Les libraires - Numéro 123

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Vanessa Bell dans l’univers de Nicole Brossard © Denyse Coutu

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/ Le tout petit matin peinture les vitres embuées de la maison. L’eau perle aux fenêtres de la cuisine, ce qui m’indique que le thé est presque prêt. J’éteins le rond rougi, verse le pu-erh dans deux grands thermos et attrape autant de brioches encore chaudes. C’est qu’hier, notre voisine Marina nous a offert un pot de caramel à la fleur de sel. Il fallait bien en faire quelque chose ! J’enfile mon plus gros manteau, ajoute une couverte de laine bien épaisse à mon bagage et me soustrais à la maison encore lourde de sommeil. La route sera longue. Tant mieux, ça m’aidera à placer mes idées. Trop d’excitation ferait une rencontre chaotique et le papier s’en trouverait gêné.

T E XT E E T PHO T O S DE VA N E S SA B E L L

Pour l’amour du nombre Dehors, c’est décembre doux. Les champs rivalisent d’astuces pour attirer mon attention. J’ai une préférence pour ceux dont les tiges percent encore les premières neiges. En passant la rivière à Sainte-Anne-de-la-Pérade, j’imagine le village à venir et ses couleurs vives, je me demande combien de temps cette année les cabanes tiendront avant que la rivière ne cède. La route me fait du bien, me fait sortir de moi. Qui n’en aurait pas besoin en ce moment ? Ce n’est que tout près de ma destination qu’une grande tristesse m’envahit. C’est toujours la même chose et pourtant, ça me surprend chaque fois. Les conifères cèdent leur place aux feuillus et aux champs qui ont trop d’horizons. La neige n’est plus. J’arrive à Montréal. Si, il y a quatre ans, on m’avait dit que l’ascenseur doré qui monte jusqu’aux bureaux des Éditions du remue-ménage allait m’amener à passer quelques heures seule avec la grande écrivaine, théoricienne et militante féministe Nicole Brossard, je n’y aurais simplement pas cru. Car c’est bien là que tout a débuté : au moment où j’ai présenté l’idée à mes futures éditrices de ce qui allait devenir en 2021, avec la complicité de Catherine Cormier-Larose, l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec 2000-2020 (en librairie le 9 mars). Après m’être stationnée trois fois en sens inverse et du mauvais côté de la rue sous le regard ahuri de Nicole, j’avance jusqu’à sa porte. L’excitation est palpable de toutes parts. « Je suis tellement contente que tu sois là, ça fait des mois que je n’ai vu personne ! » Je souris et lui demande si elle souhaite que je la rejoigne derrière pour notre discussion. Elle acquiesce. Je contourne la maison, gravis les quelques marches qui mènent à la terrasse et installe ma grosse couverte sur une chaise d’été. Nicole me

rejoint et, comme si nous nous connaissions depuis toujours, elle ouvre notre discussion en parlant de toutes les luttes et tous les livres qui se sont écrits et pensés dans le salon à quelques mètres de l’endroit où nous nous trouvons. Je suis enchantée de l’écouter parler de cette période féconde et solidaire et me surprends à rêver à tout ce qu’on peut faire en choisissant d’être ensemble. Ensemble me manque. Par amour du genre, et en raison des anthologies que nous avons toutes deux codirigées 1 et qui nous rassemblent aujourd’hui, nous parlons d’abord de poésie. « La poésie, c’est choquant, au sens du choc. Et c’est ça qui est magnifique. » Nous sommes d’accord. La poésie choque et c’est là un fait qui nous fait sourire large, pour ne pas dire qui nous tient en vie. Comme son travail possède plusieurs qualités formelles, j’ai envie de savoir ce qu’elle pense de la mouvance qui s’observe depuis dix ans au Québec où une poésie est écrite plus pour être performée que pour être lue. « Pour moi, la littérature, c’est écrit. Je ne cherche pas l’oralité. C’est écrit, à moins d’inventer comme Georgette LeBlanc. Avec elle, on est toujours en littérature même si on est en oralité. Ça se dit, ça se lit… Si on pense que ça se dit, que ça se chante, on sait que ça vibre de l’écrit. C’est dans la relation de l’œil au papier. Dans cette petite distance où il se passe tant de choses… On circule, on corrige. On a l’intuition de ce qu’il y a de plus précieux en nous, je veux dire : le nous de l’espèce à l’écoute. C’est ça l’écriture. C’est pour ça que c’est si précieux comme acte de présence. Il y a un don, un abandon qui nous dépasse… L’écriture est une des rares technologies que nous portons en nous, c’est d’ailleurs sans doute pourquoi elle est déchirante et enlevante. Elle est notre corps à corps avec l’espèce et

1. Anthologie de la poésie des femmes au Québec : Des origines à nos jours, Nicole Brossard et Lisette Girouard, Éditions du remue-ménage, Montréal, 1991.


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