Nous nous dirons donc vous

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Collection LES IMPRESSIONS NOUVELLES-THÉÂTRE dirigée par Christian Rullier Cette collection est éditée avec le soutien de la SACD.

Ouvrage publié avec le concours de « Beaumarchais »

Cet ouvrage bénéficie du partenariat de AÉDD-Théâtre (Association d’Écrivains pour la Diffusion et la Distribution du Livre de Théâtre)

La représentation des pièces de théâtre est soumise à l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit. Avant le début des répétitions, une demande d’autorisation devra être déposée auprès de la SACD.

Couverture : Portrait de Marcelle Sauvageot, date et auteur inconnus Remerciements à Monsieur Louis Mouton Portait de l’auteur : © Étienne Trouvers Graphisme : Millefeuille

© Les Impressions Nouvelles - 2006. www.lesimpressionsnouvelles.com


André Sarcq

NOUS NOUS DIRONS DONC VOUS

LES IMPRESSIONS NOUVELLES PARIS - BRUXELLES


André Sarcq

DU MÊME AUTEUR

La guenille, lettre et poème Éditions Actes Sud

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Nous nous dirons donc vous

Ă Paul Tabet, Veilleur inlassable

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AndrĂŠ Sarcq

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Nous nous dirons donc vous

Voici le temps de tension entre le mourir et le naître Le lieu de solitude où trois rêves se croisent Entre les rochers bleus Mais quand les voix tombées de l’if secoué s’éloignent Que l’autre if soit secoué et qu’il réponde.

T. S. Eliot Mercredi des cendres, 1930 Traduction de Pierre Leyris

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Nous nousPréface dirons donc vous

Deux personnages : une femme et un homme, assis sur un banc ; tous deux ont trente-quatre ans.

Le livre Laissez-moi, de Marcelle Sauvageot, a été publié aux éditions Phébus en février 2004.

Les phrases sans ponctuation finale indiquent une interruption du propos du personnage, de son fait ou par le locuteur suivant.

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Nous nous dirons donc vous

LUI. – Non, je n’aime pas ce livre. ELLE. – Pourquoi le lire ? LUI . – Je l’ai acheté parce que la couverture me touche ; c’est idiot. ELLE. – Montrez. Cette photo en noir et blanc. Un couple en maillot de bains, assis – sur un plongeoir ? – qui nous tourne le dos et regarde l’horizon. Les années vingt, ou trente. LUI. – Ce que j’aime surtout, dans ce cliché, c’est la ligne d’horizon ; elle sépare le ciel et la mer juste à la hauteur de leur poitrine. ELLE. – Et ? LUI. – Cette séparation les lie. Je trouve ça beau. ELLE. – Mais pas le texte. LUI. – Le texte aussi est beau, bien sûr. ELLE. – Vous disiez que vous ne l’aimez pas. LUI. – Je ne l’aime pas. Il est très beau, mais… Il fait mal. ELLE, amusée. – Vraiment ? LUI. – Trop vrai, ou peut-être simplement trop juste. ELLE. – Trop juste pour qui ?

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LUI. – Pour ceux à qui il fait mal. ELLE. – Pardon. Un temps. LUI. – Je peux vous demander l’heure ? ELLE. – Non. Je ne porte pas de montre, je n’en ai pas l’usage. LUI. – Pas l’usage ? ELLE. – Ni l’usage ni la nécessité. LUI. – Vous êtes une heureuse personne ! Elle ne répond pas. J’ai tout laissé chez moi, délibérément. Le portable, le baladeur, le mobile, je voulais être tranquille. Mais j’ai aussi laissé ma montre. Oubliée, quant à elle. Je n’aime pas vivre sans heure. ELLE. – C’est un état auquel on se fait très rapidement. LUI. – Si vous avez la formule, je suis preneur. Elle ne répond pas. Quel calme, ce parc. Ce n’était pas le cas, quand j’y suis entré. C’est curieux, on dirait qu’il s’est vidé d’un coup. On est pourtant en début d’après-midi. ELLE. – En été. LUI. – Oui ! En été ! On croirait que nous sommes seuls.

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ELLE. – En effet. Cela vous inquiète ? LUI. – Non. Je ne suis pas d’un naturel anxieux. Je n’ai pas peur de la solitude, du silence, ni du noir pour tout vous dire – ni même des femmes. ELLE. – Je ne prétendais pas vous effrayer. LUI. – Vous n’en avez pas les moyens. Il lui montre comiquement son biceps ; ils se sourient. Un temps. ELLE. – Évidemment tu ne comprends pas. LUI. – Pardon ? ELLE. – Rien. Je repartais dans un vieux souvenir, excusezmoi. Un temps. LUI. – Vous aussi ? ELLE. – Oui ? LUI. – Rien. Rien non plus. ELLE. – Curieux titre, ce livre. “Laissez-moi”, et ce mot entre parenthèses, juste en dessous : “Commentaire”. Pourquoi “Commentaire” ? LUI. – Il s’agit d’un genre littéraire tombé dans l’oubli depuis les classiques ; il mêle la confession intime et l’analyse lucide – aussi détachée que possible – de soi. 13


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ELLE. – Votre science est impressionnante. LUI. – J’ai lu la préface. ELLE. – Et que commente donc l’auteur de ce Commentaire ? L’auteu-re ? LUI. – Oui, c’est une femme. Marcelle Sauvageot, vous connaissez ? ELLE. – Je n’en suis pas certaine. C’est elle qui nous tourne le dos, sur la couverture ? LUI. – Non, c’est une œuvre d’artiste : Hoyningen-Huene. Je ne sais pas à quoi elle ressemblait. Ils auraient pu mettre son portrait en quatrième de couverture. ELLE. – Est-elle connue ? LUI. – Ce serait surprenant, elle n’a écrit qu’un seul texte, celui-ci. Elle est morte en trente-quatre. ELLE. – Et on ne la publie qu’aujourd’hui ? LUI. – On la republie. Ce texte a déjà connu quatre éditions, assez confidentielles. C’est une sorte de lettre, qu’elle n’a jamais envoyée, à l’homme qui l’a abandonnée. Il l’aimait mais elle était malade – la tuberculose. Un jour, au sanatorium, elle a reçu un courrier où il lui annonçait son mariage, et dans la foulée lui proposait de rester amis, comme ça, de but en blanc. Ces pages sont sa réponse à ce… à cette saloperie que lui infligeait la vie.

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ELLE. – La vie. Il l’aimait ? LUI. – Bien sûr qu’il l’aimait ! ELLE. – C’est ce que cette… Sauvageot dit, dans son livre ? LUI. – C’est clair. ELLE. – Attendez peut-être d’avoir lu jusqu’au bout. LUI. – C’est une relecture. ELLE. – Et vous n’aimez pas ce texte. Un temps. Vous y croyez ? LUI. – À quoi ? ELLE. – Qu’on puisse abandonner quelqu’un qu’on aime ? LUI, vivement. – Évidemment ! Se ressaisissant : Pardonnez-moi. ELLE. – C’est moi. Je n’aurais pas dû m’autoriser cette question. LUI. – Mais non. Rien de grave. J’ai été stupide. ELLE. – Vous souhaitez peut-être que je vous laisse ? LUI. – Du tout ! Ce n’est rien. Je vous assure, ce n’est rien. Souriant : Ne me laissez pas. 15


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Décidément, je n’en reviens pas de ce calme. Plus une voix. Et les moteurs ! Ils n’ont tout de même pas arrêté la circulation. ELLE. – Les problèmes de nuisances sonores semblent vous préoccuper beaucoup. LUI. – Qui parle de “nuisances sonores” ? Moi, j’adore la ville, tous les bruits de la ville. La rumeur urbaine. C’est ouaté et en même temps ça crépite de vie, un crépitement bas mais intense, qui ne s’arrête jamais, même au cœur de la nuit ; du moins dans certains quartiers. Tous ces flux sonores – et visuels – qui se croisent, se superposent, se heurtent, s’épousent, se séparent, se retrouvent à nouveau ; et moi plongé là-dedans, ballotté par eux, en eux, un carrefour vagabond sur pieds ou sur billes (mes rollers) qui les pousse à l’échange, les oblige à se toucher à l’intersection de mes yeux ou de mes oreilles, pas d’évitement possible… Le contact, oui, la vie c’est ça… Vivre c’est toucher, les lumières et les sons aussi, tout ça en mouvement perpétuel, dans la grande dynamique urbaine, la magnifique, la jouissive dynamique de la-vie-la-ville ! Nuisances, avez-vous dit ? Nuisances ? ! Grands dieux ! Et puis, Mademoiselle… – Madame ? ELLE. – Mademoiselle. LUI. – Mademoiselle, les voix ne sont pas du bruit. ELLE. – Vous marquez un point. LUI. – C’est un match ? Elle sourit. 16


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ELLE. – Vous êtes urbaniste ? LUI. – Hélas non. Rien que citadin. ELLE. – J’aurais cru. LUI. – Navré. Je ne suis qu’un honnête rouage du yaourt européen. ELLE. – Pardon ? LUI. – Sans intérêt. Mais quel silence, c’est incroyable. ELLE, désignant le livre. – Marcelle, un prénom un peu ringard, vous ne trouvez pas ? LUI. – De l’époque. ELLE. – Tout de même. LUI. – Ce n’est pas plus laid qu’autre chose. ELLE. – Honnêtement ? Vous aimeriez avoir une petite amie qui se prénomme Marcelle ? LUI. – Il ne faut pas exagérer. Au fait (il lui tend la main), Vincent. ELLE. – Enchantée. Marcelle. Ils se serrent la main dans un bref éclat de rire. LUI. – Quinze à ! Silence. 17


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ELLE. – Je peux reposer ma question ? LUI. – Laquelle ? ELLE. – Celle qui a failli vous faire jaillir de vos gonds. LUI. – Ah. ELLE. – C’est sans danger ? LUI. – Sans danger. Mais pourquoi cette question, elle vous concerne ? ELLE. – J’ai eu ma vie. LUI. – Oui. Oui je crois qu’on peut abandonner quelqu’un qu’on aime. Je crois qu’il y a mille raisons, parfaitement recevables, d’abandonner quelqu’un qu’on aime. On n’a pas toujours le choix. Il faut s’y plier, et faire avec. ELLE. – Faire quoi ? LUI. – Vivre. En essayant de ne pas trop se défaire. ELLE. – Joli. LUI. – Moche. Vrai. Silence. ELLE. – D’où êtes-vous ? LUI. – De Normandie, près de Caen. Une jolie petite ville, vaguement aromatisée à l’ennui, gentiment insipide. Mais je vis en Allemagne, à Munich, pour mon travail. 18


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Pour me faire plus précis : je suis responsable européen des achats d’une multinationale de produits laitiers : yaourts, crèmes, laits, barres, le tout enrobé des parfums les plus divers… vous voyez. ELLE. – Compliments. Ce n’est pas trop dur de vivre à l’étranger ? LUI. – L’Allemagne n’est pas si loin. J’ai fait un choix. ELLE. – Une expatriation sans regrets. LUI. – J’ai fait un choix. Et vous, votre origine ? ELLE. – Charleville. LUI. – Où est-ce ? ELLE. – Dans les Ardennes. Charleville, vous savez, la patrie de Rimbaud. LUI. – J’ignorais. ELLE. – Vous n’aimez pas les poètes ? LUI, après une hésitation. – Non. Enfin je m’en fous. Je ne les connais pas. Votre boulot ? ELLE. – J’ai enseigné les lettres – et les poètes – aux collégiens. À Charleville, bien sûr. Je suis actuellement en disponibilité. LUI. – Une année sabbatique ?

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ELLE. – Quelque chose comme ça. LUI. – Vous avez de la chance. ELLE. – C’est la deuxième fois que vous le dites. Silence. LUI. – Ah, enfin. ELLE. – Pardon ? LUI. – Vous n’avez pas entendu ? Enfin un bruit : quelqu’un a toussé. ELLE. – Vraiment ? LUI. – Bien sûr, on a toussé. Ça va peut-être recommencer. Écoutez, ne bougez pas. On n’entend aucun bruit. ELLE. – C’est la même chose qu’en rêve, il ne faut pas bouger. LUI. – J’ai l’impression d’avoir déjà entendu cette phrase. De quel rêve parlez-vous ? ELLE. – Du vôtre. Vous avez rêvé cette toux. LUI. – Comment ça ? ELLE. – Bien sûr. Puisque je n’ai rien entendu. Un temps. 20


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