Un Village français

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Épisode pilote

Le Débarquement Scénario et dialogues Frédéric Krivine Atelier d’écriture Frédéric Azémar Brigitte Bémol Claude Cauwet Sylvie Chanteux Benjamin Dupas Marine Francou Séverine Jacquet Cédric Salmon Dialogues additionnels Christiane Lebrima



101. Archives. Plans de la Ligne Maginot. De soldats français jouant au football. De soldats employés aux travaux des champs. D’enfants essayant des masques à gaz dans la bonne humeur. Voix off (dramatique) 1940… Après plusieurs mois de drôle de guerre, où les armées allemandes et françaises se sont observé des deux côtés de la frontière… Plans des Panzers franchissant un fleuve. Voix off La Wehrmacht passe subitement à l’attaque le 10 mai, perce à Sedan et prend les Français à revers. Images de stukas en piqué, puis des blindés français écrasés par les bombes. Des soldats allemands avancent au pas de charge. Corps de soldats français tués. Des soldats français prisonniers marchent dépenaillés au milieu de gardiens allemands. Voix off Malgré une résistance souvent acharnée, pendant laquelle près de 100 000 soldats français sont tués, à partir du 8 juin, il n’y a plus de défense coordonnée sur le territoire, que les armées allemandes envahissent rapidement… le 12 juin, lorsque commence notre histoire, un petit morceau de l’Est de la France, à l’ouest de la Ligne Maginot, ne sait pas encore que la guerre est perdue… C‘est là que se trouve Villeneuve, une sous-Préfecture de 6 000 habitants… Générique. 102. Villeneuve, vue avec panneau routier. Ext jour. Vue générale de la ville, avec le clocher visible, un paysage montagneux à l’arrière-plan et le panneau routier « Villeneuve » au premier plan.

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Voix off … Villeneuve, où tout est encore tranquille… Mais pour combien de temps ? L’ambiance calme contraste avec les images dramatiques du pré générique. On entend les neuf coups de neuf heures qui sonnent au clocher… 103. Appartement Raymond-Jeannine, salle à manger. Int. jour. … Sur la fin des coups de neuf heures, à la pendule du salon… Nous découvrons la vaste salle à manger d’un appartement bourgeois. Les volets sont mi-clos. Il semble faire beau à l’extérieur. Incrustation 12 juin 1940 Une jeune domestique, Sarah, 20 ans, finit de dresser une table de repas de fête pour une quinzaine de couverts. Entre un homme de 40 ans, Raymond, énergique, séduisant, chaleureux, il finit d’attacher sa cravate. Raymond (impressionné devant le couvert) Bonjour, Sarah ! On est tant que ça ? Sarah C’est ce que madame m’a dit hier. Raymond trouve dans la pièce attenante son fils Marceau, 8 ans, grassouillet et charmant, qui le vise avec un pistolet imaginaire formé avec ses doigts. Marceau Pan ! Pan ! T’es mort ! Raymond affecte d’être touché, main sur la blessure mortelle. Marceau est ravi, il avale la bouchée d’une madeleine qu’il gardait dans son autre main.

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Raymond titube, une grimace de douleur sur le visage. Raymond Aarghhh ! Tu m’as eu… (jouant l’agonisant) tu diras à maman que… Arrive une femme, 40 ans, Jeannine, jolie, un peu marquée, présentement angoissée. Elle finit de mettre une boucle d’oreille. Jeannine (anxieuse) Papa vient d’appeler… Il dit que les Allemands sont à Lyon. Raymond (rassurant) Les Allemands, on nous les annonce depuis deux semaines et on ne voit rien venir ! Tu vas voir qu’on va leur refaire une bataille de la Marne ! Jeannine ne semble guère convaincue, s’approche de Marceau et lui prend le gâteau avec une mine grondeuse. Jeannine En tout cas, je ne tiens pas à ce qu’il fasse sa sortie avec l’école, là… C’est pas prudent ! Raymond (agacé) Mais qu’est-ce que tu racontes ? Les Boches sont à plus de cent kilomètres ! Une armée, ça n’avance pas de cent kilomètres en une journée ! Jeannine est un peu déstabilisée par l’aplomb de Raymond, elle dit quand même : Jeannine Qu’est-ce que tu y connais, toi ? Mais Marceau se plante devant sa mère, tout gentil, tout mignon. Marceau (suppliant) Mais maman, tous mes copains y vont… Le regard de chien battu de Marceau porte, Jeannine fond

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et est au bord de se laisser faire. Elle caresse les cheveux de son fils. Jeannine (à Raymond) Tu es sûr qu’il risque rien ? Raymond Cent kilomètres, Jeannine ! Jeannine Bon… (à Marceau) Si ça te fait tellement plaisir ! Marceau Chic ! Raymond Allez, prépare-toi, bonhomme ! Sarah arrive de la cuisine, l’air passablement affolée. Sarah Madame, madame ! C’est terrible ! Le commis du boucher vient de passer : nos poulets sont bloqués à Lonsle-Saunier ! Jeannine (furieuse) Enfin, c’est incroyable, Sarah, on ne peut rien vous confier d’important, à chaque fois, c’est pareil ! Le regard désemparé de Sarah fait le va-et-vient de Raymond à Jeannine. Sarah Mais… c’est pas de ma faute… monsieur a oublié de passer à la ferme, lundi… C’est pour ça que j’ai dû me rabattre sur le boucher… Raymond (jouant l’apaisement) Écoute… on n’a qu’à faire la pièce de bœuf ! Jeannine Ah non ! On va pas manger du bifteck pour mon anniversaire ! Bon, eh bien passe prendre trois poulets à la ferme ! Ça ne sera pas de la Bresse, mais enfin bon !

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Raymond Je ne vais pas faire vingt kilomètres pour trois poulets ! Jeannine (définitive) C’est pas pour trois poulets, c’est pour moi ! Raymond (vaincu mais pas emballé) Bon ben… Je ferai un crochet après la scierie… (à Marceau) Tu viens, bonhomme ? Jeannine est un peu intriguée par sa réticence, puis a un mouvement fataliste, comme si cette question cessait de l’intéresser. Juste avant qu’ils ne sortent, Jeannine retient son fils. Jeannine (à Marceau) Même pas un baiser ? (Marceau s’exécute en riant) Et ne t’approche pas des cours d’eau, surtout… Marceau D’accord… Raymond et Marceau sortent. Jeannine les regarde un instant, puis pousse un long soupir. Elle se dirige vivement vers un placard, qu’elle ouvre. Après un rapide coup d’œil circulaire, elle prend une bouteille, visiblement de l’alcool, la regarde, puis, d’un coup sec, avale vivement une rasade et repose la bouteille, elle ferme les yeux, a un soupir de bien-être. Rassérénée, elle prend sur une étagère un bonbon à la menthe qu’elle dépiaute, un peu apaisée. 104. Maison Daniel-Hortense. Ext. jour. Dans une rue de Villeneuve, la façade de la belle maison de Daniel et Hortense, avec la plaque : Docteur Daniel Larcher Médecine générale Consultation le matin de 9 à 12 heures Visites sur rendez-vous On entend la voix de Daniel.

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Daniel (off, au téléphone) Je vous dis que je n’ai plus de sulfamides ! Débrouillez-vous pour m’en envoyer ! 105. Maison Daniel-Hortense, bureau. Int. jour. Dans son bureau-cabinet médical, nous découvrons Daniel, 48 ans, au téléphone. Daniel (au téléphone) Écoutez, on risque de voir arriver des centaines de réfugiés dans les jours qui viennent, alors il me faut des trousses d’urgence, des pansements et du sérumphy… La porte s’ouvre, laissant le passage à Hortense, 35 ans, son épouse, extrêmement séduisante, vive, qui tient une sacoche de médecin qu’elle agite, comme un signal. Daniel lui fait un sourire mais désigne le téléphone. Daniel (agacé, au téléphone) Je sais que le train ne passe pas ! Envoyez-moi une ambulance, un camion, quelque chose ! Il faut que… Daniel s’interrompt, regarde le combiné : la communication est interrompue. Il repose le combiné d’un geste las, on le sent pensif, inquiet. Daniel Les Allemands ont percé à Besançon. C’est la fin… Hortense (saisie) Mon Dieu ! (inquiète) Tu vas quand même aller faire ton accouchement ? Daniel se lève, met son manteau. Daniel Ce bébé ne va pas rester dans le ventre de sa mère parce que les Allemands arrivent ! Il met son chapeau, inspecte machinalement le contenu de sa sacoche.

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Daniel Dès que la ligne sera rétablie, rappelle la Centrale de Besançon pour essayer d’avoir des médicaments… Et annule toutes les visites, sauf si vraiment ça te semble vital… Hortense Je leur dis que les Allemands arrivent ? Daniel Surtout pas ! Ça déclencherait la panique ! Tu dis que… (il cherche) Il s’approche d’elle pour lui dire au revoir, cherchant toujours. Hortense Je trouverai bien… (il dépose une bise sur ses lèvres) Sois prudent… 106. Campagne. Ext. jour. Un masque à gaz se balance en rythme, tandis qu’on entend le gazouillement des oiseaux. Dans la campagne fleurie, avec une vue lointaine de Villeneuve, dont on voit le panneau routier, spectacle charmant: deux instituteurs, Lucienne, 22 ans, l’air timide et un peu fragile, et Bruno, la trentaine, énergique et charmeur, sont accompagnés par une vingtaine de garçons et filles qui avancent, masques à gaz en bandoulière. Les filles sont d’un côté de la route, les garçons (dont Marceau, que nous reconnaissons) de l’autre. Les enfants chantent gaiement une comptine de l’époque. … Sauf Marceau qui parle avec Michaël, 9 ans, et Gustave, 9 ans, petit Gavroche au regard canaille, ses deux amis. Marceau (à Michaël) Tu pars quand, chez tes cousins des Landes ? Michaël Ma mère veut plus… elle dit que c’est trop loin !

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Gustave T’es déçu ? Petit sourire en coin de Michaël. Michaël J’ai fait semblant de faire la tête, mais… j’préfère rester ici ! Marceau Comme ça, on passera tout l’été ensemble! Gustave (excité) Et p’tête qu’on verra des combats ! Marceau Sûrement… d’après mon père, les boches, y sont qu’à cent kilomètres ! Michaël (impressionné, déçu) C’est vach’ment loin, cent kilomètres ! Gustave (péremptoire) Bah pas tellement ! En tête du cortège, Lucienne marche aux côtés de Bruno. Lucienne (un peu inquiète) Il paraît que les Allemands sont à Lyon… Bruno Si c’est vrai, ils seront ici la semaine prochaine… au mieux! (rectifiant son erreur) Enfin au pire! Ils marchent un instant en silence puis, de but en blanc… Bruno Vous aimez la musique baroque, Lucienne ? Lucienne (désarçonnée) Je... je ne suis pas sûre de bien connaître… Bruno Eh bien ce sera l’occasion ! Figurez-vous qu’on donne un concert vendredi soir, à l’église Saint-Christophe…

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c’est de l’orgue, une fantaisie de Couperin… j’ai pris deux billets… Elle baisse timidement la tête, a un regard en arrière, vers les enfants, elle défoule sa tension sur une des élèves qui se met un doigt dans le nez. Lucienne Vous voulez que je vous aide, Émilie ? Bruno sourit, puis revient sur elle, attendant sa réponse. Lucienne Je serai ravie de vous accompagner, Bruno… Mais vous croyez qu’ils vont le maintenir, ce concert, avec les événements ? Bruno (en appuyant son regard) L’espoir fait vivre… Lucienne rougit, elle baisse les yeux. 107. Cour ferme Marie. Ext. jour. La voiture de Raymond freine dans la cour d’une petite ferme. Raymond descend de la voiture, guette les bruits. Raymond Marie ? Pas de réponse, Raymond passe une tête dans une étable, ressort, cherche des yeux, rappelle. Raymond Marie ? Une femme arrive dans son dos. Marie Je suis là, monsieur Schwartz… Raymond se retourne. Marie est vraiment belle, un visage de madone, un air qui respire la santé.

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Ils se regardent un bref instant. Elle est un peu surprise de cette présence non annoncée. Raymond Je ne vous dérange pas ? Marie Non… Raymond est beaucoup moins maître de la situation que lorsqu’il était chez lui. Raymond (pour dire quelque chose) Des… des nouvelles de Lorrain ? Marie (s’assombrissant légèrement) Rien depuis sa lettre du 3… Mais ça ne veut rien dire, la radio dit que le courrier marche très mal. Raymond J’étais venu… euh… chercher trois poulets, pour l’anniversaire de Jeannine… Il y a eu un problème à la boucherie. Marie acquiesce mécaniquement. Raymond Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas? Marie (gaiement) Non, non, j’étais juste en train d’essayer de déplacer le bahut du salon… Il pèse, hein ! Raymond Eh bien je vais vous aider ! 108. Ferme Marie, grande pièce. Int. jour. On les reprend en plein effort, chacun de part et d’autre d’un grand buffet en chêne, manifestement très lourd, ils sont essoufflés et soudain le reposent, vaincus par le poids. Raymond, qui a tombé la veste, s’essuie le front. Raymond Qu’est-ce qui vous a pris, de vouloir bouger cette chose ?

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Marie Je ne sais pas… en faisant la traite, ce matin, je me suis dit : « Tiens, le bahut serait mieux contre le mur à côté du poêle ». Raymond Ah… oui, en effet, c’est… c’est une sacrée bonne raison… Elle le regarde un peu perplexe puis soudain, elle pouffe de rire, il rit aussi… Un ange passe, elle se reprend la première. Marie On y retourne ? Raymond Allez ! Ils se remettent en place de part et d’autre du bahut. Raymond À la une ! À la deux ! À la trois ! Ils peinent mais parviennent à le déplacer et à le mettre contre le mur. Ils sont face à face, essoufflés, un peu transpirants. Elle est légèrement penchée en avant, son corsage baille un peu. Dans cette soudaine proximité, la tension physique est forte, mais Marie prend conscience du désordre de sa tenue, elle se détourne. Marie Excusez-moi un instant… File vers un coin lavabo où se trouvent une bassine, deux planches de bois en guise de paravent et un miroir. Raymond n’a qu’une vue furtive, il peut deviner ses gestes, entend qu’elle fait couler de l’eau. Au plus près de Marie, qui se passe de l’eau sur le visage, secoue légèrement son corsage comme pour s’aérer.

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Soudain elle se fige, elle regarde dans le miroir quelque chose (quelqu’un) que nous ne voyons pas, son regard est plein d’une certaine gravité. Le dos de la main de Raymond se pose sur sa joue. Elle se retourne et enlace ces bras qui l’enlacent… 109. Campagne. Ext. jour. La procession des enfants chantant, menée par les deux instituteurs, arrive près d’un champ avec plusieurs meules de foin. Bruno On pourrait s’arrêter là… (désignant) On mangerait les casse-croûtes, et puis on irait sous les arbres pour commencer l’herbier. Lucienne frappe dans ses mains et commande la manœuvre. Lucienne Allez, les filles, les cheftaines de rang installent les nappes ! Les autres, vous êtes sages. Les filles installent les nappes, Marceau, Gustave et Michaël commencent à jouer. Soudain, Lucienne voit « quelque chose » de dissimulé dans la paille, on distingue des roues, une douille d’obus. Lucienne s’approche, intriguée. Un canon est dissimulé sous la meule. 110. Ferme Marie, grande pièce. Int. jour. Dans le lit conjugal, qui est dans la grande pièce unique, Raymond et Marie sont allongés, tendrement enlacés. Quelque part, la photo de Lorrain, en soldat. Raymond caresse le visage de Marie, lui embrasse la main, les doigts. Elle est plus réservée mais se laisse faire avec plaisir. Raymond J’y pense depuis des mois. (un temps, se remémorant) Depuis qu’on s’est embrassés, à la Noël…

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Marie Mais on s’embrasse chaque année, à la Noël… Raymond Oui, mais cette fois Lorrain n’était pas là… À l’énoncé du nom de Lorrain, le regard de Marie s’assombrit. Marie Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? Raymond On pourrait se tutoyer, pour commencer. Marie Oh non, ça, ça me ferait vraiment trop bizarre ! (comme si c’était énorme) Vous tutoyer ? (elle sourit à l’idée) Mon Dieu ! Marie se lève, commence à se rhabiller, Raymond la regarde, ému par cette beauté et cette sensualité qui le bouleversent. Puis il commence lui aussi à s’habiller. Marie Monsieur Schwartz, on est fous d’avoir fait ça ! Raymond la prend dans ses bras, tendrement, l’embrasse dans le cou. Raymond (ému) Oui… Ils s’embrassent passionnément, on sent que leur lien physique est déjà très fort. L’horloge sonne 3 coups. Raymond Onze heures moins le quart… Il faut vraiment que j’y aille… (presque timide) Écoutez… Je... Je voudrais… qu’on se revoie vite… Raymond voit qu’elle hésite, déchirée.

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Raymond (balbutiant presque) Je… Il faut qu’on parle… Disons, demain matin, vers onze heures ? (anxieux qu’elle refuse) D’accord ? Marie (acquiesçant doucement) Je serai aux champs. Rassuré, il reprend contenance et la regarde, léger. Raymond Et mes poulets ? (riant) Vous ne m’avez pas donné mes poulets ! Marie (gaiement) Mais c’est que je n’en ai pas ! En ce moment je n’ai que des coqs et trois vieilles poules pondeuses, pas de quoi mettre dans une assiette ! Raymond (un instant décontenancé) Bon ! Je me débrouillerai ! À demain ! Il va partir, leurs regards s’accrochent, ils se jettent encore l’un sur l’autre… 111. Campagne. Ext. jour. Devant la meule, Marceau, Gustave et Michaël discutent avec animation. Marceau Et ce soir, je vais manger du gâteau d’anniversaire de maman, même que dedans, y’a de l’alcool… Gustave (renfrogné) J’te crois pas ! Marceau Pisque j’te le dis ! Gustave (têtu) Ben j’te crois pas ! Marceau (le ton monte) C’est pas un gâteau pour les enfants, mais j’en aurai un p’tit morceau !

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Michaël (gravement) Moi, j’te crois ! Marceau se tourne vers Gustave, triomphant. Marceau Ah ! Gustave hausse les épaules, grognon, puis avise le canon dissimulé sous la meule. Marceau Eh, on joue ? Moi, je suis les Français, et vous, vous êtes les Boches ! Gustave Ah non ! Moi, je suis les Français ! Marceau se met à retirer de la paille pour dégager le canon, Bruno le bloque d’une ferme main sur l’épaule. Bruno Les garçons, écartez-vous, c’est dangereux, ça pourrait exploser ! Le mot provoque un effet immédiat, les trois garçons détalent. Lucienne s’approche de Bruno et le prend à part. Lucienne (inquiète) On ne devrait pas aller un peu plus loin ? Bruno se penche vers Lucienne, discrètement. Bruno (léger) On ne risque rien, il n’y a pas la culasse… J’ai dit ça pour… (en suspens : « avoir la paix ») Mais Émilie la chipie entend et file vers Marceau et Gustave qui, à bonne distance du canon, regardent l’objet de convoitise de loin. Émilie (à Marceau, en confidence) Le maître a dit à la maîtresse que ça risquait rien… C’est quoi, une culasse ?

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Gustave (canaille) Une « culasse » ? Ça doit être un truc de grands ! Un truc sale ! Les mômes éclatent de rire. L’instant d’après, Marceau, Gustave et Michaël reviennent vers le canon. Bruno s’énerve et leur crie de loin : Bruno Marceau, Gustave, Michaël ! Ça suffit maintenant ! (insistant vainement) Vous voulez des mauvais points pour la rentrée ? Marceau et Gustave n’écoutent pas, ils finissent d’enlever la paille, dégageant presque complètement le canon. Michaël est plus hésitant. Bruno s’approche pour sévir, mais soudain, on prend conscience d’un bruit de moteur d’avion, solitaire, qui grandit. Bruno met ses mains en pare-soleil pour regarder l’avion. Lucienne, qui prépare les sandwiches avec les plus dégourdies des fillettes, relève la tête. Marceau se met en place derrière le canon, fait comme s’il visait l’avion et crie : Marceau Ta-ta-ta-ta-ta-ta-tac ! Gustave l’imite immédiatement. Gustave Bom ! Bom ! Bom ! L’avion passe assez haut. Bruno, la main en pare-soleil, annonce : Bruno (aux enfants) Arrêtez, c’est un des nôtres ! Déjà qu’on n’en a pas beaucoup ! Il les rejoint, en présence du maître, les garçons interrompent leur jeu.

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Bruno Allez, ça suffit, maintenant ! La guerre, ce n’est pas un jeu ! Venez manger ! Gustave, les yeux brillants, regarde l’avion qui s’éloigne, haut dans le ciel, promesse d’aventure. 112. Scierie. Ext. jour. Au-dessus d’un grand portail, un panneau annonce : ESL Établissements Schwartz-Langlois1 Nous découvrons la scierie, en pleine activité, Une voiture de bourgeois (celle de Daniel) garée devant le baraquement des Espagnols. La voiture de Raymond garée près du bureau principal. Vers lequel nous progressons… 113. Scierie, bureau principal. Int. jour. … Raymond, l’air soucieux, compulse un livre de comptes, sous le regard de Marcel, 35 ans, son chef d’équipe. Il met une règle en bois sur le livre pour vérifier le vis-àvis de deux écritures comptables, fronce les sourcils. Raymond On ne passe pas juillet, même en escomptant la traite des Suisses, je suis à moins douze mille ! Marcel examine le registre de comptabilité, comme à la recherche d’une faille dans les chiffres. Raymond (très affecté) Il va falloir fermer… Au moins pour un mois ou deux. Marcel Et si on transportait nous-mêmes les chargements, sans passer par Transtours ?

1. Nom d’André, père de Jeannine et véritable propriétaire de la scierie.

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Raymond (secouant la tête) Ce qu’on gagne en sous-traitance, on le perd en essence ! (définitif) Non, c’est foutu ! (un temps) À moins que… à moins que vos Espagnols acceptent d’étendre la double journée, sans augmentation de salaire. Marcel Attendez, c’est pas des esclaves, quand même! Raymond Vous croyez que ça m’amuse ? Marcel Y’a forcément une autre solution que de donner un tour de vis de plus ! Raymond Ben je ne la vois pas, la solution ! Je retourne tout depuis trois jours : je-ne-la-vois-pas ! Marcel semble admettre la situation. Tous deux regardent le livre. La tension retombe comme elle était montée, Raymond interroge à brûle-pourpoint. Raymond Dites, vous savez pas où je pourrais trouver trois poulets ? Marcel (complètement pris au dépourvu) Ben… à la boucherie… Raymond Évidemment… Raymond se replonge dans les chiffres, mais soudain, on frappe à la porte. Raymond (mécontent d’être interrompu) Oui ! Marcel ouvre, laissant entrer un quinquagénaire barbu, l’air profondément humain, De Kervern, une cigarette

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éteinte au bec. Il est accompagné d’un homme plus jeune, Jean, 28 ans, l’air volontaire et intelligent. Dur. Leur tenue indique le flic. Raymond s’avance vers le plus âgé. Raymond Commissaire ? Je ne m’attendais pas à votre visite… De Kervern salue Raymond et Marcel, qu’il connaît également. De Kervern Désolé de vous déranger, monsieur Schwartz… (présentant le jeune policier) Mon collègue Jean Marchetti, des Renseignements généraux de Dijon. Jean salue de façon un peu protocolaire, Raymond présente Marcel à Jean. Raymond (à Jean) Marcel Larcher, mon chef d’équipe. Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous? Jean Nous enquêtons sur une section communiste qui s’est reconstituée sur la région. De Kervern reste en retrait, montrant qu’il n’approuve guère cette démarche, Marcel suit l’échange avec intérêt. Raymond (léger, à Jean) Vous n’avez rien de mieux à faire en ce moment ? Jean À savoir ? Raymond Je ne sais pas, faire chier plutôt des Boches que des Français. Jean n’apprécie guère, mais De Kervern sort un tract, apaisant. De Kervern (apaisant) Écoutez… nous, on veut simplement retrouver les types qui font circuler ça.

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