Dans la peau de Tintin

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Introduction Tintin est une peau. C’est une enveloppe protectrice, pour Hergé d’abord, et à sa suite pour nombre de ses lecteurs. Cette peau remplit plusieurs fonctions : elle protège du réel, quand celui-ci se fait trop dur ou trop menaçant ; elle rend plus courageux devant l’adversité ; elle magnifie celui qui s’en empare. Ce ne sont pas les seules fonctions dont s’acquitte Tintin pour son créateur ou ses lecteurs mais ce sont les plus essentielles. Elles pourraient expliquer l’étonnant succès de ce personnage depuis sa première apparition, dans le supplément du journal Le Vingtième Siècle, en 1929. En s’identifiant à Tintin, en faisant Tintin, le lecteur revêt sa peau pour lui ressembler et se hisser à sa hauteur. Tantôt masque et tantôt armure, le corps de Tintin est une coquille vide, en attente d’être remplie. Comme toutes les armures, cette peau se fait parfois pesante ; elle alourdit le geste, ralentit l’allure, rigidifie le moi. Une fois qu’on l’a enfilée, on ne peut pas s’en défaire aussi facilement, elle laisse longtemps sa marque sur les esprits et sur les corps. Serait-elle également une tunique de Nessus ? Pour Hergé, cette carapace fut à plusieurs reprises une prison dont il voulut s’évader. Il y parvint, après la Seconde Guerre mondiale, au prix d’un effondrement total de son être. Si l’implication de l’auteur dans son personnage fut si forte, il faut s’attendre à retrouver dans les aventures du garçon à la houpette de nombreuses traces intimes, invisibles aux premières générations de lecteurs. Depuis le décès d’Hergé en 1983, plusieurs biographies importantes ont paru. Je m’appuie sur ces travaux, et sur les documents privés que j’ai pu obtenir, pour risquer une lecture autobiographique des aventures du petit reporter. Il ne s’agit pas ici de dresser un parallélisme entre la vie intime de Georges Remi et les albums de Tintin, mais de montrer que ceux-ci puisent leurs caractéristiques les plus fortes dans l’existence même de l’auteur. Hergé a nourri sa création de ses doutes, de ses blessures, de ses rêves, de ses hantises, et parfois même de ses désirs inconscients. Au-delà des anecdotes, je souhaite mettre en évidence une structure commune aux aventures de Tintin et au psychisme de leur auteur, à partir d’un fantasme fondamental. Ce livre a donc un double objectif : d’un côté, il présente une théorie de la production de Tintin, de l’autre, une théorie de la réception. Il vise à comprendre comment ce personnage s’est changé en un mythe collectif. Je pose l’hypothèse que cette métamorphose s’est réalisée par le même mécanisme d’enveloppement à l’œuvre chez Hergé. Ce dernier est entré dans la peau

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de Tintin, il a invité ses lecteurs à suivre son exemple. Tintin est devenu un mythe parce que nous, ses aficionados, nous l’avons à notre tour utilisé comme une armure ou comme un totem. J’ai déjà beaucoup écrit sur Tintin, beaucoup trop au gré de certains. Ce livre ne répète pourtant pas mes essais précédents. Dans Les métamorphoses de Tintin, paru en 1984, je tentais de montrer, en m’appuyant en partie sur la théorie psychanalytique, comment les aventures du petit bonhomme formaient un tout. Je voulais saisir son évolution, sa lente maturité, ses erreurs de jeunesse puis son vieillissement dans une sagesse qui n’est peut-être qu’un assagissement. En 2003, Tintin et le mythe du surenfant s’attachait, à travers une approche anthropologique, à mettre au jour les structures profondes du récit, les mécanismes élémentaires qui en formaient l’armature1. Dans le présent volume, j’essaie de comprendre l’investissement intime d’Hergé dans son œuvre, afin de mettre en balance les épreuves personnelles qu’il a rencontrées et l’évolution de la saga de Tintin. On découvrira qu’après être entré dans la peau du petit reporter, Hergé s’est investi dans le personnage du capitaine Haddock, puis dans celui de Tryphon Tournesol, pour revenir à Tintin pendant les dernières années de sa vie. À la fin, la boucle est bouclée, mais la sérénité est acquise par l’invention d’un Moi médiatique servant d’écran entre l’artiste et son public. Mon souhait est de retrouver dans ce nouvel essai la lecture pleine d’inquiétude et d’effroi qui fut la mienne lorsque je découvris pendant l’enfance les aventures du petit reporter. En vieillissant, notre lecture devient apaisée parce qu’elle se fonde sur la répétition : nous savons par avance ce qui va se passer. Si, contrairement à Haddock et à Zorrino, nous ne pleurons pas la mort de Tintin, c’est parce que nous savons qu’il ne s’est pas noyé dans la chute d’eau (TDS, 42, 1-7). Il a découvert le passage secret permettant d’entrer dans le temple du Soleil. Nous suivons le déroulement de chaque épisode sans angoisse parce que nous connaissons – ou croyons connaître – le fin mot de l’énigme. Il n’en va pas de même pour les enfants qui ouvrent un album pour la première fois. En me fondant sur les confidences que j’ai pu recueillir, ou sur des témoignages écrits de lecteurs, je crois ne pas être seul à avoir découvert Tintin dans l’angoisse. La peur du monde extérieur est sans doute le sentiment le plus enraciné chez les enfants, celui qui forme le fondement de la personnalité. Il entraîne un besoin de protection, que celle-ci vienne des parents ou de tout autre mécanisme permettant de faire face à ces craintes. Tintin est l’un de ces mécanismes imaginaires. Parce que le héros d’Hergé n’a peur de rien, le 1 Une approche identique sert de méthode à ma contribution au volume collectif L’Archipel Tintin, paru aux Impressions Nouvelles en 2004. 12


INTRODUCTION

jeune lecteur se sent rassuré en mettant ses pas dans les siens. Par ailleurs, ce besoin de protection devant l’inconnu est contrebalancé par un désir tout aussi fort, celui de partir à l’aventure. Ici encore, Tintin se révèle être un pôle d’attraction, lui qui nous conduit dans les lieux les plus reculés du monde. En un mot, les aventures de Tintin remplissent pour les lecteurs du XXe siècle un rôle équivalent à celui des contes de fées de nos ancêtres des XVIIe et XVIIIe siècles : ils sont des récits initiatiques permettant d’entrer dans l’âge d’homme, pourvus des moyens de défense adaptés à la complexité du réel. Les dangers que court l’enfant sont divers mais presque tous résident dans un contact violent avec des individus dont il découvre le désir, la méchanceté ou la folie. Les albums d’Hergé n’offrent pas une version fleur bleue du monde adulte. Le jeune lecteur est sensible au climat d’étrangeté qui transpire dans de nombreux épisodes de Tintin ou de Jo et Zette2. Hergé, comme Hitchcock, et peut-être pour une raison identique, est un maître dans l’art de distiller la peur. Pour moi aujourd’hui, une lecture fondée sur l’angoisse et l’inquiétude est la vraie, même si l’auteur a tenté d’adoucir la violence de son univers en retravaillant la plupart de ses albums. Une telle lecture nous introduit au cœur de l’univers intime d’Hergé et nous donne un aperçu de son inconscient dans ce qu’il a de plus indompté. Avec l’approche émotionnelle de l’enfant, mais armé des outils intellectuels de l’adulte, c’est ce monde d’une inquiétante étrangeté que j’ai tenté de comprendre ici.

2  « Le premier [album] que j’ai eu en main était en l’occurence Les 7 Boules de cristal [...] J’ouvre l’album et je tombe sur la momie squelettique. C’était la grande faucheuse qui faisait irruption dans ma vie ! Je retrouve presque l’odeur de ferme liée à cette première image, qui m’a assailli d’une terreur absolue. Quand on est petit, on a peur la nuit, on fait des cauchemars. Celui-là est formidablement mis en scène : au début, on voit juste la tête de la momie, qui s’assied ensuite sur le rebord de la fenêtre... Cela s’est imprimé en moi très profondément. » Pierre Michon, «La terreur et son remède», in Tintin au pays des philosophes, Hors-Série de Philosophie Magazine, août 2010, p. 82. 13


Hergé en 1937. (collection privée)


Chapitre 1

Le corps de Tintin « Avant de devenir les concepts philosophiques par excellence, l’Un, l’Unité, la Totalité constituaient des nostalgies qui se révélaient soit à travers des mythes et des croyances, soit dans des personnages de fiction. » Mircea Eliade

Le corps de Tintin est un territoire inconnu. Personne ne l’a découvert. On le devine au travers du vêtement ou, plus directement, l’une des rares fois où le héros se déshabille. C’est un corps secret, un corps mystérieux d’adolescent. Il relève de la catégorie des moins de seize ans, pour emprunter à Gabriel Matzneff un titre provocateur1. On a d’autant plus envie de découvrir Tintin dans son intimité qu’il appartient à cette catégorie de jeunes au sexe indéterminé que célèbre l’auteur du Sabre de Didi. Une seule fois Hergé permet d’entrevoir les petites fesses de son héros. C’est lors de la douche qu’il prend sous la trompe de l’éléphant dans Tintin en Orient. Dans cet épisode fameux, notre ami retourne à l’état sauvage ; il vit en harmonie avec les bêtes de la jungle, comme son aîné Mowgli. Hergé nous le montre entièrement nu, au moment de la toilette. Mais pour épargner la pudeur de ses jeunes lecteurs, il afffuble son personnage d’un pagne, dont il souligne le caractère arbitraire en nous laissant entrevoir le derrière du petit bonhomme2. Pour pallier ce manque à voir, des profanateurs n’ont pas hésité à s’emparer du personnage pour le représenter dans les positions les plus grotesques ou les plus scabreuses, en train de faire l’amour par exemple. D’autres l’ont montré blessé, amputé, alors que l’auteur nous a épargné l’image d’un corps mutilé. Les sanctions judiciaires, qui ne manquent pas de tomber lorsque de tels excès parviennent à la connaissance des ayants 1  Gabriel Matzneff, Les moins de seize ans, Paris, Julliard, 1974. 2  Archives Hergé, III, 75, 7. Lors du retravail de cette aventure, en 1955, Hergé choisira une image moins érotisée de son personnage. Pour prendre sa douche en pleine jungle, Tintin sera pudiquement vêtu d’un caleçon. Voir Les cigares du pharaon, 35, 11. 15


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droit, visent à punir les profanateurs d’une image sainte. Tintin est devenu un mythe qui prend sa source dans les croyances les plus archaïques de l’humanité. Les profanations auxquelles nous faisons allusion sont l’envers du désir légitime que tout lecteur porte en lui : voir le corps dénudé du héros, ôter le vêtement dont il se pare pour savoir ce qu’il cache. Par delà ce désir premier, sans doute s’en niche-t-il un autre, moins évident mais tout aussi tenace, comprendre la place du corps de Tintin dans notre imaginaire collectif. Chaque lecteur souhaite connaître les liens secrets qui l’attachent à ce personnage de légende. Quant au tintinologue professionnel, il veut comprendre les raisons d’un succès qui ne s’est pas démenti depuis plus de quatre-vingts ans. Dès l’abord, ce qui frappe dans le personnage d’Hergé, c’est son élégance. Par de nombreux aspects, il ressemble aux dandys qui apparaissent en Angleterre ou en France, au début de la société industrielle, en réaction aux valeurs utilitaires. Tintin porte le costume des élégants des années trente, pantalon de golf et veste cintrée. Avec ou sans cravate, sa chemise ne fait pas de pli. Au début de ses aventures, on lui voit même une casquette sur la tête. Comme son créateur, il n’aime ni le désordre ni la saleté, un trait qu’il partage avec Milou : « Vivement un bon bain qui me débarrassera de toute cette boue3. » L’élégance de Tintin a son origine dans celle d’Hergé lui-même. Le père de Georges Remi était tailleur, comme celui de Jean Anouilh. Alexis Remi (1882-1970) a longtemps travaillé pour une maison de vêtements d’enfants, l’atelier de confection Waucquez, à SaintGilles, dans la banlieue de Bruxelles. Il voulait que ses deux fils, Georges et Paul, soient impeccablement vêtus. Si le père d’Hergé était d’origine wallone (francophone), sa mère, née Elisabeth Dufour (1882-1946), était de culture flamande (néerlandophone). Elle avait également travaillé dans la confection – comme couturière –, mais elle quitta son emploi après son mariage. Pendant des années, Georges portera les vêtements confectionnés par ses parents. Revêtu d’un costume bien taillé, il se sent à l’aise, se déplace avec élégance, devient sûr de son charme et de son talent, comme le montrent les multiples clichés pris de lui à cette époque. Son habit, c’est sa seconde peau. Il l’utilisera pour échapper à son milieu d’origine, la petite bourgeoisie. Le visage de Tintin est un cercle. Peut-être influencé par celui de Bécassine, Hergé le réduit à une ébauche, alors que le visage de Haddock est plus travaillé et laisse paraître les sentiments du personnage. Mais cette 3  Le secret de La Licorne, 39, 10. Le propre et le sale sont deux catégories fondamentales de l’univers d’Hergé. Voir chapitre 18. 16


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ébauche porte en elle l’une des deux formes élémentaires de l’univers d’Hergé, le cercle, la seconde étant le bâton. L’identification à Tintin commence sans doute par le visage ; le lecteur pénètre dans une forme close, il entre dans le cercle, il se trouve encerclé. C’est par la tête que Tintin nous invite à pénétrer dans sa peau. Une analyse de Michel Serres évoque les trous dans le décor des photographes forains : « Vous passez la tête et êtes portraituré en Jupiter, Zidane ou je ne sais quoi. Ce rond complètement blanc, c’est le visage de Tintin et ce visage est si blanc, si inexpressif, si indéterminé que vous pouvez passer la tête à travers. C’est-à-dire que Tintin, c’est vous.4 » Faisons un sort aux lieux communs qui courent depuis des lustres à propos de cette bande dessinée. À suivre la doxa, les aventures de Tintin représentent un univers avant tout masculin se développant en dehors de toute sexualité, selon ses lois propres. Comme les filles sont exclues du récit, aucune personne de sexe féminin ne peut s’identifier à cette série. Ce jugement sans appel repose apparemment sur des vérités incontestables. Les dames tiennent une place insignifiante dans la saga tintinienne. Elles peuvent se ranger en deux catégories : d’une part les grosses dames encombrantes, qui monopolisent les cabines téléphoniques tandis que le héros s’impatiente sous la pluie (SDL, p. 8) ; d’autre part les concierges, témoins aveugles et impuissants de drames qui ne parviennent pas à les émouvoir, tant elles sont imperméables au rêve et à l’aventure. Si Bianca Castafiore peut être vue comme une excroissance du premier modèle, Madame Pinson, la concierge du 26 rue du Labrador, peut servir d’emblème au second, elle qui assiste à l’enlèvement du héros sans avoir la moindre idée du drame qui se joue (SDL, p. 35-36). Littéralement, elle ne voit rien5. Le cantonnement des femmes dans un rôle modeste a peut-être son origine dans les angoisses d’Hergé lui-même. Dans une entrevue publiée le 12 octobre 1943 par le journal L’Avenir, il tient des propos qui feraient sourire, s’ils n’étaient le signe de son malaise en face du féminin. Sous couvert d’humour, il force le trait et dévoile son inquiétude au lieu de la cacher comme il croit : « Évidemment, j’aime bien voir les “belles Madames”, mais pourquoi éprouvent-elles donc le besoin de parler ? Souvent à les voir, je bâtis tout un monde de suppositions on ne peut plus agréables à leur endroit et, tout à coup, voilà le bel oiseau qui parle : catastrophe et catastrophe ; en un rien de temps, tout l’édifice est écroulé, il ne reste absolument rien. Qui me 4  Michel Serres, « Tintin, un rond dans l’eau », in Télérama Hors-Série, Tintin : L’aventure continue, 2003, p. 82. 5  Ce classement superficiel ne tient pas compte d’autres personnages comme Madame Clairmont dans Les 7 boules de cristal ou la petite Miarka dans Les bijoux de la Castafiore, qui échappent aux deux catégories. Pour Miarka, je renvoie à l’analyse du chapitre 18. 17


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dira donc pourquoi les femmes parlent ?6 » Le journaliste qui l’interroge n’est d’ailleurs pas dupe des rodomontades du jeune homme. Il souligne que l’entrée de Madame Hergé, accompagnée de sa « fille » (sic), la chatte angora Thaï, produit un changement soudain chez son interlocuteur. Pour comprendre comment une fille peut s’identifier au héros d’Hergé, il faut revenir au corps de Tintin. C’est un adolescent imberbe à la peau blanche. Milou, qui a partagé son lit à plusieurs reprises, sait de quoi il retourne lorsqu’il met en doute l’existence de signes sexuels secondaires chez son maître : « Ta barbe ?... Où est-elle, ta barbe ?...7 » Le reporter est un individu dépourvu de poils. En lui se mêlent une souplesse féline et une dureté d’acier. Pour nous en tenir à la seule aventure de L’île noire, on le voit tour à tour courir pour échapper aux recherches des deux policiers (p. 5), sauter par-dessus la passerelle d’un navire en partance (p. 6), tomber puis se relever sans une égratignure (p. 10), s’enfuir devant un dogue menaçant (p. 14), se battre à mains nues contre un ennemi armé (p. 16), poursuivre un second bandit dans la nuit noire (p. 26), sauter d’un mur sur le toit d’une Jaguar en pleine vitesse (p. 28), sauter de nouveau, mais d’un pont, pour atterrir sur un train en marche (p. 30), entrer dans un wagon après avoir risqué sa vie dans un tunnel (p. 31), poursuivre ses ennemis à l’intérieur du wagon-restaurant (p. 32), s’accrocher à un autre train (p. 33), se sortir indemme d’un accident d’avion (p. 39), marcher sans fatigue pendant trente-cinq kilomètres en montagne (p. 40-41), et de nouveau, une fois rendu sur l’île noire, échapper à tous les dangers en s’insinuant partout, y compris entre les rochers. Cette souplesse féline, qui se rit des lois de la pesanteur, fait l’objet d’un autre commentaire ironique du cabot : « Tu ne pouvais pas passer tout simplement par la grille, comme moi ?... Il faut toujours que tu essayes de faire l’acrobate ! » (IN, 28, 11) Le corps de Tintin ne peut subir aucune atteinte, comme si la violence du monde extérieur se révélait impuissante. Pourtant, les attaques ne manquent pas. Dès la première page de L’île noire, Tintin est abattu par le complice de Slim. On le voit quitter la clinique le lendemain, au grand étonnement de l’infirmière : « Au revoir, mademoiselle !... » (IN, 2, 14). Ivan, un membre de la bande à Wronzoff, le matraque, il s’en tire sans une bosse (IN, 7, 13). Son pied droit est pris dans un piège à loup, il n’en éprouve aucune blessure et repart avec les bandits sans boiter (IN, 15, 8). Il parvient peu 6  Bob Collet, « L’ami des enfants : Hergé », in L’Avenir, 12 octobre 1943. 7  L’île noire, 29,1. Dans la première version de l’album, en noir et blanc, publiée en 1937, le cabot ironisait davantage : « Ta barbe ?... Parlons-en, de ta barbe... » Voir Archives Hergé, IV, p. 72. Est-ce en raison de l’absence de cet appendice capillaire que dans cet album Tintin se métamorphose magiquement en vieillard, pourvu d’une barbe abondante ? Voir L’île noire, 5, 8-12. 18


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après non seulement à se défaire de ses liens avec un tison, mais à mettre K.O. l’abominable docteur Müller. L’incendie de la villa de Müller ne le touche pas davantage, même s’il reste longtemps la proie des flammes. Par précaution, les pompiers le dirigent vers l’hôpital d’Eastdown, mais cet infatigable quitte de nouveau l’établissement sans s’attarder : « Je me sens tout à fait bien... » (IN, 23, 4) Un phare tombant sur sa tête du haut d’un arbre n’entraîne aucune bosse (IN, 24, 3), pas plus que le choc violent avec un rateau (IN, 26, 11). Après ses acrobaties avec la Jaguar de Müller, il échappe encore à un accident dans la roulotte où il a trouvé place (IN, p. 29). L’accident d’aviation ne cause de dommage qu’à son costume, ce qui donne à notre héros l’occasion de passer le dernier tiers de l’aventure vêtu d’un kilt (IN, p. 39). Sur l’île noire, il échappe autant aux menaces du gorille Ranko qu’aux balles de révolver de Wronzoff (IN, 48, 4). Et s’il finit par chuter sur les Dupondt (IN, 59, 13), il s’en tire sans s’être cassé le moindre membre. À l’exception d’une seule image, dans l’aventure chinoise (LB, 49, 12), on ne voit jamais couler le sang de Tintin. S’il fréquente à quelques reprises les établissements médicaux, il déjoue les pronostics les plus conservateurs des médecins. En un mot, le personnage se trouve doué d’un corps de rêve qui échappe aux lois humaines puisqu’il ne vieillit pas, n’a guère de besoins, ne connaît aucune faiblesse et ne saurait être atteint par les agressions du monde extérieur. C’est de plus un corps adolescent, d’une rare beauté, qui rappelle par quelques traits ces portraits de scouts dessinés par Pierre Joubert pour la collection Signe de Piste, un univers saturé d’homosexualité. Mais Tintin n’est pas le prince Éric, son corps participe d’autres lois, puisqu’en lui se concentre tout l’univers d’Hergé. C’est dire qu’il n’existe pas de frontière entre le monde animal et le monde humain. La relation entre le maître et son chien est complexe, elle se modifie d’une aventure à l’autre8. Si Milou garde longtemps la parole, Tintin pour sa part peut s’affubler d’une peau d’animal comme d’autres revêtent un manteau ou une robe. Dans l’aventure du Congo, on le voit vêtu successivement de la peau d’un singe puis de celle d’une girafe, preuve de son affinité avec le monde animal. Dans une perspective anthropologique, les albums participent de deux univers, ils se déroulent autant dans les sociétés sauvages que dans les sociétés techniciennes. L’absence de frontière entre l’humain et l’animal s’accompagne d’une faible séparation entre le masculin et le féminin. L’adolescent Tintin se présente autant comme un garçon que comme une fille, ce qui explique l’attrait qu’il exerce sur les deux sexes. Outre Bécassine, il possède de nombreuses affinités avec Jeanne d’Arc, la virginité, le courage, l’esprit de sacrifice. 8 Serge Tisseron en a bien perçu la complexité. Voir l’article « Milou, mi fougue mi raison », in Télérama Hors-Série, Tintin : l’aventure continue, 2003, p. 84. 19


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Ajoutons que lors de la première apparition théâtrale de Tintin, le 15 avril 1941, le rôle principal était tenu par une comédienne, Jeanne Rubens9. La féminité du petit bonhomme se trouve renforcée non seulement par son élégance vestimentaire mais aussi par le style irréprochable de ses propos : « Nous savions déjà que vous étiez une canaille, monsieur Rastapopoulos ; il nous restait à apprendre que vous étiez aussi un malotru ! » (V714, 19, 10). S’il possède une force masculine, sa grace, sa souplesse et sa parole peuvent être associées à sa dimension féminine. L’île noire est l’aventure dans laquelle cette dimension est peut-être la plus visible. En effet, dès qu’il a revêtu son kilt, Tintin se trouve en quelque sorte féminisé. Analysant la première version de cette aventure, Ludovic Schuurman écrit justement : « À la première vignette [de la page 89] apparaît Tintin. Son attitude est craintive, il tient un bâton comme arme et porte ce kilt qui féminise et fragilise tant sa silhouette.10 » Il faut rapprocher le caractère androgyne de Tintin de la vision du monde de l’enfance à la veille de la Première Guerre mondiale. À cette époque, le petit garçon ne se distingue pas de la petite fille. Les photos d’hommes célèbres que nous connaissons, celles de Sartre par exemple, montrent un jeune Poulou ayant les cheveux longs d’une fillette. Il en va de même pour Georges Remi. Philippe Goddin publie des photos de l’enfant11, avec des boucles et des vêtements qu’on associerait aujourd’hui à ceux d’une petite fille. Il n’en est rien. Parfois jusqu’à l’âge de raison (7 ans), l’enfant est affublé d’un sexe indécidable. Il n’est ni garçon ni fille, mais enfant avant tout. C’est-à-dire un être non seulement asexué mais

9 La pièce s’intitulait Tintin aux Indes ou le Mystère du diamant bleu. Elle fut écrite par Hergé et Jacques Van Melkebeke et représentée au Théâtre royal des Galeries Saint-Hubert à Bruxelles, d’abord pendant trois jours (15-17 avril 1941), puis reprise pendant une semaine après le 1er mai. 10 Ludovic Schuurman, Hergé au pays des îles noires. Étude comparée des trois versions d’un album d’Hergé, Université Charles de Gaulle, Lille 3, 2009, p. 74. Un peu plus loin, ce même auteur écrit : « Personnage d’abord naïf, voire enfantin (afin de satisfaire les jeunes lecteurs avides d’y trouver un double idéalisé), Tintin assume également, dans L’île noire, une part de féminité indéniable, présence inhérente à tout roman gothique. D’abord et surtout, il est le seul, en Écosse (!), dans les années trente, à porter le kilt traditionnel, dès la page 81. Cette tenue qui dévoile la minceur de ses jambes imberbes et la finesse de ses chevilles (à tel point qu’on le croirait parfois mal proportionné), fragilise considérablement son image de jeune garçon athlétique invulnérable. [...] À noter que ce n’est pas la représentation du kilt qui féminise le personnage chez Hergé, mais bien Tintin en kilt qui assume sa part de féminité » (p. 92-93). 11 Philippe Goddin, Hergé, lignes de vie. Biographie, Bruxelles, Éditions Moulinsart, 2007, p. 29 et 30. 20


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Georges Remi à l’âge de 5 ans. (collection privée)

sans sexualité12. Peut-être y a-t-il dans le petit reporter un désir inconscient de l’auteur de revenir à sa propre enfance, celle-ci étant associée à la féminité ? Parmi les notes personnelles qu’Hergé a prises vers 1975, en vue du tournage du film Moi, Tintin de Gérard Valet et Henri Roanne, Philippe Goddin a retrouvé celle-ci, qui jette un éclairage intéressant sur l’imaginaire de l’enfant : « Ma mère aurait préféré une fille. Alors, elle avait laissé pousser mes cheveux et m’habillait en fille. Son chagrin (et le mien) lorsque, pour aller à l’école, on m’a coupé mes belles boucles. Pour me consoler, on m’a dit : “Ça repoussera”. Et je n’ai rien eu de plus pressé que de couper la crinière et la queue de mon cheval à bascule. » Lorsque les parents Remi 12  Freud mettra à mal cette pieuse mythologie en publiant en 1905 ses Trois essais sur la théorie sexuelle. La première traduction française de ce texte ne paraît cependant qu’en 1923. 21


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constatent le dommage fait au jouet, qui représentait pour eux un effort financier, l’enfant aurait fait cette réponse : « Ça repoussera...13 » La scène est importante puisqu’Hergé a pris soin de la transcrire. Le cheval à bascule est comme le double de l’enfant. Georges a perdu sa crinière, le dada doit subir le même sort. Par ailleurs, le passage d’une identité féminine à une identité masculine s’accompagne d’un traumatisme. Hergé n’en parle pas et réduit l’anecdote à la perte des boucles ; il faut cependant lire cet épisode comme la fin de la relation privilégiée avec la mère. Cette mutilation est annoncée comme temporaire à l’enfant, puisque les parents l’assurent que « ça repoussera » ; or ça n’a jamais repoussé, comme Hergé a pu le constater. De même, le retour d’une relation fusionnelle avec la mère ne s’est jamais produit. On verra comment, devenu adulte, Georges cherchera des compensations à cet épisode qu’il a certainement vécu comme une blessure. S’il a perdu sa féminité à cette occasion, s’il l’a refoulée dans une dimension secrète de son être, on peut s’attendre à ce qu’il en soit de même pour son héros. Tintin est en partie construit à partir des désirs, des angoisses et des émotions de Georges Remi ; à ce titre, il est à la fois garçon et fille. Et s’il faut voir dans sa houpette une marque de sa masculinité, il n’est pas impossible d’y lire le souvenir des boucles de fille que Georges a portées jusqu’au jour où il dut entrer à l’école primaire et intégrer l’univers masculin. Nous pouvons maintenant répondre à la question que nous posions prédemment : pourquoi tant de lecteurs souhaitent-ils voir le corps nu de Tintin ? Qu’est-ce que les vêtements dissimulent, que possèderait le héros ? Ne serait-ce pas une double appartenance sexuelle, l’androgynie, ou plutôt l’androgynéité, pour reprendre une expression de Michel Butor14, qui caractérise nombre d’artistes et de dandys, catégories auxquelles on peut rattacher le personnage de Tintin ? Les affinités entre Baudelaire et la créature d’Hergé seraient-elles plus profondes que ne l’a entrevu Jean-François Campario15 ? Mais l’androgyne n’est pas l’hermaphrodite et son absence de division sexuelle serait invisible, même si Hergé nous le montrait entièrement nu. Quand nous faisons référence à l’androgynéité du héros, c’est surtout pour en souligner la dimension mythique. Il est une incarnation de l’Un, il relève du commencement en ce sens qu’il n’est pas divisé. On observe en sa personne une coincidentia oppositorum qui caractérise les hé13  Hergé, lignes de vie, p. 43. 14  Michel Butor, Histoire extraordinaire. Essai sur un rêve de Baudelaire (1961), rééd. Paris, Collection Folio, 1988, p. 76. 15  Jean-François Campario, Baudelaire/Hergé : penser la création, Paris, L’Harmattan, 2003. 22


LE CORPS DE TINTIN

ros légendaires ou certains individus possédant dans leur société un statut particulier, comme les chamans de Sibérie, qui cumulent symboliquement sur eux les deux sexes. Il en va de même pour Tintin. Personnage hors du commun, il apparaît dans un contexte de tensions politiques entre les nations européennes. On peut en effet entrevoir en 1930 les signes d’une reprise prochaine du conflit mondial, en raison même du traité qui était censé avoir apporté la paix. En un sens, malgré la naïveté du désir politique ayant présidé à son invention, Tintin devrait être un facteur de réconciliation entre les gens. Il incarne l’état de non-division qui caractérise les commencements. Pendant les premières aventures, c’est-à-dire jusqu’à L’étoile mystérieuse, il se présente comme l’Un, comme l’Unique. Dans cette optique, il relève davantage de la théologie que de la politique. S’il n’y a pas de sexualité dans les commencements de Tintin, c’est parce que ce dernier est une incarnation de l’Adam primitif, un être androgyne cumulant sur sa personne le masculin et le féminin. Le mythe de l’androgyne, nous rappelle Jean Libis, se présente comme un négatif de la sexualité16. Le héros est Un, il n’a pas d’Autre, il ne relève que de lui-même, il forme un tout complet, c’est-à-dire une unité qui contient et intègre une pluralité virtuelle. C’est seulement avec l’arrivée de Haddock qu’il entrera dans une relation duelle. Enfin, avec l’invention de Tournesol, la structure du récit se reconstruira d’une façon trinitaire, autour du chiffre trois ; à ce moment-là, Tintin aura perdu l’aspect androgyne qui le caractérisait pendant la première partie des aventures. La sexualité pourra faire son apparition à l’intérieur de l’univers hergéen, sous la double figure d’une soprano narcissique et d’une petite tigresse plus apprivoisée qu’on ne l’imaginerait. Mais, pendant tout le premier cycle, Tintin nous apparaît avant tout comme un androgyne. C’est ici la source de ses exceptionnelles qualités et de sa beauté. Lorsque le monde de Tintin se structure autour d’une trinité, l’androgynie initiale du héros ne disparaît pas, elle devient latente. Elle se prolonge dans les deux dimensions qui caractérisent Tintin, le calcul et la rêverie. En effet, après L’étoile mystérieuse, on peut opposer un Tintin calculateur et un Tintin rêveur. Le premier est un penseur qui se livre à des analyses rigoureuses, à des déductions incomparables – son côté Sherlock Holmes, comme dirait Milou –, pour parvenir à ses fins. La reflexion rationnelle, fondée sur l’équivalence, l’identité et la tautologie, est son instrument de bord. Elle le pousse à l’action, que Tintin parte seul ou en compagnie de ses deux larrons. C’est ici l’origine de sa passion pour le voyage, une envie qui le titille jusqu’au bout, ou presque. Sous la figure du calculateur, Tintin est toujours en mouvement, toujours sur le qui vive. Le second est porté vers la rêverie, dans le sens où Gaston Bachelard entendait le mot. Son ins16  Jean Libis, Le mythe de l’androgyne, Paris, Berg International, 1980, p. 228. 23


Dans la peau de Tintin

trument de bord est alors le système analogique que les poètes et les artistes ont utilisé depuis l’Antiquité la plus reculée17. C’est ici qu’il faut chercher les affinités que le monde d’Hergé entretient avec la sagesse traditionnelle plutôt que dans une improbable utilisation des tarots18. En qualité de rêveur, Tintin est enclin au repos. Ce n’est plus le voyage qui le stimule, mais la promenade dans des lieux cent fois arpentés, seul ou avec son plus cher compagnon, l’inénarrable Archibald Haddock. Le centre du repos, le point stable de l’univers de Tintin-rêveur est formé par Moulinsart, dont toute l’organisation spatiale incite à la rêverie19. En tant que calculateur, c’est l’animus de Tintin qui est mis au premier plan par Hergé, sa dimension masculine. En tant que rêveur, c’est l’anima qui prend le dessus, la dimension féminine20. Les deux sont indissociables. Elles nous rappellent qu’à sa naissance Tintin fut un être complet, clos sur lui-même et pourtant ouvert au monde extérieur. Même s’il a perdu l’aura qui le rattachait à certains mythes religieux comme celui de l’androgyne, il conserve des traces permettant d’entrevoir son origine. Tintin possède ainsi jusqu’au bout de ses aventures une figure double qu’on accordait dans la religion romaine au dieu Janus. D’un côté, il est Tintin schizo, pour reprendre l’expression de Pierre Sterckx21 ; de l’autre, il est Tintin héros, celui que nombre de lecteurs ont voulu mieux connaître et parfois imiter. Dans sa personne, les deux dimensions de l’action et de la rêverie sont en rivalité et en complémentarité. L’une ne saurait l’emporter sur l’autre. Si elles se combattent, elles ne doivent pas s’anéantir car la victoire de l’une sur l’autre briserait le moteur secret de cette machine célibataire. Nous devons pareillement accepter le conflit du masculin et du féminin qui existe dès le commencement dans le corps de Tintin, comme Hergé a dû l’accepter à l’intérieur de sa propre personne.

17  René Alleau, La science des symboles : contribution à l’étude des principes et des méthodes de la symbolique générale, Paris, Payot 1976. 18  Voir Pierre-Louis Augereau, Hergé au pays des tarots.Une lecture symbolique, ésotérique et alchimique des aventures de Tintin, Turquant, Cheminements, 1999, et Bertrand Portevin, Le monde inconnu d’Hergé, Paris, Dervy, 2001. 19  Voir chapitre 19 « L’invitation au château ». 20  Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960. 21 Pierre Sterckx, Tintin schizo, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2007. 24


Chapitre 2

L’enfance grise « Mon enfance passa De grisailles en silences De fausses révérences En manque de batailles » Jacques Brel

Georges Prosper Remi Remi naquit le 22 mai 1907, à Etterbeek. C’était au temps où Bruxelles chantait, c’était au temps du cinéma muet... Sa naissance le place sous le signe des gémeaux, celui du double, sinon même de la duplicité. Une erreur de l’officier d’état civil lui attribue un redoublement du Remi. « Le bon docteur contresigne l’acte, ne trouvant, pas plus que les deux témoins, rien à redire... à cette redite !1 » Hergé restera à jamais sous l’ascendance des gémeaux : une double culture (francophone et néerlandophone), un double nom, un redoublement du Remi, une personnalité double, honnête et fuyante, forte et fragile, tiraillée entre le pôle du Bien et celui du Mal. De plus, dès le début de sa carrière, le jeune Remi louvoie ­entre la naïveté et l’opportunisme. Le père de Georges, Alexis Remi, a un frère jumeau, Léon. Ils sont nés le 1er octobre 1882, et déclarés à la naissance de père inconnu. Ils porteront d’abord le nom de famille de leur mère, Marie Dewigne, avant que celle-ci n’épouse, le 2 septembre 1893, Philippe Remi, un ouvrier imprimeur de dix ans son cadet, avec lequel elle ne vivra pas. Un mariage blanc, sans doute. Alexis et Léon prennent alors le patronyme de Remi, même s’ils n’ont que peu de contacts avec l’homme dont ils portent le nom. Vers l’âge de 15 ans, Alexis entre comme commis à la manufacture de vêtements Demoulin, rue de la Linière à Saint-Gilles. Presque dix ans plus tard, en 1906, Henri Van Roye-Waucquez reprend la firme Demoulin et devient le nouveau patron d’Alexis. Celui-ci fera toute sa carrière dans le même établissement, qui lui tiendra lieu de famille. Marie Dewigne meurt à quarante et un ans, le 30 octobre 1901. Alexis et Léon se retrouvent à dix-neuf ans pratiquement orphelins2. Les jumeaux Remi resteront toujours 1  Hergé, lignes de vie, p. 25. 2  J’emprunte ces informations à Hervé Springael, Avant Tintin. Dialogue sur Hergé, 25


Dans la peau de Tintin

proches l’un de l’autre. En 1902, Léon est désigné par le tirage au sort pour le service militaire, ce qui dispense son frère de porter les armes. Cette même année, peut-être pour compenser la séparation d’avec Léon, Alexis tombe amoureux d’Elisabeth Dufour, tailleuse de profession, et née comme lui en 1882. Ils se marient le 18 janvier 1905, à l’église Saint-Antoine, à Etterbeek. Leur premier fils, Georges, vient au monde deux ans et demi plus tard. Alexis avait su y faire, Elisabeth avait laissé faire, ils l’avaient donc fait tous les deux... Toute sa vie, Léon rivalisera d’élégance avec son frère, toujours en veston cravate, arborant parfois la canne et le chapeau. On a depuis longtemps fait de cette paire d’inséparables la source des Dupondt, le surmoi de Tintin. Les jumeaux Remi sont aussi responsables de la légende entretenue à propos de leur naissance, qui leur attribuait une ascendance noble3. Même s’il n’a jamais cru véritablement à cette histoire, Georges Remi s’en est servi à la fois dans sa vie privée et dans son œuvre. On peut dire sans exagération qu’il fut fasciné par l’aristocratie. Les souvenirs de la petite enfance sont autant d’étapes importantes du développement. Nous apprenons, par les notes de 1975, qu’un des lieux où le petit Georges aimait jouer était la chambre à coucher de ses parents. Elle avait un balcon donnant sur la rue : « ce sera son premier terrain de jeux », affirme Philippe Goddin, son plus récent biographe4. C’est sans doute la première scène de son théâtre intime ; elle se tient entre l’espace public (la rue, par laquelle l’enfant a accès au monde extérieur) et l’espace privé, l’espace le plus intime puisqu’il s’agit de la chambre à coucher des parents. C’est de cet endroit spécifique que l’enfant essaye de mesurer l’impact qu’il peut avoir sur les adultes. Hergé rapporte cet épisode dans ses notes intimes : « Un jour, sans aucune raison, pour rien, subitement, je me mets à hurler à pleins poumons. Mon père accourt, me prend dans ses bras, m’interroge : “Qu’y a-t-il ?”. Je lui ai répondu qu’il n’y avait rien du tout, et j’ai reçu une raclée.5 » Il est certes difficile d’interpréter cet épisode dans un contexte aussi vague, puisque nous ignorons les associations qu’Hergé aurait pu faire en le rapportant. On peut cependant imaginer que ses cris avaient comme finalité de provoquer non seulement la venue du père mais de déclencher la fessée. Celle-ci paraît avoir eu une certaine Bruxelles, chez l’auteur, 1987, p. 11-13. 3 Philippe Goddin a mis un terme à cette légende en montrant qu’ils étaient les fils biologiques d’un certain Alexis Coismans. Cf Hergé, lignes de vie, p. 39-40. Mais, dans la tribu Remi, la vérité historique ne prévaudra jamais sur la légende d’ascendance noble, sinon même royale. 4  Hergé, lignes de vie, p. 32. 5  Ibidem. 26


L’ENFANCE GRISE

importance dans l’imaginaire de Georges Remi. Plus tard, elle lui est apparue comme un instrument pédagogique dont se seraient servis les parents Remi pour dresser leur rejeton. Benoît Peeters l’associe au dessin dont elle constituerait l’envers et le complément6. Il est probable que l’enfant a très tôt intégré cette association et que, dans son imaginaire, le dessin ait pris la place de la fessée inconsciemment désirée. Nous aurons l’occasion de revenir plus bas à ce thème7. Dans les confidences qu’il a faites, Hergé associe l’activité du dessin à l’univers masculin. En 1974, il confie à Pierre Ajame : « C’est la tradition familiale. Je dessinais n’importe quoi. J’avais un crayon : je griffonnais. Mon père dessinait parfois, mais des modèles de costumes, des cols marins. Souvent, je lui demandais de me dessiner des avions, des soldats. Il me dessinait des tas de choses comme ça. Très mal, pour autant que je m’en souvienne, mais ça m’impressionnait vivement en tous cas.8 » Dessiner, c’est imiter le père et s’identifier à la masculinité, à l’univers rationnel et technique. Le premier dessin que nous possédions d’Hergé (l’auteur a moins de cinq ans) représente « le passage d’un train devant une automobile à l’arrêt, sous les yeux d’un garde-barrière. » Cette ébauche est datée de 1911 environ et indique un intérêt précoce de l’enfant pour l’univers technique9. Peu de temps après, la Première Guerre mondiale commence ses ravages. Le jeune Remi poursuit son activité masculine. Dessiner, c’est sa manière à lui de participer à la guerre, de s’enrôler dans le combat : « J’étais à l’école communale. La guerre venait de commencer. Je dessinais des petites histoires dans le bas de mes cahiers. Des aventures sans textes, parce que les dialogues, je les imaginais. Je crois qu’il s’agissait d’un petit bonhomme, un espion qui jouait mille tours pendables aux Allemands. Tout cela a disparu, mais j’en garde un souvenir assez précis pour dire : Tiens ! c’était une histoire en images.10 » Si l’instituteur de l’école d’Ixelles ne reconnaît pas son talent, son père Alexis l’a remarqué, et il se 6  Benoît Peeters, Le monde d’Hergé, Bruxelles, Casterman, 1983, p. 11 et 12. 7  Dans un des projets qu’Hergé ébauche après l’aventure des Picaros, Tryphon profère un tournesolisme révélateur concernant le capitaine. Tintin dit au professeur de ne plus bourrer le marin de pilules qui le rendent malade : « Il faut cesser... » affirme-t-il. Ce à quoi Tournesol répond : « Le fesser ?... Mais voyons, Tintin, je ne vous reconnais plus !... Fi donc, fesser le capitaine !.... » in L’Univers d’Hergé, Bruxelles, Casterman Rombaldi, 1988, tome VI, p. 213. 8  Cité dans Hergé, lignes de vie, p. 33. 9  Voir Hergé, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 20. 10 Cité dans Hergé, catalogue d’exposition, Centre Pompidou, p. 29. Son petit bonhomme qui joue mille tours pendables aux Allemands est inspiré des aventures de Bertoldo de Bertagnana, qu’Hergé connaît déjà à cette époque. Voir chapitre 9, p. 113, note 4. 27


Dans la peau de Tintin

montre très fier de son rejeton. En 1978, celui-ci conclut en soulignant l’investissement mis dans le dessin depuis l’origine par son entourage : « À croire mes parents, je n’étais vraiment sage que lorsque j’avais un crayon à la main et un bout de papier.11 » Hergé a fait peu de confidences sur sa mère. Elle constitue l’un des points douloureux de sa vie intime. À la naissance de Georges, Elisabeth Dufour est âgée de vingt-cinq ans. Elle espérait une fille. On a vu comment ce rêve a déterminé la sensibilité féminine du garçon dans les premières années de son existence. Elisabeth est la fille de Joseph Dufour, plombierzingueur de son état, et d’Antoinette Roch. Elle est l’aînée de cinq enfants. Un frère plus jeune, Charles, est mort à l’âge de quatre ans. La famille vit à Etterbeek, une des communes de l’agglomération bruxelloise. Jusqu’à son mariage, Elisabeth exerce la profession d’ouvrière tailleuse, c’est-à-dire de couturière. En juin 1908, alors que Georges a un peu plus d’un an, ses parents viennent s’installer dans la grande maison que possède Joseph Dufour au 34 rue de Theux. Ils resteront à cette adresse jusqu’à leur déménagement, au 124 de la rue du Tram, dans la commune de Watermael-Boitsfort, en 1914, puis de nouveau rue de Theux, quelques mois plus tard, mais dans une maison nouvelle. Cette proximité des familles aura des conséquences sur le développement du futur Hergé, nous y reviendrons. Si l’on se fie à ses déclarations des années 70, l’enfance de Georges Remi ne présente rien de remarquable. À Frédéric De Lys qui lui demande en 1978 d’en parler, il répond : « Il n’y a pas grand-chose à en dire. J’ai eu une enfance plutôt heureuse ; en tous cas exemptée de grands malheurs. Mes parents nous ont entourés, mon frère et moi, de beaucoup de tendresse et d’affection. De mon côté, je les aimais bien. Peut-être aurais-je dû le leur montrer davantage. » Puis, au lieu d’élaborer ou de préciser sa pensée, il dévie immédiatement sur ce qui lui permettait d’échapper au milieu familial, le scoutisme : « Mais, de tous mes souvenirs d’enfance, les plus beaux sont les souvenirs de scoutisme. C’est le scoutisme qui m’a fait découvrir la camaraderie, l’amitié, l’effort physique, le contact avec la nature.12 » Quelques années plus tard, dans leur entretien du 15 décembre 1982, Benoît Peeters invite Hergé à raconter sa petite enfance, pressentant des épisodes qui éclaireraient les aventures de Tintin. Tout en se cantonnant dans l’attitude du parfait gentleman, Hergé laisse échapper quelques aveux. Il faut rappeler qu’il s’agit de sa dernière entrevue, donnée dans un contexte de maladie sans remission13. Lorsque 11  Cité dans Hergé, catalogue d’exposition, Centre Pompidou, p. 19. 12  « Un homme derrière un nom », entretien entre Hergé et Frédéric De Lys (1978), in Hergé nous dirait même plus, numéro hors série de la revue Les Amis de Hergé, printemps 2010, p. 10-12. 13  Dans un courriel du 12 mai 2010, Benoît Peeters me fournit les informations 28


Ostende, 1924. Paul Remi est au premier plan à gauche. Derrière lui, Georges Remi et Milou Van Cutsem. Au troisième rang sur la gauche : Elisabeth et Alexis Remi. (collection privée)


Dans la peau de Tintin

son jeune interlocuteur lui fait remarquer que, s’il parle peu de son père, il est encore moins disert sur sa mère, le créateur de Tintin répond : « C’est vrai. Je me faisais encore la réflexion, il n’y a pas longtemps, que je l’ai en fait très peu connue.14 » Mais Peeters ne se satisfait pas de cette réponse. Il ressent la gêne d’Hergé à évoquer cet aspect de sa vie. Sans vouloir le mettre davantage mal à l’aise (la différence d’âge ne lui permettrait pas de forcer le secret d’Hergé), le jeune homme essaie d’en tirer le maximum : « Vous n’en avez pas gardé de souvenir précis [de votre mère] ? Vous avez l’impression d’avoir eu peu de rapports avec elle ? » À contre-cœur, Georges Remi parvient à avouer ceci : « Si, si, j’en ai eu des souvenirs très précis. Mais j’ai l’impression que je suis passé à côté d’elle sans chercher à la connaître. Je suis certain qu’elle m’aimait. Et je l’aimais aussi, bien sûr... Mais, vous savez, dans beaucoup de familles, on vit ensemble sans avoir de véritables contacts. On s’aime bien, oui, mais on n’a pas grand-chose à se dire. » Il ajoute enfin, soulagé d’en avoir tant dit et pourtant si peu : « Je regrette de l’avoir mal connue. Elle est morte sans que nous ayons eu de véritables contacts.15 » Que sait-on aujourd’hui des rapports véritables entre Georges Remi et Elisabeth Dufour ? Et surtout, comment ces rapports, ou cette absence de rapports, peuvent-ils éclairer en profondeur notre compréhension de Tintin ? À suivre les biographes, la maladie occupe une place importante dans la vie de madame Remi. Elle aurait souffert d’une pleurésie pendant son enfance et fait une rechute peu après la naissance de Georges. Philippe Goddin précise : « Son état était devenu alarmant, à tel point que son mari, catholique pratiquant, avait couru quérir un prêtre pour lui administrer les derniers sacrements.16 » La jeune femme a-t-elle inconsciemment associé cette rechute à la naissance de son premier fils ? Il est impossible de le savoir. Une nouvelle attaque de pleurésie se déclenche peu après le début de la Première Guerre mondiale, obligeant le père de Georges à chercher un environnement plus favorable aux poumons fragiles de son épouse. Selon Benoît Peeters, pendant la jeunesse d’Hergé, « la santé d’Elisabeth reste délicate. Elle est souvent malade et sujette à des passages à vide, notamment pendant les absences de son mari.17 » suivantes : « Il savait sans doute que ce serait la dernière interview de sa vie, et se protégeait moins qu’à l’ordinaire. Ce texte était sur sa table de travail au moment de sa mort, mais il n’a pas pu le corriger – et se censurer. » 14 In Le monde d’Hergé, p. 27. 15  Idem, p. 28. 16  Hergé, lignes de vie, p. 28. 17  Hergé, fils de Tintin [2002], rééd. Paris, Flammarion, coll. Champs, 2006. Cf p. 30. Ce que Benoît Peeters appelle « des passages à vide » fait référence à une dépression sévère. 30


L’ENFANCE GRISE

Alexis Remi, le père de Georges et de Paul, doit voyager à l’étranger pour ses affaires (il représente la maison de tissus Van Roye-Waucquez) ; c’est à ces occasions qu’il écrit à son épouse des lettres qu’un de ses biographes présente comme « impeccablement calligraphiées, détaillant les étapes de ses tournées de représentant de commerce. » Il cherche, par ces missives, à rassurer sa femme, à l’inciter à prendre courage et patience : « Vois-tu, il n’y a que nous deux pour nous comprendre et nous réconforter l’un l’autre.18 » Mais Alexis est-il lui-même si rassuré ? Au cours de ces mêmes voyages, il lui arrive d’envoyer à son fils aîné des cartes postales. Or, dans les deux cartes qui ont été conservées, M. Remi place Georges dans le rôle de gardien de la mère, comme si le gamin devait remplacer le mari absent. Chaque fois, même si cela est fait sur le ton du jeu, Alexis demande à son fils de surveiller les escapades d’Elisabeth. La première carte date du printemps ou de l’été 1912 ; le père écrit à son rejeton de cinq ans, qu’il appelle son coco chéri : « Est-ce qu’elle est sage ta m’man ? Et le soir, quand tu fais dodo, et petit Paul aussi, où est-ce qu’elle va donc, pendant que bonne-maman vient à la maison ? » Philippe Goddin tient à nous rassurer : Elisabeth se contente d’aller au cinéma, en tout bien tout honneur. Pourtant, Alexis émet des doutes sur sa fidélité et éprouve le besoin de les faire partager à son gars. La seconde carte postale date du 6 octobre 1913. Le père est en déplacement à Brest ; il adresse à son fils une carte représentant un groupe de Bretons en costume traditionnel : « Cher petit écolier, Parti mercredi, je suis sans nouvelles de Bruxelles depuis lors. En aurai-je demain matin ? Ce n’est pas tout à fait sûr, mais ce n’est pas invraisemblable non plus, puisque ta mère me l’a promis. Mais tient-elle ses promesses ? Oui, parfois. Baisers. Ton père, AR.19 » À travers Georges, c’est encore à Elisabeth que s’adresse Alexis. Il ne se contente pas de faire du chantage affectif à son épouse, il entraîne son fils dans sa jalousie, que celle-ci soit fondée ou qu’elle soit l’expression de ses craintes20. On peut induire de cette correspondance, qu’Hergé a gardée tout en l’effaçant, puisqu’il l’avait collée dans sa documentation, sans égard pour le texte, que le père exacerbe l’attachement du garçon à sa mère en le 18  Hergé, fils de Tintin, p. 30. 19  Voir Hergé, lignes de vie, p. 37 pour la première carte et p. 43 pour la seconde. Il est intéressant de noter qu’Alexis Remi signe AR, quand on sait le sort que le psychanalyste Serge Tisseron fait à cette syllabe dans l’œuvre d’Hergé. Voir Tintin chez le psychanalyste, Paris, Aubier-Archimbaud, 1985, p. 68-72. 20 Ajoutons à cette situation que Philomène, l’épouse du frère jumeau d’Alexis, se montre infidèle pendant que Léon est au front, au point d’entraîner la séparation du couple au retour de la guerre. Les deux frères vivant en une sorte de symbiose émotionnelle, la jalousie de l’un a-t-elle eu des incidences sur le couple de l’autre ? Autrement dit, Alexis a-t-il jamais douté de sa paternité, au moment de la naissance du petit Paul ? 31


Vers 1940, George Remi entouré de ses parents : Alexis Remi et Elisabeth Dufour. (collection privée)


L’ENFANCE GRISE

hissant au niveau d’un confident, ou même d’un double. Georges est ainsi placé au moment de la crise œdipienne dans la position d’un rival du père. C’est ce dernier qui lui attribue le statut d’un double, d’un jumeau chargé de surveiller la conduite de la mère sur laquelle il jette en même temps un soupçon d’infidélité. Georges se sent-il alors responsable non seulement de la conduite maternelle mais de sa santé mentale, puisque c’est lors des absences du mari qu’Elisabeth donne des signes de déséquilibre ? Quoi qu’il en soit, on peut présumer dès l’origine un fort attachement du garçon à sa mère, même si le lien se résout en une séparation brutale, lors de l’entrée à l’école. Georges comprend la langue maternelle, le marollien, qu’Elisabeth utilise de préférence avec sa propre mère. Il développe également des rituels intimes avec elle, en particulier le cinéma, où elle l’emmène, le prenant sur ses genoux pour qu’il voie mieux l’écran, pour qu’il se plonge plus intensément dans l’histoire. Tout cela aura des incidences sur l’œuvre à venir. Le lien mère-fils se trouve d’abord menacé par les déménagements des Remi qui se poursuivent jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis par l’arrivée d’un second enfant dans le couple. Alors que la famille habite au 91 de la rue de Theux, Elisabeth met au monde un garçon, le 26 mars 1912, qui est prénommé Paul. Georges n’a pas encore cinq ans, c’est le moment de l’attachement œdipien du fils à sa mère. Sent-il dans le nouveau-né un rival venant lui ravir l’affection de ses parents ? Plus tard, Hergé notera qu’au moment où on lui a présenté le petit Paul, sa première réaction fut de s’exclamer « On dirait un Chinois !21 » La relation entre les deux frères ne sera jamais paisible. Sous une apparente cordialité, les bagarres entre eux sont fréquentes, jusqu’au moment de l’entrée de Georges dans la vie active. Pendant leur vie adulte, sans que l’hostilité soit admise, on sent le lien fraternel contaminé par la rancune, la rivalité et l’envie. Paul en veut-il à Georges de sa réussite ? De ses erreurs politiques ? Georges en veut-il à Paul d’être le préféré d’Elisabeth ? Le tient-il pour responsable de la plongée maternelle dans le monde de la folie ? Cherche-t-il inconsciemment à se venger de lui, pour avoir brisé ce lien mère-fils, qui était la source de son plaisir pendant les premières années de son existence ? S’il n’est guère facile de répondre directement à ces questions, on peut, en s’attardant à la fois sur l’œuvre d’Hergé et sur certains épisodes de sa vie adulte, suggérer, au-delà de la rancune entre les deux frères, un probable attachement névrotique de l’aîné à la figure maternelle. Ce sentiment serait la source de l’ambivalence à l’égard du sexe féminin que nous avons mentionnée plus tôt. Il faut y ajouter la hantise de la séparation, dont l’origine est à trouver dans le traumatisme subi au moment de l’entrée à l’école, qui s’ajoute à celui de la naissance du petit frère. La constante rivalité des nations (San Theodoros 21  Hergé, lignes de vie, p. 34. 33


Dans la peau de Tintin

et Nuevo Rico, Bordurie et Syldavie), des groupes ethniques (M’Hatuvu et Babaoro’m, Bibaros et Arumbayas) ou simplement des individus, rivalité qui structure si fortement nombre d’aventures de Tintin, est présentée comme un facteur de guerre. Il s’agit d’une compétition pour la capture d’un bien unique, valorisé par les deux parties en présence. On peut même dire que ce bien, qu’il soit diamant, champ de pétrole ou simple canotier, paraît d’autant plus désirable pour un camp qu’il a été désiré par le camp rival. Le désir mimétique conduit immanquablement à la guerre. Il est si constant dans le monde de Tintin que je l’associe à la forte ambivalence de Georges envers son cadet, le fils préféré. Georges cherche longtemps à retrouver l’affection maternelle, jusqu’au moment où il élit un autre objet comme pôle de son émotivité. Les rares témoignages que l’on possède plaident en faveur de cette hypothèse. Ainsi, lorsqu’il part au service militaire à la fin de l’été 1926, Georges revit la situation de séparation, qui est source d’angoisses. Pour guérir sa blessure, il écrit à sa « chère petite mère » une lettre dans laquelle il explique sa peine de ne pouvoir se rendre à Ostende, où Elisabeth séjourne avec son mari et leur fils cadet. C’est la première fois qu’il quitte la maison familiale dans de telles conditions, et pour si longtemps. Il est comme un enfant perdu, malgré ses dix-neuf ans. La caserne qu’il découvre « est simplement infecte et je ne sais si le mot infect est assez fort pour rendre l’état de saleté, de puanteur dans lequel nous nous trouvons. » Il est plongé dans la saleté, qui est pour lui source d’angoisse, car le sale équivaut au désordre, et celui-ci à la perte du contrôle obsessif. Pour ajouter à son malheur, Georges se fait punir et est privé de sortie pendant quatre jours : « Les officiers nous traitent de “Bruxellois”. C’est une vie atroce. » Il déprime sérieusement et lance un appel à sa mère, comme si elle seule pouvait comprendre son état de dépression et y porter remède : « Écris-moi, je t’en prie, cela me donnera un peu de courage et me fera oublier, tout le temps que je lirai ta lettre, l’atmosphère pestilentielle de la chambrée. [...] Je t’embrasse de tout cœur, petite maman, et j’attends une petite réponse apte à chasser un cafard que je qualifie sans exagération de monstre.22 » Je lis encore un témoignage du constant attachement de Georges à sa mère dans le fait suivant : entre 1958 et 1959, à un moment où sa situation familiale et sentimentale est passablement compliquée, Hergé prend en note ses rêves. Or, vers la fin de juillet 1959, sur les feuilles consacrées à ses rêves, il inscrit une idée qui lui est venue avant de s’endormir. Il a découvert que plusieurs femmes rencontrées pendant son existence ont des traits semblables à ceux de sa mère :

22 Lettre d’Hergé à sa mère, du 4 septembre 1926, citée en partie dans Hergé, lignes de vie, p. 104, et en partie dans Hergé, fils de Tintin, p. 58. 34


L’ENFANCE GRISE

« Même type de femme : ma mère !23 » Il en fait une liste et reconnaît que ce qui unit ces personnes, rencontrées ou courtisées à des moments différents, c’est leur ressemblance physique avec Elisabeth Dufour. Au point de vue socio-économique, la famille Remi se situe dans la classe moyenne, ou petite bourgeoisie dans le vocabulaire marxiste. Il s’agit d’une classe fragile, tant au point de vue matériel (elle n’a pas assez de revenu pour être sûre du lendemain et se trouve la première victime des crises économiques) qu’au point de vue idéologique. Contrairement à la bourgeoisie ou au prolétariat, deux classes qui possèdent une idéologie conquérante, la petite bourgeoisie s’accroche à la classe qui constitue son horizon d’attente, la bourgeoisie. C’est donc une classe en perpétuelle insatisfaction, en permanente insécurité. Elle est la proie du désir mimétique, elle veut d’abord ce que les autres possèdent, par imitation. Raymond De Becker, un ami d’Hergé (ils se connaissent depuis 1925), en parle en ces termes : « Rien n’est moins révolutionnaire qu’un petit bourgeois qui, lors même qu’il peste contre les riches et les puissants, éprouve à leur égard une secrète envie, ne songe qu’à les imiter dans leurs jugements et dans leurs mœurs et ambitionne au fond de lui-même de se mêler à eux et de devenir un de leurs pairs.24 » Les petits-bourgeois veulent croire qu’ils sont de vrais bourgeois, mais ils n’en possèdent ni l’audace ni le caractère conquérant. Ils se méfient des libres-penseurs, des artistes, des athées, des rebelles, des fortes têtes. Chez eux, tout est net, les rideaux sont lavés, les parquets astiqués, chaque objet a sa place assignée. Ils ont la saleté et le désordre en horreur. De nombreux artistes (Brecht, Tchekhov, Georges Simenon, Jacques Brel, Chantal Ackerman) prendront les petits-bourgeois pour cible de leurs sarcasmes, même quand ils proviennent eux-mêmes de cette classe sociale fragile et mal aimée. Elle représente un milieu intellectuellement étriqué, dans lequel on étouffe. À preuve, cet épisode qu’Hergé confie à Pierre Ajame lors d’une entrevue publiée le 12 décembre 1963 dans Les Nouvelles Littéraires : « J’avais vingt ans et je faisais mon service militaire. Un de mes camarades, avec un clin d’œil entendu, m’avait prêté un livre de Félicien Champsaur (vous voyez le genre...) et ce livre, je l’avais apporté à la maison. Mon père arrive, voit le bouquin, l’ouvre, le feuillette, en parcourt quelques lignes... Catastrophe ! Je le vois rougir violemment et... une seconde après, c’était le livre lui-même qui rougissait. Dans le fourneau du poêle. À mes cris d’indignation (“Ce bouquin ne m’appartient pas”), mon père répondit très calmement que cela lui était égal : il ne voulait pas de 23  Rêves de Hergé, p. 11. 24  Raymond De Becker, Livre des vivants et des morts, Bruxelles, Éditions de la Toison d’Or, 1942, p. 26. 35


Dans la peau de Tintin

livres pareils sous son toit, un point c’est tout ! Je vous le répète : j’avais vingt ans ! Deux ans plus tard, Tintin, comme Minerve, sortait tout armé de mon cerveau. Et cette armure était celle, notamment, de la vertu. On dit de l’hérédité que souvent elle “saute une génération” : si Tintin est aussi vertueux, sans doute tient-il cela moins de son père que de son grandpère...25 » Lorsqu’un homme naît chez les petits-bourgeois, son premier désir est d’échapper à ce milieu, de trahir ses origines en affichant d’autres goûts, d’autres valeurs. Hergé se rêvera un aristocrate, rêve d’autant plus pugnace qu’il s’appuie sur le roman familial de son père et de son oncle. À d’autres moments, il se voudra artiste peintre, une figure aristocratique dans le milieu de la bohême littéraire. Dès qu’il en aura les moyens, il s’offrira des voitures de luxe, une maison somptueuse, signes de sa réussite et de sa rupture avec ses origines. La voiture sera l’objet compensatoire des voyages qu’il n’a jamais entrepris, faute de temps, faute d’audace. Chez les Remi, on rêve pour Georges d’une carrière commerciale ; malgré les talents visibles du jeune homme pour le dessin, il n’est pas question de le faire entrer dans une école d’art ni de l’encourager dans la voie de l’illustration. Hergé fera plus tard cet aveu à Francis Lacassin : « Dans une famille très petite-bourgeoise, il n’était pas question de faire un travail de peinture ou de dessin. D’ailleurs le dessin n’existait pas, pratiquement. Le métier de dessinateur n’existait pas. Ou bien on était peintre, et on portait une grande cravate lavallière et un grand chapeau... et on mangeait de la vache enragée, ou bien on était employé de banque ou n’importe quoi ! Et les études que j’avais faites me destinaient simplement à devenir employé.26 » Tout ce passé, à travers lequel transparaissent des déceptions, des blessures, des sentiments jamais avoués, sera refoulé de la conscience du père de Tintin. Peut-on en retrouver des traces dans sa création artistique ? Hergé l’avoue à un interlocuteur, il ne se connaît guère et n’a guère envie de le faire. Une seule fois, au cours de la création de Tintin au Tibet, il tente une psychanalyse, qu’il abandonne après la première séance. Il craint qu’une trop grande lucidité ne brise son élan. « Vous connaissez-vous ? » lui demande à brûle-pourpoint Frédéric De Lys en 1978. Il répond sans trop élaborer : « Très mal ! D’ailleurs, se connaît-on jamais soi-même ? En fait, je crois que je m’analyse fort peu, et mon regard est davantage tourné vers l’extérieur que vers l’intérieur.27 » En d’autres termes, Hergé avoue réserver son énergie et sa lucidité à sa création. Celle-ci est nourrie de tout ce qu’il 25 In Pierre Ajame, Hergé, Paris, Éditions Gallimard, 1991, p. 42-43. On notera l’association qu’Hergé fait entre son personnage et la notion d’armure, ainsi que l’aveu d’une secrète attirance pour la saleté. 26  Cité dans Hergé, lignes de vie, p. 94. 27  « Un homme derrière un nom », éd. cit., p. 12. 36


L’ENFANCE GRISE

a écarté de sa mémoire, de ce qu’il a refoulé. En associant son œuvre à ce qu’on peut savoir de sa vie, on en perçoit la complexité ainsi que l’investissement intime qui en constitue le ressort secret. Lorsque, devenu célèbre, il lui arrive d’évoquer son enfance, il se méfie instinctivement : « Vous êtes terrible, répond-il à un jeune interlocuteur. Un véritable inquisiteur ! » Puis il passe – en partie – aux aveux en associant son enfance à la grisaille, à la couleur grise. Aucune couleur flamboyante n’aurait tranché sur la tristesse de ses premières années. C’est ainsi qu’il décrit à Numa Sadoul un univers terne, sans rêve, sans autre avenir que la certitude de la médiocrité : « Tout à fait quelconque, mon enfance. Dans un milieu très moyen, avec des événements moyens, des pensées moyennes... Pour moi, le “vert paradis” du poète a été plutôt gris. Les choses ont changé quand je suis entré au XXe siècle [...]. Auparavant, je vous le répète, c’était la grisaille : mon enfance, mon adolescence, le scoutisme, le service militaire, tout était gris. Une enfance ni gaie, ni triste, mais plutôt morne. Je n’étais pas malheureux chez moi, loin de là. Au contraire, mes parents étaient très bons et m’ont entouré de beaucoup d’affection. Mais il n’y avait jamais une étincelle. Pas de livres, pas d’échanges d’idées, rien...28 » À la fin de sa vie, il reprend la même antienne avec Benoît Peeters, y ajoutant cependant des nuances. Le scoutisme échappe à la grisaille : « Ce fut une enfance sans histoires », affirme-t-il d’abord, avant d’enchaîner : « Mon enfance me paraît très grise. J’ai des souvenirs, bien sûr, comme tout le monde, mais ils ne commencent à s’éclairer, à se colorer, qu’au moment du scoutisme. Avant cela, je le répète, c’est une espèce de grisaille... Mes parents m’aimaient bien, je n’ai pas à me plaindre, mais il y avait peu de contact. [...] Vous voyez, si je parle peu de mon enfance, c’est parce qu’il n’y a pas grand-chose à en dire. Ou alors, il faudrait entrer dans les petits souvenirs précis. Mais je ne crois pas qu’ils puissent éclairer grand-chose.29 » Or, cette grisaille n’est qu’un aspect de l’enfance de Georges Remi, et peut-être pas le plus important, du moins au niveau de la formation sensible. D’autres couleurs interviennent, le rouge, le noir. Il est probable que, pendant cette période, se mettent en place les structures profondes de la personnalité de l’artiste, et que celles-ci sont la source directe des aventures de Tintin, dans ce qu’elles ont de plus inquiétant. À nous, lecteurs, d’apprendre à les découvrir. 28 Numa Sadoul, Tintin et moi. Entretiens avec Hergé, Bruxelles, Casterman, 1983, p. 60. Trois éditions de ce livre ont été publiées, les deux premières chez Casterman, en 1975 puis en 1983. La troisième, préfacée par Fanny Rodwell, est sortie dans la collection Champs, en 2003. Pour les différencier l’une de l’autre, lorsque j’aurai à renvoyer à ce texte, le titre sera suivi du chiffre romain I pour l’édition de 1975, II pour celle de 1983, III pour celle de 2003. 29  Le monde d’Hergé, p. 27. 37


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