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La première ministre française poursuit une journaliste qui a écrit sur sa vie privée

Une personnalité politique a droit à une vie privée dès lors que les éléments privés la concernant n’ont pas un intérêt dans le débat public.

La Secrète est-elle trop indiscrète ?

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Cette biographie que la journaliste Bérangère Bonte consacre à Élisabeth Borne porte-t-elle atteinte à la vie privée de la Première ministre française, comme l'estime cette dernière ? « Quand une journaliste décrit en détail les conditions du suicide de mon père, quand elle a des propos intrusifs sur mon intimité, sur la relation avec mon fils, avec mon ex-mari, quand elle répand des allégations sur ma santé ou mon orientation sexuelle, comment prétendre que cela a pu se faire avec mon accord ? À un moment donné, on a envie de dire: trop, c'est trop », a justifié Élisabeth Borne à l'hebdomadaire français JDD. Son avocate Émilie Sudre a assigné les éditions de L'Archipel devant le tribunal judiciaire de Nanterre dans le cadre d'une procédure «à jour fixe», qui permet à la juridiction saisie de se prononcer sur le fond de l'affaire dans des délais très courts. S'appuyant sur l'article 9 du Code civil selon lequel « chacun a droit au respect de sa vie privée », elle demande la suppression des passages du livre relatifs à la santé, à l'orientation sexuelle et à la vie familiale de sa cliente dans toute nouvelle édition ou réimpression de l'ouvrage, et ce, sous astreinte de 1.000 euros par infraction constatée. «Ma cliente a accepté qu'une biographie soit écrite sur sa carrière, sur certains aspects de son enfance et sur son parcours professionnel. Lorsque la journaliste a commencé à fouiller son intimité, notamment sa vie sentimentale, Mme Borne s'est refusée à lui accorder une troisième interview.

Nous estimons que les propos sur sa santé, à une époque où elle était directrice de cabinet de Ségolène Royal, sont éloignés de ses fonctions actuelles et, par conséquent, du cœur de l'actualité», explique Me Sudre, spécialiste du droit de la presse. S'agissant des liens qu'elle entretient avec son fils Nathan, l'avocate considère «qu'ils sortent du cadre de la liberté d'informer le public et n'apportent rien au débat public». Quant aux rumeurs sur l'orientation sexuelle de Mme Borne, démenties lorsque le magazine Têtu l'a interviewée à l'occasion des 40 ans de la dépénalisation de l'homosexualité, l'avocate souligne «qu'elles n'ont pas à être colportées ou accréditées dans une biographie dès lors qu'elles ne sont pas justifiées par ses engagements ou ses prises de position politique». Selon Me Sudre, qui réclame un euro symbolique de dommages et intérêts au titre de la réparation du préjudice moral, «seulement 7 passages représentant environ 150 lignes, soit approximative- ment 6 pages sur 240 pages», sont concernés. «Contrairement à ce qu'affirment plusieurs médias, le fait d'expurger les passages attentatoires à la vie privée n'enlève rien à la substance du livre», a-t-elle défendu à l'audience du 24 mai.

De leur côté, les éditions de L'Archipel ont défendu le travail de l'autrice qui a procédé à des « dizaines d'interviews, dont deux longs entretiens avec Élisabeth Borne, ainsi que d'autres avec des membres éminents de son cabinet, de sa famille et de son cercle amical proche ».

Jusqu'où peut-on dévoiler la vie privée d'une personnalité politique ? Quelles sont les limites du droit d'informer ? Où le droit anglo-saxon place-t-il le curseur entre vie privée et vie publique ? Éléments de réponse avec Karine Riahi, fondatrice du cabinet Spring Legal, et Julien Brunet, avocat aux barreaux de Paris et de Californie.

Quels sont les enjeux du litige opposant Élisabeth Borne aux éditions de L'Archipel ? Julien Brunet : Mme

Borne estime que certains éléments de sa vie privée, d'ordre intime, dépassent le cadre d'une biographie. Elle demande le retrait de passages concernant notamment sa santé et sa vie sentimentale, sur le fondement de l'article 9 du Code civil. Cette demande me paraît mesurée, et, à ce titre, elle a des chances de prospérer. Demander le retrait total de l'ouvrage semblerait disproportionné par rapport aux éléments susceptibles de créer un préjudice.

Ce litige illustre l'éternel débat entre la protection de la vie privée et la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Comment se concilient ces droits et libertés lorsqu'on est une personnalité éminente ?

Karine Riahi : Le juge va mettre sur la balance trois droits d'ordre public : le droit moral de l'auteur, qui le préserve contre toute modification de l'ouvrage par une autre personne que lui ; la liberté d'expression de l'auteur, avec les limites qu'elle comporte, notamment ne pas diffamer une personne citée dans son livre ; et enfin, la vie privée de la personne citée dans un livre ou, plus directement, celle qui fait l'objet d'une biographie.

Le juge procédera à une mise en balance de ces différents droits ? Julien Brunet : Le rôle du juge est de vérifier lequel de ces droits est le plus violé, ou lequel d'entre eux doit être le plus préservé dans le cas qui lui est soumis. En l'occurrence, le titre du livre, La Secrète, est un élément dont le juge tiendra compte pour faire la balance des droits en conflit. Ce titre, qui a été donné par l'autrice et la maison d'édition, montre qu'Élisabeth Borne a tenu à rester secrète tout au long de sa vie. Le juge appréciera à la lumière du titre et d'autres éléments si les propos en litige posent problème, et il décidera peut-être d'en retirer certains, mais pas tous. Ce qui est important, aussi, c'est la proportionnalité de la demande par rapport au contexte. Le juge vérifiera si photos publiées par un magazine grand public sur leur lieu de vacances. Les photos ont finalement été retirées du site Internet, car les magistrats ont considéré que cette publication ne participait pas du débat public et qu'elle comportait une atteinte à la vie privée des demandeurs. Cette notion d'intérêt dans le débat public est appréciée au cas par cas par le juge.

Aux États-Unis ou en Angleterre, ce type d'affaire susciterait immédiatement un intérêt public… ce qui est demandé n'implique pas des conséquences désastreuses, notamment sur les coûts engendrés par les réimpressions du livre. Ici, le fait que la mesure demandée n'est pas excessive est un élément en faveur du demandeur.

À l'ère de la transparence, les tribunaux ont-ils tendance à privilégier le droit à l'information ?

Karine Riahi : On ne peut noter de tendance claire privilégiant davantage la liberté d'expression ou la protection de la vie privée. Une décision du 11 mars 2020 rendue par la Cour de cassation rappelle qu'une personnalité politique a droit à une vie privée dès lors que les éléments privés la concernant n'ont pas un «intérêt dans le débat public». En d'autres termes, si une information de nature privée est intéressante à porter à la connaissance du public, l'atteinte à la vie privée sera plus difficile à caractériser. Dans l'espèce jugée par la Cour de cassation, les demandeurs (deux anciens ministres) demandaient le retrait de

Julien Brunet : Aux États-Unis, tout ce qui peut dépeindre une personnalité publique participe de l'intérêt général. Car la mise en évidence de la vie familiale et privée dépeint le caractère moral de la personne et par conséquent sa capacité à administrer en tant que représentant public. La notion de morale est prépondérante dans les pays anglo-saxons s'agissant des personnes publiques. Si, en revanche, on est une personne privée, c'est l'inverse : les juges sont intransigeants, le droit à la vie privée et le droit à l'image sont rigoureusement protégés.

Cette affaire témoigne-t-elle d'un souci plus fort des personnalités publiques de protéger leur image ?

Karine Riahi : Assurément. On peut observer un plus grand souci de l'image qu'auparavant. Et, au-delà de l'image, c'est aussi un enjeu de communication : il faut réagir vite et saisir l'appareil judiciaire au risque de stimuler les ventes de l'ouvrage. L'intérêt ? Donner un signal en prévention d'une future adaptation audiovisuelle, ou montrer, dans sa vie professionnelle future, que l'on n'est pas resté passif face à des révélations d'ordre intime. Le fait d'agir en justice est politiquement et personnellement indispensable.

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