Benoit Landais
LA FOLIE GACHET
Des Van Gogh d’outre-tombe
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
LES IMPRESSIONS NOUVELLES « BÂTONS ROMPUS » Combats et controverses L’écriture peut se faire combat sans cesser d’être littéraire. Le débat peut être vif sans renoncer à l’exigence. Bref, la polémique est loin d’être toujours vaine. Et le temps qui passe ne lui ôte pas forcément sa pertinence. “Bâtons rompus” rassemble des textes d’humeur ou les pièces d’une controverse, d’hier ou d’aujourd’hui.
Couverture : détail du dessin retrouvé de Blanche Derousse, portrait du docteur Gachet. Mise en page : Martine Gillet © Les Impressions Nouvelles – 2009. www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com
P R É FA C E par Alain Mothe Au nom de quoi le critique Julius Meier-Grae aurait-il dû se méfier du docteur Gachet qui lui présente son portrait gravé par Vincent Van Gogh dont il a conservé le cuivre et qui le glorifie ? Pourquoi douter lorsque, le premier, il mentionne dans un livre publié en 1904 L’Homme à la pipe, unique eau-forte de Vincent ? 1 Pourquoi s’inquiéter lorsque, l’année suivante, le docteur Gachet en confie une épreuve au Salon des indépendants : « 26. L’Homme à la pipe (eau-forte unique de Van Gogh), Auvers, 1889 » ou en offre une autre, sous le même intitulé, au musée municipal d’Amsterdam ? Johanna, la veuve de Theo, s’alarme-t-elle réellement lorsque, s’interrogeant sur la provenance de la gravure dont elle a vu une épreuve à Cologne, elle écrit, le 15 juillet 1912, au fils du docteur : « j’ai voulu [...] vous demander si c’est une eau-forte de Vincent luimême? (je croyais que monsieur votre père l’avait fait), et Moi même je possède quelques exemplaires – dont je n’ai vendu pas un seul. » ? Comment ne pas se satisfaire de l’assurance que Paul Gachet lui adresse en retour ? « L’eau forte originale représente mon Père tête nue, il fume la pipe qu’il tient dans la main droite, elle a été faite dans la cour d’Auvers et porte la date : 25 mai 90. D’ailleurs vous l’avez : mon père en avait également donné une épreuve pour le cabinet des Estampes d’Amsterdam.» Bien après la publication des lettres de Vincent, il se «souviendra» avoir vu Vincent graver l’eau-forte, trente-trois ans auparavant, décrivant l’événement avec toujours plus de détails au fil des ans.2 Le portrait gravé est laid ? Mais Vincent était graveur débutant et son essai, unique ! Il est daté 15 mai 90 par le docteur, soit cinq jours avant leur rencontre ? Qui ne s’embrouille jamais dans les dates ? Vincent aurait dû mentionner ce portrait dans une lettre ou 4
La folie Gachet
l’autre ? Ou pas! Il a gravé une eau-forte chez Gachet3, en a envoyé une épreuve à Gauguin4 et une autre à Theo qui lui répond : « Et maintenant il faut que je te dise quelque chose sur ton eau forte. C’est une vraie eau forte de peintre. Pas de raffinement de procédé, mais un dessin fait sur métal. J’aime beaucoup ce dessin. Boch aussi l’aimait. » 5 Que sont devenues ces épreuves ? Un an plus tard, Lucien Pissarro, qui sait qu’une eau-forte existe, demande à Gachet s’il en échangerait des tirages. Puisqu’on ne connaît pas d’autre eau-forte de Vincent, il ne peut s’agir que de L’Homme à la pipe. J’ai même cru que Vincent la mentionnait en écrivant à Theo : « j’espère t’envoyer un portrait de lui bientôt ». Dès lors, à quoi bon s’interroger sur l’authenticité de l’eau-forte, comme persiste à le faire Benoit Landais, qui l’a vivement dénoncée il y a plus de dix ans? À quoi sert-il de vouloir ouvrir les yeux? La question a sa réponse: à devenir libre d’admirer les œuvres de Vincent débarrassées d’impuretés. J’ai été ému de comprendre, grâce à l’étude de Benoit Landais, pourquoi cette gravure laide, pourquoi ce visage distordu aux yeux trop bas m’avaient toujours mis mal à l’aise. La démonstration étourdissante que déduit Benoit Landais de la découverte d’un dessin enfantin représentant le docteur est décisive. La reconstitution des projections qui ont préparé le dessin, puis l’eau-forte, prouve que L’Homme à la pipe est un faux inspiré du dessin. Enfin, la preuve! Une présentation vidéo superposant les images est plus édifiante encore que les images fixes du livre. Les affirmations maintes fois répétées, sans presque se contredire, de Paul Gachet sur la gravure étaient donc mensongères. Combien d’autres encore ? En 1996, le catalogue Cézanne de John Rewald a rejeté la déplaisante Nature morte, poire et pommes vertes du musée de l’Orangerie longtemps considérée comme authentique. Qui l’avait prétendue 5
Préface
de Cézanne ? « Au dos, dit le catalogue de Paul Gachet, en haut et en bas de la main du docteur Gachet : Auvers, 1873, P. Cézanne. » Le docteur ou son fils ont, ou auraient, encore menti ? J’avais écrit un livre sur Vincent à Auvers, et commenté un long texte de Paul Gachet sur Vincent à Auvers, retrouvé bien après sa mort. Comme tant d’autres, je suis tombé dans le piège de la supercherie des Gachet à propos de L’Homme à la pipe... et de combien d’autres œuvres de leur collection ? Je le reconnais sans réticence, avec la satisfaction de constater que les chemins de la connaissance se poursuivent. Je suis persuadé que la vérité découverte par Benoit Landais va s’imposer et que d’autres éclaircies s’ensuivront, même si les obstacles à franchir ne sont pas minces – le dernier chapitre du livre en donne un aperçu. Ses accusations sont à la mesure de son indignation, de l’exigence d’honnêteté face aux manigances qui ont sali la mémoire de Vincent. Il ne semble pas que Benoit Landais ait bien appris l’obéissance, pour réfléchir ainsi sans connivence. J’espère qu’on lui accordera enfin les moyens de développer ses arguments, pour qu’ils puissent être examinés, discutés avec sérieux, et non plus passés sous silence. La portée de sa découverte est considérable, elle réaffirme aussi la nécessité de la liberté de recherche, l’indispensable droit au questionnement des œuvres – de la collection Gachet ou d’autres – pour séparer le vrai du faux, le beau de l’avarié. Ni Vincent ni Cézanne n’ont mérité l’amalgame! 1
Julius Meier-Graefe, Entwickelungsgeschichte der modernen Kunst, tome 1, 1904, note n° 1 p. 119-120. 2 Victor Doiteau, «La curieuse figure du Dr Gachet», Æsculape, 1923, p. 251, 253. 3 Lettres impressionnistes au Dr Gachet et à Murer, 1957, p. 51. 4 Lettre GAC 42. 5 Lettre T 38, datée 23 juin 1890.
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VINCENT
Aîné des cinq enfants d’un modeste pasteur du Brabant néerlandais, Vincent (1853-1890) quitte la maison familiale à 16 ans pour entrer chez Goupil à La Haye, première firme mondiale d’œuvres d’art que son oncle Cent co-dirige. Après quatre ans, il est éloigné dans la succursale londonienne avant d’être muté à Paris où il démissionne. Perdu entre Bible et besoins sexuels, il vivra une crise mystique avant de s'en affranchir dans la douleur espérant renouer, à l’été 1878, avec l’art dont il est grand connaisseur. L’aide de Theo, son cadet de quatre ans, va lui permettre de devenir dessinateur, puis, fin 1881 : Peindre, c'est le début de ma carrière, n'est-ce pas, Theo ? Il s’installe d’abord à la Haye, où il connaît de nombreux artistes, avant de partir en Drenthe après sa rupture avec Sien Hoornik, ancienne prostituée. Il retourne chez ses parents, qui vivent désormais à l’autre bout du Brabant, jusqu’à la mort de son père. Après trois mois à Anvers, il rejoint Theo à Paris où il reste deux ans avant de partir en Provence. Après une année en Arles, l’autre recluse à l’hospice de Saint-Rémy de Provence, il retourne dans « le Nord » et s’installe à Auvers où il se tue après deux mois. Nul ne saurait dire combien d’œuvres il a laissées tant la confusion sur les attributions est grande. Près d’un millier de peintures, autant de dessins et de lettres donnent un ordre de grandeur. On peut reprendre la formule de Maurice Beaubourg : « il aimait concurremment la bonté et le soleil ».
Lettre 648 [ 10 juillet 1890 ]
Le Portrait du docteur Gachet. Vincent, 2 et 3 juin 1890, Collection privĂŠe, Japon.
L’ H O M M E L E P L U S C H E R D U M O N D E
La fortune posthume du docteur Paul Ferdinand Gachet semble sans limites, ses traits sont devenus familiers. Son portrait, que Vincent achève le 3 juin 1890, devient, un siècle plus tard, le tableau le plus cher du monde. En vente publique à New York, il dépasse la somme fabuleuse de 80 millions de dollars. Quatre ans plus tard, en écho, le Rijksmuseum Vincent Van Gogh monte à la hâte l’exposition The Graphic Work of Vincent Van Gogh autour d’un autre portrait du docteur Gachet, l’eau-forte de L’Homme à la pipe, gravure dont plus de soixante épreuves figurent dans les plus grands musées et les meilleures collections. En 1999, un troisième Portrait du docteur, appartenant au musée d’Orsay, devient la toile d’appel d’une exposition qui célèbre, au Grand Palais, Le docteur Gachet un ami de Cézanne et Van Gogh. L’exposition est reprise par le Metropolitan Museum of Art de New York, puis par le Van Goghmuseum d’Amsterdam qui ont souhaité s’associer à son élaboration. Elle est soutenue par un catalogue scientifique, signé Canrobert, au raffinement profond, et s’appuie sur une recherche sans précédent diligentée par le Laboratoire de Recherche des Musées de France. L’exposition a été décidée « pour couper court à toutes les rumeurs » – des ragots avaient mis en doute la probité du médecin d’Auvers-sur-Oise. En octobre 2005, une « magistrale et ambitieuse expo présentée au Grand Palais », consacrée à La Mélancolie, montre en bonne place la réplique du Portrait du docteur Gachet du musée d’Orsay, exactement cent ans après sa première apparition à Paris. 10
La folie Gachet
Ainsi, un siècle de rang, des dizaines d’expositions et plus de mille ouvrages ont célébré et rendu hommage au docteur nonconformiste, précurseur, curieux de tout, éclectique, peintre luimême et ami des peintres. Il est l’aiguillon, le graveur qui a, pour cinq eaux-fortes d’anthologie, tendu la pointe à Paul Cézanne et, près de vingt ans plus tard, à Van Gogh, autre monstre sacré qui, enthousiaste, aurait, sur-le-champ, gravé son portrait. «Mécène», malgré de modestes moyens, il est considéré comme le «véritable héros» de la mort de Vincent à Auvers. Glorifié jusque dans sa maison – classée à l’inventaire des Monuments historiques en 1991, puis acquise en 1994 et rénovée par le conseil général du Val-d’Oise – le bon docteur s’impose comme une haute figure de l’épopée picturale qui a bouleversé nos repères picturaux : l’impressionnisme.
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PAUL FERDINAND GACHET
Fils de filateur Lillois, Paul Ferdinand Gachet (1828-1909) se destine à la médecine lorsqu’il part pour Paris à vingt ans. Étudiant peu assidu, il retrouve Amand Gautier, également Lillois qui, peintre et graveur, semble l’avoir initié à l’art. Dix ans plus tard, sur recommandation et à l’insu de ses parents, il part pour Montpellier où une thèse sur La Mélancolie récompense bientôt le transfuge – la lutte contre les « organiciens » parisiens est alors âpre. Une rente paternelle le tenant à l’abri du besoin – l’héritage de son père mort en 1870 le mettra nettement à l’aise – il n’exercera qu’une quinzaine d’années, cessant son activité privée à la mort d’Elisa Angélique Castets (1840-1875) avec qui il fut marié sept ans. Il se contentera ensuite de diverses fonctions. La rencontre avec Camille Pissarro qui réside à Pontoise en 1872 – Gachet soigne ses enfants – va le mettre en contact avec Cézanne et Guillaumin et lui permettre de s’introduire dans le cercle impressionniste. Agité excentrique, compensant ainsi des qualités artistiques modestes, collectionneur compulsif de choses de peu d’intérêt, il sera à peine remarqué malgré ses efforts pour être partout. La mort de Vincent – sur qui il était censé veiller – le fera entrer dans l’histoire. Les toiles récupérées et une succession de hasards le mettront en position de falsifier les artistes qu’il a connus. Les témoins disparus, le mythe de son importance sera créé par son fils.