Extrait du livre
La Barbière
Caroline Lamarche Charlotte Mollet
LA BARBIÈRE
Caroline Lamarche Charlotte Mollet
Cet ouvrage a été publié par Les Impressions Nouvelles Pour plus d’informations : www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
« TRAVERSES » Littératures d’aujourd’hui Récits, romans ou nouvelles‚ les livres de la collection « Traverses » poursuivent résolument l’exploration des chemins les moins balisés. Les Impressions Nouvelles parient ainsi sur un renouveau qui est à la base de leur projet éditorial. Mais ce renouveau est moins une question d’innovation à tout prix que de qualité littéraire, et celle-ci est à réinventer sans cesse.
Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique.
Graphisme : Drôles de Trames
© Les Impressions Nouvelles, 2007 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com
1 a ville est proche de la zone des combats. Pourtant on y vit tranquille. Sur les berges du fleuve, par beau temps, on se couche. D’immenses peupliers font de l’ombre, ils bruissent sur le fond sonore d’une circulation permanente, voitures, camions. L’eau, on ne l’entend plus. Des kayaks remontent ou descendent son cours, quelques barges de pêcheurs et les yachts des notables. Les péniches ont disparu. En amont, les usines meurent, les faubourgs se dépeuplent. Il y a les coiffeurs de là-bas, salons miteux, prix cassés, et les coiffeurs du centre, cossus, de belles photos en vitrine. Les modèles, sur ces photos, ont les mèches dans les yeux et le regard farouche. Les jeunes gens copient ce regard. Les filles surtout, petites panthères à l’accent régional, trois tours de cuir au poignet, un tatouage au creux des reins. La Barbière a choisi le quartier des usines, un ancien bar à putes. On vient chez elle depuis le centre-ville, on déserte, pour son fauteuil de cuir
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La Barbière
taché, les salons chics, leurs miroirs sans fêlures. À pied ou en voiture, on passe, lentement, devant sa vitrine sans rideau. Pas un homme qui ne rêve de s’allonger sur son siège incliné. C’est une femme magnétique, sans apprêt, aux poignets larges. Cheveux courts ou longs, cela dépend des regards. Les yeux sont obliques, les pommettes hautes, les joues rougies par un froid imaginaire. Le froid ne l’atteint pas, ni la chaleur, ni l’insomnie. Elle sourit, le plus souvent, un sourire joyeux et réservé à la fois. Son entrejambe est toujours humide, fourré de poils roux. Certains disent : roux, noirs et blancs, comme le pelage d’une variété de chat que l’on dit stérile. Ou comme les cheveux des hommes, la couleur de leur poil. Elle a de jolis couteaux de toutes sortes, des rasoirs, des lames, des ciseaux. Le tout merveilleusement affûté. Debout, on encercle en silence le fauteuil où est allongé le client. On observe, les genoux tremblants. Elle passe, comme une caresse, la lame près de l’œil. L’homme clôt les paupières, il s’abandonne. Le couteau peut alors faire son ouvrage. L’œil roule. Il émerge de sa cavité sous la pression du couteau, pression douce, circulaire, qui détache soigneusement la moindre adhérence. L’œil s’éjecte et rebondit sur le sol. 10
La Barbière
taché, les salons chics, leurs miroirs sans fêlures. À pied ou en voiture, on passe, lentement, devant sa vitrine sans rideau. Pas un homme qui ne rêve de s’allonger sur son siège incliné. C’est une femme magnétique, sans apprêt, aux poignets larges. Cheveux courts ou longs, cela dépend des regards. Les yeux sont obliques, les pommettes hautes, les joues rougies par un froid imaginaire. Le froid ne l’atteint pas, ni la chaleur, ni l’insomnie. Elle sourit, le plus souvent, un sourire joyeux et réservé à la fois. Son entrejambe est toujours humide, fourré de poils roux. Certains disent : roux, noirs et blancs, comme le pelage d’une variété de chat que l’on dit stérile. Ou comme les cheveux des hommes, la couleur de leur poil. Elle a de jolis couteaux de toutes sortes, des rasoirs, des lames, des ciseaux. Le tout merveilleusement affûté. Debout, on encercle en silence le fauteuil où est allongé le client. On observe, les genoux tremblants. Elle passe, comme une caresse, la lame près de l’œil. L’homme clôt les paupières, il s’abandonne. Le couteau peut alors faire son ouvrage. L’œil roule. Il émerge de sa cavité sous la pression du couteau, pression douce, circulaire, qui détache soigneusement la moindre adhérence. L’œil s’éjecte et rebondit sur le sol. 10
La Barbière
Des hommes sont ainsi énucléés tous les jours. Une femme dans cette foule. Moi. Mira. Plus petite que la Barbière, moins joyeuse. Rêvant de son fauteuil incliné. Mon visage, entre ses mains, se détendrait, mes paupières se fermeraient enfin. Car la nuit, je ne dors pas : mes pommettes sont des barres de fer, mon front un couvercle de métal. Le visage tourné vers le haut, j’épuise mon insomnie en questions. Où est mon frère ? La guerre, là-bas, finira-t-elle ? Suis-je à l’abri chez la Barbière ? Il m’arrive d’imaginer ceci : elle m’appelle, me renverse sur son fauteuil, la tête près du sol, les jambes ouvertes sur le dossier de cuir. Ma vulve, paupière verticale, protége un petit œil aveugle et tendre. Il rougit et s’érige au milieu d’un plissé de chair que les doigts de la Barbière écartent tandis que le couteau s’approche.
La Barbière
Des hommes sont ainsi énucléés tous les jours. Une femme dans cette foule. Moi. Mira. Plus petite que la Barbière, moins joyeuse. Rêvant de son fauteuil incliné. Mon visage, entre ses mains, se détendrait, mes paupières se fermeraient enfin. Car la nuit, je ne dors pas : mes pommettes sont des barres de fer, mon front un couvercle de métal. Le visage tourné vers le haut, j’épuise mon insomnie en questions. Où est mon frère ? La guerre, là-bas, finira-t-elle ? Suis-je à l’abri chez la Barbière ? Il m’arrive d’imaginer ceci : elle m’appelle, me renverse sur son fauteuil, la tête près du sol, les jambes ouvertes sur le dossier de cuir. Ma vulve, paupière verticale, protége un petit œil aveugle et tendre. Il rougit et s’érige au milieu d’un plissé de chair que les doigts de la Barbière écartent tandis que le couteau s’approche.
1 a ville est proche de la zone des combats. Pourtant on y vit tranquille. Sur les berges du fleuve, par beau temps, on se couche. D’immenses peupliers font de l’ombre, ils bruissent sur le fond sonore d’une circulation permanente, voitures, camions. L’eau, on ne l’entend plus. Des kayaks remontent ou descendent son cours, quelques barges de pêcheurs et les yachts des notables. Les péniches ont disparu. En amont, les usines meurent, les faubourgs se dépeuplent. Il y a les coiffeurs de là-bas, salons miteux, prix cassés, et les coiffeurs du centre, cossus, de belles photos en vitrine. Les modèles, sur ces photos, ont les mèches dans les yeux et le regard farouche. Les jeunes gens copient ce regard. Les filles surtout, petites panthères à l’accent régional, trois tours de cuir au poignet, un tatouage au creux des reins. La Barbière a choisi le quartier des usines, un ancien bar à putes. On vient chez elle depuis le centre-ville, on déserte, pour son fauteuil de cuir
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2 n attendant, je travaille sans relâche. Cheveux, poils et sang. Le sol doit être propre et le froissement du balai couvrir les soupirs des spectateurs. Aucun appareil électrique n’entre ici. Nous travaillons à l’ancienne, la Barbière avec ses couteaux, moi avec mon balai souple. J’ai toujours été employée par des femmes. Je suis docile et sans éclat, ce qui leur convient sans doute. La place précédente, dans un hôtel du port, je l’ai pourtant perdue. Bien qu’ayant travaillé dur – je me levais avant l’aube, le ciel s’illuminait à peine –, je me suis entendu dire : « Tu n’as jamais compris l’esprit de la maison. » J’aurais dû avoir une parfaite connaissance du protocole à l’usage des notables qui gravissaient l’escalier. Connaître leur nom, leur fonction, les saluer en conséquence, laisser leur main s’égarer sous ma jupe, écarter même un peu les jambes. La patronne m’a signifié mon congé par un papier posé sur mon assiette, dans l’office où je mangeais les restes laissés au chaud par le cuisinier. La
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La Barbière
phrase que j’ai citée, je ne l’ai obtenue qu’à l’arraché, glissant mon pied dans la porte, le jour de mon départ. Le chat de la maison me précédait. Ce jour-là, collé contre mes jambes, il défiait sa maîtresse avec des airs de tigre. C’est le cuisinier, non le chat, qui m’avait fait aimer les lieux. Sa carrure de géant, son visage de pleine lune. Il évitait d’être présent lorsque je mangeais. Mais les restes étaient tièdes, et toujours délicieux. La patronne sortie, il m’arrachait à ma tâche, laissant la sienne, les fourneaux ronronnants, la marmite fumante. Je montais avec lui à l’étage, sur le balcon face au fleuve. Sa main sur ma tête, ma tête contre son ventre. Le cuisinier riait en écartant les jambes. Le jour de mon départ, il fixait les bateaux. Son souvenir m’accompagna longtemps, jusqu’au cœur des gargotes où je fis mille vaisselles, mille nettoyages obscurs. Dehors, le vent brassait la chevelure des plantes. Des visages sans grâce, cramoisis de soleil, passaient devant la lucarne qui me servait de fenêtre. La rumeur de la circulation était couverte par les rengaines de la petite radio que je transporte partout avec moi. J’échouai sur une plage, chez une loueuse de cabines. Elle se tenait sous un parasol et surveillait, mine de rien, mon travail. Ses formes opulentes faisaient bander les touristes, je voyais leurs 16
La Barbière
phrase que j’ai citée, je ne l’ai obtenue qu’à l’arraché, glissant mon pied dans la porte, le jour de mon départ. Le chat de la maison me précédait. Ce jour-là, collé contre mes jambes, il défiait sa maîtresse avec des airs de tigre. C’est le cuisinier, non le chat, qui m’avait fait aimer les lieux. Sa carrure de géant, son visage de pleine lune. Il évitait d’être présent lorsque je mangeais. Mais les restes étaient tièdes, et toujours délicieux. La patronne sortie, il m’arrachait à ma tâche, laissant la sienne, les fourneaux ronronnants, la marmite fumante. Je montais avec lui à l’étage, sur le balcon face au fleuve. Sa main sur ma tête, ma tête contre son ventre. Le cuisinier riait en écartant les jambes. Le jour de mon départ, il fixait les bateaux. Son souvenir m’accompagna longtemps, jusqu’au cœur des gargotes où je fis mille vaisselles, mille nettoyages obscurs. Dehors, le vent brassait la chevelure des plantes. Des visages sans grâce, cramoisis de soleil, passaient devant la lucarne qui me servait de fenêtre. La rumeur de la circulation était couverte par les rengaines de la petite radio que je transporte partout avec moi. J’échouai sur une plage, chez une loueuse de cabines. Elle se tenait sous un parasol et surveillait, mine de rien, mon travail. Ses formes opulentes faisaient bander les touristes, je voyais leurs 16
La Barbière
maillots se tendre lorsqu’ils passaient devant elle. Je vaquais en blouse réglementaire, en dessous j’étais nue. Il faisait une chaleur à cuire un cadavre. Je regrettais la fraîcheur de la place que j’avais perdue, les visiteurs furtifs, le cuisinier au rire lunaire. Nettoyant les cabines, repliant les toiles coupe-vent, je rêvais d’être un jour une belle femme couchée dans un transat. Le cuisinier viendrait s’allonger contre moi. – Je n’aurais jamais dû te laisser partir, dirait-il. D’autres jours, je nous imaginais, le cuisinier et moi, baisant sans fin sur la plage, ma blouse retroussée jusqu’aux aisselles. À force de nous regarder, les gens, dans les hôtels, faisaient pencher les façades. Leurs jumelles, leurs appareils photo, leurs caméras vidéo pesaient, séparément, d’un poids assez négligeable, mais l’ensemble, ajouté à la présence d’une équipe de cinéma, fragilisait l’édifice. Tous ces gros yeux mécaniques pointés sur moi, visant l’endroit humide et gonflé. À cette pensée, je restais au bord de l’eau, attendant je ne sais quoi, un séisme. Le rire des vacanciers, le cri d’un enfant me sortaient de ma torpeur. Je refluais vers l’ombre, où m’attendaient le torchon et l’eau savonneuse. Un jour, un maître-nageur m’y précéda. Son expression était tendre et fuyante. À la main, il tenait une rose 21
La Barbière
maillots se tendre lorsqu’ils passaient devant elle. Je vaquais en blouse réglementaire, en dessous j’étais nue. Il faisait une chaleur à cuire un cadavre. Je regrettais la fraîcheur de la place que j’avais perdue, les visiteurs furtifs, le cuisinier au rire lunaire. Nettoyant les cabines, repliant les toiles coupe-vent, je rêvais d’être un jour une belle femme couchée dans un transat. Le cuisinier viendrait s’allonger contre moi. – Je n’aurais jamais dû te laisser partir, dirait-il. D’autres jours, je nous imaginais, le cuisinier et moi, baisant sans fin sur la plage, ma blouse retroussée jusqu’aux aisselles. À force de nous regarder, les gens, dans les hôtels, faisaient pencher les façades. Leurs jumelles, leurs appareils photo, leurs caméras vidéo pesaient, séparément, d’un poids assez négligeable, mais l’ensemble, ajouté à la présence d’une équipe de cinéma, fragilisait l’édifice. Tous ces gros yeux mécaniques pointés sur moi, visant l’endroit humide et gonflé. À cette pensée, je restais au bord de l’eau, attendant je ne sais quoi, un séisme. Le rire des vacanciers, le cri d’un enfant me sortaient de ma torpeur. Je refluais vers l’ombre, où m’attendaient le torchon et l’eau savonneuse. Un jour, un maître-nageur m’y précéda. Son expression était tendre et fuyante. À la main, il tenait une rose 21
La Barbière
volée dans un parterre municipal. Au moment où il me la tendit, il tourna vers moi son regard délavé. Je balançai la rose dans la mer. – Pars avec moi, Mira, dit-il, cherchant des yeux la rose qui se noyait. Je le suivis. Il m’emmena à la frontière, sous les clôtures à haute tension. Ce soir-là il n’y eut pas de tirs, mais un orage violent qui brouilla le paysage. Nous restâmes debout, surveillant les éclairs, prêts à bondir vers la voiture. Mon cul était une petite maison chaude, une autre foudre nous traversait. La pluie tombait. Je pensais aux vaches, les pattes dans l’eau, électrocutées au bord des rivières, aux chats la queue en l’air, à la petite rose fripée qui leur sert d’anus, au trou foré dans une pomme pourrie par le doigt d’un enfant, aux orifices idiots des poupées gonflables, à mes entrailles souples de caoutchouc brûlant. Je pensais à mon frère. Le dimanche, quand la Barbière se repose, je vais voir les trains partir. De beaux conscrits y montent. Je cherche le point de fuite des lignes électrifiées. Où est mon frère ? Je le revois sur le quai, avec son maigre bagage – un havresac, une couverture de fine laine grise –, j’entends ses derniers mots : 23
La Barbière
volée dans un parterre municipal. Au moment où il me la tendit, il tourna vers moi son regard délavé. Je balançai la rose dans la mer. – Pars avec moi, Mira, dit-il, cherchant des yeux la rose qui se noyait. Je le suivis. Il m’emmena à la frontière, sous les clôtures à haute tension. Ce soir-là il n’y eut pas de tirs, mais un orage violent qui brouilla le paysage. Nous restâmes debout, surveillant les éclairs, prêts à bondir vers la voiture. Mon cul était une petite maison chaude, une autre foudre nous traversait. La pluie tombait. Je pensais aux vaches, les pattes dans l’eau, électrocutées au bord des rivières, aux chats la queue en l’air, à la petite rose fripée qui leur sert d’anus, au trou foré dans une pomme pourrie par le doigt d’un enfant, aux orifices idiots des poupées gonflables, à mes entrailles souples de caoutchouc brûlant. Je pensais à mon frère. Le dimanche, quand la Barbière se repose, je vais voir les trains partir. De beaux conscrits y montent. Je cherche le point de fuite des lignes électrifiées. Où est mon frère ? Je le revois sur le quai, avec son maigre bagage – un havresac, une couverture de fine laine grise –, j’entends ses derniers mots : 23
La Barbière
– Ne m’oublie pas, Mira. Un train s’éloigne. La nuit tombe. Les guichets s’éclairent comme autant de petites maisons. Trois guichets, trois hommes, au front barré d’un pli. Je leur glisse une carte de visite avec le nom de la Barbière et sa spécialité. – Venez vous faire raser par une femme. Je ne mentionne pas le couteau. – La Barbière est belle, elle vous aimera dociles. Ils sourient, hésitent. J’ajoute : – Je serai là, pour vous servir. L’un après l’autre, ils me dévisagent, me jugent à leur goût. – À demain. La Barbière m’attend dans sa chambre. Elle aime, couchée, me parler de ses songes. Je l’écoute en silence, je masse ses grandes mains.
La Barbière
– Ne m’oublie pas, Mira. Un train s’éloigne. La nuit tombe. Les guichets s’éclairent comme autant de petites maisons. Trois guichets, trois hommes, au front barré d’un pli. Je leur glisse une carte de visite avec le nom de la Barbière et sa spécialité. – Venez vous faire raser par une femme. Je ne mentionne pas le couteau. – La Barbière est belle, elle vous aimera dociles. Ils sourient, hésitent. J’ajoute : – Je serai là, pour vous servir. L’un après l’autre, ils me dévisagent, me jugent à leur goût. – À demain. La Barbière m’attend dans sa chambre. Elle aime, couchée, me parler de ses songes. Je l’écoute en silence, je masse ses grandes mains.