Le professeur de scénario

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Luc Dellisse

LE PROFESSEUR DE SCÉNARIO

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

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Pour Michel André, voyageur de l’esprit

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« La bonne compagnie de Genève vaut celle de Paris, mais votre peuple est un peu arrogant, et vos prêtres, un peu dangereux. » Voltaire, lettre à Jean-Robert Tronchin, 13 décembre 1758

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MARDI 23 SEPTEMBRE

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1. Le trajet initiatique Personne ne me croira si j’affirme que toute cette histoire s’est déroulée en trois jours. On y verra un effet de l’art, une contraction arbitraire du temps pour y loger des événements qui ont mis des semaines à s’accomplir. Mais si. Ça s’est vraiment passé comme ça. Nous n’aurions pas laissé les choses atteindre ce degré de folie si nous avions eu l’occasion de souffler. Mais trois jours de vie en vase clos, sous une pression constante, finissent par provoquer l’aveuglement. Je suis monté dans le train du mardi matin et il n’y avait rien d’inquiétant en vue, sinon peut-être le rire nerveux de Rina ; quand j’ai pris le train du retour, trois jours plus tard, la catastrophe avait eu lieu. La catastrophe a commencé en douceur, à Mâcon, ce matin-là. Jean-Marc nous a rejoints dans la voiture 11. Il a soulevé un sourcil en apercevant les jambes de Rina posées sur mes genoux. Il s’est assis à côté d’elle avec une certaine raideur. Tout de suite il est entré dans le vif du sujet : cette réunion d’urgence qui nous forçait tous les trois à prendre ce train matinal. Il parlait à toute vitesse. Son indignation lui donnait un début de hoquet. Nous l’écoutions, consternés. Rina surtout masquait mal son accablement. Elle avait des choses à me dire, des choses sérieuses. Elle avait commencé à m’en parler dès mon arrivée dans le

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compartiment, sans attendre que je retire mon imperméable. Deux heures plus tard, elle n’avait pas encore réussi à me dire ce qui n’allait pas. C’était sa faute. Elle était toujours tellement lente à venir. Elle ne se rapprochait de l’essentiel qu’en zigzag. Elle s’interrompait, hésitait, repartait, riait, pleurait, touchait le genou de son interlocuteur pour souligner une incidente. Il ne fallait pas s’impatienter. Ce matin-là, je n’ai pas compris tout de suite qu’elle avait quelque chose de grave à me dire. J’ai raté le début, brouillé par les parenthèses. J’ai fini par saisir un bout du fil. Elle avait reçu la veille une lettre du recteur de l’université. C’était un blâme officiel pour absences répétées à l’atelier de recherche : « Influence de Staline sur le cinéma français ». Elle n’en revenait pas de l’injustice et de l’incongruité de cette lettre – elle qui s’était défoncée toute l’année pour animer dix séminaires, en plus de son cours magistral sur le cinéma religieux. Elle comptait bien passer au rectorat pour rectifier une information aussi erronée. Sur son investissement durant l’année écoulée, les témoins ne manquaient pas. D’ailleurs, y avait-il besoin de témoins ? Sensible comme était le recteur, le vieux Pierre-Guy Lowendael, il se ferait un plaisir de retirer sa lettre. Il l’embrasserait sur les deux joues. Il lui parlerait en latin. Elle disait ça pour se rassurer. Ce n’était pas convaincant. Il y avait autre chose, je le voyais bien. Il aurait été trop simple qu’elle me le dise sans détour. Elle a parlé de son fiancé, avec qui elle avait rompu trois fois. Chaque fois ils avaient renoué, mais à quel prix. Elle se demandait si ce serait mieux qu’ils se marient à Saint-Honoré d’Eylau ou dans la campagne près de Gdansk. Elle me suivait du coin de l’œil en parlant, pour m’indiquer que ce n’était pas fini, que ce n’était pas encore ça. Tout à coup, elle a franchi la frontière invisible. Elle s’est mise à chercher ses mots. Elle avait l’air un peu honteux.

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Elle reconnaissait qu’elle avait pu commettre une erreur. Elle faisait semblant de se moucher pour gagner du temps. Rina s’appelait Marina. C’était une Polonaise francisée. Elle aimait se souvenir que ses parents avaient failli la mettre dans un couvent près de Gdansk, ce qui avait déterminé selon elle « sa passion pour les monastères et une certaine naïveté sexuelle ». Son enfance polonaise s’était retirée d’elle depuis longtemps. Le train commençait à ralentir. Je la savais un peu gaffeuse mais je n’imaginais pas très bien quelle gaffe elle avait pu commettre dans le cadre de ses cours. La passion de Bernadette Soubirous ou le miracle de la Sainte-Croix sont si loin du monde que même si on commet des erreurs majeures à leur propos, personne ne s’en rend compte. S’agissait-il de sa naïveté sexuelle ? Avait-elle donné un coup de pouce à un joli garçon peu doué pour les études cinématographiques ? Elle ne se décidait pas à me dire toute l’histoire. Donc le train s’est arrêté à Mâcon. Tout à coup, JeanMarc a été là, devant nous, qui nous regardait d’un air inquisiteur et traqué. Rina a retiré ses jambes. Jean-Marc était un petit blond de quarante ans, déjà bien dégarni. Tout le contraire de Rina en matière de conversation. Il ne perdait pas une seconde en formules de politesse, il n’entrecoupait ses histoires d’aucune traverse. Il sautait à pieds joints dans le présent, et l’effroi nous pénétrait comme un poignard. Ce jour-là, il était lui-même à la puissance 10. Il a déclaré que c’était la réunion de trop. Que cette fois-ci, c’était la guerre. Rina a levé les yeux au ciel. La tournure d’esprit de Jean-Marc le rendait incapable de relativiser. Tout ce qui concernait la vie du département l’excitait à un degré inouï. Les bruits de couloir, les notes

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de service, les réunions impromptues le jetaient dans des supputations infinies. La part la plus obsessionnelle de ses ruminations tenait à la personnalité de Charlie Pesteau : à ses paroles, à ses actes et surtout à ses silences. Dès qu’il avait prononcé le nom de Charlie, ce nom insignifiant et terrible, la machine folle de son esprit se mettait en route et ne s’arrêtait plus. Jean-Marc reprochait à Charlie de jouer un double jeu avec nous, d’avoir une double face, comme certains papiers collants. Il le soupçonnait de susciter des réunions dans la seule intention de nous perdre : nous, les voyageurs du TGV de 7h12. Nous formions le tragique trio des enseignants français de Genève. Nous nous trouvions toujours du mauvais côté de la frontière au moment crucial. Chaque fois qu’une réunion urgente s’abattait sur le département, nous nous sentions coincés. L’alternative était simple : ou bien nous serions absents, et la réunion entre Suisses de souche serait consacrée à établir des horaires incommodes, à signer des conventions obscures, à organiser des colloques consacrés aux cinéastes les moins doués. Ou bien nous serions là et du coup, la réunion se passerait à chercher un contenu aux divers points de l’ordre du jour, rédigés dans un style vague (« décision prioritaire en matière de politique des publications », « perspectives d’élargissement de l’agenda des épreuves orales »). En vain la réunion essaierait de se justifier : du seul fait de notre présence, elle serait devenue sans objet. La véhémence de Jean-Marc ne me convainquait pas. Nos collègues étaient atteints de réunionite parce qu’ils étaient universitaires ; mais pas plus que leurs homologues français, allemands ou polonais. Jean-Marc était un exagérateur. Il nous jetait ses longs regards hypnotiques, dans l’espoir de nous inoculer son indignation. Notre aveuglement l’exaspérait. Ça

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ne tient pas debout, a déclaré Rina en secouant ses cheveux raides. Qu’est-ce que six ou sept Suisses d’intelligence moyenne peuvent bien faire de si grave quand nous avons le dos tourné ? Et pourquoi faudrait-il qu’ils nous convoquent exprès dans l’espoir que nous ne venions pas ? – il leur suffit de se retrouver entre eux dans une brasserie. D’ailleurs un département de cinéma n’est pas un laboratoire de recherche bactériologique ou un bureau des services secrets. On n’y brasse que du vent. Jean-Marc a regardé Rina de l’œil dont on couve un enfant infirme. Il avait la réponse, bien sûr, la petite idée toute prête. Les idées sont faciles pour un moulin à idées comme Jean-Marc. Il feignait de ne pas voir que nous ne prolongions cette conversation que par politesse. Il a lâché le morceau. Le département était à la veille de grandes restructurations. Charlie Pesteau l’avait solennellement nié, ce qui aux yeux de Jean-Marc constituait un aveu. Ces restructurations, nous savions tous qu’elles devaient se produire tôt ou tard. L’Europe unifiait son système d’enseignement universitaire. Le même genre de programme et de découpage des matières allait désormais courir de Reykjavik à Menton Garavan. Mais il y avait place en Europe pour deux systèmes cohérents et antagonistes. La Suisse ou en tout cas le canton de Genève préparait l’autre système, patiemment. Jean-Marc me vrillait de son regard. Est-ce que je voyais ce qu’il voulait dire ? Eh bien, je voyais sans voir. Jean-Marc a haussé les épaules et a poursuivi. Sur quoi repose l’unité européenne ? Sur la transparence des institutions et sur la circulation des citoyens. Sur quoi donc pouvait reposer le contre-système suisse ? Sur l’opacité des institutions et la non-circulation des citoyens. C’était clair comme du vin blanc.

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Jean-Marc n’avait rien contre les Suisses, mais à les fréquenter depuis de longues années, il avait découvert que ni le français que nous avions en commun, ni la proximité de la frontière, ni la passion de la recherche, ni l’aveuglement de la science, ni les perches du lac que nous avions consommées ensemble sur des nappes à carreaux, ne nous rapprochaient le moins du monde. Une vitre déformante les séparait de nous : le calvinisme, cette réprobation orgueilleuse qui s’infiltrait dans les moindres replis de leur âme. Les idées de Jean-Marc trahissaient son catholicisme sourcilleux. Pour ma part je n’en croyais rien. Tous les êtres humains sont semblables et il suffit de jouer au ballon avec eux ou mettons de les interroger sur leur enfance pour constater qu’il n’y a pas d’individus. Mais Jean-Marc avait l’esprit romanesque. Les singularités lui étaient plus sensibles que les ressemblances. Tour à tour, les objets de son tourment défilaient : nos respectables collègues. Charlie, le fondateur, Mathieu, le directeur, et tous les autres : Alain, Robert, la grande Bolline, Clarisse la féconde, la rugueuse Calas. De chacun d’eux il épinglait la petite folie personnelle, la faille. Il en ressortait presque une cour des miracles, pour quelqu’un qui ne les aurait pas connus de près. Rina en avait assez entendu. Elle a recouru à son arme secrète : elle a poussé un léger gémissement de pythie et a fait semblant d’être foudroyée par une attaque de sommeil. Stupéfait, Jean-Marc a encore prononcé quelques phrases, à voix plus basse, sur le vide de cette réunion. Mais le chuchotement ne lui réussissait pas, sa voix a fini par s’éteindre. Il s’est résigné à ouvrir sa serviette et à sortir ses liasses de dossiers. Moi j’ai sorti mon agenda pour essayer d’y voir clair dans le programme des semaines à venir. J’avais une vie un peu compliquée. La paix des corps s’est abattue sur nous.

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Durant dix minutes environ nous avons roulé dans un silence posthume. Derrière ses paupières mi-closes, je voyais les prunelles de Rina qui me fixaient. Il ne lui restait plus tellement de temps si elle voulait me parler avant d’arriver à Genève. Mais il fallait qu’elle se décide, à la fin. Elle s’est soudain écriée : « J’ai mal à la tête, j’ai besoin d’un bon café fort. » Un café fort dans une voiture-bar ! Les prétextes improvisés de Rina sonnaient toujours faux. Mais Jean-Marc, penché sur son portable, était occupé à envoyer un texto à sa femme et n’écoutait plus. Il aimait beaucoup sa femme. En retour elle lui accordait une attention sans failles. Elle était bien la seule. Nous sommes partis en douceur. La voiture-bar n’était pas envahie à 9h30 du matin. Lieu propice pour parler tranquillement. Rina était décidée à tout dire maintenant. Oh, ça ne l’empêchait pas de vérifier le lait, le sucre. De choisir ses mots avec une lenteur effrayante. Je pouvais m’en imprégner. Donc voilà. Elle s’était rendue à Genève la semaine précédente pour y faire passer des examens. Selon son habitude elle avait logé sur place le temps de tout corriger. C’était tellement plus simple que de faire un aller-retour en ployant sous le faix des copies, pour le douteux bénéfice de les relire à domicile. Une fois toutes les copies corrigées, elle les avait transmises avec un petit mot à Marie-Rose, la secrétaire du département. Marie-Rose avait rappelé Rina lundi matin. Elle n’avait pas trouvé les copies comme prévu. Et il lui fallait les notes de toute urgence. Rina avait guidé les recherches à distance, en vain. Les copies demeuraient introuvables. Ce récit m’a fait la plus mauvaise impression. MarieRose était minutieuse, elle n’égarait jamais rien. Quant aux étudiants genevois, ce n’était pas leur genre de faire disparaître une pile complète de copies pour dissimuler la

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médiocrité de leurs réponses. J’avais plutôt l’impression que c’était un acte de malveillance dirigé contre Rina. Après la lettre comminatoire du recteur, cette affaire de copies me paraissait désagréablement rapprochée. Une balle perdue relève du hasard ; deux balles font soupçonner la présence d’un tireur maladroit mais obstiné. Je me suis abstenu de monter la tête à Rina avec mes intuitions. Elle avait déjà assez de mal à déglutir son fond de café bourbeux. J’apprendrais la suite par mes propres moyens... À notre retour, nous n’avons pas trouvé Jean-Marc. Sa serviette, son blouson et sa casquette réversible montaient la garde pour lui. Il était 10 heures. On s’est regardé, Marina et moi. On avait une idée raisonnablement précise de l’endroit où il pouvait se trouver. Me raconter son affaire avait à l’évidence soulagé Rina, même si le mystère restait entier, et aussi la menace. Il restait trente minutes de trajet. En soupirant elle a ôté ses chaussures et s’est mise presque aussitôt à dormir, ses jambes mélangées aux miennes. Ça et le mouvement saccadé du train, je me suis mis à bander. En milieu facultaire, et le train de Genève en faisait partie, j’essayais de bander le moins possible. Le moindre geste incontrôlé peut provoquer une crise. Mais je n’avais pas beaucoup dormi la nuit précédente et le manque de sommeil amollissait mes défenses. Les jambes ni le visage de Marina n’étaient vraiment beaux mais il y avait les circonstances, et le charme de sa voix. Donc je bandais pour elle, distraitement, amicalement. Déjà deux ans que nous étions collègues ; ça finirait peut-être par arriver un jour. Ce n’était pas probable pour autant. Chaque fois que je la voyais, je devais d’abord me réhabituer à sa laideur sympathique. Je me disais alors que c’était bien d’avoir pour amie une femme intelligente et compliquée à qui on ne touche pas.

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2. Genève en automne Nous nous sommes séparés à la sortie de la gare. JeanMarc occupait un studio à l’année, derrière la voie ferrée. Il avait hâte de s’y retirer pour prier avant la réunion. Il avait dû être dérangé dans les toilettes, au beau milieu de sa conversation avec Dieu. Rina sous-louait une chambre d’étudiante à deux pas de la Fac et elle aurait pu m’accompagner jusque-là. Mais pour d’obscures raisons, où la coquetterie jouait un faible rôle, elle avait l’habitude de fréquenter un salon de coiffure situé en face de la maison natale de Jean-Jacques Rousseau. La patronne était une magicienne qui avait l’art de redonner aux cheveux abondants mais un peu ternes de Rina leur éclat cuivré invincible. Elle m’a confié ses bagages pour garder les mains libres. Bus pour moi. Trajet rapide dont la sécante coupait le Rhône, à l’endroit où il surgit du lac Léman. Tout de suite après, il tournait à angle droit, pour déboucher sur une place en forme de triangle, dont les trois sommets étaient l’Académie militaire, le théâtre lyrique et le parc des Falaises. C’est là que je descendais. Grâce à Rina, j’étais chargé comme un baudet. Une partie de ces énormes bagages étaient à roulettes. Ces roulettes me sciaient les rotules, évidemment. À moins d’être suffisamment petit, on ne peut pas s’en servir, il faudrait avancer sur les

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genoux. On en est réduit à porter ces monstres comme des valises ordinaires, dont ils n’ont ni l’équilibre, ni la forme. Malgré mon affection pour Rina, je maudissais son goût excessif pour la documentation. Est-ce que son célèbre cours sur la révolution de l’industrie cinématographique du Vatican (qui renouvelait d’ailleurs la notion d’industrie) la forçait vraiment à trimballer partout deux douzaines de manuels aux pages hérissées de signets jaunes ? En plus, elle n’avait pas de bureau personnel et je devais caser tout cela dans le mien, déjà surencombré. À l’entrée du parc, les joueurs d’échecs déplaçaient des pièces géantes sur un échiquier de verdure, avec des gestes méticuleux. Même ralenti par les fardeaux, il ne fallait que trois minutes pour atteindre l’arrière de l’Uni Falaises, au cœur même du parc. Je la retrouvais chaque automne avec le même frémissement de plaisir, comme un vieux veston confortable. J’entamais ma cinquième année de service. L’air pur des glaciers, de loin, me fouettait. Sur le seuil de la Fac, j’ai hésité, encombré par les quatre valises de Rina et par mon modeste sac de voyage. Un jeune homme court sur pattes a surgi de nulle part pour me tenir la porte. J’aurais pris ce geste pour une politesse sans conséquence si je n’avais pas reconnu Jérémie Herold. J’ai poussé dans le hall la caravane de mes bagages. Jérémie a laissé se rabattre la porte, qu’un ressort tendu comme l’arc d’Ulysse arrachait à toute volée. Il n’avait pas perdu ses yeux globuleux. – Vous avez passé de bonnes vacances, monsieur ? – Très bonnes. – Je peux vous voir pour parler de mon avenir ? – Pas maintenant, Jérémie. – Vous avez bien reçu ma lettre ? Dans votre casier ?

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– J’arrive à l’instant. – Vous pourrez la lire assez vite ? – N’ayez pas peur. – Je peux passer dans votre bureau cet après-midi ? – Demain neuf heures. – Neuf heures du matin ! – Écoutez, Jérémie. Je ne fabrique pas le temps. Je me sers de celui qui existe. – On peut peut-être dîner ensemble ? – Non. Je regrette. On ne peut pas. J’ai empoigné mes cinq bagages et je lui ai tourné le dos. Jérémie Herold ! Le grand hall du rez-de-chaussée, avec ses tableaux d’affichage bariolés et ses distributeurs de soft drinks, ses sculptures molles, ses étudiants en sportswear au timbre aigu et languissant, dégageait une atmosphère assez conviviale. Mais en montant, cette bonne impression s’estompait. L’énorme escalier en bois d’ébène ouvragé et les paliers intermédiaires où s’exposaient sur des toiles géantes les portraits supposés de Luther, de Calvin, du pasteur Romeyer et du recteur Lofti, dégageaient une atmosphère de plus en plus étouffante. À partir du premier étage ce n’était plus que boiseries, torsades, recoins dérobés, grandes croix noires sur les murs. Plus on montait, plus ça ressemblait à l’Enfer de Dante. Au troisième étage, la laque noire des portes ôtait tout espoir. Les sept bureaux du département de cinéma (dont un pour le secrétariat et un pour le directeur quinquennal) n’étaient accessibles que par une suite de coudes, de boyaux, d’étroits escaliers et de dénivellations, qui présentaient les surprises d’un souterrain. Les spots violents fichés au plafond rabotaient la surface du sol et des murs. Enfin, quand on atteignait la limite de ses forces, surgissait notre demicouloir.

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La notion de demi-couloir joue à l’université de Genève un rôle prépondérant. Les bâtiments historiques de l’Uni Falaises comptent vingt-sept demi-couloirs, dont la répartition fait l’objet de combinaisons infinies. « Études cinématographiques » est un des plus récents et donc des plus modestes de tous les demi-couloirs de Genève. Une hiérarchie non écrite mais implacable met au sommet de l’édifice le centre de théologie protestante, le droit et la philosophie. À mi-hauteur, les lettres modernes et l’étude de l’Antiquité. Au ras du sol, les arts de l’image et l’ethnologie. Et sous la ligne de flottaison, l’histoire moderne et le cinéma viennent enfin, profondément engloutis. Pourtant, ce département de cinéma où j’enseignais, qui semblait si indigne de la vieille noblesse de robe, pesait plus lourd que son poids apparent sur les balances invisibles. D’abord il fallait compter avec la personnalité du fondateur de notre département, Charlie Pesteau, qui savait toujours ce qu’il voulait et comment l’obtenir. Il était lié par famille à tout ce qui compte dans les milieux académiques genevois. Le moindre froncement de sa barbe, le moindre mouvement de son poing reposé en douceur, multipliaient la densité moléculaire de notre valeur scientifique. Ensuite – personne au rectorat ne parvenait à expliquer pourquoi – les études de cinéma attiraient de plus en plus de monde. Nos bureaux étaient rares et notre demi-couloir étriqué, mais les amphis qui nous étaient attribués étaient toujours combles. Les dix-sept étudiants, la plupart vieillards, de théologie protestante, faisaient contraste avec nos trois cent vingt-sept inscrits. Et si méprisables que soient les études cinématographiques, le fait de drainer des centaines d’inscriptions était quand même, du point de vue rectoral, une preuve d’excellence.

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Mon antre était à l’avant-dernière porte à gauche, juste avant le cul-de-sac final. Trois mètres en arrière, en face de la porte du secrétariat, où officiait Marie-Rose, partait un autre demi-couloir, encore plus obscur : celui des études dixneuvièmistes. Cette proximité au cœur du labyrinthe créait des affinités électives. Aussi nous mettions nos efforts en commun pour essayer de drainer l’argent du mécénat. Après une halte respiratoire, j’ai repris mes valises pour franchir les derniers mètres. Je suis arrivé devant la porte de mon bureau. Marie-Rose y avait collé une affichette où se lisait : « Permanence du 23 septembre, 11h00 ». Trois noms y étaient déjà inscrits. J’y ai jeté un coup d’œil. Sans commentaires. Une forme fluette a surgi à mes côtés. Zut, la folle des Pâquis. Déjà. Elle souriait. – Ah, heu, vous êtes sortie ? Ce n’était pas absolument la chose à dire. Une schizoïde. On avait dû l’interner. Pas longtemps il est vrai. Petite souris blonde aux traits pointus. Elle aurait même pu être assez jolie, malgré l’incisive qui lui manquait, sans son regard. Elle réapparaissait comme si de rien n’était pour me parler de son projet de film sur le docteur Ferdière. Rien que le sujet était un certificat de maladie. Je l’avais connu, le docteur Ferdière, à la fin de sa vie. Cinquante ans avaient passé depuis qu’il administrait des électrochocs à Antonin Artaud. Il s’était recyclé en psychiatre des nouveaux-nés. Mais sur le fond, il n’avait jamais quitté ses commutateurs électriques. Un égoïste lyrique, hanté par le pouvoir. La folle des Pâquis s’appelait Myriam. S’il y a eu une femme dans l’histoire du monde qui a eu un problème avec l’absence de pénis, c’est bien elle. Le docteur Ferdière semblait compenser partiellement ce manque. Je lui ai dit que c’était d’accord, que des films tardifs qui le montraient donnant des

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conseils freudiens aux embryons à travers la peau du ventre de leur mère constituaient un corpus pédagogique parfait, mais que là, là tout de suite, je n’avais pas le temps. De surprise, elle a produit une petite bulle de salive. – Mais il est marqué permanence à 11h00. – C’est vrai mais là, là, impossible... – Quand, alors ? – Le 15 octobre. À neuf heures quarante-cinq. Cette précision de date lui a plu. Elle m’a fait une sorte de salut militaire et s’est éloignée sans insister. Avec l’extralucidité de la folie, elle avait senti que je tiendrais ma parole. Elle partie, j’ai transformé 11h00 en 11h40 sur le postit. La réunion de département commençait à midi. Je serais sauvé par le gong. J’ai fouillé mes poches et j’ai enfoncé ma clé dans la serrure. Elle a refusé de tourner. Un murmure de voix me parvenait du fond des limbes. La routine. Je me suis mis à secouer la porte, à trois reprises séparées par un faible intervalle. C’était le signal. Le murmure de voix s’est interrompu. J’ai entendu raccrocher le lourd appareil. La porte s’est ouverte sur Joël, sélénite bouclé poivre et sel. Il avait l’air un peu hagard. – Eh bien, tu t’enfermes encore pour penser ? – C’est machinal. Entre, entre. Je suis content de te voir, ma vieille. Tu as passé de bonnes vacances ? – Oui. J’ai remorqué une à une les valises de Rina à l’intérieur. Je les ai alignées contre le mur et j’ai poussé mon sac sous mon bureau. Joël me regardait faire. Il avait l’air rouge et concentré – il aurait été ravi de me venir en aide, mais il n’y a pas pensé. Une fois débarrassé de mes fardeaux, j’ai tendu la main à Joël et il m’a agrippé les coudes avec effusion, dans ce que

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je supposais être une accolade vaudoise. Nous rayonnions de plaisir. Le rayon de Joël s’est éteint le premier.

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3. Le locataire Nous partagions le même bureau Joël et moi, mais lui n’avait rien à voir avec les études de cinéma. C’était un historien et pour son malheur, un historien du XIXe siècle. On trouve toujours plus mal loti que soi, et même si le département de cinéma a ses hauts et ses bas, il suffisait de regarder la situation des dix-neuvièmistes pour éprouver un certain réconfort. Suite à une série de catastrophes administratives, ils étaient devenus les parias de l’université de Genève. Cette discrimination sautait aux yeux quand on parcourait leur demi-couloir. C’était le goulet le plus minable qu’on puisse trouver : quatre bureaux, deux placards et des toilettes dont la chasse fuyait. Les placards avaient été transformés en bureaux, les toilettes servaient pour les archives, les enseignants dix-neuvièmistes devaient faire cinq cents mètres pour aller pisser, mais malgré ces sacrifices, leur entassement était effroyable. Dernier arrivé de la filière, Joël n’avait pas trouvé le moindre strapontin. Au début il recevait les étudiants et corrigeait leurs copies dans la cafétéria du hall. Ça ne pouvait pas durer éternellement. Juste Le Gall, le patron des dix-neuvièmistes, avait négocié avec notre département une place dans un des bureaux de cinéma : le mien. C’était une solution parfaite, le vieux Mondor venait de mourir et je n’avais pas besoin de deux postes de travail. Je

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m’étais tout de suite très bien entendu avec Joël. Mais Juste Le Gall lui reprochait régulièrement le loyer qu’il coûtait. Joël était le vilain petit canard de l’étage, il ne fallait pas se le dissimuler. Quand il avait pris ses fonctions à Genève, trois années plus tôt, il ne soupçonnait pas ce qui l’attendait. Fier de sa thèse sur les communiqués de guerre de Napoléon, heureux d’avoir déniché un poste dans une université honorable, pressé de montrer ce dont il était capable, il n’avait pas compris tout de suite l’atroce réalité. Sous le mince vernis de la routine, les études d’histoire du XIXe siècle étaient à l’agonie. Ses collègues, survivants du désastre, n’étaient plus qu’une poignée, « les rares nageurs sur le gouffre profond » dont parle Virgile. Ils venaient de perdre, l’année précédente, la bataille des périodisations, lors de l’éclatement de la puissante section d’Histoire des Temps modernes. Par un coup de force incroyable, le corps des enseignants du siècle des Lumières avait fait avaliser le principe de l’extension de leur domaine d’études ! À Genève, désormais, le XVIIIe siècle commençait à la révocation de l’édit de Nantes (1685) pour finir en 1815, à la chute de Napoléon. Ainsi le champ d’action des études du XVIIIe siècle était-il désormais deux fois plus important que celui du « siècle » suivant. Ce déni de justice n’aurait jamais eu force de loi s’il n’avait pas trouvé, dans le premier cercle de l’université, le soutien massif du président en personne, le pasteur Barrie. Barrie avait une fille rousseauiste, dont les chances augmentaient mécaniquement avec l’accroissement de son champ d’action – lequel n’est pas limité à la biographie de son héros, mais englobe la durée de vie de ses enfants, dont on a retrouvé la trace au sortir de l’assistance publique. Devenu cordonnier, Louis Rousseau dit Roch était mort en 1838.

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Second coup du sort, l’université française associée, celle de Lyon 6, était dirigée par un homme qui haïssait Napoléon et qui souhaitait que son XIXe à lui débute sous les brillants auspices de la Restauration. Ces deux lobbies combinés avaient emporté le morceau. Il ne restait aux dix-neuvièmistes que 85 ans de domaine réservé, et les spécialistes du premier Empire avaient dû, la corde au cou, solliciter une petite place dans un siècle qui n’était pas le leur. C’est bien ce qui faisait l’inlassable tourment de Joël. Il était arrivé de Morges un jour de septembre, enchanté de son recrutement, et dès le mois de janvier suivant, sa spécialité était devenue minoritaire et presque suspecte. Il avait basé sa réputation sur Austerlitz et Marengo, qui constituaient désormais une période croupion dans le siècle de Voltaire. Son statut devenait du coup problématique. Il avait à peine eu les courtes vacances de carnaval pour se recycler. Il avait cherché dans ses rares publications étrangères au champ napoléonien quelque chose qui pourrait constituer le bout d’une piste. Il avait retrouvé dans ses écrits de jeunesse deux brefs articles sur la correspondance d’Esterhazy. Il s’était donc rué sur l’affaire Dreyfus, car il lui fallait bien un nouveau domaine. Il s’était mis à creuser cette période troublée. Mais chacun savait qu’il restait dans le fond de son cœur un napoléonien. On le tenait pour cette raison en méfiance. Je ne parle pas ici du plus grave, de la haine que Joël s’était attirée de la part de ses collègues, bien innocemment, à cause de quelques manies qui auraient paru insignifiantes dans le monde réel. La lecture d’un journal, la prononciation d’un mot… Rien que d’y repenser, on avait le cœur qui saignait. Ce matin-là, Joël, après m’avoir pressé les deux coudes, a murmuré :

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– Tu tombes bien. J’ai oublié le code de notre messagerie. Tu peux me le redonner ? – C’est facile. 1915. L’année de naissance d’Orson Welles. – J’ai essayé et ça ne marche pas. – Il n’y en a pas d’autre. – Je parie que ton directeur a fait changer tous les codes, pour dérouter le piratage. – Heu… C’est possible... – Tu veux bien aller au secrétariat pour leur demander le nouveau code ? Merci, ma vieille… Comme locataire d’un bureau du département de cinéma, Joël était en porte-à-faux : il dépendait de notre secrétariat sans vraiment en dépendre. Il me demandait généralement d’intercéder pour lui. J’ai dit d’accord, que j’allais me renseigner auprès de Marie-Rose. Joël a ri comme d’habitude, « Ah, ah ! Marie-Rose ! » Je suis sorti. Marie-Rose, la secrétaire du département, était courte et trapue, mais son visage était fin, ses cheveux courts soyeux, son œil vif, ses lunettes dorées. On s’est embrassé (trois mois de vacances). Elle m’a donné le nouveau code, 1918 (l’année de naissance de Pierre Kast). J’ai fait remarquer qu’on ne devrait quand même pas changer le code privé des enseignants sans les prévenir. – Tu sais bien, a fait Marie-Rose. Il y a eu tellement d’abus. Ce genre de phrase éveillait en moi le sentiment du vide. Je n’ai pas insisté. Déjà, avec sa voix pleine de bienveillance et son air vif et précis qui m’avait fait illusion les premiers temps, elle me disait : – Ça va bien ? Bonnes vacances ? En forme ? Tu as vu ? Tu as des rendez-vous. J’ai collé l’affichette sur ta porte.

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– J’ai vu, merci. Ça risque d’être un peu juste. On a réunion à midi. – Mais Luc. Ce n’est pas loyal de me dire ça ! – Loyal ? – La réunion est reportée à 18h. – La réunion de département ? – Mais oui. – Et tu as prévenu tout le monde ? – Oui. – Sauf moi ? – Si, je t’ai prévenu. – Sauf Marina et Jean-Marc ? – Si, je les ai prévenus. – Quand ? – Ce matin à la première heure. – Oh. Quand tu es arrivée à ton bureau ? – Oui. – À neuf heures. Nous étions à hauteur de Mâcon ! Tu as appelé sur nos portables ? – Non. J’ai appelé chez vous. – Je t’aime, Marie-Blanche. C’était bizarre de l’appeler par son vrai prénom. Marie-Rose lui allait tellement mieux. En sortant de son bureau, j’ai vu que la vieille machine à café Nestlé était toujours là. Un miracle qui se prolongeait d’année en année. Elle avait été conçue alors que Nestlé n’était encore qu’une PME locale. Des antiquaires sans scrupules finiraient bien par nous la voler un jour. Elle était en service : sa petite lampe rouge frontale de robot gardien clignotait joyeusement. Elle ne fonctionnait qu’avec des pièces d’un demi-franc. En quittant Paris, j’avais glissé dans la poche droite de mon veston un portefeuille en cuir vert gonflé de monnaie suisse, de quelques billets de plus forte valeur et de

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tickets de tramway. J’ai programmé deux gobelets de café, noir pour moi, avec lait et sucre pour Joël. L’appareil était bruyant mais rapide. Le temps de deux brusques explosions, j’étais servi. En arrivant devant mon bureau, j’ai trouvé la porte à nouveau fermée à clé. Joël m’avait laissé un post-it disant qu’il avait « rendez-vous avec quelqu’un ». Joël faisait toujours des mystères avec tout. Il aurait pu me le dire il y a cinq minutes, qu’il avait un rendez-vous, et avec qui. C’était comme s’enfermer à double tour dans un bureau vide, ça partait d’une âme dissimulatrice. Joël Berger ! Poser les deux gobelets par terre, chercher mes clés, ouvrir, rempocher mes clés, reprendre les gobelets, entrer, refermer la porte d’un coup de pied derrière moi, tout ce cérémonial faisait partie à mes yeux des délices de l’enseignement : à Tours, à Dijon, même à Fontenay-auxRoses, ma dernière étape avant Genève, j’avais fait les mêmes gestes, j’avais respiré la même odeur fade de sandwiches fanés et de patiente poussière. Dix ans, quinze ans avaient passé en vain : le temps universitaire est un temps immobile. Une fois mes gobelets en sécurité sur une pile de circulaires cantonales, je me suis assis dans mon fauteuil en aluminium, j’ai attiré à moi la chaise roulante laissée libre par Joël et j’y ai étendu les jambes. Le téléphone était à côté de moi, tout chaud encore. J’ai avalé une gorgée de café noir avant de former le nouveau numéro de la messagerie. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Il était quand même surprenant. À peine composé, le code d’accès a déclenché une salve rapide de messages. Dès le premier, la voix douce, conciliante et triste m’a fait tout le mal que j’en attendais. – Luc, c’est Aurore. Tu me rappelles, s’il te plaît ? Ça devait dater du 25 juin, juste avant mes trois mois d’absence. La seule fois où je lui avais parlé depuis lors,

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c’était un jour de la fin juillet, une nuit plutôt, au milieu d’un grand rêve de vol à voile. Je lui avais dit que je dormais. Que je reviendrais en septembre. Je m’étais montré elliptique, j’en ai peur. – Monsieur Dellisse. Ici l’hôtel Clairfond. Lors de votre dernier séjour vous avez emporté par mégarde la clé de votre chambre. Pouvez-vous la rapporter à votre prochain passage ? Merci. Je l’avais perdue cette clé. Je ne l’avais pas emportée par mégarde. Je l’avais perdue. Suivant. – Je vous préviens que j’ai retrouvé l’origine de l’appel et que ça va vous coûter cher, pauvre con. Voix d’homme en colère. Il n’avait rien retrouvé du tout. Il s’était emmêlé les doigts. La colère rend aveugle. Pauvre con toi-même. – Luc ? Aurore. Bon, j’essaie à Paris. Aurore. Elle ne savait pas grand-chose de moi. Ni que j’avais trois ou quatre vies, ni que je vivais parfois dans une petite maison à la campagne. Pour me joindre il aurait fallu avoir mon numéro de portable. Elle ne l’avait pas. Suivant. – Bonjour, c’est ici avec l’étudiant Raul Costaros-Munez. Je vous contactais à propos de mon étude sur le thème de l’Inquisition en Espagne dans les films muets. J’attendais. Il promettait ce Costaros-Munez. L’Inquisition au XXe siècle. Pourquoi pas les sacrifices humains ? Suivant. – Vous allez arrêter de me harceler ou je préviens la police, monsieur. Toute la menaçante politesse suisse dans cette voix de femme un peu tremblante. Police et civilité. Sur le fond du problème, mystère complet. Le mot harcèlement pourvoit à tout. Après ? – Luc, s’il te plaît. Tu veux bien me rappeler, mon chéri ?

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Ô tristesse, tristesse. Suivant, vite. – Bonjour monsieur Dep Décine ? Ici Gisèle, de la boutique Swisscom. Je vous appelle pour vous présenter nos nouveaux tarifs cantonaux. Swisscom, le règne de la communication incommunicable. Suivant. – Allo, Raphaël. J’ai mouillé à cause de vous, Raphaël. Vous êtes bien l’ange Raphaël ? Mon mari n’est pas là, Raphaël. Rappelez-moi cette nuit, Raphaël. En trois mois d’absence, la folie s’était manifestée à quatre reprises sur cette modeste messagerie. Une bonne moyenne. Des flèches perdues, pour la plupart. Je me demandais qui était Raphaël. Il y a eu encore quelques traces d’appels : sifflement mécanique, effet Larsen ou respiration entrecoupée. Mais plus aucun message articulé. La fin est venue sous les espèces d’une voix vaudoise qui me demandait si je voulais archiver, réécouter ou détruire. Détruire. Tout ça était quand même bizarre. La voix d’Aurore, et sa terrible gentillesse automnale, je m’y attendais. Mais les vagues menaces d’inconnus, les courroux rentrés ? Bien sûr, si même Swisscom, cette méduse omnisciente, se trompait dans ses propres numéros de téléphone (M. Décine !) il était peut-être normal que des citoyens perturbés envoient à tout hasard aux quatre coins de Suisse des messages agressifs. Ce qui n’expliquait quand même pas pourquoi tout ça déboulait en masse sur cette messagerie. De nouveau j’ai senti l’impression de méfiance que j’avais éprouvée dans le train, quand Rina m’avait parlé de la disparition de ses copies : et j’ai vidé d’une rasade le restant de café-gobelet. Une atmosphère trouble planait dans la pièce.

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Le plus clair de l’affaire : il était temps de rappeler Aurore. À cet instant le téléphone s’est mis à sonner et j’ai eu la certitude que c’était elle. Intuition télépathique et vertige du hasard. J’ai dit : – Oui, oui, j’allais t’appeler. – Tu vois, Luc. Les grands esprits se rencontrent. Tu allais m’appeler et c’est moi qui t’appelle. C’est forcément un signe. Veux-tu bien passer dans mon bureau ? Ce n’était pas Aurore du tout. C’était Mathieu Tholon. Outre ses formulations rigides et précieuses qui l’auraient fait reconnaître dans les flammes de l’enfer, il avait des intonations plus ou moins glaciales selon les coups. Là c’était la glace des grands jours. Je lui ai dit que j’avais deux urgences à régler et j’arrivais. J’ai raccroché d’un bloc. La première urgence était d’appeler Aurore et je suis tombé sur une voix turque et féminine qui m’a refilé à une autre voix celle-là plutôt pakistanaise et ainsi passant de main en main j’ai abouti à Aurore et je lui ai dit bonjour et un mot doux derrière et que je viendrais prendre le thé chez elle à cinq heures. J’entendais battre son cœur à grands coups. Elle a dit qu’elle allait acheter du thé à la vanille, puisque je n’aimais pas le Lapsang Souchong. Il est vrai que je ne l’aimais pas. La deuxième urgence était de vider le gobelet de café au lait sucré avant qu’il ne refroidisse. Joël ne reviendrait pas à temps pour le boire. Alors, je suis sorti dans le demi-couloir silencieux. La lumière rase révélait la beauté géologique des panneaux sculptés. Des visages convulsés de savants d’un autre âge, des tronçons de colonnes doriques, des plantes d’apparence carnivore. Étrange décor quand même pour étudier les secrets du cinéma.

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