Le Rap En France Magazine #3

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Les 5 classiques de Kyan Khojandi

A2H

«Je suis un vadrouilleur.» Les bases du rap selon

Demi Portion Story

Le rap au moyen-âge

Swift Guad

entre vice & vertu

L’art du storytelling entre romantisme et réalisme

Alpha Wann « Je ne me sens ni moralisateur, ni grand-frère. »

© Sébastien Lemoine.


l’édito. Rédaction Directeur de la rédaction Stéphane Fortems, rédacteur en chef et fondateur du Rap en France, a intervewé ADH et Kyan Khojandi et chroniqué l’album d’Alpha Wann ainsi que le livre M.A.R.S., histoires et légendes du hip-hop marseillais. Comité de rédaction Juliette Durand, parisienne, a chroniqué le dernier album de Demi Portion. Jibé est le rédacteur de la chronique du classique Art de Rue, de la Fonky Family. TontonWalker est l’auteur du dossier Le Story-Telling, entre réalisme et romantisme. Mandarine, parisienne, a réalisé l’interview d’Alpha Wann, en couverture de ce troisième numéro. Kekropia a chroniqué les albums de Swift Guad et de Senamo. Léonard Rembert a réalisé l’interview de Demi Portion, le dossier sur Le rap au moyenâge et chroniqué l’album de Lucio Bukowski. Samy Bérard a chroniqué l’album Vampires de Grems. Mise en page David Fortems. Email lerapenfrance@gmail.com

Le rap français n’en finit pas de nous surprendre. Entre nouveautés, clips, tweets et clash, il n’arrête jamais sa folle course en avant. La rédaction, de son côté, poursuit sa route paisible à travers le paysage journalistique en tâchant tant bien que mal de rendre compte du souffle que procure le rap français à la musique en France. Cette fois-ci, nous sommes partis sur un format court de 68 pages qui devient pérenne à partir de maintenant. Nous envisageons de publier tous les 45 jours afin d’apporter le supplément de la mise en page magazine à titre régulier.

Ce mois-ci, vous retrouvez trois interviews exclusives. Alpha Wann nous raconte son album et son début de carrière tandis que A2H nous fait saliver sur son projet à venir. Quant à Demi-Portion, c’est son chemin de Petit Bonhomme qu’on a évoqué avec lui. Les dossiers se composent de l’art du storytelling et du rap au Moyen-Âge, tous deux fort intéressants et unique dans les médias français. Ils ont suscités un fort intérêt et nous en sommes très heureux. Nous tenons d’ailleurs à remercier les abonnés des réseaux sociaux, de plus en plus nombreux à venir nous soutenir et à nous féliciter pour la qualité des articles. C’est grâce à vous qu’on continue ! •

Stéphane Fortems


. e r i a Somm

Kyan Khojandi, interview p. 03

A2H, interview p. 36

Senamo, chronique p. 60

Alpha Wann, interview p. 18

Swift Guad, chronique p. 32

Demi Portion, interview p. 48

Le Rap au moyen-âge, p. 28

L’art du Story-telling, p. 08


© BALTEL/SIPA.

« Je déroge à votre règle peutêtre parce que quelque part, je suis aussi un peu rappeur. »


Le top 5 de kYAN kHOJANDI.

On inaugure aujourd’hui une rubrique nommée Mes 5 Classiques (une pensée à Marco Mekki). Le principe est simple : une personne hors du rap nous donne ses cinq morceaux préférés. Voici les classiques de Kyan Khojandi. “Voici mes choix, à la fin je déroge à votre règle peutêtre parce que quelque part, je suis aussi un peu rappeur.”

1. Orelsan. La peur de l’échec. Texte complètement honnête, qui décrit parfaitement ce que tu ressens au moment où tu passes à l’action dans ta vie.

2. Médine. De Panshir à Harlem Un vrai scénario croisé. La structure du morceau est parfaite et la prod’ derrière (on comprend qui parle grâce au choix des instru-

ments utilisés) est totalement au service de l’histoire. Médine n’a pas écrit un morceau, il a écrit un film.

3. IAM. Un cri court dans la nuit Il y a tout dans ce morceau, IAM c’est une caméra qui diffuse des images dans ta tête. Le coup de génie c’est la poésie qu’ils y ont mis. « Et des remords la racine, s’élève un arbre. Et de l’arbre poussent des fleurs délicates qui viennent caresser le marbre. »

4. Diam’s. Si c’était le dernier Ce morceau m’a touché. On ne voit pas les 10 minutes passer. Il faut beaucoup d’années de travail pour un artiste pour arriver à parler de choses aussi dures et personnelles que la dépression. Je respecte beaucoup ça.

“Choisir 5 morceaux c’est compliqué. Pour moi le rap c’est une nouvelle forme de poésie. Il y a plein de couplets qui me viennent en tête, le couplet de Fabe dans On m’a dit, le couplet de Nakk dans On se reverra là-haut, J’pète les plombs de Disiz, Une époque formidable de Sinik, Viens de Youssoupha, Aux Absents de la F.F., Si C’était à Refaire de Kery James et puis trop de morceaux sacrés chez NTM, chez IAM, MC Solaar, Oxmo, Arsenik, des couplets dans 11’30 contre les lois racistes… Il y a un morceau de Médine qui s’appelle Lecture Aléatoire qui résume très bien ma pensée. Je n’ai pas vécu leur vie, c’est clair. Mais je suis touché par la manière qu’ils ont d’en parler. Juste avant d’écrire Bref, j’écoutais beaucoup de rap et je crois que ça a inconsciemment influencé mon écriture. Allez, péage. (« Peace » corrigé par l’Iphone.) !” • SF.


Des traces de griffes, quelques plumes et un tas de cadavres trempés dans une flaque d’encre. Le fauve Bukowski est encore passé par là. Enième projet en trois ans, « De la survie des fauves en terre moderne » est un EP riche et précieux qui prouve une nouvelle fois l’indéniable talent du rappeur de l’Animalerie.

La première impression est une gifle musicale devant la vaste palette de sonorités de ces huit morceaux. En effet, Lucio laisse une grande liberté à Tcheep qui se permet même deux morceaux « solo » (Rallumer les machines est une bonne chose et Tcheep’s Groove). Cette diversité musicale est propre à la discographie du rappeur qui sait, aujourd’hui peut-être plus que jamais, varier les styles et les registres avec audace et habilité.

Quant à son rap, véritable ovni depuis plusieurs années, il continue d’hisser fièrement la bannière indépendantiste derrière laquelle s’évertuent tout un tas de MC à produire un rap de qualité. A l’ombre des puérilités qui envahissent les grandes ondes, le rappeur lyonnais donne sa prose vibrante à la gloire de son impopularité, signe qu’elle se porte bien. Célébrant la « noblesse de l’échec » et l’anonymat de son labeur, Lucio persiste dans l’intégrité de son art et sur l’indifférence qu’il porte à l’égard de sa reconnaissance médiatique.

Assaillant l’époque actuelle et ses travers, il use d’ironie pour démonter les morales capitalistes et consuméristes que l’on nous vend sous des formes plus plaisantes. Si selon lui cette


chronique. Lucio Bukowski x De la Survie des Fauves en Terre Moderne.

« modernité n’est plus qu’une putain d’honte » c’est qu’elle érige une image faussée de sa réalité. Dans le morceau éponyme à l’EP, l’anaphore du terme « putain » vient d’ailleurs marquer ce sentiment de désenchantement. L’artiste s’insurge contre les illusions humanistes et démocratiques en dénonçant « l’oligarchiedans l’urne pour un putain d’viol» tout comme les mirages du progrès et de la croissance libérale. Mais si ces mêmes thèmes reviennent souvent c’est qu’ils semblent obséder le rappeur dans son rapport d’artiste face au monde moderne. De ce fait, les questionnements sur la liberté et l’éthique dans le marasme d’une société corrompue (comme le milieu du rap) reprennent sens sous la plume de Bukowski et ses références engagés.

seul père ». Cette dégradation de l’humanité est au cœur même du propos que tient Lucio en s’opposant à la bêtise et au manque d’esprit critique. A travers tout un jeu de références et d’oppositions, il peint la stupidité d’un monde qui rechigne « Socrate » pour « BHL » et apprend de « Maître Gims » plus que de « Spinoza».

Lucio Bukowski, de la survie du rap en terre moderne.

A l’image du morceau de clôture Obsolescence Programmée, l’imprégnation philosophique d’un Jean-Claude Michéa, ou d’autres penseurs dans la lignée d’Orwell, se ressent dans la description d’une humanité terne et désabusée par le pouvoir de l’argent : « Vas-y, vends-moi ta lessive et ton suffrage de merde, ta soumission, ton iPhone, et ta fausse rage de merde . Tous parricides, le fric est devenu votre

Dans l’entrelacement des inspirations artistiques et intellectuelles qui sont les siennes, Lucio ouvre alors au hip-hop français un horizon foncièrement original et inédit. Ses textes égotripés et ses punchlines saisissantes marquent le second degré d’un ton plutôt virulent dans le propos même. Mais toujours à la hauteur du niveau qu’il revendique, le rappeur rhône-alpin poursuit donc son impressionnante série de projets – tous de qualité – et démontre encore une fois l’incroyable réserve de talent qu’est l’Animalerie lyonnaise. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que cet EP, d’une verve détonante, joue certainement à nos oreilles les rugissements poétiques d’un des derniers fauves du rap français. • Léonard Rembert.


L’art du storytelling, entre romantisme et réalisme. Par TontonWalker.

Entreprise périlleuse et souvent dénaturante que celle de segmenter le rap en évoquant ses différents courants où l’on oppose souvent à tort technique narrative, registre de langue, sonorité, sens du contenu et portée comme si chaque artiste était affilié à un registre unique et indivisible. En effet, rien n’empêche un morceau egotrip de se vouloir également hardcore, électro et commercial ou un MC conscient d’être à la fois poétique, jazzy et indépendant. Pour fuir cette approche globalisante à tendance réductrice, beaucoup d’artistes à l’instar d’Oxmo Puccino, dont le travail n’a cessé d’évoluer au fil du temps, se soustraient aux classifications habituelles de la presse et préfèrent simplement parler de musique lorsqu’il s’agit d’appréhender la transversalité de leur œuvre.

Pour aborder l’art du story-telling appliqué au rap hexagonal, technique narrative sur laquelle nous nous sommes déjà penchés par le passé à propos de la discographie de Médine c’est une structuration de récit particulière que nous analyserons sans pour autant nous borner à isoler ce genre au sein d’un courant figé.

Le story-telling qui littéralement signifie raconter une histoire relève d’une tradition de récit ancestrale remontant à la nuit des temps jusqu’aux superproductions hollywoodiennes.

Cette communication narrative apporte au texte une touche ludique qui renforce généralement l’adhésion du public. Les histoires mises en scène par les rappeurs peuvent être réduites à des anecdotes dépourvues de sens existentiel ou plus généralement étendues à des discours servant de vecteurs pour faire passer des messages plus complexes parfois politiques. Ces derniers sont dans ce cas transmis avec davantage d’efficacité selon le principe que pour parler à la tête, il faut souvent d’abord toucher le coeur. On se rapproche ainsi du romantisme littéraire où le sentiment prévaut sur la raison et l’imagination sur l’analyse critique à condition que la thématique développée contienne une touche de fantastique. A l’inverse, lorsque les story-telling sont une représentation fidèle du quotidien, sans artifice et sans idéalisation, où l’artiste dépeint la réalité avec un point de vue objectif, le texte tend à s’apparenter au mouvement réaliste. Apparu dans la seconde moitié du XIXème siècle, le réalisme analyse les comportements sociétaux souvent dans le but de les dénoncer.

Ne pouvant traiter le story-telling de manière exhaustive compte tenu de l’ampleur de son utilisation dans le milieu du rap français, nous positionnerons le focus sur un certain nombre de morceaux, classiques ou confidentiels,


mettant en avant la diversité de cette pratique narrative.

1. J’L’Tismé J’suis F. 1995, année des premiers prémices de la G-funk à la française, les membres du groupe TSN (Tout Simplement Noir), représentants de l’idéologie libertaire de l’école marcusienne, se font une spécialité de conter leurs escapades nocturnes parisiennes et les excès qui en résultent. Parmi elles, A propos de tass 2 relate une rencontre fortuite de fin de soirée dont la finalité est une énième provocation misogyne du Parano Refrè. Dans la même lignée narrative, toujours à la 1ère personne, plus proche du vécu que de la fiction, J’Suis F témoigne de l’état critique de J’L’Tismé, conséquence d’une fête entre amis bien arrosée qui a quelque peu dégénéré. Remixé en 2008 en présence de Cuizinier (TTC) et Saphir le Joaillier (Les Cautionneurs), le morceau permet cette fois à J’L’Tismé de s’essayer au rhum plutôt qu’au whisky pour un couplet construit à l’identique autour d’une ébriété toujours aussi persistante !

2. La Mafia Trece Rencontre du 13ème type. Épuisant la technique du story-telling à des fins

conceptuelles, La Mafia Trece débarque en 1997 avec un album, Cosa Nostra, décliné en véritable pièce de théâtre. La dramaturgie y est omniprésente, les décors variés (commissariat, tribunal…) et les textes souvent constitués de dialogues entre personnages savamment mis en scène. Le plus singulier d’entre eux, Maître Kobayashi, dont le nom est emprunté au film The Usual Suspects, se présente comme l’huissier chargé d’une saisie chez un certain Mr Sékou. La mémorable Rencontre du 13ème type qui en découle, sur un sample baroque de Johann Pachelbel, voit également Diam’s se forger ses premières armes microphoniques dans le rôle d’Hélène, une jeune bourgeoise aux abois venant de perdre son travail.

3. IAM Un cri court dans la nuit. Deux ans après avoir rêvé d’“éclater un type des assedics”, Chill, épaulé par son coéquipier de toujours, Shurik’n, renoue en 1997 avec l’écriture de récits romancés au sein du célèbre album L’école du micro d’argent où le groupe IAM atteint véritablement son apogée. 6ème piste du projet, Elle donne son corps avant son nom à l’accent deep soul, explore une nouvelle forme de story-telling où les auteurs sont aussi narrateurs et également personnages principaux. Ce titre apparaît comme le croisement entre un récit réel de la vie de


l’artiste et d’un récit fictif explorant une expérience vécue par celui-ci. Plus proche du roman noir, Un cri court dans la nuit dépeint avec froideur et sans omettre le banal (ex : le matelas sans ressort) deux tableaux tragiques de la société contemporaine avec un profond réalisme. L’objectif ici est bien de troubler l’auditeur, le faire frémir et susciter chez lui une vive émotion. Le refrain chanté de Daddy Nuttea et la boucle cafardeuse empruntée par Khéops participent vivement à faire vibrer sa corde sensible.

4. Oxmo Puccino Feat. Booba

du roman de suspense pour jouer machiavéliquement de la tension dramatique du récit et de l’attente de sa chute. L’exercice demeure inégalé à ce jour notamment en raison de sa touche fantastique ; la Tribale poursuite de Sniper, bien que respectant l’accélération du tempo devenant de plus en plus fiévreux, ne comporte pas la composante machination. Non sans rappeler le genre du thriller au cinéma ou le fonctionnement des nouvelles d’Edgar Poe, La cavale présente la particularité d’une action présente sur deux niveaux temporels entremêlés.

Pucc’fiction. Une simple histoire aura suffi à Oxmo Puccino pour passer maître en matière de criminalité romanesque adaptée au rap. Tout ou presque a été dit sur Pucc’Fiction, récit crapuleux à la gloire de Time Bomb, relatant la chute de Bloopalooza, un narcotrafiquant rival de la Black Mafia, sur le sol colombien. Sur ce morceau tiré de l’incontournable compilation L.432, Oxmo, story-teller hors pair, use de références cinématographiques, notamment Brian de Palma, pour alimenter son scénario. Il puise également dans son imaginaire fertile et dans un univers collectif propre à sa génération et sa frange sociale (ex : fascination pour les lexus, les glocks, les clarks wallabees). A cette mise en scène épique dont la trame est alambiquée, le Black Mafioso ajoute quelques figures de style anthologiques comme la percutante métaphore “autant évacuer la Chine en une nuit”, qui feront date et propulseront ce titre au sommet de l’underground de l’époque. De cette capacité à élaborer des histoires fantasmagoriques, Oxmo en tirera quelques années plus tard un concept album jazz, Lipopette bar sur une thématique de film noir.

5. Faf la Rage La Cavale. Chargé de la réalisation artistique de l’album Chroniques de Mars sorti en 1998 consacrant le label d’Imhotep, Kif Kif Productions, Faf la Rage, longtemps resté dans l’ombre de son frère Shurik’n, se livre sur La Cavale à un storytelling haletant de très haute volée. Mettant en scène un personnage placé dans une situation de danger, Faf la Rage s’appuie sur les principes

6. ATK. L’affaire Hot-Dog. Entité la plus déjantée du collectif resserré d’ATK, Legadulabo, composé du binôme Cyanure et Freko Ding’, se charge de clôturer l’opus Heptagone en réalisant un story-telling loufoque. A mi-chemin entre le roman policier humoristique et la farce dépourvue de son côté satirique, les deux acolytes mettent en scène leurs propres personnages au cours d’une intrigue dont la durée s’étale précisément sur 2 min chrono (entre 16h28 et 16h30) tout comme le morceau lui-même. Samplant le générique d’Arabesque, Cyan et Freko, à l’instar de Jessica Fletcher dans la série, se doivent d’élucider une enquête. Pour ce faire, nos deux protagonistes mettent le cap sur “Cabot ville” à la recherche d’un mystérieux tueur de chien qui se révèle au final être un vendeur de hot-dog ambulant ! Totalement burlesque, le récit semble s’inspirer de la comédie Ace Ventura où le personnage principal, joué par Jim Carrey, se présente comme un détective spécialisé dans la recherche d’animaux perdus. Ouvrant la voie aux futures narrations humoristiques du rap français, le concept sera repris à de nombreuses occasions notamment par Loko & Brasco pour le savoureux Petites crasses entre amis et par le groupe Dyslexie sur le rocambolesque Histoire de.


Š Vincent Desailly.


7. La Rumeur

9. Flynt Feat. Sidi Omar

Le cuir usé d’une valise.

La gueule de l’emploi.

Dans un tout autre registre aux dominantes historique, sociologique et politique, Le cuir usé d’une valise prend pour toile de fond l’épisode douloureux, du point de vue de la population qui se déplace, de l’immigration française d’après-guerre. Inscrit sur le premier long format de La Rumeur, L’ombre sur la mesure, le titre se décompose en quatre mini-reportages relayés par chacun des membres du groupe où le sujet principal se révèle être une valise personnifiée. Objet symbole du voyage, la valise semble la mieux placée pour témoigner des pérégrinations de son propriétaire. Sur une production discrète de Soul G & Kool M, marquée par le superbe son d’un saxophone léger, La Rumeur confère à la valise des propriétés humaines afin qu’elle puisse s’exprimer l’amenant jusqu’à “hurler dans un coin qu’elle n’est pas venue en vain”. Dépassant la structuration habituelle du story-telling, Le cuir usé d’une valise croise les genres narratifs pour aboutir à un récit historique presque documentaire.

Retour sur les planches du rap théâtral pour une pièce mise en scène par Flynt en 2007, La gueule de l’emploi, jouée en compagnie de son confrère de Paris-Nord Sidi Omar. Passant chacun à tour de rôle le même entretien d’embauche en présence du fictif Mr Lemaître, les deux MC’s voient leur sort respectif traité avec partialité. En effet, le but de cette satire qui n’hésite pas à parodier les techniques de recrutement du dirigeant jusqu’à le tourner en ridicule, consiste à dénoncer une pratique répréhensible courante dans la société contemporaine à savoir la discrimination. Si la décision réservée à Sidi O apparaît cruelle et attriste l’auditeur, la prise de congé de Flynt visà-vis du recruteur, qui fait office de dénouement, l’amuse et le soulage. Ainsi, La gueule de l’emploi s’apparente à une tragicomédie où la tournure des événements oscille entre sérieux et humour sans jamais perdre de vue la moralité politique à délivrer.

8. D’Oz L’inconnu. Rarement à l’honneur, la scène bordelaise compte pourtant dans ses rangs des lyricistes de talent dont D’Oz, figure émérite du groupe Kroniker, auteur d’un story-telling marquant, L’inconnu, enregistré pour son album Mémoires, sorti en 2003. Enoncé à la 3ème personne, l’histoire relate avec esthétisme la sortie de prison d’un détenu de longue date reprenant pour la première fois le chemin de la liberté. Renouant avec les images de son passé, le personnage se retrouve rapidement empli de nostalgie. Touchant l’auditeur dans sa sensibilité, le récit est abandonné à mi-titre pour laisser place à une peinture sociétale de la France défavorisée. Plus confus, le troisième couplet fait intervenir un nouveau protagoniste, un autre inconnu, qui semble interagir avec l’auteur pour relayer son approche sociologique. Produit par Drixxxé de Triptik, le morceau s’appuie sur une boucle de piano lancinante pour une stimulation émotionnelle indéfectible.

10. Orelsan 50 pour cent. De son expérience passée à l’étranger dans l’université de Tampa Bay en Floride, bien avant que sa carrière décolle, Orelsan extirpe un story-telling quasi autobiographique retraçant la relation amoureuse ambiguë qu’il entretint avec une américaine. Intitulé 50 pour cent, ce morceau figurant sur le premier album du rappeur caennais Perdu d’avance, intègre une tranche de la vie de l’artiste sous une forme plus ou moins romancée. Se démarquant du principe des trois identités, l’auteur est bien le narrateur mais l’emploi de la 2ème personne suggère que son ex petite amie endosse le rôle du personnage principal, Orelsan s’affranchit de toute censure intérieure laissant une place prépondérante à l’expression de son inconscient. La gravité du sujet, il s’agit là d’un hypothétique rejet de paternité, n’empêche pas O.R.E.L. de s’amuser à le tourner en dérision par la forme (“je suis la moitié de ton père comme si je n’avais vidé qu’une seule boule”). A noter la mutation du beat pour le final du titre qui accompagne en mélodie le changement de destinataire du message émis par l’auteur, Orelsan s’adressant pour finir à son fils potentiel. •


© Méda Photo.



L’école du micro d’argent, autopsie d’une légende. Peu d'amateurs de rap hexagonal sont passés à côté. Complet, calibré et réfléchi, l'École du Micro d'Argent, dont le nom fait toujours frémir, a nettement influencé les productions actuelles et est encore considéré comme l'un des meilleurs du genre. Mais si cet album est déjà célèbre, pourquoi revenir dessus ? Parce qu'une légende se commémore. LA FORME AU SERVICE DU FOND

Tout d'abord, ce qui rend cet album unique, c'est sa richesse thématique, doublée d'une harmonie et d'une singularité propres. Tant par les variations de registre que par les sujets abordés, les marseillais s'adressent ici à un très large public, tout en restant 100% hip-hop et 100% crédibles. La qualité sonore de l'opus vient également renforcer ce sentiment de perfection. Débarquant en 1997, à une époque où le jeune rap a tendance à être monocorde et un peu brouillon, l'ovni martien, de retour de New York, décolle sans turbulences. Proposant une production soignée et claire, son mastering est parfaitement équilibré. On ressent rapidement l'influence directe du rap East Coast américain, notamment le Wu-Tang ou Gang Starr. Viennent s'ajouter des samples, quelques scratches et autres ambiances racées, donnant corps au projet en lui conférant ses sonorités épiques, malgré des beats bruts et cycliques. Dans l'ensemble, la tracklist est organisée de manière intelligente, avec son

degré de randomisation, ce qui fait vite penser à un recueil de contes ou de fables, récités tantôt par des sages, tantôt par des guerriers. Enfin, la jaquette de l'album contribue pareillement à donner une dimension mythique au projet : l'armée de samouraïs fantomatiques, postée en hauteur dans un ciel écarlate laisse présager toute la noirceur du contenu. La typographie bardée de fer et estampillée des initiales anglo-saxonnes, sorte d'entité sombre au regard fixe, ajoute du mystère, tandis qu'elle annonce la nature solide, tranchante, des beats et caisses claires. L'écriture japonisante, quant à elle, exprime le sens zen et maîtrisé de lyrics très référencées. LE TEMPS DES EMPEREURS

La particularité d'un Empire, est qu'il couvre une superficie considérable en assimilant ainsi énormément de cultures pour forger la sienne, et par ce biais imposer sa suprématie. C'est le cas d'IAM. Gouverné par le Pharaon Akhenaton et son fidèle allié Shurik'N, l'Empire "Je Suis" a toujours su incorporer des éléments culturels forts dans ses textes, qu'ils soient cinématographiques, populaires, mythologiques ou encore historiques. L'École du Micro d'Argent marque l'apogée de ce règne, tant la synergie entre réalité et fiction est puissante. Ces dernières sont parfois complètement mêlées (L'Empire du Côté Obscur, Quand tu allais on revenait…). Mais quelques fois, c'est bel et bien


du rap conscient, réaliste, qui ne laisse que très peu de place à la fiction et au second degré (Nés sous la même étoile, Petit Frère, Demain c'est loin…). Néanmoins, le réalisme est aussi utilisé pour romancer quelques histoires, plus légères, ne manquant pourtant pas de technique et/ou d'humour (La Saga, Elle donne son corps avant son nom). Les sujets évoqués restent dans l'ensemble une pléthore de métaphores et d'accumulations, où les flows carrés et impérieux des deux principaux MCs ponctuent à merveille leurs intentions. Les kicks et les basses de Khéops et Imhotep viennent appuyer leur voix et procurent à l'album une certaine loudeur, une impression de martèlement permanent. Le phrasé rbuste et constant assure quant à lui l'essence inébranlable d'un rap qui a quasiment oblitéré les sonorités funk des albums précédents. Toute l'imagerie pharaonique et féodale dont est friand le groupe prend son sens ici. En effet, à la manière des grands maîtres Shaolin, AKH et Shurik'N donnent une leçon martiale et intégrale de hip-hop pur, dans cet album qui restera une référence incontournable de tout un domaine. Les six méditerranéens n'ont pas besoin de prendre part au rap game : c'est eux qui fixent les règles.

l'époque). Ainsi, parmi les plus mémorables, nous avons l'égo-trip Chez le Mac, authentique hymne à la poésie, dissimulé sous les traits autobiographiques d'un proxénète. L'École du Micro d'Argent inaugure l'opus, un chant guerrier à la froideur sinistre parfaite, se référant au Japon féodal et à l'école des moines Shaolin. De même, on se rappelle du frisson engendré par la respiration de Dark Vador sur L'Empire du Côté Obscur, où les références à Star Wars sont omniprésentes ; image invitant à rejoindre les forces noires, comprendre les marginaux combattant les pièges politiques et médiatiques, notamment dans la ville de Marseille ("Mars est l'Empire, je lance mes troupes à terre pour éradiquer ce niais de Jean-Claude Gaudin Skywalker"). Dans la même veine, le texte Dangereux, en featuring avec le newyorkais Rahzel, attaque directement la censure à l'encontre des rappeurs. Le groupe s'essaye ensuite au story-telling avec la fable Elle donne son corps avant son nom, où nos deux compères relatent une arnaque dont ils sont victimes ; et Un cri court dans la nuit, de sombres anecdotes en collaboration avec Nuttea. Sur le morceau Un bon son de brute pour les truands, la grosse voix de Freeman (qui pose pour la première fois sur un track de la bande) vient ajouter sa touche hardcore dans un véritable western rapologique. Bouger la tête restera également dans les annales, sorte de gimmick-étendard pour le groupe. Ensuite, Petit Frère et Nés sous la même Étoile sont sûrement deux des plus mythiques (notamment grâce aux clips et à la diffusion radio), les deux textes étant des observations tragiques des problèmes des cités.

Le rap d’IAM est pratiqué comme un art martial.

DES TRACKS D'ANTHOLOGIE

Hormis son succès commercial (plus de 1600000 unités vendues) et ses nombreuses récompenses (Troisième au top 50, Album de l'année 1998, Disque d'Or…), c'est évidemment lorsque que le disque tourne que l'on découvre les plus fabuleux trésors de L'École du Micro d'Argent. En effet, les 16 pistes sont de purs exercices de style qui regroupent pratiquement tous les sous-genres du rap (du moins à

Le premier est dédié à la violence qui frappe de plus en plus jeune, le second est une


autobiographie relatant la galère financière dans laquelle beaucoup de banlieusards vivent. Mais la chanson qui a le plus marqué les esprits est bien entendu Demain c'est loin. Une énorme claque auditive traitant du quotidien des jeunes des banlieues. Neuf minutes, deux couplets, aucun refrain et de pures lyrics qui restent, quinze ans après, exemplaires. Sur une boucle dépouillée, parsemée de quelques bruitages, le flow hachuré et graisseux de Shurik'N vient fendre le beat, d'une constance remarquable où il tartine pendant près de quatre minutes successives. Puis, la voix plus abrasive d'Akhenaton prend le relais pour hacher menu le reste de la piste, qui nous mène à la conclusion de l'album : "Je ne pense pas à demain, parce que demain c'est loin." Trop longue pour passer sur les ondes, la performance reste néanmoins dans les crânes et a souvent été considéré comme le meilleur morceau de rap français de tous les temps. On peut enfin noter la collaboration de trois rappeurs américains, produits par le Wu-Tang Clan, qui posent sur La Saga ainsi que la présence d'East et Fabe (Scred Connexion) sur le morceau L'Enfer. "TU SAIS DE QUI JE DÉFEND L'HONNEUR"

Un des grands atouts de cet album est aussi son

caractère "raisonnable", son absence de parti-pris radicaux, qui le rendent intemporel, voire universel. Pourtant, la plupart des morceaux sont centrés sur la vie dans les cités, où les inégalités sont légion. Mais l'aisance du groupe à manier les mots et les allégories, concoure forcément à rendre ces informations accessibles à tous, mieux encore, chaque membre du public peut s'y identifier, à un moment ou à un autre. De plus, au fil de leurs textes (du moins les plus "engagés"), aucune morale à suivre n'est dictée, les deux rappeurs ne font que constater, narrer leur parcours et celui des leurs. Ils utilisent cependant un flow sévère pour que l'on éprouve immédiatement la gravité des situations exposées. Malgré le sérieux des paroles et les égo-trips parfois agressifs, IAM garde ce qu'il faut de sobriété et d'autodérision pour ne pas passer du côté obscur… Tout le génie de l'œuvre et des deux MCs réside donc dans cette capacité à narrer des histoires graves, tout en agrémentant leurs poèmes de références pertinentes ; et bien sûr le fait que le rap d'IAM soit pratiqué comme un art martial. L'École du Micro d'Argent, par ses références éclectiques et son haut niveau technique marque à tout jamais le rap français et continue à faire "Bouger des têtes". • NW.


© Nova.


Alpha Wann

rafle n e r u La


Alpha Wann, ce nom est devenu incontournable dans le rap français. Membre du groupe 1995 et du collectif l’Entourage, ce jeune homme de 24 ans trouve encore le temps, entre les tournées et ses diverses formations, de lancer son propre EP, Alph Lauren. Très attendu au tournant en solo, le rappeur à la rime aisée n’a pas déçu. Le Rap en France l’a rencontré. Sa timidité est frappante, mais sitôt que l’on parle de rap, sa langue se délie et il montre toute sa culture et sa fascination pour le hip-hop. Discussion autour d’un coca. Es-tu content de la sortie de l’EP Alph Lauren et de l’accueil qu’il a reçu ? Oui, je suis plutôt content. Les gens ont l’air d’apprécier donc je ne peux pas dire que je ne suis pas satisfait. Après, la sortie ne s’est pas passée sans encombre. Il y a eu des galères de distribution, des Fnac n’ont pas pu proposer le CD la première semaine. Une galère totale, les limites de l’indépendance. Justement, tu as signé chez Believe. Tu peux nous en dire plus ? Avec Lo, on a monté une structure, un label, qui s’appelle Don Dada Recording et on a sorti ce projet avec Believe. C’est juste un deal de distribution. Je leur ai apporté un produit fini à distribuer. Comment as-tu travaillé sur l’EP ? Je l’ai travaillé de manière différente, dans le sens où les deux feat sont assez vieux. Il y en a un qui date de 2011, c’est un des premiers morceaux que j’ai fait, celui avec Monsieur Nov et celui avec Infinit, je l’ai fait en 2012. Je suis parti à Nice pour l’enregistrer avec lui. Et le morceau avec Nov, je l’avais enregistré il y a très longtemps à l’époque où je bossais avec Kyo Itachi, on avait sorti un maxi vinyle, Mon Job, et j’avais gardé ce beat. Pour les autres morceaux, j’écris tout le temps. J’ai toujours des écrits. Je crois qu’il n’y a qu’un seul que j’ai fait d’une traite, L’Histoire d’un type bien, en une soirée et un matin. Et Bustour, je l’ai écrite dans le tour bus avec 1995. Il est sorti en vinyle ? Pas encore. On est en train de travailler la pochette avec Lo. Tu écris tout le temps, tu grattes sur des prods ou tu écris d’abord et tu

vois après ? J’écoute un son, un mec va dire quelque chose, ou je crois avoir entendu un truc, et après ça me donne une idée. J’écoute un son, ça m’inspire et après je coupe le son. Je peux aussi écouter un album entier et me dire à la deuxième ou troisième piste que j’ai envie d’écrire. J’écris surtout pour garder la forme. C’est spécial. Si tu as envie d’avoir toujours des écrits de haut niveau, il faut que tu n’arrêtes pas de les travailler. Ça demande du travail. Tu ne peux pas faire de l’avion pendant six mois et retourner en studio et être un champion. Tu peaufines tous tes textes, tu les retravailles ? Dans tout ce que j’écris, je dois en jeter 70 %. Pas parce que c’est nul, mais parce que parfois ça peut tourner en rond. Mais je le fais, je les écris parce que si ça se trouve, un jour j’aurais un truc qui va rimer avec ça. Ça peut permettre de trouver un nouveau truc donc je les peaufine tout le temps. J’enlève des choses. Dans un morceau, s’il y a quatre mesures en plus, je les enlève parce que je ne les trouve pas terrible. Il faut d’abord que je trouve ce que je vais dire, soit que je parte d’une idée ou d’une inspiration. Premier jet et j’y vais. Mais je laisse toujours murir trois-quatre jours. Pour mes morceaux à moi. Tes structures de rimes sont particulières. Tu joues dessus ? Avant, dans L’Entourage, quand on était plus jeune, on voulait tous être le plus technique. A force de faire ça, ça n’avait plus de sens, ça n’avait ni queue ni tête. On a voulu revenir à un truc plus sobre. Une fois qu’on fait ça, c’est là que l’on peut développer du style et de la technique. Je ne voulais pas que ça rime comme les autres, que ça tombe comme les autres. C’est devenu naturel. Ça vient tout seul ce découpage de mots. Je ne veux pas que ça tombe comme les gens s’attendent. Il y en a trop où je sais comment ça va tomber ou quelle va être la rime et ça me dérange. Pas avec tout le monde. Il y a une certaine façon de le faire. Il y a des gens qui prétendent un truc mais en fait ça n’a pas de sens. Alors que ceux qui ne prétendent rien et qui le font, ça le fait parce que c’est naturel. C’est brut chez eux. Tu choisis tes instrus en fonction de ton flow et de la manière dont tu vas


poser dessus ou on pourrait t’entendre sur un style totalement différent ? C’est totalement une question de goût, si j’aime ou pas. Souvent, les trucs que j’ai utilisés, je l’ai su dès le début. Il y a des trucs que j’écoute plein de fois, que je sélectionne et que finalement je trouve nuls. Je me demande juste si j’aime. Tu enregistres où ? On a un studio avec 1995 donc ça me permet de le faire. Qui sont tes producteurs préférés ? Comme je sais ce que je veux faire, et que je travaille avec des gens qui savent ce que je veux faire, tout se passe bien. Mais il y en d’autres que j’aime beaucoup comme IKAZ, Lubenski. Mais pour moi, c’est plus VM The Don, qui a produit quatre sons sur l’EP et Lo. Sinon, il y a 1up World, Kyo Itachi aussi. Je suis encore à la recherche de ce que je veux faire. Il faut que je trouve une ambiance, une marque. Un grand rappeur, à un moment, ça doit aller avec un genre. Snoop, quand c’est arrivé, ça allait dans un style. Il faut que je trouve cette sonorité particulière encore. Il ne faut pas non plus que ce soit trop original sinon c’est nul. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur ce que tu as pu faire avant ? Sur ton évolution ? Est-ce que tu écoutes encore tes anciens sons ? Non, jamais. Je

n’écoute pas du tout. Pour moi c’était hier donc j’étais moins fort. Aujourd’hui, j’ai développé une autre oreille. Je n‘ai plus besoin de les écouter pour savoir ce qui était nul dans ce que je faisais. Avec 1995, il y a des sons comme Jetlag, Flingue dessus, où je brille, que j’estime énormément, mais mes sons perso non. Je ne suis pas trop du genre à écouter mes propres sons. C’est bizarre. Comment juges-tu ton travail aujourd’hui ? Est-ce que ça te plait ? Est-ce que tu l’écouterais si ce n’était pas toi qui le faisais ? Oui, il y a quelques morceaux que j’écouterais à fond. Est-ce que j’écouterais tout ? Je ne sais pas. On te compare souvent à Dany Dan. Comment tu le justifies ? C’est normal. Il m’a énormément influencé. C’est un des meilleurs. Je n’écoutais pas de rap français, je ne trouvais pas ça beau. J’ai commencé à écouter du Dany Dan. Pour moi, c’était le seul bon rappeur français. Je connaissais plein de trucs mais c’était le seul que j’écoutais vraiment. Il m’envoyait du style comme les américains. C’était ça qui était fou. Je le connais. Je pense qu’il me valide. Je ne vais pas te dire que je suis son rappeur préféré, mais je pense qu’il me valide. C’est flatteur ou tu aimerais t’en détacher un peu ? C’est relou parce que je


“Ma carrière solo est en parallèle de 1995. Je slalome.”

suis comparé à quelqu’un, mais ce n’est que de ma faute. Certaines personnes diront que quoi je fasse, c’est du Dany Dan. J’aurais du écouter moins de rap français peut-être. Je préfère qu’on me compare à lui plutôt qu’à quelqu’un de nul. C’est flatteur mais j’aimerais bien sortir de cette ombre là quand même. Comment tu gères ce statut d’espoir du rap français ? Franchement, le fait est que j’ai sorti mon CD la semaine dernière. Sur la première semaine, il y a eu les soucis de distribution, il y a des gens à qui ça n’arrive pas. J’ai eu mes chiffres, j’ai dû faire environ 1500 ventes mais les FNAC ne m’ont pas distribués partout. Avec 1500 ventes, je ne me dis pas que je suis un espoir de quoi que ce soit. Il faut que je continue à travailler, c’est tout. Oui je fais du bon travail mais d’un œil extérieur, je n’aurais pas trouvé ça incroyable. J’aurais trouvé ça chaud, ça ne m’aurait pas troué le cul. Donc, je ne me considère pas comme un espoir. En tout cas, pas encore. Selon toi alors, qui sont ces espoirs ? Nekfeu, pour moi, c’est le gros espoir du rap français. Deen aussi, Eff, le S-Crew… Je n’écoute que mes potes, le reste, je ne suis pas du genre fanatique. Qu’est ce qu’on appelle espoir ? ça veut dire que c’est quelqu’un qui marche un minimum. Si ça ne marche pas et qu’il n’y a que moi et deux personnes qui connaissons, ce n’est pas un espoir, mais juste quelqu’un qui rappe bien. Kaaris est un espoir parce que c’est son premier projet et qu’il a beaucoup vendu. C’est ça que j’appelle un espoir. Sinon le reste, c’est la nouvelle génération. Je me considère plus comme ça même si je commence à prendre de l’âge et à ne plus être la nouvelle génération. J’ai encore une montagne de travail à accomplir. Tu parais plus discret que les autres, mais tu mènes quand même ta barque. Comment tu l’expliques ? Je ne sais pas. Comme je suis timide, je suis plutôt silencieux devant les caméras. J’ai l’impression que comme je suis filmé, je stresse et je ne finis pas mes phrases, ça me

rend fou. Je ne suis pas encore une rock-star. Comment tu vis l’expérience 1995 ? Mortelle. Même si, comme pour ma carrière, on n’a pas encore accompli assez de travail pour que je me retourne. On n’a encore rien fait. Donc, ce n’est pas un prélude à ta carrière ? C’est en continuation ? Oui, c’est en continuation. Ma carrière solo, c’est en parallèle. Je slalome entre les deux. Les autres font pareil. On dirait que tu critiques un peu le public de 1995 dans Alph Lauren. Non. Quand je dis fanatique, c’est fan. J’ai rajouté le atique pour rendre hommage au Roi Heenok. Non, c’est les fans en général qui sont relou. Je pense que tout le monde a certains fans qu’il aimerait esquiver certains jours. Tu ne renies pas tout ce public ? Non, si ils apprécient c’est cool. Je fais peut-être un truc différent, mais ça ne me dérange pas. Je préfère que ce soit ça plutôt que pas de public ou un public instable. Et puis, marquer des jeunes, si tu fais des trucs cools et que tu restes fidèle à ta musique, tu les marques à vie. Tu peux être les Rolling Stones dans leur cœur. Quels seraient tes auditeurs idéaux ? Un public riche, comme ça ils achètent tous mes CD en plein d’exemplaires. Je n’ai pas envie de profiler ma musique, ce serait du nazisme. C’est pour tout le monde, ceux qui apprécient, ceux qui n’apprécient pas. C’est pour tout le monde, ceux qui ont l’esprit ouvert. Ça a une importance pour toi d’avoir un bon public ? Tu peux avoir certains


© Nova.


fans très présents. Dans la vie, je ne suis pas super sociable. Avec les gens que je ne connais pas, je suis totalement antipathique. Ça ne me touche même pas. Je ne suis pas confronté à ça donc je ne sais pas vraiment ce que c’est qu’avoir un public harceleur. Dès qu’il y a de la masse, je ne suis pas là. Il faut que les gens consomment, si on veut recréer de la musique derrière. Mais ils en parlent et ça fait plaisir. C’est la meilleure publicité. Tu as fait beaucoup de feat, est-ce que tu en regrettes ? Quel est ton préféré ? Oui j’en regrette. Parce que tu fais un clip mais tu n’as plus le contrôle. Je n’en fais plus parce que parfois tu te retrouves dans des clips bourbiers. J’estime en avoir trop fait. Je vais en faire mais avec des gens très réduits. Les gens avec qui je suis affilié où je sais qu’il n’y aura pas de galère. Mon préféré, c’est GagnePain avec Areno Jaz et Disiz, personne n’en parle jamais, c’est comme s’il n’était jamais sorti, mais celui-là je le trouve vraiment chaud. C’est le genre de morceaux que j’écouterais. Tu es critique envers ce que tu fais ? Oui, mais pas seulement envers ce que je fais, envers tout. Et donc comment tu le critiquerais Alph Lauren ? Pas assez de rap sans thème même si les gens pensent le contraire. J’avais tellement peur de ne faire que des freestyle, que j’ai fait beaucoup de chansons et pas assez de rap comme j’aime, bête par exemple. Mais en même temps comme je suis pris dans une réflexion plus sérieuse, je suis pris entre les deux feux. Pas assez de rap pour le rap. Quel est ton couplet préféré ? Le deuxième couplet de Steaven Segal, parce que c’est du rap pour du rap. Les mots pour les mots. Quel est ton rapport aux mots, à l’écriture ? J’ai toujours aimé les mots. J’ai toujours voulu maitriser la langue, sans f orcément la parler d’une façon élégante. J’ai toujours été bon en français. Je viens de reprendre la lecture. J’avais arrêté. Je lisais beaucoup au lycée, un livre par semaine, j’avais un bon rythme. Je venais d’arrêter de regarder la télé et je ne fumais pas. Forcément, j’étais un jeune à l’affut. Tu lis quoi ? En ce moment, je lis un conte japonais qui s’appelle La pierre et le Sabre.

C’est un conte classique. Je pioche un peu dans tout, mais pas n’importe quoi. Je ne suis pas trop fanatique des pavés de la littérature française. Il y a trop de description. Quand j’étais petit, je lisais Harry Potter. Tu te verrais, un jour, avec des thèmes plus engagés ? C’est du spontané. Je n’ai pas envie de calculer ma musique, de me dire « Je vais faire un truc comme ça ». Comme j’ai dit, j’écris tous les jours. Je n’écris pas toute la journée sur « je fume des joints et je rappe mieux que tous les autres ». Et puis, en vrai, c’est les premiers morceaux que je fais en solo. Ce sont mes premières expériences. J’essaie de donner un panel large. Mais en même temps, aujourd’hui je n’écoute pas de rap engagé. Ce n’est pas qu’il n’y en a plus,mais ce qu’on me propose ne m’intéresse pas. Comment je dois me positionner par rapport à ça ? Est-ce que pour le côté moralisateur, je dois faire du rap engagé ou est-ce que c’est de la musique, je fais ça à l’instinct, c’est de l’art ? Je pense qu’à un moment, quand tu es rappeur, tu dois, peut-être pas avoir un discours engagé, mais avoir des positions. Mais, de là à avoir un discours… Je ne regarde pas de reportage sur la politique, je ne regarde jamais les infos. J’écoute juste RFI, je ne vais pas commencer à lire des livres pour rapper des trucs alors que quand je cherche un truc, je vais le lire. Il y a très peu de rappeurs qui ont parlé d’un truc que je ne connaissais pas du tout. Je n’ai pas appris des choses grâce à la musique et je n’ai peut-être pas envie d’enseigner ça. Je ne me sens ni moralisateur, ni grand-frère, ni quoi que ce soit. Et, je ne suis pas tous les jours fier de moi donc je ne vais pas jouer le fanfaron. Peut-être qu’il y aura des causes ou des thèmes qui te tiendront à cœur ? Il y en a plein. Je risque de les aborder mais au feeling. Je ne veux pas me sentir obligé. C’est la musique qui me guide. J’écris de tout. Moimême, je ne sais pas. Tu te vois comment plus tard ? Continuer la musique ? Je vais bientôt avoir 25 ans, donc je me donne bien encore 67 ans maximum. Ensuite, je me vois bien faire d’autres choses. Quand tu fais du rap à haut niveau, on va dire, tu sacrifies beaucoup. Je ne sais pas dans quoi je me reconvertirai. Mais si je pouvais être très très riche et faire un truc qui n’a rien à voir avec la musique, ce serait parfait. Mais surtout, c’est ça que j’aime et je


n’arrive pas à faire quelque chose que je n’aime pas. Donc, je serai obligé de me rattacher à un truc de musique je pense. Je n’ai pas envie d’avoir encore la tête dedans, les projets, est-ce que mes disques sont dans les bacs ? Si je fais ça aujourd’hui, je n’ai pas envie de le faire encore à 32-33 ans. J’aimerais bien vivre une autre vie. Tu as des modèles de réussite ? Je dirais mon père. Mais sinon Jay-Z, parce que c’est un rappeur multimilliardaire. C’est la réussite incarnée. Jay-Z, il voulait faire de la musique, il l’a fait. Il voulait être riche, il l’a été. Il voulait être encore plus riche etc. Il a réalisé ses rêves. Mon rêve ce n’est pas d’être riche. Je parle beaucoup d’argent parce que ça va avec ce que je fais. Si je veux recréer un disque deux fois mieux, il faut que j’aie un minimum de rente pour réinvestir, pour faire un bête de clip, pour payer tout le monde, une pochette qui défonce. Et je ne vais pas rapper pendant dix ans et commencer une autre vie alors que je n’aurais rien gagné. J’aurais enjaillé les gens mais moi j’aurais tout perdu. Plus eu de relations sociales pendant dix ans, la tête dans la musique, plus de la relation avec la famille etc. Il faut de l’argent pour recréer derrière. Tu as fait beaucoup de sacrifice pour le rap ? Au final, non. Ma vie a énormément changé. Mais oui, ma famille, les relations sentimentales… Quand tu fais de la musique tout le temps, c’est difficile de concilier

tout ça. Selon toi, quels sont les espoirs du rap américain ? Drake n’est plus un espoir, c’est confirmé. La plupart font des bonnes mixtapes, mais ils font tous des albums pourris. Young Thug et Young Scooter peutêtre. Un petit portrait chinois. Si tu étais : Une marque ? Ralph Lauren. Un plat ? Le Yassa Poulet. Un animal ? Un hibou. Parce qu’il est très solitaire. Les loups sont solitaires aussi mais c’est relou d’être un loup. Ce n’est pas une vie. Le hibou, il sait quand il va manger. Le loup, il ne mange pas pendant trois jours et après il dévore une famille entière. Et puis ton frère loup peut te manger. Le hibou est tranquille avec sa chouette et personne ne vient lui casser les couilles. Une femme célèbre ? Oprah Winfrey. Elle est très riche. Elle peut faire tout ce qu’elle veut, elle est libre. Un péché capital ? L’orgueil peut-être. Ou la paresse. J’aurais aimé être plus travailleur. Quand il s’agit de travail, psychologiquement je deviens faible dès qu’il y a une contrainte. Le son ce n’est pas pareil. J’écris tous les jours, mais je vais avoir la flemme d’enregistrer, de prendre le métro. Ecrire ce n’est pas du travail. • Tous propos recueillis par Mandarine.


On ne présente plus Alpha Wann. Le membre de 1995 fait partie du paysage rapologique depuis une bonne demiedécennie et il va sans dire que son premier projet solo était attendu avec beaucoup de curiosité par les amateurs. Verdict maintenant.

Dès les premières minutes d’écoute, la nonchalance et la facilité du mec se distillent subtilement dans les oreilles. Le Double P Majuscule a choisi

des instrumentales à rythme modéré pour bien frapper l’auditeur de son sens aiguisé de la formule. On ne vous fera pas l’affront de sortir de leur contexte quelques lines bien senties mais Alph vaut le détour lyrical. Souvent, et à juste titre, avancé comme l’un des meilleurs rappeurs de sa génération, l’homme aux mille surnoms était souvent comparé, entre autres, à Dany Dan. Cette ga-

lette est donc l’occasion rêvée de mettre les points sur les I et de démontrer que oui, il existe bien un style Alpha Wann qui n’appartient qu’à lui. Alors certes, il est impossible de nier les influences qui animent toutes les pistes de cet EP. Mais c’est parce que l’enfant du quatorzième aime vraiment le rap et que ça suinte de toutes les pistes. Côté productions, c’est un sans-faute. Le choix du slow engendre une ambiance


chronique. Alpha Wann x Alph Lauren

“Agréable et cohérent de bout en bout, la promesse Alpha Wann commence à se concrétiser.”

planante qui colle plutôt bien au flow insouciant d’Alpha. On apprécie la cohérence du projet et l’harmonie entre les pistes. De plus, il y a une sensation de crescendo dans le groove et la vitesse au fil de cet octet de morceau qui se conclut par le climax de l’ultime piste ParleMoi De Benef’. Au cours de ces vingt-six minutes, on croise la route de Monsieur Nov’ qui vient caler sa voix suave sur le refrain d’un beat de Kyo Hita-chi sur Quand On Chausse Les Crampons. On rencontre aussi, en fin de parcours, Infinit, qui vient clôturer l’affaire Alph Lauren avec son flow à la Fuzati sous speed

se permettant de faire une très grosse impression. Le projet a son côté personnel, tout en gardant une pudeur bienvenue notamment sur Bustour. Les plus pointilleux viendront se plaindre d’un manque de thèmes dans les textes mais si l’on voit le verre à moitié plein, on s’aperçoit que AW réussit à taper un projet plaisant sans vraiment s’arrêter à un sujet. C’est presque une démonstration de technique. Le gros point fort de l’homme à lunettes reste dans sa capacité à surprendre. On connaît tous la désagréable sensation de deviner une rime avant qu’un rappeur la fasse

tinter. Impossible de réussir ça sur Alph Lauren quand il utilise des schémas de rime pas spécialement courants avec notamment cette façon de faire parfois taper la rime en début de pied suivant. Cet EP est de très bonne facture. Agréable et cohérent de bout en bout, la promesse Alpha Wann commence à se concrétiser sympathiquement. Nous avons d’ores et déjà retenu le morceau Double P Majuscule pour nos tops de fin d’année. Maintenant, on attend l’album avec impatience car ce qu’il nous laisse entrevoir sur ce projet est vraiment alléchant. Au boulot ! • SF.


Le Rap au Moyen-âge: Troubadours, joutes verbales et justifications d’écriture. « Qu’ai-je fait de spécial ? Quoi de plus qu’un autre ? Simple troubadour, je pose des mots sur quelques notes. » (Médailles, Shurik’n) Contrairement aux idées reçues, le Moyen-âge fût une période de très grande fécondité artistique et littéraire. Outre les récits arthuriens ou les chansons courtoises, on trouve notamment certaines formes de poésie et de musique finalement pas si éloignées du rap. Des chansons revendicatives aux échanges improvisés en passant par des formes d’égotrip avant l’heure, voici donc un petit tour d’horizon des analogies possibles entre le rap et certaines expressions poétiques de l’époque médiévale. Oui, on ose tout. LES POÈTES DU PEUPLE : LES TROUBADOURS ET LES TROUVÈRES.

D’abord on trouve les troubadours (langue d’oc) ou trouvères (langue d’oil) qui apparaissent au cours du douzième siècle. Le rapprochement entre ces chanteurs ambulants et les rappeurs d’aujourd’hui semble assez évident. Premièrement, d’un point de vue formel, la superposition de textes poétiques sur un fond musical est tout à fait propre à ce genre de chanson populaire. En effet, dans une conférence sur les poètes picards, Frédéric Billet compare les trouvères aux rappeurs dans leur « très grande facilité à faire de la poésie orale ». De plus, les troubadours furent les premiers à utiliser la langue vernaculaire – langue du peuple – pour leurs déclamations poétiques. En opposition à la langue officielle de l’époque qui

était le latin, certains troubadours affirmèrent donc très rapidement leur ouverture d’esprit en osant affirmer la langue vernaculaire comme langue poétique. Cette tonalité populaire est peut-être l’une des caractéristiques essentielle du rap qui prétend montrer toute l’importance d’une langue libre et accessible.

Enfin, il convient surtout de signaler toute la dimension sociale et revendicative de ces poètes médiévaux à l’image d’un état d’esprit inhérent au rap : celui d’un rap «engagé» ou plus piètrement nommé «conscient». Pour exemple, les «Siventès» sont des chansons satiriques et politiques qui se permettent de critiquer les puissants ou de dénoncer une injustice. Un traité du treizième siècle explique, effectivement, que: “Pour faire un sirventès, on doit parler d’un fait d’armes, dire du bien ou du mal de quelqu’un ou relater un fait d’actualité”.

Dans son ouvrage Pour une analyse textuelle du rap français, Mathias Vicherat cite Manuel Boucher à propos de la filiation musicale du rap. Ce dernier affirme que: « L’histoire de la musique revendicative, en France, est très ancienne. En effet, depuis très longtemps, en Europe, à l’époque médiévale notamment, la chanson apparaît comme le moyen le plus efficace pour faire passer des messages. Les troubadours construisent ainsi, au XII ème et au XIII ème siècle, des chansons politiques. (…) Ainsi, il semble bien qu’en France le phénomène des chansons engagés ait une tradition ancestrale » avant de conclure que « Par conséquent on peut penser que l’histoire du rap français n’est peut-être pas seulement


le résultat de l’influence venue des Etats-Unis, mais qu’elle est plus complexe ».

LES JOUTES VERBALES AU MOYENÂGE : « PARTIMEN » ET « TENSO».

Les genres littéraires (ou musicaux) du Moyenâge sont très nombreux mais deux en particulier peuvent attirer notre attention tant ils sont proches des « battles » ou des « clashs » (bien que parlant plutôt de thèmes assez léger).

Nous avons d’abord le « partimen » qui est un genre de débat chanté. Le fonctionnement est simple : un premier poète lance le thème d’un problème à débattre et les poètes suivant essayent alors d’improviser pour exprimer leur point de vue sur le sujet en question. Tous les couplets doivent être chantés sur la même mélodie que celle choisit par le poète qui débute: celui qui « part le jeu ». Cette succession de couplets qui conversent d’un même thème est assez proche de nombreux morceaux de rap. On peut penser à certains morceaux qui réunissent plusieurs rappeurs autour d’un thème ou d’un cause. En revanche il ne s’agit que très rarement d’un débat mais plutôt d’une succession de couplet orientés en

faveur d’un même propos (11’30 contre les lois racistes, 16’30 contre la censure etc..)

Puis, de la même manière on trouve le «tenso» où « deux interlocuteurs échangent librement, en couplets alternés, sur un thème fixé entre eux. Cette pratique est une de plus anciennes chez les troubadours. Il est, aussi, assez fréquent de voir deux rappeurs se parler l’un à l’autre, notamment par le biais d’une mise en scène fictive et parfois épistolaire.

Cependant, il faut dire que c’est bien la recherche de la performance qui réunit les troubadours et les rappeurs. En effet, il s’agit, à chaque fois pour les MC, d’improviser et de trouver l’inspiration dans l’instant présent. Dans le hip-hop, les confrontations du genre apparaissent donc régulièrement dans les « battles », qui relèvent le plus souvent d’un style « égotrip ». La virulence du propos, comme son second degré, en font une pratique tout à fait singulière. Mais question orgueil, les auteurs médiévaux ne sont pas en reste… DE L’ÉGOTRIP AVANT L’HEURE : LES PRÉFACES ET LES AUTOSJUSTIFICATION D’ÉCRITURE.


Si le moyen-âge est aussi difficile à étudier, c’est d’abord parce que la fonction d’auteur n’y avait aucun sens. La plupart des écrits ne comportaient d’ailleurs aucune signature. Cependant, autour du douzième et treizième siècle certains poètes commencent à revendiquer la paternité de leurs œuvres, et ceci de manière parfois très orgueilleuse voire insolente.

Nous pouvons donc penser à certaines préfaces d’ouvrages qui étaient considérées comme des textes de justification d’écriture où l’artiste expliquait pourquoi il fallait lire son texte et en quoi il était supérieur à celui des autres. Pour cela, nous pouvons citer la préface de L’Exemple d’Alexandre où l’auteur écrit : « ces poètes bâtards rabaissent les récits et veulent pourtant passer à la cour avant les meilleurs ; sans connaître les finesses de la langue, ils veulent en juger mais quand ils ont tout dit, leur conte ne vaut pas un denier ». Dans la même optique, il y a aussi Le roman de Thèbes qui s’introduit en ces termes : « Qu’ils se taisent tous ceux de ma profession (…) Ils sont tous aussi capables de m’écouter qu’un âne de jouer de la harpe ». Enfin, le prologue du Roman de la Rose prévient le lecteur : « Soyez persuadés de cette vérité : ce roman surclasse tous les autres ». Dans le rap, les morceaux de style égotrip se construisent à coup de punchlines (« phrase-choc ») qui peuvent parfois bien ressembler aux exemples précédents. Si le rap

véhicule surtout l’image d’un moyen-âge lointain et obscur, nous pouvons tout de même citer quelques-unes de ces mesures sur le thème avec: « Ils veulent tester l’intestable, putain d’MC de bac à sable, flow minable du 3ème âge, putain de fossile du moyen-âge » que lance Rockin Squat dans Intestable ou encore Booba qui, dans son morceau 1.8.7 en compagnie de Rick Ross, scande «J’suis sur la lune, ‘sont au Moyen-âge ». Mais on rencontre aussi une matière plus mythique et légendaire comme chez IAM dans Quand tu allais on revenait où Shurik’n entame son couplet comme ceci : « Je siège à la table des chevaliers de la basse ronde, noble confrérie de la rime profonde où chaque guerrier a sa spécificité, chaque phrase est disséquée, soigneusement étudiée. » Les références au Graal sont aussi assez récurrentes comme ici chez Orelsan dans le morceau Bada bing : « Cherche mes sons comme Perceval le Graal » mais restent cependant très évasives ou générales.

Sans vouloir défaire le rap de sa singularité il semblait donc intéressant – et amusant – de montrer que le mouvement hip-hop n’est en rien refermé sur lui-même. A l’inverse, il est un formidable moyen de faire du lien entre les arts, les cultures et même les époques. Car ce qui compte c’est peut-être de « ne pas finir comme une chanson qui meurt parce qu’on ne la chante plus, c’est le Graal que chacun poursuit, sans répit, souvent pendant plus d’une vie, mais bon t’es sûr de rien ici.» (Shurik’n, Sûr de rien) • Léonard Rembert.


« Ne pas finir comme une chanson qui meurt parce qu’on ne la chante plus, c’est le Graal que chacun poursuit, sans répit, souvent pendant plus d’une vie, mais bon t’es sûr de rien ici.»


Š Pierre Bertho.


chronique. Swift Guad x Vice & Vertu

“Swift Guad, le vautour du rap underground.” Une voix rocailleuse, sortie des tripes et une vision froide, crue, acerbe des choses qui l’entourent: si le rap underground et indépendant du 93 avait une figure de proue, ça serait surement celle de l’énigmatique et explosif Swift Guad, qui nous livre sa huitième galette personnelle, dont chacune des 18 parts contient une fève. Bilan de cette nouvelle bastos lyricale datée du 14 Octobre 2013. Avec des prods coupées à la machette signées Al’Tarba, son complice de crimes auditifs, Tony-O, Blake Smith, Beus Bengal et autres, Swift Guad signe ici un album abouti dans lequel se superposent avec une finesse ciselée des morceaux qui restent dans la lignée swiftienne (Musique de hooligan, Expédition punitive, Assez, À quoi ça rime ? …) et d’autres dans une toute nouvelle mouvance qui ont pu décevoir les inconditionnels (4 Saisons et Icare, bien que ce dernier ne soit pas présent sur l’album, en sont les parfaits exemples). Mais bien loin de vendre son style pour passer sur les ondes, Swift De-Ga a voulu faire un album transitoire pour explorer un nouvel univers musical et ne plus tourner en rond, pour ne pas être catalogué dans cette classe de rappeur-quifait-toujours-la-même-chose-sans-se-diversifier, ne pas rentrer dans une case artistique.

Et la première punchline de l’album, qui surgit comme un ouragan après 40 secondes d’écoute sur le morceau Vétéran, nous annonce tout de suite la couleur: alors que mon flow est en plastique, le sien est en acier trempé. Une seule envie, c’est que les 18 titres qui composent l’album nous confirment cette assertion. Et le guttural Swift, énervant et énervé, vient certifier et consolider notre appréhension: que ça soit dans Assez (“Pas besoin d’avoir fait maths sup/Pour vendre ce qui ressemble à des capsules”), dans Musique de Hooligan (“Dis moi quel chemin nous frayer/La dépression nous fait chier/C’est parce qu’on prend racine malgré qu’on ait du béton sous les pieds”) ou dans Expédition punitive, ( “Ma solution c’est que le peuple encaissent vos taxes douanières/Et que leurs navires de guerres prennent la trajectoire de Costa Croisières/A terre, j’vais les scalper avec mon opinel /Tous les poids lourds et poids Welter feront le nag-mé au Sofitel”) le talent est brut, et brutal.

Comme surgissant des bas-fonds de la banlieue opprimée et délaissée, le rappeur mélange avec une aisance déconcertante des punchlines à la sauce égotrip dont lui seul a le secret, et des phrases plus sereines, humbles et réfléchies, parsemées tout au long du skeud. C’est sûrement dans Expédition Punitive que le génie


“Le rap swiftien conserve ses lettres de noblesse tout en évoluant vers un horizon plus large.”

de la plume s’exprime le plus, à travers un pamphlet moralisateur où l’on imagine l’auteur, capuche et full face, partir en bomber et glock à la main pour buter tout ce qui lui tape sur les nerfs: de Neuilly Sur Seine aux gangsters de bac à sable en passant par les patrons et les matons, pas mal de profils y passent. Cela aurait pu nous rappeler le très réussi Suicide Social d’Orelsan, si des voix entêtantes et joyeuses n’accompagnaient pas celle de Swift tout au long du morceau, venant égayer un 4’39” d’une noirceur, pourtant, très forte (“C’est plus des lapins mais c’est des rats qui sortent des chapeaux”). Plusieurs fervents défenseurs du mouvement underground viennent croiser le mic avec le MC montreuillois: ainsi, Deen Burbigo, Wira, Titan, Dandyguel, Paco et A2H partagent quelques pépites avec le caillou du 93. On regrette seulement l’absence de Saké et L’Indis, deux des rappeurs avec lesquels Swift Guad sort le parfait attirail de serial kicker. Mais le featuring que l’on a envie de découvrir tout de suite et celui avec Paco, sur le son au titre évocateur Le Monde A L’Envers. Le temps d’un morceau, Hérésie est reformé, au plus grand bonheur des aficionados de ce groupe qui n’a pas existé assez longtemps. Et dès la première seconde, les paroles de Swift annoncent la lignée du morceau, qui ira “des Qataris au Pôle Emploi”: les poils se dressent et le monde s’écroule. La voix de Paco, tout de suite, entraîne l’auditeur dans une salle sombre et froide où se mélange un regard abrupte et acide, à une voix corrosive, incisive, tellement caractéristique de Paco.

Au plus grand dam de DSK ou d’Harry Roselmack, le premier dans un couvent et le deuxième en string panthère, une croix gammée collée sur l’corps, Paco décrit dans ce morceau le monde qui tournerait à l’envers, dont tous les codes, valeurs, morales et traditions seraient inversées. Après un refrain mi-chanté mi-rappé par Swift, ce dernier reprend le flambeau en décrivant, à son tour, les situations les plus improbables: Zlatan ne marquerait plus à cause d’un salaire de misère. Belle parodie d’un monde retourné, Hérésie

signe ici un nouveau chef d’œuvre qui ravira tous les passionnés. Au niveau des surprises, le single 4 Saisons voit le rappeur kicker un sample du morceau électro Infinity 2008 avec un beat quasi inexistant, un bruit sourd battant la mesure durant toute la chanson, un refrain chanté avec un vocoder annihilant la finesse de la voix de Swift, où est expliqué en quoi “printemps comme automne, hiver comme été, instants monotones” se succèdent dans la vie du montreuillois.

Finalement, Swift nous sert un “cocktail de vice à consommer avec modération”, comme il le dit si bien dans Grandeur & Décadence. Bien qu’aucun des morceaux ne soit vraiment à la hauteur de La Montreuilloise ou Fleur de Bitume, l’album est un condensé de surprises exaltantes qui raviront les habitués comme les nouveaux auditeurs: toujours à base de multisyllabiques placées avec plus de précision qu’une frappe chirurgicale sur tous les instruments qui composent les prods, Swift change mais ne déçoit pas. Véritable vautour rodant à l’affût de n’importe quel beat à dévorer, presque demanière instinctive, Swift le Deguin confirme son talent vicieux et efficace. Mais la vertu est aussi au rendez-vous, le rap swiftien conserve ses lettres de noblesse tout en évoluant vers un horizon plus large, qui promet un prochain album fort d’un renouveau bien dosé entre le roc et les flammes d’une voix profonde, qui, espérons le, lui rameutera plus de partisans qu’il n’en a, pour élargir son champ d’action. Résultat d’une alchimie bien dosée entre conscient et égotrip, entre beats rapides et sanguinaires, ou rythme plus lents et reposant, on peut dire sans se tromper que Vice + Vertu = Swift Guad. • Kekropia.



A2H “ Je suis un vadrouilleur.”



On ne présente plus A2H mais si par malheur vous ne le connaissiez pas, l’interview de l’ABCDR est très instructive. L’éclectique rappeur du 77 a posé son timbre de voix si particulier sur un nombre de projets affolants depuis le début de sa carrière. Toujours dans les bons coups et prenant de plus en plus de galons, Le Rap en France a décidé de lui rendre une visite dans ses studios avant la sortie de son prochain album. Es-tu satisfait de ton premier album ? J’en suis satisfait artistiquement, mais je n’ai pas eu le temps de le finir correctement parce que j’avais vraiment envie de le sortir. Il y a quelques morceaux que j’aurais souhaité plus aboutir, certains sur lesquels j’aurais aimé retravailler les refrains et quelques instrus que j’aurais peut-être rejoué. Parce qu’il avait vraiment une vocation musicale, j’ai fait intervenir des saxophonistes, des bassistes, des claviers. On aurait pu prendre le temps de rejouer. Mais sinon, j’en suis satisfait car c’est un album qui me ressemble. Ça s’entend, d’ailleurs. Ouais, en terme de flow et d’instru. Après, j’ai fait plein de choses dont une tournée derrière et si je devais le refaire aujourd’hui, il serait différent. Mais à l’époque de sa création, c’était exactement ce que je cherchais. Entre les deux, il y a eu le projet avec Alpha. C’est encore autre chose parce que j’étais drivé de A à Z alors que c’est moi qui gère tout d’habitude. Ça fait grandir, je suis plus à l’aise aujourd’hui. Alpha, c’est le self-made man. Après on est vraiment différents. Je ne suis pas comme lui, très pointu dans un domaine. Même s’il est très éclectique, tu reconnais sa patte directement sur un son. C’était intéressant de bosser sur un projet comme ça mais je ne me vois pas faire que ça. C’est un projet très réussi, en tout cas. Il est bien, il est vraiment agréable. Il représente vraiment cette ride d’été. En termes de vente, Bipolaire a bien marché ? On n’en a pas vendu des masses. Ça a dû tourner autour de 1200 ventes, ce qui représente 60% des pressages. J’ai encore des stocks que je vends sur les concerts, ça

m’arrive toujours. On est rentré à peu près dans nos frais au final. Tu n’as pas eu énormément de promotion sur cet album ? Et non, promo facebook ! On n’a pas pris d’attaché de presse ni de partenariat radio ou site. Du coup, on n’avait vraiment rien. J’ai véritablement sorti mon album sur facebook et je pensais que les réseaux sociaux avaient un autre impact. Mais je me suis rendu compte que quand tu n’as pas un énorme buzz, les réseaux sociaux ne te suivent pas tant que ça. On a défendu l’album comme on pouvait. En sachant en plus que j’ai eu pas mal de souci avec les clips, certains n’ont pas pu sortir pour diverses raisons. On en a clippé deux, au final. Et pour un quinze titres, ce n’est pas suffisant. Pour conclure, on peut dire que la promotion était un peu foirée. Pourtant, il y avait quand même eu une belle soirée de lancement à la Maroquinerie. Oui mais en terme de promotion, je pense que ça n’a pas été très bien compris. Vu que Némir était très attendu, je pense qu’on a cru que je faisais la première partie alors que c’était une scène partagée. Je crois qu’on a mal géré notre coup en faisant une co-release avec quelqu’un qui a plus de buzz que nous. Les pros attendaient vraiment Némir. Ils ont appréciés mon set mais il n’y avait pas d’attente. Hormis pour les connaisseurs qui savaient que j’envoyais un album. Donc si je comprends bien pour ton album qui arrive, le principal axe de progrès sera la promotion. Carrément. On a embauché Florian de MPC qui va gérer ce côté-là. On a déjà quatre clips prêts alors que l’album n’est même pas sorti. On essaie de démarcher un peu plus les radios, on ne sait pas s’ils vont rentrer les titres mais on va tenter avec Générations, Nova, Skyrock etc. Il y a aussi les freestyles en attendant l’album ? Oui alors ceux-là sont clairement ciblés pour les gens qui nous suivent depuis longtemps. C’est une piqure de rappel pour toute ma fan-base. J’ai lu dans l’interview de l’ABCDR que tu te considérais comme un rappeur “monsieur tout-le-monde”, un mec qui est dans l’entre-deux : ni la plus grande des cailleras ni le petit bourgeois. Est-ce que tu espères par ce


Est-ce que tu penses être à un tournant de ta carrière ? Je crois, oui. Parce que je pense avoir fait quelque chose de plus abouti que la moitié des projets que je vois passer en rap français. Cet album, c’est vraiment toute ma vie. Les intrus sont travaillées par des gars de mon équipe ou des gars que je connais. C’est un vrai travail de fond. Un peu comme un Drake, qui bosse avec les mêmes personnes depuis le lycée. On est un peu dans cette dynamique et le disque est vraiment cohérent. Il représente vraiment A2H. Je sais que tu joues des instruments et que tu composes certaines productions. Tu aimerais être considéré comme un musicien plus qu’un rappeur ? J’aimerais être considéré comme un Pharell ou un Kanye. C’est un peu prétentieux mais je veux juste parler de quelqu’un de complet. J’ai monté le label Palace, je suis producteur, musicien, rappeur. Je chante aussi, j’essaie de faire de la direction artistique pour mes frangins. Être le meilleur rappeur de la Terre, je n’en ai rien à branler. J’essaie d’être le plus complet. Si j’ai bien compris, ton album est terminé. Voilà et prêt à être défendu. Il reste quelques retouches de mixage et le mastering. Il s’appellera Art De Vivre. Tu restes aussi éclectique que sur les projets précédents ? Tu vois, il y a beaucoup de gens dans Palace et j’ai tendance à toujours demander leurs avis aux gens. Et sur cet album, je ne l’ai pas fait. J’ai fait exactement ce que j’avais envie de faire. J’ai vraiment mis ce que je kiffe. Les gens qui me connaissent depuis longtemps vont sûrement reconnaître des sonorités de Coconut Sunshine, mon premier collectif. C’est quelque chose qu’on ne retrouvait pas dans Bipôlaire parce que c’est très électro, très grime. On

“Cet album, c’est vraiment toute ma vie. C’est un vrai travail de fond.” biais toucher un plus grand public ? C’est vrai qu’on se positionne dans cette middle-class. Mais c’est pas forcément le but. Moi, je ne rappe que qui je suis. Je suis né dans un quartier mais j’ai déménagé partout, je suis dans la ride. Je suis un vadrouilleur ! J’ai pas UN endroit où j’ai grandi mais c’était dans le 7-7, entre Le Mée et Melun. C’était un milieu très modeste, je n’ai jamais vraiment eu d’argent mais je ne suis pas à cheval sur cette revendication. Greg Frite l’a très bien dit dans une interview : “on n’est pas assez caillera pour les cailleras et pas assez branchés pour les branchés.” C’est le propos qui représente le mieux ce que je fais. Donc je représente plus monsieur Tout-Le-Monde que les autres mais je touche moins de gens parce qu’ils ont besoin de s’identifier à quelque chose. Et il existe toujours ce fantasme du rappeur. Carrément. Et si on devait vraiment regarder, on a toute la caution street. Je pourrais revendiquer mon coin mais je préfère laisser ça à d’autres. Certains s’inventent des vies très bien. Avec ce nouvel album, la scène sera toujours primordiale ? Plus que jamais ! J’ai vraiment envie de le défendre au maximum. Sur scène, j’aime bien penser mes sets comme un album en plus avec des séquences qui n’existent que sur scène.


avait enregistré en Angleterre en 2007 et on était déjà dans toute cette culture 2-step, trap avec le TR-808 et les kits de batterie un peu plus électronique. Sur Bipôlaire, j’avais mis plus de lignes de basse et des claps. Je suis reparti sur quelque chose que je produis, un hybride entre de la musique jouée, du sample et de la musique électro. En termes de sons, ça se rapprocherait de ce que peuvent pondre Schoolboy Q, A$AP Rocky etc. C’est un mélange de moderne et d’old school. Tu n’as pas peur de perdre une partie de ton public en route ? Non, les gens qui me suivent ont l’habitude. Ils savent que je vais sur de nouveaux terrains et qu’on ne sait pas forcément ce que je vais pondre. Ils m’ont vu faire des freestyles boom-bap, il y a eu la Summer Tape presque west avec quelques morceaux électros. J’ai été sur une Christmas Tape avec des sons plus froids, plus newyorkais. On m’a entendu avec Xanax sur de l’alternatif, Bipolaire avec du mélange. Et évidemment, avec Aelpéacha. Ils savent que je fais plein de musiques différentes. Si je les perds, c’est que je les ai perdu avant. Ils étaient venus pour un projet et ils s’en vont pour un autre. Tu as un public changeant. Très ! Certains ne m’aiment que pour mes morceaux sérieux et d’autres n’apprécient que quand je parle de défonce, quand je suis plus léger. J’ai deux voire trois publics puisqu’il y a aussi des gens qui ne m’aiment que sur scène. Cet album peut réunir tous les gars parce que j’ai fait une meilleure symbiose des ambiances. Puisqu’on ne peut pas évoquer les featurings pour cause d’exclusivité, tu peux nous dévoiler quelle serait ta collaboration de rêve ? Idéalement, j’aurais aimé avoir Jhené Aiko. Mais c’était un peu hors budget (rires). Sinon, Izia m’aurait bien plu. Je kiffe l’énergie qu’elle a mais je n’ai pas le contact et je ne connais personne qui la connaît. A terme, j’aimerais collaborer avec elle. Il y a vraiment une touche A2H quand on écoute tes sons, comment tu l’expliques ? Je ne m’en rends pas compte. J’essaie d’aborder l’instru en fonction de la musique et je ne vais jamais poser de la même manière. Peut-être que mon grain de voix explique qu’on me remarque plus aussi. Plus

ça va et plus je me rends compte que j’ai peutêtre un style propre. J’écoute très peu de rap français donc je ne me suis jamais inspiré de flow français. Les seuls qui m’ont inspiré quand j’étais petit sont Busta Flex, Kool Shen et le Saïan. J’ai découvert les Sages Po’, X-men etc., très tard. Je rappais depuis longtemps déjà. C’est un peu normal. Sans internet, on est passés à côté de plein de choses à la fin des années 1990. Carrément. Time Bomb n’est jamais arrivé chez moi, par exemple. Il y avait les rappeurs de mon coin, les 2Bal, Mafia Trece etc. et après c’était les mecs qui étaient populaires. Tu penses que tu aurais mieux marché à la fin des années 90 ? Je pense que oui. Comme tu l’as dit, j’ai un truc à moi et j’aurais peut-être eu une école à défendre. Mais tu vois, les rappeurs qui étaient dans le mélange des styles comme Driver ou Busta Flex, je les côtoie maintenant. Ils respectent énormément mon travail parce qu’ils reconnaissent que j’ai une patte bien à moi. Ils savent que je ne suis pas un MC de plus qui vient rapper le même thème que son voisin. Tu as écrit différemment pour cet album ? Non, toujours pareil. Je prends la production, j’attends de voir si elle me fait quelque chose. Si elle ne me fait rien, je la renvoie à son beatmaker. Si je la kiffe, je la garde et j’essaie des flows yaourts dessus. C’est vraiment spontané. J’ai toujours fait ça. La seule différence c’est que je ne sais plus où je vais maintenant. Il y a quelque chose qui a disparu, c’est que je ne suis plus dans une dynamique de prouver. Je sais que je sais rapper. Je n’ai rien à foutre de paraître le mec le plus technique du moment ou celui qui a les meilleures punchlines. J’essaie juste de faire des morceaux cohérents, qui ont de la gueule. Et que mon flow colle au morceau, qu’il soit un instrument de plus. J’essaie de me marier à la musique. Ton parcours musical te pousse aussi à chercher vers la chanson plus sérieuse. Oui parce que quand j’étais dans le reggae, j’étais dans une lignée très consciente. On faisait des morceaux sur les enfants soldats etc. C’est très cliché mais c’était vraiment sincère. On ne voulait pas se donner un style Manu Chao. J’ai donc ce bagage-là. En plus, je


sais que ma famille dans les îles m’écoute et que ça leur fait plaisir que je sois sur ce genre de registre. Ils sont fiers de voir que je peux aussi traiter ces thèmes-là. Ils n’ont rien contre mes morceaux où je parle de fête, ma famille sait très bien la personne que je suis mais je vois qu’il y a plus de répondant en terme familial quand je suis dans ce style. Après, j’ai fait aussi du rock, de l’alternatif… Et du Gérard Baste, qui est un genre à lui tout seul. A la base, je ne suis pas fan du tout de cette came. Gégé m’a convaincu de son truc. Je n’aimais pas les Svinkels, c’est une musique qui ne me parlait pas. J’ai appris à comprendre le délire et surtout, j’ai vu que c’était réel ! Contrairement à des mecs qui s’inventent des vies, leur quotidien est dans leur rap. C’est limite s’ils n’atténuent pas le texte. Ils ont démontés des festivals tout bourrés, ils ont fait des tournées sous LSD. C’est pour de vrai tout ça. Ce que rappe A$AP Rocky, les seules personnes qui ont eu la même vie en France seront les Svinkels et les gens dans ce délire. J’ai vraiment apprécié travailler avec Gérard Baste parce qu’il y a cette vocation à faire un son festif. Considérer la voix comme un instrument, c’est un héritage de ton passé dans le reggae et le rock ? Bien

J’en ai rien à foutre d’être le mec le plus technique du moment. sûr. Parfois, sur un morceau de reggae ou de rock, il y a l’équivalent de ce que tu fais sur un demi-refrain de rap en termes de texte. Ta voix est vraiment un instrument. Dans le rap, il y a énormément de textes. C’est très dense. Dans les îles, quand tu vas à un concert c’est pour danser. Jamais pour réfléchir. Donc j’ai aussi envie de donner à ma musique une dynamique festive. C’est important d’alterner. On est en France donc il faut garder cet héritage de chanson à texte mais il faut conserver ce côté dansant aussi. • Tous propos recueillis par Stéphane Fortems.


Voilà, nous sommes arrivé à la fin de M.A.R.S., histoires et légendes du hip-hop marseillais. Il nous a fallu du temps pour le lire. Pas parce que l’écriture est pénible ou le sujet inintéressant. Non, c’est tout le contraire : le livre est riche, très documenté, les anecdotes nombreuses et les analyses sans concession. M.A.R.S. est une plongée dans l’histoire du rap à Marseille. Et des livres dans ce genre, il en faudrait plus à une époque où le rap reste peu considéré malgré sa longue histoire. Cet écrit permet de prendre le temps de regarder et reconsidérer ce qui a été une belle odyssée. Il donne aussi la parole à des personnes qu’on entend peu. M.A.R.S. ? Une encyclopédie qui se lit comme un roman. Le livre s’ouvre sur un certain nombre de photos qui pour quelques-unes sentent bon la fin des années 80 et le début des années 90. Toutes montrent les différents protagonistes dans leurs univers : concert, atelier d’écriture,

au quartier, à la plage. Ce sont trente années de rap à Marseille que l’ouvrage balaie, trois décennies que l’auteur découpe en trois phases : des premières vibrations aux sentiers de la gloire (1980-1995) à l’âge d’or (1995-2001) jusqu’à l’âge de raison (depuis 2002).

Le livre interroge les acteurs des mouvements sur les raisons qui ont amené ces différentes périodes. Julien Valnet a en effet opté pour une approche globale : il s’intéresse à toutes les disciplines du hip-hop, essaie de donner la parole à un maximum d’acteurs et pas seulement aux rappeurs (qui sont bien souvent considérés, à tort ou à raison, comme la face visible de l’iceberg et captent toute la lumière). On parle donc des DJ, des danseurs, des beatbox et même de graff. Généralement, quand on parle de Marseille à la télévision ou à la radio, on entend souvent vanter son côté cosmopolite, une ville où les populations ve-


chronique. Julien Valnet x M.A.R.S., histoires et légendes du hip-hop marseillais.

nues de tous les pays vivraient ensemble et en bonne entente ; on n’y échappe pas ici mais abordée d’un point de vue musical. Quand les acteurs s’expriment, ils font part de leurs influences : New York bien entendu, mais aussi de la soul du funk, du raï, du ragga et du rap français.

Pourquoi le rap éclot à Marseille ? Une des thèses développées est que la ville connaît une crise identitaire profonde depuis les années 60 : son modèle économique s’effondre, le port doit se réinventer et les circuits de la drogue changent. Parallèlement, le maire de l’époque, Gaston Defferre, maintient la ville sous une chape de plomb. Les prémices du rap naîtraient alors en réponse, en opposition à tous ces phénomènes. Et il ne faudrait pas non plus négliger le poids de l’histoire et de ses hasards: les sous-marins américains accostent à Marseille et le rap de New York résonne dans les rues de la ville, les radios libres puis associatives émergent (Radio Grenouille pour n’en citer qu’une) au début des années 80.

Puis l’âge d’or, dans les années 90, symbolisé par la Fonky Family fait quasiment de Marseille la capitale du rap français (pour preuve, l’anecdote de groupes et de rappeurs, comme Rohff ou le 113, qui viennent à Marseille chercher l’inspiration et enregistrer leurs projets). Comme ailleurs en France, le rap mar-

seillais bénéficie de l’engouement des majors et maisons de disques qui voient là de l’argent à se faire et de la Loi Pelchat qui impose aux radios la diffusion d’œuvres francophones. Dans le titre du livre, on retrouve le terme légende. Marseille est composée d’endroits mythiques, d’autres moins connus mais tout aussi importants : la Maison Hantée, l’Espace Julien, l’Affranchi, La Friche, Au Bon Burger, l’Enthröpy sans oublier des studios comme la Sound Musical School, La Kave, Ballard, etc.

La construction du bouquin l’amène à mettre en avant certains événements tels que la cassette Concept. La légende est connue et même si le projet aura été fait avec peu de moyens, il permettra de situer Marseille sur la carte du rap en France (le projet suscite l’intérêt de Joey Starr et des membres d’Assassin entre autres). On ne peut parler du rap marseillais sans parler d’Ibrahim Ali (« Un devoir de mémoire pour Ibrahim Ali », Sat sur Marseille City). Sa tragique et violente disparition aura fait réfléchir certains et des groupes auront disparu de la circulation (Soly, « (…) un événement qui a traumatisé une génération. Jusqu’à aujourd’hui, certains n’arrivent pas à passer le cap. Ils sont grillés à vie »). Dans le livre, on apprend que le Rat Luciano n’a jamais été vraiment tenté par l’aventure en solo, que Keny Arkana a vécu quelque temps dans des grottes,…


Le rap marseillais a-t-il une identité propre ? Sans doute car on trouve tout le long du livre des faits saillants qui se répètent peu importe la période : entraide, débrouille, studio dans des caves. Une anecdote résume parfaitement l’état d’esprit : en parlant de la FF, Karim raconte qu’ « on niquait le train pour aller les voir jouer à Paris. On allait dans les loges. Il y avait à manger et à boire. On faisait la fête avec eux. Ils nous filaient leurs billets de train retour, et ensuite ils appelaient la maison de disque pour dire qu’on les leur avait volés. Et nous, on rentrait sur Marseille à l’œil. » Et comment ne pas parler de l’accent, des inclinations mystiques de certains, d’un rap plus brut pour d’autres et de la nécessité absolue pour tous de se revendiquer de Marseille. Et comme ailleurs en France, le rap change. Les styles se rapprochent, les ventes de disque chutent et les rappeurs deviennent des entrepreneurs qui vendent plus un produit qu’une musique.

Même chez les historiques (IAM), la crise frappe : AKH signe en maison de disques, l’Oncle Shu doit sortir son deuxième album solo en auto-distribution. Les temps changent donc: il n’y a jamais eu sans doute autant de rappeurs à Marseille et pourtant les moyens ne suivent pas. Pourquoi ?

L’analyse est parfois cruelle comme lorsqu’il est évoqué les questions liées à l’indépendance, aux structures, et donc l’organisation. On trouve une idée intéressante : le rap à Marseille n’a pas grandi trop vite mais il a manqué d’un lien entre les premières générations assez confidentielles et les nouveaux groupes et rappeurs, plus nombreux, actifs mais avec peu de moyens. DJ Faze pense que « le pont générationnel entre les 40 ans et les 20 ans ne s’est pas fait » Adikson va dans son sens : « La FF, qui n’a pas résisté au temps, n’a pas construit de label, de structure. J’ai l’impression qu’il y a eu un manque à cette période. » Pour autant, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Des structures qui ont réussi, il y en a eu. Le Côté Obscur qui a vendu des Cds en grande quantité comme Kif Kif et Da Mayor Industry. Et ce n’est qu’une infime partie du livre qui est abordée dans ce court article. Car le livre nous parle de l’aventure Hip Hop Parallèle, des Turntablists, de l’apparition du bien connu « Nique tout ! », du concert de Bob Marley un an avant sa mort, des émissions de radio de la seconde moitié des années 80 etc. Pour plus de clarté, nous vous conseillerons de commencer par l’épilogue qui présente rapidement le travail de recherche de Julien Valnet et plante le décor du contenu. Et d’apprécier l’immense réussite de cet ouvrage très complet. • SF.

© Julien Thomas.

Marseille, ce n’est pas qu’IAM ou la FF, c’est aussi des groupes moins connus ou moins médiatiques mais dont les cas sont tout aussi révélateurs : le 3ème Œil est un groupe qui aurait pu monter plus haut mais qui n’a jamais trouvé la bonne attitude avec les maisons de disque, la Division Marseillaise indépendante elle aussi marquée par la mort d’un membre sans oublier la Puissance Nord à la longévité remarquable et pourtant toujours dans l’ombre. La vitalité actuelle de la scène marseillaise s’expliquerait, entre autres, par les ateliers d’écriture adressés à différents publics et qu’ont fréquenté certains leaders de la scène actuelle (Keny Arkana pour ne citer qu’elle) mais aussi par la participation à des concerts et, à des mixtapes des anciennes têtes d’affiche.


Le rap à Marseille n’a pas grandi trop vite, mais a manqué de liens avec les premières et les nouvelles générations. © Anthony Chardon.


A l’occasion de la sortie de son E.P. Buffy qui serait un complément à son dernier album, nous proposons un dépoussiérage de Vampire, dont on n’est pas prêt de s’en remettre. Brève rétrospective pour ceux qui n’auraient pas eu connaissance du phénomène. Grems est un designer influencé par l’art abstrait et les peintures archéologiques qui a pour passion le graffiti et la musique. Dans ce dernier milieu qui nous intéresse particulièrement, c’est à Détroit, pour la house, et à Londres, pour la grime et le broken beat, qu’il puise ses influences. Nous nous penchons aujourd’hui sur son sixième et dernier album Vampire, successeur de Algèbre 2.0.

A première vue, avec ses treize titres pour 30 minutes de musique, un artwork très sobre en guise de pochette, et un livret qui se contente des remerciements ainsi que des crédits de l’album, Grems ne semble pas vouloir passer par quatre chemins. L’immersion débute avec Préface, ou l’on se retrouve emporté dans une vague d’arpegiateurs cristallins pendant que le MC s’attaque à la cible désormais prise dans les mailles de sa prod’ signée John 9000. « J’aurais dû l’appeler empathie, mais j’suis encore plus faible et c’qui m’baise c’est qu’la vengeance m’envahit […]» est la première phrase de l’album. Posé, Grems s’échauffe, prend son temps mais cogne sec, on ressent sa hargne


chronique. Grems x Vampires.

toutesfois maîtrisée.

Le single Vampire dévoile un album à la production soignée, avec des synthés et un kick très deep, assaisonnés de fines hi-hats et autres caresses auditives dans les aigues, les dosages sont parfaits pour faire bouger les grosses fesses sous les projos’. Pieu est le dernier de la trilogie aux synthés limpides. Pour cette grosse prod’ déstructurée Grems a fait appel à Neue Grafik qui opère sur les morceaux les plus barges de l’album. Résultat : des bombes inrapables pour le commun des mortels, des samples de tirs partout (Full HD), des synthés de tous les côtés (Chair Fraiche), sur des beats déconstruits aux influences 2-step/Garage (Pieu).

Interlude, reprend des circuits plus «classiques» qui font penser à Algèbre 2.0., tout s’explique : C’est Noza à la prod’ ! Il est aussi à l’origine de Cimetière, pépite purulente de charisme, très sobre tant dans le flow que dans la production. Le morceau fait office de transition après l’enchaînement hardcore précédent, qui atteint ses sommets avec l’épileptique Charogne. « T’as un signe nazi sur l’épaule, crève ! Charogne […] » En effet les BPM redescendent, avec des morceaux plus minimalistes avec le trop court mais parfait Shlag Music, à l’instru ‘ envoutante qui se marie parfaitement au flow de Grems jusqu’à Zombi. Redescente aux enfers, musicalement on retrouve l’am-

biance de Les Bails en featuring avec Le Jouage (qui nous livre ici un très bon couplet), en plus sombre, plus lent avec un Grems qui semble fatigué de tout. Heureusement ses potes d’outre-manche Foreign Beggars ainsi que Son Of Kick viennent l’épauler sur l’avant-dernier titre, une dernière montée d’adrénaline où notre MC favori se détend et en oublie toutes ses sangsues, enfin un peu de repos pour les mamans de ses auditeurs.

L’ultime mollard que nous balance le MC, Pince moi je rêve fait, à la fois une ouverture musicale en nous surprenant sur un terrain ou ne l’attendait pas, et une conclusion qui découle naturellement du reste de l’album. Très touchant, profond, d’une finesse extrême, et nous n’en dirons pas plus pour éviter tout spoil envers ceux qui n’auraient pas encore goûté à cette merveille. Au final, Vampire n’est peutêtre pas l’album pour découvrir l’œuvre de Grems, mais est la parfaite synthèse de celle-ci, la conclusion de toute une œuvre cohérente jusqu’au bout, d’un des rares artistes à ne pas sombrer dans la branlette générale qu’est devenu le « rap-jeu ». 30 minutes qui ne laissent pas la place à du remplissage pour Grems, des morceaux terribles même une fois sorti du contexte de l’album, une polyvalence extrême ne serait-ce qu’en terme de flow tout en restant cohérent dans son univers vampirique. • Samy Bérard.



DemiPortion: “L’éducation, le respect : c’est ça la base du rap.” Par Léonard Rembert.


Salut ! Alors, ce soir concert à Montpellier en première partie de Kaaris. Tu as refusé dans un premier temps, pourquoi ? Je n’ai pas vraiment refusé, j’ai proposé d’autres trucs (Joke entre autres) mais ils m’ont dit qu’ils voulaient plutôt un gars du coin, local, pas trop cher, qui ramènent un peu de monde. Mais pour toi, c’était un décalage par rapport au public ? Exactement. Puis la couleur musicale, tout simplement. Après rien n’empêche, par exemple j’ai déjà fait la première partie de rappeurs qui n’ont vraiment rien à voir avec Demi-Portion. Quels sont les autres artistes qui ont un public proche du tien selon toi ? Ah, ça c’est aux auditeurs de le dire. Mais déjà la place pour Demi-portion ne coûte pas vingt-cinq euros, tu vois. Après par rapport à ce soir ça reste de la musique, on s’adapte. On va essayer de se faire plaisir et de faire plaisir aux deux publics. Sinon par rapport à internet et aux réseaux sociaux, tu es vraiment très présent sur Facebook par exemple. En quoi c’est important pour toi en tant qu’artiste ? On ne crache pas dans la soupe. Ça fait 19 ans que j’fais du rap, depuis 1996, donc des choses j’en ai vu. J’ai vu l’évolution, au début sans internet puis après avec myspace etc.. Donc oui, pour les réseaux sociaux, on ne s’en cache pas. Un portable, un ordi : on essaie de répondre à tout le monde et de voir ce qui se trame un peu partout. Après, on fait surtout beaucoup de concert. Oui, justement, c’est la scène que tu préfères avant tout. Voilà, c’est surtout la scène ! On a fait que deux albums mais beaucoup, beaucoup de scènes. Je fais autant de concert que Sinik ou d’autres artistes du genre. D’ailleurs la tournée reprend, jusqu’au mois de Juin. Pour en revenir à Internet, tu es aussi un des seuls artistes à proposer autant de clips. Y a-t-il des raisons particulières à cela ? On a toujours aimé faire de la vidéo. Après, j’ai personne à Sète, donc c’est plutôt avec des gars de Montpellier (Jean-Baptiste Durand) ou de Perpignan (Morfine). Mais voilà, on fait juste ça pour le kif. On essaye toujours de laisser une trace

visuelle, sans trop compter les vues. Concernant ton dernier album Les Histoires, es-tu satisfait des retours que tu as eu ? Est-ce que tu t’attendais à une telle reconnaissance ? Sérieusement non. Je te dirais que c’est le retour de la médaille, ça fait toujours plaisir. Après, ça donne de la force pour continuer mais ce n’est pas éternel. On essaye de laisser un maximum de traces pour que ça reste intemporel. On fait beaucoup de concerts en proposant à chaque fois des morceaux issus de tous les projets, que ce soit Artisan du bic, Petit bonhomme ou Les histoires. Du coup, le public aime peut-être ce côté simple, ce n’est pas un truc professionnel, tout cadré. Le phénomène qui s’en suit fait donc vraiment plaisir. Dans le morceau Avec plaisir tu dis “La plus belle chose que j’ai apprise : non j’ai pas envie d’être célèbre”, tu considères vraiment que la gloire et l’argent sont nuisibles à un artiste ? C’est sûr, du moins ça peut. Moi, j’ai appris à me contenter, je n’ai pas besoin de plus et je ne vais pas me bâtir une villa grâce au rap. En tout cas, ce n’est pas ma vision de la musique. Je pense plutôt aux gens qui vont acheter le disque en se disant “ce gars-là le mérite”, c’est ça qui compte. Après je fais juste de la musique. La célébrité peut t’égarer. L’argent aussi, même si on a besoin c’est sûr. Tu le dis toi-même dans Real hip-hop: “On fait du rap conscient, ça c’est une belle question”. Ça veut dire quelque chose pour toi le terme de rap “conscient” ? C’est devenu quelque chose de nos jours. A l’époque, rapper c’était écrire, prendre un micro, trouver un sample et voilà. Maintenant, être rappeur c’est une image, il y a certaines conditions précises. Après, c’est sûr qu’on devrait être conscient, mais parfois on ne l’est pas : on rit, on est triste, on est fou. Peut-être qu’au final, on fait du rap conscient dans le sens ou on essaye juste de s’appliquer… Consciencieux ? Exactement, mais sans se prendre la tête. Concernant Brassens, en quoi tu trouves que ta musique correspond à ce qu’il faisait ? J’ai connu Brassens assez




tard. On m’en avait parlé à l’école mais je n’avais pas accroché. C’est en 2006 que j’ai commencé à m’intéresser à l’artiste. C’était un révolutionnaire à sa manière, un poète. Il s’en foutait, il disait clairement qu’il ne voulait pas travailler pour un patron mais faire sa musique que ça marche ou pas. Puis voilà, je suis natif de Sète donc bien sûr que je lui ai rendu des hommages, quelques clins d’œil mais je ne ferai pas non plus un album entier sur lui. Qui sont tes modèles ou qui t’inspire ? Je ne sais pas trop…je suis clairement influencé par les anciens titres, mais j’écoute de tout. Avant d’être rappeur, je suis auditeur et la musique évolue tellement vite aujourd’hui. Le hip-hop est la musique qui s’écoute le plus de nos jours, il y a vraiment de tout. En France, tu as vraiment le choix entre de nombreux répertoires par rapport à d’autres pays. Après, je n’ai pas vraiment de modèles mais j’ai surtout du respect pour certains artistes. Hors rap, je pourrai citer C2C par exemple. Mais disons que tout m’inspire, vraiment tout. La religion n’a rien à faire dans la musique selon toi ? Oui, il ne faut pas mélanger les deux. Le rap n’est pas une religion. La religion c’est dans le cœur, c’est différent. Faire de la musique en insérant des versets, disons que je ne trouve pas ça utile. Il y a des livres saints pour s’instruire, pas besoin de mettre “play”. Je dirais plutôt qu’on peut faire un rappel, mais pas une morale. A la rigueur, tu peux lâcher un truc que tu as en toi mais ne surtout pas en faire un titre ou un album entier façon secte. C’est mon avis. Dans un morceau comme Jusqu’à quand, peut-on entendre un certain propos écologique ? Tu te sens concerné par cela ? Le morceau est plus complexe, il y a deux histoires. Mais oui, c’est le genre de thème dont tout le monde se fout. La question est “Jusqu’à quand on va tenir ?”. On est là, on essaie de ne pas trop être égoïste et de ne pas voir que soi ni que sa famille. On ne démoralise pas, on essaie de vivre au mieux. Il y a plein de choses qui se passe dans le monde, des problèmes écologiques, des guerres, des famines… Mais on n’est pas là, on est loin. Tu penses que le rap peut rapprocher

“La base du rap est de faire passer un vrai message.” tout cela ? Qu’il peut sensibiliser à ce genre de causes ? Oui, c’est d’abord savoir de quoi tu parles avant d’en parler. Mais bien sûr que le rap est un des meilleurs moyens d’expliquer les choses aux jeunes. La base du rap est de faire passer un vrai message. L’éducation, le respect, c’est ça la base du rap. Si tu commences avec des “nique ta mère”, “nique ton père”, c’est plus la peine. D’ailleurs, tu fais très attention à ne pas mettre d’insultes ni de verlan dans tes textes. Oui. Sur mes anciens projets il y en avait peut-être, mais dans Les histoires je crois qu’il n’y a pas une seule insulte. Et le verlan, pas du tout. Sinon, il y a un nouveau projet de groupe qui s’appelle L’arrière-plan, tu peux nous parler de ça ? On a essayé de monter un petit crew avec l’idée de faire de la scène. Il y aura des gars avec qui j’ai grandi dans la musique. On retrouvera des gars de Sète et de Montpellier : Monotof, Dezef, Imed, Rocma, Mehdi et Sprinter. Il y aussi l’EP. Oui, Dragon Rash. EP beaucoup plus énervé que l’album, c’est Super Saiyan quoi. Ca sort en Mars. On peut s’attendre à des collaborations ? Peut-être. Jeff le Nerf notamment et certains gars de l’Animalerie. En fait le Hip-hop pour toi c’est 24h24, 7 jours sur 7. Tu ne t’arrêtes jamais. On a un micro à la maison, on écrit, on enregistre, voilà. Mais par rapport à d’autres artistes, je ne suis pas si productif, il suffit de regarder les Psy 4 de la rime par exemple. Mais je crois que c’est surtout une vision de l’auditeur et du public, c’est plus une impression de l’extérieur. Le mot de la fin ? Hum… C’est qu’on a toujours faim ! • Tous propos recueillis par Léonard.


Certains aimeraient que le rap se forge à Miami, entre guns et boobs sous une pluie de dollars. Par ici, on aime savoir que la culture hip hop a ses repères à Sète. Sous le bic de Demi Portion.

Alors, il faut prendre les chemins indépendants ou bien la mer. S’éloigner de Paris et se rapprocher de Marseille. Entendre le chant des cigales et l’accent du rap sudiste. Sète. Voilà, on y est. Voilà, d’où vient Demi Portion. Une ville. Une île. L’île de Thau, qui revient d’ailleurs souvent dans sa bouche. Et ça depuis 20 ans. Des années à tenir le Bic. A ne jamais lâcher le micro. A monter sur la scène, coûte que coûte. A ne pas oublier d’où l’on vient. D’ailleurs il n’oublie pas ceux qui sont passés avant lui, ceux

qui sont passés avant lui, ceux qui ont laissé aller leur franc-parler, notamment Brassens. Héritage sétois, du mécréant au petit bonhomme. Il y a de quoi ne pas tout comprendre. Ne plus s’y retrouver. Se perdre dans le tourbillon créatif de ce rappeur. Après plusieurs Eps, des dizaines de freestyles et un premier album A rtisan du bic de haute volée, Demi Portion sortait son deuxième album en novembre dernier. Les histoires. Quinze morceaux pour bâtir un missile qui court droit dans l’industrie de la musique. Histoire de poser les vraies questions. Pied de nez rieur au monopole ficelé des maisons de disques. Mettre un joli coup de grisou dans toute cette pyramide.


chronique. Demi Portion x Les Histoires.

Les Histoires ont des choses à dire. Tant de mots à libérer. Tant de stylos à vider. Tant de taches d’encre à se faire sur les doigts. La force de Demi Portion se retrouve une nouvelle fois dans son talent à assembler les mots. Mais pas que. La richesse est aussi musicale. La richesse est dans les prods. De projets en projets, elles s’enrichissent de finesse. Elles deviennent de plus en plus complètes et précises. Tantôt nonchalante (Doucement), tantôt conquérantes (Coupable). Parfois dansantes. Tout le temps mélodieuses. Demi Portion se perdra plusieurs fois dans un chant maladroit, râpeux mais terriblement bon et plein de générosité. Sur ces prods, se brodent de fameuses archives. Comme un son de glas. Comme un retour à la réalité et à sa dureté. Car c’est bien sur ce terrain que navigue le joyeux navire Demi P. Le MC joue le pont entre espoir et cruauté. C’est dans cette rencontre que se trouve son génie. En toute sincérité. Sans jamais tenter d’impressionner. Tout semble être fait à échelle humaine. Des mots choisis aux images dessinées.

Ici, son flow abandonne sa virulence, pour se glisser dans les draps de la paix. Pourtant, Demi Portion ne rend pas les armes, mais choisit de les aiguiser avec foi et sagesse. Prendre le temps de changer de cartouche. Quand il est question de violence, celles chargées d’encre touchent en plein cœur. Demi Portion se pose comme l’observateur des temps modernes. Il dresse le visage d’une génération, d’une population. A

travers lui, ce sont 1000 âmes qui parlent, qui battent la mesure. Ce sont les histoires racontées en bas. Les histoires racontées à même le bitume. Il y a là toute la vérité vertigineuse de la banalité. Un regard sur le quotidien pas un brin moralisateur mais Demi Portion prend soin de mettre les points sur les i. Ceux qui dénigrent une religion, une jeunesse, un amour, une culture. Real Hip Hop ouvre l’album de cette façon, en dessinant des lettres de noblesse au rap et au travail bien fait qui l’habite. Plus tard, il sera le porte-voix d’une génération pleine de principes et de jolies valeurs. Mauvais garçons avec Kacem Wapalek. Un morceau pour remettre les pendules à l’heure et redessiner le juste visage d’une jeunesse trop souvent qualifiée de délinquante. Quand mauvais n’est pas méchant. Quand la portion n’est pas en demi-mesure. Pour conclure, pour finir, pour tourner une nouvelle page, Demi Portion offre un haletant final. Une histoire de neuf minutes.

Les histoires, ce sont celles-là. Et puis toutes les autres. Celles qui ont fait le bonhomme depuis deux décennies. Demi Portion ne lâche pas l’affaire et s’attache à rendre un rap honnête et habité des valeurs hip hop. Alors, même s’il le souligne, le dit et le balance dans son flow : “ce n’est que du rap” (100 personnes). Mais dans ses mains, le rap est grand. • Chronique réalisée par Juliette Durand. L’album de Demi Portion est sorti le 25/11/13.



grands classiques. Fonky Family - Art de Rue

Les classiques jouent toujours un grand rôle dans l’histoire d’un genre musical ainsi que dans son exposition et sa légitimité. Ils sont les balises d’un océan sonore qui permettent de guider les marins néophytes, perdus bien souvent dans l’immensité d’une production inégale. Pourtant, les critères d’attribution de ce label sont difficiles à déterminer et les classiques se voient parfois contestés, selon l’expérience individuelle de l’auditeur. Reste les critères objectifs que sont l’impact médiatique, la qualité de l’artistique ou encore la durabilité. Art de Rue fait partie de ces classiques, dans lesquels on trouve autant de morceaux de choix que de menus détails qui viennent gâcher un projet d’une ampleur colossale. Malgré cela, il reste un classique, ancré dans une époque révolue, qui en est presque d’ailleurs l’ultime témoin.

niveau. Malheureusement, difficile de faire l’impasse sur les grands défauts de ce disque, dont certaines tracks sont presque anecdotiques, tant par leur contenus que par l’interprétation.

« On était tout jeunes, tout fous, tout fougueux comme des chiots lâchés qui font plein de conneries, […] ils n’ont pas conscience de la douleur. » Sat à Cosmic Hip-Hop, en 2000.

Les choix musicaux sont d’ailleurs parfois contestables, avec une paire d’instrus en dessous, dont la plutôt énervante Entre 2 Feux, le fameux piano larmoyant (samplé d’un morceau du groupe TOTO) de Mystère et Suspens, ou encore et toujours celle de Check I, I, I. Pone, Le Rat Luciano et Djel ont assurément fait un bon travail sur l’ensemble de l’album mais ces quelques faiblesses viennent quand même entacher le bilan. Outre ces quelques morceaux, un des gros points noirs du disque reste sans conteste Menzo. Le MC est depuis ses débuts la lanterne rouge du groupe,

TOUT N’EST PAS SI FACILE

Après un premier album déjà dans la légende du rap français, une mixtape elle aussi reconnue par tous et un album solo d’un de ces membres, la Section Nique Tout avait pris de la bouteille. Des studios italiens et New-Yorkais arpentés avec (et grâce) aux grand frères d’IAM, la FF revenait avec une maturité artistique qui allait porter la production phocéenne à un nouveau

Ainsi Imagine ou Histoire sans fin offrent un discours assez peu intéressant, aux paroles peut être un brin démagogique, ou alors naïves, assemblées sur des beats peu entrainant, au Mcing largement en dessous des possibilités des quatre phocéens dans le vent. De même sur Esprit de Clan, genre de posse cut réunissant la crème de la scène marseillaise d’alors, avec 3éme Oeil, Costello et Venin, qui malgré cette affiche, peine vraiment à marquer les esprits. Ayant pourtant tout sur le papier pour réussir, cette association qui « se bat pour la même cause sans faire partie du même camp » n’arrive pas à pointer au-dessus du lot. On ne reviendra pas non plus sur le très largement dispensable Check, I, I, I…


tant lyricalement que techniquement et comparé aux autres, il fait parfois (et sans mauvais jeu de mot) bien pâle figure. Il suffit de voir comment son couplet sur Dans la Légende fait plonger la démonstration lancée par ses collègues pour se soulager que la plupart de ses apparitions soient à la fin des morceaux. LE COUP DE POING

« Le Rat vient de terminer son album solo Mode de vie…Béton Style. Sur le ton de la plaisanterie, je lui dis que demain on attaque le nouveau FF. Il me répond « Demain on attaque ». Ca commence comme ça. » Sat à l’ABCDRduson en 2010.

Mais alors, Art de Rue est-il un si grand album malgré ces défauts ? Bien évidemment, car les grandes qualités de l’album prennent le pas et nous font oublier ces moments de disgrâce. Car si Menzo reste clairement à la traîne, les autres MC assurent et livrent d’excellentes performances, articulées autour de freestyles et de phases chargées d’authenticité, si chère au rap de rue et depuis, au rap tout court. Si Sat n’a jamais été un grand technicien lyrical, sa voix rauque et la course engagée contre l’instru sur certains morceaux peuvent le faire décoller rapidement, aussi bien en termes d’émotion que de rythme. Ses couplets sur Tonight, Filles, Flics, Descentes, ou encore son solo On s’adapte démontrent ses talents de MC, entre rythme et poésie. Au-dessus de Sat, on retrouve les deux locomotives du groupe. Le Rat Luciano, bien que fatigué après son album solo et un peu trop en retrait ici, et Don Choa forment la partie technique et rythmique du groupe. Entre la métrique calibrée et le flow parlé du premier (sur Les Miens m’ont dit ou Filles, Flics, Descentes notamment) et les fulgurances lyricales du second – la fameuse accumulation « On explose, extorque, exporte, explore, sexe, tox, escorte, vexe porcs et fuck ! » sur Art de Rue – et son sens du rythme, ce duo forme tout ce que l’on attend d’un album de rap. Des grands MC pour de grands morceaux quand même. Art de Rue et Haute tension formant presque u nouveau genre à eux seuls : le banger street, ou le hit fleurant le bitume. On bouge la tête sur ces tubes qui viennent « de Mars mais pas celui de Pagnol », formant des

hymnes rapologiques à un art définitivement urbain. Dans la légende, Petit Bordel ou On s’adapte squattent le haut du panier aussi pour finir sur Tonight, ode à la nuit marseillaise, regorgeant d’anecdotes et d’observations qui réveilleront des souvenirs chez chacun d’entre nous pour un morceau d’une portée quasi universelle. Des morceaux excellents, qui ne prennent pas une ride et qui pourraient pour certains être montrés dans les écoles, comme on dit dans le jargon sportif, recalant de nombreux MC actuels. « Si tu deviens muet, on exprimera ces choses à ta place.» Bien sûr, au milieu de ces défauts et qualités, on retrouve tout un tas de composantes qui font de cet album un classique, témoin de son époque et bien plus encore. Si Dieu veut inaugurait, avec d’autres en leur temps, un genre de rap particulier, que l’on estampille de l’épithète street. Un rap de rue, qui se fait porte-parole des petits, au travers de revendications, d’histoires et d’anecdotes ou encore d’idées passées au travers du son. Au-delà de l’impératif de représentation de sa ville ou de son quartier, le rap street se veut le porte-parole d’une population le plus souvent défavorisée, aspirant à une plus grande reconnaissance sociale. Des phases telles que « Dédié à ceux et celles, qui mènent des vies de chiens ou de chiennes » (Sat – Mystère et Suspens), « J’mérite pas la légion d’honneur pour narrer ce qu’il se passe autour » (Sat – Filles, Flics, Descentes) ou encore «Et si tu deviens muet on exprimera ces choses à ta place. Pourquoi ? Parcequ’on fait partie de la même classe » (Le Rat Luciano – Les Miens m’ont dit) montent bien cette volonté de s’effacer devant la parole portée, dont la structure de base est la thématique du Nous contre eux. Par cet effacement, cette neutralité du MC veut « instituer le Nous en communauté de tous ceux qui souffrent », comme l’écrivait le sociologue Anthony Pecqueux dans sa thèse La politique incarnée du rap. LA CONCLUSION. “Même s’il y a des titres durs, “Art de Rue” est un album fou-fou, un album de mecs qui ne veulent pas basculer dans le monde adulte mais rester adolescents toute leur vie.” Sat in ABCDRduson – 2010


C’est aussi ce phénomène qui a porté cet album au niveau de classique. Véritable emblème du rap street et démonstration d’une rhétorique populaire, couplé à un succès public comme en a connu cette période bénie du rap, Art de Rue fût une déferlante, donnant l’illusion concrète aux jeunes, aux défavorisés, prolétaires, immigrés et toute autre catégorie de population que leur parole pouvait être entendue au plus haut niveau et que l’art populaire pouvait accéder enfin à de véritables lettres de noblesse. Néanmoins les limites de l’art ont vite été atteintes et l’on voit aujourd’hui que les disques comme Art de Rue n’ont trouvé de véritables échos que dans les walkmans des auditeurs. Le Nous contre eux ne s’est pas mué en Nous avec Eux et reste plus que jamais d’actualité, mais pas forcément dans le rap, qui s’est dirigé par la suite vers des thématiques plus violentes, plus dures, moins media-friendly, faisant de l’album de la FF un des derniers témoins de ce genre.

Ce que l’on voit à travers cet album, c’est que les critères de classique dépassent largement l’artistique et que malgré des faiblesses, un album peut se hisser à ce rang. « Au bon endroit, au bon moment, c’est comme ça que l’histoire se fait » clame Le Rat Luciano dans Haute Tension, définissant ainsi l’engouement et la reconnaissance de cet album, dans lequel beaucoup se sont retrouvés. Art de Rue est aussi presque l’ultime représentant de ce genre, 2001 formant cette date charnière du rap, à laquelle la plupart de ses représentant vont se diriger vers d’autres styles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la même année, Booba sortait son album Temps Mort, autre grand classique. Alors que Art de Rue signait d’une belle manière la fin (relative évidemment) de ce rap simple et spontané, Temps Mort sera le fer de lance de la nouvelle génération, portée par un imaginaire violent, plus individualiste et moins accessible. • Jibé.



chronique. Senamo x Des lendemains sans nuage.

Ma plus grosse claque de l’année dernière m’a certainement frappé à l’écoute des 16 titres qui composent cette tape. L’adjectif génial ne la réduirait à rien de plus qu’un simple projet de rap paru pendant cette année prolifique dans le paysage du rap indépendant, tant au niveau qualitatif que quantitatif. Mais si génial ne convient pas, comment exprimer la puissance auditive de cet LP ? Disons qu’il est extraordinaire, phénoménal, excellentissime, parfait et, selon moi, anthologique. Et si vous ne me croyez pas, lisez cet article, calez bien vos écouteurs dans vos esgourdes et perforez-vous les tympans grâce au flow pare-choc de l’un des artistes le plus prometteur du rap belge.

Il fallait s’y attendre dès le début. Avec le clip très bien filmé et alléchant de la chanson Dans le sofa, Senamo de La Smala nous avait mis l’eau à la bouche: sur une instru aux gros claps accompagnés de petites guitares calmes, installé sur un canapé dans un van avec son gang, Senamélomane nous décrit joyeusement ses aspirations (“Une femme cool et câline, douce et fragile”) et ses pensées, plus réfléchies que ce à quoi on pourrait s’attendre pour un jeune adulte (“J’ai perdu l’appétit face au monde on est petit tu le sais / Je suis le sceptique du siècle pire le mec triste, funeste”). Cette chanson, grâce au refrain chanté et aux belles images au ralenti, met du baume au cœur, mais n’est pas représentative du projet. L’intro nous le fait comprendre dès les premiers retentissements de l’instru, grâce aux violons profonds et aiguisés comme des couteaux, qui font ressortir l’avertissement de Senamo: prépare-toi, pour des lendemains sans nuage.

On dégurgite, on s’accroche et on se laisse emporter par une déferlante de puissance, de rage et de flow percutant qui nous entraîne au fin fond du rap que l’on apprécie: celui qui naît dans les tripes et vit dans le cœur. États d’âme, vient remettre le paquet juste après, instrumentalisant des pianos sur lesquels se livre le belge, regrettant l’époque de l’insouciance infantile durant laquelle il n’était pas confronté à la dure réalité qui l’entoure (“Et tu te demandes/Pourquoi tout le monde te ment/Pourquoi être môme te manque/Et doucement, les coups se sentent”). Ce vague à l’âme est tout de suite suivi, et rompu, par L’Exutoire, nom éponyme de l’ancien groupe, formé avant La Smala et composé de Senamo, F.L.O et Seyté. Gros flows sur instru saccadée (“La Smala ça s’écoute tard le soir/À 4 pattes, tout foncecar/C’est pas du rap de foire”), le mélange corrosif vient casser avec le morceau précédent pour annoncer l’ensemble hétérogène qui va suivre tout au long de l’album, oscillant en parfait équilibre sur le fil traditionnel du conscient/egotrip. Senamo suit sur Quand j’y pense, où, de façon très introspective, il nous explique avec beaucoup de lucidité qu’il ne fait que se cacher derrière un voile pour ne pas attrister son entourage sur sa vraie condition d’existence (“Je m’épuise et je feins mes sentiments/Je déguise mes peines, presque en silence”). De nouveau, ce morceau vient briser l’égotrip précédent et confirmer la bipolarité de l’album. Malgré cette dualité, le cannabis relie tous les 16 du rappeur: il en est un sujet central, un thème récurrent qui revient dans chacun des


sons. De l’Intro (“Fais fumer ton bob/7 sur 7 on smoke”) à l’Outro (“Frère les gens aiment quand j’fume ça”) en passant par Dans le sofa, véritable déclaration d’amour à la weed et à son effet (“Trop explosé en scred sous cool-al/On est posé en def dans l’sofa/Flow défoncé mais beaucoup trop sale/Toujours posé en def dans l’sofa”), ou L’Éxutoire (“Des joints pour calmer toutes nos angoisses”), la fumette est constamment présente. Tantôt présentée comme une façon de s’amuser tantôt comme une façon pour lui de s’évader, elle est étudiée sous tous les angles. Mais loin de s’enfermer dans une apologie de la frappe, Senamo case habilement quelques phrases éparses sur ce sujet, les distillant à petitesgouttes sur chaque son, telle une piqûre de rappel, évitant ainsi le piège classique: se concentrer sur ce sujet trop banal et communément répandu dans le milieu du rap.

“Les lendemains sans nuage de Senamo ne sont rien de plus que des perles lyricales distillées à chaque instant sur des beats tamponnants.”

Quelques anecdotes amusantes sont à soulever sur le projet. Par exemple, sur le son MC’s éméchés, en featuring avec Thibault, les deux rappeurs ont chacun écrit un texte, puis se les ont échangé, et chacun a rappé le texte de l’autre. Dans la chanson É-A-O et A-O-I, partagée avec K-otic, Senamo ne fait que des rimes en A-O-I (qui riment avec K-otic), tandis que K-otic de fait que des rimes en É-A-O qui riment avec Senamo. Un ceau-mor arrive là où on ne l’attend pas: Santoryu, une ode aux mangas et à la culture pop nipponne. Avec l’arrivée de la nouvelle vague de rappeurs, les mangas sont de plus en plus plébiscités sur la scène francophone (Sango, dont la pochette de son premier projet le voyait habillé en Sangoku; S-Crew, dont le titre le d’album Seine Zoo fait référence au fameux senzu, le petit haricot magique de DBZ; la poignée de punchline de RES, où tous les mots à placés sont issus de la culture japonaise; Georgio, et sa 75ème session; Joke et son délire japonais…), et le rappeur ne déroge pas à la règle. Il nous fait découvrir une flopée de noms de mangakas (dessinateurs de BDs japonaises), de héros, personnages et lieux de référence dans le monde des mangas, aux-

quels il se compare, nous dévoilant une toute nouvelle facette de lui-même. À noter que sur la tape Laisse-nous faire Vol.1 de Caballero, il kickait sur un son appelé Otaku, avec le Pistolero belge et Neshga, une autre déification de la culture manga.

Entouré de quasiment toute la scène belge émergente (l’ours Caballero, son crew La Smala, l’excellent VIK, le calme Jean Jass, le jeune Thibault…) et le Parisien Lomepal, issu du sud de la capitale, l’emcee dévoile des featuring à très grand caractère, renforçant l’hétérogénéité d’un projet haut en couleur, permettant de varier les flows: on ne s’ennuie pas et chaque track nous amène sur un nuage différent, parfois teinté de tristesse, d’allégresse, d’introspection, de chagrin ou de joie. Côté production, Senamo s’est entouré de beatmakers comme Jean Jass, Killodream, Eli Prod et Césarienne: un éventail de talents qui dynamise une tape finement ciselée.

Tout simplement, Senamo vient perturber un rap belge qui avait du mal à émerger. Mais grâce à de tels albums, ce dernier commence enfin à faire des vagues au niveau international. Le concert au Petit Bain le 17 Mai 2013, donné à l’occasion de la tournée belge À notre tour, m’a fait découvrir une véritable fourmilière de talent, sachant mettre en scène leurs morceaux et créer une réelle atmosphère proche du public. Les lendemains sans nuage de Senamo ne sont rien de plus que des perles lyricales distillées à chaque instant sur des beats tamponnants. L’élixir parfait pour se changer les idées, écouter un style de rap encore très peu exploré. L’ami Senamo est à suivre de près. De très très près. • Chronique réalisée par Kekropia.


Š Zaven Najjar.


PhilĂŠmon, reviens !


La carrière d’un rappeur prend parfois des détours étonnants. Certains, malgré un talent incontestable, n’arrivent jamais à percer au sens financier du terme. Le succès d’estime est là, une petite base de suiveurs se crée mais faute de réussite plus élargie, le MC finit par abandonner le combat. Philémon fait partie de ceux-là. Originaire du 44, de Nantes plus précisément, le sosie de Bacary Sagna aurait dû exploser comme la bombe qu’il était. Ce mec avait tout : la voix, le groove, le flow. Il savait chanter et prendre des risques. Quand on lui posait la question de l’origine de son étrange chevelure, sa réponse était éloquente : « le concept est d’assumer ma coupe de cheveux dans un hiphop dur où l’on peut dire que les cheveux blonds, ça fait un peu clown. J’essaie de faire comprendre que je vais garder mes cheveux comme ça et faire la musique dont j’ai envie.” Sa différence assumée éclaboussait de son premier projet. On était en 2005, les banlieues n’allaient pas tarder à se soulever et Philémon s’autoproclamait Origin’Old sur la mixtape L’Origin’Old Story.

21 pistes toute en nonchalance qui ont, mine de rien, marqué les auditeurs de cette époque où internet ne faisait pas encore la loi musicale. Le nantais étalait sa palette allant de morceaux très classiques à d’autres complètement loufoques en s’offrant les services de gros featurings qui suintent les années 2000 : Negro Spirituel, Kares, Malédiction du Nord, Jango Jack, Ul’Team Aton et Time Balance entre autres. Nous vous proposons de (re?)découvrir l’un de nos morceaux préférés de cette galette : Nuits Blanches (2001). Mais les connaisseurs se souviennent aussi de Philémon comme d’un homme de scène hors-

pair. Roi du freestyle et de l’improvisation, il éclaboussait souvent de sa classe ce genre d’événements. Toujours équipé de son sac à dos, le backpacker avait fait sienne l’épreuve du freestyle bag. Il était aussi un adversaire redoutable en clash, Sinik s’en souvient probablement. Alors comment expliquer que toute une génération de rappeurs a explosé grâce aux Rap Contenders et pas lui ? Et bien, la réponse est le timing. Philémon est arrivé trop tôt dans ce game, à une époque où les rappeurs souffraient d’un certain manque de visibilité.

En 2007, il offre un album à son public. Il l’intitule L’Excuse, sans que ce titre soit bien clair. Une excuse pour l’absence prolongée ? Ou une excuse pour partir en tournée avec un album orienté grand public ? Quoi qu’il en soit, celui-ci ne rencontrera pas le succès non plus. Pourtant, il ne manque pas de qualité. Allant chercher tous les genres musicaux, Philémon faisait office de vagabond du rap. La pochette n’est pas trompeuse puisqu’elle le présente en Huckleberry Finn. C’est un espèce de voyageur qui pioche les influences à la source. Passant du rock au zouk, de la chanson française au rap pur et dur, il avait signé un album jovial et entraînant. Nous conclurons cet article avec un cri du coeur. Reviens, Philémon ! Reviens avec un projet qui secouerait les frontières du rap français. Nous savons qu’il y a beaucoup de gens qui attendent ton retour. Au détour d’une conversation, on entend parfois « ah oui, le mec avec les dreads blondes, il était chaud lui ! » On aimerait bien que cette phrase ne reste pas au passé. A bientôt ? • Stéphane Fortems.


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