l’Apprenti Japonais
Frédéric Boilet
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LES IMPRESSIONS NOUVELLES PARIS - BRUXELLES 3
Frédéric Boilet
À Dominique Noguez, ces quelques notes et croquis forcément modestes, mais qu’il a été le premier à lire, puis à m’encourager à publier... C’était il y a douze ans.
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l’Apprenti Japonais 1993 - 1994
Notes, lettres, articles, croquis et photos
Cyborg : Quatre ans après Love Hotel, tu réalises Tôkyô est mon jardin. Le style est plus clair, moins dense, que dans Love Hotel, moins oppressant... Frédéric Boilet : Benoît et moi avons voulu que Tôkyô est mon jardin prenne sur certains points le contre-pied de Love Hotel, afin que l'un soit le complément de l'autre, plutôt que sa suite. Le noir et blanc de Love Hotel était très contrasté, et la prédominance de noir en rendait l'accès un peu difficile : nous avons effectivement voulu que le dessin de Tôkyô est mon jardin soit plus clair et lisible... Mais si mon dessin a gagné en clarté avec cet ouvrage, c'est peut-être surtout que, tout simplement, ma vie a changé : l'album s'inspire de mon séjour d'une année à Tôkyô en 1993, qui fut particulièrement heureux... J'y ai rencontré le futur modèle du personnage de Kimié, elle ne m'a pas quitté depuis... Extrait d’un entretien-feuilleton réalisé par courriel entre Tôkyô et Paris de septembre 1997 à janvier 1999, propos recueillis par François Boudet, pour le site Cyborg
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(…) Cette fois, Benoît, j’y suis ! Chez moi, à Tôkyô ! Avec l’aide de Pierre-Alain, puis de Hiru et Fukushi, j’ai pu trouver un appartement, une pièce à 92.000 yens par mois (5.000 francs !!! Il paraît que c’est bon marché !) dans le quartier de Sendagi proche de Nezu. C’est bien le “shitamachi’’, le quartier populaire, par opposition au “yamanoté”, quartiers plus chics. Autour de moi, l’ambiance shitamachi, ruelles étroites, petites boutiques, commerçants aimables… (…) À propos, Hiru est décidément surprenante : photos annuelles à l’appui, elle est l’interprète d’Alain Delon quand celui-ci joue les étapes touristiques pour Japonais à Paris. Certaines agences de voyages ont bel et bien inscrit cette rencontre à leur catalogue ! (…) Extrait de lettre à Benoît, lundi 25 mars 1993
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Merci pour ton appel, Hiru, il a été mon premier coup de fil ! Hier soir vers minuit, je me suis aperçu que la NTT avait branché ma ligne, j’ai bondi sur le mode d’emploi en japonais de mon téléphone-répondeur-télécopieur entièrement automatique, il m’a tout de même fallu quatre bonnes heures pour le déchiffrer ! Il semble pourtant que j’aie fini par comprendre l’essentiel : tiens, je t’envoie ce fax en appuyant sur un seul bouton, celui de ton tél et fax programmés ! (...) Extrait de fax à Hiru, mardi 30 mars 1993
18H20. Je retrouve enfin Neko chan, avec 20 minutes de retard (gare de Shinjuku, sortie sud impossible à trouver, vrai labyrinthe !). Neko m’emmène au Poo, petit bar encore vide à cette heure. Un couple viendra s’installer un peu plus tard à la table voisine pour lire des manga. Neko est venue seule. Elle est attentive, souriante, on discute jusqu’à 23h00, avec par moments quelques difficultés de compréhension (beaucoup de mots que je ne comprends pas)… Elle me montre son book (elle revient d’une audition). Photos superbes, et une série en kimono. À noter : comme à la soirée chez Hiru, Neko a toujours ses lunettes rondes fixées au-dessus du front.
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Elle demande si je suis marié, puis pourquoi je ne le suis pas (question récurrente au Japon). Je me rends compte que je suis sinistre et qu’elle s’ennuie. J’ai la peau rouge, allergie au savon, ou alors j’ai trop frotté. Neko est persuadée que c’est l’excès d’alcool. On se sépare à Shinjuku sur le quai de la JR Line, façon française : je lui fais la bise. Les pubs télé où joue Neko chan : Boissons Chiyobita Drink Suzuki Art Le parc Tôbu Dôbutsu Kôen Sèche-cheveux National Air Éditions Bunkasha. Notes sur agenda, samedi 3 avril 1993
Cher Benoît, Pour l’heure tokyoïte, tu ajoutes 7 heures à l’heure française – il faudra en ajouter huit en hiver –, si tu m’envoies un fax matinal, je le reçois en fin d’après-midi. Ne te moque pas s’il te plaît : ce n’est pas moi qui suis particulièrement frénétique, ce sont les Japonaises et le Japon qui rendent les relations plutôt électriques. Ainsi, il ne se passe pas une journée sans que l’on me demande – l’épicier du coin, les rencontres de bar, les amis, récemment Neko chan ! – si je suis marié, ou sans qu’on y fasse allusion
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et qu’on propose de me présenter quelqu’un ! (…) Extrait de fax à Benoît, mardi 6 avril 1993
Ce matin, suis allé chercher la plaque en plastique avec mon nom gravé pour la porte d’entrée. Évidemment, le gars a fait une faute d’orthographe sur mon prénom en caractères romains : FREDRIC BOILET Me passant la plaque : - Vous voyez, c’est bien la même chose. - Non, non, là, il manque un E. - Ah oui, c’est vrai. Un E est tombé. Reprenant la plaque, et en profitant pour m’initier à l’écriture des kanji : – Un-E-est-tom-bé ! (sur un papier, il dessine le kanji de “tomber”) – Il-man-que-un-E ! (il dessine le kanji de “manquer”) Pour refaire la plaque, ça prendra dix jours ! Notes sur agenda, mardi 6 avril 1993
Livraison des rideaux entre 9h00 et 14h00. Aujourd’hui, j’ai téléphoné à l’électricité de Tôkyô pour me plaindre qu’on ne m’avait pas livré mes rideaux. Il m’a fallu 10 bonnes minutes, et toute la patience de la fille au standard, pour comprendre que je n’avais pas fait le bon numéro.
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Syndrome de la nouille (relative) : J’envoie un fax à Neko chan, en japonais, que je crois rigolo. Sa réponse est laconique et semble agacée. En fait, je n’ai pas les moyens de juger l’état de notre relation, ni de réagir en conséquence. Mon japonais et ma compréhension des codes japonais sont encore trop faibles. Vers 3h00 du matin, au moment où j’utilise la télécommande pour éteindre la télé, le frigo se met bruyamment en marche. J’en conclus que l’ensemble télé-frigo a été doté d’une intelligence artificielle rien que pour m’emmerder. Notes sur agenda, lundi 10 avril 1993
Vu Neko à la télé. Elle joue le rôle d’une geisha qui se fait peloter !!! Notes sur agenda, samedi 12 avril 1993
À noter : marché aux poissons de Tsukiji. Lieu vraiment étonnant, immense, plein de monde, beaucoup de petits boulots pour les intellos venus du théâtre. Bonne idée de boulot pour David Martin (se lever tôt, sentir le poisson). Notes sur agenda, mardi 13 avril 1993
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Je reste souvent perplexe devant la façon qu’ont les Japonais de se quitter. Ainsi Neko, lors de la première soirée chez Hiru, qui part pratiquement sans me regarder, alors qu’elle a passé la soirée à me peloter le genou et l’intérieur de la cuisse. On sait où ça commence pas, on sait jamais où ça se termine. Notes sur agenda, vendredi 16 avril 1993
Photographe du dimanche Un mois jour pour jour après mon arrivée à Tôkyô, j'achète mon premier appareil photo. Au sortir du magasin – une des nombreuses boutiques discount de Shinjuku – je fais quelques essais, les tout premiers, avec la pellicule que le vendeur a insérée pour moi dans le boîtier. Je colle mon œil au viseur, un senseur réagit, ma merveille de technique nippone ronronne : à lui seul, l’appareil vient de sélectionner non seulement la vitesse et l’ouverture, mais aussi le cadrage ! Je débrancherai tout ça une autre fois, quand j’aurai décodé la notice en japonais. En attendant, c’est tous automatismes en éveil que je m’approche de ma première Japonaise. Elle est en bleu et rose, elle regarde l’écran vidéo géant du grand magasin Alta.
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Tôkyô, quartier de Shinjuku, dimanche 18 avril 1993
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L’objectif est un 28-80, il ne me permet pas de rester à distance, et quand le flash – que je n’avais pas prévu – crépite, je suis aussitôt repéré. La jeune fille se tourne vers moi, elle me sourit. J’appuie une seconde fois sur le déclencheur. Ma première Japonaise plonge ensuite dans la rédaction de quelques notes dans un carnet. Je prends deux ou trois nouvelles images, m’assieds à ses côtés et jette un œil par dessus son épaule. Je n’identifie pas les signes de son écriture, ce n’est pas du japonais, ce n’est pas non plus du chinois. Renseignements pris, c’est du coréen. Ma première Japonaise est Coréenne. Du Sud. Je lui laisse quand même mon adresse. Pierre-Alain a un plan avec deux petites. Séjour à la presqu’île d’Izu. On partage. Notes sur agenda, vendredi 23 avril 1993
Les Japonaises ont un secret, c’est leur nuque. On ne dira jamais assez de bien des nuques. Notes sur agenda, samedi 24 avril 1993
Au resto japonais chic de Ginza, la serveuse habillée en geisha demande si l’on veut café ou thé avec le dessert. Tout le monde choisit café.
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Arrivent les desserts avec du thé. - On n’avait pas demandé un café ? - Si ! Si ! Après le thé ! 15h30 à 16h30 : Suis retourné sur les lieux où j’ai photographié la jolie Coréenne. Ai attendu une heure, au cas où. Pas vue. Notes sur agenda, dimanche 25 avril 1993
19h30. Soirée d’adieu au collègue d’Ono (TBS). Restaurant coréen à karaoké. Je ne peux me défiler et dois chanter quelque chose. Je choisis My Way et chante n’importe quoi en français : « Je me lève, je mange des p’tits pois, et du céleri, comme d’habituuuuuudeuuuu… » Notes sur agenda, lundi 26 avril 1993
Début Golden Week. Neko chan = Le chat Satoko = Le hérisson 18h15. RV au Bunkamura Shibuya, R.D.C. devant Bunkamura Shop,
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avec Fukushi et une amie à lui qu’il veut me présenter, pour aller au concert de Kyôko Endô. J’arrive au RV pas rasé et pas spécialement bien habillé, car venu directement de Kôdansha, où l’autoportrait que je devais dessiner a pris plus de temps que prévu. Une jolie Japonaise branchée est là, qui semble aussi attendre. Elle est vraiment mignonne, et je me dis que forcément ce ne peut pas être elle, la copine de Fukushi. Je l’oublie aussitôt. Quelques minutes plus tard, elle s’approche de moi, m’aborde par mon prénom, me dit bonjour en français. Satoko est coiffée comme un hérisson. La soirée concert – bar minuscule – autre bar est très agréable. À noter : à un moment dans la soirée, Satoko me dit qu’avec mes lunettes, j’ai l’air “shinkeishitsu” (maniaque ? coincé ?). Elle me conseille de porter des lentilles. Comme Satoko est pompette, je la raccompagne jusqu’à chez elle, à Nakano dans la proche banlieue. Elle étend un second futon et je dors sur place, car plus de métro. Quand j’ôte mes lunettes, Satoko trouve que je ressemble à Jean Marais !!! Véritable appartement à la japonaise. Tatami. Odeur de paille. Satoko m’offre un verre, s’éclipse aux toilettes et revient
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dans un pyjama très large. On discute un peu, puis elle s’endort. Vers 5h30, je suis réveillé par la lumière et le bruit des trains. Satoko a un sommeil agité, mais dort encore. À un moment, je peux observer sa taille, le bas de son dos est découvert. Ses pieds aussi. Finalement, une des images les plus fortes depuis mon arrivée. Je regrette de ne pas avoir mon caméscope. Satoko se réveille. On prend un Nescafé, elle me montre deux ou trois choses dans des revues au sujet de Shûji Terayama, puis on prend RV pour mardi, pour aller voir une performance d’art vidéo à Kamiyachô. À noter : Satoko a 29 ans, mais on lui en donnerait à peine 20 ! Elle s’habille comme une ado, et dessine (illustrations, peinture) comme une gamine de 15. 8h00 du matin. L’Australienne qui me voit sur le quai de la ligne Yamanoté m’aborde en me lançant un « Good morning ! » avenant et pour me dire que mes lunettes sont extra !!! Ma réponse, « Merci ! » en français, la désespère. Je commence à lui parler en japonais, ça l’achève. (Elle part au boulot, je vais dormir.) Notes sur agenda, jeudi 29 et vendredi 30 avril 1993
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Soirée chez Keiko. Je rencontre Kaoru, collègue de Keiko. À un moment dans la soirée, Kaoru pose sa main sur mon épaule pendant 3 ou 4 mn. À un autre moment, elle s’intéresse à mes lunettes (!!!) et à ma bague. Un peu avant minuit, la plupart des convives (20 personnes ?) partent pour attraper le dernier métro. Kaoru dort sur place, je décide de rester aussi, ainsi que 3 ou 4 invités + les hôtes. Sans trop forcer, je me retrouve seul avec Kaoru dans la pièce voisine. On fait l’amour. On est interrompus toutes les 5 mn par quelqu’un qui a quelque chose à prendre dans la pièce. Mais ça ne semble pas perturber Kaoru. Finalement, tout le monde finit par s’endormir, nous faisons l’amour une 2e fois, alors que dorment à quelques centimètres Deborah et Keiko (à noter : je suis dans la pièce avec les filles, les garçons sont à côté !). Nous quittons l’appartement vers 11h00 du matin. Les autres dorment encore. Prenons ensemble un café à Shibuya. Je la quitte au départ de son bus. Kaoru promet de m’appeler. Je n’ai plus que 8.000 yens en poche, et les distributeurs automatiques de la Fuji Bank sont fermés jusqu’au 5 (fin de la Golden Week) ! Notes sur agenda, dimanche 2 mai 1993
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Je retrouve Kaoru à 19h30 sur le quai du métro. Dînons dans un restaurant appelé ”Wine bar”, assez cher, qui propose escargots et quiche lorraine. Découvre les vertus japonaises de la crêpe Suzette : (traduction du menu) Sweet for Sweets. Nous les préparons devant vous, chers clients, et quand la flamme s’élève de façon parfaite, veuillez applaudir : Clap ! Clap ! On dit que l’amour et le désir naissent lorsque l’on mange à deux les kuréépu shuzetto, symbole de romantisme, préparées à base de jus et de liqueur d’orange, de beurre frais et de sucre. Kuréépu shuzetto, pour deux personnes, 1.200 yens (60 francs !). D’après Kaoru, on dit au Japon que le premier amour est un souvenir doux-amer, et que le premier baiser a un goût de citron. Notes sur agenda, dimanche 9 mai 1993
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