Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
Images documentaires : comment disloquer l’autorité ?
Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff sont curateurs. Ils sont les fondateurs de la plate-forme curatoriale le peuple qui manque et étaient en 2010 commissaires associés pour le Centre Pompidou, notamment en tant que directeurs artistiques de la manifestation Que faire ? art/film/politique. 1. Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », in Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005 [Édition originale The Return of the Real, MIT, 1996].
Images documentaires : comment disloquer l’autorité ?
En 1996, le critique d’art Hal Foster, dans un texte majeur 1 identifiait, après la mort supposée des avant-gardes politiques et artistiques, l’émergence d’une nouvelle figure paradigmatique de l’artiste, sous les traits de l’artiste comme ethnographe et simultanément ce qu’il appelait un « tournant ethnographique de l’art contemporain ». Il analysait l’efflorescence de nombreuses pratiques artistiques d’enquêtes, de journaux de voyage, concomitantes d’un renouveau disciplinaire de l’anthropologie, l’ethnologie et de l’ethnographie. À partir d’un retour critique et autoréflexif, accéléré par les apports des théories postcoloniales, « ces sciences de l’Autre » avaient poursuivi dans les années 1980 un mouvement de décolonisation épistémologique déjà initié par ces disciplines dans les années 1970. Déconstruisant le processus de constitution de l’autorité ethnographique, la coupure entre sujet et objet de l’enquête ethnographique, l’anthropologie et l’ethnologie se faisaient postmodernes. Contre les récits ethnologiques positivistes et monologiques, elles proposaient des contre-modèles d’écriture de récits ethnographiques pluriels, polyphoniques, non verticalisés (James Clifford). Dans son article séminal et tout à la fois fortement controversé, Hal Foster regrettait que le virage ethnographique de l’art contemporain s’accompagne d’un glissement vers une éthique de l’altérité, qui se serait
substituée aux antagonismes antérieurs des politiques de l’art. Ce nouveau paradigme ethnographique remplacerait, selon Foster, la figure de l’auteur comme producteur, identifiée au sein des avant-gardes artistiques et politiques du début du court xxe siècle par Walter Benjamin 2. Pour Foster, la figure de l’Autre ethnique et/ou culturel aurait remplacé la figure du prolétaire comme projet pour lequel l’artiste engagé se bat. Au sein des mouvements artistico-politiques de la jeune Russie révolutionnaire, Benjamin privilégiait le projet productiviste dans lequel il s’agissait de « prendre le parti du prolétariat », contre le projet du Proletkult, tout aussi préoccupé de politique mais dans lequel le travailleur demeurait considéré comme un autre passif. De manière analogique, Foster critiquait le nouveau paradigme ethnographique de l’art qu’il venait d’identifier. Paradoxalement, alors que la rénovation postmoderne de l’anthropologie et de l’ethnologie serait supposée avoir déconstruit les processus de constitution des figures de l’autre, les pratiques issues du tournant ethnographique, reconduiraient des paradigmes de l’autre, cette fois sous les traits de l’immigré, de l’exclu, de « l’autre culturel […] décrit comme l’oppressé postcolonial, subalterne ou sous-culturel ». Les frontières de constitution de la figure de l’autre se seraient en partie déplacées : cet art devenu ethnographique s’intéressant soudainement aux exclus du système, aux pauvres, au travers du prisme de l’altérité. C’est-à-dire en les pensant comme situés en-dehors, alors même qu’ils sont situés à l’intérieur d’un même espace géographique. Il s’agirait désormais d’une « altérité du proche », pour laquelle l’artiste se suridentifierait et idéaliserait l’autre, pris dans un fantasme primitiviste. Pour Foster, l’autoréflexivité de l’anthropologie postmoderne avait attiré les artistes. Mais, elle n’avait pas encore achevé son autocritique que, déjà, ils s’emparaient de certaines de ses méthodes. Ici, il faut attirer l’attention sur le fait que Foster critiquait surtout des artistes utilisant des dispositifs proches de « l’observation participante » ou des projets artistiques participatifs et dialogiques, donc des méthodes ethnographiques qui sont surtout « antérieures » et davantage scientistes que les nouvelles modalités convoquées et appelées de ses vœux par l’anthropologie postmoderne d’un James Clifford, par exemple. Projets artistiques participatifs où les termes de la collaboration ne sont pas réellement déconstruits, et qui mettent même souvent en jeu des réflexes de condescendance de l’artiste envers les communautés avec lesquelles il travaille, condescendance dans l’assistance qu’il leur apporte dans leur autoreprésentation (on peut penser à différents projets qui usent de la rhétorique de l’artiste comme vecteur de médiation et de lien social). Ce type de projet renforcerait alors le modèle de l’autorité ethnographique.
2. Walter Banjamin, L’Auteur comme producteur, Conférence d’avril 1934, donnée à l’Institut pour l’étude du fascisme à Paris.
Cahiers du Post-diplôme
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