NO(y)ÉE _équation en mouvement _

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NO(y)ÉE = Équation en mouvement --Création 2013 Cahier de mise en scène ---

Université de Provence Master II Professionnel Dramaturgie et écritures scéniques Lethicia Dubois-Guwet (sous la direction de MM. Olivier Saccomano et Louis Dieuzayde)





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«Fût-il jamais un temps où plus question de questions ? Mort-nées jusqu’à la dernière. Avant. Sitôt conçues. Avant. Où plus question de répondre. De ne le pouvoir. De ne pouvoir ne pas vouloir savoir. De ne le pouvoir. Non. Jamais. Un rêve. Voilà la réponse.» Samuel Beckett Mal vu mal dit

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Merci à Francois Cervantès et à la compagnie l'Entreprise, à Mireille Badby et labelmarseille, à Nicole Yanni, Jessica et Claire du Théâtre du Petit Matin, à Marie Vayssière et Claudine Dussolier, à Fred Berry et toute l'équipe du Théâtre de Lenche, aux Bancs Publics, à La Réplique, à Olivier Saccomano et Louis Dieuzayde, à Alain Dubois, Christophe Dubois, Bastien Salanson, Caroline Féraud et Kamal Bénadi, au CROUS de Marseille, au FSDIE de l'Université de Provence et à Brico Dépot !

Merci à Karine Porciero et Samuel Beckett

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Liminaire...................................................................................................9 I Structure de l’équation...........................................................................................18 1)Déroulé dramaturgique............................................................................................................18 - Premier tableau...............................................................................................................................20 - Deuxième tableau............................................................................................................................22 Naissance de la parole Méthodologie de l’espace / Quad Les poissons Elle est là Gymnastique amphibienne en trois leçons Leçon numéro 4 - Troisième tableau............................................................................................................................27 - Quatrième tableau...........................................................................................................................28

2)Dispositif scénographique......................................................................................................32 - Installation - Le plateau - Public, le choix du tri-frontal - Installation sonore, la question du créateur-technicien visible - Construction de l’aquarium

II Écritures.................................................................................................................41 - Le jeu de l’acteur entre «je» et «il» - Cut-up - From the web - Changement de peau changement de costume

III Expériences scéniques..........................................................................................56 1)Résidences..................................................................................................................................59

Le Logis Moderne La salle APA La piscine de Frais Vallon Le Théâtre du Petit Matin 2)Représentations.........................................................................................................................72 Les Bancs Publics Le Théâtre de Lenche

Supraliminaire...............................................................................76 Annexes.........................................................................................80 Bibliographie.................................................................................82 7


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Liminaire Les quelques opinions qui vont suivre se fondent d'une rêverie sur ma pratique. Elle n'ont pas d'autres prétentions que celles d'un envoyé spécial de l'autre côté du quatrième mur. Court au long de ces pages une constante interrogation sur la posture du poète dramatique : Où, dans le monde ? Et comment ? Et regardant quoi ? Et s'épanchant où ? En d'autres termes : où donc s'enracine ce désir singulier de livrer au corps de l'acteur des histoires à destination de ses semblables ?

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Rencontre Aucune idée en tête, si ce n'est que peut-être les extraterrestres existent. Et puis l’obsession de toujours finir mon verre d'eau, jusqu'à la dernière goutte. Comment on commence, je veux dire, il est où le point de départ sur une feuille blanche quand il n'y a ni ligne ni marge ? La fenêtre ouverte laisse filer le vent qui s'engouffre dans ma tête et c'est déjà foutu. Le cahier se referme et se réouvre mille fois, pas la moindre trace d'encre à l'horizon... Monde de merde. Dépression apocalyptique récurrente. Difficulté à me reconnaître sur le fil des évidences dont je suis l'internée et le témoin, l'écuyer et le cheval. Salle de bain, tapis, chambre puis re salle de bain puis bureau. Tapis encore tapis, dos cloué au sol, membres inhabituellement mous. Je vérifie mon pouls. Je vais mourir j'en suis sûre. Ça au moins on peut dire que c'est écrit. Et si j’appelais ma mère ? C'est toujours la faute de la mère. Cuisine, salle de bain et re cuisine, chambre. Ah, chambre... couette coussin. Sieste de deux jours environ. Je me retrouve télétransportée mille ans plus tard. Un siège de velours rouge sur fond noir. Tiens, et si je choisissais un chiffre au hasard ? 8 ? non 21, non 14. La quatorzième personne qui embarque sur le navire-plateau de théâtre, je lui propose de travailler avec moi. Mais une seule, me supporter est déjà suffisant, et puis on dit « comme les deux doigts de la main » non ? Ou encore, « mieux vaut deux que jamais ». Le numéro 14 Patacaisse sonore séduisant. Elle se place au centre du plateau vêtue d'une longue jupe noire et d'un chemisier blanc. Ses cheveux longs éclatent ma rétine. Image. Ventilateur, silhouette recourbée dégoulinante d'eau se laissant sécher. Motte de cheveux parsemés par l'air. C'est elle. J'apprendrais son nom quinze jours plus tard après une quête d'informations frénétique. Karine. Pourquoi elle ? Parce qu'elle est la seule à avoir proposé un travail convaincant sans en être convaincu elle-même. C'est un critère. Gestes déterminés et flous, mouvements précis et éparses, crainte dans le regard et bouche audacieusement fermée. Et puis elle est la quatorzième à se présenter sur le sombre lino du Théâtre Antoine Vitez, je n'ai vraisemblablement pas le choix. Et puis j'aime croire en une sorte de déterminisme, souvent. Inutile de chercher son mail, incapable d'écrire. Téléphone, contact, café, première rencontre.

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Quant j'étais petite je ne me sentais pas du tout humaine Bar des Maraîchers, intérieur jour. En fin d'après-midi alors que la lumière tombe, je pars à la rencontre de ma future partenaire. Mon cœur est tristement calme, d'ordinaire il bat intensément plus vite. Suis-je apaisée, convaincue, serais-je convaincante ? Vêtue de noir des pieds à la tête, je me dirige vers celle qui m'avait fait l'impression d'une église gothique hantée. Pas après pas, me reviennent les images de mes nuits, où une inquiétante immobilité se teinte de bleu, où des rafales d'eau silencieuses s’écrasent contre un corps qui ne ploie pas. Pas après pas, je fixe ce visage inconnu, et s'éparpille dans mon corps un sensation de débris de verre. La discussion, et je m'en rends compte aujourd'hui, sera le mortier d’argile de mon travail. L'écriture de plateau à laquelle je suis attachée vient de débuter. J'écoute sans prendre note. Plus jeune elle doutait de son appartenance à l'espèce humaine, elle avait même dans l'idée que son vrai prénom n'était pas celui de son baptême. Elle me parle de son expérience, de ses aspirations. Comme moi elle reprend ses études. Son expérience du plateau lui semble lointaine mais, envie de renouer avec la pratique. Je ne convainc pas, j'intrigue et arrive au bon moment. Ma veste noire, mon engouement pour les hurlements de lune ne sont pas des lumières vers lesquelles elle souhaite aller. Érotisme, verbiage pornographique, corps morcelés, technospinozisme, toutes ces notions me reviennent au visage avec une violence dont elle n'a pas conscience. L'ancre de ma création ne serait donc que vices et perversions ? Mes amis les monstres sont tous derrière moi à me crier de faire marche arrière, « elle n'est pas des nôtres ! » hurlent-ils en cœur. Ils ont peur que je referme la boîte de laquelle je les ai extirpés. Mes cadavres en robe de chambre s'agrippent à mes oreilles, le petit garçon qui n'a qu'un œil verse une larme et les poissons violeurs ne bandent plus. J'ai dans la tête des personnages évangéliques vêtus de blanc qui collectionnent les histoires de serial killer comme on collectionne des cartes Panini. J'ouvre d'ordinaire des gueules de loup avec de longs doigts de salade... Une étrange lumière bleue couvre mes avatars et auréole la pièce dans laquelle nous nous trouvons. Un radeau de glace sort de sa bouche. Trop tard, mon radar mystique est enclenché et je sais que je ne ferai pas marche arrière. Ce qui m'échappe c'est d'où vient cette lumière bleue. Est-ce moi qui l'ai créée ? Au fur et à mesure, la mousse de nos bières s'allège. J'entrevois un travail périlleux sur routes liquides.

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SWIMMING-POULE titre premier Voila ce qu'elle me dit (et qui deviendra plus tard la première phrase de la pièce) : «Quand j'étais petite je ne me sentais pas du tout humaine.» Le petit garçon qui n'a qu'un œil s'immobilise. Il arrête de pousser son gros ballon rond. Je l'aperçois à présent à l’intérieur d'un carréctangle qui se remplit d'eau. Aussi lourd qu'une pierre de l’île de Pâques, il reste au fond de l'eau, agitant ses bras avec douceur. Il y a un lit dans le carréctangle, sur lequel sa petite tête de cyclope s’endort. Sous l’oreiller, un cahier que je reconnais. Un cahier acheté pour commencer à écrire et que j'ai laissé sécher dans un tiroir. Elle parle parle parle. Je parle parle parle mais c'est un hologramme branché sur rêverie automatique. Je pénètre, à mesure que la rencontre se poursuit, une faille qui a mis du temps à s'ouvrir. Nous convenons d'une semaine de réflexion. Je la quitte après qu'elle m’ait serré dans ses bras. Une accolade fusion pleine de sincérité et de puissance. Les monstres de ma boîte nous enlacent de leurs tentacules... Ils acceptent un congé.

Ce soir là je suis allé chercher le fameux cahier, dans ce fameux tiroir. Je l'ai ouvert et je découvre un unique texte en première page :

Noir, presque noir et encore je ne vois pas le fond. De l'ombre, non, de l'eau. De l'eau comme une guerre, presque une guerre qui s'infiltre au crépuscule de ma peau. Je nage. Non ! Je coule. Oui je coule je suis emportée. Je brûle de noyade et rien… et rien. De l'improbable au creux de mes reins, j'oublie. .SWIMMING-POULE.

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Histoire Tout commence réellement avec cette peinture de René Magritte, L'invention collective. Non. Tout commence avec le souvenir d'avoir balancé par la fenêtre, un soir d'orage intérieur, un livre de Samuel Beckett, Quad. Amputée de la faculté d'écrire, je m'en remet à des considérations scénographiques et me replonge dans ce qu'autrefois je nommais imaginaire-boxes. Ainsi la création du carréctangle fut la première forme d'écriture que j'envisageais. Dans ce cas précis la forme m'importais plus que le fond. Aussi je passais des heures à résoudre un problème existentiellement plus profond que de savoir qu'elle serait le sujet de mon prochain travail : Comment réaliser un rectangle qui aurait d’apparence la forme d'un carré ? Le processus d'écriture et de mise en théâtre du monde m'intéresse infiniment plus que l'ego prématurément fossilisé de l'écrivain. Voila pourquoi j'invente des histoires. Je les mâche, je les oublie et je n'ai pas besoin que les gens y croient, je sais qu'elles existent. Je les raconte à mes amis, à mes partenaires de travail et nous les mâchons ensembles et nous les oublions ensembles, mais elles existent. Un jour, sur le plateau l'histoire continue, et une autre, elle, disparaît... c'est ça que j'appelle «poésie», ce mouvement entre l’apparition et la disparition d'une histoire. Au fond, le théâtre c'est une sorte de mise en rituel d'un certaine subjectivité.

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«C'est au goût de créer des monstres. Je me précipiterais peut-être entre les bras d'une sirène ; mais si la partie qui est femme était poisson, et celle qui est poisson était femme, je détournerais mes regards.»1 Tout commença par une sensation dans le bas du dos. Comme de petits sommets cherchant à sortir de terre. Une sensation étrange qui donna immédiatement envie à Noée de boire de l'eau. Elle courut à la salle de bain, alors que sa mère cuisinait des beignets à la fleur d'acacia, pour s’agripper au vieux robinet en fonte. Elle bu comme jamais elle n'avait bu auparavant, et la sensation dans le dos disparut. Quelques jours plus tard, au bord du lac de Serre-Ponçon, alors qu'elle se trouvait paisiblement assise sur le sable chaud, Noée sentit les poils de ses bras se hérisser. Un courant d'air froid traversa sa nuque et elle se mit à grelotter. Une intuition lui traversa l'esprit : s'immerger dans l'eau. Le frisson disparut lui aussi, laissant place à une vague de bien-être. Tout bascula réellement le jour où Noée découvrit qu'elle pouvait battre Julien Maingo, élève de CM2 et champion régional d’apnée. Elle compris dès lors que son corps n'était sans doute pas fait comme celui des ses petits camarades et qu'elle tenait plus du poisson que de l'humain. Ses soupçons se confirmèrent avec le film Le Grand Bleu. Elle s'empressa d’ailleurs d'acheter le poster du film pour qu'il trône sur les murs blancs de sa chambre dans la maison familiale. Les mois et les années avaient laissé à la jeune fille des indices indélébiles, comme lorsqu'elle avait découvert avec son papa lors d'une sortie masque et tuba, un petit village englouti sous les eaux méditerranéennes. Noée avait la certitude de détenir un secret, mais quel était-il ? Elle passait ses nuits sur des radeaux de glace, princesse des océans, parlant une langue proche du dialecte des baleines, enlacée dans les bras d'un Jean-Marc Barr qui possédait des nageoires et une queue de dauphin. Une nuit, alors que Noée avait rendez-vous avec Jean-Marc sous un coquillage, elle fut surprise de ne pas l'y retrouver. Lui qui était ponctuel comme une huître, lui qui insistait tant pour que chaque nuit ils jouent ensemble au jeu des noms des poissons sous le nacre, il ne faisait aucun doute que quelque chose lui était arrivé... Ce soir là, Noée lutta contre tout un groupe de sirènes, féroces crustacés aux ongles longs qui avaient pris en otage son Jean-Marc. Cette aventure nocturne resta gravée dans l'esprit de Noée, au point que sa décision de ne plus rien manger qui provienne de la mer s'en fut légèrement modifiée. Elle fit dès lors une différence entre poissons et crustacés, s'en donnant à cœur joie lorsque sa mère lui préparait spécialement des crevettes flambées. Ses parents ne s'étaient jamais rendus compte que plus les années passaient et plus ce qui semblait n'être un qu'un jeu d'enfant devint vite un art de vivre... Noée ne dormait plus dans sa chambre mais dans la baignoire, elle avait commandé à Noël un brumisateur pour jardin afin d'hydrater sa peau toutes les 27 minutes, elle s'occupait également

1 Denis DIDEROT, « Pensées détachées sur la peinture » Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1959 p. 762.

voir annexe 1

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d'un élevage de 20 carpes et bien sûr à l'aube de la puberté, elle ne voulait plus porter qu'une seule couleur de vêtement, le bleu. Noée ne se faisait pas vraiment d'ami si ce n'est le fils du vendeur de la boutique de poissons avec qui elle entretenait une admiration folle pour le commandant Cousteau. Noée sortait de moins en moins car lorsqu'elle s'éloignait de la maison, il lui fallait se munir d'un nombre incroyable de bouteille d'eau. Étant poisson ascendant poisson, Noée ne comprenait pas pourquoi elle était née avec une apparence humaine alors que les astres lui avaient confié un destin liquide. Ses seins avaient poussé sans l'ombre d'une nageoire à l'horizon, sa queue ne se développait pas et ses écailles devaient émerger à l'intérieur, car sa peau restait douce et blanche comme de la porcelaine. Depuis l'âge de 7 ans, elle se peignait les jambes en bleu. A l'age de 17 ans, même en sortant de la douche et après s'être frotté le corps au gant de crin, ses jambes restaient teintées. Elle exhibait alors fièrement cette bizarrerie qui l'éloignait d'une certaine façon de ses frères humains. Elle quitta l'antre familiale à 18 ans pour venir étudier à l'université les civilisations antiques, près de la mer à Marseille. Seulement, elle n'y resta qu'une semaine, après qu'un de ses professeurs a choisi d'ouvrir son semestre avec un sujet qui allait changer sa vie... L'Atlantide et le mythe des cités englouties. Noée appris l'existence d'immenses vestiges sous-marins et ses recherches l’entraînèrent sur la piste de Yonaguni, de La Révélation des Pyramides et des théories extraterrestres... Tout était lié. Elle appartenait à une espèce qui n'avait pu survivre à certaines mutations, une espèce qui avait dû fuir en la laissant sur terre. Une espèce poisson qui reviendrait la chercher. Elle devait se préparer à leur retour et muter le plus vite possible pour retrouver sa véritable apparence. Elle avait découvert que l'être humain avait jadis eut une queue, dans laquelle se logeait notre quatrième cerveau, elle avait lu des témoignages étonnants sur l'énergie libre ou encore la spirale d'Ulam qui prouvaient qu'une autre forme de vie existait. Elle était certaine d'en être une manifestation vivante, et elle avait des preuves. Elle vida son appartement et dédia toute sa nouvelle existence à la transformation vers son être véritable. Verres d'eau, bassines qui récoltent la pluie, connexion WiFi, antenne parabolique, nourriture pour poisson, combinaison amphibienne, documentaires sur l’existence extraterrestre. Elle avait pris l’habitude de plastifier le sol de son studio afin de pouvoir laisser les robinets ouverts et vivre en permanence dans 5 centimètres d'eau Ce qu'elle appelait l'hygyène amphibienne lui permettrait d'être au point le jour où ILS viendraient la chercher. Les années passèrent et son appartement se vida petit à petit. Il lui fallait de la place pour sa gymnastique quotidienne et surtout pour le jour où un vaisseau viendrait atterrir dans son studio. Plus le temps passait et moins elle supportait les objets humains qui participaient à son conditionnement. Elle garda le petit fauteuil en velours bleu que son père lui avait offert lors de sa pendaison de crémaillère et le bonnet du commandant Cousteau sur lequel sa mère avait cousu un nœud. 16


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«A est A A n’est pas A A est plusieurs A A n’est pas A mais a été A A n’est pas A et n’était pas A A n’est pas A mais il était et n’était pas A […] A n’est pas A ou son contraire A est B […] A est AA, AAAA, AAAAAA, etc.»2

La confusion comme "unique vérité", "tout ce qui est humain est confus" clamait puis écrivait Arrabal en 1963 dans L’homme panique, et aussi : «Toute tentative de perfection est une activité tendant à créer une situation artificielle (de non-confusion) : c’est donc une entreprise inhumaine.» C'est précisément sur ce dernier point que j'ai commencé ma réflexion et donc la construction dramaturgique du projet. Une entreprise inhumaine ; extraterrestre donc ? Ainsi, simplement, la structure dramaturgique extraterrestre que je souhaitais défendre, devient un sujet, un thème d'exploration. Un point de départ pour une histoire sur le plateau. La mécanique de l'homme panique me conduisait sur un terrain aussi scientifique que poétique. La vie au delà du monde, l’existence martienne, la vie spatiale, les découvertes troublantes, les cités sous-marines englouties, les données mathématiques, etc. Un champs lexical élaboré autour de concepts chiffrés, autour de machines imaginaires, de schémas cérébraux et de vortex. Le choix d'une découpe en tableaux est symbole du passage d'une dimension à une autre. En effet, inspirée par la représentation graphique de la spirale de Ulam3 , je souhaitais que mon travail reflète la progression d'une unité vers une autre. NO(y)ÉE est ainsi constitué d'un ensemble de tableaux qui correspondent à autant de situations, de tranches de vie significatives, emblèmes de certains modes d'être, de communiquer, d'exister. C'est en un sens une écriture du réel qui s'inspire du travail Panique, notamment du mouvement de l'artiste qui se pose comme critique radicale de tous les stéréotypes, de toutes les rigidités du monde et de la réalité, pour aboutir à la construction d'un sens véritable, compris comme un voyage profond et définitif vers l'essence de toute chose.

2 Alexandro JODOROWSKY, «Panique et poulet rôti», in Fernando ARRABAL, op. cit., p. 67. 3 En 1963, le mathématicien Stanislaw Ulam s'ennuie férocement durant une conférence, il y dessine une grille et y place des nombres selon une spirale. Il y noircit les nombres premiers, et, surprise ! Il découvre des alignements obliques. Ces alignements représentent, si l'on multiplie la série à grande échelle, des unités triangulaires qui se touchent, pyramidales.

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Deux questions se posent avant l’écriture : quelle image faire ? et comment la faire ? Deux questions qui définissent l’œuvre d’art comme dispositif et l’image comme processus. Parce que l’impératif est ici de voir et de faire voir les appareils de capture visant à faire surgir l’expérience du visible. Le dispositif se désigne comme tel : il s’agit dans un premier temps de créer un vide expérimental et de figurer ensuite le procès créateur lui-même dans ses déterminations, ses corrections, ses effacements ; l’image dans NO(y)EE est « work in progress ». Voila pourquoi notamment le sous-titre de mon travail est Équation en mouvement. Je cherchais à figer des images-obsessions dans un vide lunaire et comme possédant une grande vitesse d’échappement ; la conjonction de ces deux forces, de fixation (ou suspension) et de mouvement (surgissement ou effacement) définit l’image globale du projet NO(y)ÉE. Pour ce qui est de la structure du projet, il s'agit d'un montage d'énoncés contradictoires dans une continuité parfaite. Les différents registres de texte se divisent en feignant le continu. Par conséquent, l'agitation est vouée au surplace, les énoncés s'annulent et se neutralisent dans des rencontres sans logique. De sorte que le mouvement d'ensemble de la pièce s'articule autour d'une dissipation progressive de l’image jusqu’à sa disparition complète qui relève de la conception beckettienne de l’être comme insaisissable : que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? Il reste à représenter les conditions de cette dérobade. Le projet NO(y)ÉE alterne des moments hilarants et d'autres qui engendrent purement et simplement la suspension du jugement. La simplicité de l'œuvre se retrouve jusque dans la structure dramaturgique et la dimension scénique : la sobriété du décor et des costumes correspond à une volonté de donner toute sa valeur au langage, aux situations, au jeu. La pièce est conçue comme un dépouillement de tout artifice. Il ne reste que le cœur du signifiant. Son âme. Et l'âme même de la pièce semble se matérialiser dans le peu d'objet qu'il y a à l’intérieur du carréctangle délimité sur scène : un bonnet rouge, un petit fauteuil bleu et des verres d'eau. En suivant la dynamique en quatre mouvements des trois avatars du «Théâtre de la réalité» de Fernando Arrabal, le personnage et la comédienne explorent quatre réalités de jeu, quatre moments de présence différents répartis en tableaux, délimités par des coupures soudaines de la lumière (que j'appelle les "noirs cuttés") et une séquence sonore. Dans le premier tableau, le «Théâtre de la réalité» d'Arrabal est envisagé comme si notre partition théâtrale était dominée par le temps et l’espace «réels». Le second tableau l'aborde comme si elle était dominée par la seule protagoniste, l’espace-temps. Le troisième tableau comme si elle était dominée par “l’irréalité” de l’espace et du temps. Et enfin le quatrième, à l'image du Panique, dominée par l’espace et le temps barbotant dans la confusion. Je décidais donc d'opérer par tableaux, formés sur la base des découpes d'Arrabal4 :

4 Fernando ARRABAL, «L’homme panique», compte-rendu de la causerie donnée à Sydney University au mois d’août 1963.

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Premier tableau/ «Ventilateur»/ *Définir sans définir (durée : 9 à 13 minutes après l'entrée public) Plateau La comédienne est située à l'intérieur d'un carréctangle délimité par du gaffeur blanc. De face, genoux pliés, ses bras touchent le sol de sorte qu'elle est pliée en deux au niveau du bassin. Un ventilateur placé à jardin, en dehors du carréctangle mais tout juste en bordure, est activé. Il est suspendu au pont lumière à l'aide de fines cordes noires et déjà en marche lorsque le public entre. La comédienne, dégoulinante d'eau, sèche juste à coté du ventilateur à environ 30 centimètres de la bordure du carréctangle. On ne voit pas son visage car sa tête ainsi basculée laisse traîner au vent ses longs cheveux imbibés d'eau. Une petite flaque apparait au sol, au fur et à mesure que sa chevelure sèche et goutte. Première phase : mouvement invisible, limpide et continu. La comédienne se relève petit à petit, dans un mouvement presque invisible, redresse son buste, tend les genoux et redresse la tête. Les deux bras pendent le long du corps. Deuxième phase : mouvement invisible, limpide et continu. La tête se tourne en direction du ventilateur à jardin, suivie de l'avant-bras droit, guidé par la main, paume ouverte, qui se décolle de la cuisse (le coude reste plaqué contre le flanc). La comédienne avance sa main tout près du ventilateur. Le buste se tourne légèrement. Troisième phase : rupture, mouvement sec et contrôlé. Les deux bras se lèvent en direction du plafond, bien plaqués contre les oreilles. Les paumes de la main sont ouvertes face à face. Les doigts sont tendus et bien droits. Dans le même mouvement, la tête est revenue de face ainsi que le buste. Les pouces plaqués contre la base de l'index. Quatrième phase : mouvement plus rapide, mais toujours lent. Les doigts de la main se plient ensemble, mais les paumes restent parallèles. Il est important que les pouces restent soudés à l'index. Les doigts ainsi baissés forment une sorte de petit pont au dessus de la tête de la comédienne. Cinquième phase : mouvement invisible, limpide et continu. Le bras droit descend le long du corps, maintenant la position de la main et des doigts. Arrivé au niveau de l'épaule, l'avant-bras se tend progressivement le long de la cuisse, jusqu’à entraîner dans sa descente l'épaule et une torsion du tronc vers l'intérieur. Elle tient cette équerre jusqu'à n'en plus pouvoir. Lumière Deux effets de lumière se superposent. Le carréctangle est éclairé en bleu, le plus froid possible, avec des découpes au nombre de deux (minimum) qui suivent le tracé au gaffeur blanc sur un lino noir. Le public est divisé en trois parties : une partie en frontal, sur des gradins en hauteur (ascendants par rapport au plateau) _ une partie à jardin et une autre partie à cours sur le plateau _ formant deux rangées de chaises au total _ baignent dans une lumière gris pâle que l'on découvre réellement quand les lumières de salle (obligatoires pour l'entrée du public), s’éteignent. C'est une fausse obscurité, en comparaison des gradins qui eux, sont dans le noir dès la coupure des services. La lumière reste ainsi installée durant tout le tableau 1 et 2. C'est un éclairage obscur et froid qui laisse se confondre le corps de la comédienne vêtue de bleu dans une atmosphère épaisse. Les 20


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objets de couleurs tranchantes (par exemple le rouge du bonnet) paraissent presque lumineux. Il y a là le souhait de renforcer la situation de huit-clos et d’habituer l’œil à une certaine pénombre, voire d'endormir et d'apaiser le spectateur. En contradiction d’ailleurs avec l'univers sonore volontairement stimulant. Le premier tableau a commencé avant que les lumières de services ne se baissent, avant même l'entrée du public, puisque la comédienne est installée dans sa première posture, 5 minutes avant l'heure annoncée aux spectateurs. Son Une bande sonore accueille les spectateurs. A vrai dire elle joue depuis que la comédienne a fait son premier pas sur le plateau, avant l'entrée du public. Le spectateur pénètre dans un climat sonore froid et aigu selon sont mes propres termes, où règne une étrange staticité. Au moment où les lumières de service s'éteignent, une seconde partition sonore débute, en live cette fois-ci et se superposant à l'univers sonore initial. Un bruit de roulement de pierre indique à la comédienne que tout le public est assis et qu'elle peut donc commencer à se relever. Je suis en charge du live musical qui accompagne la performance. Assise sur un petit fauteuil bleu, à cours, en dehors du carréctangle, mon installation est posée à même le sol. Je travaille avec un Korg Kaossilator II, une sorte de mini-pad synthétiseur de poche, scotché sur ma cuisse, ce qui me permet de pouvoir jouer avec la surface tactile de l'appareil tout en suivant ma partenaire. Je suis face aux gradins, dans le même alignement que la rangée de chaise à cours. Je tourne légèrement la tête pour m'assurer que je respecte les différentes phases de la performance. Le live et la texture sonore de fond stoppent au moment où la comédienne se retrouve de nouveau dans sa posture de départ. Ceci marque la fin de la performance. Dans le silence, la comédienne se relève d'un coup, de manière naturelle. Elle se dirige à l'avantscène en direction du socle en verre. Face aux gradins, elle boit un verre d'eau (le plus naturellement possible, sans aucune intention de jeu, sans incarnation). Cet acte marque la fin du premier tableau.

*J'ai pensé ce tableau comme une peinture en mouvement. Une peinture de la chose en suspens, idéalement morte. Morte comme j'imagine la mort, c'est à dire comme un flux flottant. La chose _ou le corps_ qu’on y voit n’est plus seulement représentée comme suspendue, mais strictement telle qu’elle est, figée réellement. C’est la chose seule, isolée par le besoin de la voir, le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l’objet pur. Le mouvement des cheveux est un indice pour l’œil qui pénètre la salle. Car une étrange staticité habite la pénombre et les spectateurs doivent faire un effort pour voir le corps de la comédienne. « C’est là qu’on commence à voir, dans le noir. Dans le noir qui ne craint plus aucune aube. Dans le noir qui est aube et midi et soir et nuit d’un ciel vide, d’une terre fixe. Dans le noir qui éclaire l’esprit. C’est là que le peintre peut tranquillement cligner de l’œil. »5

5 Samuel BECKETT, Le Monde et le pantalon (1945-1989), Paris, Minuit, 1989, p.29.

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Deuxième tableau/ «Je suis un poisson»/ * Hallucination (durée : 20 à 25 minutes) Le tableau 2 succède au tableau 1 sans changement de lumière. Le marquage sonore est différent puisque nous sommes dans le silence à présent. La transition entre les deux tableaux se fait via le verre d'eau. Ce tableau est constitué de six unités qui s’enchaînent sans interruption ni changement de lumière. (carréctangle = bleu / public-plateau = gris / gradins = noir)

1) Naissance de la parole La comédienne vient se placer au devant de l'espace, toujours à l'intérieur de carréctangle. Elle ne franchira d’ailleurs jamais cet ligne jusqu'au milieu du dernier tableau. Elle se place à coté de la table en verre, les pieds bien positionnés par rapport au périmètre de gaffeur blanc, c'est-à-dire orteils contre le rebord intérieur. Subitement elle se retrouve dans la position initiale de la performance du « ventilateur ». Elle se redresse lentement et effectue une rupture nette au niveau du rythme : sa tête se relève dans un mouvement sec et entraîne les bras à l’équerre, parallèles l'un l'autre, comme si elle tenait une tête qui la regarde droit dans les yeux. Tout le travail est de maintenir ces deux bras tendus. La comédienne a une phrase à prononcer, découpée en 5 progressions : «Quand j'étais petite j'étais dans ma baignoire et je ne me sentais pas du tout humaine.» Il lui est interdit de dire le mot «humaine», sauf dans la dernière progression. Première progression, elle n'émet aucun son et tente d'articuler du mieux qu'elle peut, afin que le spectateur assis tout au fond de la salle puisse déchiffrer le message. La phrase doit être articulée en entier. Deuxième progression, la comédienne recommence depuis le début de la phrase. Apparaissent les consonnes, avec difficulté, comme si le son s'arrachait de sa bouche dans la douleur du premier cri. Seules les consonnes sont prononcées. Troisième progression, se rajoutent aux consonnes les voyelles. La comédienne doit marquer une dissociation entre les deux, comme si les syllabes étaient impossibles à colmater. Le travail sur la difficulté d'articuler est présent. Elle n'a aucun contrôle sur le volume ni la durée des sons qu'elle émet. C'est en somme un expérimentation sur le souffle et le son. Quatrième progression, on tente à présent de faire apparaître les syllabes. Les trois progressions sont alors visibles, c'est-à-dire le travail sur la forme de la bouche, le positionnement des dents, de la langue et des lèvres pour la consonne et la maîtrise du souffle pour la voyelle. Cela semble très difficile pour la comédienne, qui doit marquer des pauses pour avaler et respirer.

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Cinquième progression, la comédienne soigne ses syllabes laissant apparaître le sens de la phrase puisqu'à présent elle prononce des mots. Simultanément, la comédienne lève tranquillement les deux bras jusqu'à ce qu'ils arrivent, parallèles toujours, au niveau des oreilles. La fin de la phrase doit coïncider avec la position finale, lorsque les deux mains de la comédienne_ initialement parallèles, paumes face à face_ se superposent, la main droite derrière la main gauche. Cette position est maintenue. Sixième progression, la phrase est compréhensible par le spectateur. Les syllabes sont devenus des mots qui tentent de devenir une phrase. Cette progression divise la phrase en deux : «Quand j'étais petite j'étais dans ma baignoire et... » La comédienne plie les genoux légèrement, le débit des mots est laborieux mais plus calme, le volume sonore est aussi légèrement plus faible. Elle marque un arrêt au niveau du « et ». Ses genoux tombent soudainement, comme si la comédienne se tassait sur ses pieds, ceci dans l'idée d'un relâchement ; les bras se détendent un peu, prenant légèrement appui sur la tête. «...je ne me sentais pas du tout humaine.» La seconde partie de la phrase est prononcée sans effort, avec une voix apaisée, plus grave mais aussi plus construite. C'est la voix du personnage qui vient d'apparaître. La séquence se termine par le rituel du verre d'eau.

2) Méthodologie de l'espace / Quad6 Après avoir posé son verre avec délicatesse, le personnage se retourne en direction du carréctangle. Inspirée par la partition dans l'espace de l’œuvre de Samuel Beckett, Quad, cette unité explore l'espace clos du carréctangle. Le personnage parcourt de long en large ce périmètre, réalisant qu'il a des frontières visibles et qu'il ne peut les franchir. Elle s’arrête à chacune des lignes blanches. Son corps en vient progressivement à dessiner non plus un simple tracé au sol, mais un volume dont les parois nous sont invisibles. Il y a également un plafond au dessus de sa tête dont il nous est impossible de savoir la hauteur. Le personnage semble découvrir ce volume duquel elle est prisonnière. Toute cette partition met l'accent sur le pas. Elle en essaie différents afin d’appréhender cette surface : petits pas, grands pas, pas légers, pas lourds, déplacement en courant vers les diagonales etc. Dans un premier temps sa tête reste rivée, accrochée à ses pieds et ses déplacements, puis le buste et les épaules explorent les fasses du carréctangle jusqu'à ce que la tête se relève. Le personnage ne parle pas, seuls quelques souffles s'échappent de sa bouche, quelques respirations et soupirs, en commentaire à la situation d'enfermement qu'elle découvre. Obsédée par les coins et rebords du carréctangle, Noée s'en détache finalement, fuyant presque ce qui l'a tantôt préoccupée. Rebutée par les lignes tracées au sol, elle s'effraie dès qu'elle en aperçoit une, se retrouvant au centre, puis finalement à côté du fauteuil bleu, dans l'angle du fond à cours.

6 voir Annexe 2

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3) Les poissons Noée aperçoit le bonnet rouge sur le fauteuil. Elle saisit le fauteuil, le soulève et vient le déposer au centre du carréctangle. Jeu de mimiques, d'inspiration et d'expiration. Ses actions sont impulsées par un son ou un petit gloussement. On est proche d'une partition clownesque. La comédienne recule jusqu'à l'angle en haut à cour du carréctangle et exécute après une certaine suspension une danse excitée en direction du fauteuil et du bonnet. Elle saisit le bonnet comme s'il était une sorte de graal, s'assied face aux spectateurs assis sur le plateau à jardin et l'enfile sur sa tête. Débute alors le jeu des poissons, 3 phases durant lesquelles la comédienne doit trouver 10 noms de poisson. L’exercice rate à trois reprises. Une première fois à cause d'une redite : «J'ai dit deux fois dauphin, dauphin deux fois ?» une seconde en mentionnant un ustensile à la place d'un nom de poisson : «Ouvre-boîte ! Ouvre-boîte ?!» et une dernière où elle demande l'aide du public afin de trouver les noms de poissons manquants. Moment d'interactivité avec le public. Je suis quant à moi présente, et participe aussi à ce jeu puisqu'assise sur la même rangée de chaises que les spectateurs à cours. Je lui souffle alors le mot « crevette », qui déclenche une colère, puisqu'en effet la crevette n'est pas un poisson mais bien un crustacé. La comédienne se lève alors, jette son bonnet et piétine à travers l'espace, irritée : «Crevette, crevette, crevette... c'est pas un poisson ça ! Crevette, c'est un crustacé, ça, crevette. Crevette, tu veux qu'je crève, c'est ça ?» Chaque fois que Noée se trompe, elle ôte le bonnet et se lève pour aller boire un verre d'eau. Ce rituel répété n'est pas exécuté de la même manière à chaque fois. La comédienne à des indications précises pour ces trois transitions. Une lumière apparaît sur le plateau en avant-scène, en dehors du carréctangle mais tout proche d'un des angles, à jardin. Un effet de lumière (un gobo sur découpe) donne l’illusion que des vaguelettes oscillent au sol. Noée s'en approche prudemment et commence à le pointer du doigt : «Je vois, une baie dans la brume, avec, au fond, une chaloupe.»

4) Elle est là Débute alors une séquence textuelle canevatée mais improvisée, où la comédienne doit nous décrire une vision de noyade. Sa propre noyade. Pour cette séquence, la comédienne et moi-même avons écrit plusieurs versions de cette vision, afin de lui permettre de naviguer à l'intérieur de cette réminiscence textuelle au moment de son improvisation. Le texte doit être dit sans aucune interruption et de façon rapide. Elle n'est autorisée à respirer qu'un petit nombre de fois. Ce verbiage est soutenu par une partition corporelle violente puisque la comédienne chute et se relève à plusieurs reprises. 24


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L'exercice est interrompu soudainement, dans un élan. La comédienne essoufflée se dirige vers le socle en verre pour un nouveau rituel du verre d'eau. Le tableau se conclu alors que Noée revient vers son bonnet et le prend du bout des doigts : «Amici, je vois une baie dans la brume avec au fond...» Elle lâche le bonnet rouge au niveau du gaffeur avant scène, pratiquement au milieu, «...une chaloupe.»

5) Gymnastique aérobique amphibienne en trois leçons Cette unité débute de manière très énergique, lorsque le bonnet a touché terre (unité précédente). La comédienne se frotte alors les mains et effectue une étrange chorégraphie dans l'espace, mimant certaines actions et déplaçant son fauteuil, qu'elle retourne dans la bonne position, c'est à dire l'assise en direction des spectateurs assis à cours. En réalité elle effectue un petit récapitulatif de ce qui va suivre, comme une micro italienne, avec une certaine négligence. Le texte est marmonné et les étapes de la leçon mimées. Chacune des étapes est ponctué d'un « Tac », qui sous-entend une mise en place. La comédienne se place donc à l'avant-scène dans le carréctangle en frontal à l'angle jardin. «Aujourd'hui, méthodologie amphibienne.» Elle s'avance prés de son fauteuil, tournée en direction des spectateurs à cours et commence sa leçon numéro 1. Elle semble s'adresser directement aux spectateurs : «Leçon numéro 1 : comment faire pousser ses branchies.» Vient alors une explication absurde décrivant une méthodologie d'exercice servant à transformer des poumons en branchie. «Démonstration.» Noée s’assied sur le fauteuil et exécute cette gymnastique aérobique. Après la démonstration vient la mise en garde. Noée explique que tout le monde ne peut pas réaliser ce type d'exercice. «...à part peut-être ceux qui n'ont pas encore tout à fait oublié qui ils sont.» Pour cette mise en garde, Noée reste assise et se retourne pour s'adresser au gradin, effectuant une légère torsion du buste et du cou. Noée se lève brutalement pour enchaîner sa leçon numéro 2. «Leçon numéro 2 : comment faire pousser sa queue.» La comédienne s'allonge sur le fauteuil, la tête en direction des spectateurs à cours, pour la seconde fois. Cette leçon consiste à avoir les bras en croix, les jambes en étoile et à agiter sa tête pour faire pousser la queue. La comédienne vérifie par deux fois si quelque chose émerge au niveau de son coccyx. 25


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Comme précédemment, la leçon est suivie d'un temps de mise en garde. Ici elle avertit les spectateurs qu'il ne faut surtout pas s’asseoir sur « la zone » après l'exercice. La comédienne tente alors de se poser au sol sans poser ses fesses. Elle les informe que jadis à cet endroit se cachait notre quatrième cerveau. De la même manière que précédemment, la comédienne enchaîne sur la leçon numéro 3. Seulement cette fois-ci, Noée a un trou. Aucun mot ne vient. Elle s'avance tout près du socle en verre à l'avant-scène. «Leçon numéro 3... Leçon numéro 4 !»

6) Leçon numéro 4 Cette leçon est différente des autres car elle n'explique pas comment se transformer en poisson. Noée exprime son admiration pour l'esthétique de cet animal, et décrit comment elle espère se transformer. Des écailles multicolores, un dos lisse etc. Dans cette leçon Noée nous fait part de ses questionnements et inquiétudes. «Est-ce que je vais garder mes cheveux ? Oh j'aimerais bien garder mes cheveux, il faudra que je leur dise.» Le personnage semble tenir compte d'une entité que l'on ne voit pas et qu'elle ne nomme pas non plus, dont dépend sa transformation. Elle souhaite leur exprimer ses désirs. Comme pour l'unité 4)Elle est là, la comédienne improvise selon une trame balisée construite à l'avance. C'est un discours spontané, proche du registre clownesque qui régie l'ensemble des unités 3, 4, 5 et 6. Néanmoins Noée exprime une condition à cette transformation : «Par contre si y'a bien une chose que je ne supporterais pas de devenir, c'est une sirène. Parce que les sirènes c'est pas des poissons mais des crustacés !» Le deuxième tableau se conclut avec la leçon numéro 4. Un «noir cutté» vient interrompre la rêvasserie de Noée. Ce noir impulse la texture sonore initiale, découverte par le spectateur dès son entrée.

*Le tableau 2 développe un travail central sur la partition corporelle, sur le geste quotidien, l'objet du tous les jours qui devient fantasme réalisé. Le verre d'eau partenaire de jeu est entrevu comme un rituel qui participe à la dramaturgie, mais qui sert aussi de pause et de point de ressource pour la comédienne qui exécute des exercices épuisants. Ce tableau nous permet de pénétrer dans la dimension aquatique des choses et d'installer les fondements d'une histoire du personnage. Ce tableau est le cœur du travail car il s'impose en terme de rythme par rapport au début de la pièce. Les choses s'accélèrent et l'on voit le personnage se déployer. Entre absurdité, rêverie et registre clownesque, le travail de mise en scène s'articule autour d'une écriture de plateau qui permet au spectateur de saisir de façon simple la trame diégétique et d'être attentif à la forme décousue et complexe. Le liant est bien le personnage de Noée et son cheminement devient plus clair face à une forme difficilement appréhendable, voire complexe.

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Troisième tableau/ "Yonaguni"/ * Matière jaculatoire (durée : 10 minutes ) Le texte abordé dans ce tableau fait référence à diverses matières, comme des retranscriptions de conversations extraites de forums internet au sujet des extraterrestres et des données scientifiques sur les cités englouties, dont celle de Yonaguni au Japon. Durant l'intermède, la comédienne se change et revêt un académique de couleur chair. Je lui remets une lampe de poche, récupère son premier costume et remonte la fermeture éclair de son académique. Pendant ce laps de temps, elle doit retourner le fauteuil bleu (assise face aux gradins) et se placer juste derrière. Elle ne dispose que de quelques secondes puisque j'ai fermement mentionné que cet intermède ne doit pas excéder plus d'une minute et demi. Pour ce tableau, les lumières du plateau ne se rallument pas. Lorsque la comédienne est prête, je me rassieds et coupe la bande sonore. Je dispose également d'une lampe de poche, tout comme certains spectateurs. Mon rôle dans ce tableau est de rythmer l'allumage et l'extinction des lampes de poche des spectateurs pour qu'ils respectent, dans la mesure du possible et sans perdre le côté spontané de la situation, le rythme qu’instaure la comédienne. Le tableau commence lorsque la comédienne allume donc sa lampe pour la première fois. Chaque fois qu'elle l'éteint, les spectateurs l'éteignent aussi. Il en est de même lorsqu'elle la rallume. La comédienne change de position sur le fauteuil à chaque noir. Une fois installée dans la position prévue, elle rallume sa lampe, toujours en dessous de sa bouche. Une fois le bout de texte dit, elle l'éteint et ainsi de suite. Le texte est découpé en 6 parties (6 allumages-extinctions donc) reparties en 4 positions. Les positions sont de plus en plus élaborées, si bien que la comédienne finit tête à l'envers, les pieds suspendus et la lampe sous le visage. Pour ce tableau, la comédienne a changé sa voix. L'idée est de jouer avec le stéréotype de voix de speakerine et du téléphone rose dans un registre scientifique. Les spectateurs comprennent qu'ils n'est plus judicieux de rallumer la lampe lorsqu'au dernier noir je remet la bande sonore qu'ils connaissent tous. Durant ce noir, la comédienne doit ôter son académique et me restituer la lampe. Je suis à ses côtés, sans jamais franchir la ligne du carréctangle, pour l'aider et lui faire passer son prochain costume. *J'ai choisi de traiter la question de l’interactivité via une transcription scénique d'un fantasme de corps morcelé. Ce tableau est un moment de souffle dans une dramaturgie suffocante. Et puis c'est une piste de recherche pour une installation scénographie qu'il m'intéressait de tester. C'est aussi un moyen efficace de faire émerger les croyances de Noée sans forcement se lancer dans une explication narrative. Le spectateur comprend alors que les séquences de la pièce sont à appréhender selon une logique de ce que j'appelle les « imaginaires-boxes » et que tout ce qu'il voit appartient à l'espace psychique et physique du personnage. La fluidité de la narration se substitue à la qualité d'évocation. La confusion revêt encore un fois un apparat jaculatoire. Les extraterrestres ne sont pas un sujet prétexte pour tester un dispositif. Le dispositif est conçu pour se rapprocher au plus de l'univers des extraterrestres. Bruitage des lampes, matière du costume, position du corps et travail sur la voix. 27


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Quatrième tableau/ "Mal vu mal dit Cervantès" * Cut-up (durée : 20 à 25 minutes ) Le tableau qui va suivre met en scène un texte cut-up réalisé à partir des œuvres de Samuel Beckett, Mal vu mal dit, et l'Adieu au siècle de François Cervantès. Le théâtre est donc plongé dans le noir. Seule la texture sonore joue, jusqu'à ce que je décide de la couper. La comédienne est alors en place au centre du carréctangle avec son nouveau costume. Une robe blanche et des gants blancs. Un des gants repose accroché au pouce dans sa main ouverte. Son avant-bras est surélevé, formant un angle droit avec son biceps. À ce moment précis, lorsque je suis revenue à ma place et que la comédienne est positionnée, la bande son se coupe. C'est le personnage qui éclaire le plateau, en s'adressant à haute voix au technicien. «Lumière !» La face s'allume, blanche. Elle demande ainsi au technicien d'allumer les murs et le sol. L'espace est désormais totalement blanc et l'on aperçoit le plateau dans son ensemble. Les spectateurs à cours et jardin sont baignés de lumière. Suit une partition chorégraphie autour du texte, un canevas précis qui distribue chaque parole dans chaque geste, mouvement ou rictus. Le corps de la comédienne est bloqué dans une nouvelle méthodologie de jeu. Arrive le moment où Noée sort du carréctangle, franchissant enfin la ligne de gaffeur blanc à jardin. Face à face avec les spectateurs assis de ce côté-là de la scène, Noée s'approche et chuchote à plusieurs d'entre eux un bout de son texte. Elle leur demande d'être sa voix et de répéter ce qu'elle leur a susurré. La comédienne en profite alors pour récupérer un livre, Mal vu mal dit qui avait été posé sur une chaise, à présent sur les genoux du spectateur qui s'y est assis. Elle l'ouvre à la page 20 et commence à lire en se déplaçant dans l'espace, contournant le carréctangle par le fond de la scène. «Période où elle disparait. Longues périodes.» La musicienne reste attentive à cette lecture, car à l'intérieur du texte de Samuel Beckett, se cache un «top» de mise en scène: «Soudain plus nulle part à voir.» La comédienne répète deux fois cette phrase, ce qui impulse un changement radical sur le plateau. En effet, moi qui jusqu'alors étais à la fois musicienne et accessoiriste au moment des noirs pour le changement de costume, je me transforme en technicienne scénographe. Je me lève, répète à mon tour la «phrase-top», pousse sur le côté le socle en verre et commence à arracher le gaffeur du carréctangle. Je débute à cours, par la ligne en avant-scène, respectant le sens des aiguilles d'une montre pour ôter les quatre lignes. Je me retrouve donc à la fin, à l'endroit où j'ai commencé. Le fauteuil bleu de la comédienne doit être déplacé pendant mon parcours au niveau de la ligne des spectateurs à jardin, en diagonal du deuxième fauteuil bleu (celui de la musicienne). 28


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Pendant ce temps, la comédienne est venue s'asseoir sur mon fauteuil justement, afin de finir sa lecture. Ce qu'elle dit illustre ce qui se passe en terme d'espace. «Puis tout aussi soudain là de nouveau.» C'est un nouveau «top» pour nous deux. La comédienne me tend le livre, s'assied et commence à mettre ses chaussures. Je répète à mon tour cette phrase. C'est un passage de relais puisque je me retrouve à mon tour à poursuivre la lecture qui donne des renseignements sur le flottement et la rupture dramaturgique qui est en train d'avoir lieu. Car en effet, le spectateur est plongé dans une forme de perplexitude par rapport à la forme dans laquelle on l'entraine. Le décalage esthétique et narratif entre les tableaux 2, 3 et 4 est tel qu'il mobilise la concentration du spectateur, souvent avide de sens. Le changement d'éclairage participe aussi à cette mobilisation des spectateurs. Et puis il n'y a plus de carréctangle et Noée est donc sortie de son univers. Le texte tourne autour de la réapparition du personnage. Livre en main, je poursuis la lecture de la page 20, tout en m'éloignant vers l'autre fauteuil bleu, placé à jardin près du ventilateur. Je me trouve en diagonale de ma partenaire, debout, livre à la main. «L'autre attend qu'elle reparaisse.» Lorsque je prononce cette phrase, la comédienne doit avoir fini de mettre ses chaussures. Je ne peux poursuivre ma lecture que si la comédienne s'est levée. Je répète alors la phrase plusieurs fois avec insistance jusqu'à ce qu'elle se lève. Suite à quoi je m'assieds simultanément et poursuis la lecture. «Pour pouvoir reprendre. Reprendre le – comment dire ?» La comédienne se tient debout face à moi. S'en suit un court échange de réplique. La comédienne me répond: La Comédienne - «Comment dire ?» Musicienne-technicienne - «Comment mal dire ?» La Comédienne - «Comment mal dire ?» Musicienne-technicienne - «Comment mal dire.» La Comédienne - «Comment mal dire.» Après une grande respiration, la comédienne vient se placer au centre de l'espace à présent nu. Le personnage de Noée refait surface. La partition corporelle du cut-up s'amorce. Je me relèverai pour me placer près du rideau, main sur la bride, à ce signal : «L'œil fixant dur un détail du désert s'emplit de larme.» Dès les premières minutes de cette partition, un premier changement de lumière intervient, suivit du levé de rideau: «Vient la nuit...» Les lumières blanches qui éclairaient le sol, les murs du plateau et la comédienne laissent place à un type d'éclairage plus sombre et à une nouvelle découpe au sol. En effet seule la face et les contres 29


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dessinent un couloir de lumière blanche en direction du rideau noir en fond de scène. Les spectateurs du plateau se retrouvent cette fois-ci plongés dans le noir. «...où l'absente entend la mer.» Cette réplique me donne le top. Je suis désormais debout et de dos, actionnant l'ouverture du rideau de manière délicate afin que le bruit du coulissement dur assez longtemps et que l'on découvre petit à petit l'aquarium, baigné d'un léger halo de lumière. La comédienne poursuit sa partition en direction de l'aquarium, alternant travail de face, de profil et de dos, jouant également avec les limites du couloir de lumière. Travail d'apparition et de disparition, extrêmement physique pour la praticienne. «Comme tout serait simple alors. Si tout pouvait n'être qu'ombre. Ni être ni avoir été ni pouvoir être.» La fin de son parcours est ponctuée par un deuxième changement de lumière : «À peine le temps de tourner le tête et j'ai disparu.» Noée atteint l'ouverture du rideau et se retourne, dos aux spectateurs. C'est à ce moment-là que le couloir de lumière disparaît. La comédienne avance ainsi dans le silence et la pénombre jusqu'à pénétrer le halo de lumière qui embrasse l'aquarium. Elle y poursuit de nouveau sa partition, frôlant l'aquarium sans le toucher et le contournant par le côté cours. Elle se place juste derrière, nous faisant face et pénètre lentement dans l'aquarium sans dire un mot. La musicienne-technicienne qui a gardé le livre Mal vu mal dit reprend à ce moment la lecture, en page 62. Il s'agit d'une sorte de description de la bouche du personnage, qui aurait changé depuis le premier pieds dans l'eau de l'aquarium. «Réexaminée à l'abri de la lumière la bouche se modifie. Inexplicablement. Aux lèvres rien de changé. Même fermeture. Même filet de pulpe mal rentré. [...] Et cependant plus le même. Rien de changé à la bouche et cependant le sourire n'est plus le même.» Noée reprend: «Illumination donc repartir cette fois pour toujours et au retour plus trace. À la surface.» Petit à petit elle va s’accroupir, s'agenouiller et s'y asseoir, de sorte que l'eau lui arrive au dessus de la poitrine. Noée est maintenant de profil (visage à jardin). Sa tête ne dépasse pas de la structure de Plexiglas si bien que sa voix semble provenir d'outre tombe. Le texte continu d'être récité et la comédienne prend ses aises à l'intérieur de l'aquarium. Elle est quasiment allongée comme dans un bain, la tête à la surface nonchalamment reposée contre la paroi du Plexiglas pour lui permettre de continuer son texte. «Lentement se dissipe un peu très peu telle une dernière traînée de jour quand le rideau se referme.» La voix de la comédienne doit changer ; le registre devient plus lyrique et la voix doit partir du basventre au moment où la comédienne dit : «Adieu adieu.» 30


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La réplique qui suit enchaîne sur le troisième effet de lumière. «Puis noir parfait...» Troisième effet de lumière : Le halo lumineux dans lequel baignait l'aquarium diminue et se teinte en bleu. Ambiance très intime, puisque le plateau semble habité par une entité fantôme immobile. Clapotis et voix grave rendent la dernière scène calme et inquiétante. «...avant-glas tout bas adorable son top départ de l'arrivée.» La fin de la pièce approche, ainsi le débit de parole est encore plus posé, plus lourd à mesure que les mots sortent de sa bouche. Les mains caressent l'eau. «Première dernière seconde. Pourvu qu'il en reste encore assez pour tout dévorer.» La comédienne s'enfonce un peu plus dans l'eau et bascule sa tête en arrière. Son visage flotte à la surface comme un masque. «Goulûment seconde par seconde. Ciel.» Ces derniers mots prononcés, Noée enfonce totalement sa tête dans l'eau. Un moment de flottement s'instaure, quelques secondes durant lesquelles Noée nous regarde, suspendue dans l'eau comme dans le ciel. Sa main gauche appuyée contre la vitre de l'aquarium, la comédienne écrit avec son autre main un message indéchiffrable à même le Plexiglas. Alors qu'elle inscrit un point à sa phrase invisible, la pièce prend fin. Noir. La bande sonore initiale jouera jusqu'à la sortie du public. Après quelques minutes (le temps que la praticienne sorte de l'aquarium et se sèche les pieds dans l'obscurité), nous revenons toutes les deux, presque au centre du plateau, au niveau des deux sommets de l'ancien carréctangle en fond de scène. La comédienne se retrouve ainsi à côté du ventilateur, exactement au même endroit où elle commençait initialement la pièce. Nous nous plaçons face au public, côte-à-côte, attendant que les lumières se rallument pour le non-salut. Nous avons très peu de temps pour cela car le technicien lumière nous attend. Une fois installées, le ventilateur se rallume et la lumière rampe doucement jusqu'à nous. C'est le même éclairage que pour les tableaux 1 et 2. Seul le tracé du carréctangle a disparu. Nos visages sont dans la pénombre, ainsi que nos torses. Nous recevons debout, face à eux, immobiles, les applaudissements des spectateurs.

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Installation Lorsque les spectateurs entrent dans la salle, les lumières sont presque toutes éteintes à l’exception des découpes bleues qui éclairent le carréctangle et des légères lumières blanches rivées sur les deux rangées de spectateurs présents sur scène. L’enregistrement sonore est diffusé sur le haut-parleur frontal. Tout est fait pour que le public se retrouve dans une situation qui ne l’a pas attendu pour être, comme s’ils ne venaient assister qu’à une occurrence, mais une occurrence que l’on sait récurrente parce que programmée. Une occurrence dans le flux d’un corps qui vit avant et après le moment auquel ils vont être amenés à participer. Un début d’agacement est favorable à la suite, une nervosité, mais enveloppée par la salle, où tout est fait pour que le spectateur se sente comme étranger, comme s’il se trouvait en intrus à l’intérieur d’un organisme vivant qui se soucie à peine de sa présence, et vit sur son rythme propre. Le choix des samples aigus est de cet ordre là. La texture sonore participe à cette fameuse nervosité dont je parle. On ne comprendra pas tout de suite que quelque chose est en train de se passer. Il importe de mentionner que cette scénographie est tirée de la matière d’expérience de son auteur, présentement au clavier, et qu’elle a pensé l’ensemble comme elle sait - ou peut - le faire, sans ne prendre rien d’autre en considération que la mise en scène d’une pièce théâtrale dans sa totalité machinique. L’accent y est porté, je le répète, sur la mise en scène, et non sur le texte, qui servira de matière, mais non de directeur, à la conscience de mes actes et des actes du théâtre que je veux accomplir. Le plateau est un espace de vie du personnage, volontairement indéterminé, une tribune où l'intimité prend la parole, un espace de jeu d'abord, de langue écrite en direction du public, un espace double, parfois prison, où le but n'est pas d'identifier la limite entre le dedans et le dehors mais de s'interroger, justement, sur ce qui fait limite. Dans NO(y)ÉE, l'installation d'un univers scénographique carréctangle exprime clairement une identité liée à l'enfermement, une lucarne sur une intimité propice à l'irruption de la trame fictionnelle. Les préoccupations existentielles de Noée, liées à l'invasion d'extraterrestres, invasion proche et attendue par le personnage, cohabitent dans un espace clos.

Le plateau Le carréctangle Il n'y a presque rien sur scène de sorte que le carréctangle soit à lui seul l’élément le plus charismatique dans l'espace. Il est réalisé avec du scotch gaffeur blanc de 5cm d'épaisseur. Ses dimensions sont les suivantes (avec une marge en fonction du praticable et de l'emplacement des spectateurs sur le plateau) : 350cm x 250cm ou 380cm x 280cm. Le côté le plus long étant face aux gradins principaux. Il doit être placé à une distance d'1m50 des premiers gradins. De chaque côté, sur les largeurs, sont placées six chaises noires pour les spectateurs, à des distances respectives de 80cm. On ne doit pas dépasser 1mètre de distance entre les chaises et le carréctangle. L'éclairage en découpe de couleur bleue ne de doit pas déborder sur le gaffeur, afin qu'il reste blanc et donc lumineux par rapport à l'obscurité ambiante. 32


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Ventilateur Un ventilateur noir, sans socle ni support, est suspendu à 1m70 de hauteur au niveau de l'angle fond de scène à jardin. Il est placé en dehors du carréctangle et suspendu par des drisses noires pratiquement invisibles. Le ventilateur est lesté avec un poids, lui aussi attaché au moyen des drisses noires. Le ventilateur doit être positionné avec attention et sécurité, car un rang de spectateurs se trouve juste derrière. Il doit être le plus discret possible, voire invisible. Personne ne touche le ventilateur directement. Il est actionné avant l'entrée du public par le technicien lumière et éteint à la fin du tableau 1.

Objets Les uniques objets qu'utilise Noée sont un bonnet rouge et un fauteuil en velours bleu. À cela s'ajoutent le livre de Samuel Beckett Mal vu mal dit et douze verres d'eau posés sur un socle en verre et en fer forgé. Disséminées dans les gradins et sur le plateau, des lampes de poche. L'installation initiale est la suivante : Le bonnet est posé sur le fauteuil bleu de la comédienne, dans le carréctangle, dans l'angle fond de scène à cours. Le fauteuil quant à lui est retourné sur le côté afin que la comédienne puisse le soulever dans le tableau 2. Le fauteuil ne doit pas être en contact avec la ligne de gaffeur blanc. Il est placé à 15cm du tracé afin que Noée puisse le contourner dans l'unité 2)Méthodologie de l'espace / Quad du tableau 2. Le socle en verre, sur lequel sont posés les verres d'eau, ne déborde pas à l’intérieur du carréctangle. Les pieds du socle touchent la ligne extérieure du carréctangle. Ainsi il n'appartient pas directement à l'univers du personnage, tout comme le ventilateur, il sert à la comédienne, à la trame dramaturgique. Il fait lien entre les différentes dimensions du réel qu'explore le projet. Ce socle est placé en avant scène dans l'angle à cours. Je le déplace dans le tableau 4, lorsque la comédienne lit le livre et lorsque je détruis le carréctangle. Les 12 verres d'eau que la comédienne manipule sont teintés de différents bleus et remplis à des hauteurs différentes. Ce sont des verres transparents d'environ 15cm de haut qui laissent apercevoir la buée. Le livre de Samuel Beckett est posé sur une des chaises des spectateurs à jardin, de sorte que la personne en s'asseyant puisse le garder près d'elle.

Lampes de poche Afin d'assurer l'éclairage du tableau 3, j'ai choisi de confier des lampes de poche à certaines personnes du public. Plutôt que de leur distribuer à l'entrée, les spectateurs les découvrent scotchées aux accoudoirs des gradins ou posées sur les sièges du plateau. Je suis là pour leur faire comprendre quand actionner ces objets, même si l'expérimentation est permise. Ce sont de petites lampes de poche noires avec un faisceau moyen.

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Public, le choix du tri-frontal Le traitement de la scène dans une telle dramaturgie est étroitement lié à celui du corps. L'espace prolonge le corps du personnage. Presque inerte, le corps de Noée est enfermé dans un carcan. J'avais dans l'idée de ne pas marquer de frontière nette entre le personnage et le décor. L'espace, comme le corps, fut l'objet d'une interrogation constante. Le «où suis-je ?» que profère le personnage de Noée est projection spatiale du «que suis-je ?». L'espace ne peut être perçu de façon signifiante que si le corps, espace imaginaire, est reconnu dans son unité. Nous sommes ici dans une fantasmagorie qui ressuscite des formes antérieures au stade du miroir, où le corps n'est appréhendé que par fragments et où le clivage entre ce qui est extérieur au moi et ce qui lui est intérieur ne s'est pas encore opéré, dans une fantasmagorie où, pour reprendre les termes de Jean Hippolyte, «le mythe du dedans et du dehors»7 ne s'est pas totalement élaboré. NO(y)ÉE est le récit de l’anéantissement du sujet et de son identité, de ce sujet qui nomme les choses, leur donne sens, d’après tout un système de référents qui seront peu à peu réduits et calcinés, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de la posture, extérieure au monde, de l’ancien sujet. Il est complexe d'entrevoir un tel positionnement car la pièce esquisse l'évolution et l'élaboration du personnage de théâtre. Pourtant j'ai crée Noée dans l'idée d'une fenêtre sur cour, d'une fenêtre sur une forme de détresse sociale et contemporaine. A-t-ont le droit de choisir qui on est ? Et ce que l'on veut devenir ? Cette extériorité, nous la retrouvons typiquement dans la disposition du théâtre en tant que lieu : les spectateurs surplombent la scène, nommant ce qui s’y passe, jugeant du bien-fondé des décisions, goûtant le jeu de l'actrice et de la mise en scène en étant extérieurs à celle-ci. Quelle est cette extériorité ? C’est de la distance qui a cristallisé. Et après la cristallisation, on pense tout de suite à la momification. Le théâtre ordinaire, le théâtre psychologique, est un théâtre de momies, c’est-àdire de la représentation et du général qu’on a abandonnés à leur inertie. Nous devons donc chercher à refluidifier la distance, et pour cela, commencer par détruire la permanence momifiée du sujet, et par voie de conséquence, la posture extérieure du spectateur. Je voulais parvenir à ce que le spectateur soit innommable, et innommable d’abord pour lui-même. Dès le départ, il paraissait clair que pour le spectateur, ce serait d’abord le spectacle qui paraîtrait innommable ; mais justement il n’aura assisté à aucun spectacle. Cette idée du spectateur comme adjoint du metteur en scène, et du metteur en scène comme devant aller dans le sens du spectateur pour se l’adjoindre, est à l’inverse de ce que je souhaitais pour ce théâtre. Le metteur en scène, aussi multiple qu’il puisse être, contigu à son œuvre, doit selon moi fournir une mise en scène qui ne doit alors être non pas contre le spectateur, en opposition à lui, mais indépendante et distante de lui, et plus forte que lui, et c’est alors seulement qu’elle pourra éventuellement entrer dans des figures d’opposition et d’alliance avec lui. C’est ainsi que la scène accueille un espace pour les spectateurs à cours et à jardin. Une rangée de chaises de chaque côté. Les spectateurs seront transférés de leur lieu ordinaire en face et au-dessus de l'espace de jeu, vers l'espace de jeu lui-même. Le but étant de désacraliser les gradins, cet espace sédentaire, et de créer un nouvel espace dans lequel les flux de la mise en scène vont venir mobiliser les distances que le spectateur-momie ne voit plus. Immergée dans la scène, devenue élément de l’action théâtrale, chaque personne public sera amenée à sortir de son monde particulier, avec son corps dans l’espace total de la scène. Et cette scène totale, à la fin du spectacle, ne doit pas disparaître. Voilà pourquoi je décide de ne pas saluer.

7 Jean

Hippolyte, «Commentaire sur la Verneinung de Freud», in Jacques Lacan, Ecrits, Le Seuil, 1966, p.879-887. 34


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Installation sonore, la question du créateur-technicien visible La sonorisation de NO(y)ÉE est une composition instrumentale et bruitée. L'installation qui me permet de travailler en live est composée d'une mixette, qui traite le son et sur laquelle est branché un Korg Kaossilator II. Cette machine me permet de créer un univers sonore en direct puisque des samples et des sons y sont pré-enregistrés. Il me suffit d'appuyer sur une surface tactile, le pad, et qui fonctionne comme un piano sans touche. J'ai travaillé en amont une texture qui sert pour les transitions au moment des noirs et qui est donc enregistrée dans ma machine. Pour ce qui est de la musique au moment de l'entrée du public, je superpose cette texture et je joue en live une nouvelle partition. La mixette me permet de faire permuter le son d'une enceinte à l'autre pour un effet englobant par exemple et de contrôler mes aigus, mes graves, ou encore mes basses. Je suis raccordée au système son du théâtre, en frontal, et je dispose de retours puisque je me trouve sur le plateau, à vue. Ces retours sont aussi utiles à la comédienne pour qu'elle puisse entendre ce que je crée. La régie technique n'intervient pas durant mon set. La mixette me permet justement d'être autonome. J'utilise simplement leurs enceintes. Lorsque le public entre, je me trouve face à eux sans rien toucher de mon installation. La mixette est à mes pieds et le Kaossilator scotché sur mon genoux. Lorsque les lumières de salle s’éteignent je commence à jouer. Je suis assise sur un fauteuil bleu en velours identique à celui qu'il y a dans le carréctangle et je suis alignée avec les spectateurs à cours, de sorte qu'au début du spectacle, puisque je suis face aux gradins, je leur tourne le dos. Mon rôle n'est pas simplement d’illustrer ou de souligner un moment de jeu. Je suis un aspect physique, une personnification de la technique, puisque je suis à la fois musicienne, technicienne dans le tableau 4 et au moment des noirs, scénographe et metteur en scène. Mon travail est de caractériser une atmosphère correspondant à la situation dramatique mais également et c'est le cas pour les transitions entre les tableaux 2 et 3, de ponctuer la mise en scène, de lui apporter du rythme. Une connivence entre la comédienne et moi grandit au fur et à mesure que les tableaux se succèdent. Je suis une sorte de regard extérieur-intérieur qui rappelle à la praticienne notre positionnement vers un théâtre à la fois mental et réel.

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Construction de l'aquarium J'ai toujours eu un engouement pour les cubes. Avant même de me laisser happer par l'histoire de Noée, je pensais travailler sur une création en lien avec l'espace public, mettant en scène plusieurs groupes de personnes performant dans un cube. J'ai toujours travaillé avec un tracé blanc au sol, convoquant l'idée même d'hétérotopie. Je voulais aller plus loin et esquisser un travail en volume. L'idée de construire un aquarium m'est venue avec la définition du mot Kaaba. Une sorte de vaisseau qui traverses toutes les couches de la réalité, sans pourtant s'en soustraire. La réalité est en fait un volume, une sorte de structure pyramidale édifiée à partir d'unités ordonnée selon une certaine logique. Traverser ses couches, c'est réussir à se soumettre au grand ordre et à en prendre la forme. L'hétérotopie est un lieu artistique, «un lieu autre» par rapport aux espaces culturels ordinaires. Il se conçoit comme une localisation physique de l'utopie. Dans notre contexte artistique, il existe un espace que l'imagination s'approprie et gagne sur le réel. L'aquarium est un espace épargné, puisque caché durant toute la première partie de la pièce. Il héberge l'imaginaire, il est un non-lieu réel et immatériel que le metteur en scène et le personnage de Noée, tels des cartographes, reportent sur la réalité. Qu'est ce que l'Art sinon une hétérotopie ? Au moment où je tire le rideau, je dévoile un lieu qui n'en est pas un. Un lieu illusoire de désillusions mais aussi d'émancipations pour un esprit débordant qui souhaite s'évader de la prison de la réalité dans laquelle elle a toujours vécu et à laquelle elle ne veut plus appartenir. Les écrivains excellent dans la création d'espaces imaginaires. Lewis Carroll s'engouffra dans le terreau d'un lapin blanc qui menait au Pays des Merveilles, Jorge Borges s'inventait des labyrinthes métalittéraires. En m'inspirant des arts visuels, où «l'interrelation et le déplacement des lignes de séparation entre espace utopique et réalité» 8 sont plus poussés étant donné qu'ils interviennent souvent physiquement dans le monde et transforment la perspective que nous avons de celui-ci, j'ai voulu recréer un lieu autre. Un lieu non répertorié par la bulle scénique habituelle et pourtant sur le plateau, derrière le rideau. Cette « tombe lointaine » est un ailleurs, une existence réelle, un lieu qui se transforme en espace propice à l'élaboration de fictions et autres imaginaires que le jeu de la mise en scène transpose sur la réalité. Peut-on dire au sujet de l'aquarium que tout part de là ? Ou bien qu'au contraire, tout arrive là ? L’aquarium est-il à considérer comme l'origine de tout ou bien comme la conséquence de tout ? Estil le centre ? À cette dernière question je répondrais oui. Car le chemin vers le centre est bien le chemin vers soi, le passage de l'être irréel à l'être authentique. Pour fabriquer cet aquarium, j'ai fait appel à celui qui s'occupe de donner vie à tout ce que j'ai dans la tête, j'ai nommé mon père. Depuis plusieurs années nous collaborons ensemble et nous fabriquons les décors de mes créations. Après en avoir discuté durant des mois, je lui ai soumis mes dernières idées, mes croquis et les matières que souhaitais exploiter. J'avais une idées très précise de la texture des parois, du cerclage en métal et du support que je désirais.

8 Jacques RANCIÈRE, Le spectateur Emancipé, Les paradoxes de l'art politique, 2008, p 84.

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Ainsi cette structure est composée de 5 surfaces en Plexiglas, d'un cerclage extérieur en métal, au niveau de toutes les arrêtes pour rigidifier les parois (fixé avec des boulons apparents), d'un socle en bois épais sur lequel sont fixées les roulettes munies d'un système d’arrêt, le tout étanchéifié avec du silicone. Il mesure 132cm de long, sur 60cm de large et 68 cm de haut. La hauteur est rehaussée afin que le cadre métallique n’empiète pas sur le visage de la comédienne une fois assise. La difficulté du travail se situait au niveau du volume d'eau que je désirais. En effet il nous fallait calculer la résistance des parois avec la pression de l'eau, mais également y ajouter le volume d'eau que soulevait la comédienne. Mon souci était la position finale allongée. Noée devait pouvoir s'allonger, sans remonter à la surface, prenant appui sur les parois. Nous devions tenir compte de chacune des étapes corporelles de Noée afin de trouver un compromis entre la hauteur des parois et le volume d'eau. Pour nous aider dans la construction et superviser l'installation de l'aquarium au théâtre, Bastien Salanson est venu en renfort. Une fois mon père parti, il était en charge de vérifier les points de silicone. Une fois l' aquarium rempli, nous devions laisser l'eau jusqu'à la veille du spectacle pour contrôler les points de fuite mais aussi pour tasser le silicone. Une fois au théâtre, tout devient question de température. Car si l'aquarium nécessitait une vingtaine de seaux pour être rempli au bon volume, l'eau devait être chaude une fois que la comédienne y entrerait. J'ai fait le choix de le remplir d'eau chaude une heure avant l'heure H, permettant ainsi à la comédienne de faire des tests. Nous avons testé l'installation et répété le final le jour-même de la représentation. Il fallait réajuster les positions, travailler la voix une fois à l’intérieur, et s'accorder avec le technicien lumière pour le final. La construction, achat de matériel et séchage du silicone compris se fit en 5 jours.

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Le jeu de l’acteur entre «je» et «il» Depuis quelques années je m'intéresse et travaille autour de deux grandes orientations théâtrales qui se dessinent sur les scènes européennes et qui peuvent être perçues comme l’héritage du théâtre postdramatique. D’une part, l’«écriture de plateau», telle que la définit le philosophe et critique de théâtre Bruno Tackels, replace la notion d’écriture (non exclusivement textuelle) au centre du processus de création ; ce type d’écriture use de matrices qui peuvent être plastiques, chorégraphiques ou transdiciplinaires. L’écriture, et éventuellement la narration, y sont assumées par la mise en scène au sens large, c’est-à-dire par l’ensemble des médias constituant le spectacle. D’autre part, la notion de «théâtre néo-dramatique» désigne une théâtralité où un texte, des personnages et une fiction restent à la base du travail scénique, et ce même si le texte est déstructuré, les personnages disloqués, la fiction mise en doute. L’écriture de NO(y)ÉE, permet au récit une conduite de l’action par association d’idées, avec des ellipses, des changements de lieu et de temps. Je crois que mon travail est un exemple typique de théâtre néo-dramatique, où il existe malgré tout une action, même si elle est donnée par bribes, portée par des personnages ou des figures, ou encore même si la forme joue sur l’ambiguïté entre personnage et acteur. La forme que j'ai choisie remet en cause de façon radicale la représentation et la croyance du spectateur en l’existence d’un monde parallèle et extérieur au nôtre. J'ai dans l'idée que l’imitation pure ne peut plus fonctionner dans les nouvelles formes, où l’on ne croit plus au pacte classique théâtral. Peut-être ceci explique-t-il pourquoi il est difficile, pour le spectateur de théâtre contemporain, de faire abstraction de l’acteur comme personne, comme je et, ainsi, de l’oublier au profit du il, attribué au personnage. On pourrait résumer cette remise en cause du «pacte conventionnel théâtral» par la question en tant qu’acteur, suis-je je ou il ? Cette dernière question est la base de mon travail, selon laquelle se déclinent différents questionnements sur la frontière entre dedans et dehors pour ce qui est de la scénographie, et entre archaïque et contemporain au niveau du travail de préparation de la comédienne. Comme une réponse à un monde de plus en plus fictionnalisé et dramatisé, la forme de théâtre que j'entreprends avec NO(y)ÉE repense la question du réel et du fictionnel, laissant libre champ au spectateur de concevoir le drame qui n’a pas lieu sur le plateau. Il est au courant que certains éléments de l'histoire ne lui sont pas directement donnés. Mais ils ne lui sont pas non plus cachés. Mes tableaux sont précisément des actes isolés qui sont présentés au public – c’est du reste le principe de la performance ou de la dramaturgie visuelle. Ma direction d'acteur défend le fait que le théâtre dévoile avant tout une méthodologie d'incarnation. Je crois en l'histoire de mon personnage, car j'ai l'intime conviction qu'il existe. Je cite Pasolini qui disait que le charme de l’acteur ne doit pas prévaloir sur le sens de ce qu’il dit. Et c’est tout l’enjeu de mon travail sur cette pièce : faire entendre la pensée avant de chercher à produire l’effet voulu, ou pire, ce qu’on croit être l’effet voulu. L’acteur, « porte-parole» de cette langue la laissera créer d’elle même ses effets, comiques ou non. Il n’est pas un bout de pâte à modeler qui « se glisse dans la peau de personnages ». L’acteur c’est un être. Avec une histoire, une sensibilité, un corps, une pensée, une voix. Tout comme le personnage. L’acteur est son propre outil de travail. L’acteur travaille avec lui. Part de lui. A partir de lui. En lui. Pour lui. Il s’utilise. Il use de lui. 41


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Quelle est la limite entre la personne et le personnage ? Entre l’acteur et l’homme ? La scène peutelle être l’endroit du privé ? C’est l’acteur qui est en charge de cette bascule d’un état à un autre et qui interroge la représentation : il peut parler à la fois en son nom extradiégétique et non-fictionnel, ainsi qu’en celui de son personnage, intradiégétique et fictionnel. Depuis le théâtre postdramatique, à l’heure du cinéma et de la série, il paraît de plus en plus difficile de croire que l’acteur qui joue devant nous est vraiment le personnage qui évolue derrière un quatrième mur et dans un monde fictionnel. Je ne souhaite pas renier l'idée de fiction, seulement ce terme trop connoté doit être dépassé. L'imaginaire n'est pas la fiction, c'est à mon sens quelque chose de plus intrinsèque, d'intime et de précieux. L'exploration de l'imaginaire me plaît. Je parlerais plus d'hétérotopie pour ce qui est de cette création, mais j'y viendrai plus loin. Une de mes premières certitudes lors de l'élaboration de ma dramaturgie était que le théâtre devait être un des personnages centraux de cette pièce. L’autre personnage, dans l’ombre du premier, c’est le réel. Le réel et sa perception. Le réel et sa transformation. Le réel et sa confrontation avec le théâtre. J'avais la conviction de mener là, au fur et à mesure des séances de travail avec ma partenaire, un questionnement essentiel : le théâtre est-il un endroit de réel ? de vérité ? Aujourd'hui, à l’heure où le théâtre ne peut plus conserver son caractère illusionniste face au cinéma ou à la télévision qui le dépassent de loin et qui disposent de moyens inégalables, ne doit-il pas être ou devenir un endroit de résistance au mensonge ou de survivance de la vérité ? C’est une question. Et ne vient on pas au théâtre pour voir des gens vrais, qui parlent et respirent, pensent et vivent en vrai devant nous ? Ne vient-on pas au théâtre pour retrouver dans l’œil ou dans l’oreille une vérité ? Pour se purger du mensonge créé autour de nous et de celui que nous produisons nous-même ? Une catharsis moderne ? Faire le noir sur le faux et éclairer le vrai. Ne plus jouer, arrêter de jouer... mais toujours un peu quand même. Les fragments de textes que l'on découvre dans le tableau 2 sont issus des séances de travail et des improvisations menées jusqu'au dernier jour de répetition. La qualité d'énotiation évoluait en même temps que la qualité d'incarnation. Les deux sont liés. Je n'ai jamais souhaité faire réciter un texte à la comédienne, je voulais qu'elle trouve elle même ses propre mots, consciente de la différence d'univers que nous avions. Je voulais également travailler avec ce qu'elle était, pas seulement physiquement, mais avec ses connections mentales. Elle allait là où je n'irais jamais. Je l'emmenais là où elle croyais ne pas pouvoir aller. Je choisissais le type de registre et l'univers dans lequel il fallait qu'elle pénètre et nous épurions, épurions, épurions ses propositions. Je voulais un registre de langue simple, très peu de mot, une langue efficace. Je me permettait d'introduire un mot, de retravailler ses premiers jets, conciente que j'étais avant tout l'écrivain du plateau, mais pas l'auteur. Plus les séances avançaient et plus je pouvait me permettre de pénétrer ce qu'elle créait en impro. Au départ, je faisais plus de l'agencement, des coupes et j'étais le point de départ. Je suis devenue co-auteur au fur et à mesure, esquissant, révélant et soulignant par exemple, la dimension érotique et comique de la partition. Les dernières paroles du tableau 2, lorsque Noée nous explique comment elle se voit une fois transformée en poisson sont nées une semaine avant la date au théâtre de Lenche. Ma méthodologie d'écriture et donc de création peut être très peu rassurante pour la praticienne, car elle doit monter sur scène averc des incertitudes textuelles. Son parcours de parole est balisé mais rien n'est fixe. Elle a une liberté d'action optimum, mais elle sait aussi les limites et la nature de l'incarnation que je souhaite.

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Cut-up

« dans un espace pantin sans voix parmi les voix enfermées avec moi »9

9 Samuel BECKETT, «Poèmes, suivi de Mirlitonnades», Minuit, 1978, p. 23.

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Lumière Chaleur Sol Blanc un mètre carré jamais vu. Murs blancs un mètre sur deux plafond blanc un mètre carré jamais vu. À l’inexistant centre d’un espace sans forme. Plutôt circulaire qu’autre chose finalement. Plat bien sûr. Pour en sortir en ligne droite elle met de cinq à dix minutes. Selon l’allure ou la radiale. Elle qui aime elle qui ne sait plus qu’errer n’erre plus jamais ici. Corps nu blanc fixe hop fixe ailleurs. Traces fouillis signe sans sens gris pâle presque blanc. -Im pression souvent d’être plus bas que la mer. Surtout la nuit par temps clair. Mer invisible quoique proche. corps nu blanc fixe invisible blanc sur blanc seuls les yeux a peine bleu pale presque blanc. traces fouillis signe sans sens gris pale presque blanc Voilà qu’elle se fige encore. C’est le moment ou jamais. Mais Quelque chose empêche. Juste le Temps de croire entrevoir un début Ce qui se passe en moi est plus ancien que ma connaissance. Quelque chose bat au fond de moi. J’ai beau freiner de toutes mes forces, ça ne s’arrête pas. (bonnet)

Juste le temps avant que l’œil se baisse. Pour ne plus voir au soleil rasant que la neige. Et comme lentement alentour la trace de ses pas s’efface. Ma tension est basse, ma raison a volé en éclats.

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NO(y)ÉE // Lethicia Dubois-Guwet Mes yeux parlent une langue que mon corps ne comprend pas, ils l’épuisent comme un cavalier fou, ils ignorent ma fatigue et m’épuisent jusqu’à ce que je tombe.

Périodes où elle disparaît. Longues périodes. Au moment des crocus ce serait en direction de la tombe lointaine. Avoir cela encore sur l’imagination. Soudain plus nulle part à voir. Ni par l’œil de chair ni par l’autre. Puis tout aussi soudain là de nouveau. Longtemps après. Ainsi de suite. Tout autre renoncerait. Avouerait, personne. Plus personne. Tout autre que l’autre. L’autre attend qu’elle reparaisse. Pour pouvoir reprendre. Reprendre le – comment dire ? Comment mal dire ? Mes yeux sont plus anciens que moi.

L’œil fixant dur un détail du désert s’emplit de larmes. La folle du logis s’en donne à cœur chagrin. Vient la nuit où l’absente entend la mer. Retrousse sa jupe pour aller plus vite et dévoile ses bottines et bas jusqu’aux mollet. Larmes. Dernier exemple devant sa porte la dalle qu’à force à force son petit poids à creusée. Larmes. Elle est là. À nouveau là. Crac ! Obturée. Rien n’a bougé. [Déjà tout s’emmêle. Choses et chimères. Comme de tout temps. S’emmêle et s’annule malgré les précautions. Si Seulement elle pouvait n’être qu’ombre. Ombre sans mélange. ] [ Comme tout serait simple alors. Si tout pouvait n’être qu’ombre. Ni être ni avoir été ni pouvoir être. Du calme. La suite. Attention. ] Je vois remonter des visages des profondeurs. Les échos du monde s’éloignent.

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Master Pro Recherche «Dramaturgie et écritures scéniques» // 2012-2013 Je suis un animal ancien échoué sur le sol. Je m’essouffle. Je plonge vite mais je remonte vite. Le temps de tourner la tête j’ai disparu. L’extérieur a fondu comme un sucre dans l’eau, il ne reste que son goût dans la chair.

[Les bords De sa longue jupe noire frôlent le sol. Mais le plus souvent elle est immobile. Debout ou assise. Allongée ou à genoux.] Ce tableau c’est la seule chose qui me reste, je l’emmène partout avec moi.

Cailloux blanchâtres chaque année plus nombreux. Autant dire chaque instant. Bien partis pour peu qu’ils continuent à tout ensevelir. Zone première plutôt plus étendue déjà qu’à première vue mal vu. [Sous la surface de l’eau les idées sont courbes.] [Les rêves marquent ma peau comme des pattes d’oiseau sur le sable.] [Les instants font des trous dans le temps, Ils arrachent des morceaux]

[Réexaminée à l’abri de la lumière la bouche se modifie. Inexplicablement. Aux lèves rien de changé. Même fermeture. Même filet de pulpe mal rentré. Aux commissures même insensibles laisser aller.] [Ni plus ni moins. Moins ! Et cependant plus le même. Rien de changé à la bouche et cependant le sourire n’est plus le même.] Je redeviens le monstre marin que j’ai toujours été. !

(Elle regarde par la fenêtre)

Les mots cherchent leurs corps disparus. Pas moyen d’avoir des relations anonymes, toujours des noms lancés au visage, puis des histoires qui commencent. Fini. Je reste dans ma préhistoire et je m’éloigne de mes proches.

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NO(y)ÉE // Lethicia Dubois-Guwet Notre conversation n’est qu’une farce

Cependant. [Illumination donc repartir cette fois pour toujours et au retour plus trace. À la surface. De l’illusion. Et si par malheur encore repartir pour toujours encore. Ainsi de suite. Jusqu’à plus trace. À la surface. Au lieu de s’acharner sur place. Sur telle et telle trace. Encore faut-il le pouvoir. Pouvoir s’arracher aux traces. De l’illusion. Vite Notre conversation n’est qu’une farce. Un jour je quitterai le ventre de la maison Et j’entrerai dans le monde.

Je connais les gestes et les mots qui leur feront perdre connaissance La lumière ne brûle pas les yeux. Les pensées ont des formes, elles circulent tout autour de nous comme des animaux marins, sans être.

Des fois que soudain oui adieu à Tout hasard. Au visage tout au Moins. D’elle tenace trace. Lentement se dissipe un Peu très peu telle une dernière traînée de jour quand le rideau se referme. Piane-piane tout seul où mû d’une main fantôme millimètre par millimètre se referme. Adieu adieux. Puis noir parfait avant-glas tout bas adorable son top départ de l’arrivée. Première dernière seconde. Pourvu qu’il en reste encore assez pour tout dévorer. Goulûment seconde par seconde. Ciel

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La question du texte fut l'endroit le plus agréable de mon processus de création. En effet cela faisait plusieurs années que je souhaitais réaliser un cut-up avec les textes de Samuel Beckett. J'ai réuni les œuvres qui durant ma lecture m'avaient nourrie pour concevoir Noée et plus le temps passait, plus Mal vu mal dit devenait une évidence. J'ai réalisé ce montage 15 jours avant notre date au Théâtre de Lenche, car il me fallait être sûre de ce que je voulais raconter. Le cut-up est une technique certes aléatoire, mais elle relève aussi d'un caractère magique. Les doigts découpent ce qui doit être dit. Et comme mon travail de mise en scène utilise le texte comme matériau et non comme support directif, j'ai voulu attendre cette dernière minute, magique à mes yeux. Il me suffisait de fermer les yeux et de parcourir aveuglement les pages. De son côté, ma partenaire faisait de même avec une autre œuvre, L'adieu au siècle de Francois Cervantès, une œuvre appréhendée à l'intérieur d'une Twingo décapotable, alors que nous nous rendions en répétition. Elle me lisait le texte et je savais que nous en ferions quelque chose. Il y a avait comme une multitude de voix qui se hissaient hors de sa bouche, et pourtant elles appartenaient toutes à Noée... Je lui ai demandé de ne plus lire le livre, et d'attendre. Lorsque j'ai lu Mal vu mal dit, ma décision de travailler avec une seule comédienne m’excitait énormément. Le choix d'un unique praticien révèle l'idée que l'homme ne doit être présent sur scène que parce qu'il permet la mise en branle de la mécanique de la scène. Il ne fait donc qu'exécuter des ordres, et n'est pas à l'origine de la mécanique. Mais la scène ne saurait prendre vie sans l'intervention de l'homme. L'espace ne peut fonctionner et donc exister, que si on y place l'homme, à l'origine de toute action (ou même de toute non-action). C'est la théorie de Schlemmer10 qui voit d'une part dans l'homme un «organisme de chair et de sang», dont les mouvements sont guidés par le sens, et d'autres part «un mécanisme fait de nombre et de mesure» dont les mouvements sont guidés par la raison. La figure de Noée semble tenir de ces deux idées à la fois, ainsi faut-il la considérer comme l'origine du mouvement produit sur scène mais également comme une figure subissant l'espace. C'est la particularité de mon travail. Une volonté d'abstraction qui sous-tend l’œuvre, une réflexion sur la place de l'homme dans l'espace et même dans le cosmos. Je m'oppose à ceux qui désirent réduire l'univers de Beckett à une constellation verbale. La réalité est toujours là, fulgurante ou anémique, luxuriante ou desséchée, errante ou figée. Je me suis aperçue que les textes ou les œuvres de Beckett qui me touchaient le plus avaient en commun ce modèle d'activité qui peut rappeler l'organisation de l'atome. S'il ne faisait aucun doute que la structure de Quad m’obsédait, du fait qu'on y trouve un centre, le noyau, fixe et immobile, autour duquel s'activent toutes les particules constituant l'atome, Mal vu mal dit avait la particularité de décrire un noyau organisant l'activité de son atome. C'est en tout cas ce que j'y ai vu. Le corps parle, au théâtre, depuis les années 1950. Sa mise en scène semble hanter nombre d'auteurs dramatiques européens, notamment, pour ne citer que les plus grands, Beckett, Inoesco, Adamov, Genet... Ce corps, qui n'était antérieurement qu'un médiateur – émetteur d'une voix, support du costume – est devenu le sujet même de la pièce, le noyau. Chez Beckett, il est l'enjeu de toute la problématique. Dans son premier théâtre, il apparaît la source des souffrances qui dégradent l'être. Il devient ensuite l'objet d'une interrogation constante. Le travail de découpage de son œuvre devait lui aussi tourner autour de mon personnage et matérialiser par la parole ce que Noée venait de traverser.

10 Dirk SCHEPER, «Le Théâtre expérimental d'Oskar Schlemmer», in Oscar Schlemmer, op.cit., p.47.

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Le tableau 4 arrivant à la toute fin du spectacle, je désirais un travail de maîtrise du corps partitionné sur le texte. Ce qui comptait le plus était cette inquiétante étrangeté du corps beckettien. J'ai d’ailleurs travaillé dans une idée diamétralement opposée pour le tableau 3, lorsque le personnage nous livre ses recherches sur les extraterrestres. Ce corps étrange, extraterrestre, je l'ai vu tout de suite. Alors que peu de personnes ne croyaient en un rapprochement de sens entre l'univers intergalactique et Beckett, j'ai travaillé à ce que les mots de corps deviennent mots d'espace, et à ce que ma direction d'acteur souligne la traversée d'une dimensions vers une autre. Le texte dans cette partition, doit être moyen de chantage, il est l'instrument d'une torture morale, d'une «cruauté métaphysique» au sens où l'entendait Antonin Artaud, comme ce que subit le corps de la comédienne. En raison de cette dépendance que crée le corps avec son espace, l'angoisse de séparation est au cœur du théâtre de Beckett. Ce que redoute tous ces personnages impotents, c'est le départ de leur compagnon d'infortune qui signerait leur mort. Mais celui-ci peut difficilement s'en aller. Aussi la séparation, quoique redoutée, apparaît-elle quasi impossible. Question du lieu du corps. Ce corps, où le saisir ? Noée est en cela un être éparpillé en mille morceaux, que ne saurait comprendre celui qui ne la prend pas tout entière. Si elle se dérobe à elle-même ou à la mise en scène millimétrée, elle meurt. Le lien que je souhaitais établir entre la question de l'inquiétante étrangeté du corps beckettien dont il est question dans Mal vu mal dit et la croyance aux extraterrestres, convoque un raisonnement sur l'homme qui fuit sa propre image. Faire intervenir ce type de création-processus textuel dans les dernières minutes de la pièce, signifie qu'il y a quelque chose dans le moi qui exprime ainsi cette division du sujet, prisonnier de ses voix intérieures. On retrouve dans le principe du cut-up et à la fois à l'intérieur du texte ainsi disloqué, quelque chose qui est de l'ordre du non-spéculaire. Ainsi menée, la narration devient presque un théorème sur la noyade.

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From the Web

« Que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions où être ne dure qu’un instant où chaque instant verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été sans cette onde où à la fin corps et ombre ensemble s’engloutissent que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures haletant furieux vers le secours vers l’amour sans ce ciel qui s’élève sur la poussière de ses lests. Je ferais comme hier comme aujourd’hui regardant par mon hublot si je ne suis pas seul à errer et à virer loin de toute vie dans un espace pantin sans voix parmi les voix enfermées avec moi. » 11

11 Samuel BECKETT, «Poèmes, suivi de Mirlitonnades», Minuit, 1978, p. 23.

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Lampe Allumée, angoissante et angoissée. Au Japon à Yonaguni, a été découvert en 1987 un très grand complexe sous-marin à une vingtaine de mètres de profondeur. Ce dernier est une immense structure pyramidale comprenant cinq couches équivalentes à deux terrains de football. Elle éteint la lampe subitement. Elle rallume la lampe d’un coup et enchaine. Fait encore plus surprenant, il existe un gigantesque visage humain sculpté mesurant dans les sept mètres de hauteur. Elle éteint la lampe subitement. Même jeu, interrogative et attendant réellement une réponse. Comment une structure si complexe a pu être érigée alors que selon les scientifiques nous étions à l'époque de sa construction en pleine Préhistoire ? Un temps. Elle éteint la lampe. Un temps, puis la rallume. Cette fois ci, plus grave et inquiète. Une fois encore, une explication extraterrestre est envisagée, surtout que la construction se trouve au milieu du « triangle du Dragon », comme une confidence capitale, lentement et de manière articulée, endroit réputé pour ses observations d'ovnis et d'autres phénomènes similaires à ceux qui se déroulent dans le triangle des Bermudes. Un temps. Noir. Rallume d’un coup, presque excitée et à haute voix. Peut-être existe-t-il une analogie entre les dragons issus du folklore chinois et japonais et ces objets brillants qui ont été aperçus sortant de l'eau... Le point commun entre le triangle des Bermudes et le triangle du dragon est qu'ils sont traversés tous deux par le 25ème parallèle Nord et sont donc situés sur une même ligne si on les observe sur une carte géographique. Noir. Elle rallume, caricaturale et raide comme la mort. Est-il possible que cet alignement ait été voulu par une civilisation extraterrestre ? Ces deux zones marquent-elles l'endroit de leurs anciennes bases ? Noir. Elle rallume, sa voix a changée, s’est transformée en souffle. Une légende du Japon qui remonte de 1803 et qui s'est déroulé sur une plage au nord de Tokyo raconte qu'un immense engin circulaire s'est écrasé sur le rivage. Les gens qui explorèrent le vaisseau auraient trouvé à l'intérieur de celui-ci une jolie jeune femme parlant une langue inconnue et serrant une boîte de manière à ce que personne ne puisse la toucher. Un temps. On peut alors se demander si ce mystérieux vaisseau ne provenait pas de Yonaguni. Noir. La lumière se rallume, gorge nouée et de manière naturelle. Partout dans le monde, il existe des cités antiques englouties par les eaux. Rien qu'en méditerranée, il en a été référencé deux cent. Noir. Et si ces constructions nous venaient directement de l'inspiration d'êtres venus d'ailleurs comme le souligne des légendes indigènes ? Noir. De nombreux récits anciens parlent en effet de lumières provenant de la mer...

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J'ai entretenu pendant quelques semaines une conversation sur un forum internet spécialisé dans tout ce qui gravite autour de l'ufologie. Mon principal interlocuteur s'appelait Oz et il fut mon guide dans mon exploration spatiale. D'abord, je n'étais pas novice, j'avais eu un bon maître en la personne de mon frère que nous nommerons C. et qui me fit pénétrer le monde des nombres et de la géométrisation des équations. Il me mena sur la piste des extraterrestres, du nombre d'or et des mathématiques... Oscar Schlemmer, figure importante du Bauhaus, considérait que le corps humain renfermait «la mesure et le nombre de toute chose», d'où sa volonté de le réduire à «ses dimensions géométriques fondamentales». En reliant la vie organique à l'ordre immuable des mathématiques, il cherche à mettre en évidence l'idée qui se cache derrière l'univers visible. «L'homme conçu comme représentant d'un ordre supérieur, domine dès lors ces conceptions chorégraphiques et leur donne un sens nouveau.»12 Le corps vu comme comme un ensemble de dimension géométriques n'est pas au service d'une action, mais plutôt de la construction de différentes images.

12 Dirk SCHEPER, «Le Théâtre expérimental d'Oskar Schlemmer», in «Oskar Sclemmer, l'homme et la figure de l'art», Claire Rousier (dir.), [Pantin], Centre national de la danse, « Recherches », 2001, p.43.

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Changement de peau changement de costume 1) À l'intérieur de la mise en scène Chacun des costumes a été pensé et doit être perçu dans son rapport aux autres costumes de la représentation. On travaille sur un système d'oppositions et de ressemblances, portant sur un ensemble de paramètres ; Si le costume blanc entrave plus qu'il ne permet le mouvement, du fait de la coupe de la robe et du col debout qui cintre la comédienne, le costume bleu, dit de « travail » permet lui un grande possibilité d'actions tout en donnant à la silhouette du personnage un caractère strict et indéterminé. Mais ce corps à priori libre ne l'est pas dans les faits. Il est au contraire tenu à une grande rigueur de mouvement, une rigueur permettant un découpage très précis de l'espace. Dans les deux cas, le corps entravé par des règles (physiques ou idéales) est mis au service d'un ballet moderne sculpté par la géométrie. Les deux costumes sont des combinaisons qui permettent à Noée de se fondre dans l'espace et d'explorer un univers. En accord avec les lumières du plateau, bleues et blanches, le costume fait corps avec les espaces que je tente de créer. Néanmoins, au niveau de l'élaboration des matières et du choix des textures, le costume blanc appelle un raffinement supérieur. La robe, travaillée avec soin, est couverte de broderies en coton piqué. Le travail sur la forme est plus féminin. Le costume bleu a pour vocation quand à lui d'être sobre et légèrement plus lumineux que l'éclairage du carréctangle. Il définit une figure plus qu'un caractère dans les premiers instants. Ceci est équivoque d'une transformation dans l'épanouissement du personnage, qui change de mue au grès des saisons, ici des tableaux. Chaque nouvelle peau étant plus belle, plus raffinée et lumineuse que la précédente. Du contraste à la complémentarité, toute une gamme de relation fait sens. Toute évolution ou transformation de ces rapports internes relève d'un souci de donner à voir la «fable». Dans NO(y)ÉE, le costume devient «objet-signe» : il est une plaque sensible, un reflet de l'action, des transformations que subit le personnage. On peut mesurer la temporalité par le costume, car le temps dans cette structure est plus qu'étrange du fait de la fixité spatiale. Il s'est comme arrêté tout autour du carréctangle. Le costume annonce un point de départ (costume bleu), un point de transition (académique chair) et un point d'arrivée (robe blanche). Je conçois également le costume comme un «décor ambulant», qui interfère directement avec l'acteur et qui entre aussi en rapport avec les autres éléments du décor. Le bonnet rouge est à la fois un élément de costume, puisqu'il appartient à Noée le personnage, mais il est également partenaire de jeu et décor. C'est le seul point de couleur vive qui se balade dans le carréctangle. Il sert à maintenir un équilibre spatial lors des déplacements et à signifier le vide qui règne dans l'espace. Pour ce qui est du costume blanc, il est au centre du tableau 4. L'espace disparaît et la fable continue au bout des gants, des bottines et du la robe de Noée. Un idéal se dégage : cet «objet-signe» de la mise en scène doit parler, et tenir non pas un seul, mais plusieurs discours.

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2) Le costume et la mise en scène «Ce n'est pas le costume seul qui parle, mais aussi sa relation historique au corps.» G.BANU Le costume ne peut se penser hors de son rapport au jeu de l'acteur, à son corps, à ses mouvements à ses déplacements et à sa voix. Lorsque l'on découvre pour la première fois Noée dans son académique couleur chair, le jeu de la comédienne est complètement différent. En effet, lorsque nous travaillions dans les dernières semaines, je lui demandais d’enfiler cette seconde peau, afin qu'elle s’imprégnât d'une nouvelle odeur, synthétique, d'un nouveau rapport à la scène, presque nue et d'une nouvelle texture, plus sensuelle. Le travail de voix en fut meilleur. L'étrangeté du costume s’alliait à celle de sa nouvelle voix. Car le costume ne prend sens que porté, joué pourrait-on dire. Il est en relation avec le mouvement : il épouse, amplifie ou gène le mouvement de l'acteur ; il provoque de la gestuelle et devient un vecteur d'extériorisation et de visibilité de l'univers mental du personnage et des enjeux dramatiques d'une situation. L'académique est envisagé ici comme une surface de projection, à la fois parce les spectateurs envoient un signal lumineux dessus, mais aussi parce qu'il dévoile de façon concrète le phénomène de transformation du personnage. Noée se transforme et cela sous les yeux du spectateur qui la voit comme elle se voit. Il en va de même pour la comédienne qui doit se changer, se mettre nue sur le plateau un instant, pour revêtir une peau qui ne lui appartient qu'à moitié. Elle enfile une histoire. Une autre dynamique se dégage donc : le costume est en relation sensible (visuelle) avec le public et en relation sensuelle avec le corps de l'acteur. Relation à double sens puisque le costume est porté par le corps, mais le corps de l'acteur est aussi porté par le costume - vers son propre rôle et vers les spectateurs. Il devient vecteur du mouvement et de l'orientation de la mise en scène. La recherche actuelle se tourne vers la recherche d'un costume minimal à «géométrie variable» redécoupant le corps humain. Ce qui m'a intéressée dans ce travail, c'est bien le changement de costume. Comment l'acteur entre-t-il dans son costume et que sort-il de son costume ? Il fallait donner à ces trois costumes une fonction d'embrayage afin qu'ils puissent faire transition d'un univers fictionnel à un autre. Ils permettaient également la transposition de la personne de l'acteur vers le personnage fictif. Comme chez Beckett, le corps n'est pas seulement disgracieux ou agité, il change de forme à l'occasion, se gonfle, englobe, accumule et se remplit dans une sorte d'orgie de mouvements : il grimace pour devenir poisson. La métamorphose s'opère en cours de route, dans un numéro transformiste. D'où le malaise et l'exaspération qui émanent de cette figure comprimée entre l'agitation et l'immobilisation.

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NO(y)テ右 // Lethicia Dubois-Guwet

Costume 1 / ツォCostume bleuツサ ou de travail

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Costume 2 / «L'académique» ou seconde peau

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NO(y)テ右 // Lethicia Dubois-Guwet

Costume 3/ ツォLa robe blancheツサ

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Résidences Le Logis Moderne Le Logis Moderne est un lieu géré par ses habitantes dans le quartier de la Belle de Mai à Marseille. Muni d'un garage, d'une salle et d'un dortoir, ce petit lieu nous a accueilli pour les quatre premiers jours de notre travail dès le mois de Novembre. Ma partenaire et moi avions fait connaissance aux Ateliers Lorette dans le quartier du Panier à Marseille. Une amie plasticienne m'avait prêté son atelier afin que Karine et moi puissions échanger à travers la pratique. Je devais découvrir quelle type de comédienne elle était et elle devait découvrir ma manière de diriger ou tout simplement comment je travaillais. Durant un atelier de 4h, je sondais son corps, sa personnalité et m'efforçais de ne pas dessiner au préalable de lignes directrices. Certes, j'avais mon histoire, comme une obsession bien vivante à l'intérieur de moi, mais l'effort que je fis me permis de suspendre ma trame, comme un draps au dessus de Karine qui devrait prendre sa forme. Dès notre arrivée au Logis, je savais que le centre de mon action serait l'improvisation, car justement elle avait eu des difficultés avec ce type de création. Pourtant le naturel et la résistance que je sentais chez elle, laissait présager un lâché prise fulgurant. J'avais du travail et j'aimais ça. Mais plus que de la mise en scène, il y avait de l'humain. Je me confrontais à quelque chose de nouveau. Elle ne me connaissait pas et elle avait peur. C'était normal. Je ne pouvais donc pas lui parler ni la toucher comme je le faisais d'ordinaire avec d'autres partenaires. Ainsi les 5 jours de résidence au Logis me permirent d'amorcer mon travail. Je voulais savoir quel type de personnages vivaient en elle, afin de savoir où mon histoire devait naturellement se diriger. Il ne s'agissait pas de forcer Karine à incarner quoique ce soit. Je devais m'aventurer en elle et extirper les histoires qui y habitaient. Je devais revêtir le corps nu qui flottait dans ma tête avec le son de sa voix, ses rires, ses regards, ses maladresses, ses peurs, ses résistances etc. Ce travail d'introduction à la création me permit de tester sa mémoire sur des canevas corporels, ou tout simplement sa résistance physique. Je n’étais pas certaine de pouvoir aborder quelque chose de très sportif, néanmoins je découvrais un potentiel qu'il me fallait exploiter en douceur, afin de le nourrir. Je fis attention à tout ; sa faiblesse aux genoux, son besoin de toujours bien respirer, la tendance de ses bras à partir toujours vers le haut, son besoin d'être crédible, les variations de sa voix toujours entre deux extrêmes. Les conditions de travail étant difficiles au vu du froid dans la salle, j'entamais avec elle ce qui deviendrait le mortier de ce travail, des discussions. Si le plateau était mon temple, la discussion était le sien. Aussi je m'aventurais à découvrir que ces temps passés à nous raconter nos vies, nos peurs et à nous expliquer nos douleurs physiques, me servait à la pénétrer plus que ma direction d'acteur. Je compris qu'une division du travail en deux parties serait nécessaire. Je devais moi aussi m'ouvrir à elle et lui raconter qui j'étais. Mes exercices s'en sont trouvés modifiés. Si chaque jour j'arrivais avec des exercices précis et techniques, le contexte et l'ambiance de travail m’obligeaient à plus d'exploration. Il fallait qu'elle se lave en quelque sorte, de tout ce qu'elle croyait être. Et mon rôle intervenait aussi là-dedans. Je ne pouvais pas l’entraîner vers une vision d'elle même disloquée, abîmée, fragmentée. Pas dès les premiers jours. Il fallait qu'elle se découvre endurante, performante et belle aussi. Tout tournait alors sur le corps, endroit où nous nous retrouvions sans conteste. Même si il me fut difficile d'aller où je souhaitais dans ces quelques jours, j'avais réussi à lui transmettre quelques outils qui définissent ma manière de travailler. Son corps en quelques jours avait beaucoup évolué. Elle se présentait parfois à moi dans certaines positions que nous avions déjà traversé, sans s'en rendre 59


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compte. Des mimiques apparaissaient également, et surtout, ce travail du bassin que j'affectionne tant, je le retrouvais parfois dans ses improvisations. Nous commencions à fusionner. «Au plateau du Logis, Pina me proposait des exercices où j’avais beaucoup de difficultés : partition corporelle a retenir et à amplifier par le rythme, accompagnée ou non par des exercices de dissociation avec la voix. Dans ces exercices, je devais m’arrêter avant de poser la voix, celle-ci dans une direction claire. La plupart du temps, mon regard ne tenait pas la route dans l’adresse, ou j’en oubliai la partition corporelle. Des prémices d’exercices sur l’improvisation aussi, choses très compliquée pour moi. Je la découvrais très carré et concrète dans l’exercice du corps. Elle me découvrait très lunaire et « désordonnée » avec mon corps mais très sincère, ce qui lui plaisait. « Être propre et clair » corporellement est une expression qu’elle employait souvent. « Apprendre à me protéger » pour ne pas être trop nue et désarmée face au public était ce que je retenais.»13

13 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.3.

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La salle APA Karine faisant son stage auprès de François Cervantès et de la Cie l'Entreprise, elle réussit grâce à la gentillesse de cette équipe à obtenir un prêt de la salle APA, l'espace de travail de la compagnie à la Friche de la Belle de Mai à Marseille. Ce fut le lieu d'éclosion de notre travail. Nos temps de travail étaient répartis sur deux mois et généralement durant des sessions de 3 jours d’affilée. Nous travaillions selon un volume de 5 à 9 heures par jour, soit 9 journées de travail en février et 11 en mars. À cela s'ajoutent les créneaux pour aller faire les courses du décor, les essayages de costumes, et mon temps de travail sur la partie sonore. Pour finaliser mon set, j'ai passé une résidence de 5 jours chez des amis musiciens. Les semaines passaient et je choisissais d'épurer la scénographie. Je désirais un minimum de choses sur la plateau voire presque plus rien. Je voulais que Karine habite complètement l'espace et qu'elle soit son propre accessoire. Je suis donc arrivée avec un canevas précis et j'ai expliqué à ma partenaire les images que nous garderions pour le spectacle. Mes certitudes allaient vers cette performance du ventilateur, comme début du projet et la scène de l'aquarium m'était apparue tout de suite. Je souhaitais très clairement travailler à partir de tableaux, de transitions et de noirs. Ainsi le rythme fut posé avant même d'avoir créé les éléments qui constitueraient la pièce. Nous avons donc travaillé de l'intérieur en sachant l'effet qu'il fallait rendre à l'extérieur. C'était comme décorer une maison dont on avait déjà soigné la façade. Opérant ainsi, je m'assurais un contrôle sur la globalité temporelle du travail, car avec ma partenaire les choses allaient devoir s'accélérer, mais toujours en douceur. La tâche semblait plus claire, car je ne voulais plus m'encombrer d'autres praticiens, l'essence de mon travail se trouvait dans ma direction d'acteur, soit comment j'allais entraîner Karine à surpasser ses faiblesses et à sublimer ses points forts. La voix. C'est ce que je découvrais de plus intense chez ma partenaire. Mais nous commençâmes par le corps et les contours du personnages. Mon travail impliquait une abstraction que ma comédienne intégrait très bien. Je dus même à ma grande surprise parfois raccrocher le travail à des éléments plus simples, des exemple de vie. Le personnage existait vraiment, il n'était pas qu'une idée, pas qu'une exploration intellectuelle. Nous racontions une histoire et cela me tenait à cœur. Si Karine est devenue Noée, moi je vivais avec elle depuis le début, et elle me touchait déjà beaucoup. Je voulais raconter l'histoire de quelqu'un et ça, au départ, j'ai dû me battre pour le faire entendre. Lorsque ma direction était un peu plus intense, les choses se corsaient, mais la salle nous portait et notre collaboration était une vraie exploration intellectuelle. Ce qui a conduit à certains amalgames. Parfois j'eus du mal à me faire entendre. Mais je savais que pour Karine, tout ce travail impliquait une grande remise en question et je décidais de faire de même. Tout ce qui coinçait, j'arrivais à le repenser pour que ma proposition de travail soit entendue par ma partenaire. Et cela porta ses fruits... «Le travail était un endroit sûr où rien ne se mélangeait mais tout ce qu’il y avait autour était plus confus, l’intime, le privé et le public s’entrecroisant. Après nos discussions sur l’Atlantide et l’Humanité vue par Gurdjieff nous tombions d’accord sur le nom du personnage, NOÉE, et la présence permanente de l’eau. Le rapport plastique de Pina à la scène se précisait, elle parlait de tableaux. Des P comme performance et des T comme transitions, espaces de langage entrecoupés par des verres d’eau. L’identité contemporaine qui tisse un fil avec l’archaïque devait pour moi parler plusieurs choses : la naissance du corps, la naissance du son, l’acte de nommer, le rapport du corps au mouvement, le texte traités comme l’objet de pouvoir qu’il représentait.»14 14 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.3.

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Plus le travail se précisait sur le plateau, et plus certaines images m'envahissaient, comme par exemple le rituel des verres d'eau. Au départ ils n’avaient rien à voir avec la question du rythme, mais plus je voyais Karine travailler et plus cela me parut évident. L’obsolescence de l'être s'incarnait dans sa faculté à effacer ses propres traces. Lorsque Karine où Noée buvait un verre, elle effaçait de nos mémoires tout le trajet qu'elle avait parcouru et il ne restait plus le souvenir des choses, mais bien la sensation des choses. Ce rituel incarnait une sorte de progression vers l'être authentique. Un progression par les eaux. Il liait en soi deux dimensions d'un même être, Karine devait boire pour continuer de jouer, Noée devait boire pour continuer à être. Les choses avançaient de manière fluide, et plus nous entretenions un échange en dehors du plateau, plus Karine arrivait à comprendre comment je souhaitais faire évoluer son corps. Les séances d'improvisation ont commencé à devenir plus récurrentes et aussi de meilleure qualité. La langue devait venir de là. Aussi je choisis d'exploiter cela à l'intérieur même du spectacle. Il y aurait un texte que nous ne cesserions de travailler, car il ne serait jamais fixe. Ce fut ma manière d’emmener ma partenaire vers le performatif que je souhaitais intégrer à ma création. Je n'oubliais pas Beckett qui habitait ma direction d'acteur. Mais je choisis le parti pris du ratage pour délier sa langue et affronter avec elle ses peurs de l’échec. Car moi aussi j'étais impliquée là-dedans, je donnais à voir mon travail. Si je n'avais pas peur, elle me ferait confiance et n'aurait plus peur à son tour. «Rate encore rate mieux tant mal que pis encore », Beckett c’était, le lieu de l’expérience où l’on a de grandes chances de « rater », c’est l’essence même de l’expérience dans une langue qui met en déroute à chaque instant.» 15 Cette résidence nous conduit au trois quarts de la création. Car il manquait la fin de la pièce, l'endroit de la parole de Beckett mais aussi l'endroit de l'aquarium. Je savais que cette partie serait extrêmement difficile à gérer, car Karine allait devoir me laisser diriger plus encore, mais cette fois dans un rapport frontal. Son désir de faire du clown dans cette partie avait été discuté sans forcement amorcer quoique ce soit. Mais moi je voulais une codification parfaite du mouvement et surtout je voulais que la mise en scène et le texte soient en totale fusion. Je ne souhaitais pas travailler de la même façon qu'au cours de cette résidence. L'expérimentation avait été fabuleuse, mais je disposais maintenant des bonnes cartes pour porter un canevas précis et déplacer le travail de Karine vers une trame nettement plus chorégraphiée. Je savais que cette partie de la création lui plairait beaucoup, car jusqu'à présent, nous n'avions pas encore travaillé avec une œuvre en main. J'aimais comment ma partenaire parlait de notre travail. Elle mettait des mots là où moi j'avais des images. Si parfois je trouvais qu'elle allait trop loin, je ne me permis jamais de le lui dire, car j'aimais l'entendre s'approprier ma création. Cela ne m'était jamais arrivé. Son désir d'être à l’extérieur était touchant, car je sentais qu'elle se définissait grâce à sa pratique. Je ne pouvais pas avoir de plus beaux cadeaux. Et je me laissais faire comme jamais auparavant. Qu'avais-je à perdre ? Le rôle du metteur en scène est de savoir donner sa place à son praticien. Les mots qu'il profère au sujet de la création sont un plus qu'il faut savoir entendre, écouter et utiliser. J'apprenais cela non sans peine. Je ne pouvais pas à ce stade du travail faire comprendre à Karine que certaines choses n'étaient vraies que pour elle. Son personnage se construisait, je devais la laisser apporter ses propres explications, même si parfois j'aurais préféré qu'elle me laisse faire mon travail et qu'elle réfléchisse en une langue de plateau. Son intellectualisation était un matériau pour le plateau, entre ses mains. Les outils qu'elle me donnait était en réalité pour elle.

15 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.4.

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NO(y)ÉE // Lethicia Dubois-Guwet

«À la fin de la résidence, nous arrivions au canevas jusqu’au clown blanc.

CANEVAS

P1 : NAISSANCE DU CORPS QUI SORT DE LA PIERRE Verre d’eau de la comédienne T1 : NAISSANCE DU SON DANS LE CORPS : Corps Espèce devenant corps individuel / Couplet de la comédienne avec Noée qui émerge « Quand j’étais petite, j’étais dans ma baignoire et je ne me sentais pas du tout humaine » Verre d’eau mis en scène

P2 : LE CORPS DÉCOUVRE SON CARRÉ, Noée s’éveille, corps de Kârine devenant corps de Noée (partition spatiale millimétrée, je mis du temps à l’enregistrer) T2 : LE JEU : NAISSANCE DES MOTS PAR LE NOM (Recherche de noms de poissons dont Pina codifie l’énergie et le rythme) : 1ère liste comme un éclair de son Verre d’eau 1 : Laper comme un animal 2ème liste : affirmée, posée Verre d’eau 2 : guttural 3ème liste : Colère, enjeu de survie dans le jeu pour le Je Verre d’eau 3 : Panique puis apaisement, connexion au souffle, d’un autre jeu naît un autre enjeu

P3 : PERFORMANCE DANS LES MOTS qui doivent aller plus vite que la pensée : le rajout de la consigne corporelle debout accroupie couchée lève la difficulté verbale Verre d’eau libre T3 : LA LEÇON DE POISSON CODIFIÉE. Travaillée à partir d’improvisation, parler devant une Télévision» 16 16 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.4.

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Ce canevas représente la qualité de notre précision de travail. Les dernières semaines devaient fixer ce que nous avions mis en place et le corps devait devenir un instrument de mesure de l’espace. Le carréctangle était né et nous devions graviter autour. Ce qui avait été une émulation devint un plancher solide d'actions qui s’enchaînent. Je comptais ses pas, j’instaurais une rythmique entre parole et partition corporelle. Ses regards devaient fixer un horizon précis et toujours le même. Je ne restait plus sur ma chaise, je me levais pour me concentrer sur elle et pouvoir corriger ce qui nous éloignait d'une harmonie avec l'espace. «Au fil des jours, mes actions dans l’espace devenaient très précises. L’éparpillement cédait la place au présent d’une chose à la fois. Comptage de pas. Stop. Regard. Stop. Image de la phrase. Stop. Jet clair de la voix. Stop. J’apprenais à tranquilliser le rapport intérieur extérieur. L’organisation remplaçait la panique. Je prenais le temps : sensation / Observation de la sensation / Écoute de l’espace, analyse de ce qui a précédé pour y répondre en fonction / Préparation de la restitution corporelle ou vocale (jamais les deux ensemble) / Réponse. Mes sensations, mes actions et ma pensée se coordonnaient. Je trouvais le canal qui va de l’une à l’autre dans le temps de cet ordre que je m’autorisais. Le temps de cet ordre, ce canal de jointement, avait avoir avec le vide. Cette peur du vide avait à voir avec la peur de la mort liée à la peur d’apparaître. Prendre le temps du « vide » qui n’est plus dès qu’on accepte qu’il soit.»17

17 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.5.

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Piscine de Frais Vallon Festival Les Actes en Silence Du 16 au 21 avril 2013 Le 20 avril, fut organisé par labelmarseille une nuit entière de performances artistiques dans la piscine de Frais Vallon (piscine tournesol couverte avec toit ouvrable, bassin de natation, toboggan aquatique & terrasse). Dans cette piscine vidée, au beau milieu d’une cité marseillaise, le Off aurait pu proposer une exposition d’art contemporain, comme cela existe depuis plusieurs années lors de la nuit blanche parisienne, mais Mireille Batby, du labelmarseille, nous a soumis quelque chose de bien plus radical, innovant et excitant : une nuit entière pour découvrir non pas des œuvres, mais le travail in situ d’artistes. Autrement dit, une nuit entière de performances ! Sur le papier l’expérience semblait palpitante : «Une nuit magique durant laquelle les résidents de son laboratoire artistique proposeront aux visiteurs des projections vidéos, des installations, de la danse, des pièces paléontologiques, des lecture, des performances et même un concert, le tout en écho avec Buenos Aires et Bruxelles. Et puisque dans une piscine, le bruit est décuplé par l’architecture, Mireille Batby propose de découvrir ces performances dans la douceur du décibel endormi.» Seulement une fois sur place, la connexion avec les autres artistes étaient inexistante. On nous a proposé d'intervenir en fin de nuit et de présenter une étape de notre travail. Encore une fois, cette décision avait changé sur place, et nous devions finalement travailler in situ sans forcément présenter une restitution à la fin de la nuit. Tout cela était très déstabilisant pour nous, car nous étions les seules avec des besoins spécifiques de jauge, des exigences en terme de lumière et surtout nous étions les seules à proposer un objet entre spectacle vivant et performance. Je crois que notre proposition a été incomprise. Néanmoins nous travaillions comme des acharnées, profitant de ce lieu extraordinaire comme d'un temps de résidence. Les horaires étaient très difficiles, mais je me sentais parfaitement à l'aise dans ce rythme de travail et dans cette concentration quotidienne. Karine et moi prenions cette date très au sérieux car elle nous permettait de tester des choses et surtout d'affronter le stress du public. Karine étant très nerveuse, mon rôle était de trouver des points d'appui de mise en scène pour la rassurer. Il était impossible de travailler en journée, car quelque chose dans le lieu ne nous appartenait pas. Le jour nous parlions espace, nous découpions notre travail en plusieurs unités et je préparais les exercices que j'allais proposer à Karine durant la nuit, à vue. Le soir, notre travail pouvais commencer, dans le silence étrange des souffleuses de la piscine. L'espace était spectaculaire, en chantier comme notre travail. Noée est réellement apparue un soir, vers 4h du matin alors que nous n'arrivions plus à nous arrêter de travailler. La voix de ma partenaire raisonnait dans tout le dôme. Je découvrais le pourquoi de notre présence ici. Nous étions venus chercher cet instant, le reste m'importait peu. L'image est toujours gravée dans ma mémoire. Un espace de carrelages blancs et bleus, 25 mètres de long révélés par le vide et la coupole au dessus de nos têtes. Nous avions à l'époque 50 minutes à présenter. Le processus exploré nous permis de préciser le titre de notre projet, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, et d'affirmer nos positions artistiques. Si je devais lors de cette présentation proposer une trame sonore, l'organisation que je déplorais me 65


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fis rebrousser chemin. Je travaillais la journée casque sur les oreilles et je préparais Karine à une présentation face à un public. Cette expérience fit prendre conscience à ma partenaire du surplus d'informations que l'on exploitait. La discussion tournait à l'épuration. Lors de nos séances de travail nous retravaillions les parties qui posaient problème et je souhaitais que Karine se nourrisse de l'espace pour trouver une démarche au personnage, une intériorité secrète dans laquelle elle pourrait aller se réfugier lors de la date au théâtre. Nous testions également nos costumes, la peinture sur ses jambes et surtout la performance du ventilateur. Nous étions prêtes, cela ne faisait aucun doute. Si durant la résidence j'avais eu quelques inquiétude sur la capacité de Karine à gérer ses émotions, le soir venu elle se révéla très solide. Elle me laissa la place d'intervenir et également de pouvoir me positionner au niveau de mon action de metteur en scène. J'avais appréciée cette direction à vue. Malgré quelques fausses notes à cause de l'ambiance, car j'avais dû hausser la voix pour me faire entendre et j'avais donc perturbé ma partenaire, je compris que nous devions intégrer à notre trame ce phénomène d'apparition du metteur en scène. Je savais également que le carréctangle devait disparaître à un moment judicieux et que c'était à moi de le faire. «La piscine, c’était, passer d’un espace petit, intime et privé à un espace vaste et public. La répétition du travail de la naissance du son fut particulièrement difficile devant d’autres personnes. Face à cette consigne, Beckett, le clown blanc et le texte scientifique que nous souhaitions expérimenter ne trouvèrent aucune place dans le travail. L’expérimentation des carnets sous l’eau non plus. En contre partie, les difficultés offraient des choses : La fragmentation du travail donnait lieu à une direction d’acteur publique, endroit de représentation qui semait une graine par rapport au processus de création que Lethicia souhaitait montrer. Les contraintes de temps nous resserraient sur l’essentiel. Tout ce qui était en trop dans le canevas sauta.» 18

18 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.6.

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Théâtre du Petit Matin Ce temps de résidence était notre dernière ligne droite. La salle APA n'étant plus disponible, Nicole Yanni nous accueillit au pied levé et nous proposa un mois de résidence. Nous devions aborder la dernière partie du travail pour laquelle le cut-up avait été élaboré. Ce fut une direction texte en main. Si le premier jour avait été un temps pour définir des orientations par rapport à une longue improvisation de Karine, les jours qui suivirent exploraient l'espace codifié et le texte. Le canevas était la clé, comme un filet de sécurité pour Karine qui apprenait en même temps que je la dirigeais, son texte. D'une incroyable complexité, les mots de Beckett devaient raisonner dans la partition. Nous explorions pas-à-pas un processus du détail et je créais en directe une chorégraphie. Plus nous avançions dans le texte et plus certains éléments des deux premières parties se précisaient. Le clown blanc avait disparu, mais nous avions amorcé un travail créant une faille temporelle dans la trame. Karine sortait du carréctangle et je le détruisais. Le texte scientifique devenait la transition entre la Noée bleue et la Noée blanche. Le texte de Cervantès, qui avait fait l'objet de discussions, à savoir lui trouver son propre espace, rejoignait Beckett dans la bouche du personnage. Je désirais que l'on retrouve dans le spectacle ce processus de création livre en main. L'objet, en tant que livre lu aux spectateurs, devint un élément dramaturgique et scénique à lui tout seul. Il apparaitrait donc dès que Noée franchirait la ligne du carréctangle. C'était l'occasion pour moi de surgir dans la trame et de conférer à mon rôle de metteur un scène son aspect le plus technique. Le tableau 3 fut travaillé en dernier. J'avais prévu une suspension du corps de Karine par les pieds. Mais cette image-pulsion que j'avais imaginé fut remplacée par un praticable plus simple. Le fauteuil, seul élément du décor, devait être réutilisé, transformé. L'espace encore une fois devait faire corps avec la praticienne. Le travail de ce type de partie fut abordé avec sérénité et en toute simplicité. À ce stade du travail, notre collaboration était optimum. Nous faisions des allers-retours entre le théâtre et le lieu de fabrication de l'aquarium. La date approchait et tout se liait dans un timing parfait. Karine découvrais également mes choix de lumière et voyait son travail s'étoffer. Les éléments annexes à notre binôme nous rejoignaient et la technique, jusqu'ici imaginée, se matérialisait. «Les lampes torches distribuées aux spectateurs feraient la lumière. Nous souhaitions au départ une suspension dans les airs pour dire ce texte, mais les contraintes de temps firent qu’il se fit en renversé sur le fauteuil, ce qui allait très bien. D’un point de vue théorique, le passage de la transformation symbolisé par le texte scientifique qui n’en est pas vraiment un puisqu’il s’agit de textes pris sur des forums, était bel et bien pour nous l’endroit du pouvoir de la langue qui reprenait son pouvoir par la force de la poésie et du jeu virtuel dans le réel. [...]La lecture de Mal vu Mal dit en scène par Pina offrait un retour total au réel et pouvait laisser penser que Noée était le personnage de ce livre. très beau moment dans le travail, comme sa maturation.»19

19 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.7.

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Représentations Les Bancs Publics et Le Théâtre de Lenche La veille de notre date au Théâtre de Lenche, nous présentions aux Bancs Publics un morceau de la dernière partie du spectacle. Ce fut l'occasion de réfléchir avec le public à mon intervention avec le livre de Beckett. À notre grande surprise, ce moment fut bien perçu et les spectateurs semblaient poser la question d'une certaine légitimité avec le travail scénographique et dramaturgique de Beckett. Nous partions pour le théâtre de Lenche rassurées. L'installation au Lenche devait être rapide. En effet nous n'avions qu'une journée pour la création lumière, installation et filage technique compris, pour tester le son en live, pour la scénographie et pour les derniers réglages avec l'aquarium. Cette journée extrêmement rapide se déroula très bien. Chacun avait son rôle et Karine devait s'installer elle même. Bastien était en charge du plateau, ce qui me laissa la journée avec Kamal pour les lumières. Il faisait le lien entre moi et le régisseur générale, Fabrice. Ma conduite avait été réalisée en fonction de ce court temps d'installation. Le technicien lumière ne connaissant pas le spectacle, il lui fallait des top évidents et très peu de changements d'effet. La question la plus délicate concernait les noirs, dont un en particulier, se définissant sur une réplique et une gestuelle. Ce que je n'avais pas eu le temps de relever, c'est que la réplique était doublée. Kamal coupa donc au mauvais moment, ce qui enleva de la lisibilité au tableau qui parlait des extraterrestres. Les dernières répliques faisaient le lien non seulement avec le changement de costume, mais également avec la thématique abordée. Si l'installation technique et le travail de plateau pour Karine avait été réfléchis correctement à l'avance, j'eus le sentiment que mon balance son avait été bâclé. En effet je dû rester très concentrée toute la journée afin que tout se déroule dans les temps et que personne ne soit tendu, mais aussi pour que les espaces de travail n’empiètent pas les uns sur les autres. Le matin était un vrai temps de technique pour les lumières, le plateau et l'aquarium, un temps que j'apprécie et que j'attends tout particulièrement à chaque fois, car les interlocuteurs changent et le mode de communication aussi. Ainsi, en petit comité, Kamal, Bastien, Fabrice et moi nous installions tout ce qui relevait de la technique en une matinée. Nous attendions Karine pour les essais de température de l'eau, pour les tests en costume avec la lumière et pour une mise au point avec la mise en scène. Le fait d'être deux praticiennes permettait une meilleur répartition du travail, et Karine étant autonome, tout se déroulait très bien. Je trouvais la communication idyllique, et je vivais depuis longtemps un moment très agréable du travail. Je pouvais me relâcher et malgré l'excitation du jour J, j'étais au contraire, très sereine. Un surprise de dernière minute vint pourtant faire basculer l'ambiance. Nous avions crevé notre roue de voiture à deux reprises, trouvé un autre véhicule la veille, égoutté des fuites le long de l’aquarium, raté une séance photo, nous avions surmonté tant d'épreuves sans que jamais je ne manque de sang froid et toujours en gardant un regard apaisé pour que ma comédienne ne prenne pas peur. Il aura suffit d'une caméra pour chambouler tout le fort intérieur que j'avais jusqu'ici préservé. Cinq minutes avant le coup d'envoi, un tonnerre éclata dans le théâtre. La technique rencontrait le plateau et le plateau décida que la technique piétinait son moi profond. Je dû intervenir alors que je me préparais en tant que praticienne, je dû abandonner certains réglages pour apaiser la situation. Sous le choc, c'était la première fois qu'une de mes partenaires agissait 72


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d'une manière aussi égoïste. Transgressant des règles qui avaient mis tout le monde d'accord tout au long de la journée, elle ébranlait l'équilibre sanctuaire de la scène, parce qu'elle se sentait mise de côté et bafouée dans son intégrité. Une caméra à 22000 euros, prêtée par une connaissance, avait remplacé la petite caméra qu'elle avait posé au centre du gradin. Pendant ce temps je chargeais les techniciens de s'occuper de cette captation vidéo, et ravie de cette surprise de dernière minute, j'en profitais pour prendre un temps de détente avec ma partenaire et lui peindre les jambes en bleu. Oui mais non. L'instant de détente n'en fut pas un. J'avais peur pour le travail de ma partenaire, qui faisait une fixation sur cette caméra, et qui reprochait aux techniciens le fait que précédemment elle n'avait pas eu de traces correctes de ses projets. Sauf que nous étions dans mon projet et malgré la place et l'importance que Karine avait dans ce processus, il n'en demeurait pas moins mon processus. J'avais tranché pour la caméra car c'était mon rôle, j'avais apaisé la crise car c'était mon rôle. Mais toute la pièce se poursuivit avec au fond de mon ventre un boule noire. Je ne m'intéressais plus au projet en tant qu'objet, mais je remettais en question cette collaboration avec cette praticienne. Je menais à blanc, au fin fond de mon esprit, une réflexion profonde sur la direction d'acteur. J'avais 26 ans soit presque 10 de moins que ma partenaire et une expérience de mon métier nettement plus évoluée que la sienne. J'avais pris des pincettes pour énoncer ma méthodologie de travail. Si j'étais metteur en scène, j'avais une façon de travailler le jour J assez particulière et qui n'a pas été respectée. J'étais le technicien en chef de mon propre travail, elle était le technicien en chef de son interprétation. Seulement cela n'a pas été respecté. Je retiens que cette installation scénique doit obéir à mes règles et pas à ceux de la comédienne. C'est une question de confiance. Sans confiance, nous vivons une expérience, avec, nous vivons une création. Aussi, les 1h15 qui me séparaient du démontage me parurent très rapides. Je vivais une expérience, pas un spectacle et je prenais des notes sans me satisfaire de quoi que ce soit. Ce projet était censé poser des questions. Je les regardais à présent en face et j'en analysais tous les facteurs. Cette altercation avec ma partenaire m'avait ôté tout stress, je ruminais, mais j'étais confiante et spectatrice de mon propre travail. En un sens, je faisais ce que j'avais toujours fait, de la manière la plus naturelle qui soit. Si j'avais pu douter, avant, de mes capacité dans ce métier, il m'apparaissait qu'au contraire, mon ouverture d'esprit, ma détermination à travailler dans le respect et mes remises en question sur ma manière de diriger m'avaient conduite encore une fois sur ce plateau, avec un projet d'une forte évocation. Cette crise, elle ne m'appartenait pas. C'était la crise de Karine. Elle devait la résoudre elle-même. Je compris alors que je ne pouvais pas tout gérer. Et que la scène décuple certaines personnalités, les confrontant à ce dont elles ont peur. Je ne suis pas comédienne, et encore moins dirigée par moi-même. Ce qu'avait ressenti Karine je ne pouvait pas le comprendre, mais je devais l'accepter. Cela faisait partie de l'expérience que nous vivions mais aussi de nos futurs positionnements artistiques. Le spectacle se déroula donc comme il devait se dérouler. Je fixais les spectateurs dès leur arrivée afin de n'en louper aucune miette. Car il y avait déjà à cet endroit précisément des observations précieuses : Les spectateurs ne voyaient pas tout de suite Karine. Préoccupés par les sièges sur scène, ils hésitaient avant de franchir le cap et pénétrer le plateau. Une douzaine de personnes pouvant s'y asseoir, il y eut un petit temps de flottement. Certains timides étaient poussés dans le dos par leurs amis plus téméraires, d'autres spectateurs pensaient aussi qu'il s'agissait des meilleures places du théâtre. Il y avaient aussi ceux qui ne souhaitaient pas passer du côté où j'étais assise. Découvrant pour certains les lampes de poche et pour d'autres le livre, ils étaient relativement surpris de pénétrer dans cette ambiance. Un ou deux spectateurs curieux ont tenté de tester leurs lampes. Rien n'ayant été décider avant, ils pouvait se passer n'importe quoi avec cet objet, et c'était à moi de décider ce que je voulais qu'il se passe. Après une minute, je décidais d'être sévère avec les spectateurs et de leur interdis de jouer avec les lampes. Ceux qui passaient près de moi souriaient ou 73


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étaient très mal à l'aise. Je me sentais gardienne. Mon regard ne faisait pas qu'observer, et parce que Karine était derrière moi, je devais la protéger. Je durcis légèrement l'intensité de mon regard et affichais un petit sourire de connivence avec ce qui allait se passer. J'en fixais certains, très logement. Au fond de moi il y avait une petite ironie, surtout en ce qui concerne le premier tableau. Je me demandais combien allaient partir ou rester, combien se demanderaient s'ils n'étaient pas dans l'arène d'une pseudo-performance contempo-ego-trip-truc. Car il y a avait ça dans mon spectacle, un pieds de nez à certains genres théâtraux, comme pour dérouter le spectateur avec ses propres préjugés. Et cela fonctionnait. J'avais mis la forme au centre du débat, et je l'assumais. Car le tableau qui suivait semblait être dur à tenir pour des spectateurs qui s'étaient assoupis. Tous regardaient fixement la comédienne qui s'évertuait à faire naître son premier son. Tous la suivaient et étaient avec elle. Être sur le plateau de son propre spectacle avait toujours était pour moi un positionnement, mais je sus véritablement comment défendre cette position grâce à NO(y)ÉE. Plus qu'un besoin de présence, il me fallait prendre la température de mon travail à même le sol du plateau et sentir le temps s'écouler de l'intérieur. Ma pratique ne se résume pas à une simple écriture. C'est un état de conscience du praticien chercheur. Et lorsque face aux spectateurs je me présente, je sais à cet instant précis qu'un acte créateur est une revendication, une manifestation brutale du droit d'exister. «Les deux présentations antérieures du travail au Théâtre du Petit Matin avaient fait leur œuvre, je me sentais bien, tout au long assument entièrement la première partie ou « mise en route » sur laquelle le public commence à se demander ce qu’il fait là. L’expérience que je vécu fut une grande sensation de joie continuelle, sans peur, cela ne m’était jamais arrivé. Je me rendais compte à quel point le canevas précis m’encadrait et m’offrait la possibilité de sauter dans chaque instant. Malheureusement, Kamal, notre technicien faisait un noir trop tôt sur l’improvisation des écailles. Je sentais pleinement toute la salle avec moi à cet instant, réglée sur ma sensation que je faisais partager, quel dommage. Nous nous sommes rendues compte que cet élément coupé était très important pour la dramaturgie puisque c’est lui qui introduisait la notion des extra terrestres.»20

20 Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013, p.9.

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Supraliminaire C'est parfois comme un goût amer avec des épines. Une substance bleue qui voulait sortir et qui a mis du temps. Sous la peau l'avait senti, le doux secret d'une vie d'enfermement. Et le printemps a ouvert les volets sur Noée. Comme une hirondelle triste j'ai construit un radeau car je n’arrivais plus à soulever mes ailes. J'ai laissé voguer la barque et s'imbiber le pansement. J'aurais aimé ne pas tant ressembler à Giono et ignorer les taches rouges sur fond blanc. Libérant mes démons japonais, c'est elle que j'ai trouvée, glissant, dos au mur et sifflaient ses mèches de cheveux. Il neige. Tout a fondu. La trace dans la poudre tinte à présent comme un clapotis et l'on entend au loin qu'elle démêle sa coiffure. Je suis un roi sans divertissement somme toute un peu tisserand. Et je tente de comprendre en quoi le Théâtre peut m’empêcher de vivre et penser comme un porc.

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Très vite et sans papier, le fantasme à émi ses exigences propres, fait valoir sa rationalité spécifique. Une construction fantasmatique qui me parut à chaque ligne davantage étrangère. Le malentendu est survenu d'abord avec lui-même. Tout s'est passé comme si ma subjectivité, la part aperçevable de cette dernière, était elle-même douée d'une subjectivité seconde, autonome, aux prises avec une logique tout à la fois interne et externe... Je suis un bras armé et un spectateur désenchanté. Processus de dépersonnalisation et de resingularisation réifiante vécu à la fois dans la sidération face à l'autre engendré et formidable frustration de n'avoir pu une fois de plus s'opposer au fil des pages à cette distorsion entre le fantasme et sa mise au net. Car, bien sûr, il y a un fantasme de l’œuvre, un fantasme du direl'absolu-de-l'indicible, un fantasme de la cervelle à plat sur la page, un fantasme du fantasme à livre ouvert. Et puis il y a les autres. Car le théâtre ce sont toujours les autres. Ah Ah, quand l'auteur commet sa bévue il ne sait pas ce qu'il veut, il n'a pas à chaque instant la perception nette, pour ainsi dire réaliste de ce que doit, de ce que va être sa scène. Il ne se compose pas tant une mise en scène, un jeu, une écoute de son texte qu'il ne se laisse gagner par un flot d'images, de sensations diffuses, d'impression musicales, dont le passage au plateau ne tardera pas à démontrer la nature justement fantasmatique. Je fus un peu alors dans la posture d'un voyeur fantasmant de s'épier lui-même à l'ouvrage, tout à la fois au cœur de l’alcôve et de sa périphérie. Mais l'actrice n'est-elle pas à l'instant de jouer dans une posture semblable à la mienne au travail ? Abandonnée au rôle et consciente de son jeu, corps possédé mais tête froide, horizontal et vertical ? Ne fut-elle pas saisie du même vertige d'assister à son propre spectacle, tellement éloigné de l'idéal du rôle qui l'a guidée durant le travail ? Plus encore : Neige pas assistée à la mise en œuvre, à l'élaboration patiente, et même au peaufinage d'un produit qui, ayant développé sa logique interne - ce que Witkiewicz, précisément, nommait la «logique interne du devenir scénique» - acquiert une autonomie, emprunte des voies, prend une forme tellement étrangère au fantasme qui a nourri sa mise en scène ? Fantasme et malentendu tissent à ce stade un écheveau inextricable. Et cependant l'ordre est né. Et très probablement avec lui la mort du fantasme. Peu ou prou, mon travail n'échappe pas à la représentation conventionnelle du fantasme, à son organisation en signes, dont seuls les défauts de concaténation, les failles, les maladresses, témoignent encore, de façon plus ou moins plaisante, de l'indicible dont il entendait traiter.

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Il y a ce dernier acte : Le spectateur, dans quelle attente de quel émoi prend-il place dans la salle ? Par quelle machine filtreuse, trieuse, oblitératrice, va devoir passer le manifeste du spectacle, ce manifeste-malgré-lui que quelques illuminées ont arraché à sa douillette latence ? Quels fantasmes ont-ils croisés dans l'obscur de la salle, quel écho éveille-t-il et comment est-il pris ? Et cette prise n'est-elle pas chaque fois un malentendu, un entendu-pour-soi, dans la secrète certitude que c'est à moi et à moi seul que ça s'adresse, dans cette intimité bouleversante qu'isolent du reste du monde la nuit et la foule. Et cet ultime malentendu, n'est-il pas en définitive le fantasme d'un théâtre idéal, ou – comment dire – d'un théâtre du rêve ?

Mes problématiques sont arrivées à la fin. Au début il n'y avait que des murmures. Ne pas vivre et penser comme un porc, vivre et penser comme un poisson.

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Annexes 1 Quad Samuel Beckett

Quad (I et II), pièce pour la télévision écrite en 1980, a été mise en scène par Samuel Beckett en 1981 pour la télévision allemande. Quad présente un plan (cinématographique et scénique) dont la fixité est perturbée par l’entrée successive de quatre marcheurs fantomatiques aux quatre coins du carré. Comme souvent chez Beckett, les «interprètes» épuisent des séries logiques combinant tous les trajets possibles : chacun, l’un après l’autre, apparaît dans sa tunique, encapuchonné, tête baissée, visage caché. La dramatisation est minimale, sans autre événement que l’apparitiondisparition des corps et l’évitement obligé de la «zone de danger» du centre par un brusque déhanchement de la marche.

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Annexes 2 Invention collective Renテゥ Magritte 1934, Bruxelles (Belgique)

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Bibliographie Fernando ARRABAL, «L’homme panique», compte-rendu de la causerie donnée à Sydney University au mois d’août 1963. Alain BADIOU, «Beckett l’increvable désir», Pluriel Lettres, Hachette Littérature, Paris, 1995. Samuel BECKETT, «Poèmes, suivi de Mirlitonnades», Paris, Minuit, 1978. Samuel BECKETT, «Mal vu mal dit», Paris, Minuit, 1981 Samuel BECKETT, «Quad», Paris, Minuit, 1981 Samuel BECKETT, «Le Monde et le pantalon (1945-1989)», Paris, Minuit, 1989. François CERVANTÈS, «l’Adieu au siècle», dans Terre étrangère, Paroles d’aube, 1998. Enzo CORMANN, «À quoi sert le théâtre ?», Articles et conférences 1987 à 1983, Essais, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2005. Denis DIDEROT, «Pensées détachées sur la peinture» Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1959. Jean HIPPOLYTE, «Commentaire sur la Verneinung de Freud», in Jacques Lacan, Ecrits, Le Seuil, 1966. Alexandro JODOROWSKY, «Panique et poulet rôti», in Fernando ARRABAL, Paris, Edition Union générale d’éditeurs, 1964. «Revue d’études théâtrales, Beckett et les autres atistes», sous la direction de Catherine NAUGRETTE et Mathieu PROTIN, Sorbonne presse nouvelle, Paris, Hors-série automne 2012. Kârine PORCIERO, NO(y)ÉE = ÉQUATION EN MOUVEMENT, Restitution travail de plateau, Université de Provence, Mars 2013. Jacques RANCIÈRE, Le spectateur Emancipé, Les paradoxes de l'art politique, 2008. Dirk SCHEPER, «Le Théâtre expérimental d'Oskar Schlemmer», in Oscar Schlemmer, Paris, Centre national de la danse, 2001. Dirk SCHEPER, «Le Théâtre expérimental d'Oskar Schlemmer», in «Oskar Sclemmer, l'homme et la figure de l'art», Claire Rousier (dir.), [Pantin], Centre national de la danse, «Recherches», 2001. Spirale de ULAM, http://ww3.ac-poitiers.fr/math/prof/objets/Ulam.htm

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