14 minute read
Fabrice Epstein
interview
Le 20 septembre 1970, Jim Morrison est arrêté à Miami. Il est accusé d'exhibitionnisme et d'ivresse publique lors d'un concert © Archivio GBB / Alamy
Advertisement
Propos recueillis par Julien Damien
Le rock à la barre
Sexe, drogue, rock’n’roll... et justice ! Quitte à corriger la maxime de Ian Dury, la musique du Diable s'encanaille aussi avec les tribunaux. Plutôt bien d'ailleurs, à lire Rock’n’Roll Justice. Avocat, mais aussi grand fan de rock, Fabrice Epstein raconte dans cet ouvrage ultra-documenté des procès oubliés mais qui, pour certains, changèrent la face du monde. Entre plagiats éhontés et faits divers sanglants, blasphèmes et atteintes aux bonnes mœurs, le juriste et chroniqueur dresse une captivante histoire judiciaire du rock, des années 1950 à nos jours. Compte-rendu d'audience.
Quel est l'objectif de ce livre ?
Éclairer la vie des rockeurs sous une autre lumière, celle de la justice. Parfois, on découvre des personnalités à l'opposé de leur image. George Harrison, par exemple, est souvent décrit comme le grand chantre de l'Inde non-violente, un hippie. En réalité il se battait avec le premier venu en permanence. Ça lui a même valu une convocation en correctionnelle à Nice, en 1968.
Vous posez d'emblée la question de "l'original et de la copie". Il est parfois difficile de différencier le plagiat de l'influence, n'est-ce pas ?
Oui, tout est très relatif. Prenons l'exemple de Stairway to Heaven de Led Zeppelin. Randy California, fondateur d'un groupe nommé Spirit, jure que Jimmy Page a volé le riff de guitare d'une de ses chansons, Taurus, sortie en 1968, soit
trois ans plus tôt. Il n'a jamais eu l'idée d'aller en contentieux mais en 2014, le gérant de son héritage saisit la justice. Pour lui, l'arpège de Stairway to Heaven est le même que celui de Taurus. Lors de l'audience, il insiste pour que Jimmy Page écoute cette chanson, et celui-ci finit par reconnaître qu'il avait bien le disque chez lui... mais assure ne l'avoir pas écouté !
Quelle mauvaise foi...
On peut le dire. Surtout, lors de ce procès la notion de copyright est jugée à l'aune d'une loi très ancienne stipulant que, pour copier, il faut que vous ayez des partitions identiques. Problème, les rockeurs en écrivent très peu. Au final, Page et sa bande sont blanchis, alors que ce sont des pompeurs de première ! Ils ont sacrément pillé le blues...
26 mai 1958, Jerry Lee Lewis, le jour de son mariage avec sa cousine Myra Lee, âgée de 13 ans © Keystone Pictures USA / Zumapress / Alamy
Vous dites que le rock, « par sa vision transgressive, n'aura eu de cesse de mettre à l'épreuve les fondamentaux de la société contemporaine ». En quoi ?
Tous les rockeurs ont essayé de repousser les limites, avec les drogues bien sûr, mais aussi en bousculant les institutions, notamment par leur attitude. C'est le déhanchement d'Elvis Presley, ou encore Jim Morrison qui se dénude sur scène en 1969 lors d'un concert à Miami. Il est jugé pour indécence, mais on se doute bien que c'est uniquement un procès politique. « Les affaires ne sont pas terminées. »
Le procureur lui a même demandé un autographe ! En règle général, rappelons que les rockeurs ne sont pas des gens dangereux, mais ils rendent les gouvernements paranoïaques.
Comme John Lennon...
Oui, en 1966, lors d'une interview il déclare que les Beatles « sont plus populaires que Jésus-Christ », déclenchant une "fatwa catholique" à travers le monde. Aux États-Unis, à une époque où l’on ne pouvait rien dire, mais aussi au Mexique, aux Pays-Bas, en Angleterre... À Manille, les Beatles manquent même de se faire tuer ! Le Vatican rappellera que « certaines choses ne doivent pas être profanées »...
Les Sex Pistols ont fait évoluer le droit anglais, dites-vous. De quelle façon ?
En 1977, ils sortent Never Mind The Bollocks, signifiant : "On s'en bat les couilles". L'album cartonne. Le fameux Richard Branson, à la tête de Virgin Records, en vend plus d'un million et la pochette se retrouve dans toutes les vitrines des disquaires de Londres, notamment une boutique à Queen Street, tenue par le dénommé Chris Seale. Les flics lui demandent de la retirer, la jugeant indécente. Seale refuse. La police dégaine alors l'"indecent advertisement act", une loi datant de 1899 et encadrant les bonnes mœurs en matière de publicité. Seale et Branson sont mis en examen.
Comment s'en sortent-ils ?
Richard Branson s'octroie les services d'une star du barreau américain, John Mortimer. Et il a un argument imparable : les plus grands journaux anglais ont parlé de ce disque, alors pourquoi ne sont-ils pas dans le box eux aussi ? Le tribunal n'a d'autres choix que d'acquitter les prévenus. C'est une victoire pour les Sex Pistols, laquelle a entraîné l'abrogation de ce texte sur l'indécence.
Comparé aux frasques d’antan, le rock semble aujourd’hui assagi… La liberté de ton n'est en effet plus la même. Le rock participe à
Lors du "Beatles Burning", des adolescents posent devant la station WAYX-AM, où sont brûlés des disques en réaction aux propos de John Lennon, déclarant que les Beatles étaient plus populaires que Jésus-Christ © Bettmann / Getty Images
l’histoire du 20e siècle au même titre que la photographie ou l’art contemporain. Je considère qu'il a changé la face du monde. Mais à mon avis, les affaires ne sont pas terminées, il est possible que le rock'n'roll se réveille aussi avec un scandale #MeToo...
À lire / Rock'n' Roll Justice. Une histoire judiciaire du rock, Fabrice Epstein (La Manufacture de livres), 320p., 25€ www.lamanufacturedelivres.com
> La version longue de cette interview sur
lm-magazine.com
Emily Ratajkowski
My Body (Seuil)
En 2013, la planète découvrait Emily Ratajkowski, ses déhanchés aguicheurs et sa plastique impeccable dans le clip Blurred Lines, de Robin Thicke. Catapultée star aux 28 millions de followers grâce à cette vidéo de quatre minutes (et à sa version censurée, où elle apparaît seulement vêtue d’un string chair) l’Américaine de 30 ans a surtout gardé de l’expérience le souvenir cuisant d’une agression sexuelle, par le chanteur lui-même et sans que personne sur le tournage ne réagisse. Ce corps, grâce auquel cette fille d’enseignants gagne sa vie depuis ses 14 ans, a toujours été un moyen d’émancipation autant qu’une chaîne à son pied, l’enfermant dans un désagréable statut de femme-objet, exploitée par les hommes même quand elle pensait y trouver son compte. C’est sur cette ligne de crête qu’évolue My Body, recueil d’une douzaine de textes autobiographiques. Peut-on décemment sourire sur des photos à moitié nue, « transformer en marchandise sa présence physique », et réclamer du reste du monde qu’il voit plus loin que les apparences ? Sans chercher d’excuses à son besoin d’attention ou son addiction aux likes, la top model cherche la réponse, questionnant ses ambivalences et le pouvoir des femmes dans la société. 272 p., 19€. Marine Durand
(Les Prairies ordinaires) Tout le monde connaît "l'étalon italien", ses entraînements dans des chambres froides et ses cris déchirants (« Adriaaaan »). Mais que montre-t-il des États-Unis une fois considéré comme un personnage historique ? Plutôt que de suivre une approche esthétique, Loïc Artiaga ressaisit la figure inventée par Sylvester Stallone dans ses différentes dimensions sociales ou historiques. C'est ainsi que la prééminence de "l'Enclume de Philadelphie" peut apparaître comme « la revanche rêvée des Blancs ». Triomphant contre un succédané de Mohamed Ali (Apollo Creed), il offre une compensation symbolique à un univers sportif dominé par les minorités. La réflexion autour de la virilité ou de la Guerre Froide s'avère également très stimulante. Un passionnant exercice d'histoire culturelle. 225 p., 18€. Raphaël Nieuwjaer
Laure Flandrin Le rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions
(La Découverte) Dans cet ouvrage accessible et stimulant, la sociologue Laure Flandrin étudie le rire comme une construction sociale, liée à des pratiques, des cultures, des rapports sociaux. Non, on ne rit pas de la même chose selon que l'on est prolétaire ou bourgeois. Le comique ou l'humour sont affaire de jugements, de références, de représentations. Se plaçant dans les pas de Pierre Bourdieu, Laure Flandrin multiplie les entretiens avec des personnes issues de diverses classes sociales. Ces témoignages (dans lesquels on se reconnaît parfois) nous resteront en tête la prochaine fois que l'on regardera un film de Dubosc ou un spectacle de Ricky Gervais… Attention cependant : lorsque l'on plonge dans cette étude passionnante, on n'y est pour Bergson ! 400 p., 24€. T. Allemand
Frédéric Bories Georges Brassens – Textes anarchistes
(Le Mot et le reste) On l'oublie parfois, mais Georges Brassens fut un indécrottable anarchiste. La preuve : il noircit des pages et des pages dans Le Libertaire, organe de la Fédération anarchiste dont il fut secrétaire de rédaction. Bien plus qu'une bête compilation des écrits du Sétois, F. Bories s'emploie à commenter et resituer ses articles dans leur époque (1946-1948) – un âge d'or où se croisent, dans ces colonnes, Léo Ferré, André Breton, Armand Robin ou encore Albert Camus. Ainsi, à travers la plume de Brassens en fil rouge, c'est toute une histoire du mouvement anarchiste de l'immédiat après-guerre qui se dessine sous nos yeux – et l'influence de celui-ci sur la vie et l’œuvre de l'artiste. Un éclairage pertinent et stimulant, nom d'une pipe ! 204 p., 19€.
Thibaut Allemand
Éric Henninot – La Horde du Contrevent. Tome 03 : La Flaque de Lapsane (Delcourt)
Signé Alain Damasio, le roman original ne laisse pas indifférent : on vénère ou l’on reste profondément hermétique. Cependant, cette adaptation en BD n'est pas forcément destinée aux lecteurs de l'ouvrage. Encore une fois, le trait et le talent narratif d'E. Henninot font mouche. Dans cet épisode charnière, plus que jamais, la cohésion de la Horde semble menacée. Face à une traversée périlleuse et promise à tous les dangers, la troupe suivra-t-elle le têtu et frustre Golgoth, leader ambitieux, ou se reposera-t-elle sur le plus sage scribe Sov ? Parviendra-t-elle à joindre l'Extrême-Amont, source supposée de tous les vents qui balaient le monde ? La route est encore longue. Une légende moderne qui, comme toute bonne œuvre de SF ou fantasy, fait sacrément écho à notre ère. 80 p., 16,95 €. Thibaut Allemand
rans c é BELLE
Talent monstre
Avec Belle, Mamoru Hosoda transpose le fameux conte de JeanneMarie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, dans les mondes virtuels et autres réseaux sociaux. Auteur de classiques de l’animation comme Les Enfants loups, Ame et Yuki ou Le Garçon et la Bête, le Japonais signe un nouveau chef-d’œuvre.
Il fallait un certain culot, et surtout beaucoup de talent, pour s’essayer à une nouvelle adaptation de La Belle et La Bête. Ça tombe bien, Mamoru Hosoda en a à revendre ! Inspiré par sa fille, dont il redoute les heurts de l’adolescence à venir, le plus grand réalisateur japonais de films d’animation (avec Isao Takahata, Hayao Miyazaki ou Katsuhiro Otomo) offre une relecture passionnante du célèbre conte. L’histoire ? Suzu est une jeune fille complexée, vivant seule avec son père dans une petite ville perchée dans les montagnes. Mais dans le monde virtuel de U, elle s’émancipe et devient Belle, une icône musicale suivie par des milliards
de followers. Une double vie difficile pour la timide ado, qui va prendre un tour inattendu lorsqu’elle rencontre la Bête, créature aussi fascinante qu’effrayante...
Fable 2.0
Entre anticipation, comédie musicale et mélodrame, Mamoru Hosoda mélange les genres pour livrer une vision actuelle et personnelle de ce classique. D’une beauté plastique à couper le souffle, soutenu par un scénario au cordeau, son conte initiatique, jamais moralisateur, prévient des dangers des mondes virtuels et des réseaux sociaux. Si Belle ne manque pas de fantaisie, des thèmes forts y sont abordés : le diktat de l’apparence physique, la solitude, la violence commise sur les enfants… Le cinéma d’animation japonais confirme qu’il est bien l’un des meilleurs au monde, tenant avec Mamoru Hosoda un véritable génie ! Grégory Marouzé
RESIDUE
© Capricci Films
Une colère noire
Pour ce premier long-métrage conçu en totale indépendance, Merawi Gerima a puisé dans son expérience personnelle. Mais l'autoportrait est d'emblée une affaire collective. C'est la transformation de la ville de Washington que Residue montre avec une inventivité formelle et une lucidité politique rares.
De retour dans son quartier, Jay découvre que celui-ci est en cours de gentrification. Cela se signale d'abord par la couleur de la peau. Jusquelà essentiellement noir, Eckington est de plus en plus habité par de jeunes blancs. Residue ne saisit pas une diversification joyeuse et spontanée, mais l'expulsion de la classe ouvrière par des promoteurs cherchant à attirer une population plus riche. Essayant d'écrire un scénario pour témoigner de ce processus, Jay doit aussi se confronter aux ambivalences de sa position d'exilé. Coupable d'être parti, il ressent de façon plus aiguë la disparition de ce qui faisait la singularité de son quartier : un bain de voix, de rythmes et de musiques, soit autant de manifestations d'une vie publique désormais bannie au prétexte qu'elle trouble le voisinage. Tandis que les souvenirs reviennent, l'éclatement d'une génération apparaît dans toute sa violence. Un ami purge une longue peine de prison pour un délit mineur, un autre a disparu sans laisser de traces. Sans céder à une vaine nostalgie, Residue montre la précarité des vies noires soumises au racisme systémique. La colère qui éclate finalement a tout d'un geste d'impuissance. Gerima livre une fable politique dont l’écho n'en finit plus de nous interroger. Raphaël Nieuwjaer
TROMPERIE
© Shanna Besson - Why Not Productions
Adaptation (in)fidèle
Doux et féroce, brillant et agaçant : le nouveau long-métrage signé Arnaud Desplechin joue avec nos émotions comme avec notre raison. Servi par un inoubliable duo Léa Seydoux / Denis Podalydès, le film s'appuie sur le roman homonyme de Philip Roth, tout en s'octroyant pas mal de libertés... Tant mieux !
Après Roubaix, une lumière, Arnaud Desplechin s'essaye à l'adaptation littéraire avec cette Tromperie. Comme le titre l'indique, sa fidélité est toutefois à double tranchant. Le cinéaste colle au texte de Philip Roth tout en modifiant la structure de ce puzzle se jouant de la frontière entre fiction et autobiographie. Nous retrouvons le romancier américain (génial Denis Podalydès) à plusieurs étapes d'une relation épisodique avec une jeune anglaise (Léa Seydoux, de plus en plus impressionnante). Mais là où le livre de Roth témoigne parfois d'une misogynie d'un autre âge, le film qu'orchestre Desplechin rend aux personnages féminins, leur voix et leur pouvoir. Les figures "secondaires" (comme l'épouse, bouleversante Anouk Grinberg) nous montrent que l’amante débarque dans une histoire à tiroirs. Grâce à la parole, les rapports de force s'inversent dans un jeu intellectuel et érotique. Si le cinéaste a tourné son long-métrage durant le confinement, son geste ne manque pas de mouvements ni d'invention. Chaque chapitre apporte de nouvelles idées de cinéma, la partition est exécutée avec une joie communicative. C'est en affirmant la toute-puissance du personnage de fiction que le Roubaisien confirme sa place parmi les plus grands. R. Boiteux
— Loin de Marseille, Guédiguian nous emmène au Mali en 1962. Il retrace l’amour entre Samba, louant les vertus du socialisme aux quatre coins du pays, et Lara, jeune femme mariée de force. Tous deux ont conscience de la fragilité de leur relation mais espèrent que le ciel s'éclaircira… Rythmé par des tubes des sixties (Les Chats sauvages, The Beach Boys…), Twist à Bamako revient sur l’histoire du Mali peu après l'indépendance en accompagnant le rapprochement de deux cœurs purs. Guédiguian, toujours révolté, signe une fresque dont les thèmes font écho à notre époque. Sont évoqués le viol conjugal, la liberté de la femme, le poids et le rôle de la colonisation. Superbement interprété par Alice Da Luz Gomes et Stéphane Bak, ce film marie avec brio politique et romanesque.
Grégory Marouzé De Robert Guédiguian, avec Alice Da Luz Gomes, Stéphane Bak… Sortie le 05.01
© AGAT Films
J'ÉTAIS À LA MAISON, MAIS...
— J'étais à la maison, mais... ne se laisse pas facilement raconter. Plus qu’un récit, le long-métrage d'Angela Schanalec se compose de blocs et de lambeaux d'où sourd un profond sentiment de déconnexion. Le grave et le léger s'entrechoquent, alors qu'une femme et ses deux enfants sont confrontés à la mort du mari et père. Si la solitude domine les personnages, des répétitions de Hamlet dessinent pour le fils, Philip (Jakob Lassalle), une voie hors de la douleur étouffante de sa mère (Maren Eggert). Ce que prolongent, avec une douceur inattendue, les derniers plans lorsque l'adolescent remonte à tâtons le cours d'une rivière sa sœur accrochée au dos. Dans ce film, bien des scènes ressemblent à des chorégraphies suspendues. Il y a dans cette marche la puissance d'un retour à la vie. R. Nieuwjaer