Le Rap En France Magazine #2

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La Foutue Perle de

Lomepal

#2 Espiiem

entretien de Haute Voltige

Walter

entre structure et culture

Pumpkin pioche sa punchline

L’aquatrip de

Hippocampe Fou Kaaris,

la caresse de l’Or Noir

+ Le rap français et l’Asie d’Abd Al Malik à Camus

2-zer se raconte 1


Partenaires.

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Rédaction Directeur de la rédaction Stéphane Fortems, rédacteur en chef et fondateur du Rap en France, a intervewé Hippocampe Fou. Comité de rédaction Juliette Durand, parisienne, est notre live-reporter des concerts de Médine, Oxmo ainsi que de Cabadzi et auteur des interviews de Pumpkin et de Rocé. Jibé est le rédacteur du dossier Le rap français et l’Asie. Il a également chroniqué La Cliqua et Kaaris. Pauline Motyl a chroniqué le concert d’Art is a live au New Morning. TontonWalker est l’auteur de la chronique de la compilation du Gouffre et a également réalisé le classement des 10 Couplets d’Anthologie du Rap Français. Mandarine, parisienne, a réalisé les interviews très réussies de Walter, du noble Espiiem et également de 2-zer Washington, en couverture de ce second numéro. Yoann, a ce mois-ci chroniqué Cette Foutue Perle de Lomepal et Seine Zoo du S-Crew. Léonard Rembert, nouveau dans la rédaction, a écrit le dossier D’Abd Al Malik à Albert Camus. Email lerapenfrance@gmail.com

Vous êtes passionné(e)s de rap français, vous avez une plume intéressante que vous savez manier correctement ? Vous pensez pouvoir vous adapter à la ligne éditoriale du site ? Alors contactez-nous à l’adresse ci-dessus.

Édito Deux mois déjà depuis le premier numéro. Deux mois qui sont passés si vite. La profusion de projets ne nous laisse malheureusement pas le temps de jeter une oreille avisée à chaque fois. Nous ratons sûrement d’excellents artistes mais nous faisons de notre mieux pour refléter ce que le rap français a de meilleur à offrir. C’est tout ce dont il est question dans nos pages. Vous ne trouverez pas de polémiques ou de grands avis tranchés. Nous aimons cette musique pour ce qu’elle est. On ne vous fera pas de grandes dissertations sur ce qui est du vrai rap ou pas. Il n’y a pas le rap mais des raps et libre à vous d’en aimer certains ou pas. On ne vous dira jamais que vous avez tort. Et si vous souhaitez fouiller plus en avant dans ce genre musical, nous vous avons mis en lien tous nos sites partenaires/amis que nous consultons régulièrement et qui méritent d’être dans vos favoris. Stéphane Fortems. 3


SOMMAIRE. INTERVIEWS. Entretien avec Walter, p.08

Entretien aquatique avec Hippocampe Fou, p.68

Espiiem, entretien de haute voltige, p.50

L’interview-live de Rocé, p.60

Pumpkin pioche sa punchline, p.22

En une, l’interview de 2-zer Washington, p. 30

DOSSIERS. Le Rap Français et l’Asie, p.18

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D’Abd Al Malik à Camus, p.80


CHRONIQUES.

Cette Foutue Perle, de Lomepal, chroniqué p.26

Marche Arrière, du Gouffre, chroniqué p.44

Seine Zoo, du S-Crew, chroniqué p.42

Or Noir, de Kaaris, chroniqué p.76 Conçu pour Durer, de la Cliqua, chroniqué p. 28

CONCERTS. Oxmo à l’Hôtel de Ville, p.06

Médine à l’Olympia, p.64

Cabadzi au Kiosquorama, p.18

Art Is A Live au New Morning, p.48 5


crĂŠdit photo: Vincent Desailly. 6


concerts. Oxmo x FnacLive2013

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En festival, dans le public, on trouve ceux qui ont les paroles dans le corps et puis ceux qui ne connaissent même pas de nom, même pas de loin. Sur scène, il y a l’artiste des classiques et celui des nouveautés. Celui qui joue sa promo et celui qui joue sa musique. Le rap, cette culture mirage, c’est à dire cette culture pour qui la place dans la société n’est qu’illusion. Culture tolérée, acceptée, parfois aimée ou du moins vaguement écoutée, enfin tant qu’elle s’en tient au politiquement correct. Mais non, quand comprendront-ils que le rap n’est pas politiquement correct ? Enfin passons. Enfin heureusement qu’il y a l’artiste qui arrive à faire un certain grand écart. Comme en cinéma il y a Tarantino qui fait du bon et du populaire, en rap il y a Oxmo Puccino. Pour peu qu’on sache lire et comprendre entre les lignes. Alors ce soir là, il y avait des « fans » et les autres, mais il y avait surtout une foule attentive à un rap généreux. Oxmo Puccino, c’est un peu ce prof qu’on n’a pas tous eu, mais si ça avait été le cas on aurait sûrement un peu plus aimé l’école. Et puis même, on l’aurait écouté. On aurait bu ses paroles. Et puis, ses cours auraient pris des allures de monologues et de poésie urbaine. L’école buissonnière aurait ses lettres de noblesse. Faisant entrer l’histoire dans la salle. L’histoire des quartiers nord parisiens. L’allure d’un prof fantasmé. Dans son pantalon bleu et sa chemise blanche, le bonhomme jongle avec sa classe et une décontraction très estivale. Le concert en sera de même : panache et détente. Le set sera de 40 min. Court et intense. Efficace surtout. Le temps de placer les titres que le pu-

blic attend. Ces classiques qui ont fait l’homme. Ces classiques qui retiennent à ses lèvres une foule. Ceux qui lui donnent une certaine allure de géant empli de bienveillance. «J’ai mal au mic». Le rappeur s’installe derrière son micro. S’y pose et impose un flow des plus particuliers, des plus entêtants, de fausses douceurs. Car celui, qui saura lire entre les punchlines, trouvera bien plus qu’une poésie belle et clémente. Oxmo Puccino, c’est aussi l’art de donner une résonance à ses textes. L’art de peser ses mots. Pas baratineur, mais grand de son surnom, Black Jacques Brel. L’aigreur en moins peut être. Le langage des mains et du corps. Carrure imposante mais joueuse. Son flow prend toute la scène. Tout le public. Un flow nonchalant et pimenté qui traverse la place de l’Hôtel de Ville, comme un souffle de chaman. Quand les mots ont autant d’incidence dans l’appréhension d’un concert, alors oui, parlons de sorcellerie. Oxmo Puccino est joueur. Il s’amuse à annoncer ses titres, à prendre le temps de trouver l’introduction qui fera mouche – même si cela n’est plus vraiment naturel, routine de tournée oblige. Il se fait son propre Monsieur Loyal, épaulé par ses musiciens. Car si l’homme fait la différence, sa musique en est peut-être la clé. Son choix d’orchestration en est peut-être le plus couillu. Batterie. Guitare. Basse. Piano. Ensemble groovy qui arrivera à amener le public jusqu’à des pas de danse. « Que la scène déborde » demande-t-il. Et la sauce prend. Et la sauce monte. Paname aura eu son rap. Comblée. Mais en festival, les rappels n’existent pas. • Juliette Durand.

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Walter. “J’essaie de rebondir sur des rimes que l’auditeur n’attend pas.” 8


interview. Walter est un rappeur étonnant qui joue des mots et semble très préoccupé par les structures de rimes. La musique, la culture, l’énergie qu’il crée, Le rap en France est allé à sa rencontre pour essayer de connaître un peu mieux ce MC du 77, ses envies, ses projets ou encore son histoire avec le rap. Entretien. Qui est Walter et d’où vient-il ? Je viens d’un collectif du 77 qui s’appelle le Val Mobb. C’est un jeu de mots avec un regroupement de villes nouvelles qui s’appelle le Val Maubuée. C’est un secteur où il y a beaucoup de choses qui se font dans le rap et dans l’électro. C’est ma première famille de sons. On a pu te voir dans différents groupes, tu peux nous éclaircir ça ? Le premier groupe que j’ai monté, c’était Artisans du Mic (avec Moax, Lemdi & Smoof). Et aujourd’hui il existe une formation entre des rappeurs du Val Mobb et qui s’appelle Nouveaux Mutants (Daiz Diggi, Moax, Lemdi, Nitro et Moi). Je fais partie de plusieurs familles de rap. La première c’est le Val Mobb. La deuxième, c’est Ol’ Kameez ? Voilà. Il y a deux ans et demi, j’ai commencé à rencontrer plus des gens de ma génération, avec qui je me suis bien entendu au niveau de la vision du rap, ce que les mecs faisaient et aussi au niveau des influences. Dans tout ça, on a créé un groupe, Ol’Kameez avec Skyle. Je l’ai rencontré, on a fondé le groupe et on a fait un premier projet en janvier 2012, produit par Dooze et par Goomar. Ce sont des beatmakers avec qui je travaille beaucoup. J’aime beaucoup leur univers. On t’a effectivement vu avec beaucoup de rappeurs de la nouvelle génération. Parmi toutes les connexions qui se font, j’ai rencontré Lomepal, avec qui on a fait la compile 22h-6h. Là, pareil, ça a été l’occasion de se rapprocher de pas mal de rappeurs de Paris que je ne connaissais pas avant : Bhati, Mothas, Black Sam (BPM), Naïad, Georgio puis aussi des connexions avec la Belgique avec des gars comme Patee Gee & Caballero. Plein de choses se sont formées. Aujourd’hui je travaille aussi avec le Bohemian Club (avec mes gars Orus, Zoonard et Goomar). Il y a beaucoup de noms, mais c’est à peu près tous les collectifs ou les crews dans lesquels je gravite.

Tu as déjà sorti plusieurs projets. Oui, il y a eu Petits Meurtres entre Amis en mai 2011, que je considère comme une compile. J’avais envie de rassembler un paquet de gens avec qui j’ai évolué pendant longtemps. Donc les gars du Val Mobb, Skyle, Nek, Alpha, Nino Ice etc. Après, il y a eu Ol’Kameez Volume 1, avec Skyle donc. En juin 2012, j’ai sorti 22h-6h avec Lomepal et enfin l’album du Val Mobb en juillet dernier. Ça, ce sont les projets sortis. Sinon, il y a plein de trucs qui arrivent. Le Ol’Kameez Volume 1.5 courant octobre et le Vol.2 début 2014. On ne s’arrête pas. Ce n’est pas trop dur de combiner ton « vrai travail » et la musique ? Est-ce que tu comptes te consacrer au rap ? Franchement, c’est à l’étude encore. Je n’ai pas vraiment de réponse, parce que pendant longtemps, ce que je pensais, c’était réussir à faire de la musique par passion. Pas comme un hobby, mais vraiment un truc qui m’accompagne, dans lequel je m’accomplis. Parce que j’aime faire de la scène, des morceaux, des radios. J’aime me retrouver avec des potes avec qui on fait du son. J’aime aussi faire des soirées avec des potes où on ne fait pas vraiment du son, mais on reste dans cet univers, on décortique la musique. Plus je m’implique et plus je m’éloigne d’autres aspirations. Et en même temps, je ne perds jamais de vue qu’il faut réussir à être polyvalent et avoir d’autres inspirations. Ne pas forcément se cantonner au rap. Comment s’est fait Petits Meurtres Entre Amis ? Tu fonctionnes beaucoup avec des featurings. Quelle était l’intention de création ? Petits Meurtres, je l’ai sorti parce que je commençais à avoir un gros panel de morceaux. Il y en avait avec des potes du Val Mobb puis j’ai commencé à faire des freestyles avec des gens de ma génération. J’ai bien aimé toute cette alchimie. Je n’avais pratiquement rien fait, j’avais envie de sortir des projets. Je voyais que ça devenait assez possible. Il y a ceux que je connaissais depuis longtemps et ceux que j’ai rencontrés à des concerts, des freestyles. On s’est invité à des sessions studios, on a fait des morceaux, on a pas mal creusé. J’ai vu que j’avais une quinzaine de morceaux. Je me suis dit : « Vas-y, je vais sortir une compile, ça va me motiver à faire des projets par la suite ». Je suis assez content aussi des instrus. Il y a quelquesunes à moi mais j’ai arrêté maintenant. Sinon, il y a DJ Lumi, Dooze et Nino Ice pour la majorité des productions.

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Le choix te revenait ? Sur ce projet, oui. C’est moi qui ai proposé les instrus. 22H-6H fonctionne sur le même principe ? C’est un petit peu différent. J’ai rencontré Lomepal par le biais de Fixpen Sill. On faisait pas mal de sessions freestyle avec lui. J’avais un peu de matos, et un soir on s’est mis dans le délire. Peu importe le jour, on se réunissait le soir. Le vendredi soir souvent, on appelait des gars, on avait une playlist d’instrus entre Lumi, Goomar, Dooze. On choisissait une prod’, on écrivait et on enregistrait. Dans la nuit, le morceau était fait. C’est plus spontané, c’est sur l’instant. Un des morceaux le plus emblématique c’est Fait Maison. Pour le coup, Lo est arrivé avec sa MPC, ses platines et il a fait l’instru sur le moment. On a écrit et on l’a enregistré. Donc là, tout le morceau a été fait sur l’instant. On avait déjà la plupart des instrus mais ça n’a pas joué sur le concept, c’était juste différent. On a fait Laisse Faire avec Kéroué sur le même principe. C’était un autre jour, et Lo était aussi venu avec ses platines. Ce sont les deux plus emblématiques, pas forcément au niveau de l’ambiance, mais au niveau du délire. Au final, tu en penses quoi de ses deux projets ? Petits Meurtres est pour moi un bon pas en avant, une motivation pour la suite. Ça m’a vraiment donné envie de continuer à faire des projets et à rassembler des gens. 22h-6h aussi, c’est une visée à long terme. Après il faut voir ce qui est réalisable et ce qui ne l’est pas. Je me vois bien faire 22h-6h, 6h-14h, 14h-22h. Mais c’est une idée à long terme. Et Ol’Kameez dans tout ça ? C’est une façon de travailler qui est plus introspective. L’effectif est resserré. Là, on se lâche plus dans nos délires. C’est un rap différent. C’est un peu délicat à expliquer. Ol’Kameez, c’est plus acerbe dans le contenu. Parfois, je me dis que c’est trop blasé. Mais en même temps, il y a de l’humour. C’est du second degré et c’est assez perché. Franchement, au niveau des thèmes, on s’en fout parfois. On n’a pas de thématique vraiment définie, on n’est pas dans une précision, dans une perfection. C’est assez spontané dans ce que l’on peut dire. On laisse notre inconscient s’exprimer. On va sortir un volume 1.5 et un volume 2. Après, on ne sait pas. Skyle, c’est mon gars sûr, un vrai tueur. On avait vraiment envie

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“Je n’ai pas envie de m’enfermer dans un type de thème.” de se lancer dans un projet à deux volumes. Finalement, on va faire un petit intermède entre les deux. Lui aussi, il a beaucoup à faire tout seul, niveau personnage et univers. Mais je pense qu’il va préparer des trucs et qu’il a sérieusement de quoi se défendre. Skyle a sorti une mixtape d’ailleurs, Le Fou du Roi. Et donc en solo, tu développeras tes propres thèmes, des univers différents ? Oui. Je vais peut-être essayer de trouver quelque chose de plus franc. Je n’ai pas sorti beaucoup de morceaux solos cette année. Là, c’est en train de porter ses fruits. Je prends du recul sur ce que je fais. Ça fait du bien de travailler seul pour creuser son univers. Tu peaufines la façon dont tu construis un morceau, le refrain. Comment tu qualifies ton rap, aussi bien dans le flow que dans l’écriture ? Parfois j’abuse trop sur mon timbre. Pendant très longtemps, le délire de la multi-syllabe était étranger pour moi, je ne le prenais pas vraiment en compte dans l’écriture. Je m’en foutais, c’était assez spontané, je cherchais des rimes assez simples. Je n’allais pas au-dessus d’une syllabe. Et là, je me rends compte de la rigueur d’écriture, de ce qui se fait, du coup, j’essaie d’associer. Parfois, mes textes sont un peu trop denses, j’ai beaucoup de rimes et ça sème la confusion. Parfois, je vais essayer de faire plein de retour de rimes un peu partout. C’est, à la fois, précis et recherché, et je trouve le rendu trop cru. Mais en même temps, j’essaie de rebondir sur des rimes que l’auditeur n’attend pas forcément. C’est un peu dur à définir, mon rap. Personnellement, je n’y arrive pas. Je n’arrive pas trop à situer mon rap. Pourquoi ça parle à quelqu’un ? Pourquoi mon texte va toucher telle personne ? Pourquoi cette phase-là précisément ? Aucune idée. Quels sont tes thèmes de prédilection ? L’humour noir. Mais je n’ai pas envie de m’enfermer dans un type de thème, dans un type de


interview. délire. Je pense que je peux être assez hétéroclite. On va dire que, selon les groupes que j’ai, je peux avoir des thèmes plus légers ou plus pesants. Avec Ol’Kameez, on peut arriver avec des sujets un peu plus torturés, plus acerbes. Il faut exagérer, je trouve. J’aime bien les délires bizarres qui nécessitent plusieurs écoutes et qu’il y ait vraiment un tout musical entre l’instru et la voix du rappeur. Qu’est ce qui t’inspire ? J’aime bien parler de l’égo. C’est fou le nombre de fois où on va dire « je ». Il y a des moments où tu ne calcules pas, tu écris et tu te rends compte que tu as déjà utilisé six fois le mot « je » alors que tu n’as quasiment rien gratté. Tu te dis « mais c’est quoi le truc, je ne parle que de moi, c’est quoi le problème ? ». Je me suis rendu compte que le rappeur avait sûrement cette capacité d’analyse. Il écrit ce qu’il voit, il y glisse un message, des sensations etc… C’est comme si on était chacun un sujet d’expérience, tu te mets en scène. Un rappeur, ça peut être très égocentrique. C’est une généralité, je ne connais pas tous les rappeurs. Mais il y a beaucoup d’égodans le rap c’est sûr. Il faut trouver un compro-

mis entre ton égo et ce que tu as envie de partager avec les gens. Ce que l’auditeur va entendre lui parlera directement à lui, même si tu parles de toi. Le morceau est une passerelle. Il y a une bonne part d’inconscient dans ce que j’écris. Parfois je réalise après ce que j’ai vraiment voulu dire. Tu essaies de construire ton texte et après tu as un rendu général. Il y a des mecs qui savent très bien où ils vont. Ils écrivent direct. Il y a plusieurs types d’écriture. Parfois, tu ne peux pas tout capter. Comment tu as commencé le rap ? J’ai commencé tôt à écrire, au collège. J’aimais bien lire, je n’ai pas été un mordu pour autant. À la base, j’aimais aussi dessiner, ce que j’ai complètement lâché après. Mais depuis mes 6 ans, j’ai toujours écouté beaucoup de rap, bien que je sois passé par plein catégories de musique en même temps. C’est vraiment le phénomène musical qui m’a le plus touché et qui collait à notre époque. Comment retranscrire ce que tu vois à la télé, dans la rue, avec tes amis ? Le rap, c’est vraiment le truc qui me plaisait le plus au niveau de l’aspect sonore et dans ma volonté de reproduction. L’écriture est venue naturellement.

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Comment ça se fait que tu écoutais du rap dès six ans ? Mes parents m’avaient fait écouter les premiers albums de NTM, d’IAM, Assassin, MC Solaar. Mon grand frère écoutait aussi du rap, pleins de trucs, les Fugees, The Roots… J’ai beaucoup suivi ce qui s’est fait dans les années 90. J’ai vraiment été bercé dans le rap. Quand j’ai eu envie de m’exprimer, c’est le rap qui est apparu comme une des passions les plus fortes, avec le cinéma. J’ai grandi dans un univers où l’Histoire et l’art ont des places vraiment importantes et enrichissantes pour l’épanouissement. La peinture, le cinéma, la littérature, la musique etc. sont très présents. J’ai longtemps acheté des CD par exemple, je kiffe le concept de l’objet. J’aime beaucoup la démarche des DJ, des diggers, qui vont chercher des vinyles dans les bacs Avant qu’Internet arrive et que le téléchargement soit facile, j’étais encore dans cette idée d’aller chercher ce qu’il se faisait, des découvertes. Je ne crache pas sur le net vu la quantité de perles que tu peux trouver grâce à ça. Ce qui est important, c’est la culture, l’éducation, la curiosité. Tu parles beaucoup de culture, quelles sont tes références ? Au niveau musical, je suis très ancré dans le rap même si je ne suis vraiment pas fermé. J’aime beaucoup le rock, l’univers punk m’a vraiment intéressé à un moment. J’aime bien la scène underground de la fin des années 80 au début des années 90. Toute cette partie-là, où il y avait des courants

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où le rap et le rock étaient assez proches au niveau des scènes. D’un côté, tu as les Beruriers Noirs, les Garçons Bouchers. Après tu as NTM, Assassin, tous ces crews. Ce n’est pas la même musique mais ces scènes alternatives qui se développent, c’est un truc qui m’a vite fasciné. Tu parlais aussi de cinéma et de peinture. Oui, Kubrick, Hitchcock, Les frères Coen… La peinture, j’aime bien mais je trouve ça chiant. La scène graff m’interpelle beaucoup. Il y a un DVD qui est pas mal foutu qui s’appelle Writers qui montre un peu les courants, les crews, qui se sont formés en Europe. Tu vois vraiment la scène graff, jusqu’où les mecs sont allés. J’ai voulu faire du graffiti, j’ai commencé à tagguer, j’ai vu un peu le truc mais j’ai vite arrêté. Et tu t’inspires de tout ça ? Directement, non. Je n’aime pas trop le fait de sortir des références dans les textes. Je trouve ça un peu trop prétentieux. Inconsciemment, il y a des rapprochements. Après dans mes textes, j’aime bien creuser des ambiances qui sont en rapport avec des films que j’ai vus ou des bouquins que j’ai lus. Je préfère les références indirectes, plus cachées. Le cynisme et la folie me parlent beaucoup. J’aime beaucoup Dupontel et Poelvoorde. C’est arrivé près d’chez vous est un gros classique. Il y aussi Les Monty Python et Dieudonné… Il y a plein de films qui ne sont pas forcément drôles, mais il y a plein de petites


interview.

scènes qui le sont. Par exemple La Haine, c’est un film que j’ai beaucoup regardé. Il est assez pesant, mine de rien. Mais quand je le regarde, il y a plein de scènes de vie qui sont vraiment drôles et amusantes alors que tout se passe dans une ambiance lourde. Ça, j’aime bien dans la musique et le cinéma, quand tout se passe dans un univers pesant, mais qu’il y a de la légèreté dans les rapports entre les gens, l’humour noir, la musique… Walter / Walter Morgan ? D’où vient ce pseudo ? Walter Morgan, c’était pour rajouter un petit truc pour le projet Petits Meurtres entre amis. C’est une façon de décliner son identité. Même si Walter reste le nom qui revient en général. À l’époque où il y a eu Petits Meurtres, je regardais beaucoup Dexter. J’aimais bien commentle scénario était foutu. Du coup rajouter Morgan, c’était un délire. Sur la pochette, je suis avec un couteau, il y avait tout un délire de serial killer, j’aimais bien la psychologie de cette série. Les rappeurs, ont souvent des surnoms. Ghostface Killah, du Wu Tang aka Tony Starks. Il y a des mecs qui ont leur nom et ils se déclinent sur plusieurs façons. Walter Morgan, ça correspond à cette période. Aujourd’hui, je n’ai plus rien à faire avec ce nom, je trouve ça vraiment pourri. Le blaze Walter fait écho à plusieurs choses, le poids Welter (ndlr : catégorie de poids en boxe) et aussi le côté un peu british, Roger Moore m’a beaucoup inspiré. Beaucoup de personnages de films

s’appellent Walter, comme le pote du Dude dans The Big Lebowski. C’est une identité qui est en perpétuelle évolution. Je comprends mieux pourquoi Walter aujourd’hui, plutôt qu’à l’époque où j’ai décidé de prendre ce nom. Tu as organisé le concert Prends Ta Beigne, est-ce que c’est quelque chose qui t’a plu ? Tu aimerais organiser des scènes ? J’aimerais bien refaire des concerts. Ce concert-là, je l’ai organisé parce que je n’avais pas fait beaucoup de concerts cette année. Je voulais faire un bon concert avec Ol’Kameez. J’ai eu un plan pour faire une date là-bas. Je voyais qu’il y a avait eu des concerts de PBM, Exodarap, À notre Tour y était passé aussi. Cet endroit est une bonne salle. Du coup, j’ai ramené Hugo Délire, BPM, Fixpen Sill, le 5 Majeur, Orus etc. Je voulais rassembler un petit groupe de gens dont je me sens proche humainement et artistiquement et créer une sorte d’énergie. Je leur ai proposé et ils ont tous accepté naturellement. Hugo Délire, ça fait pas mal de temps que je le croise à des concerts vers chez moi. Bien avant qu’il fasse sa première vidéo, je l’avais déjà capté. J’ai vraiment voulu rester entre potes mais des potes qui poussent ça assez haut. J’espère qu’il y aura d’autres événements, peut-être avec des gens que je connais moins. Pourquoi pas faire d’autres plateaux ? Tu as été le seul invité sur la Grünt du 5

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interview. Majeur, tu te sens proche d’eux ? C’était un peu du hasard, à la base, je ne devais pas poser. Kéroué a été un des premiers que j’ai rencontré avec Nek. Je me sens proche du 5 Majeur dans le sens où je soutiens. Je suis content de voir des mecs comme ça diffuser leurs sons, avoir un public, se défendre vraiment bien. On s’inscrit un peu dans la même génération. Donc on s’observe un peu, on se soutient, on se pousse les uns et les autres. On se critique aussi. On est dans un échange, un maximum de clarté dans la façon dont on voit la musique. Certains disent que 22h-6h est un album clé pour la nouvelle génération de MC qui émergent. Qu’en penses-tu ? Je n’en pense rien. Je suis content du projet et des gens qui posent dessus. Vraiment, je trouve qu’il se passe plein de choses en parallèle dans le rap. Beaucoup de choses se font, beaucoup d’univers se créent. Je n’ai pas trop d’avis ni de recul sur la place de ce projet-là par rapport à une génération. C’est un délire qu’on a fait, qui a été réalisé et qui a abouti. On verra par la suite ce que ça donne. Vous gardez contact ? La plupart. Chacun fait sa vie et essaie de faire ses trucs. Chacun est dans la recherche d’équilibre et mène au mieux ses projets. Mais on reste en contact, on se croise. On se voit au concert des uns, aux clips des autres. Il y a des feats que tu aimerais vraiment faire ? Je n’en ai pas. Je ne vais pas démarcher les gens pour aller faire des feats. Je prends les choses comme elles viennent. Déjà, faire des morceaux dont je suis content et fier avec des gens que j’estime, c’est important. Donc le délire de faire des feats avec des gens que je ne connais pas, ce n’est pas vraiment dans ma logique. Si un jour, il y a un rappeur que j’apprécie, qu’il y a un rapprochement, pourquoi pas ? Mais la plupart des gens avec qui j’ai fait des sons, c’est soit des gens que j’ai rencontré en concert, des gens avec qui j’ai passé du temps ou des proches. Moi, mes feats rêvés, c’est Orus, c’est Zoonard, c’est Skyle, Hugo Délire etc. J’aime faire du son avec ces gens-là. Comment tu fonctionnes avec les prods ? Quelles sont tes sonorités de prédilection ? Je cherche encore. Je suis sensible aux

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instrus d’un mec comme DJ Muggs, le Dj de Cypress Hill. C’est assez large, je ne suis pas fermé au niveau des instrus. J’aime bien les instrus un peu planante, comme Cannibal Ox. C’est un peu spatial, chimique, mais ça reste dans un délire boom bap, au niveau des rythmiques, ça tape bien. Les beatmakers avec qui j’ai envie d’explorer des trucs en ce moment sont Dooze et Goomar. On est assez proche au niveau de leur capacité à sampler, leur rythmique, ça frappe bien, c’est assez pêchu et marquant. J’aime bien les instrus chargées, quand elles ont de la vie. Je n’ai rien contre le minimalisme, mais quand une instru est smooth, il faut que la rythmique soit percutante. Quand c’est trop léger, je trouve ça un peu mou. Après c’est au rappeur de faire vivre la prod’ aussi. J’aime beaucoup le sample. Sinon un beatmaker que j’aime beaucoup en ce moment, c’est James Lega. Qu’aimes-tu explorer au niveau des univers ? Je n’ai pas envie de me cantonner à un type de rap. J’aime bien le délire de faire un album, et sur le suivant, tu gardes des choses de ton univers, et tu rajoutes des éléments. Tu transformes ta musique tout en restant fidèle à ce que tu aimes. Il y a des gens qui aiment bien posséder l’artiste. C’est à dire qu’il va faire un album et s’il change au deuxième, les gens vont le traiter de vendu ou de fou. Alors que pas forcément, l’artiste a juste voulu faire un truc qui le motivait plus parce qu’il a beaucoup donné dans un style par exemple. Je pense qu’il y a beaucoup d’auditeurs qui sont prêts à suivre un rappeur, à le voir explorer plein de choses. Pour le moment, c’est assez classique ce que je fais, c’est du sample, des grosses basses, des grosses rythmiques. Après on verra, là je commence un peu à ralentir les BPM. Pour finir, tu peux nous donner tes rappeurs favoris ? Il faudrait faire un top 5 français et un ricain. C’est trop difficile de choisir. Je ne voudrais pas oublier des gros classiques. En France : Lino, Casey, Saian Supa Crew et Booba. J’ai beaucoup écouté Akhenaton, même IAM en général, mais là j’ai décroché. En US, le Wu Tang, Nas, Mobb Deep, Boot Camp Click, Fugees, Cypress Hill. En ce moment je suis sensible à des groupes comme The Underachievers et Doppelgangaz. J’aime beaucoup la scène anglaise aussi, un mec comme Jeasht. • Tous propos recueillis par Mandarine.


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concerts. CABADZI x Kiosquora

ma.

Kiosquorama c’est l’histoire d’un festival qui a pris l’utopie pour réalité. Qui a ramené la musique aux pavés. Qui a transformé les artistes en saltimbanques des rues. Le temps de cette fin d’été, le festival s’attaque aux squares parisiens. Hier, c’était au tour du kiosque du Commerce de s’habiller de couleur et de redonner un peu plus de vie à l’instant. Cabadzi est venu y battre le pavé. Fin d’après-midi, où le temps semble hésiter à tendre à l’orageux. Les premières notes sont tragiques. Retour d’une armée en campagne. Le ciel est couvert et les cuivres l’appellent à nous tomber sur la tête. Un violoncelle strident et un beatbox ténébreux. Cabadzi s’empare du lieu et en quelques notes, dresse son tableau. Peinture amère d’une société indigeste. Le ton est glacial et sans appel. Le public sombre déjà dans l’atmosphère. La musique a sa force, a son poids. Là, où rien n’a encore été dit, tout est clair. Tout est noirceur. Mais, attention d’une belle noirceur. Celle qui fait que la plume est une arme, que l’encre tache et que Cabadzi ose un retour de bâton au maire du XV, pas très à gauche, ça va de soi.

verrait là ? Serait-ce un conte ? Serait-ce un plaidoyer ? Tranchant et envoûtant. Mais jamais, au grand jamais, le groupe nous perd dans les méandres d’une chanson dite engagée. L’oreille reste suspendue et le corps en est déstabilisé. Pas sûr que sur le retour, les âmes qui faisaient l’assistance emprunteront les mêmes chemins. Et derrière, la musique emporte et s’envole. Aux sons des mélodies empruntées à des contrées éloignées, le beatbox est franc, le violoncelle terriblement pesant. Et quand, les cuivres s’invitent, trompette et tuba nous amènent à pleurer le temps où la musique avait encore un sens. Car, là où Kiosquorama nous amène à penser que ces lieux ont eu une autre vie, une belle vie. Cabadzi nous amène à penser que l’art devrait se risquer un peu plus aux sillons de l’indignation. • Juliette Durand.

A son entrée sur scène, le flow de Lulu ne fait qu’enfoncer la lame. C’est d’une mitraillette que les mots sortent. Ils s’animent de virulence. Résonance insolente. L’homme s’empare du kiosque et l’habille de son jeu. Lulu s’anime et les mots ont une vie. Pantin ivre qui vomit des vers des plus percutants. Guerrier possédé mais droit, il offre une poésie crue et riche de références. Serait-ce un Desproges qu’on entre-

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Le rap français et l’Asie. LE rAP FrAnçAIS ET L’ASIE.

HISTOIrE Du LEVAnT.

Défini le plus souvent comme un art de rue, local et fier de l’être, le rap français s’inspire néanmoins de différents horizons. Entre les influences du grand-frère américain, les origines africaines et maghrébines de nombreux emcees, ou sud-américaines de Keny Arkana ou rocca, l’art de la rime de l’hexagone a su aussi puiser plus loin, à l’extrémité Est de la mappemonde. On retrouve en effet fréquemment dans le rap des références ou des inspirations claires puisées dans le folklore musical et historique du coté Pacifique de l’Asie. Évocation du Japon médiéval, des samouraïs, des arts martiaux ou de légendes, métaphores de la condition du MC face à ses rivaux, de l’individu face à son environnement ou histoires anecdotiques qui ne trouvent pas le chemin de nos médias ; le rappeur orientaliste se fait relais d’un monde lointain et inconnu, quitte à passer par des clichés et du sentimentalisme.

Deux story-tellings sont présents parmi les morceaux choisis. Tous deux très différents dans la forme et le fond, ils se rejoignent néanmoins sur certains points. La petite marchande de porte-clefs d’Orelsan, son piano sautillant et son refrain mignon, raconte une histoire dramatique d’un nouveau-né chinois qui s’avère être une fille. Son père, la considérant comme inutile, la vend et elle se retrouve à vendre des porte-clefs au MC sur les quais du métro parisien. Orelsan use un ton détaché alors qu’il raconte les mésaventures de la jeune chinoise, qui ferait passer Cosette pour une jeune fille sans histoire. Le décalage créé devient ainsi dérangeant et nous fait nous questionner sur les vraies intentions de l’artiste. Le lointain est alors prétexte à l’anecdote dramatique, invérifiable mais plausible, puisque le conteur prétend en plus avoir rencontré le protagoniste de son histoire. Orelsan illustre dans son texte la dureté

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dossier.

du régime chinois, la mondialisation et ses effets néfastes, la condition d’enfant-esclave et la méconnaissance du sujet, voire son ignorance volontaire de la part du citoyen occidental.

CErISIErS,

KunAïS ET BEATS FérOCES.

En face, Médine et son morceau Sou-Han. A l’opposé de son homologue normand, le barbu du Havre déchaine sa voix rocailleuse pour adopter le ton du drame raconté. Sou-han voit son père mourir à la guerre du Viêt-Nam, tué par l’armée américaine. Elle décide alors de commettre un attentat suicide dans un bar, acte aussi vide de sens que cette guerre. Sur une instru théâtrale et avec les qualités de Médine dans ce domaine, on est plongé directement au cœur de l’action et nous pousse à l’empathie envers cette histoire. Si Médine utilise l’Histoire, c’est surtout pour illustrer l’opposition entre Orient et Occident à travers la guerre. Il démontre ainsi que malgré les différences culturelles qui peuvent conduire à la guerre, la nature humaine ne change pas. La haine appelle la haine, la vengeance veut combattre l’injustice. Le tout soutenu par des cuivres et des cordes, pas forcément grandiloquents mais accompagnant parfaitement la voix, l’intensité du morceau et l’implication du

emcee conteur nous immergent complètement dans l’histoire. Mais dans les deux cas, on se retrouve en présence d’un environnement difficile, cruel, violent. Un orient vu sous l’angle du média, qui n’en parle que pour évoquer des nouvelles dramatiques, pointant ainsi peut être la méconnaissance de cette région et surtout son traitement par l’Occident. Ce basculement du point de vue à travers le protagoniste n’est alors qu’un prétexte, utilisé pour provoquer l’empathie et la sympathie, de plus par des histoires invérifiables du fait qu’elles soient passées ou lointaines. Des histoires de l’Orient certes, mais montées par et pour des Occidentaux.A l’opposé, on trouve IAM et son titre Benkeï et Minamoto, reprenant une légende japonaise d’un samouraï et un moine guerrier, renégats combattant l’empereur ensemble. Ici, les artistes reprennent un mythe célèbre du folklore japonais et le détournent pour s’identifier aux personnages. Les emcees deviennent donc des guerriers, armés de leur micro, débitant les oreilles des auditeurs en morceaux grâce au tranchant de leur verve. Surtout, ils illustrent leurs rapports, revenant sur un parcours de 20 ans de rap, où Akhenaton et Shurik’n ont toujours su bra-

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ver le rap et mettre à l’épreuve les codes établis, formant un des duos vocal les plus célèbres du rap français. Dans cet état d’esprit, on retrouve nombre de tracks, de différents rappeurs et époques. Iam reste néanmoins le groupe le plus prolifique en la matière, avec des titres tels que L’école du micro d’argent, Le style de l’homme libre ou encore Un bon son brut pour les truands. Ces titres font la part belle aux arts martiaux, qui sont alors assimilés à l’art du emceing. Le crew devient un clan Shaolin, qui possède ses propres techniques, supérieures aux autres. Le vocabulaire emprunté aux arts martiaux ainsi qu’à la culture martiale sont légions, faisant autorité et renforçant ainsi la force de ces textes teintés d’egotrip. Le rappeur girondin Fayçal fait la même chose sur Ninjutsu, reprenant le vocabulaire consacré pour l’adapter à son art. On est ici en présence de morceaux utilisant les histoires de l’Orient pour parler du rap lui-même et donner une image du rap comme un art. Si Lao-Tseu disait Parole parée n’est pas sincère, les emcees assument totalement le coté décalé de leur démarche et on est pris par les rythmes et les ambiances servies, qui accentuent le caractère exotique tout en assurant l’immersion. Shurik’n en solo prouve qu’il mérite son pseudonyme sur Samouraï, où le code du bushido est adapté à la vie quotidienne du rappeur et les valeurs d’honneur et de combativité propre aux soldats nippons devient un manuel de survie dans nos sociétés modernes. Freeman quant à lui, s’identifie au personnage de Crying Freeman dans Fils du dragon, exaltant là aussi l’esprit guerrier en l’adaptant au quotidien. Le emcee devient le tueur et le personnage prend la forme du rappeur, devenant ainsi figure d’autorité. Lucio Bukowski reste dans cette optique sur La légende du grand Judo, puisqu’il se prétend directement élève de Jigoro Kano, soit l’héritier de l’inventeur du judo, dont le portrait est censé figurer dans tous les dojos, au-dessus du maître, et être salué par tous les apprentis. Hugo Boss baisse la tête lui aussi devant le portrait de l’autorité qu’est celui du Président de la République dans un tribunal. Dans Dojo,

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l’artiste transforme son environnement en aire de combat. Les trottoirs sont des tatamis, la débrouille un art martial et la maitrise du de-ashi-barai le sort de situations périlleuses. Le tout dans un vocabulaire précis et maitrisé, qui ne laisse aucun doute sur les capacités du rappeur à se défendre à grands renforts de fauchage et d’immobilisations. Ces exemples permettent de mettre en valeur la récupération de l’imagerie orientale dans l’écriture européenne. Elle se fait par des clichés et du folklore tout en évitant de basculer dans une idéalisation naïve ou l’exotisme basique. Le tout grâce au vocabulaire employé et aux instrumentaux puisés dans la musique traditionnelle orientale (sur Le style de l’homme libre d’IAM ou Univers parallèles d’Imhotep par exemple). Enfin, on peut évoquer d’autres exemples, très différents, qui se rejoignent sur un point précis qui est celui de l’échange direct. Deux rappeurs notoires descendent d’origines asiatiques et ont deux façons d’aborder la chose. Le premier, Ethor Skull du collectif L’animalerie, met ses origines chinoises en avant dans des égotrips, prônant que sa différence est une marque de qualité et d’exotisme assuré. Le clou est atteint sur Chintok Vs Rital sur le second album d’Anton Serra, où les rappeurs jouent des clichés de leurs origines ethniques pour se définir. Ethor Skull se répand comme une fièvre jaune et cynique. Hugo Boss du TSr Crew, d’origine francojaponaise, évoque peu son métissage en tant que tel mais plutôt ses conséquences. Le racisme devient chez Hugo un thème majeur, revenant à un sujet majeur du rap. Dans ces deux cas, les origines orientales des artistes deviennent un fer de lance, une part entière de l’identité artistique, à laquelle le public peut difficilement s’identifier, mais qui permet par contre de marquer l’unicité du MC. D’autres rappeurs jouent aussi les indigènes, mais cette fois-ci en s’exportant directement làbas. La destination principale est la Thaïlande, avec des visions différentes. Anton Serra se promène dans les marchés de Bangkok et les plages de la mer de Chine sur ses Freesthaï. Nous faisant partager simplement ses vacances là-bas, son escapade touristique devient pré-


dossier. texte à des images et des phrasés aux couleurs locales. Serra tourne en fait un clip en Thaïlande comme il l’aurait tourné chez lui, perdu dans les rues des quartiers populaires et se mêlant à la population dans un état d’esprit de sympathie et d’amusement propre au Gavroche lyonnais. Non loin, Booba et Chris Macari sur Maitre Yoda filment les criques thaïlandaises par hélicoptère, mettant en avant les paysages idylliques mais aussi les rues plus malfamées, à l’image, sulfureuse, du Garcimore des Hauts-de-Seine. Le game devient global, de Phuket au Massachusetts, tirant de la Thaïlande des ambiances de fête et de violence. Enfin, le dernier mais non des moindres, Seth Gueko et ses titres Farang Seth et Patong City gang, dans lequel les clichés thaïlandais sont assumés. Entre massage, prostitution et plage, le Poelverdinho, installé à Phuket depuis quelques temps, profite largement des plaisirs disponibles sur place et s’en vante sans complexe. Son récit de ses aventures, dans lequel il raconte que sa position d’européen lui facilite beaucoup de choses, est direct et sans concession. Il reste dans son personnage, dont les traits sont exacerbés par l’absence ou presque de barrières. Ces clips rejoignent encore cette

vision de l’Orient sous l’angle de l’exotisme et du fantasme, avec Anton Serra qui s’amuse de tout et s’éloigne de sa zone, Booba exhibant ses pectoraux sur des plages paradisiaques et Seth Gueko se perdant dans les plaisirs de la chair. En conclusion, on peut voir que le thème de l’Orient dans le rap est mentionné la plupart du temps par des clichés, aussi bien par les arts martiaux et les fantasmes guerriers que le tourisme sexuel et le quotidien de la campagne chinoise. Ces clichés découlent en fait d’une instrumentalisation du thème à des fins rhétoriques, parlant du lointain et d’images populaires, pour mieux capter l’auditeur et laisser l’exotisme faire son effet. Pas dépaysant pour autant, l’orientalisme du rap français est à son image : divers et varié, produit de sensibilités différentes et finalement toujours accroché à l’esprit local qui le caractérise. • Jibé.

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PUMPKIN. C’est l’histoire d’un petit sac en tissu. Dedans, des papiers sur lesquels des punchlines ou d’autres écrits sur le rap, sont inscrits. Et puis, il y a la main de Pumpkin qui va piocher à l’intérieur. Quinze minutes à disserter sur ce que les autres ont dit ou fait du rap. C’est Pumkpin dans « Pioche ta Punchline ». 22


Pioche ta

interview.

punchline.

“ Maintenant les MCs veulent tous parler d’la même chose, mais ils font pas baigner leurs textes dans la même sauce.” - Don Choa dans Art de Rue. Pumpkin: «Ouais, putain c’est vieux ça ! Moi, à Marseille, mon groupe préféré c’est IAM, même plus AKH en solo. La FF, à cette époque là, ce que j’aimais bien, c’était l’énergie, mais je n’ai jamais vraiment, au delà des morceaux passés en radio, accroché à ce groupe. Après, la punchline en elle-même, c’est une thématique récurrente de l’égotrip. C’est un peu dire « Toi ce que tu fais, c’est pas bien et toi c’est bien » et les « MCs ceci et les MCs celà » et ça, ça m’agace un peu dans le rap, parce qu’en général ça ne vole pas très haut et puis tu as toujours du mal à savoir de qui ils parlent. Sans définir, c’est un peu vague et c’est un peu facile. Après, on prend une phrase, peut-être sortie de son contexte. Une phrase sans contexte, c’est un peu comme en interview d’ailleurs, on te fait dire des choses que tu n’as pas dit. »

“Je ne suis pas une rappeuse mais une contestataire qui fait du rap.” - Keny Arkana dans Le missile suit sa lancée. Pumpkin: « Ça ne m’étonne pas. Que dire làdessus ? C’est vrai que Keny Arkana c’est une

fille très engagée. Il se trouve qu’elle a choisi le rap comme moyen d’expression, mais je pense qu’avant tout, elle a un engagement politique et social qu’elle défend. Mais, en fait, moi j’ai t oujours un peu de mal quand le rap est engagé. J’ai du mal à dissocier l’artistique du message. Parfois, il y a des choses très bien qui sont dites mais je ne suis pas sensible à ça, à son rap. Il faut que j’arrive à accrocher à l’artistique, aux beats, à la production, la manière de poser, l’attitude autant que sur le message. Pour ce qui est des femmes qui font du rap, que te dire à part qu’on m’en parle en permanence ? Je suis très tranquille avec ça. Je ne me suis jamais posée la question. J’ai eu envie de faire du rap alors j’ai fait du rap. Après je trouve qu’on n’est pas assez nombreuse. Ce qui me plairait c’est que des filles plus jeunes me disent que je leur ai donné envie de faire du rap. Car le fait d’avoir un modèle du même sexe permet de s’identifier plus. A l’époque, je m’identifiais à Melaaz qui faisait partie du même crew que Mc Solaar . Ce genre de rap c’est ce que j’écoutais au début, les Sages Po aussi. Après, il y a eu d’autres meufs, Diam’s par exemple. D’ailleurs on est de la même génération, de la même année, mais il se trouve qu’elle a très vite été très douée. Pour moi c’est une des meilleurs rappeuses, même si à un moment donné, elle a fait des choix artistiques qui

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ne me parlent plus. Aujourd’hui, il y a d’autres nouvelles générations qui arrivent, mais j’aimerais qu’il y en ait plus. Plus de gens en général qui s’expriment comme ils sont, pas de rentrer dans les codes du rap. Ce qui revient souvent, c’est qu’on me dit « Tu rappes mais pas comme un garçon.» C’est vrai qu’il y a des filles qui ont la rage comme Keny Arkana et qui vont venir avec un style très hargneux. Casey, je trouve ça différent, elle est comme ça. C’est son genre, elle n’a pas créé un personnage. Quand tu la vois sur scène, tu sais que c’est elle. Ça se sent, ça transpire ce qu’elle est. Moi ce qui me chagrine, ce sont les filles ou même les garçons, qui vont être assez complexés finalement et qui ne vont pas oser exprimer leur personne à travers le rap. Parce qu’avec le rap, on a tendance à s’enfermer dans des codes, des tendances, des manières. En France en tout cas c’est comme ça, car souvent dans d’autres pays les gens sont beaucoup plus à l’aise pour s’approprier le rap. On a l’impression qu’on a pas le droit d’être multiple. Moi dans la vie, parfois je suis triste, parfois je suis heureuse, parfois je dis des conneries, des fois je suis féminine, d’autres fois je suis plus en mode « je vous emmerde » et pour moi, on doit être capable d’être comme ça aussi dans sa musique. Je trouve dommage de faire une chanson sur le ton de l’humour et de suite se sentir obligé de ne faire que ça. Ou faire un morceau qui marche, avec un refrain qui bouge, qui touche un public large et puis avoir peur de perdre la base et sa crédibilité rap. Moi ça me fait chier, même s’il faut que ça soit cohérent, il faut qu’on soit libre. On doit être capable d’être complexe. »

“Car le rap d’un point de vue musical est assez limité, il n’y a pas là de quoi bouleverser le monde de la musique.” LJ Calvet dans Les voix de la Ville. Pumpkin: « Ça c’est de la connerie. C’est quelqu’un qui n’y connaît pas grand chose. Mais quelque part, il n’a pas tort, car il y a des gens qui font de la merde et qui ne font pas de la musique. Ce n’est pas intéressant d’un point de vue musical, mais des fois ce n’est pas intéressant d’un point de vue écriture. Il y a de la merde mais c’est comme dans tous les styles musicaux. Mais après le mec n’a pas creusé, car il y a plein de trucs vachement bien. Tu vois, ça, ça ne mérite même pas qu’on s’y attarde ! »

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“C’est pas le rap qui était mieux avant, mais les rappeurs.” - Ladea dans Sueur. Nerfs. Courage. Force. Pumpkin: « [rire] Alors c’est Ladea qui fait partie, selon moi, de la nouvelle génération. Je ne veux pas péter plus haut que mon cul, mais il y a plein de gens qui connaissent Ladea mais qui ne connaissent pas Pumpkin. Alors que j’ai sûrement plus de dix ans de plus qu’elle. Il y a des gens qui apprennent que j’existe en même temps qu’elle alors qu’on est pas de la même génération. Mais ce sont les parcours qui font ça. Je connais aussi Pand’or et je trouve que c’est vraiment une meuf super chouette. Elles ont fait des choses ensembles, elles ont à peu près le même âge. C’est une fille entière, elle a plein de choses à faire et à dire. Pour ce qui est de la punchline en elle-même, je ne suis pas d’accord. Je ne pense pas que les gens soient différents. Elle rebondit sur l’expression « le rap c’était mieux avant » et se l’approprie comme plein de rappeurs. Ma version à moi, qui est aussi la version de plein de gens autour de moi, c’est « le rap c’est mieux quand c’est bien ». Tout simplement. Pour ce qui est du rap d’avant, c’est avec Mc Solaar que j’ai découvert le rap. J’étais sensible à l’écriture avant d’écouter du rap. C’est avec Solaar que j’ai creusé et que j’ai compris ce qu’était ce mouvement et tout ce qui existait autour de ça. J’étais dans un petit bled à côté de Brest, il n’y avait pas internet à l’époque, en plus c’est une région qui est rock. Il faut remettre les choses dans son contexte, j’ai mis beaucoup de temps avant d’écouter du rap, du rap américain, que j’aille plus loin que Solaar. Aujourd’hui j’écoute plus de rap international que de rap français. Mais tu vois tout ce rap qu’on dit intellectuel, poétique, jazzy, qu’on critique souvent, c’était ça que j’aimais. J’ai appris le rap toute seule dans ma chambre. Un jour, j’ai rencontré une fille qui avait les mêmes goûts que moi, et comme certains un jour se sont dit « Ouais on va s’acheter une guitare et une batterie, et on va faire du rock » nous on a fait la même chose,mais on a dit « on va faire un groupe de rap ». Ça a commencé comme ça, en rigolant, on avait seize ans. On n’avait que deux instrus, car c’était difficile, on avait personne autour de nous. Enfin c’est pas difficile, ça fait partie de l’apprentissage, de la construction. On allait au magasin et on cherchait comme des ouf les ma-


interview.

crédit photo: Anthony Gueguen. xis avec les Face B. On louait une salle de répet’, on passait cinq heures sur le même truc, à écrire des merdes, à enregistrer des freestyles. C’était tellement des bons moments. On se faisait chier à Brest alors on s’amusait comme ça. »

“J’aime, je respecte les artistes que je sample, obsédé par la destinée du vinyle alors fuck les cds.” - AKH dans Face B. Pumpkin: « Je l’ai dit tout à l’heure, AKH c’est un super artiste. C’est un mec que j’aime beaucoup et on vient juste de nous confirmer que dans un mois, on va faire la première partie d’IAM. Peut être que je vais le rencontrer, et je vais me sentir comme les jeunes filles devant un beau mec … enfin bref ! [rires] On fait du rap alors on a besoin de dire des choses qui choquent un peu pour faire réagir les gens, mais en réalité « fuck le cd » non, il en vend plein ! Mais oui, le vinyle avant tout, nous c’est pareil ! Avec Vin’S, qui m’accompagne sur scène on a créé notre association Mentalow Music, c’est pas vraiment un label, mais on fonctionne pareil. On sort nous même nos projets et dès qu’on peut, on les sort en vinyle car pour nous c’est le must. Avoir un projet en vinyle, pouvoir l’écouter, le sortir de sa pochette,

c’est génial. Après pour que tout le monde puisse y avoir accès, on fait du cd et du vinyle. Il faut juste être suffisamment lucide et réaliste sur les choix que tu fais. On ne vend pas énormément pour le moment. Quand on fait un cd, on fait des séries de 300 vinyles, parce qu’à partir de là, tu rentres à peu près dans tes frais. C’est un public différent que le public cd, c’est complémentaire. Quand on sort des projets un peu plus pointus, par exemple Vin’S a fait un projet instrumental, qui parle à une toute petite niche, quelques mecs qui adorent ça et qui achètent plutôt des vinyles. C’est juste savoir à chaque fois qui sera le public. Et puis le vinyle c’est cool, ça revient en force ! » • Tous propos recueillis par Juliette Durand.

« Ce qui revient souvent, c’est qu’on me dit: “ Tu rappes, mais pas comme un garçon ”. » 25


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chronique. Lomepal x Cette Foutue Perle. Après sa collaboration réussie avec Caballero et Hologram Lo’ sur le projet Le singe fume sa cigarette sorti en octobre dernier, Lomepal remet ça un an après avec un nouveau projet solo intitulé Cette foutue perle produit par le beatmaker niortais Meyso. Le rappeur de Paris Sud nous propose donc un EP de 8 titres pour la première fois disponible en format physique. Après un teasing savamment orchestré sur les réseaux sociaux par ses potes de l’Entourage, on était pressé de voir ce qui se cachait derrière la grosse perle bleue de la jaquette du CD. Et autant le dire tout de suite, on n’a pas été déçu. Dès l’intro du projet, Roule, Lomepal annonce la couleur du disque avec un titre planant qui est une invitation au voyage solitaire, ou plutôt à la fuite, où le rappeur nous invite à « perdre le fil sereinement » et à l’accompagner à la recherche de « cette foutue perle rare ». Le beat aérien de Meyso et le clip en noir et blanc renforce cette idée d’abandon pour nous permettre de rentrer en douceur dans l’univers du MC. Cet univers justement s’articule autour de deux thèmes principaux : la solitude et les nuits alcoolisées passées à trainer dans Paris avec ses potes. Sa solitude justement, le MC de Paris Sud l’aborde dans Je sors pas, où Lomepal explique que s’il reste enfermé à gratter des textes, c’est pour éviter les vices de la ville et du monde l’extérieur « Si j’reste à faire des couplets chauds / C’est qu’c'est la merde quand j’ouvre les volets ». Le titre éponyme de l’album, Cette foutue perle, reprend le même thème et son refrain efficace met en avant la détermination du rappeur « Ça fait des années qu’j'gratte, Coquillage et son beat lent et hypnotisant parachève cette ode à la solitude et cette irrésistible aspiration à la fuite et j’compte pas stagner,

frère / Tous les plus tarés m’traquent, mais chaque jour j’accélère ». « J’rêve et m’laisse embobiner à chaque nouveau rivage / Mon rêve finit dans une énorme villa /Avec un cohiba, une orange de Floride et du cognac… ». En parallèle, Lomepal nous fait découvrir un autre univers, certes toujours nocturne, mais radicalement différent : celui des nuits passées à déambuler dans Paris avec quelques potes, celui des bouteilles achetées chez l’épicier ou « d’un p’tit bar, rempli d’femmes avec des visages familiers » comme dans A ce soir, collaboration réussie avec Jean Jass, L’Essayiste et Vidji. Sur ce titre, le rappeur nous plonge dans son univers en nous racontant sa journée, ou plutôt sa nuit habituelle « Réveil, 17 :30, la tête dans l’noir / C’est comme ça depuis ma perte d’emploi, jusqu’à présent ». Le titre Citroën est dans la même veine, Lomepal nous décrit une virée nocturne dans Paris et l’on retrouve le parallèle avec le voyage à la fin de chaque couplet avec l’allusion à la fiabilité des Citroën: « Ouais, ça roule comme mon ancienne Citroën BX / Et j’tiendrai l’coup pour tout / Une Citroën BX ça roule toujours…». Enfin, Les Battements, morceau phare de l’album, fait figure de condensé de tous les thèmes de l’EP : Lomepal y évoque sa jeunesse et son quotidien dans Paris Sud, le tout porté par un clip bien réalisé où l’on retrouve des figures connues telles que Georgio, Alpha Wann ou Hologram Lo’. Avec Cette foutue perle, Lomepal nous livre donc son projet le plus abouti jusqu’à maintenant ; le MC de Paris Sud met son écriture technique, quasi-mathématique, au service de ses thèmes de prédilection pour nous entraîner dans son univers le temps des 8 titres du disque. A ne pas rater. • Yoann.

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La Cliqua Conรงu pour Durer. 28


grands classiques. 1995, pour beaucoup une année centrale dans l’âge d’or du rap en France. Les structures indépendantes se développent tant bien que mal face à l’industrie qui s’empare de ce phénomène musical, accouchant de productions inégales, voire douteuses. Le label Arsenal records fait partie de ces comètes du système rap, à l’orbite irrégulière, au passage furtif mais admirable, se heurtant parfois violemment au majors planétaires et disparaissant sans laisser de traces, si ce n’est dans l’imaginaire collectif. Conçu pour durer marque l’entrée du label dans l’atmosphère terrestre d’une manière des plus brillantes qui soit. 7 titres, une trentaine de minutes qui font pénétrer l’auditeur dans une ambiance sourde et sombre, sans pour autant être glauque ni hermétique. Dès l’Intro, le ton est donné: la musique sera cuivrée, crade et presque minimaliste (un sample, un beat, une basse), saupoudré de quelques sonorités et scratchs bien sentis. Ajouté à cela, des samples de voix de rappeurs New-Yorkais, donnant l’impression que Chimiste et Lumumba, les beatmakers d’Arsenal, sont sortis tout droit d’un stage d’entraînement intensif auprès des maîtres shaolin du Wu-Tang Clan.

et illustrant leur capacité à tuer vocalement les beats de leurs comparses. Si pour le premier, la vie est un long fleuve parsemé d’hameçons, le daddy boxeur veut nettoyer la planète pour ne garder que le meilleur. La virtuosité de rocca, alors seulement à ses débuts, ressort clairement, entre jeux de mots, allitérations diverses et street credibility. Point d’engagement idéologique ou d’apologie du crime, le rap de La Cliqua tient de l’esthétique du rap de la rue, fréquentée assidument par ses membres. Le morceau Tué dans la rue le démontre tout à fait, se révélant plutôt neutre moralement malgré le thème lourd de sens, dépeignant l’escalade de la violence constaté par les artistes-quidams dans leur milieu naturel. Cette esthétique se poursuit sur Dans ma tête, œuvre des membres du Coup d’Etat Phonique, nous faisant pénétrer dans leur univers, avec un refrain propice au remuage de boule et toujours axé sur le freestyle, soit l’esthétique grammairienne à son paroxysme. Se poursuivant d’ailleurs sur Freestyle, aux allures d’improvisations, dans lequel les voix se superposent pour former un gloubi-boulga lyrical au goût d’inachevé mais propice à l’émulation entre MCs. L’auditeur se retrouve alors perdu dans une jungle vocale, ne pouvant que subir l’agression verbale. L’EP se conclu sur la piste éponyme, réunissant le groupe au complet avec Lion S en invité, qui vient contrebalancer le flow crié de raphaël par un flow ragga, élargissant encore le registre technique du crew.

“Du rap, tout simplement.”

Il en sera de même tout au long de l’EP, lui donnant une forte homogénéité, qui crée cette ambiance si particulière semblant sortir d’une cave de Harlem. Une homogénéité qui crée l’ambiance et la cohérence des morceaux entre eux et assure la solidité d’un disque à la construction architecturale, non sans rappeler un certain Le Combat Continue d’Ideal J, coproduit par Arsenal Records trois ans plus tard. Le tour de force est que, malgré ces inspirations américaines évidentes, on ne ressent à aucun moment l’idée d’un vulgaire copier-coller sur les productions d’outreAtlantique. Cela surtout grâce à la langue de Molière, que les différents MCs vont travailler, étirer et ruminer au travers de leurs interventions. Entre polyandrie et gang-bang gonzo, les rappeurs vont épouser les instrus au travers de leurs egotrips et freestyles. rocca et Daddy Lord C se permettent un solo chacun, vantant

Au final, si Conçu pour durer a autant marqué les esprits, ce n’est pas qu’il représenta en son temps le début d’un genre, la fin d’un autre ou l’émergence de stars du rap mais plutôt parce qu’il est et restera une des meilleurs productions de rap francophone, à l’esthétique léchée, qui ne flatte ni l’intellect, ni la morale, ni les egos de ses auditeurs. Pas du rap conscient, pas du rap gangsta, encore moins du rap game. Du rap, tout simplement. • Jibé.

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2-ZER WASHINGTON

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en une.

“Quand t’es tout seul, tu vas plus vite, mais en équipe, tu vas plus loin.” Tous propos recueillis par Mandarine.

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2Zer Washington fait partie de cette nouvelle génération de rappeurs qui en veut. Membre de L’Entourage et du S-Crew, dont l’album Seine Zoo est très attendu, il se différencie par un flow souriant et une écriture dans laquelle il se raconte. Franc, sympathique et sincère, il a répondu à nos questions. 2Zer : un sacré numéro. D’où viens-tu et comment as-tu eu le déclic rap ? J’ai grandi dans le 20e arrondissement, près de Ménilmontant, dans un quartier qu’on appelle la banane. Depuis que je suis petit, on a toujours écouté du rap. Le premier CD de rap que j’ai écouté, c’était Coolio Gangsta’s Paradise. J’étais tout petit et ça m’a vite passionné. J’ai vu que l’école n’était pas pour moi donc je me suis dit que j’allais faire ça. C’est un truc qui m’inspire, qui me donne envie. C’est une manière de s’exprimer, sans forcément se livrer à une personne en particulier. Même s’il y a beaucoup de gens qui écoutent, au final tu es moins timide de rapper ton texte que de parler directement à une personne de ce qui te touche, de ce qui arrive. À l’âge de 11 ans, avec mes potes pour rigoler en cours, on prenait des paroles de rappeurs, on les modifiait un peu. De fil en aiguille, j’ai commencé à écrire mes textes. Pourquoi 2Zer Washington ? C’est une longue et bonne histoire. Ça a été du feeling. Je me suis habitué à mon blaze. Comme les lycées sont dans tout Paris et pas seulement dans ton quartier, tu te fais plein de connaissances de per-

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bon feeling avec Poochkeen et Lyricalchimie. Au final, on s’est dit « Pourquoi ne pas faire un projet commun ? » Bloopa Looza avait un peu arrêté d’écrire à cette époque là. Il a participé sans en faire partie intégrante. En parallèle, on a aussi créée Tribus de L’Est avec B. Looza. On s’est dit Tu ne regrettes pas ? Non, qu’on pouvait faire un groupe à maintenant c’est mon blaze et je deux. C’est vraiment plus Lyrin’ai pas envie de le changer. Ça calchimie qui s’est concrétisé. me convient. Je n’ai pas de proVotre projet a eu un succès blème avec ça. d’estime. Oui, il a eu un petit Et ton gimmick « Tu succès dans le milieu underconnais pas 2Zer » vient ground. Les gens ont bien aimé. d’où ? Il y a 5-6 ans avec mes Il y avait des personnes que je potes, on a fait une vidéo pour ne connaissais pas qui m’arrêrire. On allait voir les gens dans tait dans la rue pour me dire la rue, on les filmait et on leur que c’était bien. C’était fou. demandait de dire « Tu C’est là qu’on a vu l’impact de connais pas 2Zer ? ». J’ai mis partage de L’Entourage. la vidéo sur Internet. Les gens Quand quelqu’un sortait un projet, tout le monde le partaont vu la vidéo et c’est resté. geait. Tu peux nous raconter un peu ton parcours avant le S- Vous vous êtes séparés ? Crew avec Lyricalchimie ? À Après le projet, Poochkeen la base, j’ai rencontré Lyrical- avait ses bails à faire, un solo, chimie via Bloopa Looza. À Ouhhz aussi. Moi je me suis l’époque je trainais avec lui, un retrouvé seul, j’ai continué le mec du quartier nous avait pré- rap. Je me suis mis à côtoyer les sentés. Ce sont des connexions mecs de L’Entourage. Depuis improbables. On s’est connu le début, je trainais pas mal dans la rue. Il a vu que je rappais avec les mecs du S-Crew. dans mon coin, il m’a dit « Je C’était un lien d’amitié fort, vais te présenter des potes avant le rap. On s’est connu par à moi Lyricalchimie, ils rapport à ça, on a vu que l’on sont dans le délire rap à avait la même passion, la même fond ». Vers mes 16 piges, je ne culture, les mêmes goûts. Ils connaissais pas trop les opens m’ont d’abord invité sur leur mics, je n’étais pas encore dans projet Même Signature. ce délire. J’étais rappeur dans J’étais beaucoup avec eux donc mon coin, je faisais mes trucs j’ai fait beaucoup de sons. Au avec les rappeurs que je connais- final, on a vu que ça marchait sais. Il n’y a qu’eux qui m’écou- bien 2Zer S-Crew, on était detaient. De connexion en venu comme des frères avec le connexion, j’ai rencontré Cas de temps. On a vu que ça devenait Conscience, L’Entourage. vraiment sérieux donc ils m’ont On s’est rencontré dans les dit que si je voulais rejoindre opens mics. Au début j’ai eu un l’équipe, j’étais le bienvenu. Ssonnes d’autres quartiers. On me demandait d’où je venais et je répondais toujours du 2 zéro. À la fin, on a enlevé le o et les gens m’appelait comme ça : 2zer. Washington, c’était pour rire sur Denzel Washington. Je l’ai marqué sur Facebook et c’est resté.


en une.

Crew c’est vraiment une Comment tu le décrirais ? équipe de frères avant d’être Comme je t’ai dit, c’est beaucoup une équipe de son. au feeling. C’est vraiment ce qu’il va se passer dans ma vie. Tu as développé ton propre J’ai vraiment besoin de ça pour timbre et flow et c’est ce écrire. J’ai besoin d’être inspiré qui fait que l’on te recon- par ce qu’il se passe tous les naît au premier mot. Est-ce jours. C’est à dire que je ne vais que tu as travaillé en ce pas me mettre à écrire parce que sens ? Ça a été long de trouver je dois écrire. C’est vraiment une mon propre style. Au départ, tu instru, un truc que j’ai vécu qui n’as pas vraiment de style, tu va me donner l’inspiration. fais un peu de tout, tu essaies. C’est vraiment de l’expérimen- Quelle est ta manière tation. On va dire que quand j’ai d’écrire ? Comment choisiseu 17 ans et que j’ai commencé tu tes thèmes ? Ça va dépenà me mesurer aux autres dans dre. Je ne vais pas choisir un les open-mics, j’ai beaucoup thème spécifique avant d’écrire. appris. J’ai vu plein de gens qui Je vais commencer à écrire. J’ai avait plein de style. Je me suis plusieurs méthodes de travail. dit « il faut que j’ai mon Soit je vais commencer à écrire truc et que je développe ça par rapport à ce qu’il s’est passé ». Ce que j’ai fait de mon côté. dans ma vie, un truc qui m’a Après c’est au feeling, c’est juste blessé ou que j’ai kiffé. Je vais moi. Quand je parle ou quand je commencer à gratter dessus. rappe, c’est à peu près la même Aufinal, je vais développer le chose. Je parle vite donc je thème en fonction de l’instru, de rappe vite. ce qui va aller avec. Sinon, je vais

écouter des prods que les beatmakers m’envoient ou des faces B qui m’inspirent et je vais écrire dessus. En général, c’est du quotidien, c’est du vécu. Il y a des périodes où je n’écris pas du tout. Sur une semaine, je vais peut être avoir deux jours où j’écris et après non. Il y a des semaines où j’écris tout le temps. Ça dépend des sons, il y en a qui demandent beaucoup plus de temps de préparation. Par exemple ? Tu connais t’façon, ça a été un long travail. J’avais les textes, j’avais tout. En fait, c’était un texte complet. Après, j’écoutais les prods et il n’y en avait aucune sur laquelle j’aurais aimé poser. Lo avait fait une prod’ pour L’Entourage qu’ils n’ont pas prise. Je l’ai écouté et je me suis dit que je voulais la kicker. Ça a pris du temps de tout mettre en place, de tout construire. Il y a eu aussi Comme Si c’était facile parce qu’

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il y avait une émotion que j’ai voulu développer. J’ai commencé à écrire mon texte, mais l’émotion est partie donc j’ai du attendre un peu pour que ça revienne. C’est comme ça que je travaille en général. Et comment tu choisis tes prods justement ? Ça peut être de tout. Franchement, il y a un truc infaillible. Si j’entends une prod et qu’elle me donne envie de gratter, c’est bon pour moi, elle est choisie. Je peux écouter des centaines de prods, sans qu’il y en ait une qui m’inspire, dès que j’entends la prod qui me donne envie de gratter, c’est que c’est elle. Donc, c’est plus l’instruavant d’avoir le texte ? Dans ces cas-là, oui. Mais en général, c’est la prod qui me donne envie d’écrire, de poser dessus. C’est comme ça qu’on a travaillé pour Seine Zoo. On a vraiment sélectionné des prods qui nous donnaient envie d’écrire, qui étaient au-dessus des autres pour nous. Au niveau des rimes et des structures, tu écris tout puis tu changes pour que ça colle mieux ou tout te vient naturellement ? Pour un son, à part un freestyle, tu es obligé d’avoir toujours un minimum de mise en forme. C’est un travail kiffant. C’est vraiment une construction, comme assembler des pièces. C’est comme construire une voiture, tu vas assembler. On ne peut pas se permettre de vouloir faire un morceau sans un minimum de travail de mise en forme. Tes textes sont assez tristes, est-ce que c’est là dedans que tu te retrouves?

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C’est vrai que la tristesse m’inspire beaucoup. Comme je disais, quand il y a des trucs qu’on ne peut pas dire parce qu’on est timide par exemple, tu l’écris et ça va te permettre de dégager un peu ce que tu ressens par rapport à plein de choses, plein d’émotions. Donc l’écriture est vraiment un exutoire pour toi ? Exactement. Par exemple, quand je parle de ma mère, jamais je n’irais vers elle pour lui dire. Je le dis dans mes textes, ça me permet de dire ce que je pense et d’avoir moins de poids sur mes épaules. C’est étonnant que ça te gène moins que tout le monde l’entende. Non, ça me libère vraiment. Est-ce que tu privilégies le fond ou la forme ? Parfois, je vais avoir envie de montrer ce que je vaux et d’impressionner les gens. Dans ce cas, je vais privilégier la forme pour faire un truc qui met des baffes. Mais, en général, c’est plutôt le fond. Quand c’est un texte à thème, c’est le fond. Mais pour l’égotrip par exemple, je vais mettre en avant la forme. C’est plus dur pour toi les freestyles ? Non. Je peux kicker n’importe où, n’importe quel texte. Franchement, à n’importe quel moment de la journée tu me dis de kicker, je kicke et je kiffe. Je comprends que ce soit plus dur pour certains MCs qui ont plus l’habitude de travailler en studio, mais comme nous on a été formé sur le terrain, on a vraiment commencé avec ça.

Pour chaque membre de l’équipe c’est facile. Tu vas lancer une instru, on va rapper dessus, c’est comme une impro. Aujourd’hui, le rap c’est ta vie ? C’est une grande opportunité en fait. J’ai arrêté l’école tôt. J’ai eu un parcours scolaire assez chaotique. J’ai quitté en 4e, puis j’ai repris dans une classe spécialisée dans la réinsertion scolaire. Je n’ai pas fait long feu, j’ai tenu jusqu’en en première. Je n’avais pas grand chose dans ma vie à part le rap. C’est quelque chose que l’on faisait à temps plein, avec L’Entourage et même l’entourage de L’Entourage. On était h24 ensemble, on ne faisait que rapper. On a tous plus ou moins un parcours similaire et peu d’avenir dans les études. C’était notre passion, notre mode de vie et c’est vraiment ce qui nous faisait vivre. Le fait que ça commence un peu à nous faire vivre, c’est un kiff. J’arrive à en vivre doucement. C’est difficile mais je vis toujours chez mes parents. Ils ont toujours été compréhensifs. Ils m’ont dit « On a vu que l’école, ce n’était pas pour toi, si tu as une passion, investis-toi à fond dedans pour réussir, fais ton trou, et quand tu pourras voler de tes propres ailes, tu feras ta vie ». Franchement, ça commence à me faire vivre un peu. Ça me donne à manger, mais sans plus. Tu comptes sur Seine Zoo pour que ça change ? Si Dieu le veut. Vous avez pas mal de fans, comment tu gères ça ? En fait, je n’ai pas trop conscience de ça. Je me vois toujours comme le 2Zer d’il y a trois ans. Je me ballade, on parle à tout le


en une. monde. Dès que les gens m’arrêtent pour me dire qu’ils kiffent, on discute un peu. Je prends les choses. Je me dis que si les gens m’écoutent, c’est qu’ils comprennent ce que je dis. Donc forcément, on va s’entendre. On n’est pas des amis mais on est ensemble. Tu penses qu’il faut de l’ouverture pour être artiste ? Si tu es artiste et que tu n’es pas ouvert à ton public, c’est hypocrite. Ça veut dire quoi ? Que ton public est là juste pour entretenir ta musique ? C’est mauvais. Moi si j’ai un public, je veux que ce soit des gens qui me comprennent. Quelqu’un qui est là avec la mode, il ne va pas comprendre. Il s’en fout de ta vie, il n’a aucun feeling avec ta musique. Je n’aime pas ça. Tu dis que le hip hop est à la mode dans un de tes textes. ça te dérange ? Oui, je dis « Depuis que le rap est à la mode, elles veulent toutes un bébé métisse ». Ce n’est pas une critique mais un constat. Je me dis que si tu n’es pas attiré par le rap de base, ce n’est pas une trahison mais c’est un mouvement. Ces gens-là ne vont pas faire long feu. Ils vont écouter du rap pendant deux ans et après ils vont nous lâcher. Moi, si j’ai un public, je veux que ce soit sur le long terme. Je veux évoluer en fonction de mon public, qu’il évolue avec moi et qu’il continue à aimer ce que je fais, même dans dix ans. Je ne veux pas de quelqu’un qui veut ça parce que ça passe à la radio, parce que tout le monde aime en ce moment et qu’il m’oublie dans deux ans. Ce n’est pas ce que je recherche.

“Si tu es artiste et que tu n’es pas ouvert à ton public, c’est hypocrite.” Comment penses-tu avoir évolué ? Ce qu’on a vécu dans notre parcours nous a formé direct. C’est à dire que toutes les galères sont arrivées d’un coup. On a voulu la jouer indépendant jusqu’au bout et on en a payé les frais. Ça a été comme une sorte de formation. C’est à dire que maintenant, on a beaucoup plus d’expérience mais on reste les mêmes. On a vraiment un pied dans le milieu rap et ça nous a appris le sens des affaires, de la négociation. Il ne faut jamais lâcher même s’il y a des di fficultés. Il faut vraiment se battre pour ses idées. Avec le S-Crew, on a eu plein de galères. On avait signé avec un label qui nous a vraiment causé des soucis. Il nous avait vendu du rêve au début, il nous avait dit « Nous on travaille en famille, on est toujours indépendant, on ne va jamais vous imposer nos choix». Au final, on s’est rendu compte que ce n’était que du blabla et que ces personnes voulaient nous imposer leur vision sans nous laisser faire notre musique donc on a coupé court avec eux. Maintenant ça s’

est réglé et on est bien. On a réussi à signer un contrat de licence avec Polydor, ce qui nous permet de rester indépendant, de faire notre musique sans avoir à s’occuper de la distribution, de la promotion. On s’est battu et la persévérance paye toujours. C’est une sacrée victoire d’avoir signé chez Polydor, non ? On a gravi les échelons petit à petit et comme nekfeu avait quelques relations grâce à son expérience avec 1995, il connaissait des personnes à qui il a fait écouter nos sons et ils ont aimé. Là aussi, on s’est battu pour le contrat, la négociation a été dure, mais on a réussi à garder notre indépendance. 1995 et S-Crew, c’est la même école, on a évolué ensemble. On a toujours été ensemble. Entre Métamorphose et Seine Zoo, que s’est-il passé ? Des métamorphoses ! En fait, Métamorphose, ce sont des sons qu’on avait décidé de garder. Seine Zoo c’est l’évolution de Métamorphose. On a recom-

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mencé Seine Zoo plusieurs fois suite à nos galères. Ça s’est étalé sur trois ans. On a eu des sons qu’on a recommencés, qu’on a refaits. Il y a des nouvelles versions des sons, des instrus, qui sont différentes de ce qui a été fait il y a trois ans. La structure c’était déjà ça. On a été en perpétuelle évolution, parce que dans le rap, on évolue toujours. Tu vois ce qu’il se passe autour de toi et tu t’adaptes. À la base, les sons de Métamorphose, c’est ce qui devait sortir en album, mais qui n’a pas vu le jour. On a décidé de les mettre gratuitement parce que les gens attendaient et on s’est reconcentré sur les sons que l’on pensait être meilleurs. On s’est dit que l’on allait les retravailler, les refaire et les sortir en album.

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On voulait que l’album du SCrew soit vraiment bien. On a vraiment pris le temps de travailler dessus. On a refait des sons avec de la nouvelle inspiration, des nouvelles techniques d’écriture, notre évolution. On a pris notre temps pour la promotion, pour élargir notre public, que plein de gens nous découvrent. On a tout fait pour que l’album soit bien accueilli par le public. Pourquoi Seine Zoo ? On se disait à la base que Paris c’était comme un zoo. C’est plein d’origines et de cultures différentes. C’est très cosmopolite, c’est unique. Par exemple, au Brésil, que la personne soit noire, blanche ou jaune, elle est brésilienne. Mais à Paris,

chacun a son origine, sa culture, sa mentalité. C’est comme si pleins d’animaux naviguaient ensemble avec la Seine pour fleuve. Seine Zoo c’est un jeu de mots entre la Seine et les petites dragées Dragon Ball Z, qui s’appelle aussi les senzu. Ils te donnent la force. On a tout lié, tout mis ensemble : nos influences, notre parcours. Il y a énormément de rappeurs qui s’inspirent des mangas. D’où cela vient selon toi ? Dans S-Crew, on n’est pas trop manga. Mais on a vraiment grandi avec Dragon Ball. Comme dit Framal « La fidélité, je l’ai appris dans Dragon Ball ». Dans la cours de récré, on se comparait tous à des personnages.


en une. Comment tu résumerais l’album ? L’album est super varié. Il est assez sombre, comme les gens connaissent SCrew à la base. On a essayé aussi. C’est vraiment du feeling, ce qui nous inspirait sur le moment par rapport à notre vie, à notre quotidien. Par exemple, le son La Danse de l’Homme Saoul, vient de nos influences funks via nos oncles qui nous faisaient écouter ça ou les anciens du quartier qui n’aimaient pas le rap et qui écoutaient que de la funk. On a été bercé par ça donc on était obligé de faire un son funk comme une petite dédicace. Un son comme Du vécu retrace notre parcours. Il y a plein de sons que les gens vont découvrir, c’est vraiment varié. Chaque son a son thème et son univers précis et n’a rien à voir avec l’autre. C’est hétéroclite. Tu parles de funk, la rencontre avec les Super Social Jeez a amené une nouvelle manière de travailler ? La Danse de l’Homme Saoul a été composée par nizi et Fabio, deux beatmakers qui ont joué des instruments après qu’on leur ait montré une idée d’instru. C’est une face B avec un sample très connu. On leur a demandé de la rejouer avec des vrais instruments à leur sauce. On savait que le sample était évident, mais on s’est arrangé avec la maison à qui il appartenait. On avait tout enregistré au studio BlackBird, de notre Dj, DJ Elite, qui s’occupait aussi des Super Social Jeez. À l’époque, ils étaient souvent là et nous aussi. On passait beaucoup de temps chez Elite, on ne faisait que ça. On les a rencontré, au départ, c’était juste une amitié. Et on aimait

beaucoup ce qu’il faisait en parallèle. C’était une nouvelle école pop funk, un univers à eux. C’était un peu comme notre délire dans la funk : une nouvelle école qui apporte des bases de l’ancienne et qui les remet au goût du jour avec une vision de la musique. Au final, ils ont entendu le son alors qu’il n’y avait pas de refrain et ils se sont proposés. Sacha des Super Social Jeez a kické le refrain et ça s’est fait tout seul. Suite à ça, on s’est dit, pourquoi pas faire un vrai son ensemble ? Ça a donné Les Parisiennes : comme c’est un groupe complet avec un bassiste, un synthé, une batterie, ils ont complètement composé l’instru pour que l’on fasse le son ensemble. Et sur scène, est-ce qu’ils seront présents ? Je pense qu’ils ont aussi une carrière à entretenir et je ne sais pas s’ils seront disponibles pour le faire avec nous. Mais on le fera pour des passages télé ou des concerts parisiens, des gros trucs. Des passages télé ? On n’a rien de concret mais on imagine. On commence à en parler. On ne veut pas imposer, mais faire kiffer notre musique au plus grand nombre. Franchement, ce qu’il se passe à la radio, à la télé, ça ne nous correspondait pas du tout. Si on peut commencer à partager notre culture et notre musique avec un maximum de personnes et que les télés suivent, ça ce serait énorme. Parlons justement de la médiatisation du rap. Ça commence à évoluer. Les mentalités commencent à changer. Il y a des gens qui n’écoutaient pas de rap il n’y a pas longtemps et qui commencent à apprécier. Ça fait

plaisir parce que ça veut dire que la France commence à être prête à nous accepter. Il y a cinq ans, je disais aux gens que je faisais du rap et ils me regardaient bizarrement. Tu ne pouvais pas trop le dire. Aujourd’hui, ça a changé. C’est trop bien parce que c’est ce qu’on attend. On se dit que la France commence à accepter ça comme une musique à part entière. Pour nous, ça a sa place en France. Paris est vraiment une très grosse ville rap. Tu as été invité dans Piège de Freestyle, comment tu l’as reçu ? J’étais chez moi quand Doum’s m’a appelé pour me dire qu’il faisait un Piège de Freestyle et me proposer de passer. On me voit dans la vidéo avec neslet. J’ai rencontré Antoine qui aimait ce qu’on faisait avec le S-Crew et il m’a invité sur le dernier en me disant que le thème c’était « Le rap à la télé ». Ça nous touche parce que c’est un de nos buts de développer le rap à la télé. Ça m’a grave inspiré sur le coup. Qui sont les beatmakers sur Seine Zoo ? Tout le monde. On donne sa chance à tous de pouvoir participer à des projets concrets. Un mec pas du tout connu qui m’envoie une prod et que l’on voit qu’il a son délire, son style, qu’il est passionné et que les prods nous plaisent, on va poser dessus. Il y a aussi des beatmakers plus en place comme nizi, qui est là depuis longtemps et qui travaille beaucoup pour le milieu rap. Dans Seine Zoo, les beatmakers qui apparaissent le plus ont au maximum deux morceaux. On les cite tous, ils sont tous dans les crédits.

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Quelle est votre mécanique de travail ? On a la chance d’avoir DJ Elite qui nous accueille au studio. On peut se poser et développer ce qu’on fait. C’est ce dont on a toujours rêvé : avoir notre studio où on peut rester des semaines ensemble, où on peut créer. Ça nous permet de rester et d’écrire ensemble. Parfois, un mec va mettre plus de temps à écrire son couplet parce qu’il n’aura pas l’inspiration sur le moment. Là, avec L’Entourage, c’est pareil pour l’album. On s’est mis un coup de boost. On s’est dit qu’on allait prendre deux semaines. On a eu une proposition d’un tourneur qui nous a proposé de nous payer deux semaines une villa en Ardèche et en échange, on fait des concerts gratuits. On s’est dit que c’était l’occasion. Comme on est beaucoup dans L’Entourage, c’est difficile de se réunir. L’Ardèche était l’occasion de concrétiser ça. C’est ce qu’on a fait, et franchement, ça nous a vraiment inspiré. DJ Elite a ramené tout son matos de studio puisque c’est lui qui nous a enregistrés. Tout le monde avait des nouvelles inspirations, des nouvelles techniques, tout le monde a évolué de son côté. Ça a donné une nouvelle vague et c’est très différent de ce qu’on faisait avant. Là, il reste quelques trucs à faire. On avait tous écrits ensemble là bas, mais tout le monde n’avait pas forcément fini ses trucs, donc là, dès que quelqu’un a fini, il va en studio poser et c’est réglé. On ne sait pas trop quand il va sortir parce qu’on ne veut pas trop que les projets se croisent. Il y aussi la promo à faire, on ne peut pas sortir un album comme ça. Il faut qu’on ait de la matière à proposer aux fans.

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Vous semblez savoir parfaitement utiliser les réseaux sociaux … C’est notre force. C’est pendant l’époque des open-mics qu’on s’est formé. On n’était pas du tout connu. À chaque fois que l’un d’entre nous sortait un son, tous les potes de tout le monde partageaient le son. Ça élargissait l’impact. On continue encore et au final, ça a marché tout seul. Ça a porté ses fruits. Par exemple sur Seine Zoo, vous avez fait un teasing incroyable, c’était travaillé ? Oui, ça a été vachement taffé. C’est à dire que Nekfeu a vraiment développé un sens de la communication. Il sait parler avec les gens, développer des idées. Il l’a appris avec 1995 et tout seul. Il a tout fait carré. On a eu de la chance. On a mis tous les paramètres de notre côté.

ça a crée une vraie attente autour de cet album. Même il y a deux mois, on n’était pas aussi attendu que ça. Ça s’est vachement développé. Reporter la sortie, au début, on voyait ça comme un truc mauvais, on ne savait pas comment les gens allaient réagir. Pour nous, le 17 juin, c’était la date de Seine Zoo. Au final, on a eu une galère de production de CD, il n’a pas pu être pressé à temps. Ça a décalé. Au lieu de voir ça comme quelque chose de mauvais, on s’est dit que ça nous ferait deux mois de plus pour travailler notre promo, élargir notre public et faire en sorte qu’il soit bien reçu. Qu’est ce qui te plait dans le rap ? Quand je sens que le mec qui a fait ce son et écrit les paroles est passionné. Et à l’inverse, qu’est-ce que


en une. tu n’aimes pas ? Les gens qui montrent un intérêt négatif, qui cherchent à profiter, qui s’improvisent rappeur ou ceux qui font des sons imposés par les maisons de disques. On le sent quand quelqu’un n’a pas fait vraiment ce qu’il aime et que c’est le directeur artistique qui a donné les conseils. Pour moi, c’est la passion qui parle avant tout. On en a parlé, mais en quoi c’est important d’être entouré ? Il y a plein de gens qui nous entourent. S’ils partagent notre passion et que l’on développe un feeling, tout le monde peut être avec nous. On va essayer de montrer notre musique, de monter ensemble, de médiatiser le rap. C’est comme si on avait plein d’âme sœur dans le monde. (Il rit) je vais peut-être un peu loin. Mais on a eu des vies différentes, des parcours différents et on se rejoint autour du rap et de la passion.

Toutes les personnes avec qui je traine, c’est des gens avec qui je vais aimer faire du son. On va créer des situations ensemble, on va se battre dans la rue ensemble, on va serrer des filles ensemble, fumer des spliffs ensemble, ça développe des thèmes, des trucs à dire. Même avec Yassi Yass (présent lors de l’interview et dans le freestyle Grünt de Georgio). Je l’ai invité sur un son qui s’appelle Mleh, une expression que l’on avait en commun. On a essayé de la démocratiser sur Twitter, mais à la base, ça vient vraiment de nous. C’est vraiment un délire, comme le son Mac Cain que l’on a fait avec le S-Crew.

Vous n’avez pas peur que ça lasse les gens, ces délires vraiment très personnels ? Non, parce que l’on veut que tout le monde soit dans notre délire. Il y a toujours de nouvelles expressions qui se créent et si les gens veulent l’utiliser c’est tant mieux. Tout le monde peut le dire, parler comme nous. On Avec qui tu préfères rapper veut que ça s’élargisse, apporter ? Franchement, le S-Crew une fraicheur. parce que c’est vraiment un truc que l’on a en commun. On est Quels sont tes MC de influencé par les mêmes choses, référence ? Dans le rap on a à peu près le même style de français d’abord, il y a Expresvie, on a eu la même éducation. sion Direkt qui m’a beaucoup J’aime bien le délire de Geor- influencé. Je ne vais pas dire que gio aussi, c’est quelqu’un avec j’ai appris à rapper avec eux, qui je m’entends bien. De toute mais ils m’ont apporté un délire façon, ça se voit avec qui je pré- que je kiffais. J’avais l’impression fère poser. Il y aussi Phéno- qu’ils étaient influencé par les mène Bizness, des mecs de mêmes personnes que moi : la G. Vitry qui m’ont impressionnés. Funk, le rap West Coast. J’ai Ils font du bon son avec des beaucoup écouté ça. Le truc, c’est bonnes influences. Ils ont leurs qu’à l’époque, il n’y avait que moi propres timbres de voix, c’est ça dans ce délire, j’étais une des aussi qui est important dans le rares personnes. Expression rap, si tu n’as pas ça, tu ne vas Direkt, c’était en parallèle avec pas aller loin. Les gens qui font ce qu’il se passait là bas. Il y aussi du rap que l’on n’aime pas, ils le 113, comme tout le monde, les font toujours les mêmes sons. groupes de références : IAM,

Lunatic, nubi. En rap cainri, il y a Cypress Hill, nate Dogg, Warren G, nas, Mobb Deep, Three 6 Mafia, Juicy J, dont j’aime beaucoup le personnage. C’est très varié. Je peux écouter de tout. Tu es plus rap français ou rap américain ? Ça dépend, c’est par période. Il y a des moments où je vais écouter beaucoup de rap français, je vais écouter beaucoup de rap américain en ce moment. Je trouve que ce qu’ils font est très diversifié. Même les rappeurs que l’on dit commerciaux sont chauds, Drake par exemple. Des punchlines que tu aurais aimé écrire ? « Ma première parole sera la dernière » Booba dans Repose en paix. Ce n’est pas vraiment une punchline, mais il met les points sur les i. John H de Phenomène Bizness : « Un bon vivant fera un mauvais mort.» Zekwe ramos : « Il y a que la main de Fatma qui pourra se glisser sous les chemisiers de nos femmes. » Les X-Men dans Retour aux pyramides « Les impacts de balles forment mon logo.» Mc Solaar « Mon son pénètre là où ma tête ne passe pas. » nekfeu dans Vorace «Vous ne pouvez pas faire la peau à des gosses écorchés vifs.» Quels sont les projets que tu as particulièrement aimé ces derniers temps ? Le projet d’Espiiem, Haute Voltige, est très très bon. Celui de L’Entourage, mais parce qu’il n’y a pas que moi et j’ai vu leurs évolutions et leurs couplets. Je m’étais pris Inception de Deen Burbigo. J’attends La Piraterie, super bons en freestyle.

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Mal’T aussi, il est très bien son projet, je ne m’y attendais pas. Je le connais et on a prévu de faire un son ensemble. C’est vraiment nouveau, il a une fraîcheur, il s’est vraiment livré sur ce projet. Il y avait vraiment deux sons qui m’ont touché : Vendeuse de rêve et Tant pis. Il a un petit public dans Paris. En Belgique aussi, il se passe des choses. Ils ont le même délire que nous. Tu as été déçu par certains trucs ? Je ne laisse pas trop la chance aux rappeurs que je ne kiffe pas. Je ne vais pas faire le premier pas à moins qu’un morceau m’ait plu, mais c’est rare. niveau culture, tu t’intéresses à quoi ? Un peu comme tout le monde, les films de Scorsese, de Spike Lee, j’ai lu la biographie de Gotlib. Niveau musique, je peux écouter de tout. Tu n’as pas une petite honte dans ton ipod ? rim’K avait eu la même question il y a longtemps et je me souviens qu’il avait dit Relax de Mika. J’ai pas mal de musiques brésiliennes dans mon portable, mais ce n’est pas honteux. Je ne suis pas du tout dans le délire reggaeton, mais j’aime beaucoup la musique Ella Me Levanto de Daddy Yankee. Il y a des trucs que je sais que mes potes n’écouteraient pas, du R’n’B, des trucs un peu lovers : Elle Varner refill, True Blue de Ango. J’aime beaucoup Alicia Keys, Try sleeping with a broken heart. Say my Name de Destiny’s Child, je peux l’écouter tout seul chez moi. Rude Boy de rihanna. En fait, je vais toujours assumer ce que j’écoute même si on me charrie. •

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On va essayer de montrer notre musique, de monter ensemble, de mediatiser le rap.


en une.

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Avec le tournant qu’a pris la carrière de nekfeu grâce à l’avènement du collectif 1995 ces deux dernières années, on était en droit de se poser pas mal de questions à propos de ce premier album du S-Crew : allait-il y avoir une différence gênante de niveau entre le MC et ses trois potes d’enfance ? nekfeu allait-il nous ressortir des couplets réchauffés de Paris Sud Minute ? Ou au contraire, tomber dans la schizophrénie et changer complètement de discours ? Comme les quatre rappeurs (et parfois DJ Elite) le répètent dans toutes les interviews, le S-Crew est à la base une bande de potes d’enfance avant d’être un groupe de rap. Intégrés au sein de

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l’Entourage, les 4 MCs ont sorti quelques sons et une mixtape plutôt réussie, Métamorphose, avant que nekfeu ne participe à l’aventure 1995. Initialement prévu pour une sortie en juin, l’album a été retardé de quelques mois, et ce qui aurait pu faire retomber l’attente a au contraire été intelligemment exploité par un groupe qui maitrise déjà toutes les ficelles de la communication. Teasing sur les réseaux sociaux, sorties régulières de clips, infos délivrées au compte-goutte, application mobile dédiée etc. Le marketing est impeccable. Voyons maintenant ce que cet album a dans le ventre. Après une introduction sous forme de discussion pour éclairer l’auditeur sur le sens du nom


chronique. S-Crew x Seine Zoo. de l’album Seine Zoo, on entre dans le vif du sujet avec Aéroplane, premier véritable morceau de l’album. Comme le titre le laisse deviner, on est en présence d’un beat planant et aérien qui contraste avec le premier couplet rapide de 2zer. Le son agit comme une seconde introduction : on prend de la hauteur avant de plonger dans la jungle urbaine ‘‘Y’a ma latte dans dans le ciel je veux m’envoler comme un aigle royal / Nager dans les mers d’Hawaii, aller dans mes rêves… / Ou m’en aller, juste sans faire d’voyage, jamais dans le stress / Aller, aller sur le sommet des Alpes où l’Soleil éclate » (Framal). L’annonce à la fin introduit le morceau suivant, McCain, qui en est le contre-pied parfait : beat agressif et rythmé aux tonalités asiatiques, flow haché, thèmes simples du quotidien : galère, amitié, filles, alcool, rap, game. Ces deux premiers morceaux sont symptomatiques de l’ensemble du disque : en écoutant Seine Zoo, on passe sans arrêt de pistes où les 4 potes délirent sur des thèmes triviaux à base d’ego-trip (McCain, La danse de l’homme saoul, Mon 75) à des morceaux plus réfléchis où l’on découvre une maturité impressionnante pour une moyenne d’âge de 23 piges (Du Vécu, Couteau Noir, Décu par La Vie,

Bonheur suicidé). nekfeu résume cette ambivalence dans McCain « Nefkeu c’est du conscient mais là c’est Fennek qu’a le manche». Parmi autres caractéristiques de l’album, on retrouve souvent nekfeu sur les refrains chantés : Jungle urbaine, morceau punchy avec un refrain efficace qui semble calibré pour la radio, Couteau noir, hymne au moment présent ou encore Disjoncté. Au rayon des featurings, le S-Crew fait croquer pas mal de membres de l’Entourage : Alpha Wann pose son couplet sur Disjoncté, Deen Burbigo s’occupe lui du refrain du mélancolique Rien d’exceptionnel accompagné par némir sur les choeurs, Eff Gee et Jazzy Bazz sont présents sur l’ultime morceau de l’album Les contraires ça tirent. On retrouve également le groupe de funk parisien Super Social Jeez sur les refrains sur La danse de l’homme Saoul et Les Parisiennes, Morad de la Scred Connexion sur le très réussi Déçu par la vie « Je sais qu’on est mauvais, c’est pas la peine d’en rajouter / Triste, agité, comme la réalité / Manque d’humanité, ce monde est froid / Hypocrite, faux, comme le signe de croix». • Yoann.

“En écoutant Seine Zoo, on passe sans arrêt de délires à base d’égo-trip à des morceaux plus réfléchis où l’on découvre une maturité impressionnante. ”

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chronique.

Le gouffre passe la marche arrière

Lorsque l’on choisit la voie de l’indépendance, accoucher d’un projet musical peut vite se transformer en casse-tête surtout si l’objectif fixé consiste à réunir le gratin de l’underground français sur une seule et même mixtape. Trois années ! C’est le temps qu’il aura fallu à Char et F du Gouffre pour mener à bien cette entreprise colossale qui n’est pas sans rappeler celle de Loko & Yonea à l’époque des cassettes Neochrome. Les temps ont changé, le rap aussi et le concept de Marche Arrière symbolise la volonté d’opérer un virage à 180° pour revenir aux fondements d’une musique où le plaisir de kicker doit représenter la motivation première du MC. L’attente a été longue mais les auditeurs ont été largement tenus en haleine. Pas moins d’une quinzaine de titres, clips à la clef, se sont succédé sur le net alimentant ainsi un buzz grandissant et légitime au vu de la qualité des extraits diffusés. Le Gouffre n’a pas lésiné sur les moyens et chaque artiste invité s’est vu offrir l’occasion de briller sur des productions plus soignées les unes que les autres. Point d’orgue et aboutissement de cette savante marinade, un concert de lancement organisé au

Petit Bain à Paris, la veille de la sortie officielle du projet où un public conquis est venu assister à la prise de pouvoir d’un groupe de jeunes essonniens à travers l’avènement d’une nouvelle famille dans le milieu rapologique français. Parce que Tragik, Gabz, L’Affreux Jojo, F, Char, Brack, Salazar & Fonik sont des passionnés de longue date, parce qu’ils ont travaillé dur et surtout parce qu’ils ont su fédérer, une armée de gouffriers les entourent désormais, prêts à partager leurs délires microphoniques et plus si affinité cannabique et/ou spiritueuse ! Parfaitement orchestrée sur les réseaux sociaux, la sortie du double CD de Marche Arrière s’accompagne du lancement d’un jeu de société collector et d’une ligne de T-shirts évoquant la nostalgie du format K7. Saluons au passage le travail d’illustration de Wild Sketch largement inspiré du film The Goonies et celui de Stob Design pour la conception graphique. Trêve de détails, la mise sous contact est imminente, verrouillez les portes et allumez le poste, on va entrer en marche arrière (le port de la ceinture est facultatif). Au programme 69 artistes avec une piste dédiée pour chacun allant de 1min13s (le bien nommé 2spee Gonzales !) à 3min47s

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(Mysa avec surement le dernier morceau de sa carrière à être diffusé) pour un total de plus de 2h30 de déflagration sonore sur des instrus originales de Char à 85% et I.N.C.H. pour 6 morceaux. Les invités, exclusivement francophones, viennent de tous horizons (Bruxelles, Genève, Maubège, Blois, Lanester, Lyon, Grenoble, Toulouse, Metz…) même si la majorité d’entre eux officie en île de France avec une forte représentation du 91. En hommage à l’ancienne génération, quelques oldtimers ont été conviés (Manu Key, Papi Fredo, Koma…) et c’est avec émotion que l’on découvre leurs tracks même si, reconnaissons-le, certains semblent essoufflés et quelque peu en panne d’inspiration. Seuls le K-Fear et Busta Flex surnagent en se rappelant à notre bon souvenir. Sont également de la partie les protégés d’Oster Lapwass au sein de L’Animalerie à savoir Anton Serra et Kacem Wapalek qui s’illustre une fois encore par sa formidable dextérité lyricale. Les piliers d’1995, Nekfeu & Alpha Wann, affichent leur disponibilité et font bénéficier au projet de leur notoriété du moment (le clip de Nekfeu, diffusé en amont de la sortie, est celui qui avait de loin récolté le plus de vues). Seule artiste féminine, Ladea nous gratifie d’un double couplet consistant déjà entendu lors d’un de ses passages chez Goom Radio début 2012 à l’instar des lignes de Flynt toujours très percutantes : « avec mes disques j’aimerais gagner ma vie…investir dans mon jouet comme NASSER AL-KHELAIFI ». Marche Arrière donne également l’occasion aux vieux baroudeurs du format mixtape d’effectuer leur retour (Seul 2 Seul, Ades, Ramsa, Pyroman…), globalement avec succès, mention spéciale pour Lavokato qui signe un des morceaux phares du CD2 placé sous le signe de la grisâtre dominicale. Encore moins guilleret, le couplet de son frère jumeau, L’Indis, qui aura au final posé deux fois pour Le Gouffre . Les autres proches du groupe (Paco, SK-Micaz, Boudj, Beland…) répondent bien entendu à l’appel ; sont à souligner les prestations de Swift Guad, toujours à son aise («je suis dans mon élément comme un foetus dans son utérus») et Hugo TSR pour un 24 mesures très enlevé. Incontournables, les vitrines (actuelles ou passées) du label Neochrome (Zekwe, Unité De Feu,

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Joe Lucazz, Nakk) remplissent leur tâche avec conviction. Alkpote quant à lui ne manque pas à son passage de saluer chacune des entités du Gouffre que l’on retrouve au complet sur la première piste du CD1. Cette intro augure, à coup de scratchs et de voix mortuaire, une virée sombre et angoissante dans les bas-fonds territoriaux. La présentation du collectif par le biais d’un sample du film Demolition Man ne peut être plus explicite : «ils ont renoncé au confort de notre société dans le seul but de vomir leur haine sur le sein nourricier». Au diable l’angélisme, le témoignage des membres du Gouffre sur chacune de leur track apparaît dur, cru, poignant, déprimant, hardcore, violent jetant ainsi les bases de la tonalité du projet. Bien entendu la diversité des artistes assurent un certain hétéroclisme (l’escapade inclassable de Greg Frite en est la parfaite illustration) mais c’est bien sur des boucles mélancoliques que Char se complaît. Centre névralgique du projet, le beatmaker de Corbeil-Essonnes nous offre un véritable récital de samples tantôt baroques tantôt classiques, à des années-lumière du vocodeur et du dirty south. Tous les instruments y passent : du violon au piano en passant par la guitare, le clavecin, la mandoline, la flûte ou encore la luth, tous au service de la mise en relief du mal-être d’une jeunesse nihiliste désemparée et laissée-pour-compte. Le 69ème titre de la tape, qui voit Char passer à son tour derrière le micro, clôture la marche arrière sous fond d’impuissance face à la souffrance et l’autodestruction : «je sais que l’addition de mes addictions mène à l’éradication». A contre-sens du formatage et fruit d’un travail acharné inscrit sur la durée, Marche Arrière renoue avec l’âge d’or d’une musique souterraine qui n’a, pour compte à rendre, uniquement celui de partager. Un rap altruiste en voie d’extinction qui parvient à rassembler une large palette d’artistes autour d’un objectif commun, celui de rendre à la mixtape ses plus belles lettres de noblesse. A l’ombre du rap game et de sa peoplisation, «loin des histoires de baise entre Brenda et Dylan», les activistes du Gouffre sortent de leur torpeur pour expurger leur douleur, conjurer les rêves brisés mais surtout marquer cette musique qui les a vus grandir de leur empreinte. • TontonWalker.


chronique.

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crĂŠdit photo: Rodigo Allevaneda.


concerts.

Art Is A Live x New M

orning

On n’était pas très nombreux ce samedi à la sixième session d’Art is a live au new Morning pour un bon concert de rentrée : pourtant, l’ambiance était au rendez-vous. A mon arrivée vers 21h, la première partie a déjà commencé : je fais une très bonne découverte avec le Bohemian Club, le groupe de Walter, Orus et Zoonard. Il me surprend agréablement par le côté funky des prods très convaincantes de Goomar et quelques textes détonants. Une bonne cohésion de groupe et une bonne affinité avec le public finit par rendre cette première partie résolument agréable et donne envie de suivre de près l’évolution de ce club de bohémiens. La seconde partie, assurée par 2 MCs qui ont déjà une solide réputation dans le milieu (Gaïden & Yoshi) finit de chauffer la salle : un show plutôt carré, la voix rocailleuse de Gaïden qui me fait penser à celle d’Ibrah de Bouchées doubles confère un style peu banal à leur prestation scénique. Adeptes de la punchline, les deux compères parviennent aussi à faire émerger une bonne alchimie avec le public sensible à l’humour de leurs phases et entreprennent de préparer comme il se doit la salle à l’arrivée des têtes d’affiches, soit les quatre membres de la Scred Connexion. Le « carré d’as du Boulevard Barbès » apparaît enfin vers 23h30, et comme à son habitude, assure à tous les fans de hip-hop de passer un moment qui ramènera 10 ou 15 ans en arrière les plus vieux et ravira tout le monde. Vieux avant l’âge, Avec c’qu’on vit, On pense tous monnaie monnaie… De la Scred Selexion Volume II au dernier opus de Mokless en passant par les titres de Du mal à s’confier, tout le répertoire de la Scred Connexion est balayé de façon transversale pour le plus grand bonheur de nos oreilles. Moment d’émotion avec le traditionnel Je parle de Koma que tout le public parvient à backer bien que ce morceau ne soit jusque-là sorti nulle part ailleurs que sur le net.

Et le couplet de Haroun dans Panam All Starz nous ramène à nos années collège dont on serait à ce moment-là presque nostalgiques. Le crew assure une ambiance chaleureuse, tantôt festive, tantôt consciente ou propice à l’émotion. Les mcs donnent toujours la priorité à cette relation particulière au public qui fait leur marque de fabrique (distribution de t-shirts et d’anciennes mixtapes rééditées). La Scred Connexion est de ces groupes que l’on va voir en concert en ayant un peu l’impression d’aller passer une soirée entre amis : la convivialité du public est toujours au rendez-vous et on fait toujours de belles rencontres lors d’un événement rassemblant des fans du groupe parisien. Preuve de cette ambiance familiale, j’aperçois dans la foule un petit bonhomme d’environ 8 ans, que tout le monde fait attention à ménager et qu’on fait passer volontairement devant pour lui permettre d’apprécier le concert. La Scred en live c’est de la bombe et les vrais le savent… Quelques vannes sur la ligue 1 et un ou deux Ici c’est Paris plus tard, on se sépare sur le fameux B.E.Z.B.A.R qui nous transporte dans le 18e arrondissement le temps d’une chanson. Et puisque le savoir est une arme, passage obligé par le shop Bboykonsian présent sur place, avec vente de t-shirts, d’albums et de livres centrés sur la politique et le combat antifasciste. La compilation Liberté pour les prisonniers de Villiers-le-Bel est également en vente, les bénéfices sont reversés aux familles des prisonniers de l’affaire Villiers-le-Bel. Ce qu’on aime dans ce genre de soirées hip-hop c’est aussi ça : quand les actes suivent les paroles… Parce que l’esprit hip-hop, ce n’est pas que du break et de la musique et que ce mouvement est intrinsèquement politique. Du street art, du rap, un public chaleureux et de la conscience politique. Le tout orchestré par le personnel souriant et serviable du new Morning : une soirée comme on aimerait en passer plus souvent. Départ à 1heure du matin, à nous le noctilien… • Pauline Motyl.

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crédit photo: ©ibjohnson. 50


interview.

Espiiem entretien de

haute voltige Espiiem, un nom bien connu dans le rap game. Salué pour son talent, son éloquence évidente et son savoir encyclopédique, il apparaît dans la plupart des coups de cœurs de passionnés. Son mini-album Haute Voltige est sorti en début de mois et a confirmé combien il fallait désormais compter sur Le Noble. Doux, posé et réfléchi, l’homme est à l’image de son flow. Pendant l’interview, on découvre un artiste sincère, en phase avec sa musique et avec qui il fait bon discuter. Espiiem, un nom qui gagne à être connu en dehors du rap game. D’où viens-tu, Espiiem ? Mon parcours est un peu sinueux parce que je suis issu de la formation Cas de Conscience qui est une formation très rap, des grosses sonorités New Yorkaises, assez sombres. Puis, j’ai basculé vers un autre groupe, qui est The Hop, qui est à mi-chemin entre Soul, Jazz, avec beaucoup de musiciens et une chanteuse. Et en solo, je fais un peu le lien entre ces deux influences très différentes. J’arrive à me frayer un chemin un peu étrange entre toutes ses sonorités-là pour faire ce que je fais maintenant avec Haute Voltige. Je ne sais pas encore vraiment que sera la suite. Mais en tout cas j’espère que ce sera lié à davantage de compositions, faire appel à pas mal de musiciens et essayer de développer toujours un son assez différent, qui me plait.

Qu’est ce que tu tires de chaque étape ? On était quatre dans Cas de Conscience. C’était pour nous le moyen de progresser, c’est vraiment ce qui m’a formé. On écrivait tous, puis on se voyait pour faire le bilan, se jauger les uns. Ça m’a donné une véritable assise en tant que MC. Avec The Hop, j’étais MC dans un groupe de musiciens, ça m’a donné une approche plus musicale pour aborder un morceau dans sa globalité. Ça m’a apporté un savoir-faire sur les structures de sons. Je sais maintenant choisir les instruments par rapport aux morceaux. Maintenant en solo, je prends du plaisir. Grace à mon parcours, j’ai l’assurance de savoir ce que je fais. Comment les connexions se font avec tout ton entourage ? Dans The Hop il y a Kema et Sabrina. Sabrina travaille avec Jimmy Whoo qui a le studio Grandeville. En fait, avec Jimmy Whoo, on était en classe ensemble au lycée, donc on se connaît depuis très longtemps. Sabrina, ça s’est fait via The Hop. Les connexions se sont faites très naturellement parce qu’on trouvait qu’il y avait un talent mutuel. Avec Sabrina, ils ont bien accroché donc ils ont fait des morceaux ensemble. Tout s’est fait vraiment naturellement et on se connaît tous un petit peu. On fait chacun nos projets avec les avis des autres donc les connexions se font au feeling parce que l’un connaît un beatmaker, un studio,

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un autre artiste et puis ça fait d’autres liens et ça ne fait que croître. Et The Hop, c’est fini aujourd’hui ? The Hop, ce n’est pas fini pour l’instant, on va dire que c’est en phase de stand by. On est très nombreux, donc au niveau de l’organisation, c’est à chaque fois compliqué de mettre un morceau en place. L’un travaille, l’autre est en vacances… Chacun se dirige sur ses propres projets. Il y a Loubenski, qui était le bassiste et qui fait ses propres projets avec Sabrina. Il y a Benjamin, le batteur, et Kema, l’autre rappeur qui font leur truc, donc on part plus sur nos projets solos. Mais, j’espère, en tout cas, pouvoir revenir sur cette formation pour quelques morceaux. Ils prendraient plaisir à le faire aussi. On reste très en contact. On suit ce que fait chacun de très près, mais pour l’instant, il n’y a pas de morceaux estampillés The Hop à venir. Les rappeurs travaillant avec des musiciens sont assez rares dans le milieu, comment tu y es venu ? En France, ça n’a pas été fait énormément parce que les gens associent peut-être les instruments à quelque chose de trop léger, de manière presque péjorative. Ils auraient peut-être le sentiment, à tort, de perdre ce côté rue, ce grain. Alors qu’au contraire, ça permet d’ouvrir encore plus ta musique, d’aller encore plus loin. C’est pour ça que ce n’est pas fait suffisamment. Et puis, on est arrivé maintenant à une génération, où même les musiciens, qui sont dans The Hop par exemple, ont écouté beaucoup de rap et ça leur fait plaisir d’apporter leur touche sur cette musique. Peutêtre qu’il y a 20 ans, les musiciens n’écoutaient pas de rap donc le brassage se faisait moins facilement. C’est aussi pour ça que j’espère qu’on va en voir davantage. On sent qu’il y a toujours une alchimie entre ton texte et la production. C’est voulu ? Je suis content que tu mettes ce point là en évidence parce qu’avant j’écrivais sur des instrus, parfois même sur les morceaux d’autres artistes. Maintenant, j’écris uniquement sur mes instrus pour vraiment être dans l’esprit. Donc je suis content que tu puisses ressentir cette symbiose. Comment je fais ? Ça se fait naturellement. Dans le processus créatif, avant ce n’était pas le cas. Je faisais un peu à droite, à gauche. Maintenant, j’ai besoin d’avoir l’instru

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pour pouvoir partir. Même en ayant des instrus originales, ça te permet de pouvoir être original, d’essayer de t’adapter au niveau de la prod. Donc je pars de l’instru pour pouvoir y apporter ma propre touche et être réellement en adéquation avec elle. Tu n’écris jamais avant d’avoir une prod’ ? Avant c’était le cas. Maintenant ça peut arriver, à des rares occasions. Tu peux être dehors, avoir une phrase qui te vient, puis une seconde, donc tu commences avant. Mais des morceaux entiers, maintenant non. J’essaie de pousser mon innovation de la musique plus loin et d’être en phase directe avec mon instru. C’est une vraie démarche artistique. Tu te considères comme un artiste ? Ah … Bonne question. Pour moi, être un artiste ce n’est pas uniquement le fait de produire de l’art. Ce n’est pas parce que, à mon sens, tu vas faire un morceau ou un CD que tu es un artiste. Sinon, tu peux dire que n’importe qui est un artiste. Mais pour moi, artiste dans le sens noble du terme, c’est presque quelque chose qui s’acquiert. Il faut y réfléchir mais le fait qu’il y ait une osmose parfaite entre ta vie, ce que tu es et l’art que tu proposes, je pense que c’est quelque chose qui s’acquiert au fil du temps. Je pense qu’on devient artiste et on le cherche. Ce n’est pas uniquement le fait d’en produire qui te rend artiste. Donc, est-ce que tu te considères ainsi ? Je me pose souvent la question. En tout cas, quand on me demande, je ne dis pas d’emblée que je suis un artiste. J’ai l’impression que c’est prétentieux ou hautain de le dire. En tout cas, je fais tout pour le devenir et pour pouvoir coller aux aspirations que j’associe à ce mot là. Le jour où je dirai vraiment que je suis un artiste, c’est que j’aurai accompli ce que je voulais faire à la base. J’essaie d’approfondir ma quête, d’être à la hauteur de cette conception. J’en suis à mon deuxième projet, Haute Voltige. Je suis en train de me bâtir, de me construire. Au fil de mes projets, j’espère pouvoir acquérir ce sceau là. Qu’est ce que tu réponds quand on te demande ce que tu fais dans la vie ? Je dis que je fais de la musique, du rap plus particulièrement. Les mentalités changent mais je pense qu’il y a quelques années, si tu disais que tu fai-


interview.

crédit photo: ©ibjohnson. sais du rap, c’était vraiment mal vu. Je ne dis pas qu’aujourd’hui c’est parfait, mais les mentalités évoluent malgré tout. Je dis que je fais de la musique, que je fais du rap. Je dis que j’étudie la philosophie à côté, j’ai des activités étudiantes, j’écris des textes, je fais des concerts. Voilà, c’est ce que je fais. Pour revenir aux prods, qu’est-ce qu’il faut pour qu’une musique t’inspire ? Je n’ai pas vraiment d’ingrédients magiques. Mais, malgré tout, il y a une constante de certaines sonorités musicales. Pas forcément en synthé, j’aime bien le sample. J’aime aussi la composition directe avec des vrais instruments. J’apprécie quand il y a un groove. Ce sont des choses abstraites, je ne peux pas répondre précisément. Je ne sais pas ce qui m’inspire. Ça varie de morceaux en morceaux. C’est constamment au coup de cœur, à la claque. Je ne peux pas dire ce qui va me plaire au prochain morceau. On dit de certains artistes qu’ils se trahissent quand ils changent de style musical, tu en penses quoi ? Tout dépend de l’intention. Il y a plein d’artistes que l’on connaît, arrivé à une certaine forme de notoriété, ils sont contraints de faire des morceaux plus ouverts ou plus légers pour rentrer dans les clauses que leur dicte leur major. Donc, ils changent leur musique, ils la trahissent. Leur musique qui était faite avec spontanéité est ensuite faite par calcul mais les auditeurs ne sont pas dupes. Maintenant, je ne pense pas me trahir parce qu’il y a un vrai fil conducteur et un vrai suivi. Les textes sont cohérents, c’est juste

le support musical qui change. Je reste dans une lignée. Je n’aurais aucune utilité à me trahir, je choisis la voie indépendante. Je ne suis contraint par personne pour faire la musique que je produis. Je la fais vraiment par plaisir et parce que je la ressens véritablement. J’espère ne jamais me trahir sinon je m’arrête. Je ne pourrais pas me regarder dans le miroir. Quelles sont les influences que tu aimes retrouver dans ton rap ? Tu cites beaucoup de grands. Oui c’est facile, je me cache derrière les grands parce que je les apprécie énormément. Comme j’expliquais, ce que j’aime c’est le feeling et le groove. Ce ne sont pas des choses que je pourrais expliquer par A+B. J’écoutais un morceau de Q-tip hier, c’est le feeling en personne. Ce n’est pas forcément un flow très mathématique, très carré, mais il a l’essence du truc. Quand tu l’écoutes, que tu comprennes ou pas les paroles, c’est un truc très agréable. C’est un truc que j’aimerais faire ressentir. Que l’écoute soit active ou passive, il faut qu’elle soit agréable. J’ai lu dans tes interviews que tu disais « J’ai étudié les rappeurs américains », c’est à dire ? On revient des années en arrière avec Cas de Conscience. J’avais écouté énormément de rap. Quand tu écoutes un morceau de rap sans en faire, tu te dis « wahou, ce Mc, je le trouve super fort, ce qu’il fait, ça me plait, ça me touche ». Quand tu passes d’auditeur à acteur, tu te demandes comment tu peux transformer ce qui te plaisait en le fournissant. Du coup, tu décortiques les textes, tu les écoutes. Tu

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crédit photo: Antoine Omerin. calcules sur une phrase, sur quatre pieds, quatre mesures. Combien de phrases y a-t-il ? Comment il les place ? Tu étudies les sonorités qu’il y a. Pour pouvoir se forger sa propre identité, tu es obligé au début de mimer, copier des modèles que tu t’ériges. C’est vraiment ce qu’on a fait avec les MC qu’on kiffait : Big L, Big Pun, Rakim etc. Tu l’écoutes et tu rends compte que dans les rimes qu’il fait, il va y en avoir trois ou quatre qui riment sur plusieurs pieds, sur trois ou quatre syllabes. C’est un travail qui est plaisant, ça doit paraître fastidieux quand on en parle. Mais c’est comme ça que tu étudies à la base. Donc, au début c’est très froid, puis tu reproduis. Et à la fin, tu fais ton propre truc tout en ayant cette base solide. Ça passe par ça l’étude. Tu écoutes un son et tu annotes, ce qui va te parler en tant qu’auditeur et tu vas le reproduire. C’est assez rare de faire ce travail là à la base, non ? Oui, mais il n’est pas forcément indispensable. Moi je suis vraiment un auditeur passionné. J’en ai écouté intensivement pendant cinq-six ans parce que ça me plaisait. Quand j’en ai fait, j’avais déjà un bagage culturel hip hop. Du coup, quitte à en faire, autant le faire comme ceux que j’adorais en tant qu’audi-

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teur. Après, il y en a d’autres qui ne ressentent pas le besoin de le faire. Moi, ça me paraissait indispensable de le faire. Et même les potes avec qui j’étais, Fils Prodige, L’Étrange et L’Homme de l’Est avaient cette même démarche. On était quatre à faire ce job là et on prenait plaisir à le faire. Ça fait partie de notre parcours à nous. Comment tu écris ? Tu écris d’abord un thème, une idée et tu construis et déconstruis autour ? Déjà, je n’écris pas sur papier et stylo. J’écris de tête. Quand j’ai commencé à écrire, j’habitais dans un petit appartement avec ma mère et ma sœur. Quand je rentrais, je ne pouvais pas rapper parce qu’elles m’auraient entendu, et pour moi c’était honteux. Du coup, je devais écrire en allant en cours, en rentrant. J’ai pris une certaine gymnastique intellectuelle. J’ai conçu les premières phrases de tête et c’est un truc qui m’est resté. Maintenant, ça m’est naturel de composer comme ça. Je ne les écris pas. Je retiens tout. Par contre, j’annote. Par exemple, je vais aller chez un pote, je vais avoir une idée avant, je la note sur mon téléphone parce que je ne vais pas avoir le temps de la garder puis je la retravaille en rentrant chez moi. C’est comme ça que j’écris.


interview. Et tu travailles en découpant ou les sonorités se font toutes seules ? Ça varie. Disons que j’écris le gros d’un texte sur l’instru qui va me plaire, puis après, je peux me dire « non, j’enlève cette phrase là » et la remplacer par une autre phrase que j’avais écrite il y a longtemps mais qui finalement va bien s’intégrer. C’est un genre de puzzle. Je suis un perfectionniste dans le texte. Je veux qu’ils soient vraiment réussis, comme si ça pouvait être le dernier. Ils sont à la fois spontanés dans la première impulsion puis travaillés dans le détail. Tu as des personnes qui ont cette faculté d’écrire un premier jet en très peu de temps, des très bons textes. C’est un truc que j’aimerais faire mais ce n’est pas comme ça que je fonctionne. Ils peuvent écrire en trois quarts d’heure une heure, j’en suis incapable. Peut-être qu’ils vont changer un ou deux détails. Pour moi, c’est difficile, et j’aimerais vraiment acquérir cette facilité là, aller aussi avec ce truc d’artiste dont tu parlais tout à l’heure : la première impulsion. Le feeling est d’autant plus là quand les choses se font naturellement. Fais-tu le lien entre rap et poésie ? Je fais le lien d’une certaine manière même si c’est différent parce qu’on est sur de la musique donc le ressenti est forcément différent. Mais ce qui caractérise le rap et la poésie, c’est que c’est une écriture qui est très codé. Par exemple, dans une certaine forme de poésie, tu peux avoir les alexandrins, tu as tes douze pieds et il faut absolument que tu arrives à faire tenir ton vers sur tes douze pieds. On a la même chose en rap avec les caisses claires. Il faut que l’on fasse rentrer nos phrases et notre texte dedans. La poésie est différente, parce qu’elle est vouée malgré tout à être lue. C’est écrit noir sur blanc, tu la lis. Tandis que dans le rap, il y a aussi l’interprétation du texte. Je peux plus jouer avec le rap qu’avec la poésie. Un rap, je vais pouvoir l’améliorer par la manière dont je vais le poser. En poésie, tu ne peux pas tricher, il faut que la phrase soit parfaite. Il y a des liens de parenté mais il y a quelques différences dans le média. Est-ce que tu as des sujets qui te touchent et t’inspirent particulièrement ? Je ne sais pas quels sont mes thèmes de prédilection. Ça fait partie du côté spontané. J’écris et il y a quand même une cohérence. Je suis incapable de te dire. Je peux parler des filles avec ma propre manière, de mes amis avec ma propre

manière. À l’écoute des morceaux, ce qui peut transparaitre, c’est cette détermination de s’approprier les choses. C’est peut-être ce qui peut se dégager de mes textes, cette volonté de s’affirmer, d’être avec mes proches, cet esprit collectif qui peut ressortir. J’aime bien faire parfois des thèmes, mais pas trop parce que c’est un cadre qui peut parfois être réducteur. On le voit à ma manière de parler, j’aime bien partir sur une phrase, sur telle idée, deux phrases après, sur une idée totalement différente pour entretenir le truc. Tu vas au fond de tes idées. Tu penses être un fin analyste ? Ça se fait naturellement, peut-être dû à ma personnalité. Je n’ai pas le sentiment d’analyser les choses. Je n’ai pas le côté relou d’écrire pour analyser. J’essaie d’apporter mon propre point de vue, de trouver la brèche originale mais je ne fais pas de la musique en me disant « je vais apporter ma propre analyse ». Ou alors si je le fais, c’est naturel, presque à mes dépens. J’écris ce que je ressens avec ma propre analyse, mon propre point de vue, mais ce n’est pas mon but final. De fait, quand tu écoutes, tu te dis « Espiiem, il apporte un truc différent ». Qu’est ce que tes études de philosophie t’apportent en plus ? Il me semble que Youssoupha avait suivi un cursus philosophique. Des influences supplémentaires, tu trouves peut-être des concepts différents. Tu lis d’autres livres, Schopenhauer. Ces philosophes apportent leur propre concept, leur propre vision de la vie. Ton travail quand tu es en philosophie, ça va être d’en discuter. D’une certaine façon, de te forger tes propres opinions. Finalement ce truc d’analyse et de vision différente passe peut-être par la philosophie. Quand tu étudies un auteur, on te demande de le décortiquer, de l’analyser, de l’argumenter et d’en débattre. Tu affirmes ta propre opinion. J’étais à la Sorbonne donc j’ai eu des profs qui maitrisaient la langue française comme pas deux. Tu arrives en classe, même si tu ne te souviens pas du cours, tu les écoutes et tu es de savoir constamment. Tu peux te dire « Ok elle est bien cette expression, je vais l’utiliser ». Affirmation de son propre point de vue, baigner dans un monde de mot et donc quand tu écris, ça t’aide. On sent dans des textes que tu t’intéresses

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beaucoup à la culture, à la religion, on pourrait dire le mot intellectuel. C’est ce que l’on se disait sur le projet Haute Voltige. Le problème du mot intellectuel, c’est que ça fait une forme d’élite. Ce n’est absolument pas ma vocation. Je ne me suis jamais dit « je vais faire ça, je vais apporter un truc que les autres n’ont pas, parce qu’ils ne peuvent pas l’atteindre ». Je fais ça parce que ça me plait. C’est comme la pochette : ça pourrait participer au côté intellectuel, au fait que je me différencie. J’ai la crainte que cela passe pour intello alors que non, c’est juste poser une vision, une imagerie qui me plait. Elle plait à certains, d’autres ne la comprennent pas parce qu’elle ne ressemble pas à un projet de rap, mais justement c’est un truc utile. Il y a des secteurs différents, il ne faut pas simplement vouloir marcher sur des traces. Donc, tu peux nous l’expliquer la pochette ? J’ai fait appel à un étudiant en Beaux Arts. À l’écoute des morceaux, il a fait des collages. C’est un beau produit. Il y a dix morceaux, une illustration par morceau, avec les paroles. Chaque image a un sens, elle correspond au morceau, mais on ne lui a pas donné de directions précises dans le choix de ses collages. Il y a du sens pour lui et après c’est à chacun de se faire son propre sens. Il y a un texte très particulier. Ça ne veut rien dire, les gens vont ressentir selon leur interprétation. Je ne peux pas te dire « ça, ça veut dire ça ». Il faut faire l’effort. Pour revenir sur le produit intello, c’est un truc que je kiffe à fond. Sans prétention aucune, c’est un projet, en tout cas dans le rap, qui n’est pas commun. Et, je pense, que même si c’était un autre artiste qui l’avait fait, je l’aurais soutenu parce que ça nous sert d’avoir un truc comme ça, différent au niveau de l’imagerie. Je suis content d’avoir poussé le truc aussi loin, d’apporter une vision différente. Pas intello, différente. Certains vont le ressentir, d’autres pas. Tu nous as pas mal dit comment tu te différenciais. C’est tout selon toi ? La voix déjà. J’ai une voix caverneuse, différente. J’ai aussi la chance, par le travail, de pouvoir m’adapter à tous types d’instrus. Sur des instrus lentes, je peux rapper vite, sur des instrus rapides, je peux rapper normalement. Comme je me creuse pas mal la tête sur les textes malgré tout, je pense qu’ils sont bien travaillés. Je me

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différencie par le point de vue, par l’imagerie. Tu vois, je ne suis pas en gros plan sur la pochette, je suis absent. Mon nom est en petit. Le travail qui est mis en avant, c’est celui de l’artiste. Mais pareil, d’un côté, je cherche à ma différencier par la musique, mais d’un autre c’est une aspersion qui m’est naturelle. Ton flow est apaisant. Cool. C’est bien. Le rap et la musique que j’écoute sont souvent apaisants donc je suis content que ça puisse apaiser. Il y a paix dedans. Dans ce projet, il y a quand même des morceaux pêchus Paso Doble et Kilimandjaro. Il y a quand même des sonorités jazz, c’est apaisant, mais il y a quand même quelques pics pour te réveiller un peu, après j’apaise à nouveau. On est sur quelque chose d’assez planant, d’où le nom. Être un peu plus colérique sur deux ou trois morceaux, ça fait du bien. On a évoqué ton évolution, ton flow et ton choix d’instru. Est-ce que tu te considères comme un MC complet ? Je travaille constamment pour essayer de l’être parce que c’est de cette manière là, que l’on peut montrer notre talent, nos compétences, que l’on peut s’adapter à plusieurs styles de musique. Maintenant, grâce à mon parcours, quelqu’un qui va écouter ma musique, sans me connaître personnellement, il pourra dire « Ok, Espieem il est à l’aise sur plusieurs types » donc dans ce sens-là, on pourra dire que je suis un MC complet. Il y a toujours des nouvelles sonorités qui arrivent, c’est un travail perpétuel. Mais, en tout cas, dans mes aspirations, dans mon parcours, je pense que je démontre que je suis un MC complet. Haute Voltige est très attendu, tout le monde te cite comme une référence, comme quelqu’un à suivre, ça te met la pression ou au contraire c’est une émulation assez positive ? À mon échelle, ça me met une bonne pression. Je reste quand même une personne assez underground. Pour pouvoir connaître ma musique, il n’y a pas 36 manières. Ça va être le bouche à oreille, je ne passe pas dans les grands médias, dans les grandes radios, donc les personnes qui vont faire l’effort de m’écouter c’est soit parce qu’un ami leur a conseillé, soit parce qu’ils vont aller chercher à droite à gauche. Donc, je bénéficie d’un public qui est assez confidentiel mais qui est très puis-


interview.

crédit photo: Antoine Omerin. sant, très fort. Quand les gens me disent qu’ils l’attendent, ça me touche et ça ne met pas une pression négative, au contraire. C’est un genre de respect mutuel et implicite entre l’auditeur et moi. Moi, je me donne à fond sur les projets, sur chaque morceau. Les auditeurs le savent donc ils l’attendent et c’est cool. Ça me booste. Je redouble d’efforts pour leur donner un truc encore plus puissant, plus différent pour les surprendre. C’est dans ce sens-là que ça me plait particulièrement. Je ne marche pas à la pression, sinon je ne serai pas là. C’est avant tout un plaisir. Quand les gens te reconnaissent dans la rue et t’encouragent, il n’y a rien de plus fort. Si tu arrives à toucher une personne, pour moi tu as rempli ta mission. Très attendu, peut-être pas. Il est attendu par les personnes qui me connaissent déjà. Malgré tout, il faut quand même que je fasse mes preuves, je n’ai pas sorti énormément de projet. Ils ont confiance, mais il faut que je fournisse des preuves. J’espère que ça va prospérer si ce projet prend la forme qu’il mérite. J’espère que le public va encore grandir, le bouche à oreille va continuer. Ce sera d’autres personnes à convaincre. Donc émulation positive. Tu es le premier album sorti sur le 75e session records, est-ce que tu peux en parler un peu ? C’est bien, c’est une expérience. Eux comme moi, ça nous permet de faire face au monstre qu’est l’industrie et essayer de

jouer des coudes pour que le projet ait la visibilité qu’il doit avoir. C’est un très beau premier projet, j’en suis très satisfait. Tu as plein de majors qui ne font pas cet effort là. Il faut du temps pour faire un projet. Il faut que chaque balise soit remportée avec succès. Quand à la fin, tu as un projet comme Haute Voltige, qui est aussi complet, c’est une satisfaction. J’espère qu’ils vont réussir à prospérer et qu’ils vont signer pleins d’autres artistes talentueux. Il n’y a pas de featurings dans le projet ? Dans le morceau Kilimandjaro, il y a une petite intervention de L’Étrange parce que je reprends un gimmick qu’il avait fait dans un freestyle « Laisse-moi prendre de l’altitude » donc il intervient mais il n’y a pas de featurings sur le projet. Ça peut paraître risqué parce que l’on est dans une ère où, pour les premiers projets, le nom de l’artiste est occulté par tous les gros featurings. Mais ça faisait aussi partie de la démarche. Là, pour le premier qui sort dans les bacs, je dois affirmer vraiment mon style, une ligne forte. Pour les projets qui suivront, pas de problème pour mettre des feats, des collaborations avec d’autres rappeurs, mais pour le premier, il était important d’imposer ma ligne forte en solo. Comment tu vois Haute Voltige ? C’est terminé ? Qu’en as-tu appris ? Ce n’est que le début. Il y a des concerts qui arrivent. Ce pro-

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jet n’est pas ancré à une date. À la base, c’était vraiment par passion. Puis, on a atteint un certain niveau, une certaine forme de public. Le CD physique est quand même perçu comme un accomplissement, donc en ce sens c’est une finalité de l’avoir. Sur le projet, je ne marche pas vraiment aux regrets. Même si c’est le premier projet qui sort, j’ai malgré tout un parcours assez long derrière. Je connais pas mal d’ingé son, je sais quel choix faire grâce à mon bagage. On peut toujours progresser dans l’aspect promo, pas forcément dans l’aspect musique, mais plus dans l’encadrement du projet. Comme on combat avec des armes qui sont plus modestes que les grandes majors, il faut vraiment être carré. C’est sur ce point qu’il faut qu’on progresse à chaque fois. Mais je n’ai pas de regret. Le projet est ce qu’il est et il me plait. Tu imagines si je sortais un projet que je n’aimais pas, qui ne me correspondait pas ? Comme je dis, quand tu fais les choses avec le cœur, avec passion, tu ne peux pas le rejeter. c’est quelque chose qui te correspond. Il a vraiment été fait avec la meilleure intention possible. Je t’ai vu sur scène au Petit Bain, je ne te connaissais pas vraiment à l’époque, tu as mis le feu. Comment tu vis la scène ? C’est une sorte d’aboutissement ? Ce n’est pas un aboutissement parce que j’apprécie aussi beaucoup le studio. Mais la scène, j’y prends beaucoup de plaisir. Ça me plait, je suis backé par mes potes. C’est un truc collectif aussi, tu peux découvrir d’autres personnes. Tu as la relation directe avec le public. Tu dois capter l’attention. Quand tu arrives à être en phase, ça ne se fait pas instantanément, les morceaux prennent une dimension toute autre. C’est vraiment quelque chose qui compte pour moi. Le projet va être défendu avec des musiciens, donc on va apporter une touche différente. C’est un moyen de présenter les morceaux que les gens peuvent connaître en se mettant en danger et en apportant quelque chose d’autre. Un véritable plaisir. Tu te tiens assez éloigné du milieu hip hop parisien et particulièrement des évènements. Pourquoi cette discrétion ? On peut presque faire le même constat sur les réseaux sociaux où tu sembles moins actif que d’autres. Certains vont pen-

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ser que c’est par snobisme mais c’est vraiment par rapport à ma propre personnalité. Je produis beaucoup de rap, j’en écoute énormément. Je prends plus de plaisir à être avec mes amis, à chiller à droite à gauche qu’à aller dans des concerts rap. Malgré tout, ça ne m’empêche pas d’avoir une certaine visibilité parce que je suis en adéquation avec moi-même. Les gens ne sont pas dupes. On a eu trop tendance à faire passer les auditeurs pour des cons. Quand les gens sentent que tu es naturel, ils te soutiennent. C’est un crédit supplémentaire et c’est ce qui joue en ma faveur. Je n’ai pas à aller me montrer, à faire une photo avec je ne sais pas qui. Je fais mon truc, les gens respectent ça. Je ne suis en froid avec personne dans le rap, c’est juste que ça m’ennuie un peu. Je vais passer pour un mec chiant ! (il rit). C’est comme dans tout milieu, même dans le rap, il y a des mondanités. Le dernier concert que je suis allé voir c’était Christian Scott, un trompettiste, ce n’est même pas du rap. Si j’avais un concert de rap à voir, ce serait quoi ? Ca ne serait même pas du rap français, je crois. Si tu devais donner des conseils à un débutant, qu’est ce que ce serait ? Qu’est ce que tu lui suggèrerais de lire, voir, écouter ? Je lui dirais d’avant de vouloir trop vite être rappeur ou artiste de vraiment se bâtir une forte connaissance artistique. Qu’il fasse l’effort de découvrir les différents styles de rap, les différentes époques. De cette manière là, il pourrait puiser dans tout ça pour vraiment créer son propre truc. Malheureusement, on est dans une ère où les artistes veulent aller trop vite sans vraiment prendre le temps d’avoir une assise véritable dans leur domaine. Pour connaître vraiment la direction qui leur plait le plus, ils ont très peu de modèle, parce qu’ils n’ont que 4-5-6 groupes de référence. Donc, je lui conseillerais vraiment de faire l’effort avant de se précipiter. Il faut aussi élargir ses musiques, pas uniquement du rap si tu es dans le rap, tu peux écouter de la soul, de la musique classique, du jazz, du rock. Il faut se nourrir un peu de tout ça. Et toi, tu écoutes de tout ? Je n’écoute pas de tout, mais beaucoup de styles de musique différents. Ça va du jazz, que j’aime énormément, au classique en passant par la musique sud-américaine, l’orientale, du rock aussi et énormément de rap. J’écoute vraiment des musiques très variées. Ça permet de redécouvrir des musiques


interview. que tu aimes bien. J’écoute aussi de la deep house. En mot de la fin, qu’est ce que tu aimerais dire aux gens qui te suivent ? Je les remercie. Ceux qui me soutiennent, ceux qui me découvrent là en ce moment ou ceux qui me suivent depuis le début. J’espère que les morceaux qui suivront leur plairont tout autant. Par la suite, j’arrive avec d’autres MCS que je trouve super forts. J’espère qu’ils leur plairont et qu’ils découvriront encore d’autres personnes. • Tous propos recueillis par Mandarine.

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interview.

ROCÉ l’entretien-live. Alors que la pluie commençait à s’abattre sur la fête de l’Humanité, ROCé a répondu à nos questions. Une interview courte de quinze minutes, mais grande de sujets. Le bonhomme nous parle de live, mais bien au delà de conscience politique, de la musicalité des scratchs, et des pièges des retournements de veste. Comment as-tu commencé à rapper en public ? J’ai commencé la scène assez jeune, dans des lieux associatifs, les fêtes de quartier. Et puis, j’ai fait ma première tournée assez tard, en 2005/2006, j’en étais déjà à mon deuxième album. Après j’ai écumé aussi pas mal de scène en France et aussi à l’étranger, en Allemagne, en Hollande, en Algérie… Durant ces voyages, tu as pu te rendre compte des différences de réaction des publics ? Le public est à l’écoute, il est assez réceptif. Nous, sur scène, on fait en sorte d’avoir une bonne dynamique, d’être toujours en interaction avec le public. De faire ça vraiment comme une performance, un travail qui mérite un entraînement pour pouvoir être mis sur scène. A partir de là, le but c’est de laisser les gens un peu bouche-bée. Montrer une performance, comme il peut y avoir la même logique dans la danse. C’est à force d’entraînement qu’ils arrivent à faire leurs figures. C’est pareil, on peut faire ce que l’on veut à force d’entraînement. L’idée, c’est de bluffer le public. Tu parles d’entraînement, comment se prépare une tournée ? Avec DJ Karz, l’idée c’est d’être en interaction. Parfois il va prendre le micro, d’autres fois il va couper des morceaux pour mettre ma parole en avant. On n’est que

deux sur scène. A une époque, j’ai eu un live band, mais aujourd’hui le but c’est de montrer qu’à deux on peut faire des choses aussi grandes qu’avec un groupe. A l’heure actuelle, la plupart des gens vont mettre un live band en cachemisère. En plus, certains programmateurs sont assez réticent au fait qu’il n’y ait qu’un rappeur et un Dj. C’est vraiment de l’interaction, le but c’est de mettre la barre très haute, de manière très épurée. C’est assez représentatif de ma musique. C’est assez épuré, avec beaucoup de lyrics. Il faut surtout que ça envoie. Justement, les détracteurs disent souvent que le rap n’est pas musical. C’est question de goût. Moi, je pars du principe que pour changer les enjeux de la musique, il faut de la pureté et pas de la fusion. Ça veut dire que si demain je ramène une chanteuse ou un chanteur, avec des violons de musique classique, pour montrer que je suis ouvert d’esprit et que je fais de la fusion, je change quoi ? Au final, ça va être juste pour avoir les applaudissements bien-pensants des critiques. Mais je ne vais changer aucun enjeu. On change les enjeux avec la pureté même, l’essence du mouvement . Que ce soit dans le cinéma, dans la musique etc. La poésie c’est la poésie. Si les gens n’aiment pas la poésie, ce n’est pas parce qu’on va mettre des notes de musique, qu’on va faire évoluer la poésie. La poésie restera la poésie, on aura juste fait de la fusion. Le rap c’est pareil. Par exemple, on ne dit pas « les percussions c’est pas de la musique parce qu’il n’y a pas de tonalités perceptibles comme les tonalités d’un piano.» Les percussions restent de la musique. Le rap, c’est de la musique. Je n’attends pas la médaille ou la bonne note des critiques, je suis au dessus de ça.

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D’ailleurs, ce qui t’importe c’est le retour du public ? Déjà, ça va commencer par moi car ça va être un accomplissement personnel. Puis bien sur, ça va être le retour du public. Comment le public perçoit l’énergie du disque ? Puis c’est surtout le long terme. Je fais une musique qui n’est pas facile, avec beaucoup de texte. Sur le court terme, même les gens qui me connaissent n’arrivent pas à donner un avis sur mes albums. Ça ne les intéresse pas. Je suis dans une temporalité qui est à l’écart de la temporalité mainstream dans laquelle on vit. Quand tu es en phase de composition, penses-tu déjà au live ? Avant non, mais pour cet album ça a été le cas. C’est vrai qu’à un moment, on se pose la question « est ce qu’on a envie d’écrire des textes trop parsemé de réflexions ? » Du coup, comment on le fait sur scène? Les gens n’ont pas le temps d’écouter, ils ne peuvent pas bouger leur tête. C’est assez frustrant d’ailleurs. Il y a aussi un côté énergie que l’on veut donner, d’une manière assez généreuse. Si les textes sont trop remplis, on n’y arrive pas. C’est la symbiose des deux que j’essaye de faire. Tu as fait ta première tournée après ton deuxième album. Pourquoi ça ? J’ai toujours fait des concerts, je n’ai jamais arrêté. Mais par contre, ce n’était pas dans une organisation vraiment construite de tournée. C’était des concerts à droite, à gauche, parsemés. A partir du deuxième album, j’étais avec des tourneurs et on a pu vraiment partir sur une tournée. Aujourd’hui tu es à l’Huma, qui est à l’origine un festival engagé. Le choix de tes dates, est il important ? En toute honnêteté, je ne suis pas fan des programmations de l’Huma, parce que je ne les trouve pas assez engagées, elles n’ont pas assez de caractère. Maintenant je suis très content d’y jouer, parce que c’est quand même une superbe exposition et qu’il y a l’histoire de ce qu’est la fête de l’Huma. Je trouve ça juste dommage qu’ils ne suivent pas la cohérence de ce que c’est. Mais je suis content d’y être pour ce que ça représente. Comment prépares tu ta set list ? C’est de la mise en scène comme dans le théâtre. Il faut vraiment qu’on ramène un spectacle. Il y a aussi le côté performance, parce qu’on est enfoncé

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dans la musique jusqu’au bout. Après, il ne faut pas que ça nous parle qu’à nous, que ça ne reste que de la technique. Il y a le rêve, il faut amener quelque chose aux gens. Il y a toute une mise en scène, comme pour une pièce de théâtre, un film ou quoique ce soit. C’est ça qui est intéressant, parce qu’à la base ce n’est pas du tout de notre domaine. Moi c’est l’écriture et le rap, lui c’est des scratchs et le mix. Et on rentre dans quelque chose qui est directement en lien avec le public. On apprend un nouveau métier qui est celui de la mise en scène, même si on est aussi aidé par d’autres et par l’expérience de toute la tournée. A chaque fois on se remet en question : « pourquoi les gens décrochent ? », « A quel moment ils décrochent ? », « Que faire pour qu’ils ne décrochent pas ? ». Entre un public de festival ou un public qui ne vient que pour toi, c’est différent ? Oui, c’est complètement différent. Pour les publics qui ne sont pas forcément les miens, comme en festival, il faut être généreux en énergie. Ce n’est pas acquis alors il faut envoyer! A chaque fois, c’est comme un combat. Il y a toujours des gens qui en sortent bluffés, parce qu’ils découvrent quelque chose qu’ils ne connaissaient pas, que ça soit dans les textes ou dans l’énergie. La scène donne cette chance. Car si je voulais toucher des gens, ce serait par des réseaux médiatiques que je n’ai pas et qui sont complètement verrouillé. Quand je suis cinquante minutes sur scène, c’est mon moment, c’est mon domaine. Là je ne peux pas me plaindre, c’est à moi de faire ma marque. Du coup, vu que tu as abordé l’idée, te préserves-tu des médias actuels ? Oui et non. Je pense aussi que je n’en ai pas le talent. Quand on retourne sa veste, il faut faire attention que ce ne soit pas la même des deux côtés. Je n’ai pas forcément le talent pour leur plaire. Il faut faire son bonhomme de chemin et voir comment les choses vont être gérées. Après, c’est vrai que je reproche souvent aux artistes d’avoir une conscience politique trop peu aiguisée. Et puis malgré tout ce qu’on peut écrire sur le rap et toute la caricature que l’on en fait, je suis bien content que les gens n’aient pas encore délaissé la langue française, en comparaison à un certain rock, une certaine pop ou folk. Puis, ils font aussi partie des gens qui ont une conscience politique des plus ouvertes, au final.


interview.

crédit photo: B-rob. La place de la politique dans le rap est donc essentielle pour toi ? Pas forcément dans le langage, le free jazz était politique dans sa posture. Les saxos criaient et jouaient faux de manière assumée. Mais, c’est vrai que pour moi, même si on sort de la musique, un citoyen qui n’est pas un citoyen en colère, ce n’est pas un citoyen. Un citoyen qui n’est pas en résistance, c’est un citoyen qui ne sert à rien dans notre monde. S’il suit le courant, il ne sert à rien. Et c’est la même chose dans la musique. Ce n’est pas pour ça qu’il ne faut faire que des morceaux énervés. Nina Simone faisait des morceaux très doux, mais on sentait la résistance dans ses morceaux. Pareil pour Bob Marley. Aujourd’hui, on est dans un monde où ce n’est clairement pas ces artistes qui vont être mis en avant. Dans ce sens là, une scène est une tribune. Oui, carrément. Le rap est ma musique de prédilection. Les thèmes ça va être aussi bien l’amitié, de la sociologie, de la philosophie, de la poésie. Mais quelque soit le thème, je n’ai pas de limite. Le rap c’est quelque chose que j’apprécie, par sa forme mais aussi parce que ça me laisse une place pour m’exprimer. • Juliette Durand.

“ Je n’attends pas la médaille ou la bonne note des critiques, je suis audessus de ça.” 63


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concerts. Médine x L’Olympia.

C’était ce vendredi 13 septembre que Médine investissait l’Olympia. Avant ça, il y avait eu une date prévue en mai dernier, puis annulée. De quoi s’attendre à un show qui se promettait très bien ficelé. Depuis quelques semaines, ses réseaux sociaux l’annonçaient, le rappeur et son équipe étaient à l’entraînement. Puis deux ou trois jours avant, des noms de guests avaient surgi. On parlait parmi tant d’autres de Ladea, Youssoupha et Kery James. Alors oui ce soir là, on s’attendait à ce que l’Arabian Panther fasse ses griffes sur le décor feutré de l’Olympia. Flynt l’avait annoncé sur les réseaux sociaux : il débuterait son show à 20h. Et à 20h précises, l’enfant du 18ème déboule sur scène et fracasse la première partie. A coups de classiques de son répertoire, il pose les premières briques d’une soirée qui déborde de promesses. C’est forcément sur un goût de trop peu que son set de vingt-cinq minutes se termine après Un Pour La Plume, J’Eclaire Ma Ville, Haut La Main et une Balade Des Indépendants qui rendent très bien en live. Il laisse sa place à Tiers-Monde qui balance une session plus rythmée, dans un autre délire. La salle commence à être bien remplie et à trépigner d’impatience. Après une petite session interactive avec le public sur Salaam, il passe la main à la vedette de la soirée. Tout n’est pas surprise. Les vidéos notamment de son concert à la Boule Noire en sont la preuve. Mais pourtant tout fait son effet et tout commence par l’entrée de la bête Médine dans l’arène. C’est un poing qui s’ouvre et le rappeur surgit. Magistral, derrière son masque à la

Bane. Le pas est lent, et la tension de l’attente fait place à une autre tension. Le pas est lent, et la tension de l’attente fait place à une autre tension. Peut être plus terrible, tant Médine prend la place de celui qui surplombe avec domination la foule. Ambiance imposée par le maître. Il est cette force, toute en puissance. Une carrure lourde qui donne le ton, celui d’un flow haché et sec, où chaque punchline a la résonance des slogans. « Qu’ils ouvrent des écoles ils fermeront des prisons » de Victor Hugo, repris dans Oracle introduit la chose. Pièce par pièce, morceau après morceau, Médine se dévêtit et tombe le masque. Jamais seul, toujours épaulé par ses apôtres: Tiers Monde et Brav‘. Le concert n’est pas une suite basique et fluide de morceaux piochés dans toute une discographie. Il est tout autre, avec ses grands moments d’intensité et de suspension. Il s’articule autour de tableaux et c’est bien ces points forts – et parfaitement réglés – qui donnent le rythme. Le rap prend son souffle théâtral. Médine interprète, plus qu’il ne rappe, même s’il n’en perd pas son phrasé de carnassier. C’est donc dans la peau de Massoud que Du Panjshir à Harlem prend réellement vie, alors que Tiers Monde a revêtu le costume de Malcolm X. Les deux se répondent et s’alignent dans un jeu de lumières. Des duels de la sorte il y en aura plusieurs, notamment sur le Blockkk Identitaire où Youssoupha rentre à son tour dans l’arène. Entre les deux serait-ce une métaphore de la mort ou bien un triple K qui fait le pont ? Youssoupha ouvre la porte à l’arrivée du rap français, scandé qui rappelle un Kery James qui viendra clôturer le défilé de MCs. Tous vien-

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nent poser un texte, alors que c’est un piano qui s’affole sur les platines de Proof. Il y aura Tunisiano, Lino, Sinik, Ladea. Histoire de se dire aussi, que malgré tout, malgré ses rancœurs, le rap français n’en oublie pas son unité. Plus tard c’est Orelsan qui viendra fermer la porte des guests. Un Courage Fuyons fluide et puissant, paradoxalement enjoué par ses chœurs. Voilà, ce que promettent les dates parisiennes, des noms, des featurings. Le concert de Médine en est sûrement un parfait exemple, de ce qui se fait de la mise en scène et de la set list, digne de la capitale (et pourquoi pas de province d’ailleurs?). La soirée prend à contre pied la notion de crecendo. L’ouverture

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est forte et les surprises viendront vite. Le reste de la soirée se décline dans quelque chose de beaucoup plus introspectif. Le fauve se calme et baisse les armes. Biopic et le chant de Kayna Samet donneront les dernières notes de ce show. Une dernière fois Médine se travestit pour Enfant du Destin. Un regard très fin et juste sur la guerre qui enferme la jeunesse israélienne et palestinienne dans une oppression qui n’est peut être pas héréditaire. Les remerciements minimalistes mais honnêtes viendront, de quoi se rendre compte que Médine à l’Olympia, c’est le rap indépendant qui s’impose dans les lieux de la culture. C’est Le Havre qui investit Paname. • Juliette Durand, photos Solène Patron.


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crédit photo: Bertille Chéret.


interview.

Hippocampe Fou, interview aquatique. Tu peux nous raconter d’où vient le mec derrière l’hippocampe ? La légende veut que je sois le fils de Poséidon et que j’aie grandi sous la mer. C’est la version officielle, celle que je donne en interview d’habitude. Mais en vrai, je suis juste un passionné de cinéma qui a suivi un parcours classique. Tu aimes le cinéma depuis tout petit ? Oui, c’était ma vraie première passion. La musique est venue plus tard. Je le précise parce que mon père est musicien et qu’on pense que ça vient naturellement. Mais non, j’étais à fond dans le ciné. Donc tu arrives à la musique plus tard. Exactement. Quand j’ai commencé mes études de ciné en fait. J’ai découvert le rap via Ghost Dog de Jim Jarmusch et ça a été un déclic. Dans ce film, il place la culture des films de mafieux, celle des samouraïs et le hip-hop au même niveau. Ça m’a tout de suite intrigué. Je retrouvais quelque chose dans les rythmiques et je me suis rendu compte que j’aimais vraiment ça. C’est plutôt rare de voir un rappeur venir au rap tard. Généralement, ça prend à l’enfance ou l’adolescence puis on s’ouvre à d’autres cultures après. Je ne vais pas m’inventer une vie, j’ai grandi dans le 15ème. Donc le rap n’a jamais été pour moi une

porte de sortie ou une manière d’extérioriser des frustrations. C’était bien l’idée de ma question, c’est peut-être le signe d’un changement d’époque. J’ai commencé à écrire et à m’intéresser au rap quand TTC, La Caution etc. ont commencés à sortir. Ça n’a rien à voir avec eux mais c’était le début d’un courant alternatif. Il y avait aussi Java, d’ailleurs. Donc pour moi, c’était déjà possible et envisageable de faire du rap qui parle de tout et n’importe quoi. On pouvait déjà sortir de l’étiquette « quartier » si on fouillait un peu. Voilà, tu pouvais t’éloigner des codes. Après, il y a eu l’essor de ce gangsta-rap au cours des années 2000 qui ne me parlait pas du tout. C’était trop froid, même au niveau des productions. On dirait l’ancêtre de la trap mais sans ce côté bounce qu’il peut y avoir maintenant. C’est étrange parce que le rap racailleux des années 2000, hormis quelques albums, est rejeté presqu’en bloc maintenant alors qu’il a vraiment phagocyté le mouvement à une époque. C’est vrai. Mais je respecte tous les artistes et tous les genres musicaux. Pourquoi on pourrait faire du rap un peu étrange et marrant et pas de la trap ? Mais c’est vrai qu’on ne voyait que ça à une époque et

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c’est vraiment resté ancré dans l’opinion publique. Puisqu’on parle des années 2000, je crois savoir que tu es venu au rap par le slam. Oui, mes premiers textes étaient des a cappella dans des soirées slams. Je me testais et je faisais des flows déjà rapides. C’est un bon galop d’essai parce que tu vois tout de suite ce qui marche ou non. Je refais des soirées slams maintenant et ça me met une pression que je n’avais pas avant. Je fonctionne par période. Parfois je bosse le fond : j’ai besoin de défendre mon univers et de développer mon discours. Puis après tu vas te prendre une claque d’un rappeur et tu vas te rappeler que le flow est à la base du genre. Donc tu vas partir sur des textes à flow très technique. Le but, c’est d’arriver à allier le fond et la forme. C’est une émulation perpétuelle. C’est ça. Je sais que j’ai progressé, je commence à avoir une bonne synthèse des deux. En live, il y a des moments où je suis dans la technique pure et les gens crient. Ils apprécient l’exercice comme un batteur qui ferait un solo. C’est jouissif comme sensation. Sur mes nouveaux aqua-shows, je veux faire la même chose mais en offrant plus de thèmes et des morceaux plus calmes par moment. L’avantage d’un texte très technique, c’est qu’il nécessite plusieurs écoutes pour l’appréhender correctement. Oui mais pour faire ce genre de textes, il faut bien sélectionner ses syllabes. Certaines sont bannies tout simplement parce qu’elles sont très dures à prononcer rapidement. Alors tu choisis des consonnes faciles à enchainer et forcément tu ne peux plus dire ce que tu veux. Tu es tributaire de l’enchaînement des sonorités. Tout en gardant une certaine musicalité quand même. C’est Orelsan qui disait que « si t’as du flow et pas d’paroles, tu seras jamais plus fort que Scatman ». A l’heure actuelle, des gars comme lui et Stromae sont vraiment au-dessus du lot. Ils ont réussi à aller au-delà du rap sans faire dans le niais. Il y a quelque temps, j’avais envie d’aller voir Orelsan et de lui dire « t’as vu, j’arrive à rapper super vite et en plus j’ai des paroles. » Mais c’est pas mal aussi de faire des textes sans

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prouesse technique, juste pour le texte. C’est là où Orel est fort, il n’y a pas d’esbroufe chez lui. Il ne se cache pas derrière sa technique. Tiens, est-ce que c’est conscient ta façon de te cacher derrière ton personnage ? En fait, le personnage varie selon les morceaux. J’essaie de ne pas m’enfermer. Booba est coincé dans son délire. Si demain il met un costume de panda, il se fait cracher dessus. J’ai commencé dans un groupe où j’avais déjà un personnage bien marqué mais je variais déjà les thèmes. Je t’ai entendu parler de contes dans les interviews. Voilà, j’ai plus l’instinct de conteur que de sociologue. J’ai ma manière de transmettre des idées et des pensées, c’est via mon univers et mes personnages. C’est un peu le côté fable. Mais dans mon imaginaire, je peux parler de différentes choses sans m’interdire de faire des morceaux plus personnels. Sur ’album, il y a des morceaux où je raconte vraiment ce que je suis même si ça va être caricatural. C’est un peu bipolaire comme fonctionnement. Je ne sais pas si c’est bipolaire mais c’est une manière de ne pas s’enfermer dans le réel et de ne pas s’ennuyer dans la création. un morceau comme Soirée de Ouf, c’est du vécu ? (Rires). Personnellement, je n’ai j amais rencontré ni la reine des aliens ni Edward aux Mains d’Argents. L’histoire de ce titre est drôle : Fredo m’avait proposé de faire un featuring. Je savais qu’il était pote avec Yoshi alors j’ai proposé qu’on fasse un truc à trois. Un bon threesome. J’ai envoyé l’instru de Goomar que je trouvais mortelle et je voulais partir sur le thème de la soirée tarée. Mon idée initiale, c’était même une soirée échangiste avec des personnages Disney. un bon gouffre à procès. Ouais (rires). L’idée a un peu dérivée. J’avais déjà écrit mon couplet et eux ont fait en sorte que ça colle. C’est un bon délire. Le clip était un peu trop ambitieux. Dans plusieurs de tes morceaux dont celui-ci, on ressent le côté screwball comedy, on ne sait jamais dans quel sens ça va aller. Quand j’étais en fac de ciné, j’avais


interview.

des cours de scénario. Ça doit jouer même si je n’ai jamais écrit de script qui me plaise vraiment. J’ai appris les bases de l’écriture. Mais je suis plus un gars qui va trouver des petites images délirantes. Tu écris beaucoup en rapport avec l’instru ? J’écris 90% de mes textes sur mes instrus. La musique m’apporte des idées et des images. Et en tant que fan d’Eminem et Busta, j’aime chercher le flow qui collera le mieux à l’instru tout en restant surprenant. Tu as un univers très cinématographique. Si on te dit qu’on ressent des influences de Burton, Gondry ou des Monthy Pyton, tu en penses quoi ? Tu peux en rajouter : Kubrick, Lars Von Trier, Haneke etc. mais ils ne sont pas très grand public alors les références sont plus compliqués à placer. Quand j’écris, il me faut une idée percutante par ligne sinon je m’ennuie. J’aime bien avoir les images comme si c’était un plan, un story-board en quelque sorte. C’est pour ça que j’ai du mal à parler de politique ou d’écono-

mie c’est trop abstrait, ça ne me parle pas. Même en tant qu’auditeur ? Oui, ça m’ennuie. Il y a des mecs comme rockin Squat dont j’ai apprécié des sons mais plutôt ceux où il y avait un story-telling, tu es embarqué dans l’histoire. Dès que c’est plus global et qu’il y a trop de chiffres, de pourcentages, j’ai l’impression de regarder Bloomberg TV. Ça m’ennuie, j’ai besoin d’aller sur Gulli. Est-ce que tu t’interdis d’être pointu dans tes références ? On sait que tu as un gros bagage cinéma. Non parce que je n’ai pas envie de trahir qui je suis et de simplifier mon discours. Après, je ne suis pas le plus grand cinéphile de tous les temps, c’est juste mon truc. Quand j’étais en fac de cinéma, j’avais parfois honte d’aller voir un Spielberg ou un Peter Jackson parce que je me disais que je trahissais le cinéma. En vieillissant, je me suis éloigné de ça et j’ai retrouvé avec joie mon premier amour : le cinéma de divertissement. Dès le départ, je faisais du rap avec des potes. On avait un groupe qui s’appelait Les Anciens. Mes

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crĂŠdit photo: Emilien Personne. 72


interview. potes rappaient bien mais ils faisaient trop de private jokes. Je leur disais qu’il fallait qu’on reste compréhensible par les gens de l’extérieur. Et moi, dès mes premiers textes, je voulais être compris. Ça n’empêche que je peux mettre des références pointues mais on est à l’ère de Wikipédia. Les auditeurs peuvent aller chercher les noms que je place, d’autant plus facilement que j’accompagne les vidéos de mes textes.

ne sait pas ce qui s’est passé. A un moment, ils sont tous dans un hangar et les gens qui possèdent des armes deviennent les maîtres des lieux. Ça peut faire écho aux camps de roms maintenant et c’est saisissant. Mais quand ça passe par le biais de l’information, ça te touche différemment. « 150 personnes enfermées dans un hangar, en attente d’expulsion », ça ne te fait pas le même effet.

Comme un Lucio Bukowski avec la littérature. On nous a souvent comparés et à juste titre, je pense. Il est venu au rap très tard aussi. Il a trouvé une manière de s’exprimer autre que le roman, qui était sa passion première, je pense. Ce n’est finalement pas surprenant qu’on ait fait le morceau Testament ensemble.

C’est le pouvoir de la métaphore. Voilà. Sans même parler d’un sujet, il réussit à te l’évoquer.

Qui est très réussi d’ailleurs. Merci ! Je venais de sortir ma net-tape. Il m’a écrit en me disant qu’il me suivait depuis un moment et qu’il aimerait bien qu’on fasse un son ensemble. Ils m’ont envoyé l’instru d’Oster. Une semaine après, j’avais écrit et enregistré le truc. Je suis très content d’avoir fait un morceau avec lui. Et quand j’ai fait le son Hymne au cinéma, on m’a fait remarquer que ça rappelait le morceau Littérature de Lucio et nadir. Au passage aquabig up à L’Animalerie.

Est-ce que tu considères que c’est fini pour toi le cinéma ? Non, parce que j’ai toujours eu l’idée que le rap était un sport et que tu ne pouvais plus le faire passé un certain âge. Je le ferai tant que ça marchera et que j’aurai de bons retours puis je me recyclerai dans le cinéma. C’est ma passion première et je ne veux pas passer à côté. Je pensais sortir un album plus rapidement dans le rap. Mine de rien, ça fait 6 ans que je suis dedans. De toute façon, j’essaye d’apporter ma patte à tous les clips que je sors. C’est une manière de rester dans le milieu quand même.

“Dès mes premiers textes, je voulais être compris.”

Malgré ton univers cartoonesque, on sent une certaine noirceur dans tes textes. J’ai toujours été fasciné par la torture, la souffrance. C’est le côté cathartique. Certains jouent à GTA, moi ça me fait tripper de m’imaginer que je peux étriper quelqu’un, mettre mes doigts à travers ses yeux. Je peux vraiment imaginer tout ce que je veux, dans les limites du raisonnable. Je crois que j’ai un esprit assez tordu et porté vers l’ultraviolence. C’est aussi pour ça que j’aime Haneke et Kubrick. Ils m’ont mis mal à l’aise à un moment où je ne jurais que par les films d’action brute. A 14 ans, j’ai vu Funny Games, l’original, et le côté réaliste a changé ma vision. Il y a aussi le film Le temps du loup, de Haneke toujours. C’est post-apocalyptique, on

Tu as dû apprécier le clip de Mon Pote, d’Orelsan et Flynt. Carrément. J’étais jaloux! Je venais juste de sortir Hymne au Cinéma, en plus ! J’avais déjà kiffé leur morceau, ce côté à cœur ouvert. Et quand j’ai tilté que tous les films cités parlent d’amitié et que les phases sont en rapport avec chaque scène qui apparaît, j’étais fou. C’est très cohérent. Je change le sujet, on sent souvent des influences très chansons françaises dans tes textes. Du Boby Lapointe, du Brassens etc. C’est conscient ? Oui. C’est conscient mais ce n’est pas forcément voulu. J’en ai écouté énormément. J’ai découvert aussi André Minvielle qui fait quelque chose entre le jazz et le scat mais avec un sens, tout en chantant très bien. C’est assez impressionnant parce que Boby Lapointe ne chantait pas

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juste du tout. Il arrivait à trouver des assonances et des allitérations de malade mais il chantait faux.

poésie et de profondeur dans ton propos. Cartoonesque, on a l’impression que tu vas être juste dans l’humour et la surenchère.

ça m’a frappé sur le morceau new-York avec des passages comme « J’aperçois Obama puis passe un moment au MOMA à mimer ma maman…» Au final, c’est un de mes plus vieux morceaux. Et le côté Brassens se retrouve dans les petits contes ou dans l’imagerie que je peux avoir. Il m’arrive de me réfugier derrière les mots. Je ne me mouille pas toujours dans l’interprétation hormis mon côté fou. Un des buts de mon album c’était de me livrer un peu plus. J’espère le faire encore plus dans les années à venir.

D’ailleurs, ce n’est pas un peu paradoxal de faire du rap aquatique alors que c’est censé être le monde du silence ? Dans un cinéma tout le monde se tait et regarde le film. Quand on plonge, on n’entend rien, on ne peut pas parler mais on assiste à un spectacle inédit. Que je retranscris par des mots. C’est une manière de transposer. Au final, je pourrais juste faire des peintures. D’ailleurs, si je savais dessiner et peindre, je pourrais mettre en forme toutes les idées que j’ai en tête.

“ Je commence à avoir une bonne synthèse de la forme et du fond.”

Pour finir, pourquoi Hippocampe Fou ? Quand j’étais en fac de cinéma, j’ai tapé mes noms et prénoms dans Google et je suis tombé sur un homonyme qui était sélectionné dans un festival de cinéma. Du coup, je me suis dit qu’on allait nous confondre si je faisais des films aussi. Alors j’ai décidé de chercher un pseudo et Hippocampe m’est venu comme ça. Mais quand je le tapais dans Google, je tombais sur un club de plongée ou un club échangiste. Ce n’était pas assez clair ! Du coup, j’ai rajouté le Fou parce que ça résumait bien le truc.

Tu m’offres une bonne transition. L’océan est bien vaste mais n’as-tu pas peur de l’enfermement dans un personnage ? Je défends à fond le rap aquatique pour le moment. C’est clair et censé d’agir comme ça parce que je m’appelle Hippocampe Fou. Mais l’univers aquatique n’est pas infini non plus. C’est vaste, profond et inexploré. C’est une manière de se situer et de se démarquer. C’est l’intérêt de donner un nom à ton courant. Donc je le défends le temps qu’il faudra mais il n’est pas exclu que je prenne une navette pour aller faire du rap spatial. Tout est possible. Pour l’instant, on est bien dans l’eau et les gens vont venir plonger dans l’univers. Mais l’album ne parle pas que de poisson, bien sûr.

L’antithèse des deux fonctionne bien. L’hippocampe est un animal très droit. Tu sais quoi ? Je n’ai jamais imaginé ce que donnerait un hippocampe fou, ça doit être quelque chose ! • Tous propos recueillis par Stéphane Fortems.

Tu as parlé de rap cartoonesque tout à l’heure, ça résume pas mal. Je préfère l’aquatique. Tu peux ajouter une notion de

L’album d’Hippocampe Fou, Aquatrip, est disponible dès le 28 Octobre.

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interview.

crĂŠdit photo: Bertille ChĂŠret. 75


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chronique. Kaaris x Or Noir. Photos par Vincent Desailly.

Comment attaquer une chronique sur l’album de Kaaris, qui agite tant les réseaux, aussi bien spécialisés que généralistes ? Difficile d’éviter les redites, tout ou presque a été dit sur le bonhomme, de son parcours personnel tumultueux à ses mensurations, en passant par l’inventaire de ses meilleures punchlines. Mais que les observateurs soient choqués du manque de fond de ses textes ou au contraire amusés du personnage et ses gimmicks, une question n’a pas encore été posée : Kaaris, c’est du bon rap ou pas ?

En DIrECT Du FuTur Sortant d’une énième écoute de l’album, qui n’a fait que tourner sur la playlist depuis sa sortie, toujours la même impression : lourd. L’ambiance sonore orchestrée par Therapy, producteur exclusif de l’album, est sans concession. Des grosses basses, omniprésentes, qui font oublier les mélodies entêtantes, qui parfois ne permettent même pas de les entendre. Tellement de basses qu’on en a encore mal au dos, alors qu’à côté, les mélodies, effets et arrangements, très synthétiques, chimiques, voire carrément artificiels donnent une teinte presque futuriste à l’ensemble. Le genre de futur à la Blade Runner, où le naturel n’a plus sa place, où le soleil a disparu derrière les nuages de pollution, où l’Humanité est soumise à la loi de la jungle urbaine. Le tout sur des BPM lents, qui laisse une large porte ouverte à des performances diverses, mais qui ne manque pas de faire bouger la tête en rythme. Therapy réussit un tour de force, jusque-là inédit en France : un album de Trap Music, 17

pistes au tempo posé, la fonction arpeggiator bloquée sur les drumkits. Un pari osé au vu de la réticence de la scène comme du public français à ce genre de beats, qui tend à s’imposer pourtant sur la scène américaine depuis quelques années. Les tentatives hexagonales d’exploration de ce genre, de Booba à Médine, se sont soldées par des productions d’une qualité variable, allant de la soupe musicale au banger ultra-efficace. Mais Kaaris et Therapy ont d’autres ambitions : redéfinir le son du rap français en se consacrant sur cet album à ce type de production, créant une ambiance unique, jouant sur l’effet de nouveauté et donnant à leur album une grande cohérence, sans temps morts. Le rap de Kaaris, il se passe sur ce genre de sons : si tu kiffes pas… Cette ambiance et cette cohérence sont rendues possibles par les prods, mais aussi bien sûr par ce que le MC en fait. Là-dessus, aucun problème. Le grizzli sevranais pose et s’impose sur chaque beat comme une bête déchaînée, tue les instrus avec une large palette de techniques et de gimmicks dont lui seul a le secret. Tantôt saccadé, accéléré, chantonné, sur-backé ou crié, Kaaris rappe toujours dans les temps, en déployant une foultitude d’attitudes différentes mais toujours en épousant l’instru. La première track, Bizon, fait d’ailleurs office de démons tration de ce point de vue-là, ainsi que d’avertis sement : la suite va faire très mal. Les refrainssont entêtants et efficaces, parfois trop présents, trop vocodés diront certains, mais qu’importe, la symbiose entre musique et interprétation est totale et on sent que l’addition des talents des deux coupables est supérieur à leur simple somme. Mcing péchu et intelligent, mais

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la technique lyrical n’est pas en reste. Kaaris a du style et rarement la langue française n’a été autant maltraitée en une heure de temps. Pas une rime sans une assonance, une allitération, comparaison, métaphore, oxymore, accumulation ou paraphrase. Il fait avec les mots ce qu’il fait avec les beats : il les plie à sa volonté, les met au service de son univers et de son personnage, entre références culturelles et imagerie gangstarap (« J’écris mieux que Zola/ Mais je ne suis qu’un jeune Mollah », LEF, « Satan peut te tromper avec juste une somme/ Pour les plus connes, justes avec une pomme » sur Tu me connais ou encore « J’ai le sirop dans le Chardonnay, t’as les chicots dans le verre d’eau », Bizon).

rAP GAME OVEr. La force de Kaaris, c’est aussi (et surtout) ça : un personnage, un univers particulier, comme il n’y en a aucun autre dans le rap. Les traits sont tirés à leur paroxysme, le MC n’est qu’une machine à rapper et vient remettre les pendules à l’heure. Chez Kaaris, vous ne trouverez ni opinions politiques, ni idéologies, ni morale, juste une énorme galette d’egotrip saupoudrée d’allusions à un parcours personnel tumultueux. Kaaris ne perd aucune mesure à justifier sa tendance hardcore par sa position d’immigré (le bonhomme est ivoirien) ou son origine sociale (résidant à Sevran, l’une des communes les plus pauvres de France). Il est hardcore, c’est tout, et renvoie tous les idéologues du rap à leurs urnes électorales, là où on ne les voit pas et où leur voix est anonyme (« J’ferais du sale tant que la mort cérébrale ne s’ra pas sur le monitoring », Paradis ou Enfer). Le rap, c’est un jeu, et Kaaris a si bien compris les règles qu’on a l’impression qu’il les explique au fur et à mesure qu’il les applique, il donne les cartes, met tous les joueurs échec et mat et garde le magot. Cette a-politisation du rap est aussi un argument rhétorique : comme il le dit lui-même sur LEF : « J’vais pas les prendre par les sentiments/ J’vais les prendre par le uc ». Aucune volonté de flatter l’auditeur en partageant ses idées politiques ou de conquérir de nouveaux territoires avec une morale quelconque. Kaaris fait du son et refuse de l’instrumentaliser pour servir les représentants

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du peuple quels qu’ils soient. K-double napalm ne veut pas inciter à la prise de position mais à la compétition, il s’adresse autant au public en le poussant à exiger l’excellence rapologique, qu’aux autres MC du game en leur montrant qu’on peut s’imposer sans déployer des arguments politico-sentimentalistes. « Du rap français je m’empare/ 93 est sur l’étendard » (Or Noir), « J’veux les voir ramper en me suppliant j’kiffe/ Mais en fait je les veux morts, avec supplément frites » (Bizon), le but est avoué : péter le game, imposer sa patte, son son, son style, ne faire aucun compromis et ne laisser aucun survivant. D’ailleurs, l’absence de featuring sur l’album est révélateur (le refrain de Booba sur LEF est anecdotique). Kaaris n’a besoin de personne d’autre que Kaaris pour rouler sur le public. Son personnage est assez consistant et sa technique est assez au point pour assurer seul une performance de haut niveau et si « Rien ne change à part Freezer » (Je bibi), le maître de cérémonie a atteint sa forme finale parfaite, a explosé la planète rap et restera l’être le plus fort de l’univers. Seul un MC voyageur du temps pourrait lui tenir tête, pour l’instant le public en est réduit au rôle de Krilin : on meurt à chaque track. Si Copperfield arrivait à faire léviter des trains, le Houdini du 93 les envoie carrément en travers de la gueule de ses auditeurs. « J’trempe mes cookies dans tes larmes » (Zoo), « Crack, héroïne dans des sachets/ T’es très près du trépas » (63), « J’vais construire mon empire sur les débris du World Trade » (LEF), la liste est longue et la dresser serait une perte du temps. Kaaris laisse peu de place à la discussion et ne ralentit que rarement – sur Paradis ou Enfer et Or Noir, les deux seules tracks avec de la retenue – on est obligés de se manger ses assauts verbaux, le seul moyen de s’en sortir est d’appuyer sur stop. Et même si on coupe le son, l’image d’un gigantesque noir chauve reste imprimé au fond du crâne. C’est ce qui fait toute la force de l’album, on en sort pas indifférent, on aime ou on déteste. Ce qui est sûr, c’est que les prochaines productions françaises vont en tenir compte et il faut s’attendre à ce que ce genre de rap tende à s’imposer dans l’avenir, tout du moins dans des productions de grande envergure. Peut-on le taxer d’avant-gardiste pour autant ? Non, Kaaris vient bel et bien du futur. • Jibé.


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D’Abd Al Mal à Albert

“l’art et la révol ne mour qu’av le dern hom Albert Camus. 80


lik

dossier.

Camus

lte rront vec e nier mme.� Abd Al Malik. 81


Dans le cadre du centenaire de la naissance d'Albert Camus (1913-1960), Abd Al Malik propose un spectacle intitulé L'Art et la révolte entre hip-hop et musique classique, inspiré par la toute première œuvre de l'auteur algérien: L'envers et l'endroit. Le rappeur des nAP rend alors hommage à celui qu'il considère depuis son plus jeune âge comme un pote, un grand frère, un mec de cité. C'est l'occasion de se pencher sur les rapports qu'entretiennent le rap et la littérature à travers l'exemple de deux artistes aux destins quasi-similaires. De leur enfance précaire à leur soif d'apprendre, voici l'histoire de deux hommes que la culture a arraché à la misère sociale.

“ En allant prendre le métro ce matin, quand j'allais à Brooklyn donc, je suis tombé sur une petite librairie qui vend de vieux livres. Et devine quoi? En farfouillant un peu, j'ai trouvé une édition originale de L'Etranger de Camus. C'est dingue, non ? Je l'ai eu pour rien, j'étais comme un ouf. Je me suis mis à le relire dans le métro. C'est peut-être la chaleur ou la clim', ou bien peut-être l'ambiance et l'odeur des pages du bouquin, ou bien encore la démesure américaine... Ce qui est sûr, c'est que j'ai pris une grande décision, ça a été comme ça, comme une révélation ! Je me suis dit, comme si je réalisais dans ma chair et dans mes tripes que j'étais la France, comme si j'étais un truc inédit et connu en même temps, une sorte d'identité collective, que fallait à partir de maintenant que je représente. Mais pas juste comme dans les skeuds de rap, je veux dire pas juste dans mes textes et mes attitudes, pour de vrai à l'intérieur. (...) Comme si j'avais conscience d'un destin mais pas façon égo, grosse tête, prise de tête et tout ça, mais pour de vrai. Comme si je m'éteignais en tant qu'individu et que je devenais porteur d'une énergie. De l'énergie qu'on véhicule lorsque l'on représente vraiment. De l'énergie qui irradie quand on aime pour de bon. C'est pas évident de décrire ce que j'ai ressenti. C’était comme si je m'offrais à l'universel, comme si j'étais un peuple à moi tout seul. Le chaînon manquant entre le rêve et la réalité. Quand on ressent un truc comme ça, a-t-on encore le droit de renoncer à l'infini ou d'être honteux de sa passion pour l'utopie ? ” (Lettre à mon frère Mattéo, Le dernier français, Abd Al Malik)

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Le premier passe son enfance dans la misère de Belcourt, sous le soleil d’Algérie. Le jeune Camus est élevé par sa mère seule et sourde qui ne sait ni lire ni écrire. Il est très vite repéré à l’école communale pour ses capacités supérieures à la norme dans un quartier précaire comme le sien. Le jeune homme, déjà très mâture, entreprend un parcours de philosophie et continue de pratiquer sa passion, le football. Mais très vite, la maladie pointe son nez et le contraint à stopper ses activités. Il s’agit de la tuberculose, la maladie des poètes. Quand il retrouve la santé, c’est son professeur Jean Grenier qui le prend sous son aile en l’initiant notamment à nietzche. Camus commence à lire de plus en plus (Gide, Dostoievski, Malraux) puis publie très jeune son premier ouvrage qu’il intitule L’envers et l’endroit, source inépuisable de toute son œuvre à venir. Sa notoriété ne cesse de croître et plusieurs de ses livres sont très bien reçus par la critique (L’Étranger, La Peste, Le Mythe de Sisyphe etc.) Engagé à propos des opprimés espagnols ou de l’indépendance algérienne, il est un des premiers auteurs à se lever contre l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima. En 1957, il est récompensé du prix Nobel de Littérature. Un temps proche de Jean-Paul Sartre, il se défait des conceptions élitistes promues par les cercles intellectuels et bourgeois de l’époque. Philosophe et dramaturge, il questionne sans cesse l’absurdité de l’existence. Son œuvre humaine et sincère est la mise en page d’une existence à la fois singulière et universelle qui s’étire entre le détachement du monde et la quête inaltérable d’un sens. En 1960, il meurt dans un accident de voiture avec son ami Michel Gallimard. Dans le véhicule, on découvre le manuscrit inachevé de ce qui aurait dû être sa dernière œuvre, intitulée Le premier homme. Le second, d’origine congolaise, débarque en France quand il est encore enfant. Il découvre son pays sous la pluie alsacienne, dans le quartier du Neuhof à Strasbourg. Il est éduqué par une mère seule et alcoolique, croyante et courageuse. Entre les murs de sa cité, le petit régis (devenu Malik par la suite) s’émancipe grâce à l’école où ses professeurs lui permettent de rentrer dans un lycée catholique privé. . Il lit beaucoup et découvre au fil des pages le monde au-delà des HLM qui l’entourent. A 18 ans il décide de se convertir à l’Islam. Malik étudie la philosophie à la fac et le soir en-


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file son costume de délinquant. Il vole d’abord des sacs puis plus tard des consciences en prêchant un islam dogmatique et intolérant (« prêchant des flammes aux pêcheurs et des femmes aux bons adorateurs ») avant d ’embrasser la lumière du soufisme, voie mystique et initiatique de la religion musulmane. Ses écrits, il les rappe dans le micro de son groupe : les nAP (new African Poets) puis plus tard en solo. Il slame, chante, innove. Malik offre son art aux valeurs laïques et républicaines du pays français. Auteur de quatre ouvrages (Qu’Allah bénisse la France, La guerre des banlieues n’aura pas lieu, Le dernier Français et L’Islam au secours de la république) et de quatre albums solo (Le face à face des cœurs, Gibraltar, Dante, Château Rouge), il présente en 2013 un spectacle original à partir d’une réécriture personnelle de L’envers et L’endroit qui illustre la correspondance de ces deux hommes éclairés par la culture. Outre les nombreuses analogies des destins, c’est d’abord la pauvreté qui réunit les deux hommes. Dans la misère de leurs enfances, les deux garçons pèsent la douleur du monde sur les épaules de leur mère. Camus ne s’est jamais plaint de cette situation et doit cela au soleil algérien: « Né pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas ce qu’était le vrai malheur avant de connaître nos banlieues froides. Même l’extrême misère arabe ne peut s’y comparer, sous la différence des ciels. Mais une fois qu’on a connu les faubourgs industriels, on se sent à jamais souillé, je crois, et responsable de leur existence. »

Le rapport aux lieux est alors essentiel au gage d’authenticité que prétend assumer Camus très attaché à dire la réalité de son environnement. De la même manière, les rappeurs sont souvent très orgueilleux quant à leurs lieux de vie ou d’origines qu’ils tentent de représenter le plus fidèlement possible. Ce topo-centrisme (construction identitaire à partir du lieu de vie) est une des caractéristiques propre au rap issu des quartiers pauvres et mal réputés où les habitants tiennent à revendiquer une autre image que celle véhiculée par les médias. De la même manière chez Camus le lieu tient une place centrale au sein de l’imaginaire romanesque aussi bien que dans le parcours identitaire de l’auteur, fier de son tempérament « méditerranéen.» On ne guérit pas de son enfance et encore moins de sa misère, celle-là même qui nous guette toujours, à chaque coin de notre existence. Car connaître l’humain à travers le prisme de sa précarité sociale c’est surtout découvrir l’humain démuni, sans outils, sans mots. Les deux jeunes hommes comprennent très vite le rôle crucial de l’écriture. Ecrire pour coucher sur la page les malaises qui trépignent en chacun de nous. Parler pour donner sens aux injures qui montent à la bouche. Rapper pour dire qu’on existe, qu’on résiste. A l’image de Malik qui dit avoir « mal aux autres » et de Camus qui, dans son discours de Suède, affirme que l’artiste « ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire » mais qu’ « il est au service de ceux qui la subissent » l’artiste parle au nom de ceux qui souffrent en silence. Dans le morceau Stockholm, Malik s’écrit que « Lorsque l’on

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donne une voix aux victimes de l’Histoire, c’est un hommage rendu au grand peuple des espoirs ». Celui qui écrit donne une voix aux opprimés de l’époque et à ceux que l’on n’entend pas crier : « J’aimerais tant dire : “C‘est bientôt !” » à toi qui hurle à la lune ta souffrance » lâche-t-il dans sa sulfureuse déclamation d’Actuelles IV. Le rappeur en général, comme Camus, est donc dans la démarche omniprésente de se mettre au service des siens et du peuple. Il est le « haut-parleur », la « voix des sans voix » ou encore celui qui dans son « je » porte les souffrances de « tous ». Pour cela, son art ne doit pas être inaccessible mais, au contraire, ouvert à tous. C’est bien ce que signifie Camus quand il dit que l’artiste se doit de « parler du et pour le plus grand nombre » et de « traduire les souffrances et le bonheur de tous dans le langage de tous ». Ce travail sur le langage révèle proprement toute la dimension « populaire » de l’œuvre camusienne qui s’est toujours attaché, à travers un style simple et limpide, à rendre intelligible les pensées les plus périlleuses d’une philosophie fondamentalement humaniste. « Non pas que nous soyons violents ou vulgaires par nature, c’est bien même souvent le contraire. C’est que beaucoup d’entre nous ne disposent souvent que d’un nombre restreints de mots pour exprimer de manière la plus juste ce qui bouillonne dans nos poitrines, peu de gens peuvent saisir réellement l’abîme de cette béance, une sorte de no-man’s land entre l’émotion et son expression. » (La pauvreté et la lumière, L’Art et la révolte, Abd Al Malik). La pertinence d’un parallèle entre la conception artistique d’Albert Camus et celle du hip-hop doit alors s’appuyer sur un rap dit conscient et cela ne représente pas la totalité de la discipline. Souvent qualifié de rappeur intello, reconnu par les Victoires de la musique pour son slam et par le prix Edgar Faure pour la littérature, Malik est souvent considéré dans le milieu du rap comme trop consensuel et politiquement correct pour prétendre représenter un rap contestataire. Médine dans son livre Don’t Panik en collaboration avec Pascal Boniface indique en effet qu’Abd Al Malik “représente la projection du fantasme des médias. Et, à cer-

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tains égards, se complaît à cette image. Son discours n’est pas destructeur, donc il ne constitue pas une mauvaise représentation. Mais il ne provoque pas suffisamment le débat et ne rien faire, c’est déjà un peu mal faire. Il est un peu le soldat suisse, considéré comme combattant engagé mais qui n’appelle jamais au combat. Son instrumentalisation agace les rappeurs car il n’y a aucune réaction de sa part pour se défaire de cette représentation commode. Or le propre du rappeur, c’est de refuser de se soumettre à l’industrie musicale qui tend très souvent à formater les artistes dans une démarche purement commerciale.” Si Abd Al Malik dit être un observateur engagé, c’est qu’il veut être artiste comme celui qui pose des problématiques à la société et qui vient apporter de la nuance et de l’intelligence à celle-ci. Comme Camus qui livrait dans ses Actuelles la dénonciation des faits de son temps, le rappeur proteste aujourd’hui dans son micro. Un artiste engagé ne peut être décontextualisé ou extrait de son environnement car c’est la matière singulière sur laquelle il s’appuie pour évoquer quelque chose de plus universel. Bien que Camus soit extérieur à toute religion Abd Al Malik puise un certain nombre d’analogie entre sa pensée et celle de l’écrivain. En effet si le rappeur a embrassé l’Islam, et plus particulièrement le soufisme, c’est avec beaucoup de clairvoyance qu’il a su déceler la spiritualité d’un homme sans cesse tourmenté par la quête du bonheur et de la liberté. Car oui, c’est en réalité l’amour de la liberté qui réunit les deux auteurs par-dessus tout. C’est ce que signifie d’ailleurs Abd Al Malik dans la


dossier. postface de son roman L’islam au secours de la république au sujet de l’engagement artistique. Il cite Camus qui disait, en substance, que « cet engagement n’a de sens que parce qu’il est libre. Et que si cela devait devenir une loi, un métier ou une terreur, il n‘y aurait justement plus aucun mérite. » C’est donc au nom de valeurs et principes humanistes que les deux artistes trempent leurs glaives dans l’encrier. De la même façon que Camus s’est indigné contre les atrocités barbares de son temps en faveur des exilés espagnols ou encore des victimes du stalinisme, c’est après les attentats du 11 Septembre que

Malik s’est donné pour mission de défendre certains principes au nom des droits de l’homme et des valeurs qui sont aux fondements de la république française. Cette actualité de l’artiste et son engagement au quotidien relève proprement du rôle que doivent jouer les rappeurs dans notre présent trouble et confus. Ce besoin d’esprit critique et d’audace étant au cœur même du lien qui unit Camus aux rappeurs, il paraît bon de rappeler la responsabilité primordiale de l’artiste dans la société au travers de ce parallèle osé. Car tant qu’il y aura des choses à dire, l’artiste les dira et peut-être que le rap et « la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme ». • Léonard rembert.

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10 couplets d’antholog du rap français.

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dossier. Nombreux sont les passionnés qui ont toujours exercé leur art avec conviction, authenticité et en prêtant une attention toute particulière à leur écriture, colonne vertébrale d’une musique, n’en déplaise à ses détracteurs, profondément ancrée dans la tradition poétique. Une quantité infinie de textes aurait pu nous permettre d’appuyer nos propos, nous avons choisi arbitrairement de mettre en lumière les couplets de dix rimeurs talentueux.

Dossier coordonné par TontonWalker. 87


1. CASEY - Faites Du Bruit. Symbole du rap sans concession, la discographie de Casey représente à elle seule la force donnée aux mots. Experte en homophonie, la MC du BlancMesnil assure la mise en relief permanente des sonorités au profit du sens donné aux propos développés. Sur ce morceau issu du 1er album de La Clinique – « Tout saigne » en 1999, il s’agit de réfuter la tentation commerciale. Celle qui avait refusé de collaborer avec NTM de peur d’être projetée sous les feux de la rampe à mauvais escient, a toujours su mettre en adéquation ses principes avec son image. « A l’âge où je m’interroge sur l’intérêt d’être adulée dans un déluge d’éloges Sur le sens de ma musique, usine à rêves ou machine à fric Où l’on déroge à son éthique pour atteindre les premières loges Ma tête se forge en marge, regorge de rage pour ce milieu où l’intégrité fait naufrage. Être digne est une donne que l’on dédaigne Maintenant on assigne toutes les teignes à suivre les consignes. Mon coeur saigne quand j’entends ce qu’on signe On fait la part belle aux infâmes tandis que les vrais sont une partie infime. Sache que la rancune est la plus grande de mes lacunes Et que dans mon âme la haine est à la une. Toutes ces merdes produites sont un business licite une vision réduite de la musique qui m’irrite. Et cette vision n’est pas la mienne, ce biz non plus Je suis sortie du flou en évitant le superflu. Voilà pourquoi je m’isole, car seule Mon approche de la musique ne se résume qu’à ma sale gueule. Papillon le sait, Charles le sait Doum le sait, c’est pour cela qu’on s’associe ici. »

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2. IRIS - Crazy.

MC atypique par ses apparitions sporadiques, Iris est un électron libre délivrant quelques pépites au fil des ans sur divers projets sans grand calcul de carrière. Affilié au label LZO records, Iris développe une telle exigence dans son écriture que chacune de ses sorties participe à la construction d’une œuvre intemporelle, poétique et aérienne. Présent sur le maxi 3 titres produit par Para One en 2003 réunissant en plus d’Iris, Flynt, Le Sept et Lyricson, le morceau Crazy fait figure de pur joyau introspectif. « Pas besoin d’être vieux pour avoir peur du temps, mes gestes percutent l’instantané Je vis d’heures creuses et de moments forts en permutant. Seul au milieu du grand ballet Si tu savais ce que je peux gueuler dans mon palais d’ermite. Il faudrait que je crève cette bulle tant que mes artères palpitent Pour que j’atteigne un but mais qu’il s’intercale vite Car c’est la pendule qui m’abrite et qui arbitre Comme un messager comme un guide dans mes passages à vide. Début de siècle et pas dans mon assiette, ces mois où privé de salaire je n’ai pas l’air bien. Je répète en vain que la vie est courte et que ma course en a tout l’air Pour qu’enfin je m’applique à jouer des coudes à 25 piges et des poussières. Vertige au compte goute, il est temps de changer de méridien Quand la fausse route est ma banqueroute au quotidien. Si trop de choix décoiffent puis déçoivent Je me dois d’y croire pour l’espoir Quitte à boire la tasse pour étancher ma soif. Chez moi le dilemme est constant je sais Mais je ne fais pas panne sèche en haut de la pente et je dévale. La vie défile tranquille et déploie son éventail de mutations A la fin c’est bien beau l’attente mais je m’empale. On devient si vite un souvenir mat ou brillant Sur un mur et sous une punaise. Je crois aux traces, mais pas aux dires 89 Qui placent les loyaux dans le paradisiaque et les impurs à la fournaise. »


3. OXMO - A Ton Enterrement. Peut-être le seul artiste étiqueté rap français à avoir été adoubé par la critique musicale généraliste même si trop souvent considéré à tort comme l’exception à une règle fantasmée. Le morceau A ton enterrement est présent sur le 2ème album d’Oxmo « L’amour est mort » sorti en 2001, celui qu’il qualifie lui-même d’album maudit, cuisant échec commercial notamment en raison de sa complexité. Pourtant, cet opus est d’une densité rare, certes inégal mais pourvu de morceaux à l’imaginaire fertile et d’une profondeur sans limite comme ce titre dont l’interprétation peut être multiple.

« Et quand les gens ne meurent pas ils te trahissent. C’est la même, j’ai préféré t’enterrer que te tuer. Ce n’était pas la même peine, tu ne valais pas les ans au pénitencier. Ce manque de chance m’aurait fait manquer ta remplaçante Et inquiété par ma santé lorsque j’ai songé à me jeter La tête d’une falaise afin de sauter dans le coma pour t’omettre. Heureux le maître des substances neurochimiques, A ce qu’on dit le shit creuse des précipices de mémoire, J’aspire à ce qu’un soir tu te précipites dans l’un d’eux une fosse qui vaut la distance d’ici à l’Inde. Tu seras essoufflée de crier avant la fin du gouffre Et tes touffes au gris iront virer au pire J’irai vider chaque dune jusqu’au dernier grain Afin d’ensevelir ton cercueil. Des adieux tu voulais ? Et pourquoi pas une grosse fête ! Va plutôt là où tu sais juste après tes obsèques. »

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Dany Dan - Un Dingue en Moi. Avec les frères KODJO, ses acolytes des Sages Poètes de la Rue, Dany Dan fut un des tout premiers rappeurs en France à manier les métaphores et les comparaisons. Zoxea et lui inventèrent également une nouvelle forme de syntaxe basée sur le placement du complément d’objet direct avant le sujet et le verbe ou encore l’apposition désordonnée d’adjectifs et de noms sans verbe ainsi que de nombreuses autres variantes. Sur ce titre qui clôture le 2nd volet de la saga des Beat de Boul (« Dans la ville »), la construction du texte n’est pour une fois pas spécialement excentrique contrairement à l’activité cérébrale de Pop Dan toujours en pleine effervescence ! «Les scientifiques disent que la vie sur terre est le fruit d’un accident C’est faux disent les croyants, qu’ils soient d’Orient ou d’Occident D’autres, de l’un ou l’autre, veulent une preuve tangible avant de choisir entre l’égoïsme et l’évangile et les 100 000 religions. Des fois les sentiments au fond de moi se confondent quand je vagabonde, observe les gens Le soir on voit de tout et partout ces barges tout semblent vouloir exploser Sur les trottoirs des clochards sans dessous en train de crever. Je creuse profond dans mon coeur blessé, stressé. Je me dis qu’importe, c’est dur en Europe. Je pense à mes potes, sans job, toujours entre eux comme des snobs Jamais sobres, les yeux jaunes comme la flore en Octobre. Puis je gratte ma page sans jamais gâcher d’encre Plus barge qu’un flic cocaïnomane en manque. Tout n’est que vice et vertu et ça se comprend, Pop Dan, pacifique mais pas innocent ! J’ai mille et une filles qui sonnent à ma porte voulant que je descende souffrant des conséquences de ma présence de Janvier à Décembre. »

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5. Lino – Une saison blanche et sèche C’est dans l’ombre des poids lourds du Secteur Ä et du Ministère Amer que les deux frangins de Villiers-le-Bel, Lino et Calbo, font leurs armes. Après une première apparition très remarquée sur la compilation Hostile Hip Hop avec le titre macabre L’enfer remonte à la surface, le groupe Ärsenik épaulé par Djimi Finger se jette dans le grand bain en 1998 en délivrant le mémorable Quelques gouttes suffisent considéré comme étant l’un des plus grands albums de l’histoire du mouvement. Adepte des allitérations et assonances en tout genre, Lino au moyen de sa voix criarde martèle chacune de ses rimes avec violence et précision. Sur le morceau Une saison blanche et sèche, véritable déflagration sonore, la rage du MC déferle avec une intensité rare. « Je débarque où le porc règne en monarque, laisse des marques Embarque un maximum de haine pour les émules de Jeanne d’Arc. Marque le coup, assène, remarque et coups déplacés Souffle sur la flamme, lassé, par l’infâme, le passé Lino s’exclame, bien placé dans la mêlée, des flics trop zélés Des CrS qui défoncent des églises, la mise à mort emmêlée. Dans les discours je remets les pendules à l’heure, accours, m’en mêle et Frappe du poing pour les sourds, on va pendre haut et court tous ces fêlés. Je suis l’usuel suspect qu’on désigne, celui qu’on assigne ou qu’on saigne quand ils abusent de leurs insignes. À la mauvaise enseigne je suis logé comme une balle logée dans mon crâne, ma rage à son apogée. J’entends parler de hiérarchie dans les races et de rejet. Les traces d’une époque maudite refont surface et les projets pour une France plus propre affluent. Des taffs il y en a plus, on a pointé un doigt sur tout ce qui est mat et crépu. Je deviens nègre marron et tout mon talent je déploie car l’A.n.P.E signifie Aucun nègre Pour l’Emploi. Le poids des mots, le choc des images, mon disque cause des dommages, je pose même des hommages au pays du fromage. Je viens et je préviens, tous des chiens, j’ai plus de frein je rappe pour les miens. Fumez les tous et Dieu reconnaîtra les siens. »

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6. Mourad

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– A 20 000 lieux de la mer

Membre discret de La Rumeur et en retrait sur le dernier projet Tout brûle déjà en raison d’une vie de famille bien remplie et d’un travail à temps plein, c’est sur le volet 3 de la trilogie fondatrice du groupe en compagnie de Philippe (aka Le Bavar) que Mourad (aka Le Paria) se révèle en 1999. Partageant la même conscience politique que ses partenaires, Mourad se distingue néanmoins par son flow plus nonchalant mais tout aussi lancinant et un phrasé moins cru qu’Ekoué, Hamé ou Philippe. Ses rares apparitions apportent une sensibilité autre comme sur ce morceau inscrit sur le 1er album long format du groupe, l’excellent L’ombre sur la mesure, qui transpire le spleen et dépeint la fadeur des cités dortoirs en opposition aux doux paysages du sud de la Méditerranée.

« Loin des vérités toutes faites sur des tertres trop gros Des graines de fleurs jetées sur des hectares de pipeau De super massifs de chiendents mis en valeur un visage sombre d’une mégalopole miniature, une erreur une nécropole pour des crimes indécents Mais aussi pour des espoirs et des joies de fer-blanc. Le pire n’existe que si le meilleur recule Des antagonismes qui se confondent et s’articulent. Loin des polars noirs, des contes noirs qui tapissent les rêves une ville paisible qui suinte le mièvre un portrait éhonté, une caricature dans les gazettes du quartier Vivre bien qu’ils disent avec un sourire large et niais. Loin, trop loin de toutes mes fausses attentes Les terrains en friche ont bien changé, ont-ils adouci les pentes ? De quoi cacher des regrets simples De petits malheurs comme autant de bleus de travail sur un cintre. De la chaleur des terres arides au froid d’une cité une ville où le voisin t’épie à travers les volets Loin des embruns, de mes plages, de ma terre De ma ville blanche, loin, à 20 000 lieues de la mer. »

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7. Ill – Les bidons veulent le guidon Membre charismatique de l’écurie Time Bomb qui révolutionna l’underground français à partir de 1995 et binôme de Cassidy au sein des X-men (rebaptisé les X pour des raisons juridiques), Hill-G ou Ill est le premier rappeur en France à apporter une touche d’anglophonie dans ses textes. Cette caractéristique lui confère un flow unique qui, couplé à une écriture très technique, a longtemps laissé la concurrence dans l’ébahissement le plus total. Privilégiant presqu’exclusivement l’égotrip, les textes de Ill sont la preuve que la forme peut se suffire à elle-même et que l’absence de thématique ne constitue pas un frein rédhibitoire à la création d’un grand texte. Sur Les Bidons Veulent Le Guidon (basé sur un sample du morceau I Surrender Dear de Paul Gonsalves), freestyle paru en 1996 sur Générations FM réunissant les poids lourds du collectif, Gilles lâche un couplet dantesque, indéchiffrable à la 1ère écoute, abusant sciemment de références en tout genre à la culture américaine. « Les gos me bipent, ça agace les types, tous flippent Qu’une de leurs putes nous pipe, pub pour mon peep show. Ta pom-pom girl dans ma jeep au strip-tease Imagine le clip Ill Street pour toi bad trip tise mon flow. Sans mic je suis comme superman sans kryptonite, mieux que la gym tonic, Ma gym te nique puis comme Liptonic, Je rafraichis sur ce beat sonic comme ragga, Bionique comme Steve Austin, zulu comme Shaka. unique, qui peut me doubler comme Colt Seavers ? Les MC’s sont plus ringards que Dick rivers. Les blacks wacks, on les plaque comme des 49ers Les tape à coup de batte comme des Black Panthers. Hill-G, passager clandestin comme Wesley Snipes j’égorge l’équipage, le pilote et le copilote. Mon staff bosse, taffe, agrafe et fixe les gibiers Qu’on broie dans les mix enragés, lyrics engagés. Pour les rosco P. Coltrane sors le Colt P38 Court-circuite leur CB, course poursuite nargue les gorilles, laisse les vendus derrière leurs grilles, tue Même dans le désert X-men trouve l’arbre auquel tu seras pendu. Je rappe en duo, moi et le culot secoue ta pulpe Ce n’est pas de la fiction donc fiston protège ton uc’.»

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8. Kery James

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– L’amour

Artiste très précoce, Kery James autrefois appelé Daddy Kery ou Kery B se fait remarquer par MC Solaar lors d’un atelier d’écriture organisé à la MJC d’Orly. Auteur reconnu pour sa poésie réaliste, les textes du natif des Abymes et d’origine haïtienne sont très souvent empreints d’immense tristesse et souffrance ce qui lui vaut le surnom de Kery James le mélancolique. Révélé à l’automne 1998 avec le deuxième album de son groupe Idéal J, Le combat continue, Kery James livre principalement des messages sombres et pessimistes. Sur L’Amour produit par Chimiste où le couplet de Rohff aurait pu souffler la place de celui de son frère d’arme de la Mafia K1 Fry, Kery témoigne de son existence torturée, sa plume faisant figure ici de véritable exécutoire. « Le jour où je serai mort je veux qu’on se rappelle Que je n’ai jamais rêvé d’une vie telle que celle que je mène. La haine, je ne suis pas né avec et ça je le revendique Pour ses acolytes, Kery James le mélancolique. L’immense douleur dans mon coeur, ma soeur, je ne sais pourquoi Je crois que je suis victime d’une vie qui ne me satisfait pas. Que Dieu veille sur mes pas, car je reviens de loin une souffrance atroce, dont seul lui peut être le témoin, me tient. J’aspire à une vie meilleure, inspire, expire Autour de moi ne sens que la rancœur. J’ai aimé un ami, d’amitié et il m’a trahi J’ai aimé une femme, elle m’a menti, donc je l’ai bannie. Comprends ma douleur, moi j’aime la femme dans toute sa splendeur Je n’aime pas la voir en pleurs car je suis un noir dans toute sa grandeur. Sanction du destin, je suis atteint, endurci L’amour a sûrement mis mon dossier en sursis. Chacun pour soi, Dieu pour tous comme ça tu es fixé Les règles ont été fixées, malheureusement restent fixes. Beaucoup d’événements ébranlent nos convictions n’aie confiance en personne devient notre position. L’amour trop souvent flirte avec la haine Et quand, soudain, il cesse d’être, beaucoup décèdent.»

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9. FLYNT– Vieux avant l’âge Fervent opposant au rap fast-food, Flynt est un MC méticuleux dans l’écriture et aime passer des heures à construire et déconstruire des phrases. Considéré comme une des meilleures plumes francophones, il s’évertue dans ses textes à donner du sens, trouver l’image forte, le mot juste, faire passer des messages et transmettre des émotions. Après plusieurs apparitions sur mixtape (Quality streetz en 2000, Skunk Anthologie en 2001…), Julien Vuidard se fait particulièrement remarquer en 2002 sur la compilation Explicit Dix-Huit qu’il produit. Ce projet réunit pléthore d’artistes du 18ème arrondissement avec pour seul objectif de les voir exprimer leurs talents librement.C’est sur cette galette que l’on trouve le percutant Vieux avant l’âge, morceau qui traite des actes moralement douteux faisant vieillir prématurément avec la célèbre phase scratchée de Mobb Deep sur Shook Ones Part 2 : « I’m only nineteen but my mind is older ». « Mes couplets poussent dehors et je récolte, le décor m’inspire un stick pour que je décolle et je crache ce que je ne peux pas retenir. Des millions de vies et parmi elles combien de déceptions ? Si je réussis je rehausserais le niveau des exceptions. Mais bon malgré les lésions on représente fièrement Ce n’est pas le tiers-monde mais on reste underground entièrement. Toujours la tête haute pourtant dedans c’est le foutoir Tous instables on cherche le gent-ar comme Sta-Bu. Les frères coupables c’est fréquent, tous plus précoces qu’avant Bavant devant l’oseille et des types payent braqués à plat ventre. Le métier rentre tôt et l’expérience vite quand on n’a pas de francs Juste des rêves trop grands dans une vie trop petite. En vrai, il y a peu de titres et beaucoup de prétendants On tente de devenir quelqu’un en restant vrai tu entends ? Je bosse pour faire péter le poste, il faut que le son monte L’impression d’avoir 30 ans de plus quand je parle de mon monde. On vit sur un ring, naissance, le 1er round sonne Et depuis que je consomme je veux des grosses sommes. Ici tu ne fais pas le poids sauf si tu palpes, comme on n’a rien sans thune Les plus jeunes grandissent vite et le crime s’accentue. Mais je gratte toujours des textes, des sticks Et des unités dans mon D.I.X. H.u.I.T. C’est rare que je voyage et pourtant je vois large Et je largue ça pour tous les jeunes déjà vieux avant l’âge ».

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Coach – Freestyle 2 sur Phonographe Parfait inconnu pour certains, légende urbaine pour d’autres, Coach composait avec son partenaire Diksa le groupe TPS (Trop d’phases à la Seconde) qui œuvrait à la fin des années 90 dans le sillage du posse ATK et de la Section Est (Les Repentis, Le Barillet…). Avec une dizaine d’apparitions en carrière sur des projets exclusivement souterrains, chacune des apparitions du groupe a fait pâlir les puristes du mouvement tant la brutalité textuelle et la technicité verbale n’ont jamais été aussi bien combinées. Formant un court moment le collectif Prestige en compagnie d’Ul Team Atom et du crew heptagonal (ATK), c’est sur la mixtape Phonographe, sortie en 1999 sous l’impulsion d’Antilop SA, que le binôme apparait à son apogée. Sur le morceau qui suit, freestyle de 6min30 clôturant la tape, Coach enflamme littéralement l’instrumental avec un contrôle ahurissant, loin des thématiques à l’eau de rose mais en prise directe avec les enjeux sociaux de son quotidien. « Je vois autour de moi tous ces gars qui se détournent Et croient avoir le choix dans cet avenir étroit Broie tant que ta vie t’étreint. Dur de porter ce poids Il faut que mon seul patron soit moi Facile de perdre espoir dans ce sale pétrin il ne faut pas se per-trom. Il faut que mes problèmes s’éloignent, que mon compte épargne en témoigne Que la merde et moi on ne se croise pas un peu comme deux montagnes. Je rêve de disque d’or puisque fort si mon disque sort Souvent le triste sort fait qu’on se demande à quoi le Christ sert. Trop peu de kisdés morts on les baise d’abord quand la crise démarre Le pire reste encore à venir, trop tard pour ceux qui en ont marre. Idées noires en plein essor, dur de les retenir Vénère, je ne fais même plus d’effort pour les anéantir. Traverser les années entières à se prendre la gueule, se mettre des coups de Laguiole Les jeunes en sont fiers et sous bière chaque keuf mérite sa pierre. Mon but premier chercher l’argent en plus si je dois faire chier l’agent J’encule les gens décourageants qui jugent mon langage outrageant. Je m’engage à me dégager du manque de maille et avant d’être rat J’ai une seule manière de le faire, pas moyen de partager c’est clair. La gloire fait partie de mes projets, pour me protéger le tard-pé J’ai chargé, je perds mon temps mais pas de regret je ne connais pas le progrès ».

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