Graphisme : Claude et Romain Renard Photos du spectacle : Philippe Joannes
Othello, passeur me touche particulièrement, et ceci à plusieurs égards. D’abord sans doute par ses mots. Témoins poétiquement engagés au service d’une cause, d’un propos social, d’une dénonciation forte. Le texte revisité par Yves Vasseur et Vincent Engel nous plonge sans complaisance dans la réalité des sans papiers, la brutalité des camps d’internement pour demandeurs d’asile, la sauvagerie des marchands d’hommes. Poésie des images aussi, celles de Claude Renard. Vérité en noir et blanc. Souvent grise d’ailleurs. Ensuite par la démarche. Franco Dragone revient ici aux sources, vers une expérience théâtrale aux antipodes des méga shows, un théâtre à l’échelle du monde réel. Il s’est entouré d’une équipe de talents issus de notre communauté, leur offrant la chance de partager son expérience. Ensemble, les équipes manège.mons et DRAGONE ont ainsi pu développer un champ de recherche sur une expression théâtrale très actuelle. pour Marie et avec tous mes remerciements à ceux qui ont cru à cette aventure, depuis le début et jusqu’au bout.
Je suis très sensible à ce que les démarches artistiques les plus contemporaines fassent écho à des problématiques citoyennes aussi fortes. Quand art et société se rejoignent, l’émotion est manifeste.
Yves Vasseur.
Fadila Laanan Ministre de la Culture et de l’Audiovisuel.
Quelqu’un dit : - Quand le brouillard se lève, on peut voir les côtes anglaises. Quelqu’un dit même : - Quand le temps le permettait, on apercevait d’ici les falaises de Douvres. Et puis ils se taisent et restent là, en attente.
Othello s’énerve et répond à leur impatience : - Oui, c’est ça, tu vas payer la mer, tu vas payer le sable, tu vas payer la falaise, tu vas payer l’acier du train, tu vas payer les rails, tu vas payer la lune pour qu’elle se cache, le vent pour qu’il te porte, la marée pour qu’elle te soulève. Et quand tu les auras tous payés, tu te diras qu’Othello, c’était peut-être une meilleure solution.
Quelqu’un dit : - Il n’y a plus de brouillard mais nous n’avons plus de temps non plus. Quelqu’un dit même : - Il n’y a plus d’argent. Alors ils se taisent et restent là, dans les ruines du dernier hangar, grand comme une cathédrale, qui avait servi lors du forage du tunnel sous la Manche.
Et ces ruines-là finissent avec les tempêtes par rejoindre tout en bas de la falaise celles des fortins de l’autre guerre. Des oiseaux noirs tournent autour en croassant. Ils attendent avec la marée le retour de ceux qui ont erré dans la nuit sans phare, qui ont essayé de rester debout dans le vent pour se persuader qu’ils étaient encore des hommes et qui ont fini par se payer la mer. C’est ça, l’histoire d’ Othello, passeur.
Claude Renard / Yves Vasseur
Franco Dragone, mise en scène – Yves Vasseur, avec Vincent Engel, texte – Guy Simard, lumières – Claude Renard, scénographie et costumes – Bertrand Baudry, vidéo – Looka, conception musicale Edwige Baily, Desdémone – Thierry Herman, Roderigo – Dieudonné Kabongo, Othello – Karine Kapinga, Bianca – David Kazembe, l’ombre – Sylvie Landuyt, Emilia – François Sikivie, Iago – Dominique Thomas, Lodovico Arieh Worthalter, Cassio - Francesco Mormino, assistant à la mise en scène – Manu Yasse, régie générale – Dirk Decloedt, coordinateur artistique vidéo – Gilles Papain, consultant vidéo – Patrick Nijs, vidéaste – Benjamin Foucart, régie vidéo – Judith Baudinet, opératrice vidéo Matthieu Bourdon, opérateur vidéo - Jacques Hoepffner, programmeur vidéo – Philippe Dineur, ingénieur du son – Julien Rasetti, régie son – Laurent Jacques de Dixmude, régie plateau – Giacinto Caponio, assistant régies - Benjamin Cuvelier, illustrateur – Françoise Van Thienen, costumière – Carine Duarte, couturière – Josiane Blicq, habilleuse – Elisabeth Schnell, maquilleuse – Claude Duquenne, conseiller technique – Pierre-Philippe Baeken, coordinateur de production – Fabien Milasseau, assistant personnel de Franco Dragone - Rosanna Cappetta, documentation - Anna Ruggiero, catering
Othello passeur Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique. © Les Impressions Nouvelles, 2008. www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com
Romain Renard, mise en page – Claude Renard, dessins et photographies des ciels - Philippe Joannes, photographies spectacle - Benoît Peeters, éditeur Jean-Claude Carrière, conseiller dramaturgique – Marie Noble, conseiller éditorial – Daniel Cordova, Bérengère Deroux, Marie Godart, Philippe Degeneffe, production – Charlotte Jacquet, Shanti Van Den Doren, communication – Othello, passeur a été créé au Théâtre du Manège de Mons le 29 novembre 2007 Un spectacle du manège.mons/Centre Dramatique en coproduction avec le Théâtre d’Esch, la Maison de la Culture d’Arlon, DRAGONE et le Manège, Scène nationale de Maubeuge, avec l’aide de la Communauté française Wallonie-Bruxelles et du STUDIO Maubeuge. Dans le cadre de Luxembourg et Grande Région, capitale européenne de la Culture en 2007.
Yves VASSEUR
Etre dans le doute, c’est déjà être résolu. Revenir au point de départ, à la motivation de base, celle de Franco Dragone de renouer après ses années de shows démesurés avec un théâtre de texte, un théâtre de sens, un théâtre engagé, un théâtre qui fasse entendre une autre voix dans le discours ambiant, un théâtre vrai à l’échelle du monde réel et non plus celle du rêve halluciné. Mais aussi l’envie de se colleter avec un texte du répertoire, on avait évoqué Goldoni, on a lu Goldoni, on est arrivé à Shakespeare, à Othello où les âmes se mettent à nu, à une adaptation plus exactement d’Othello qui porterait l’action au début du XXIème siècle de Venise à l’Albanie pour le premier acte et de Chypre au camp d’internement de Sangatte pour les quatre autres, Othello devenant ainsi une sorte de passeur d’hommes grassement rétribué par un roi gitan pour guider vers le paradis anglais un groupe de femmes et de musiciens gipsy. Une adaptation qui irait droit à l’essence à nu sans fioritures, sans trop de ces du maître élisabéthain mais qui noient la défroque du personnage, et puis qu’ils la transforment, qu’ils la complètent.
du texte, à la charpente shakespearienne mise images fulgurantes qui sont la caractéristique parfois l’angle d’attaque, chercher l’âme sous l’offrir aux acteurs, qu’ils se l’approprient,
Première interrogation : ferions-nous du théâtre réaliste, avec décors précis, costumes, citations d’époque, en l’occurrence la nôtre ? On ne s’est pas posé longtemps la question : le propos était de déposer sur un plateau nu le panier de crabes de la tragédie et de le laisser gigoter. Bizarrement, Kott nous confie qu’ « Othello s’est à un tel point confondu avec ses décors du XIXème siècle que c’est sans doute la pièce de Shakespeare qu’il nous est le plus difficile de nous représenter sur un plateau nu ». Pas pour nous. La place Saint Marc, Chypre et Venise, le Grand Canal et les gondoles de Stanislavski ne sont que des conventions que nous pouvons remplacer par d’autres. Othello ne se déroule vraiment que sur la scène élisabéthaine qu’est le Teatrum Mundi, là où le monde sort de ses gonds, quand le chaos revient et que l’ordre même de la nature s’en trouve menacé. Plateau nu donc, place aux acteurs. Deuxième interrogation, plus fondamentale quand il s’est agi de confronter la pièce à la réalité des sans papiers, à la brutalité des camps d’internement pour demandeurs d’asile, à la sauvagerie des marchands d’hommes. Avons-nous le droit de nous emparer de cette tragédie-là sous l’angle toujours frivole du théâtre ? Je me souvenais avoir vu il y a quelques années à Amsterdam, au théâtre Frascati, une pièce intitulée Ping-Pong qui mettait en scène de vrais demandeurs d’asiles, iraniens pour la plupart. Je veux dire qu’il ne s’agissait pas d’acteurs jouant leur rôle mais bien d’eux-mêmes, avec leur langue, leur maladresse, leur désarroi, entourés sur scène comme au camp de leurs animateurs et assistants sociaux, et montrant à cru leur dramatique vie quotidienne étendue comme du linge entre deux tables de tennis de table. Troublant. Gêne du voyeur.
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Mais beauté de l’épure. Au milieu de ces réfugiés d’un camp fermé, une assistante sociale, jouant comme les autres son propre rôle disait « Moi, c’est mon métier, eux c’est leur vie ... »
Revenons à la scène du mouchoir. Elle est terriblement brève mais pleine d’enseignements, charnière centrale judicieusement placée en plein cœur de la pièce (Acte III, scène 3).
Se justifiait-elle, justifiait-elle plutôt la pièce et donc ma présence de spectateur? Je ne le sais toujours pas aujourd’hui mais sa phrase a quelque peu légitimé notre démarche. C’est notre métier de faire du théâtre, eux c’est leur vie, mais la rencontre n’est plus si improbable.
Othello : J’ai une douleur au front, ici. Desdémone : C’est sans doute pour avoir trop veillé. Cela se passera. Laissez-moi vous bander le front avec ceci : dans une heure, tout ira bien.
Ces deux questions à peine en voie de résolution, en surgit une troisième à laquelle je ne m’attendais pas, lancée sans le vouloir comme une bombe dans les quilles de notre projet par Jacques Delcuvellerie lors d’un entretien de présentation de sa mise en scène de La Mouette de Tchekhov. « Je suis souvent irrité par les mises en scène – de plus en plus généralisées – avec viol chronologique, où on déplace Shakespeare, Molière, Sophocle, dans le temps. A double titre. D’abord, très souvent, la pièce résiste de toutes ses forces, s’y mutile, est incongrue par rapport à ce déplacement. Ensuite, il y a là une morale implicite pernicieuse : rien ne change (ce que je ne crois pas du tout), dangereusement proche de l’idée qu’il ne sert à rien de faire changer les choses ... »*
Le propos n’est pas de polémiquer ici, hors contexte d’ailleurs, avec Jacques Delcuvellerie, mais bien de profiter de son avis pour réfléchir sur notre propre démarche. Y a-t-il viol chronologique, mutilation, incongruité ? Je ne pense pas. L’action reste limpide, fidèle au caractère épique voulu par Shakespeare, en tout cas jusqu’au début du deuxième acte, au drame des sentiments ensuite. Au doge vénitien, chargeant Othello de piloter ses troupes vers Chypre, se substitue un roi gitan soucieux de faire gagner le continent européen à quelques-uns de ses sujets. Othello est étranger, Cassio connaît mieux les côtes qu’Iago et justifie son titre de lieutenant, le rythme des marées accélère de même le départ. La bataille, prétexte du départ contre la flotte turque, est complètement éclipsée par Shakespeare, la tempête ayant dispersé l’ennemi entre le premier et le deuxième acte, et la troupe, victorieuse par défaut, se retrouve à Chypre, désoeuvrée et centrée sur ses problèmes internes. Ainsi, n’est-il pas incongru de retrouver directement l’ensemble des protagonistes au camp de réfugiés de Sangatte, la traversée d’Albanie vers l’Italie puis la fuite vers la France étant tout autant évoquée en quelques mots que la bataille avortée contre les Turcs dans la version originale. Aucun personnage n’est sacrifié, tous trouvant leur place dans le dispositif du camp dans le même type de rapports.
Elle lui met son mouchoir autour du front. Othello : Votre mouchoir est trop petit. Il défait le mouchoir qui tombe à terre. Ne vous occupez pas de ça. Venez, je vais avec vous. Desdémone : Je suis bien fâchée que vous ne soyez pas bien. Ils sortent. Emilia ramasse le mouchoir...
Quelques commentaires : Desdémone offre le mouchoir à Othello, pas à Cassio. Elle ne s’en débarrasse pas non plus, volontairement ou non, pour que Cassio le trouve. Elle ne s’en désintéresse pas, lui faisant au contraire jouer le rôle de réconfort pour Othello, rendant ainsi la pareille à son amant qui le lui avait offert en gage d’amour. Au contraire, c’est bien Othello qui défait le mouchoir et le laisse tomber à terre. Il ne s’en soucie pas, signale même explicitement à Desdémone de « ne pas s’en occuper ». Très clairement, si Desdémone avait pu rappeler cette scène à Othello, n’aurait-elle pas réussi à désamorcer sa jalousie ? Le mouchoir n’est donc bien qu’un prétexte, certes rendu prépondérant mais plus par les mensonges qui en entourent la saga (et qui commencent dès qu’Emilia l’a ramassé puisqu’elle dira à Iago dans la même scène : « Elle l’a laissé tomber par négligence. ») que par sa disparition même qui est totalement à imputer à Othello. C’est ce qui me porte à croire que si la jalousie est certes au cœur du drame, elle n’y est pas seule. Dans ce sens, inciter à faire penser par notre adaptation que c’est bien plutôt la pression, sociale, financière, médiatique qui pèse sur Othello dans sa quête désespérée pour forcer le passage aux gitans qui en cause la perte nous paraît à la fois un thème d’actualité mais aussi un thème qui trouve parfaitement sa place dans l’échiquier contrasté des velléités shakespeariennes. Othello, c’est la tragédie de l’homme sous un ciel vide que traversera dérisoirement et trop tard l’éclair d’un Eurostar en partance. Comme Lear, comme Macbeth, comme Glocester, Othello descend la pente, conduit par des forces extérieures sur lesquelles il ne peut pas avoir prise à une situation sans issue.
J’irais même jusqu’à dire que notre version apporte une réponse plus claire, plus forte, plus fidèle au texte-même s’agissant de décrypter la cause de l’épouvantable tragédie qui va déboucher sur la mort de Desdémone, d’Othello et d’Iago.
Le monde de Shakespeare ne s’est pas ressoudé après le tremblement de terre. Pas plus que le nôtre après l’évacuation de Sangatte. Il est demeuré sans cohésion. Tout comme le nôtre. Et les négriers continuent à envoyer leurs esquifs à travers les tempêtes. En définitive, dans l’Othello shakespearien, tous sont perdants. Comme à Sangatte.
La tradition, les analyses dramaturgiques et les exégèses discourent toutes autour de la jalousie d’Othello, soigneusement entretenue puis portée à son paroxysme par Iago, le prétexte initial en étant le fameux mouchoir perdu par Desdémone ou, comme le croit vite Othello, offert à Cassio par Desdémone, preuve indéniable de sa trahison.
Et pour revenir aux propos de Delcuvellerie, si notre adaptation tend effectivement peut-être à dire que rien ne change, elle a quand même une furieuse tendance à inciter à faire changer les choses.
* Propos recueillis par Marie Baudet in La Libre Belgique du 23 septembre 2005.
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Ceci dit, Jacques Delcuvellerie nous ramène, fort à propos, à l’exigence du texte. En effet, le texte ici n’a de vertu que celle de l’épure. Il met à nu les mécanismes bruts, et brutaux, de l’intrigue shakespearienne. Il a banni toute la poésie, effacé quasi toutes les images pour ne retenir de l’original que le suc, la moelle, le questionnement.
Tout le monde pue mais tout le monde y trouve son compte, à court terme.Othello court entre les deux butoirs et s’y fracasse, dollars en main qui s’envolent, ange déchu ayant cru un instant sans doute être ce messager capable d’amour, ce go between susceptible de réconcilier deux mondes et de croire au paradis pour tous avant de s’apercevoir trop tard qu’il a poussé la porte de l’enfer.
A ce propos, je me souviens d’un cours de dramaturgie du fabuleux Jan Kott. Il avait invité ses étudiants à rédiger un exercice sur Hamlet: « Réécrivez la pièce en ne vous servant que des phrases interrogatives du texte. »
Définitivement perdu, il n’aura d’autre issue que d’entraîner Desdémone, Iago et Cassio dans sa chute pour que s’efface toute trace du drame.
Après une phase de doutes et de tâtonnements, le jeu devint passionnant. En quelques lignes, l’intrigue se révéla : Hamlet n’était donc bâti que sur la souffrance du questionnement, l’auteur restant muet s’agissant d’y répondre. Et la pièce fonctionnait admirablement sur quatre maigres feuillets ponctués de multiples points d’interrogation. Ici, même retour à l’essentiel en attendant l’épreuve de la mise en bouche, de la scène. Ne reste ainsi d’Othello que le laconisme de ses incertitudes. Qui est bon, qui est mauvais, qui juge ? Tous mauvais ? Depuis les dignitaires vénitiens avides de pouvoir, parents rigides, gestionnaires cacochymes lançant une flotte inexpérimentée combattre les Turcs, la laissant ensuite en rade à Chypre, bouffée par l’ennui né de l’inaction. Mauvaises les troupes immobiles, pourries par la jalousie, les coups bas, l’agressivité, l’absence de projet.
C’est alors qu’il faut se demander de quel droit, sans l’excuse du génie du poète, nous parlerons sans vergogne de personnes magnifiques et fières qui vivent à trois heures de chez nous ou rodent à nos frontières. Sans doute le droit de l’urgence, le droit ne pas taire les 333 naufragés hier 28 mars 2006 au large de la Sicile. Qui sont-ils ? Qui ont-ils payé ? Qu’espéraient-ils ? Franco Dragone n’a pas pour habitude de donner des réponses dans ses approches dramaturgiques. Il fait plutôt son miel des incertitudes, installe ses exercices scéniques dans le sillon du doute. Mais ici il ajoute encore à la difficulté en me confiant de manière sibylline : « Avec Othello, je veux faire un spectacle qui plaise à mon père ». Dans cette phrase, au-delà de l’hommage filial, de l’échange générationnel et de la volonté de créer un spectacle noblement populaire et accessible, il y a aussi cette interrogation supplémentaire : « Comment parle-t-on du malheur à ceux qu’on aime ? ».
Au milieu, Othello, allochtone jeté en pâture, autre, différent, incapable de démêler les fils, mauvais dès lors ? Aime-t-il Desdémone ou la viole-t-il ? Et elle ? Pute et soumise ou ange de pureté ? Où chercher une étincelle de lumière dans ce clair obscur ténébreux ? Kott, encore lui, parle de Rembrandt à propos d’Othello. Et cette tentative d’adaptation à la réalité contemporaine de l’exil, du trafic d’êtres humains, de la société en trompe-l’œil, de la mondialisation, fait indéniablement basculer tout son petit monde dans le camp de l’horreur. Tous sympathiques ? Les Roms, leur peuple, leurs individualités, leurs artistes, sûrement, mais allez voir du côté de leurs cités dominées par de puissants rois de la nuit qui font commerce de femmes et d’enfants, allez questionner leurs envies, leurs destins ... Sympathiques les réfugiés de Sangatte, mais à quoi sont-ils prêts pour payer leur passage, de qui ou de quoi deviennent-ils volontairement les jouets, dans quelles outrances s’estompent leurs rêves ? Sympathique le monde occidental mais de quelles fallacieuses dérives pare-t-il sa devanture pour attirer dans ses rets les faibles et les outragés ? Pour la première fois sans doute dans l’histoire des sociétés, la loi de l’offre et de la demande n’est plus de rigueur et les rapports de force s’installent et s’équilibrent dans le mensonge constant et partagé, dans le travestissement ou le renversement des lois économiques. Les Roms offrent leurs services, leur musique et leur âme mais tentent vainement de réclamer fric, reconnaissance et paillettes de la société de consommation. Les sociétés occidentales demandent de la main d’œuvre bon marché, dérégulent leurs systèmes sociaux et proposent en échange l’artifice d’un accueil factice. 14
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Franco DRAGONE Vincent ENGEL
NOTRE SHAKESPEARE Pourquoi monter Othello aujourd’hui ? Franco Dragone : Nous ne sommes plus émus par les images dures, violentes, de la réalité mais bien par des fictions hollywoodiennes. Il y a donc la nécessité d’un discours, d’une réflexion sur la cacophonie des médias, sur notre faculté à nous émouvoir encore, au milieu de cette cacophonie. Les situations extrêmes révèlent le fond des âmes. Elles suscitent des réactions extrêmes. Les pires ou les meilleures. Etre en transit, c’est être dans un moment de passage d’un point à un autre. Un moment suspendu entre quelque chose que l’on connaît et que l’on quitte par nécessité vitale et quelque chose d’autre, inconnu, et chargé de tous les espoirs. Le transit, c’est le point de tension, où tous les déséquilibres sont possibles. Les passeurs et les passés sont de tous temps, toutes époques. De Moïse aux contrebandiers d’aujourd’hui, en passant par l’émigration italienne. On est tous l’étranger de quelqu’un et le maillon d’une chaîne. Cultiver l’ambiguïté, fuir le manichéisme. Il n’y aura pas de bons ou de méchants. Vincent Engel : Quel intérêt de jouer encore Shakespeare, en prenant le risque et le pari de « transformer », de « transposer » la pièce à notre époque ? Shakespeare, aujourd’hui, se serait-il soucié des clandestins, des sans papiers ? Dans la mesure où la force des grands créateurs est de questionner leur époque et de dévoiler leurs travers, probablement. Et le défi qui se pose aux metteurs en scène n’est pas de faire revivre la société élisabéthaine mais de retrouver le souffle impertinent et dénudant de Shakespeare.
Les pistes dramaturgiques V.E : Comme il arrive souvent, la vérité, dans Othello, sort de la bouche des femmes – surtout quand les enfants sont au lit. Desdémone la profère dans le lieu clos de son intimité avec Othello ; comme ce dernier ne peut l’entendre, elle en mourra. Emilia, par contre, porte une vérité vociférante. Quand elle prend conscience de la tricherie commise par son mari et de l’aveuglement imbécile d’Othello, plus rien ne pourra la faire taire, pas même la mort. F.D : Emilia agit aussi comme un passeur. Là où Othello est un passeur de chair humaine, un Moïse sans autre dieu que l’argent et qui promet à un peuple qui n’est pas le sien une terre qui ne l’intéresse pas, Emilia est un(e) passeur (euse) de la mort à la vie. Une accoucheuse de paroles. En racontant l’histoire qu’elle a vécue, elle fait revivre les morts. Mais aussi un(e) passeur(euse) de théâtre. En nommant ses compagnons d’infortune, elle leur redonne vie, mais elle enfante aussi le théâtre en faisant d’eux des figures. Le réel de plateau devient donc le réel de l’instant. V.E : Quant aux hommes de Shakespeare, c’est à qui décrochera la palme du plus abruti, du plus bouffi d’orgueil. Tous sont soumis à l’honneur. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu explique que la société aristocratique est fondée sur l’honneur – lequel fait passer le bien de l’État après l’intérêt personnel et la fierté –, alors que la démocratie est fondée sur la vertu – pour laquelle l’intérêt personnel doit s’effacer devant le service commun. Et il n’est pas un homme dans cette pièce à agir par vertu...
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Le langage du jeu. Deux hommes ont un statut particulier : Othello, parce qu’il est à cheval entre deux mondes, deux cultures. Il est l’étranger, stigmatisé par la couleur de sa peau, qui rêve de s’intégrer au plus haut niveau de son pays d’adoption. Adoption que le mariage viendra parfaire. Quant à l’autre, Iago, s’il n’a à l’évidence aucune vertu, il n’en est pas pour autant asservi à l’honneur ; son intérêt personnel prime et, pour triompher, il est prêt à tout. C’est un opportuniste cynique et lucide, sans scrupule. La société lui refuse le statut auquel il prétend avoir droit ? Peu importe ; il se servira lui-même, en se servant de ceux qu’il est censé servir. F.D : Le personnage de l’ombre est une émanation, une synthèse de Puck, Fest, Fallstaff, Caliban et Ariel. Il est tous les bouffons et esprits de Shakespeare en un seul. C’est la conscience, le témoin, le mort qui revient et qui regarde, observe, parfois sérieux ou grave, parfois hilare ou facétieux. L’ombre sera le corps virevoltant du bouffon et Emilia, personnage aussi de la fiction, sa voix. V.E : La modernité du théâtre élisabéthain se fait jour particulièrement dans ce personnage du bouffon. C’est que le bouffon, comme les femmes dans Othello, dit la vérité nue. Il n’y en a pas dans cette pièce de Shakespeare, mais ils sont tellement présents dans d’autres... Son regard transperce, ses gestes dévoilent. L’air de rien, l’air de tout.
Traitements scéniques. F.D : Travailler avec tous les outils que permettent le théâtre, le cinéma, la musique, la voix et le geste pour tisser une narration. Principalement se référer à la grammaire propre au cinéma. Chercher à traduire, aussi bien par le jeu que par la mise en espace, le langage utilisé par la narration cinématographique. Transposer au théâtre les techniques de la caméra. V.E : L’image et le cinéma sont devenus les référents universels. Tout récit est aujourd’hui reçu à travers le filtre des images que le spectateur ou le lecteur possède déjà. La description change de statut : elle sert à mettre en œuvre, à chahuter, à bouleverser les clichés qu’elle éveille immanquablement. Moins elle en dit, plus elle perturbe. F.D : Rechercher une émotion picturale ou sonore, sans illustration. Sortir de l’anecdote pour aller vers l’épique, du net au flou, de l’illustration à l’émotion. Rechercher la fragilité et la tension, l’inconfort. Se mettre en danger. Par la dureté et la rapidité, rendre la violence, l’enfermement, la promiscuité. Le péril toujours aux aguets, comme un prédateur. Tapi dans l’autre, les autres, les lieux...
F.D : Le corps parle. Chacun a son énergie propre. Il faut en saisir et en dessiner les contours. À travers les mémoires, passent des costumes, des images, des caractères, des silhouettes, des énergies. Accumuler pour s’enrichir, se stratifier. Pour dégager des équilibres précaires. Pour inscrire et musicaliser les silhouettes dans l’espace. V.E : Shakespeare parle du corps et du sexe sans ambages. Une pute est une pute. Le désir est dit. Othello veut sa nuit de noces, il veut posséder Desdémone. Personne ne s’en offusque, sinon Roderigo qui veut la même chose. Mais chez Shakespeare, le désir est naturel, sain. Il ne choque personne et ne cherche pas à choquer. La parole est franche, le geste la prolonge. Aujourd’hui, le désir est toujours le désir de l’autre. Vouloir ce que les autres exhibent. Et exhiber ce que l’on a. Ce que l’on fait. Le sexe, l’argent, la réussite ou la défaite. F.D : Trouver les liens entre les deux statuts du texte, parfois cru, parfois shakespearien. Une diction cinématographique, pas théâtrale. Avec le micro, permettre le murmure. Une langue à inventer, aussi bien dans la voix que dans le corps. V.E : Être fidèle au texte et à l’esprit de Shakespeare sans lui être asservi. Parfois, notre Othello est shakespearien, parfois, il n’est plus qu’un escroc de notre temps. Le livre, dans sa poche, fait la charnière. Ou le téléphone. Il bascule de l’un à l’autre. Lui seul garde les échos de la voix élisabéthaine. Les autres laissent s’échouer sur leur langue les peaux mortes d’un discours dont ils ne se souviennent pas. Ils redisent sans le connaître ce qui, de Shakespeare, est intemporel.
Décor, costumes, musique, images... F.D : Des accumulations, des superpositions. Plus qu’un costume, la figure d’un costume. Plus qu’un personnage, une figure sans identification possible. Jouer sur les matières, riches ou brutes. Privilégier le blanc, le clair pour l’unité du ton. Projeter des images sur les corps. V.E : Le corps écran. Qui s’efface derrière l’image. Qui masque d’autres images. La fausse transparence des évidences, de ce que nous croyons savoir sur les problèmes du monde, sur les maux des êtres. Le miroir des images de ces corps noyés dans les écrans de télévision, et que nous ne voyons plus. F.D : Un décor de vague et de tôle ondulée. La Manche et Sangatte. L’inaccessible, le terminus. Des images de ciels, de trains, de réfugiés.
V.E : Shakespeare, en son temps, a secoué son public ; aujourd’hui, « tel quel », il apporte le réconfort assoupi des œuvres consacrées que l’on apprécie non parce qu’elles sont fortes mais parce que des siècles nous ont appris qu’on pouvait les apprécier. Et rien n’est pire pour l’art que de ne plus déranger.
Patchwork de musiques et de sons, d’une densité parfois telle qu’il n’est plus possible d’y rien reconnaître. La cacophonie, encore. Alterner entre le son cinéma et le son théâtral, pour traduire l’espace à travers la voix. Proche, lointaine. Intime, froide.
F.D : Entrechoquer, entremêler les cultures sans jamais les identifier. Le spectacle comme un précipité de cultures. Quel est le son, quelle est la lumière de l’humanité ? Son jeu, son image ?
V.E : Superpositions de sons, d’images, de destins. De souffrances, d’espoirs. De passés rejetés, de présents endurés, de futurs voulus comme l’enfant de l’amour, avortés comme l’enfant de l’horreur.
V.E : Pour moi, Desdémone et les siens venaient d’Afrique. Pour Franco et Yves, d’Europe centrale ou orientale. Ils viennent de l’Ailleurs. Celui qui nous fascinera et nous effrayera toujours.
Qu’aurais-tu fait de notre monde, Shakespeare ?
F.D : Rechercher la cacophonie. Comment faire sens avec elle ? Comment la traduire spatialement, dans le jeu, dans la musique, dans l’image ? Du non naturalisme. Ou du sur réalisme. Ou du condensé, du précipité de réalisme. Mais toujours stylisé.
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Le monde est vil. Othello, comme toutes les grandes tragédies shakespeariennes, ne se déroule vraiment que sur la scène élisabéthaine qu’est le Theatrum Mundi. C’est justement sur cette scène, comme dans Hamlet et Le Roi Lear, que le monde sort de ses gonds, que le chaos revient et que l’ordre même de la nature est menacé. Si elle me trompe, oh ! c’est que le ciel se moque de lui-même ! Je ne veux pas le croire. (III,3) Le ciel et la terre s’effondrent : Commets des actions à faire pleurer le ciel et à épouvanter la terre entière. (III,3) Jusqu’au firmament qui est bouleversé. L’équilibre des sphères célestes est compromis. Comme si la folie descendait des étoiles sur les hommes : C’est l’aberration de la lune : elle approche de la terre plus que de coutume, et elle rend les hommes fous. (V,2) Ceci, après que Desdémone a été étouffée. Sur le monde d’Othello s’abat une nuit apocalyptique. Il me semble qu’il devrait y avoir à présent une immense éclipse du soleil et de la lune, et que le globe épouvanté devrait s’entrouvrir à ce bouleversement. (V,2)
Si l’on arrache à Othello son vernis romantique, tout ce qui est mélodrame et opéra, la tragédie de la jalousie et la tragédie de la confiance trompée se transforment en une dispute entre Othello et Iago sur la nature du monde. Comment est-il, ce monde : bon ou mauvais ? Quelles sont les limites de la souffrance ? Quel est le sens dernier des quelques courts instants qui séparent la naissance de la mort ? Iago met en mouvement un mécanisme de bassesse, d’envie et de bêtise. Comme Richard III. Et comme celui-ci, il est écrasé. Le monde dans lequel Othello peut croire à la trahison de Desdémone, dans lequel la trahison est possible, dans lequel Othello tue Desdémone, dans lequel n’existent ni amitié, ni fidélité, ni loyauté, dans lequel Othello consent à l’assassinat par traîtrise puisqu’il a consenti au meurtre de Cassio – un tel monde est vil. Iago est vraiment un metteur en scène par trop parfait. Hors d’ici, va-t-en, tu m’as mis sur la roue ! (III,3) lui crie Othello. Iago a démontré que le monde est fait d’imbéciles et de coquins. Il les a tous détruits autour de lui. Et il s’est détruit lui-même. Il va au supplice dans cette tragédie qu’il a composée. Il a démontré qu’il ne méritait pas d’être pris en pitié. Ni le monde, ni lui. La catastrophe qui s’abat sur Richard est la confirmation du Grand Mécanisme. De même la chute de Iago. Le monde est vil. Il avait raison, c’est ce qui l’a perdu. Le monde de Shakespeare ne s’est pas ressoudé après le tremblement de terre. Pas plus que le nôtre. Il est demeuré sans cohésion. Tout comme le nôtre. En définitive, dans l’Othello shakespearien, tous sont perdants.
Cette éclipse simultanée du soleil et de la lune, c’est la fin du monde telle que la voit la peinture baroque. La nuit tombe sur Othello. Et non seulement dépourvue de soleil et de lune. Comme dans Le Roi Lear et dans Macbeth, le ciel est vide. N’y a-t-il donc au ciel de foudres que pour tonner ? (V,2) Othello, tout comme Le Roi Lear et Macbeth, est la tragédie de l’homme sous un ciel vide. A la fin, Iago est livré aux supplices. Mais en réalité, à partir du second acte, c’est Othello qui est torturé. Comme Lear, comme Macbeth, comme Glocester, il descend la pente. Comme Lear, comme Glocester, comme Macbeth, il est conduit à une situation sans issue. Il épuise jusqu’à la lie l’une des expériences humaines. Othello, comme Le Roi Lear et Macbeth, c’est lancer un fil à plomb dans l’abîme, c’est sonder les ténèbres. Les questions fondamentales, touchant au sens ou à l’absurdité du monde, ne peuvent être tranchées qu’à la fin du voyage. Là-bas, justement, au fond de l’abîme.
Jan KOTT, Shakespeare, notre contemporain © 2006, Editions Payot & Rivages pour la dernière édition pp 116 - 139
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Le feu sacré J’étais emporté par le flot du discours, entraîné par son jaillissement, sans même savoir quelle en était l’origine : sans doute l’un des étudiants avait-il célébré Shakespeare comme un phénomène météorique et l’homme qui était là mettait alors toute son âme à montrer que ce poète n’était que l’expression la plus puissante, le témoignage spirituel de toute une génération – l’expression sensible d’une époque devenue toute passion. Dans un large mouvement, il décrivait cette heure extraordinaire de l’Angleterre, cette seconde unique d’extase, telles qu’elles surgissent à l’improviste dans la vie de chaque peuple comme dans celle de chaque individu, concentrant toutes les forces en un élan souverain vers les choses éternelles. Tout d’un coup, la terre s’était élargie, un nouveau continent avait été découvert, tandis que la plus ancienne puissance du continent, la papauté, menaçait de s’effondrer : derrière les mers qui maintenant appartiennent aux Anglais, depuis que le vent et les vagues ont mis en pièces l’Armada de l’Espagne, de nouvelles possibilités surgissent brusquement ; l’univers a grandi et, involontairement, l’âme travaille à l’égaler : elle aussi, elle veut grandir, elle aussi veut pénétrer jusqu’aux profondeurs extrêmes du bien et du mal ; elle veut découvrir et conquérir, comme les conquistadors ; elle a besoin d’une nouvelle langue, d’une nouvelle force. Et en une nuit éclosent ceux qui vont parler cette langue : les poètes. Ils sont cinquante, cent dans une seule décennie, sauvages et libres compagnons qui ne cultivent plus des jardins d’Arcadie et ne versifient plus une mythologie de convention, comme le faisaient les poétereaux de cour qui les ont précédés. Eux, ils prennent d’assaut le théâtre ; ils font leur champ de bataille de ces arènes où auparavant il n’y avait que des animaux auxquels on donnait la chasse, ou des jardins sanglants, et le goût du sang chaud est encore dans leurs œuvres ; leur drame lui-même est un circus maximus dans lequel les bêtes fauves du sentiment se précipitent les unes sur les autres, ivres d’une faim mauvaise.
Il va les chercher dans les taudis louches et obscurs des faubourgs aussi bien que dans les palais : les Ben Jonson, petit-fils de maçon ; les Marlowe, fils de savetier, les Massinger, issu d’un valet de chambre, les Philipp Sidney, riche et savant homme d’Etat ; mais le tourbillon de feu les entraîne tous ensemble dans la même ronde infernale ; aujourd’hui ils sont fêtés, demain ils crèvent, les Kyd, les Heywoods, dans la misère la plus profonde ; ou bien ils s’ébattent affamés, comme Spenser dans King Street, tous menant une existence irrégulière, bretteurs, acoquinés à des prostituées, comédiens, escrocs – mais poètes, poètes, ils le sont tous. Shakespeare n’est que leur centre, « the very age and body of the time » ; mais on n’a même pas le temps de le séparer des autres, tellement ce tumulte est impétueux, tellement les œuvres pullulent pêle-mêle, tellement embrouillé est l’écheveau des passions. Et tout d’un coup, dans une convulsion semblable à celle de sa naissance, cette éruption, la plus splendide de l’humanité, s’arrête, faisant place au néant : le drame est fini, l’Angleterre est épuisée, et pendant des centaines d’années le brouillard gris et humide de la Tamise retombe lourdement sur l’esprit : dans son élan unique, une génération a gravi tous les sommets de la passion, elle en a fouillé les abîmes, elle a ardemment mis à nu son âme exubérante et folle. Maintenant le pays est là, fatigué, épuisé ; un puritanisme vétilleux ferme les théâtres et met ainsi fin aux effusions passionnées ; la Bible reprend la parole – la parole divine -, là où la plus humaine de toutes les paroles avait osé la confession la plus brûlante de tous les temps et là où une génération embrasée d’une ardeur sans pareille avait en une seule fois vécu pour des milliers d’autres.
La fureur de ces cœurs passionnés se déchaine à la manière des lions ; ils cherchent à se surpasser l’un l’autre en sauvagerie et en exaltation ; tout est permis à leur description, tout est autorisé : inceste, meurtre, forfait, crime ; le tumulte effréné de tous les instincts humains célèbre sa brûlante orgie. Ainsi qu’autrefois les bêtes affamées hors de leur prison, ce sont maintenant les passions enivrées qui se précipitent rugissantes et menaçantes dans l’arène close de pieux. C’est une explosion violente, comme celle d’une bombe, une explosion unique qui dure cinquante ans, un bain de sang, une éjaculation, une sauvagerie sans pareille qui étreint et déchire toute la terre : à peine si l’on distingue l’individualité des voix et des figures dans cette orgie des forces humaines. L’un reçoit de l’autre le feu sacré ; chacun apprend du voisin ; on se vole mutuellement ; chacun combat pour surpasser et dépasser son camarade et, cependant, ce ne sont tous que des gladiateurs intellectuels d’une seule fête, des esclaves en rupture de chaîne, que fouette et pousse en avant le génie de l’heure.
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Stefan ZWEIG, La confusion des sentiments © 2006 Editions Stock - Bibliothèque cosmopolite, pp 28 - 32
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Othello passeur
Acte 1.
Othello : N’y a-t’il donc au ciel de foudres que pour tonner ?
Othello, voix off : Laissez-moi lui prendre la main, laissez-moi faire d’elle la funambule de ma vie, de mes rêves... Elle rendra la lune plus rousse, les étoiles plus brillantes. Laissez-moi... Scène 1. Emilia est seule en scène. Elle tient un foulard et un livre en main. Le livre est abîmé. On aperçoit fugitivement la couverture, sur laquelle un Noir imposant coiffé d’une couronne. Son visage apparaît en gros plan sur l’écran. En surimpression, une date et un lieu: Bruxelles - Commission de régularisation des sans-papiers - Séance du 14 avril 2006 Voix off, neutre : Allez-y parlez. Emilia : Parler ? Parler à leur place ? De quel droit ? Mais si je ne parle pas, personne ne le fera. Ou alors, pour mentir. Pour les tuer une seconde fois. Et puis, rien que pour moi... il faut que je parle. Trop de douleur en moi, vous comprenez ? Non, je ne crois pas. Si je pouvais parler sans dire un mot... sans prononcer celui du mal... Le chef a dit : « Il veut qu’on l’appelle Othello. » Il y a eu un bruissement dans les branches. Puis le vent s’est apaisé et tout le monde a hurlé : « Othello ! » Il s’est avancé lentement, la tête droite, le regard qui passait au-dessus de nous comme un rapace dédaignant une proie insignifiante. Il a glissé un livre dans son poche tout en marchant. Moi, j’étais près de lui. J’ai vu la couverture ; il y avait un Noir énorme, habillé comme un roi, comme Balthazar. Je n’ai pas vu le titre. Dès qu’il a entendu son nom, il a redressé la tête et les étoiles se sont reflétées dans ses iris. Ses yeux sont passés sur moi comme si je n’existais pas. Il a soupiré et a glissé le livre sans sa poche. Il pouvait marcher n’importe où, ses chaussures n’étaient jamais souillées. Le chef a dit : « Othello vous fera passer en Angleterre. Othello sera votre passeur.» C’était ainsi. On ne discutait pas la décision du chef, au village. On lui a présenté des bijoux. Il les a écartés d’un revers de la main. Ce n’était pas Balthazar ; Balthazar apportait des présents, Othello prenait de l’argent. Cash. Rien d’autre que du cash. « Des dollars, frangins ». Ce sont les premiers mots que nous avons entendus de sa bouche. Il y a eu un repas pour préparer le voyage. Et pendant ce repas, Othello nous a dépouillés de nos noms pour nous en offrir d’autres. Il fallait changer d’identité, c’était impératif. Oublier comment nos parents nous avaient appelés. Un premier départ, il a expliqué, et l’assurance que nous ne reviendrions plus en arrière. D’abord mon homme... Lui, il aurait voulu que le chef le choisisse. Depuis des semaines, il m’expliquait tous les soirs pourquoi il estimait qu’il était le meilleur pour ce boulot. Il avait des amis, il connaissait des filières... Il avait demandé à l’un ou l’autre d’en parler au chef, mais le chef ne l’avait pas même regardé. Othello l’a désigné : « Toi, tu seras Iago ». Je n’avais jamais entendu de nom pareil. Le copain de mon mari s’est retrouvé en Roderigo. La fille de Brabantio, le bras droit du chef, avait les yeux brillants, qui ne quittaient pas Othello. Elle ne voyait pas le regard de Roderigo... il en pinçait pour elle depuis toujours. Depuis toujours, il avait imaginé que le vieux Brabantio lui donnerait sa fille, et il y avait eu un accord entre eux.
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C’était presque officiel. Mais Roderigo allait partir, il avait changé de nom et elle regardait Othello... Quand il s’est tourné vers elle, il a hésité. Il s’est mordu les lèvres. D’une voix grave, il a dit : « Et toi, ce sera Desdémone ». Il y avait de la jubilation et de la désolation dans ses yeux, Othello. Desdémone, elle, n’avait que de la joie. Nous, nous attendions notre tour. C’était à la fois drôle et effrayant. Il y avait des rires étouffés. Les corps tremblaient un peu. Ces noms nous semblaient ridicules, impossibles. Des soubresauts. Il y a eu encore Cassio et Bianca, deux jeunes qui s’aimaient depuis l’enfance. Et Lodovico, un proche du chef. Il s’est approché de moi et m’a fixée au fond des yeux. Je n’étais pas fière ! Il m’a dit : « Toi, tu seras Emilia ». C’était trop, j’ai éclaté de rire. Vous comprenez ? Mon vrai nom, c’est Emilia. Je lui ai demandé comment il savait que je m’appelais Emilia. Il a répondu: « La femme de Iago, c’est Emilia ». Je n’ai plus ri. La femme de Iago, c’est moi. Avant que la nuit tombe, nous avions troqué nos noms. Enterré notre passé. Celle qui était devenue Desdémone s’est endormie, la tête sur mes genoux. Le regard d’Othello était tellement puissant que je crois que j’avais déjà oublié son vrai nom. Elle avait serré autour de son cou un foulard qu’Othello lui avait offert, après l’avoir nommée Desdémone. Ce foulard... Si j’avais su le mal qu’il ferait, je l’aurais dérobé à cet instant et jeté au feu. Roderigo la contemplait avec rage et impuissance. J’ai vu qu’il parlait à voix basse avec Iago, qu’il lui glissait quelque chose dans la main. Quelque chose que Iago faisait disparaître dans sa poche, avant de frapper doucement sur l’épaule de Roderigo. C’était un marché, certainement. Je ne savais pas encore lequel. Si j’avais pu deviner...À l’aube, le chef a voulu qu’on parte tout de suite. Il pleuvait. Pour lui, c’était une aubaine : les milices ne se montreraient pas. Il était surtout pressé de nous voir déguerpir. Ses yeux comptaient déjà l’argent qu’il allait se faire sur notre dos. Nous étions une tribu de bergers. Sauf que le bétail, c’est nous, maintenant. Les filles, surtout. Notre chair, les hommes la préfèrent chaude, c’est tout. Je sais pas si c’est un avantage sur les moutons. Nous avons suivi Othello. Desdémone ne devait pas partir. Othello a parlé au chef. Des mots que je n’oublierai jamais. S’il ne reste qu’une pureté dans cette histoire sordide, ce sont ces paroles. La promesse d’une lumière pour guérir les abysses... Il parlait comme un ange... Ce n’était plus ses phrases courtes, pour le voyage; c’était un souffle qui venait de loin, qui semblait le dépasser lui-même, l’emporter ailleurs... Et pourtant, je suis sûre qu’il connaissait déjà la fin de l’histoire. Quoi qu’il en soit, il a convaincu le chef, qui n’a pas laissé le choix à Brabantio. Le vieux, quand sa fille est partie, ses dents étaient tellement serrées que j’ai cru que ses mâchoires allaient éclater... Othello : Laissez-moi lui prendre la main, laissez-moi faire d’elle la funambule de ma vie, de mes rêves... Elle rendra la lune plus rousse, les étoiles plus brillantes. Laissez-moi lui offrir la liberté. Pas le bonheur, c’est trop grand pour moi. Mais la liberté, ça, je peux lui offrir. J’ai la clé. Laissez-moi lui tendre la main, laissez-moi prendre le temps. Le temps d’apprendre à l’aimer.
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