Camille Claudel, une mise au tombeau

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Jean-Paul Morel

CAMILLE CLAUDEL une mise au tombeau

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

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« J’aurais mieux fait de m’acheter de belles robes et de beaux chapeaux qui fassent ressortir mes qualités naturelles que de me livrer à ma passion pour les édifices douteux et les groupes plus ou moins rébarbatifs. Cet art malheureux est plutôt fait pour les grandes barbes et les vilaines poires que pour une femme relativement bien partagée par la nature. » Camille Claudel à son fondeur, Eugène Blot, Paris, mars 1905 « ... je suis tellement désolée de continuer à vivre ici que je ne vois plus une créature humaine. Je ne puis plus supporter les cris de toutes ces créatures, cela me tourne le cœur. Dieu ! [...] Je n’ai pas fait tout ce que j’ai fait pour finir ma vie gros numéro d’une maison de santé. J’ai mérité autre chose que cela. » Camille Claudel à sa mère, Montdevergues, 18 février 1927

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Sommaire Prélude : Camille et Paul, deux tempéraments • Réponses de Camille au « questionnaire de Proust » • Réponses de Paul à une variante du questionnaire

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Chapitre I - À la recherche de Camille disparue • « Morte en 1920... » : la conspiration du silence ? • Masques & visages de Camille Claudel

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Chapitre II - Sa vie, un puzzle à reconstituer • État des lieux • Génie–Femme–Folie • Annexe I : Camille, féministe ?

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Chapitre III - Les protagonistes de sa mise au tombeau • Arbre généalogique (restreint) des Claudel • Les protagonistes (par ordre d’entrée en scène) • « La faute à Rodin ? » • Six dessins-charge • Annexe II : « La mère de famille » par Paul Claudel • Annexe III : Paul, Rosalie, Ève et les autres

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Chapitre IV - Préhistoire de l’enfermement • Les « raisons » d’une déraison • À charge : « Rodin ou l’homme de génie » par Paul Claudel

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Chapitre V - Internement ou séquestration ? • La loi du 30 juin 1838 [extraits] • Prélude : La (re-)découverte des dossiers médicaux • Première étape : Ville-Évrard, 10 mars 1913 – 17 août 1914 • Dossier médical Ville-Évrard • Lettres et témoignages I • La campagne de presse pour la révision de la Loi de 1838 et la libération de Camille • Intermède : La pension des Beaux-Arts... sous le masque de Rodin • Deuxième étape : Montdevergues, septembre 1914 – septembre 1939

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• Dossier médical Montdevergues • Lettres et témoignages II • Intermède : Clothô, à l’image de Camille, « portée disparue » • « À la recherche d’un marbre égaré » par Mathias Morhardt • Judith Cladel à la recherche de la Clothô disparue

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Chapitre VI - Dernière étape • Bilan : Les douze stations de Paul • « Requiescat in pace »

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Bibliographie Sources Remerciements

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PRÉLUDE CAMILLE ET PAUL, DEUX TEMPÉRAMENTS

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Réponses de Camille Claudel au questionnaire dit « de Proust » Your favourite virtue Je n’en ai pas : elles sont toutes ennuyeuses Your favourite qualities in man Obéir à sa femme Your favourite qualities in woman Bien faire enrager son mari Your favourite occupation Ne rien faire Your chief characteristic Le caprice et l’inconstance Your idea of happiness Épouser le général Boulanger 1 Your idea of misery Être mère de nombreux enfants Your favourite colour and flower La couleur qui change le plus et la fleur qui ne change pas If not yourself, who would you be ? Un cheval de fiacre à Paris Where would you like to live ? Dans le cœur de monsieur Wilson 2 Your favourite prose authors 1. Georges Boulanger (1837 – 1891), le « général revanche », ministre de la Guerre en 1886 – 1887, mis à l’écart et à la retraite, élu député en 1888. Triomphalement réélu en 1889 avec le soutien de la Ligue des Patriotes, il recule néanmoins devant la marche sur l’Élysée, et, inculpé de trahison, se réfugie en Belgique avec sa maîtresse, Marguerite de Bonnemains, pour se suicider deux ans plus tard sur sa tombe. 2. Daniel Wilson (1840 – 1919), gendre du président de la République Jules Grévy, un des grands actionnaires du trafic des décorations découvert en 1887 et qui contraindra son beau-père à la démission. Restera néanmoins député jusqu’en 1902. 3. Jean-Charles Pellerin (1756 – 1836), imprimeur, fondateur de la célèbre fabrique d’imagerie populaire.

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Monsieur Pellerin, auteur des célèbres images 3 Your favourite poets Celui qui ne fait pas de vers Your favourite painters and composers Moi-même Your favourite heroes in real life Pranzini ou Troppmann (au choix) 1 Your favourite heroines in real life Louise Michel 2 Your favourite heroes in fiction Richard III 3 Your favourite heroines in fiction Lady Macbeth 4 Your favourite food and drink La cuisine de Merlatti (l’amour et l’eau fraîche) 5 Your favourite naines Abdonide, Joséphyr, Alphée, Boulang Your pet aversion Les bonnes, les cochers et les modèles What characters in history do you most dislike ? Ils sont tous désagréables What is your present state of mind ? Il est trop difficile de le dire For what fault have you most toleration ? Je tolère tous mes défauts mais pas du tout ceux des autres Your favourite motto Un tiens vaut mieux que deux « tu l’auras » (Réponses de Camille Claudel à un questionnaire bientôt à la mode, posé par son amie anglaise Florence M. Jeans en mai 1888.) 1. Henry Pranzini (1856 – 1887) et Jean-Baptiste Troppmann (1849 – 1870), deux criminels qui défrayèrent la chronique en cette fin de siècle. 2. Louise Michel (1830 – 1905), institutrice, communarde, condamnée à la déportation en Nouvelle-Calédonie en 1871, amnistiée en 1880, qui en revint ardente propagandiste anarchiste. 3. Richard III, (vrai) roi d’Angleterre (1452 – 1485), auquel Shakespeare consacra un drame en 1597. Sa profession de foi : « Moi qui n’ai ni pitié, ni amour, ni crainte / Je me tiendrai pour nul avant que d’être tout. » 4. Lady Macbeth, héroïne d’un drame du même Shakespeare (1606), une des grandes femmes fatales de l’Histoire. 5. Merlatti ( ? – ?) : comme nous l’apprend une docte thèse du Dr Bertholet de l’Université de Lausanne (Le retour à la santé et à la vie saine par le jeûne, 1949), un peintre sicilien qui, à Paris, au milieu des années 1880, se plia à l’expérience du jeûne, sous contrôle, pendant cinquante jours.

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Réponses de Paul Claudel à une variante du questionnaire Quel est, pour vous, le comble de la misère ? L’incertitude Où aimeriez-vous vivre ? En France Votre idéal de bonheur terrestre ? Donner son plein Pour quelles fautes avez-vous le plus d’indulgence ? Hélas, les miennes ! Quels sont est les héros de roman que vous préférez ? Napoléon Bonaparte Quel est votre personnage historique favori 1? Saint Louis Vos héroïnes favorites dans la vie réelle ? Jeanne d’Arc – Marie Stuart – Charlotte Corday Vos héroïnes dans la fiction ? Je vous vois venir ! Votre Vos peintres favoris ? Rubens et Tintoret Votre Vos musiciens favoris ? Beethoven et Palestrina Votre qualité préférée chez l’homme ? Le caractère Votre qualité préférée chez la femme ? ... bien sûr ! mais pourquoi pas la compétence Votre vertu préférée ? Préférée à laquelle ? Votre occupation préférée ? Qui auriez-vous aimé être ? Prêtre Le principal trait de mon caractère ? La bêtise La qualité que je désire chez un homme ? Le caractère La qualité que je préfère chez une femme ? Ce que j’apprécie le plus chez mes amis ? L’amitié 1. Lignes barrées par Paul Claudel.

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Mon principal défaut ? La paresse La couleur que je préfère ? Chacune à condition de l’autre La fleur que j’aime ? Celle qui sent le plus bon L’oiseau que je préfère ? Le perdreau froid Mes auteurs favoris en prose ? Ceux de mes jours Mes poètes préférés ? En français : La Fontaine – Racine – Chénier – Verlaine Mes héros dans la vie réelle ? Saint Louis Mes héroïnes dans l’histoire ? Jeanne d’Arc – Marie Stuart – Charlotte Corday Mes noms favoris ? Les noms communs Ce que je déteste par-dessus tout ? Certains souvenirs Caractères historiques que je méprise le plus ? Il y a trop de concurrence Le fait militaire que j’admire le plus ? La bataille de la Marne La réforme que j’admire le plus ? ? Le don de la nature que je voudrais avoir ? Bien dormir Comment j’aimerais mourir ? Bien État présent de mon esprit ? L’espérance Fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence ? Ma devise ? Non impedias musicam 1 ou encore Ascende in psalmum 2 Signature : P. Claudel 1. « N’empêche pas la musique », L’Ecclésiaste. 2. Mot à mot – latin de Claudel – : « Monte en psaume ». Cf. « Paul Claudel répond les psaumes », 1948.

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CHAPITRE I À LA RECHERCHE DE CAMILLE DISPARUE

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« Morte en 1920 »... la conspiration du silence ?

« Qu’elle se fasse oublier, c’est tout ce qui peut arriver de mieux. » Mme Claudel mère au médecin-chef de l’asile de Ville-Évrard, 21 juillet 1913

« Claudel Camille... morte vers 1920 » : Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs [dit le Bénézit] 1. « Claudel Camille... morte vers 1920 » : Dictionnaire de biographie française 2. « Claudel Camille, sculpteur français (Fère-en-Tardenois, 1856 – Paris, 1920) » : Grand Larousse encyclopédique 3. « Camille Claudel... morte en 1920 » : Découverte de la sculpture moderne 4. « Claudel Camille (Fère-en-Tardenois, 1856 – Paris, 1920) » : L’impressionnisme et son époque 5. Ce n’est pas le dernier des mystères qui entoure l’existence de Camille Claudel : comment de tels ouvrages, censés être de référence, ont-ils pu ainsi errer ? Camille disparaît effectivement de la scène artistique après l’exécution de la commande de l’État de la Niobide blessée en 1907. Internée, comme nous le verrons, sur demande de placement volontaire 1. Nouvelle édition entièrement refondue, revue et corrigée, Paris, Gründ, Tome II, 1955 (corrigé tout de même en 1976 pour sa troisième réédition). 2. Paris, Éditions Letouzey & Ané, 1959, Tome VIII, p. 1382 (article signé M.-L. Blessner). 3. Paris, Larousse, 10 vol., 1960 – 1964, vol. III. 4. Jean Selz, Lausanne, La Guilde du Livre, 1963. 5. Sophie Monneret, Paris, Denoël, 4 vol., 1978 – 1981, vol. I ; rééd. Bouquins, Paris, Laffont, 2 vol., 1987, vol. I, p. 142.

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de la famille en mars 1913, elle est rappelée aux mémoires trop oublieuses par Fernand Roches, qui lui consacre un numéro spécial de sa revue L’Art décoratif dès juillet 1913 1, et fait surtout l’objet d’une campagne de presse, menée à partir du mois de décembre 1913 par le journaliste Paul Vibert, dans Le Grand National, visant, à travers le cas Camille, à remettre en cause la fameuse « Loi de 1838 ». La Ligue des Droits de l’Homme, en la personne de son président, Ferdinand Buisson, tentera même une démarche en faveur de Camille auprès du ministre de l’Intérieur en mars 1914, en vain, et la déclaration de guerre en août 1914 viendra enterrer le dossier. Aussi, lorsque Judith Cladel, en décembre 1929, reprit contact avec Mathias Morhardt – qu’elle avait connu chez Rodin –, et s’interrogeant sur sa destinée, elle reçut cette réponse : « Vit-elle encore ? Je l’ignore. » Judith Cladel : Paris, 3 décembre 1929 Monsieur et cher confrère, Depuis quelque temps déjà, je désirais vous écrire et vous rappeler les années lointaines où nous nous rencontrions chez Rodin. Je ne l’ai pas oublié. [...] j’aurais aimé parler avec vous de Camille Claudel. Je garde le souvenir d’une très intéressante étude publiée autrefois sur elle, par vous, Monsieur, dans le Mercure de France 2. Je désire la relire et vais la rechercher. Mais je pense que vous avez des détails inédits sur la destinée tragique de la grande artiste ; peut-être voudriez-vous m’en communiquer quelques-uns. J’écris mes souvenirs où je voudrais évoquer son talent, son caractère ; sans doute vous serez favorable à ce projet 3. Veuillez croire, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments de haute confraternité. J. Cladel

1. L’Art décoratif, XVe année, n° 193, juillet 1913, pp. 5-50 : reprend le texte de Paul Claudel, initialement paru dans la revue L’Occident, n° 45, août 1905, avec 48 illustrations. 2. Mathias Morhardt, « Mlle Camille Claudel », Mercure de France, Tome XXV, n° 99, mars 1898, pp. 709-755. 3. En fait de Mémoires, Judith Cladel prépare une biographie de Rodin, Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, qui sortira chez Bernard Grasset, achevé d’imprimer le 11 mai 1936 à Paris. L’« aventure » Camille – Rodin y est brièvement évoquée, et sans que son nom soit donné, sous le titre « Une grande passion », pp. 225 à 230.

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Chapitre I - À la recherche de Camille disparue

Réponse de Mathias Morhardt : 7 décembre 1929 Chère Mademoiselle, Je suis très sensible à votre gracieux souvenir. Je me rappelle avec grand plaisir nos réunions dans l’atelier de Rodin. Camille Claudel était là. Son génie farouche éclatait dans ses yeux bleu sombre. Quelle tristesse que la pauvre et belle créature ait sombré dans la folie ! Vit-elle encore ? Je l’ignore [c’est nous qui soulignons]. La dernière fois que je suis intervenu en sa faveur, c’est pendant la guerre, sur la demande de Rodin 1. [...] Plus tard, j’ai essayé de réconcilier Paul Claudel, du moins, avec Rodin. Rodin aurait donné avec joie à la grande artiste une salle de son musée où nous aurions réuni tout ce que nous avons pu conserver d’elle – ce qui est si peu quant à la quantité, mais ce qui est si prodigieux quant à la qualité ! On m’opposa une fin de non-recevoir absolue.

Tout de même, quand Camille est remise en relation avec son fondeur et galeriste Eugène Blot, celui-ci ne peut qu’avouer : « J’avais perdu votre trace ». Lettre d’Eugène Blot : [Samedi] 3 septembre 1932 Chère Camille, En classant des papiers le mois dernier, j’ai retrouvé plusieurs lettres de vous qui m’étaient adressées. Je les ai relues ; elles datent toutes de 1905, l’année où j’organisai pour vous, dans ma galerie, l’exposition qui enthousiasma la critique sans, hélas, dégeler les amateurs 2. Que d’événements depuis ! Votre départ, la guerre, la mort de Rodin, la maladie qui me tint éloigné de Paris jusqu’en 1926... J’avais perdu votre trace... 1. Prévenu tardivement de l’internement de Camille, à l’automne 1913, c’est à la suite d’une interpellation par voie de presse, en mai 1914, que Rodin s’emploie à nouveau à lui porter secours. Paul Vibert, dans la campagne qu’il menait pour Camille depuis le mois de décembre 1913, écrivait ceci : « Comme Camille Claudel fut la plus illustre élève du statuaire Auguste Rodin, c’est à lui à intervenir [c’est nous qui soulignons] pour la faire sortir de Ville-Évrard, et c’est à lui à démasquer les coupables de ce crime, quels qu’ils soient » (La République radicale, 28 mai 1914). Dès le mois de juin, par l’intermédiaire de Mathias Morhardt, et avec la complicité de Philippe Berthelot, Rodin, déguisé en « M. Jabalot », fait parvenir, au profit de « Mlle Say », la somme, renouvelable, de 500 francs, censée être une subvention du ministère des Beaux-Arts... Nous y reviendrons. 2. Première exposition particulière de Camille, Galerie Eugène Blot, 5, Bd de la Madeleine, du 4 au 16 décembre 1905 (en compagnie du sculpteur allemand Bernard Hœtger) : 13 œuvres présentées, catalogue préfacé par Louis Vauxcelles. À ce même moment, Camille lui écrivait : « Infortuné éditeur en objets d’art [...] vous vous figurez peut-être que celle qui vous écrit est morte : non, il n’en est rien (malgré les probabilités), et qui pis est, son envie d’avoir de l’argent n’est pas morte non plus. »

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Mais à la suite de la « Rétrospective » Camille Claudel au Salon des Femmes artistes modernes, au printemps 1934 1, tout un chacun est bien informé de sa survie, comme en atteste une lettre de Judith Cladel à Mathias Morhardt : [Mercredi] 20 juin 1934 Monsieur et cher confrère, Vous avez peut-être appris qu’au récent Salon des femmes artistes a été présentée une petite rétrospective de l’œuvre de Camille Claudel. À cette occasion, Louis Vauxcelles a écrit, dans Le Monde illustré, un article qui a causé un grand plaisir à la pauvre et belle artiste ; à la suite de quoi son éditeur, M. Eugène Blot, a reçu d’elle une lettre – très touchante et mélancolique – mystérieuse aussi, car elle n’y donne pas son adresse 2. Je tiens à vous faire part de ces faits, à vous qui l’avez tant aimée et défendue.

Puis... les témoins proches un à un disparaissent : Philippe Berthelot en novembre 1934, Eugène Blot en 1938 (?), Mathias Morhardt en avril 1939, et survient la nouvelle guerre, qui finit de mettre le couvercle. Paul, pourtant, continue bien de correspondre avec l’administration de l’asile de Montdevergues et sera très officiellement prévenu de son décès, par le médecin-chef, le mardi 19 octobre 1943, au soir, 5 heures, et rendra, même si indirectement, assez rapidement publique l’information : [...] ma pensée ne peut se détacher de la visite que je viens de faire à ma pauvre sœur Camille dans la Cité de douleurs 3 où depuis trente ans [c’est nous qui soulignons] elle consume une existence infortunée. Maintenant elle a près de quatre-vingts ans et dans un dernier éclair de raison, elle s’est souvenue de moi, elle va mourir, elle m’appelle 4 !

1. Salon des Femmes artistes modernes, Maison de France, mai – 10 juin 1934 ; trois œuvres présentées : L’Imploration, La Valse et le Buste de Rodin. CR de Louis Vauxcelles, in Le Monde illustré, 12 mai 1934. 2. Lettre effectivement mystérieuse, à dater du [jeudi] 24 mai 1934 – et non 1935 –, et dont il ne reste apparemment et malheureusement que cet extrait, l’original ayant au surplus disparu : « [Ma vie] un roman [...] même une épopée, l’Iliade et l’Odyssée. Il faudrait bien Homère pour la raconter, je ne l’entreprendrai pas aujourd’hui, et je ne veux pas vous attrister. Je suis tombée dans le gouffre. Je vis dans un monde si curieux, si étrange. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. » 3. 12ème et dernière visite de Paul à sa sœur, mardi 21 septembre 1943 (Journal, t. II, pp. 460-462). 4. Le Cantique des cantiques [1943], Paris, Walter Egloff / L.U.F., 1948 ; rééd. O.C., t. XXII, Gallimard, 1963.

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Chapitre I - À la recherche de Camille disparue

Ou encore : Tous ces dons merveilleux que la nature lui avait répartis n’ont servi qu’à faire son malheur, et finalement elle a abouti à un asile psychiatrique, où elle a terminé, dans les ténèbres, les trente dernières années de son existence [c’est nous qui soulignons] 1.

Paul meurt à son tour en mars 1955... Faute alors d’aller consulter la famille, ou de pouvoir accéder aux archives médicales, on s’est contenté de la « rumeur publique », et de recopier, sans plus de recherche, la « bible » de l’époque, le Bénézit... Les informations apportées par ces deux sources – familiale et médicale –, ont aujourd’hui largement été divulguées. Où l’on apprend... l’origine de cette « conspiration du silence ». Camille a donc été internée sur « placement volontaire » le 10 mars 1913. Dès le 3 avril 1913, on apprend, par une lettre du médecinchef de Ville-Évrard, en réponse à une demande de visite d’un cousin de Camille, Charles Thierry, que : ... l’administration de la Maison de Santé a reçu de la famille de cette pensionnaire l’obligation formelle de ne la laisser visiter par aucune personne et de ne pas donner de ses nouvelles. Je ne puis donc que vous informer de cette décision 2.

Interdiction réaffirmée par Mme Claudel mère dans une lettre au médecin-chef, le 5 avril 1913 : Je me félicite de vous avoir prié de ne permettre à qui que ce soit de visiter Mlle Claudel ni de la laisser correspondre avec personne. [...] Je ne trouve pas qu’il soit inhumain de priver ma fille de ces visites qui ne peuvent que l’agiter. Quand elle était chez elle, elle ne recevait personne [...]. Pourquoi maintenant ne pourrait-elle se passer de visites... ?

Et, dans une nouvelle lettre au médecin-chef, datée du 21 juillet 1913, elle confirme en ces termes sa décision : Je ne veux pas du tout aller la voir [...]. Je suis très contente de la savoir où elle est, au moins elle ne peut nuire à personne. [...] Je vous en

1. Mémoires improvisés, entretiens radiophoniques avec Jean Amrouche (mai 1951 – février 1952), Paris, Gallimard, achevé d’imprimer le 3 mars 1954, p. 332. 2. L’interdiction daterait du 17 mars 1913, mais le document d’origine n’a pu, semblet-il, être retrouvé.

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Camille Claudel - Une mise au tombeau

supplie, monsieur, ne la laissez écrire à qui que ce soit, qu’elle se fasse oublier c’est tout ce qui peut arriver de mieux [c’est nous qui soulignons] [...] j’espère qu’elle s’habituera à son genre de vie. Je ne puis faire plus pour elle.

Camille apprend vite à contourner l’interdiction, « graissant la patte » de quelque infirmière compréhensive. Comme le confirme, si l’on peut dire, une lettre de Mme Claudel mère à la Surveillante générale, datée vendredi 28 mars 1913 : Madame, Je viens de recevoir la lettre ci-joint que je crois devoir vous communiquer. J’ai été très étonnée que ma fille ait pu la faire mettre à la poste. [...] Je m’adresse donc à vous afin que vous tiriez cette affaire au clair. A-t-elle gagné une infirmière ? Elle est très fine, je ne serais pas étonnée de la chose. Il y a sûrement du louche là-dedans. C’est pourquoi je m’adresse à vous pour être renseignée et que d’autres lettres ne suivent pas celleci. Veuillez, madame, recevoir l’expression de ma considération distinguée L. Claudel

Mais sans jamais en retour recevoir de réponse à ses lettres, comme à ses demandes de visite. À commencer par sa mère elle-même (mercredi 26 mars 1913) : Chère madame Claudel, Je vous ai déjà écrit plusieurs fois sans recevoir de réponse, il en sera sans doute de même cette fois-ci, mais enfin je me risque...

Elle implorera, en vain, le médecin-chef (mardi 14 octobre 1913) : Monsieur le docteur, Il y a longtemps que je vous ai demandé de faire venir une personne de ma famille. Il y a plus de 7 mois que je suis ensevelie dans le plus affreux désespoir.

De nouveau, le samedi 25 octobre : Je vous prie de faire votre possible pour faire venir quelqu’un de ma famille, je m’ennuie trop ici.

Et le 28 décembre :

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Chapitre I - À la recherche de Camille disparue

Je vous ai demandé plusieurs fois de me laisser voir quelques personnes de ma famille : j’espère que vous accéderez favorablement à ma demande car il y a déjà longtemps que je suis ici sans savoir pourquoi. [...] Je vous prie de faire votre possible pour me libérer. [...] La vie que je mène ici, ne me convient pas, c’est trop dur pour moi !

Les infirmières, de leur côté, de ne pouvoir qu’enregistrer ses propos : Cette malade [...] dit que dans cette maison on la tient enfermée comme folle, qu’on la prive de toute correspondance avec sa famille et de toute visite... [Note de la veilleuse Lagarde, 16 novembre 1913] [...] demande pourquoi sa mère ne vient pas la voir ou lui écrire. [Note de la même, 5 mai 1914] [...] je suis une pauvre séquestrée sans famille puisqu’aucune visite ne peut arriver jusqu’à moi ; la mort pour moi serait mieux, au moins je serai délivrée de toute cette persécution. [Note encore de la même, 20 juillet 1914]

Survient la guerre, son transfert de l’hôpital d’Enghien (17 août 1914) à celui de Montdevergues (5 septembre 1914), qui sera donc le lieu de son ensevelissement définitif. Et avant même que sa nouvelle demande de placement n’ait été enregistrée (elle ne le sera que le jeudi 12 février 1915), Mme Claudel mère écrit à la Supérieure de Montdevergues, le 16 janvier 1915, pour réitérer ses prescriptions : J’ai reçu d’elle hier, je ne sais par quel intermédiaire, deux lettres [...]. Elle me dit dans une de ses lettres qu’elle écrit de tous côtés des quantités de lettres. J’espère que celles-ci restent chez vous, car j’ai bien des fois recommandé qu’on n’envoie jamais, et à qui que ce soit, aucune de ces maudites lettres [...]. Sauf à moi et à son frère, M. Paul Claudel, j’interdis formellement qu’elle écrive à qui que ce soit et qu’elle reçoive de n’importe qui aucune communication, visite ou lettre.

Ce qu’elle reconfirmera ensuite formellement, par une lettre au Directeur du dit hôpital, le lundi 15 février 1915 : Je tiens à ce qu’elle n’envoie aucune lettre à qui que ce soit, qu’elle n’en reçoive aucune, sauf les miennes ou celles de son frère, Paul Claudel, et qu’elle ne puisse pas faire passer des lettres en cachette.

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Camille Claudel - Une mise au tombeau

Qu’elle réitère le mercredi 15 octobre suivant : Monsieur le Directeur, J’ai reçu hier une nouvelle lettre de ma fille C. Claudel [...]. Je me demande avec la plus grande inquiétude comment elle s’y prend pour me faire parvenir des lettres par d’autres intermédiaires que le médecin ou vous-même. J’en suis excessivement inquiète [...]. Je ne veux à aucun prix la retirer de chez vous [...] quant à la prendre avec moi ou la remettre chez elle, comme elle était autrefois, jamais, jamais. [...] gardez-la, je vous en supplie. [...] je ne veux pas la revoir [c’est nous qui soulignons] [...]. Je vous supplie de nouveau, M. le Directeur, de vous informer par qui elle fait passer des lettres et de lui interdire d’écrire par d’autre voie que celle de l’administration. Recevez, Monsieur le Directeur, l’assurance de ma très haute considération. L. Claudel.

Furieuse entre-temps d’avoir appris que quelqu’un ait vendu la mèche : [Lettre au Directeur du samedi 11 septembre 1915] [...] elle me demande instamment de la reprendre vivre avec moi. Ce n’est pas possible. Je suis très âgée et ne veux à aucun prix accéder à sa demande [...] Elle est très bien chez vous [...] Comment se faitil qu’elle ne veuille plus y rester ? [...] On lui a dit, et on a eu grand tort, que c’était par mon ordre qu’elle ne recevait aucune nouvelle de personne, c’était bien inutile de lui dire cela, ça ne pouvait que l’irriter [c’est nous qui soulignons] [...] [Je] vous demande votre appui en lui faisant comprendre qu’elle doit rester chez vous.

Camille écrit, résignée, à son frère : Lundi 18 octobre 1915 Mon cher Paul, J’ai écrit plusieurs fois à Maman, à Paris, à Villeneuve sans pouvoir obtenir un mot de réponse. Toi-même, tu es venu me voir à la fin de mai et je t’avais fait promettre de t’occuper de moi et de ne pas me laisser dans un pareil abandon. Comment se fait-il que depuis ce moment tu ne m’aies pas écrit une seule fois et que tu ne sois pas revenu me voir. Crois-tu que ce soit amusant pour moi de passer ainsi des mois, des années sans aucune nouvelle, sans aucun espoir ?

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Chapitre I - À la recherche de Camille disparue

Ne sachant pas qu’elle retombe dans la gueule du loup, elle va jusqu’à demander, en désespoir de cause, à son ancien voisin et médecin du quai Bourbon, le Dr Michaux – celui-là même qui a signé son certificat d’internement en mars 1913 –, d’intervenir auprès des médecins de l’asile, soulignant une nouvelle fois que : Maman et ma sœur ont donné l’ordre de me séquestrer de la façon la plus complète, aucune de mes lettres ne part, aucune visite ne pénètre.

[Lettre au Dr Michaux du lundi 25 juin 1918] Lettre bien parvenue, mais apparemment restée, on le devine, sans réponse. Une lueur d’espoir naît pourtant pour elle à partir du 1er juillet 1919, et pendant toute l’année 1920, voire encore en 1921 : les bilans mensuels la notent « calme », « très calme », avec son désir de « voir sa famille et se rapprocher d’elle ». Les médecins envisagent même une « sortie d’essai », selon les protocoles, à partir du 1er juin 1920, tout en soulignant à nouveau et déplorant l’absence de visite. À quoi leur est opposé un refus catégorique de Mme Claudel mère, le 4 juin 1920, alléguant le mois suivant un problème financier. Camille demande à être transférée à Sainte-Anne à Paris, voire dans un couvent 1 ; les médecins, pour leur part, ne peuvent décider d’un transfert sans demande exprès de la famille. L’une et les autres vont alors, devant l’incompréhension ou l’obstination adverse, peu à peu baisser les bras et / ou se lasser. Mais son destin est désormais scellé : Camille est, dès cette année 1920, condamnée à finir ses jours à l’asile et à l’oubli. L’« affaire » ne sortira plus du complexe familial. « Morte vivante », titrait Reine-Marie Paris un des chapitres de sa thèse-biographie ; à cette appellation romantique / gothique, nous avons préféré un sous-titre plus conforme à la morale ambiante, « Mise au tombeau », et qui s’explicite par sa vie « exhume » au final.

1. Cf. lettre de Camille à son frère Paul, fin 1932 – qui sera plus loin citée in extenso.

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Camille Claudel - Une mise au tombeau

Masques & Visages de Camille Camille Claudel est donc née et a été baptisée sous un double prénom : Camille, suivie de Rosalie. Rosalie est celui qu’elle a hérité de sa grand’mère maternelle, Louise Rosalie Thierry (née Cerveaux 1816 – 1843), morte prématurément à l’âge de 27 ans après l’accouchement de son deuxième enfant, Paul – que l’on trouvera mort noyé à l’âge de 23 ans. Lourd héritage déjà. Le premier, Camille, un prénom androgyne. Sa génitrice de mère lui donne par là, comme l’ont noté tous ses biographes, la lourde charge de succéder à, voire remplacer, un enfant né précédemment, de sexe masculin, Charles Henri, mort quinze jours après sa naissance en août 1863. Avec son patronyme, on peut dire qu’elle n’est pas davantage gâtée. Plane déjà sur elle, de par sa mère, l’ombre des Cerveaux (bénéfique ? maléfique ?), mais elle hérite, de par son père, d’un nom dont l’origine latine tend à désigner des personnes atteintes d’une claudication (depuis peut-être le célèbre empereur romain). Ce dont elle était effectivement atteinte, comme l’a discrètement relevé Roger Godet dans le portrait qu’il fit d’elle à l’occasion de sa rencontre avec Claude Debussy (présentation des Lettres à deux amis de Claude Debussy, Paris, José Corti, 1942). Un handicap, surtout pour une sculptrice, qu’elle réussit à surmonter sans jamais s’en être plainte. Bref, c’est de fait à un « Monsieur » que s’adressent les frères Durand–Ruel, à l’occasion d’une simple transaction en 1895, et l’on n’en finirait pas de relever, dans les commentaires critiques, les échos de la misogynie de l’époque. À commencer, pour exemple, par Octave Mirbeau, qui ne recule pas à écrire : Mlle Camille Claudel nous apporte des œuvres qui dépassent par l’invention et par la puissance d’exécution tout ce qu’on peut attendre d’une femme [c’est nous qui soulignons]. [...] C’est d’un art très haut, très mâle [c’est nous qui soulignons] et qui fait de Mlle Claudel une des plus intéressantes artistes de ce temps 1.

Et encore : Voilà une jeune fille vraiment exceptionnelle. Il est clair qu’elle a du génie comme un homme qui en aurait beaucoup [c’est nous qui soulignons] 2. 1. « Ceux du Champ de Mars » [CR du Salon 1893], Le Journal, supplément illustré, 12 mai 1893.

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Chapitre I - À la recherche de Camille disparue

On n’ose pas demander « de quoi ? » Proposant sa candidature à l’Institut – en remplacement de celle de Rodin, décédé –, Louis Vauxcelles, sous le pseudonyme de Pinturrichio, s’exclame : Et Camille Claudel n’est-elle pas un sculpteur plus mâle [c’est nous qui soulignons] que MM. Coutan, Marqueste et Allouard réunis 1 ?

Rodin lui-même lui avait écrit : Je sais que vous avez la vertu de la sculpture. Vous avez l’héroïque constance, vous êtes un honnête homme, un brave homme [c’est nous qui soulignons].

Ce qui, de sa part, était plutôt un véritable hommage. Camille, au milieu de tout cela, sait faire preuve d’humour, un humour toutefois teinté d’amertume. Déclinant une invitation pour le Salon d’Automne de son fondeur Eugène Blot, elle lui dit (automne 1905) : [...] je ne puis me présenter au public avec les toilettes que je possède à l’heure qu’il est. Je suis comme Peau d’Âne ou Cendrillon condamnée à garder la cendre du foyer, n’espérant pas de voir arriver la Fée ou le Prince charmant qui doit changer mon vêtement de poil ou de cendre en des robes couleur du temps...

Version rose... Version plus noire : en séjour un été à l’Islette – résidence louée un temps par Rodin, à une période, disons, troublée de leur relation –, elle s’étonne de « toutes sortes de fables forgées sur moi » qu’on lui a rapportées : Il paraît que je sors la nuit par la fenêtre de ma tour, suspendue à une ombrelle rouge avec laquelle je mets le feu dans la forêt 2 ! ! !

La voilà donc sorcière 3, puis Gorgone, dans l’autoportrait qu’elle dissimule d’elle dans son Persée et la Gorgone (marbre, 1902). 1. Pinturricchio, « Les dames de l’Institut », Le Carnet de la semaine, 27 janvier 1918. Les sculpteurs visés sont alors en vogue : Jules Coutan (1848 – 1939), prix de Rome 1872 ; Laurent Marqueste (1848 – 1920), prix de Rome 1872 ; Henri Allouard (1844 – 1929). 2. Lettre à Rodin, 25 juin 1893. 3. Camille, familière, dit-on, dans sa jeunesse, de la « hottée du diable » – chaos rocheux sis dans la forêt de Coincy, à proximité de Villeneuve s/Fère, aux formes étrangement

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Et encore chacal ou hyène : « Comment pouvez-vous dormir sur vos deux oreilles, écrit-elle à Eugène Blot en avril 1905, pendant que des quantités de femmes sculpteurs s’écrient : à l’aide, au secours, je me noie ! Comment vos rêves ne sont-ils pas continuellement troublés par les hululements de tous ces chacals ! [...] ces hyènes assoiffées de carnage ». Mais, qu’on ne s’y trompe pas, Camille, qui a vertement envoyé balader les dames de La Fronde, n’est pas pour autant féministe. Signalons, pour être exhaustif, qu’on lui attribua dans la famille le diminutif affectueux de Camomille : elle signera ainsi K. Momille certaines de ses lettres, qui deviendra un simple K. Mille (lisez : cas Mille) lorsqu’elle sera internée. C’est maintenant sa liaison houleuse avec Rodin, manifestement de notoriété publique (contredisant le secret jalousement gardé par la famille), qui devait tôt susciter des transpositions. Elle apparaît dès 1900 dans le dernier drame écrit par Henryk Ibsen (sur informations fournies par le peintre norvégien Frits Thaulow, « client » et de Rodin et de Camille), Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, qui fut immédiatement traduit et publié en France par les soins du comte Prozor 1, où Camille apparaît sous les traits très identifiables d’Irène, modèle du sculpteur Arnold Rubek – donc Rodin, qu’Ibsen donne comme déjà marié à Maja (alors que Rodin n’épousera Rose Beuret que beaucoup plus tard, en janvier 1917). On la retrouve ensuite dans un autre drame, écrit par Mathias Morhardt en 1909, mais resté, lui, inédit (pour raisons sans doute d’amitié), La mort du roi, beaucoup plus distant du sujet, puisqu’il s’agit de Louis II de Bavière, où Rodin apparaît sous les traits de Feuerstrom (traduisez « Torrent de feu »), où Camille devient sa fille, Emma Feuerstrom, et, troisième élément du triangle, où Mathias Morhardt apparaît lui-même sous les traits d’Émile Gutentag (traduisez « Bonjour ») 2. Venus plus tard, et, le temps faisant, moins remarqués, deux romans alimentèrent encore la chronique : Andromède et le monstre, sculptées –, en aurait encore plus appris si elle avait pu lire La potière jalouse de Claude Lévi-Strauss, enquête sur les origines mythologiques du métier (Plon, 1985). 1. Paris, Perrin, 1900. 2. La pièce a été jouée à Genève en 1913 et 1914, sous les auspices d’un Comité de décentralisation dramatique, soutenu, côté français, notamment par Léon Blum, Auguste Rodin, Alfred Dreyfus, Henri Bergson et Anatole France.

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Chapitre I - À la recherche de Camille disparue

de Henry Bordeaux 1, où l’on identifie sans mal Andromède / Andrée Nesle à Camille, le monstre, sculpteur, Sauveterre à Rodin, et le conseiller d’ambassade, Gérard Ancy à Paul Claudel ; et Phryné ou Désir et remords, précisé « roman contemporain », de Léon Daudet 2, où l’on trouve cette fois Rodin sous les traits d’Auguste Estian, sculpteur, Camille, sous les traits de Margot Labrit, Mathias Morhardt, sous ceux de Sabordas, et Octave Mirbeau, sous ceux d’Oscar Girbel 3. Rodin se verra, dans la correspondance de Camille (alors tourmentée), affublé du pseudonyme peu honorifique de « la Fouine » ; elle l’assimilera, discrètement, mais en claire connaissance de cause, au coureur de dames, le père Olifus, créé par Alexandre Dumas 4. Ignorante sans doute, sous le nom de Mlle Say, de l’identité réelle de son bienfaiteur, M. Jabalot, lors de son internement, elle sera ensuite, et pour finir, « l’innommée » dans les mémoires de Judith Cladel, à l’instar de la Numida de St Augustin, « la femme qui partagea son lit, son cœur 5 »...

1. Paris, Librairie Plon, septembre 1928. 2. Paris, Ernest Flammarion éditeur, février 1937. 3. Précisons ici : Henri Bordeaux (1870 – 1963) ne s’était illustré, à notre connaissance, que par un compte rendu paru dans Le Magasin littéraire (15 juillet 1894), où, dans L’Implorante présentée au Salon, il avait néanmoins bien lu : « De Mademoiselle Claudel, une femme à genoux, le visage suppliant, les mains tendues vers l’espoir enfui [c’est nous qui soulignons] ; c’est d’une grande vigueur, à la Rodin. » Léon Daudet (1868 – 1942) fut, lui, un témoin beaucoup plus familier, dans un cercle qui réunissait, autour de son père et d’Edmond de Goncourt, notamment, Marcel Schwob, Lucien Descaves, Roger Marx... Camille fut même pressentie pour réaliser un monument à la mémoire d’Alphonse Daudet – lequel fut finalement confié à SaintMarceaux... Il nous reste, en sus de ses articles, ce témoignage dans ses Mémoires : « La sœur de Paul, Camille Claudel, est une artiste de génie. Elle sculpte et dessine comme son frère écrit, avec une spontanéité mêlée de science qui déroute, puis séduit, puis ravit encore et ne laisse jamais indifférent » (« L’entre-deux-guerres », Fantômes et vivants, vol. III, Nouvelle Librairie nationale [dir. : Georges Valois], novembre 1915). 4. Lettre à Eugène Blot, automne 1905. Alexandre Dumas, Les mariages du père Olifus, paru en feuilleton dans le Constitutionnel, 11 juillet – 30 août 1849, en 5 livraisons, puis en volume, Paris, A. Cadot, 1849 ; rééd. Michel Lévy, 1873. Pour résumer : Olifus, marin et célibataire, aurait trouvé une sirène au milieu des algues, qu’il aurait alors ramenée sur la terre ferme, vêtue, baptisée, et cætera. Persuadé qu’elle était muette, il se décida à l’épouser. Or, pour son malheur, elle savait parfaitement parler et devait se révéler particulièrement jalouse. Elle avait le pouvoir « maléfique » de le suivre à distance et de connaître toutes ses infidélités... 5. Confessions de Numida, l’Innommée de St Augustin, éd. Pierre Villemain, Paris, Les Éditions de Paris, 1957.

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CHAPITRE II SA VIE, UN PUZZLE À RECONSTITUER

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État des lieux La vie de Camille Claudel, comme l’écrit Véronique Mattiussi dans la précieuse reconstitution qu’elle s’est employée à faire – en fonction des documents disponibles... – de ses relations avec Rodin : une « histoire en pièces 1 ». Et c’est à fort juste titre qu’elle assimile même son travail à une « autopsie », autopsie d’une portée pour morte en 1920, et dont le corps, après sa mort réelle en 1943, a de plus définitivement disparu. Reine-Marie Paris, dans le constat qu’elle fait, la même année 2008, des recherches sur Camille, – en préface à la publication des actes d’un colloque tenu à Cerisy en juillet 2006 2 – parle elle-même – « en dépit de mon Catalogue raisonné » –, de « restes encore dispersés », et de « radioscopie » d’un « suaire », qu’ont par ailleurs tenté de matérialiser les différentes plaques commémoratives apposées successivement à Villeneuve-sur-Fère, son lieu de naissance, puis à Paris, son dernier lieu de résidence civile, enfin à Montfavet, le lieu de son inhumation. La vie de Camille, un véritable puzzle à reconstituer, dont bien des pièces ont déjà disparu de son propre vivant – et de façon délibérée par elle-même, qu’il s’agisse de lettres ou de ses propres œuvres –, qui doit tenter de remédier ensuite au « nettoyage » opéré à la suite de son internement (il ne restait, selon Paul Claudel, qu’un chemin de croix, images découpées du journal La Croix ; « des horreurs », « des paquets informes de terre glaise », aux dires de sa mère), sans parler, disons, des « pertes de l’Histoire » – dues, entre autres, aux déménagements 1. Véronique Mattiussi, « Camille Claudel / Auguste Rodin. Une histoire en pièces », in Camille Claudel 1864 – 1943, catalogue de l’exposition Madrid – Paris, novembre 2007 – juillet 2008, co-édition Fundación Mapfre, Musée Rodin, Gallimard, 2008, pp. 103-159. 2. Camille Claudel. De la vie à l’œuvre, colloque sous la dir. de Silke Schauder, Cerisyla-Salle, juillet 2006, Paris, L’Harmattan, 2008.

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Camille Claudel - Une mise au tombeau

successifs de Paul dans sa carrière diplomatique –, ou de la censure familiale, sans surprise pour l’époque, mais déjà bien à l’œuvre. Paradoxalement, son internement, et l’interdit édicté par sa mère sur sa correspondance, ont sauvé bien des pièces de la conspiration du silence. En dehors de ce qu’on pourrait appeler les « confessions » de Paul 1, la réhabilitation, familiale et historique, de Camille n’a commencé de fait que quarante ans après sa mort, avec la thèse de sa petite fille, Reine-Marie Paris (Camille Claudel, sa vie, son œuvre, Paris IX – Sorbonne, novembre 1982), publiée chez Gallimard en 1984 2, bientôt suivie de la publication du Dossier Camille Claudel (Librairie Séguier, 1987), fruit d’une dizaine d’années de recherches et d’enquête de Jacques Cassar, – travail hélas interrompu par sa mort en 1981 et publié inachevé 3. Puis ce fut la guerre des catalogues raisonnés, – qui perdure : Reine-Marie Paris et Arnaud de la Chapelle, L’Œuvre de Camille Claudel 4, versus Anne Rivière, Bruno Gaudichon et Danielle Ghanassia, Camille Claudel. Catalogue raisonné 5, où les auteurs / autrices se livrent – sans par ailleurs avoir toute la rigueur scientifique souhaitée que l’on attend de ce genre d’ouvrage – à un étrange jeu de 1. « La Rose et le rosaire » [octobre 1940], O.C., t. XXI, Gallimard, 1963 ; extrait du « Cantique des cantiques » [septembre 1943], Fribourg/Suisse, Walter Egloff/ Librairie de l’Université de Fribourg (L.U.F.), 1948, repris in O.C., t. XXII, Gallimard, 1963 ; « Ma sœur Camille... », préface au catalogue de l’exposition au musée Rodin, novembre – décembre 1951 & Le Figaro littéraire, 17 novembre 1951. 2. Camille Claudel 1864 – 1943, réédité en 1988, apportait les premiers documents psychiatriques (pp. 193-208) – après autorisation officielle de la levée du « secret médical » à l’initiative de Renée Claudel-Nantet, dernière des filles de Paul, en 1983 –, ainsi que les lettres à cette occasion retrouvées, adressées à et surtout confisquées par l’administration des asiles sur ordre de Mme Claudel mère (pp. 121-153). 3. Il est à regretter au surplus que, pour les rééditions successives du Dossier, les « éditeurs » ne se soient jamais reportés aux originaux, – ce qui aurait évité erreurs de retranscription, lacunes incompréhensibles et bon nombre d’autres bévues. N’en saluons pas moins Jacques Cassar, qui, sans avoir eu accès aux archives de Ville-Évrard – redécouvertes dans les caves de l’asile et révélées au début des années 1990 (voir : André Roumieux, Ville-Évrard. Murs, destins et histoire d’un hôpital psychiatrique, Paris, L’Harmattan, 2008, chapitre « Camille Claudel ou “la statuaire brisée” », pp. 167-177) –, a pu retracer sa « période de l’ombre », grâce à l’ouverture qui lui fut faite des archives familiales. 4. 1ère édition, Paris, Arhis, 1990 ; dernière édition sous le titre « Camille Claudel retrouvée », Éditions Aittouarès, Paris, 2004 ; prochaine « nouvelle édition » annoncée pour 2011. 5. 1ère édition, Adam Biro, Paris, 1996 ; dernière édition, ibid., 2001.

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Chapitre II - Sa vie, un puzzle à reconstituer

cache-cache, collectionnant au passage quelques perles 1..., et donnent au goutte-à-goutte leurs dernières découvertes sans jamais établir de réelle synthèse. Faute de sérieuse biographie, les adaptations romancée(s), théâtrale(s), chorégraphique et cinématographique fleurirent, jusqu’à la publication du travail de recherche d’Odile Ayral-Clause, édité en langue anglaise en 2002 (Camille Claudel : A life, New York, Abrams), lequel ne fut « traduit » / restitué en langue française – sa langue maternelle – chez Hazan qu’en 2008. Une biographie qu’à l’image de Bach pour le clavecin, on pourrait qualifier de « biographie bien tempérée », superbe exercice de haute voltige, qui visait, justement, à « dissiper les mythes » qui s’étaient du coup construits 2. Un premier essai de synthèse. Puis il y eut encore l’édition d’une Camille Claudel. Correspondance, sous la responsabilité d’Anne Rivière et de Bruno Gaudichon 3, où se trouve opérée une surprenante sélection de lettres, les lettres « parallèles » éclairantes pour leur compréhension étant renvoyées en note de bas de page, en très court extrait, voire en simple référence. Nous sommes loin, là aussi, d’une édition « scientifique ». Bref, pour le « commun des mortels », comme pour la communauté des chercheurs, il y a de quoi « y perdre son latin », et c’est à un effectif puzzle qu’ils doivent s’affronter pour tenter d’y comprendre quelque chose 4.

1. Belle gloire posthume ainsi pour Charles Antoine Claudel, peintre résidant à Montreuil et décorateur de Georges Méliès à l’aube du cinématographe, dont les œuvres, sur sa simple signature de « C. Claudel », furent un temps attribuées à Camille... 2. Et de déplorer naturellement, pour sa « reconstruction », les documents « disparus, et probablement détruits »... 3. Paris, Gallimard, 2003, dite « nouvelle édition revue et augmentée » en 2008 – quatre seules pages supplémentaires. 4. Nous ne saurions nous appesantir outre mesure ici sur les documents dits « disparus ». Reine-Marie Paris devait déplorer, lors de ses recherches au musée Rodin, d’y trouver un dossier vide : la conservatrice, Cécile Goldscheider, l’avait emporté à son domicile, lequel fut retrouvé à sa mort, en 1988, mêlé à ses archives personnelles. Anne Rivière devait à son tour déplorer de n’avoir pu consulter, pour vérifications, les archives de l’hôpital de Montdevergues, déclarées « égarées » à partir de l’année 1925 – lesquelles ont pourtant donné lieu à retranscription... Idem pour les lettres d’Eugène Blot, conservées au fonds Judith Cladel, Bloomington (Université d’Indiana), certaines disparues...

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Camille Claudel - Une mise au tombeau

Génie – Femme – Folie Dans la reconstitution du puzzle à laquelle nous nous sommes donc livré, nous nous sommes efforcé de revenir aux documents bruts, nous gardant de toute interprétation, a fortiori sur-interprétation. Il n’a pas manqué d’études depuis les années 1980 pour examiner, réexaminer le cas Camille, sous tous les angles possibles, et sans doute le courant anti-psychiatrique, le mouvement féministe ont-ils permis de sérieuses avancées, pour briser au moins le mur du silence. Mais elles sont en même temps tombées, sans parler des travaux souvent « de seconde main », dans les classiques « erreurs de perspective », et il faudra sans doute encore quelque temps avant de les voir corrigées. « Génie – Femme – Folie », certains, certaines, ne manqueront pas de se scandaliser de cette « mise en chaîne », mais que l’on relise Paul Claudel lui-même, parfait reflet de la mentalité, de l’idéologie de l’époque. Avait-il lu Cesare Lombroso, et son très provocateur Homme de génie 1 – qui étend encore plus la chaîne, puisqu’il lie génie, folie, criminalité, prostitution et dégénérescence, et fera encore l’objet de débats houleux aux premières années du XXème siècle 2 ? Il avait en tout cas manifestement cherché à s’informer, pour écrire à l’abbé Fontaine, à la veille de sa décision d’interner sa sœur, le 26 février 1913 : Quant à ma pauvre sœur, je serai sans doute obligé d’aller à Paris pour la mettre en maison de santé. Dans le fond, je suis persuadé que comme la plupart des cas dits de folie, le sien est une véritable possession. Il est bien curieux en tout cas que les 2 formes presque uniques de la folie soient l’orgueil et la terreur, délire des grandeurs et délire des persécutions (je ne parle pas de l’érotisme fréquent 3). Ç’a été une grande artiste et son orgueil, son mépris du prochain, étaient sans limites. Cela s’est encore exagéré avec l’âge et le malheur.

1. 1ère édition française, Paris, Félix Alcan, 1889. 2. Signalons notamment Étienne Rabaud, Le génie et les théories de M. Lombroso, Paris, Mercure de France, 1908, 80 p. 3. Hors les quelques traces de scènes de jalousie, nous ne voyons pas, dans le cas de Camille, de délire érotique. Mais cela nous apporte indirectement la preuve que Paul Claudel s’était bien informé sur le sujet : Paul Sérieux et Joseph Capgras consacrent en effet un chapitre spécifique au « Délire érotique » dans leur thèse Les Folies raisonnantes, le délire d’interprétation (Éd. Félix Alcan, Paris, 1909) – Ch. II, Section IV, pp. 115121.

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Chapitre II - Sa vie, un puzzle à reconstituer

Et de lui demander, en chute : « Est-il possible d’exorciser à distance ? 1 » Bon, il pense à son « âme » plus qu’à son psychisme, envisage une thérapie par la voie religieuse, et confond le cas de sa sœur avec celui des Ursulines de Loudun. Mais il a pu aussi, et sans peu de doute cette fois, avoir eu vent de la thèse publiée en 1909 de Paul Sérieux et Joseph Capgras, Les folies raisonnantes. Le délire d’interprétation 2, que les analystes de Camille ont en tout cas bien retenue 3, mais sans souligner, à notre sens, ses plus importants passages : Les interprétateurs ne méritent pas l’épithète d’aliénés dans le sens étymologique du terme (alienus, étranger) : ils restent en relation avec le milieu, leur aspect se maintient normal ; quelques-uns réussissent à vivre en liberté jusqu’à la fin sans attirer l’attention autrement que par certaines bizarreries [c’est nous qui soulignons] [...]. S’entretient-on avec eux, lit-on leur correspondance ou leurs mémoires, non seulement il arrive qu’on ne relève aucun propos déraisonnable, mais on constate une façon de s’exprimer correcte, des associations d’idées normales, des souvenirs très fidèles, une curiosité éveillée, une intelligence intacte, parfois fine et pénétrante. On ne peut mettre en évidence ni hallucinations actives, ni excitation, ni dépression ; pas de confusion, pas de perte des sentiments affectifs.

La fin de la thèse a été franchement gommée : Les caractères et l’évolution du délire d’interprétation permettent de ne pas insister sur le pronostic. Cette « boiterie du cerveau », cette anomalie intellectuelle n’est pas susceptible de guérir. Seules des rémissions, d’une durée variable, peuvent interrompre la marche de la psychose ; parfois c’est l’involution sénile qui diminue l’activité des troubles morbides. Malgré l’incurabilité, le pronostic est moins sombre que nos observations 1. Paul Claudel met aussi clairement en relation génie et folie, dans une lettre à sa (première) fille Louise Vetch, du 21 octobre 1943, parlant de Camille : « cette forte figure où les traces de la maladie n’avaient pas effacé celles du génie. Quelle terrible, quelle horrible vie ! le drame q[ui] a brisé cette magnifique créature en plein épanouissement ! et puis le lent progrès vers la déchéance, l’égarement, ce q[ue] les Latins appelaient la “fureur” [furor] ! ». 2. Paris, Félix Alcan, 1909, 392 p. 3. François Lhermitte et Jean-François Allilaire, « Camille Claudel, malade mentale », in Reine-Marie Paris, Camille Claudel 1864 – 1943, Paris, Gallimard, 1984, pp. 157161.

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Camille Claudel - Une mise au tombeau

pourraient le faire croire : nombre d’interprétateurs peuvent en effet continuer à vivre de la vie commune [c’est nous qui soulignons]. [...] Dans la plupart des maladies mentales l’internement, et un internement précoce, est la première condition du traitement. Le délire d’interprétation fait exception à cette règle : l’internement n’est en général qu’un pisaller [c’est nous qui soulignons]. L’asile n’est pas un milieu adapté à ces sujets ; ils ont trop conscience de la distance considérable qui les sépare des autres aliénés. Certains interprétateurs demeurent inoffensifs, développent leurs chimères sans réagir violemment. Pourquoi séquestrer ces résignés ? ils n’en retireront aucun bénéfice ; mais ils souffriront de la promiscuité de l’asile et de la privation de liberté. D’autre part, leur état mental n’a rien d’incompatible avec l’existence au dehors : ils restent lucides ; leur conduite peut seulement être bizarre 1.

Cela venait trop contredire la « nécessité » invoquée de l’internement... Et nous ne nous étendrons pas sur l’idée, que l’on sent sourdre chez Paul Claudel, plus ou moins encore dominante de nos jours, d’une « fatalité » – mais Dieu, pour lui, doit pouvoir remettre ça en ordre –, d’une transmission héréditaire de la folie 2. S’agissant de la « question féminine », force est de constater que, malgré les tentatives d’avancées, en France, de Marie-Jo Bonnet ou d’Élisabeth Lebovici 3, le sujet n’a pas réellement été approfondi, faute sans doute d’archives suffisamment conservées. Mais là aussi, il faudra remonter aux sources, aux mentalités de l’époque, car on ne saurait analyser le statut de la femme-artiste au XIXème siècle avec les lunettes du XXème, voire du XXIème siècle. C’est à des chercheuses hors hexagone – allemande ou anglo-saxonne – que l’on doit les premiers réels éléments d’information sur ce qu’étaient les académies [Rodolphe] Julian 4 et Colarossi. Un fort sérieux travail a été fait, par Marina Sauer, sur L’Entrée des femmes à l’École des Beaux-Arts 1880 – 1923 5. Mais rien encore sur l’« Union des femmes peintres et sculpteurs » fondée en

1. Une infirmière de Ville-Évrard notera ainsi, le 17 juin 1913 : « Elle a une façon bizarre de se coiffer. Met des feuilles et des fleurs dans ses cheveux ». Voir son Autoportrait avec coiffure de feuilles et de fruits, non daté, mais dûment répertorié. 2. Voir la précieuse synthèse réalisée par Jean-Christophe Coffin, La transmission de la folie 1850 – 1914, Paris, L’Harmattan, 2007, 286 p. 3. Marie-Jo Bonnet, Les femmes dans l’art, Paris, Éd. de la Martinière, 2004, 256 p. ; Élisabeth Lebovici et Catherine Gonnard, Femmes artistes, Artistes femmes, Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007, 480 p. Qui trop veut embrasser, mal étreint... 4. À ne pas confondre, comme on l’a souvent vu écrit, avec Camille Jullian, spécialiste d’archéologie et futur membre de l’Institut. 5. Paris, ENSB-A, 1990, 90 p.

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Chapitre II - Sa vie, un puzzle à reconstituer

1881, et à laquelle Camille devait participer, dont Catherine Gonnard annonce pourtant avoir reconstitué les archives. Rien non plus sur les premières femmes critiques d’art, et donc pas d’« explication » pour leur quasi silence sur Camille. Nous ne disposons pour lors que de deux « hypothèses de travail », convergentes et à développer : celle d’Anne Higonnet, proposée à l’occasion d’un colloque à l’Université de Saint-Étienne, en 1987, sur « La Critique d’art en France de 1850 à 1900 1 », qui s’interroge sur l’équivoque de la revendication d’un « art féminin » ; et celle de Denise Noël, qui prolongeant son travail de thèse sur Les Femmes peintres au Salon. Paris, 1863 – 1889 2, ne peut que constater aussi l’écart entre le militantisme féministe de l’époque (prenons Louise Michel, que Camille cite dans son questionnaire) et la volonté de l’« Union des femmes peintres et sculpteurs » de promouvoir un « art féminin », « destiné à régénérer [sic] le génie artistique français 3 ». Sans doute faudrait-il commencer par republier l’ouvrage de Maria Lamers de Vits 4, où elle s’avance à affirmer que « l’Art n’a pas de sexe ». Mais contentons-nous de clore avec ces quelques « observations » énoncées par une certaine Dr Madeleine Pelletier, « Le génie et la femme », in La Suffragiste, 1er juillet 1913 : Qu’est-ce que le génie ? Lombroso jadis, disait que le génie est une forme de folie, mais c’était là une boutade, une manière d’épater le bourgeois pour attirer son attention. [...] Le génie, reconnu comme tel, et on ne peut parler que de celui-là, est très rare. [...] Le champ de l’activité mentale est grand ouvert aux hommes et cependant, parmi les milliers de travailleurs, il ne se trouve, tous genres réunis, que quelques génies par siècle. Comment veut-on que, parmi les femmes, à qui toute possibilité de faire œuvre intellectuelle a été jusqu’à ces derniers temps rigoureusement interdite, interdiction qu’on ne fait que commencer à lever et combien lentement aujourd’hui, comment veut-on pouvoir 1. Anne Higonnet, « Situation critique de la féminité », in La Critique d’art en France, 1850 – 1900, actes de colloque (1987), Université de Saint-Étienne, Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’expression contemporaine, travaux LXIII, 1989, pp. 121-133. 2. Université de Paris VII – Denis Diderot, 1997. 3. Denise Noël, « Les femmes peintres dans la seconde moitié du XIXème siècle », Clio, n° 19, « Femmes et images » (s’appuie surtout sur le Journal de Marie Bashkirtseff), 2ème semestre 2004, pp. 85-103. 4. Les Femmes sculpteurs, graveurs, et leurs œuvres, Paris, Referendum littéraire, 1905, 212 p.

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assister à l’éclosion d’œuvres géniales ? [...] Comment veut-on, le génie étant déjà rarissime chez l’homme, qu’il puisse se manifester chez la femme ? [...] Avec raison, Jules Lemaître, qui est un réactionnaire mais qui est un esprit assez éclairé pour comprendre le féminisme, a dit : « Vous prétendez que la femme n’a pas de génie et que, pour cette raison, il est juste de l’exclure de certaines carrières, eh bien, soit. Faitesnous une nomenclature des carrières où le génie est exigible et on en exclura les femmes ». S’il était une situation où le génie soit exigible, elle courrait le risque d’être longtemps vacante, car, outre les femmes, il faudrait aussi en exclure les hommes.

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