CRAIVE
presque soliloque carrelé
PINA WOOD
Projet Personel de Création FAI-AR, mars 2015
CRAIVE
presque soliloque carrelĂŠ
GÉNÈSE ET INTENTION
Lorsque j’ai découvert la piscine Charpentier à Marseille, dans le quartier de Félix Pyat il y a de cela deux ans, j’ai tout de suite été saisie par l’incongruité de cette architecture dite Tournesol. Je me suis souvenue de toutes ces années passées à écumer les bassins, à nager dans le huit lignes, baignée par le soleil infiltré dans les ouvertures de sa coupole. Ces piscines-là ont fleuri dans mon enfance en Dordogne, m’ont suivi durant toutes ces années où la natation était le centre de ma vie. Elles sont des vaisseaux sonores, mouillés et mystérieux, si familiers à mes yeux. Elles peuplent les petites et moyennes villes de France, poussent dans la rase campagne et se posent au cœur de quartiers modestes où les cages de foot leur font concurrence. Elles sont le symbole d’une utopie étatique révolue, quand le loisir collectif était une priorité. Lorsque j’ai découvert la piscine Charpentier fermée depuis plusieurs années, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même ; un tournesol coupé en deux, comme un pamplemousse pourri. En m’approchant pour la première fois de ce lieu, j’ai cru sentir la piscine respirer. Je me suis approchée pour poser ma main sur ses parois, comme on caresse une bête en train de mourir. Et si les parois du lieu pouvaient parler, que raconteraient-elles ? Que ressentent les bâtiments ? En arpentant, en discutant, en me baladant sur le territoire, j’ai découvert l’histoire de la fermeture d’une piscine de quartier et j’ai écouté ce que ce bassin vide avait à dire… La réalité est devenue un texte de théâtre qui exprime la tragédie que peut représenter la fermeture d’un lieu, du point de vue du principal concerné. Ce bassin vidé qui ressemble à une plaie ouverte, porte sur ses épaules des centaines de voix étouffées sous le carrelage.
Le sort de la piscine Charpentier raconte notre lien au bâti, au rituel du vivre ensemble. On confisque ici une structure essentielle à la vie communautaire. La fermeture d’une piscine est un acte symbolique, comme une réponse en forme de gravas aux espoirs de paix sociale. L’idée d’un dialogue de sourd entre l’homme et son patrimoine a donné naissance à une fiction qui met en scène deux personnages ; la dite piscine et un plongeur du nom d’Olaf venu pour s’y tuer. Ce presque soliloque déploie deux rages de vivre : l’une à même le carrelage face à sa disparition, l’autre du haut d’un plongeoir en tête-à-tête avec la mort. Un cri, une fulgurance, une peur qui devient colère et saut dans le vide. Si l’on peut penser à un face-à-face amoureux, c’est parce que la piscine entretient un lien d’amour avec ses baigneurs. Olaf représente le lien qui unit une infrastructure à ses usagers. Comme une sorte d’interdépendance. Le jeu avec les codes de la tragédie amoureuse permet d’actualiser des figures mythiques au coeur d’une réalité sociale et contemporaine. Incarner une piscine est un défi ; donner chair à un événement qui se produit dans la cité, «anthropomorphiser» un lieu, transformer l’histoire en destin, faire couler du sang là où il n’y a que du béton en apparence. Comment une piscine peut-elle devenir un tombeau ? Je travaille donc à l’écriture d’une oeuvre-potence, une post-tragédie qui permet au théâtre le frottement du réel et du fantastique. Une tragédie tombeau.
HISTOIRE Je suis le corps et la parole d’une architecture nommée Piscine Tournesol. En voie de disparition mon espèce. Court dans mon bassin vide ma proche démolition. Et je ressemble alors à une tragédie, celle d’un lieu laissé à l’abandon qui redoute avec fureur son futur de gravas. J’ai eu des temps heureux, mon bulbe au vent arrosait le quartier de Félix Pyat d’une douce odeur de chlore. Je vis des heures terribles, en dialogue avec le carrelage et les peaux mortes. Je suis un patrimoine invisible, ma colère me donne chair et je fais trembler le plongeoir. Il y a Olaf sur la planche, les bras à l’horizontale, comme un albatros. Il vient mourir, mon beau et grand plongeur, comme son père, son frère et son grand père avant lui. Il est venu donner le coup de grâce, avec son crâne. « La tragédie d’un lieu n’est-elle pas de bien commun ? Qu’est ce que la perte d’un homme, si ce n’est l’anecdote récurrente d’une nature vouée irrémédiablement à la mort ? L’homme s’enterre, le bâtiment s’effrite, l’homme disparaît le bâtiment reste. Je suis que tu le veuilles ou non la descendante des pyramides, Je vais te succéder Homme, car tu m’as bâti pour cela. »
CRÉATION CRAIVE est à la fois un texte dramatique construit comme un soliloque et une partition théâtrale pour deux comédiens. Cette partition résulte d’une écriture de plateau élaborée en fonction du contexte, ici, le bassin de rétention d’une carrière. Ce projet est donc conçu pour s’écrire au rythme d’un paysage, ce dernier étant une extension des personnages. La carrière symbolise la solitude et l’isolement dans lequel se retrouvent Olaf et la piscine. Si le contexte change, il entraine une modification dans la construction de cette partition et permet de nouvelles pistes dans la caractérisation des personnages. Cette souplesse et cette contrainte dans l’écriture m’intéressent car le paysage révèle les différentes facettes d’une personalité et donc me permettent d’ouvrir un processus de recherche sur la direction d’acteur. La carrière du Plateau de la Mûre dans le quartier des Aygalades résonne comme un cimetière de bâtiments. Aujourd’hui c’est un déballe, un trou que l’on remplit avec les restes des édifices détruits. Par projection, c’est là qu’échoueront les derniers bouts de la piscine Charpentier. Le public arrive sur les lieux comme il pénètre à l’intérieur d’une piscine vidée. Huit-clos naturel, il n’y a pas d’issue, pas de guide, le trajet se fait spontanément le long d’un chemin dans la carrière. La mise en scène et l’intervention dans le contexte se découvrent comme une surprise, une détonation. Au bout du chemin, dans ce trou, un plongeoir, une trajectoire de carrelage, les gravas et l’odeur du chlore. Le spectateur assiste à une partition de l’intime dans un lieu gigantesque.
CULTURE ET TERRITOIRE La maquette présentée lors du Panorama des chantiers en mars 2015, à la FA-IAR, est un assemblage des pistes de création pour un futur spectacle. Cette première écriture propose une immersion de vingt minutes dans une autre réalité, une expérience où le théâtre fait corps et chair avec l’instant parce qu’il l’ouvre en deux. Pour cela, la confrontation de mon univers de travail avec celui des employés de la carrière Dutti ou de l’entreprise de béton Cemex fut primordiale. Durant trois mois nous avons échangé autour de cette proposition et la construction dramaturgique du projet a évolué au fur et à mesure que je comprenais les enjeux d’une telle activité, que je découvrais le quotidien des employés, que j’observais le trafic des camions-benne et rendais visite aux corneilles. De fréquents aller-retour entre ma pratique et les employés ont permis à deux secteurs de se rencontrer et d’éveiller des curiosités. Je raconte une histoire qu’ils peuvent appréhender, tout d’abord techniquement, en tant que professionnels du bâtiment, puis sentimentalement. CRAIVE devient alors un chantier où le savoir-faire des uns se mélange avec les idées des autres, où le vocabulaire professionnel devient un poème, où les matériaux de construction deviennent des partenaires de jeu. Il ne s’agit pas juste de mener du public dans un lieu inédit mais bien de travailler à un rapport culturel inédit. Ce lien entre mon geste artistique et celui des hommes qui façonnent un paysage m’interpelle. Il y a une cohérence entre l’histoire que je raconte et le secteur du bâtiment. Le choix d’un lieu en lien avec le travail artistique qui y est mené me paraît primordial. C’est une motivation de travail et de recherche qui me permet d’impliquer des publics, non seulement à vivre l’expérience, mais aussi à la construire.
ÉQUIPE
ACTEUR / MALTE SCHWIND J’ai mené une direction d’acteur avec Malte durant 8 jours, soit 55 heures de travail. Cette première interaction nous a conduits à dresser les contours de son personnage, Olaf. C’est un point de départ vers un travail qui doit être plus intense. Pour l’instant il est vêtu d’un slip de bain rouge, d’un bonnet de la même couleur et il se dresse torse au vent sur un plongeoir de 5 mètres de haut. Sa partition est celle du saut.
SCÉNOGRAPHE / SOPHIE ARLOTTO Sophie travaille actuellement à l’élaboration d’un structure évolutive qui pourrait s’implanter dans différentes typologies de lieu, à condition que ces espaces racontent l’abandon, la solitude, la destruction et que le paysage puisse devenir l’avatar des deux personnages. Elle élabore la surface carrelage-gravier-gravas, une ligne de 40 mètres de long qui perce le paysage. En charge de la construction du plongeoir d’Olaf, elle s’appuie sur un élément déjà présent, une colonne de béton qui se trouve dans le bassin de rétention. Le Panorama est une première co-écriture.
STYLISME ET CRÉATION PLASTIQUE / EZRA IRIHA Ezra est créatrice textile. C’est sa première expérience en tant que costumière de théâtre. Je lui ai demandée de me fabriquer une peau, de concevoir un tissus. J’avais dans l’idée que l’eau de la piscine s’était figée dans le temps. Elle décide de fabriquer une molécule de la peau de la piscine et de préserver la sensualité de la chair.
SONORISATION / JULES FRANQUET L’amplification dans un lieu naturel est un endroit de recherche que je souhaite réfléchir. Ici, seule la voix est amplifiée. Jules s’occupe du montage et de la sonorisation de 4 enceintes. Discrètes, elles donnent à entendre le texte de la piscine.
PERSPECTIVES RÉSIDENCE D’ÉCRITURE L’écriture du texte CRAIVE a débuté à Bruxelles en décembre 2014. Il prend la forme d’un soliloque dans lequel la piscine nous parle. En janvier 2015 j’ai poursuivi et finalisé une première partie de ce texte en résidence au Théâtre NoNo à Marseille. J’ai choisi pour le Panorama d’en donner un extrait.
RÉSIDENCE DE MISE EN SCÈNE ET DE DIRECTION D’ACTEUR Le travail avec Malte doit prendre forme en s’élaborant avec le contexte. C’est une écriture de plateau, où le comédien expérimente et écrit en même temps sa partition. Je souhaite poursuivre cette écriture de protocoles de direction afin de construire son personnage. J’invente des concepts d’intervention, des exercices qui doivent faire émerger le personnage. Nous le cherchons à deux. Mes axes de travail sont ceux d’un théâtre physique de partition où le langage devient un effort.
RÉSIDENCE DE CONSTRUCTION Une structure a été imaginée et dessinée par Sophie Arlotto. C’est un praticable en forme de vaisseau qui vient se poser dans le paysage. En référence à l’architecture des piscines Tournesol, elle a conçu une ébauche de la scénographie modulable vers laquelle nous souhaitons nous diriger et sur laquelle s’appuie la dramaturgie du projet. La matière carrelage est l’élément que nous avons choisie pour la présentation au Panorama.
RÉSIDENCE SON Jules et moi aimerions travailler la question de la sonorisation et de la spatialisation de la voix en milieu naturel. Les prochaines étapes de travail se dirigeront vers un axe plus musical, toujours avec la voix, dans une optique de multidifusion. La question d’un univers sonore se pose également ainsi que celle de la radiophonie.
PARCOURS
PINA WOOD, METTEUR EN SCÈNE, AUTEUR ET CHANTEUSE Elle étudie la dramaturgie, les écritures scéniques et la mise en scène auprès de Philipe Goudard et de Gérard Lieber. Travaillant la direction de comédien avec Ravi Chaturvedi au cœur du Rajasthan, elle fonde en 2009 le collectif montpelliérain Les Gueules de Loup et débute ses premières créations. Elle y travaille un théâtre hyperréaliste, poétique et brutal. Suite à son parcours universitaire, Pina défend la posture de praticien chercheur à l’intérieur même de son écriture : élaborer des protocoles de direction de comédiens, travailler une langue de plateau, créer un vocabulaire hybride autour de la notion de chair. Passionnée par la langue de Samuel Beckett, elle entame dès 2010 un saccage régulier de son oeuvre : En 2013 elle présente NO(y)ÉE au Théâtre de Lenche à Marseille, partition pour une comédienne, un ventilateur et le bonnet du Commandant Cousteau. Invitée dans le Off de Marseille 2013 à présenter cette création lors des Actes en Silence dans la piscine vidée de Frais Vallon, elle décide désormais de se mettre en scène en tant que performeuse avec en bouche et en gorge sa poésie.
CONTACTS pinaa.wwood@gmail.com
06.82.87.15.44 www.leloupquiditjerre.wix.com/artwork
REMERCIEMENTS
Un grand merci à la famille Dutti, Marc, Patrick et Juliette, propriétaires de la carrière du Plateau de la Mûre, ainsi qu’à leurs employés Halim et Steven, à Paul Yvanez et Nicolas Galland de l’entreprise COLAS et à Sébastien Bernard et Robert Reynaud de l’entreprise CEMEX. Merci à Claudine Dussolier, Ferdinand Richard et Jef Thibaut. Merci à Marie Lelardoux. Merci à Serge Noyelle et Marion Coutris. Merci à tout ceux qui m’ont aidé dans la réflexion de ce projet, pour le défrichage de mes broussailles, pour la lumière sur mes ardoises, le souffle sur ma poussière de béton, merci à ceux qui m’ont soutenue, relue, à tout ceux qui se sont aussi heurtés contre mon carrelage. Merci à l’équipage de la FAI-AR pour l’aventure, la croisière en forêt. À Pierre Berthelot mon tuteur, pour la vue sur l’immensité de la mer. Une pensée pour Michel sans qui cet essai dans le gigantesque ne serait resté qu’un 180 °.