See image on the next page. renouveler le souvenir de l’origine.

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Le bonheur tout corporel d’Inger se tion of a simple error of translation, but of a dresse alors comme une terrible menace projection of meaning into something that is devant le specta­teur dans la salle. empty. There must be an intimate relationLes acteurs seuls meurent continuel­ ship between the error of the translation and lement, eux seuls connais­s ent cette the society that used it. Perhaps it is for this expé­rience. Le spectateur reason that we will never observe, les autres meube able to know what Greek rent à sa place. Dès lors, theatre was really like, to see la résurrection d’Inger personally how a collective, est intérieurement perçue a vision which is generated comme une menace du both by itself and by us can système qu’est le spectransform us. tacle, car ce dernier doit As we have seen, some of the recommencer depuis le qualities of the object of the début, mais après la fin spectacle are generated by its de la narration. Et mainown spectators. This can also tenant ? Trop tard, alors be true regarding our daily que les feux de la rampe experiences. Henry Bergson s’éteignent, qu’on rallume has asserted that when we les lumières dans la salle. observe any sort of object, we Lorsqu’Inger se réveille observe its surroundings and de la mort, tous les signes how we can influence it 13. qui se tiennent autour We perceinve the outline of d’elle, tout l’aménage­ment our potential actions, of the Testa / Testo—plaster, bricks scénique devient soudain development of our desire made of plaster, text, paper, 2008 étranger à sa condition. when we contemplate the La chambre funéraire, le contenant, surfaces and edges of things. For this reason s’effondre devant l’étrangeté de son we can imagine objects that do not exist yet; contenu. L’image cinématographique for this reason we can transform our possible elle-même, qui auparavant incluait la actions into a project. In this perception tota­lité de la scène, exclut à présent tout and creation of an object the question of autre signe, pour se concentrer sur le re- the body and its own possibilities of action gard d’Inger. Et pourtant où peut-elle re- is absolutely central. The object appears venir à la vie, sinon sur son lit de mort ? more and more as a relationship, and it is in Tournons-nous vers Aristote, alors, this spacial and physical relationship that pour comprendre d’une certaine façon le metaphors, symbols and signs are created rapport entre le contenant et le contenu. and developed. Objects are, therefore, Dans son traité sur la physique, il écrit : principally ideas. It is this, for example, that « Par conséquent, les deux objets auraient surprises us about the monkeys’ little stick. beau être le plus complètement possible We are surprised by the fact that the little l’un dans l’autre, l’amphore contiendra stick came from an idea; with it they catch toujours le vin, non pas en tant qu’elle and eat ants. We can state that there are no est elle-même le vin, mais en tant que le appropriate, targeted objects, that is, objects vin est ce qu’il est ; et réciproquement, that would be conceived specifically for a le vin sera dans l’amphore, non pas en particular purpose. Every object can undergo tant qu’il est lui-même l’amphore, mais indefinite transformations and be used for en tant que l’amphore est ce qu’elle est. another function. We could even go as far Donc, il est évident qu’essentiellement le as saying that the more the objects appears vin et l’amphore sont autres ; car la défi- specialised, defined and fixed in meaning, nition du contenant est différente de la the greater the danger will be. In other words définition du contenu. » we can transform it, make it the destination Il nous apparaît clairement que le vin of something new. The more the reality of ne pourra jamais être recueilli dans un the object is successful, the more likelihood panier, ou conservé dans un filet, mais en there is of it being transformed, reversed, même temps nous voyons que le rapport or rewritten. Painting has been through all entre l’amphore et le vin est une idée qui this. Its specificity was understood by artists ne réside ni dans la seule nature du vin, ni like a space 13. Henry Bergson, dans celle de l’amphore. for games L’évolution créatrice, 1941

La tête et le texte ont en italien la même with all the opportunities that offers. There origine latine, qui est le mot « vase ». La is a possibility therefore, in “Nougé’s room” tête, le texte, du nom latin qui désigne that the object is born somewhere else or that n’importe quel vase en terre cuite, et aussi the room itself can be completely redesigned. par la suite le crâne. En Grèce comme I now quote Wallace Stevens for the third time. He says en Étrurie, more or less les vases en the following: bronze et en that a poet terre cuite must above é t a i e n t all build his volontaireplace, a new ment façonspace, a new nés en forme room and de crâne : ils from this servaient de new position récipients, pronounce ils pouhis new v a i e n t words, create c o n t e ­n i r his new de l’eau, du object. vin, des onWe h ave guents, des m o v e d viscères huaround these mains, de la rooms withp o u s s i è r e. out limits. La reconsWe have totruction gether and étymoloindividually gique nous illuminated présente un corners of this parcours qui artificial commence place where par le vase time comet qui aboupresses and tit au crâne, d i l a t e s , mais probawhere words blement ce become unsont les tout recognisable premiers and objects récipients, Alex Cecchetti, Untitled, 2009. Collage, 20 x 20 cm are like wapour les liquides par exemple, qui étaient des ter, wine boats and houses. We have been ossements, des sections de crânes. spectators along a strange path of signs, figCe qui nous frappe ici, c’est la faculté ures, examples and metaphors. Among these des métaphores à suggérer des idées qui rooms another woman observes us without vont bien au-delà d’une simple analogie. reserve; she is old. We only realise this now, Une tête et un texte peuvent donc être but she has been watching us all along; pervus et compris comme un vase, récipients haps she is annoyed or amused; now we know vides qui résonnent, contiennent et that we have been a spectacle for this woman transportent différents contenus 11. Âme, from the moment we entered this place, this vin, cerveau, mémoires, essais, poèmes, text, this garden. What is even more notefictions. worthy is that she is not supported by her Comme pour le vin et le vase, ou le drame own legs but is located within a small frame, et son théâtre, ce qui contient et ce qui as if she were a painting. She is pointing toest contenu sont tous les deux des objets. wards her breasts and her mouth is open—it La chambre de Nougé est elle-même un is as if she is saying “I’m watching you” 14. objet. Il nous apparaît que la question Giorgione died young after having painted à laquelle several of the 11. Voir image page de gauche. 14. See image p. 219.

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nous avons essayé de répondre dans ce texte est, en réalité, un rapport. La définition actuelle de la parole « objet » est : tout ce qui se présente à la vue, tout ce qui est perçu par le sujet, chose solide dotée d’unité et indépendance, et d’une certaine destination. Nous sommes habitués à penser l’objet comme une réa­ lité distincte et différente du sujet, comme à quelque chose d’extérieur, mais dans la Grèce dont nous avons parlé jusqu’à présent, l’objet était le contenu d’un acte. Il ne s’agit donc pas de quelque chose qui est simplement pris en considération, mais de quelque chose qui est créé. Les Latins ont compris et traduit ce concept comme ce qui est jeté devant, placé en avant. Ce qui a quelque peu infléchi nos interprétations des textes philosophiques anciens et a contribué à modifier notre idée même de la réalité. Il ne s’agit pas d’une simple erreur de traduction, mais de la projection d’un sens dans quelque chose qui est vide. Il y a forcément un rapport intime entre l’erreur de traduction et la société qui l’a entérinée. Voilà pourquoi nous ne pourrons plus jamais savoir comment était vraiment un théâtre grec, voir individuellement, à l’ins­tar d’une collectivité, une vision émaner de nous-mêmes et nous trans­ former. Nous avons perçu que certaines qualités de l’objet du spectacle sont engendrées par les spectateurs eux-mêmes. Cela peut se produire même en ce qui touche à notre expérience quotidienne. Henri Bergson fait remarquer avec force que lorsque nous observons un objet quelconque, nous observons les contours de notre possible influence sur lui 12. C’est le plan de nos actions éventuelles, du développement de notre désir, qui nous est renvoyé lorsque nous contemplons les surfaces et les arêtes des choses. C’est pourquoi nous pouvons imaginer des objets qui n’existent pas encore, c’est pourquoi nous pouvons transformer notre faculté d’action en projet. Dans ce mouvement de perception et création d’un objet, la question du corps et de ses possibilités d’action est absolument centrale. L’objet ressemble toujours plus à un rapport, et c’est dans cette relation spatiale et physique que naissent et se développent les méta­phores, les symboles, les signes. Les objets sont donc essentiel12. Henry Bergson, lement des L’évolution créatrice, Paris, 1941 218

most important paintings in the history of art. Everything has been said about him, even that he never existed, almost as if there was another mythological Shakespeare. In spite of all the romantic escapades of her painter, this old woman is still observing us, painted as if she contained in herself all the attributes of an authentic spectator. It is as if she is still repeating century after century “I am what observes and affects you”. What is this thing that affects all of us, definitively? The scroll the old woman is holding seems to contain the signature of death or the time that is left. Perhaps this is too obvious. She is looking at us and looking after us and we are involved like actors without a script in the improvised spectacle on the other side of the picture. Perhaps more than death, what concerns us all is life. Wouldn’t you agree? We have reached the point where we have to say that the product, object, as an idea, now looks back towards the spectator by means of the spectacle. observed the creation of the other through himself, like giving substance to an object by looking at it, but what happens when the object begins to have eyes? This concept seems to be a bit more complicated. In writing about an experience, a process of awareness, it is only when the text is finished that you realise how you should have gone about it; the first intuitions of what to say and not to say arise and there is a desire to start all over again. Now it is too late. I’d do better to start another story that would bring light to this text from a different angle. Ernest Hemingway and Wallace Stevens exchanged blows. It’s a fact. They had a fight in Key West. It really would have been a spectacle to have been there. Hemingway was 20 or 30 years younger, Wallace Stevens was at least twice as big but not twice as wise. It is surprising that the one to start things was him, the old poet of imagination and reality as a common creation. Hemingway, young and arrogant, did not it seem strike first. In any case things went badly for Stevens. He had been a fencer in the past, but with age his reflexes had slowed down, the fault of a sedentary life as a director in an insurance office. He wrote poetry on a Sunday or in the tram. Hemingway on the other hand, was there, he wanted to have his say, only freshly dumped into the world, he was a man of action who wanted to see a war, not only imagine it. In other words, when Wallace landed a right in Hemingway’s jaw, he crushed his

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idées. C’est cela qui nous étonne dans le hand, carpo, metacarpo, something like bâton entre les mains des singes : nous that. After the blow, Hemingway was still sommes étonnés de ce que le bâton est standing there—I can imagine him with a big devenu une idée, qui leur sert à capturer smile across his face. What a joke! Not even a et manger des fourmis. Nous pouvons dire scratch! How it finished up Hemingway tells qu’il n’y a us himself: pas d’objets appropriés, Wa s ver y c i b l é s , pl eas ed l as t conçus exnight to see pressément how large Mr. pour : tout Stevens was objet peut and am sure subir une that if I had infinité de had a good look transformaat him before tions et donc it all started échapper à would not have sa fonction. felt up to hitOn pourrait ting him. But même dire can assure que plus un you that there objet est is no one like s p é c i alisé, M r. S t eve n s plus son cato go down in ractère nous a spectacular parait défini fashion espeet entendu, cially into a plus il est large puddle en danger : of water in plus nous the street in pouvons front of your i n t e r ve n i r old wa d d e l et le transstreet home Giorgione (1477 environ-1510), Portrait de vieille femme (1508-1510). f o r m e r where all took Huile sur toile, 68 x 59 cm, Venise, Gallerie dell’Accademia dans le lieu place… I think d’une nouveauté. Plus la réalité de cet he is really one of those mirror fighters who swells objet est réussie, plus on a de possibilités his muscles and practices lethal punches in the bathde la transformer, de la renverser, de la réroom while he hates his betters. For statistics sake écrire. La peinture a traversé tout cela. Sa Mr. Stevens is 6 feet 2 weighs 225 lbs. and when he hits spécificité a été comprise par les artistes the ground it is highly spectaculous. But you promise comme le terrain de jeu de toutes les you won’t tell anybody. 15 • possibilités qu’elle ouvre. Il y a donc une possibilité dans la chambre de Nougé : que l’objet renaisse ailleurs, quelque part, ou que la pièce puisse se trouver complètement redessinée. Finalement, la troisième citation que je produis ici de Wallace Stevens dit plus ou moins cela : qu’un poète doit construire tout d’abord son propre espace, un nouvel espace, une nouvelle chambre, et que c’est de cette nouvelle position qu’il doit prononcer sa parole nouvelle, créer son nouvel objet. 15. To Sara Murphy, Key West, Nous avons inconsidérément erré dans 27 February 1936, printed in Ernest ces chambres. Nous avons, ensemble et Hemingway: Selected Letters chacun de son côté, éclairé des coins de ce 1917-1961, edited by Carlos Baker, lieu artificiel où le temps se comprime et ISBN 0 246 11576 9 219


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se dilate, où les mots deviennent méconnaissables, où les objets sont tels de l’eau, du vin, des barques, des maisons. Nous avons été les spectateurs d’un étrange parcours de signes, figures, exemples, métaphores. Dans une de ces pièces, une autre femme nous regarde sans pudeur, une vieille femme. Nous ne la voyons que maintenant, mais elle nous observait depuis longtemps déjà. Est-ce avec gêne ou amusement, nous savons à présent que nous avons été un spectacle pour cette vieille femme, depuis que nous sommes entrés ici, dans ce texte, dans ce jardin. Fait digne de note, elle ne tient pas sur ses jambes, mais dans un petit cadre, comme si elle était un tableau. L’index pointé vers son sein, la bouche ouverte, elle semble nous dire : moi, je te regarde 13. Giorgione meurt jeune, après avoir réalisé quelques-unes des plus impor­ tantes peintures dans l’histoire de l’art. On a tout dit sur lui, on a été jusqu’à nier son existence, tel un autre Shakespeare mythique. En dépit des mésaventures romantiques de son auteur, cette vieille est encore en train de nous observer, peinte comme si elle enserrait tous les attributs du véritable spectateur. Comme dans un récit fantastique, de siècle en siècle, elle continuait à répéter : « Je suis ce qui vous regarde et vous touche. » Qu’est-ce qui nous touche, tous, définitivement ? Le cartel que la vieille femme tient à la main semble porter la signature de la mort ou du temps qui reste. Trop évident ? Elle nous regarde et regarde encore, comme des acteurs sans rôle pris dans le spec­ tacle que nous improvisons de l’autre côté du tableau. Plus que la mort, ce qui nous touche et concerne tous, c’est bien la vie, non ? Nous en sommes venus à dire que l’objet produit comme une idée regarde en arrière, vers le spectateur, à travers l’ins­trument du spectacle. J’avais commencé en écrivant que le spectateur grec observe l’autre qui de lui-même s’engendre, comme un regard qui donne corps à l’objet qu’il scrute, mais que se passe-t-il lorsque même l’objet se met à avoir un regard ? La chose se complique. Écrire est une expérience, un processus de connaissance, et c’est seulement lorsqu’on termine un texte qu’on comprend comment on aurait dû l’affronter. C’est alors qu’apparaissent les premières intuitions 13. Voir image page précédente. 220

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sur ce qu’on aurait dû dire et ne pas dire, qu’on a envie de raconter une autre histoire, une histoire qui puisse éclairer ce texte d’une lumière dif­férente. Ernest Hemingway et Wallace Stevens se sont tapés dessus. C’est vrai. Ils se sont tapés à Key West. Cela devait être un spectacle génial. Hemingway avait vingt on trente ans de moins, Wallace Stevens était au moins deux fois plus gros, et pas deux fois plus sage. Chose étonnante, c’est le vieux poète de l’imagination et de la réalité comme création commune qui aurait ouvert les hostilités. Hemingway, jeune et arrogant, n’aurait pas frappé le premier. De toute façon ça tourna mal très vite pour Wallace Stevens. Il avait été un bon escrimeur dans sa jeunesse, mais avec l’âge ses réflexes avaient ralenti à cause de sa vie sédentaire, toutes ces années dans un bureau à faire le vice-président d’une compa­gnie d’assurances, avec ces poèmes écrits le dimanche, ou bien dans le tramway. Et voilà Hemingway qui voulait mettre son grain de sel, tout frais chié dans le monde, homme d’action qui veut voir la guerre et pas seulement l’imaginer. Bref, lorsque Wallace Stevens tira du droit dans la mâchoire d’Hemingway, il se fractura la main, le carpe, le métacarpe etc. Après le coup Hemingway était toujours là, debout, je l’imagine avec son sourire narquois. Quelle injustice, même pas mal ! La fin de l’histoire, c’est Hemingway luimême qui nous la raconte : Was very pleased last night to see how large Mr. Stevens was and am sure that if I had had a good look at him before it all started would not have felt up to hitting him. But can assure you that there is no one like Mr. Stevens to go down in a spectacular fashion especially into a large puddle of water in the street in front of your old waddel street home where all took place… I think he is really one of those mirror fighters who swells his muscles and practices lethal punches in the bathroom while he hates his betters. For statistics sake Mr. Stevens is 6 feet 2 weighs 225 lbs. and when he hits the ground it is highly spectaculous. But you promise you won’t tell anybody. 14 •

14. Lettre à Sara Murphy datée Key West, 27 février 1936, dans Ernest Hemingway: Selected Letters 1917-1961, publié par Carlos Baker, Scribner Classics, 2003

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Benoît Maire, artiste et résident du Pavillon en 2005-2006, a conçu et assuré la direction du présent ouvrage. Conception éditoriale

Benoît Maire Auteurs

Alex Cecchetti, Hugues Decointet, Dominique Gonzalez-Foerster, Louise Hervé & Chloé Maillet, Ariane Michel, Florence Ostende, Emmanuel Pehau, Emilie Renard, Apichatpong Weerasethakul Coordination éditoriale

Tristan Bera, Christian Merlhiot Éditions Cercle d’art

Philippe Monsel, Sylvie Poignet, Bernard Champeau Graphisme

Alice Litscher Traductions

Soersha Dyon, Sally Linton, Hélène N. Muron, Anna Preger, Nicolas Vieillescazes, Isabel Violante Relecture

Sylvie Poignet, Anna Preger et Nicolas Vieillescazes Remerciements

Tous les artistes et intervenants ayant participé au programme du Pavillon depuis 2001. L’équipe du Pavillon tient à remercier chaleureusement Benoît Maire, qui a assuré la direction de cet ouvrage avec enthousiasme, et Philippe Monsel, qui a ouvertement accueilli ce projet. L’équipe tient à remercier également l’ensemble du Palais de Tokyo, Olivier Kaeppelin, Marc-Olivier Walher et Agnès Wolff pour leur appui indéfectible, ainsi que l’Association des Amis du Palais de Tokyo et Daniel Bosser, son Président. Cette publication bénéficie du soutien de l’Association des Amis du Palais de Tokyo. Le Pavillon Le Pavillon est le laboratoire de création du Palais de Tokyo à Paris pavillon@palaisdetokyo.com Directeurs Ange Leccia & Christian Merlhiot Collaborateur Tristan Bera Partenaires du Pavillon Le Pavillon bénéficie du soutien permanent de la Délégation aux arts plastiques et de la Délégation au développement et aux affaires internationales Ministère de la Culture et de la Communication, des Amis du Palais de Tokyo ainsi que du partenariat avec l’École nationale supérieure d’arts de Cergy. Palais de Tokyo 13 avenue du Président Wilson, 75116 Paris, France www.palaisdetokyo.com Editions Cercle d’art 10 rue Sainte-Anastase, 75003 Paris, France www.cercledart.com Achevé d’imprimer le 4e trimestre de 2010 par France Quercy



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