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L’art de devenir monstrueux …


L’art de devenir monstrueux … Commençons tout d’abord par définir le mot « monstrueux ». D’après le dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, parmi d’autres sens auxquels nous ne nous intéresserons pas ici, cette notion peut être définie comme suit : - [En parlant d’un être vivant] Dont la conformation est contre nature. - [En parlant d’une chose] Qui s’écarte des normes habituelles, qui est contraire à l’ordre naturel des choses. Dans le premier cas, relatif aux êtres vivants, il est important de noter que ces anormalités, malformations, difformités, peuvent être innées ou au contraire être apparues à la suite d’une maladie ou d’un accident, ou bien avoir été provoquées, créées de façon intentionnelle. Précisons également une notion importante à prendre en compte pour la compréhension de la suite de la réflexion. Lorsque dans la définition, il est évoqué « contre nature », comprenez plutôt : contre les normes établies par une société donnée, à un moment donné. J’entends par là que telle ou telle conformation du corps n’a pas nécessairement la même considération d’une culture à l’autre. Pensons par exemple aux rondeurs féminines, qui dans certaines régions du monde sont appréciées, voire recherchées, tandis que les mannequins anorexiques se disputent les couvertures de nos magazines occidentaux, changeant ainsi la norme imposée. De la même façon, le tatouage est dans certaines cultures, comme en Polynésie, considéré comme un art sacré, alors qu’en France par exemple, il a longtemps été réservé aux populations marginales et souvent, encore aujourd’hui, été décrié par un grand nombre de personnes. Le corps, ou plus généralement les êtres vivants, a souvent et de diverses manières été représenté de façon monstrueuse au cours de l’histoire de l’art. Mais ce n’est pas ici l’objet de mon exposé. Il s’agit plutôt, d’une part, de s’intéresser aux corps rendus monstrueux par leur propriétaire ou par un tiers, de façon consentie, que ce soit temporairement ou définitivement, ainsi qu’aux corps naturellement monstrueux ou l’étant devenus involontairement, dont les sujets en acceptent et en revendiquent les caractéristiques anormales. Il semble évident que le sujet ne pourra être que survoler ici, faute de temps. C’est pourquoi j’ai choisi de le traiter essentiellement à travers des exemples d’artistes travaillant autour de ces problématiques, sans véritablement prendre position personnellement, afin de faire réfléchir les lecteurs/spectateurs, et d’ouvrir le débat. Tout d’abord, nous poserons brièvement les bases de la culture freaks en parlant des freak shows. Ensuite, nous nous intéresserons à l’origine de l’art corporel. Puis, nous étudierons le devenir du body art. Et enfin, nous verrons comment certains photographes ont choisi de présenter la monstruosité.


Les Freak shows … Même s’ils ne représentent probablement pas la première forme de mise en scène de la monstruosité ( pensons notamment aux zoos humains de l’époque coloniale ), les Freak shows du début du XXe siècle constituent un des exemples les plus remarquables de l’intérêt qu’ont pu porter nos ancêtres aux personnes différentes, considérées comme monstrueuses. Ces Freak shows, qui se sont principalement développés aux États-Unis, mais aussi parfois en Europe, correspondaient à la présentation de deux types de personnes monstrueuses. Certaines, la majorité d’entre-elles, l’étaient naturellement ( nains, géants, femmes à barbe, hommes-troncs, etc. ), et étaient alors présentées au public de façon statique, se contentant d’être ce qu’elles étaient. De la même façon, on voyait déjà à l’époque des personnes entièrement tatouées, qui étaient présentées à l’assemblée, sous couvert de récits extraordinaires justifiant l’origine de leurs décorations corporelles. D’autres, en revanche, intéressaient pour les tours extraordinaires qu’ils étaient capables de réaliser : avaleurs de sabres, fakirs, hommes-aquariums ( capables de gober un poisson ou une grenouille, puis de l’éjecter quelques minutes plus tard de leur ventre, vivant ). Ces spectacles, qui retenaient toute l’attention du public de l’époque, reposaient en fait essentiellement sur la mise en scène qui permettait la constitution de ces êtres en tant que monstres, fascinants ou effrayants. Beaucoup des personnes qui y étaient montrées l’étaient à leur insu ; les bateleurs, propriétaires de ces sortes de cirques et souvent de leurs membres, profitant de leur simplicité d’esprit pour faire fortune.

Ce phénomène a connu ses heures de gloire jusque dans les années 30, période où ils ont été interdits et ont donc pour la majorité d’entre-eux disparus. Il existe tout de même, encore aujourd’hui, des spectacles qui se rapprochent de ces Freak shows d’époque, nous y reviendrons plus tard.


Les origines de l’art corporel … Même si les prémisses de l’art corporel peuvent être attribuées aux actionnistes viennois qui, dans les années 60, mettaient en scène leur propre corps dans des performances mêlant violence, souffrance et sexualité, ce n’est que dans les années 70 que le mouvement appelé art corporel, ou body-art, débuta aux États-Unis. La présence de l’artiste dans l’œuvre y devient systématique ; son corps constituant le support même de l’œuvre. Les travaux de ces artistes, au-delà de leur portée artistique, possèdent généralement un message politique. Gina Pane ( 1935-1990 ) « Le corps en art ne se dresse pas comme un constat de faillite de l’art, mais au contraire bâtit des solutions nouvelles et transformatrices », écrira l’artiste italienne en 1974. Parmi les différentes périodes qui caractérisent l’évolution de la création de Gina Pane, nous allons ici nous intéresser à ses productions réalisées entre 1970 et 1978. C’est au début de cette période que l’artiste a commencé à être réellement médiatisée, grâce à ses actions.

Sa première performance du genre, « Escalade sans anesthésie », réalisée en 1970-1971 annonçait le ton pour la suite de son parcours. Elle allait ainsi s’interroger sur la problématique du corps actif face au public. Durant cette action, elle escaladait à plusieurs reprises, mains et pieds nus, une échelle métallique dont les barreaux étaient hérissés de pointes tranchantes. Gina Pane - « Action Escalade non-anesthésiée », avril 1971 - Photographe Françoise Masson.


Gina Pane a véritablement su faire de son corps un langage. Elle utilise la violence, l’agressivité, et la douleur dans le but d’obliger le spectateur à réagir. C’est à la « psyché » profonde du spectateur qu’elle s’adresse avec ses actions. Ainsi elle affirme : « Je me blesse mais ne me mutile jamais … La blessure ? Identifier, inscrire et repérer un certain malaise, elle est au centre ». Elle explique que « vivre son propre corps veut dire également découvrir sa propre faiblesse, la tragique et impitoyable servitude de ses manques, de son usure et de sa précarité. En outre, cela signifie prendre conscience de ses fantasmes qui ne sont rien d’autre que le reflet des mythes créés par la société … le corps ( sa gestualité ) est une écriture à part entière, un système de signes qui représentent, qui traduisent la recherche infinie de l’Autre. » En utilisant son corps comme champ d’expériences, l’artiste dresse ainsi d’une certaine manière une sorte d’autoportrait. Par la souffrance qu’elle ressent lors de chacune de ses actions, elle témoigne de sa sensibilité, et de son rapport à son propre corps, à ses limites, et au-delà de ça offre un regard et une prise de position radicale face à la société. Elle offre ainsi, par ses « sacrifices » une sorte d’exutoire au malaise ambiant.

En 1973, c’est en se référant à la dimension catholique du martyre que Gina Pane s’automutile lors d’une performance nommée « Action sentimentale ». Vêtue de blanc, couleur totalement neutre, elle porte un bouquet de roses rouges. Elle enlève chaque épine, une à une, et se les plante dans le bras. À la fin de cet acte, elle les retire laissant un filet de sang s’extraire de ses plaies. Le bouquet de roses rouges est alors échangé contre un bouquet de roses blanches. Puis, elle s’incise la paume de la main avec une lame de rasoir. En 1974, dans sa performance intitulée « Psyché ( essai ) », elle s’entaille au niveau des sourcils, par petites coupures, jusqu’à ce que des larmes de sang coulent sur ses yeux et le long de ses pommettes. Elle couvre ensuite le haut de son visage d’une étoffe blanche. Se dessinent alors sur le tissu deux taches rouges, symboles de la double vue.

Toutes ses performances sont minutieusement préparées et documentées. Chacune d’elles est accomplie d’une façon quasi rituelle. Entre chacune des actions durant lesquelles elle s’inflige diverses blessures, elle repasse par des moments plus tendres, pendant lesquels, par exemple, elle se caresse le ventre avec des plumes. Ces moments lui permettent en quelque sorte de trouver l’énergie nécessaire pour supporter les souffrances qui leur succéderont. Gina Pane - « Action sentimentale », 1973

Gina Pane - « Psyché ( essai ) », 1974


Orlan ( 1947-… ) Artiste plasticienne française, Orlan utilise de nombreux média pour la réalisations de ses travaux : peinture, sculpture, installations, performance, photographie, images numériques, biotechnologies. Son œuvre intervient dans différents contextes provocateurs que son engagement personnel légitime. Déjà dans les années 60, Orlan questionnait le statut du corps, ainsi que les pressions politiques, religieuses et sociales qui lui étaient imposées. À travers son travail, elle dénonce les violences faites aux corps, et plus particulièrement aux corps féminins. Son corps devient alors son outil de prédilection, lui permettant d’établir la relation de Soi à l’Autre.

Orlan est la première artiste à avoir détourné la chirurgie et la chirurgie esthétique, pour la création d’œuvres d’art. C’est en 1990 qu’elle initie une série d’opérations-chirurgicalesperformances dans le but de remettre en jeu sa propre image. Décidant de questionner la façon dont la modernité perçoit les rapports entre le corps et l’identité, elle initie un vaste chantier dont son corps sera la matière première. Ainsi, elle construit un autoportrait numérique à partir de l’hybridation de différentes parties de visages célèbres de la peinture occidentale et du sien, qu’elle soumettra au chirurgien chargé de l’opérer.

Parmi les nombreux travaux qu’elle a réalisés, nous allons surtout nous intéresser ici à ses œuvres dans lesquelles elle a réellement engagé physiquement son corps. En 1964, Orlan produit une de ses premières œuvres photographiques. Elle n’y engage pas véritablement son corps, mais pourtant cette image semble être, symboliquement, le point de départ de ses démarches à venir. « Orlan accouche d’elle-même ( ou d’elle m’aime ) » représente en effet la volonté de l’artiste de se donner naissance, c’est-à-dire de s’offrir à elle-même une nouvelle vie, une nouvelle identité, dont elle et elle seule aura décidé. Le corps inerte, un mannequin sans bras, dont elle enfante, a des caractéristiques androgynes, ni homme ni femme, symbole de la rébellion de l’artiste face à la fatalité génétique.

Orlan - « Orlan accouche d’elle-même ( ou d’elle m’aime ) », 1964

C’est en Angleterre, à New Castle, qu’a lieu la première de ces opérations. Chacune des opérations sera minutieusement programmée et exécutée, mise en scène et contrôlée par Orlan elle-même. Cependant, au fil du temps elle s’est complètement détachée de l’image première qu’elle avait souhaitée. Pour elle, ce qui était essentiel était davantage les performances en elles-mêmes, qu’elles dirigeaient, que le résultat final qu’elle allait atteindre. Dans les films issus de ces performances, on peut noter qu’Orlan a choisi de totalement bouleverser l’esthétique du bloc opératoire, qui prendra au fil du temps le statut de son atelier d’artiste, d’où sortiront plusieurs œuvres ( dessins au sang, reliquaires, textes, photos, vidéos, films, installations, etc. ). « Omniprésence », sa septième opération, réalisée le 21 novembre 1991, correspond à un moment charnière dans l’évolution de ses actions. En effet, alors que l’intervention se déroule à New York, les images sont retransmises en direct par satellite à Paris ( centre Georges Pompidou ), à New York ( galerie Sandra Gering ), au centre multimédia de Banff ( Canada ) et au centre Mac Luhan de Toronto. Le corps physiquement présent dans le bloc opératoire est ainsi visible depuis quatre autres espaces au sein desquels les spectateurs peuvent communiquer avec l’artiste. De plus, le chirurgien à l’ouvrage pendant cette opération est une femme féministe, le Dr Marjorie Kramer, ce qui libère Orlan de tout lien avec la symbolique de l’autorité masculine intervenant dans ses précédentes performances. Cette fois-ci, Orlan décide de se faire insérer le plus grand nombre d’implants possible. Elle se fait notamment poser deux implants, habituellement destinés à rehausser les pommettes, audessus des sourcils. Les deux bosses ainsi produites rapprochent encore davantage l’artiste de ses intentions initiales : utiliser la chirurgie esthétique de façon détournée, produisant de la sorte un résultat qui ne soit pas dans les normes culturels de la beauté. Autrement dit, quelque chose de monstrueux. À travers ces démonstrations, Orlan expose d’une part son engagement pour la liberté de disposer de soi et de son image, et d’autre part son refus de la souffrance.


Orlan - « La Ré-Incarnation de Sainte Orlan », série commencée en 1990


Orlan - « Omniprésence », 1991


Cindy Sherman ( 1954-… ) Artiste américaine, Cindy Sherman utilise essentiellement la photographie comme médium pour ses créations. Cependant, son travail se situe plutôt du côté de l’art conceptuel, ou de la performance. Dans la plupart de ses séries, c’est elle-même qui sert de modèle, critiquant ainsi la société contemporaine basée essentiellement, selon elle, sur la mise en scène. À travers son travail, elle mène une réflexion sur le médium photographique, lié à la peinture, et sur la place de la femme et sa représentation. C’est plus particulièrement la place assignée à la femme américaine moyenne des années 60 et 70, son image et son statut, qu’elle dénonce à travers ses créations. Elle affirme d’ailleurs : « Bien que je n’aie jamais considéré mon œuvre comme féministe ou comme une déclaration politique, il est certain que tout ce qui s’y trouve a été dessiné à partir de mes observations en tant que femme dans cette culture. » Dans ses autoportraits, l’artiste se met en scène à travers la multitude d’identités qu’elle peut revêtir grâce aux déguisements qu’elle utilise, et aux attitudes qu’elle adopte. Ainsi, elle s’interroge sur l’identité et ses modes de représentations. Bien que cette dimension critique soit indéniable, le travail de l’artiste peut être sujet à diverses interprétations. Au cœur de son œuvre, Cindy Sherman a posé l’expérience du corps dans ses transformations et la perception de soi comme autre. Nous n’allons pas parler ici de l’ensemble des travaux de l’artiste, mais seulement d’une petite partie d’entre-eux, sélectionnée pour leur lien étroit avec le sujet dont nous traitons.

Cindy Sherman - « Untitled », 1985 ( série « Fairy Tales )

En 1985, Cindy Sherman est mandatée par le magazine Vanity Fair pour réaliser des photographies inspirées des contes de fées, les « Fairy Tales ». Dans cette série, elle s’échappe totalement de la réalité pour laisser libre cours à son imagination. Nous sommes alors confrontés à un univers complètement fantastique, loufoque, véritablement différent des contes classiques, composé d’atmosphères morbides, inquiétantes et surréelles. Dans ces photographies, elle n’hésite pas à agrémenter son corps de toutes sortes d’accessoires, dans des décors scabreux, effrayants et répugnants, allant jusqu’à véritablement s’enlaidir, pour dénoncer la cruauté des contes qu’elle représente. C’est beaucoup plus tard, entre 2000 et 2002, que Cindy Sherman a réalisé son projet « Hollywood / Hampton Types ». À travers d’effrayants portraits, grotesques et pathétiques, mais pourtant très réalistes, elle nous offre à voir différents stéréotypes de la femme américaine. Elle dénonce ainsi les codes de représentation de la femme, et son rôle dans la société, à travers les différents codes qui lui sont imposés. Encore une fois, c’est en se travestissant à l’extrême que Cindy Sherman tente de représenter les travers de notre société. Perruques, prothèses et maquillage à outrance sont encore une fois de la partie. L’artiste semble prête à mettre en œuvre toute forme de transformations temporaires pour servir sa cause et défendre sa position, quelles que soient les conséquences au niveau de son image, le message étant bien plus important. Sa série « Clowns », réalisée entre 2003 et 2004, pour laquelle elle n’a pas non plus hésiter à jouer avec son image, était une manière pour elle de répondre aux réactions américaines post 11 septembre : adopter un sourire forcé face aux tragiques événements, en attendant que cela passe. Ces effrayants déguisements ont pour objectif de faire tomber les masques de la société.

page suivante : Cindy Sherman - « Untitled », 2000 et 2001 ( série « Hollywood / Hampton Types » )



Catalogue de l’exposition du 24 septembre au 7 novembre 2004

Image de l’exposition Mascarada en el Domus Artium 2002

Cindy Sherman - « Untitled », 2003 ( série « Clowns » )

Cindy Sherman - « Untitled », 2004 ( série « Clowns » )


Marina Abramović ( 1946-… ) Artiste serbe, Marina Abramović est également une des pionnières de l’art corporel. Dès ses premières œuvres, elle témoignait d’un profond rejet à l’égard des conventions et des tabous politiques et sociaux. À travers ses performances, elle étudie et repousse les frontières des capacités physiques et mentales. Elle a ainsi mis son corps en danger à de nombreuses reprises avec pour ambitieux objectif celui de rendre les personnes plus libres. En effet, c’est en interrogeant les limites du contrôle de son propre corps, de l’art, et au-delà de ça des codes qui régissent notre société, qu’elle tente d’amener le public à se questionner lui-même. Elle a un jour affirmé « Je suis intéressée par l’art qui dérange et qui pousse la représentation du danger. Et puis, l’observation du public doit être dans l’ici et maintenant. Garder l’attention sur le danger ; c’est se mettre au centre de l’instant présent. » Pourtant, la recherche du sensationnel ne fait pas du tout partie de ses objectifs. Si elle souhaite déranger par ses productions, c’est bien pour amener le public vers un questionnement profond. Dans la plupart de ses performances, brutales et perturbantes, la fin n’arrivait que lorsqu’un membre de l’assistance intervenait. En cherchant ainsi à emmener le public vers les limites de ce qu’il peut supporter d’observer, l’artiste provoque en lui une remise en question de lui-même, à laquelle il ne peut échapper.

Marina Abramović - « Rythm 0 », performance de 1974

Lors d’un happening à Naples en 1974, l’artiste remet son corps à l’entière volonté du public. Leur laissant à disposition soixantedouze objets, tels que rouge à lèvres, couteaux, fouets, seringues, elle leur dit : « Faites ce que vous voulez. » À la fin de la performance, elle est dénudée, ses vêtements ont été tailladés avec des lames de rasoir, elle est coupée, peinte, décorée, et on lui a braqué un pistolet sur la tempe. L’objectif de cette performance, dont on peut considérer qu’il a été atteint, était de mettre en scène l’agressivité machiste des spectateurs.


Dans une œuvre de 1977, réalisée avec Uwe Laysiepen, artiste allemand dit Ulay, son compagnon de l’époque, elle choisit d’interroger les rapports hommes-femmes. Leurs bouches sont collées durant tout le temps de la performance, et ils respirent ainsi chacun l’air recraché par les poumons de l’autre. Des microphones sont accrochés avec un ruban adhésif près de leurs gorges, enregistrant les bruits de leurs respirations. L’action a ainsi duré jusqu’à ce qu’il n’y ait quasiment plus que de l’anhydre carbonique qui soit échangé, c’est-à-dire jusqu’au point de suffocation. Les risques encourus lors de cette performance se veulent un magnifique symbole de la dépendance d’un homme vis-à-vis d’une femme ( et inversement ), ainsi qu’à l’inverse de la nuisance que l’un peut causer à l’autre.

En 1980, Ulay et elle ont réalisé une nouvelle performance, durant laquelle un arc était tendu entre eux deux, la flèche étant dirigée vers le cœur de Marina Abramović. Leur seul poids permettait à l’arc de tenir en tension. Autrement dit, la flèche risquait de partir à tout moment, si l’un ou l’autre lâchait. Des microphones étaient accrochés à leurs poitrines, enregistrant l’accélération progressive des battements de leurs cœurs. De la même façon que dans la performance évoquée précédemment, l’artiste questionne ici les rapports hommes-femmes.

Marina Abramović - performance de 1977

Marina Abramović - performance de 1980


Marina Abramović est d’origine serbe. Elle est née à Belgrade et y a été élevée de façon très stricte. Plusieurs de ces œuvres constituent alors une rébellion contre cette éducation, et face à la culture répressive de la Yougoslavie de Tito dans l’après-guerre. En 1974, elle réalise par exemple une performance pour laquelle elle a construit une étoile soviétique, faite de bois trempé dans cent litres de pétrole. Elle y met le feu, puis se coupe les cheveux les jetant au niveau des cinq pointes de l’étoile, fait de même avec les ongles de ses pieds, puis vient s’allonger au centre, épousant la forme de l’étoile. Cette représentation est très riche de symboles : le corps de l’artiste représente en réalité le symbole du corps social serbe, consumé de la tête aux pieds par son régime politique. Ironie du sort, durant la réalisation de la performance l’artiste a en réalité été asphyxiée par la fumée, sans que personne ne s’en rende compte. Elle est restée inconsciente jusqu’à ce qu’une flamme lui touche la jambe, et que des gens du public s’aperçoivent de son absence de réaction, et viennent alors lui porter secours. Cet accident est venu renforcer la symbolique de la performance en elle-même : l’asphyxie du peuple serbe due à la politique qui lui est imposée.

C’est une année plus tard, en 1975, que Marina réalise pour la première fois sa performance « Thomas Lips ». Son action consiste à se dessiner une étoile soviétique sur le ventre, à l’aide d’une lame de rasoir. Son corps devient ainsi le symbole du territoire serbe, que « l’étoile rouge » et sa politique fascisante ont saigné.

Marina Abramović - performance de 1974

Marina Abramović - « Thomas Lips », performance de 1975

Cette performance sera déclinée plus tard de différentes manières, mais le concept restera toujours le même : se graver une étoile sur le ventre, laissant petit à petit de plus en plus de cicatrices sur la peau de l’artiste, comme autant de blessures que celles que son peuple a du endurer.


Une des œuvres les plus politiques de l’artiste a été réalisée en 1997 lors de la biennale de Venise, pour laquelle elle a remporté un lion d’Or. Cette performance a duré en tout vingt-quatre heures, réparties sur quatre jours. Assise sur un gigantesque tas d’os de bœuf ensanglantés, Marina Abramović, vêtue d’une robe blanche qui se salit au fur et à mesure de la performance, nettoie chacun de ces os, un par un, les débarrassant des restes de chair qui y sont accrochés, tout en fredonnant des lamentations serbes. Cette obsession de la pureté représente symboliquement les massacres du Kosovo et le « nettoyage » ethnique qui a eu lieu dans son pays depuis 1991. L’artiste, comme lors de chacune de ses performances n’hésite pas une seconde à se mettre en danger, ou à mettre les mains dans la pourriture, pour servir sa cause, pour divulguer son message au public, et le faire réagir par la provocation.

Marina Abramović - « Balkan baroque », performance de 1997


Chris Burden ( 1946-… ) C’est dans les années 70 que la réputation de l’artiste américain Chris Burden comme artiste de performances a commencé à se faire, après une série de performance controversées dans lesquelles l’idée du danger personnel en tant qu’expression artistique était fondamentale.

Chris Burden - « Shoot », performance de 1971

Parmi toutes les œuvres qu’il a pu réaliser, nous allons ici nous intéresser à deux performances en particulier, pour les liens forts qu’elles ont avec l’idée précédemment évoquée de mise en danger de l’artiste, et parce que chacune d’elles intervient directement sur le corps de celui-ci, le modifiant à tout jamais. C’est en Californie, en 1971, que l’artiste réalise la performance pour laquelle il est le plus connu aujourd’hui. Posté droit devant un des murs d’une pièce entièrement blanche, il ne fait qu’attendre. Attendre qu’un ami dont il a requis la participation, qui se trouve à une quinzaine de mètres, lui tire une balle dans le bras à l’aide d’une carabine 22 long riffle. Par chance, son ami est bon tireur, la balle atteint Chris Burden à l’endroit souhaité : dans le bras gauche, qu’elle traverse de part en part. Chris Burden cherche ici, comme dans d’autres performances à rendre le réel par la banalisation de l’horreur, démystifiant ainsi certains symboles. Seules quelques photographies de la performance et une vidéo qui ne dure que huit secondes attestent aujourd’hui de l’action de Chris Burden. Dans « Through the night softly », performance réalisée en 1973, l’artiste traverse quasiment nu, les mains attachées dans le dos, une étendue recouverte de bris de verres. Toujours à la recherche des limites de son propre corps, il examine ici l’intensité de la douleur, et sa propre résistance physique à cette même douleur, simplement en en faisant l’expérience. Comme il le dit très justement : « Je voulais que ces choses soient réellement là pour qu’il soit impossible de se faire des illusions à leur sujet. »

Chris Burden - « Through the night softly », performance de 1973


David Wojnarowicz ( 1954-1992 ) Artiste américain, David Wojnarowicz était un peintre, photographe, écrivain, réalisateur de films, performeur et activiste homosexuel qui fut très célèbre dans le milieu artistique newyorkais des années 80. Il fut notamment très actif dans le milieu alternatif, aux côtés de Nan Goldin par exemple. Nous n’évoquerons ici qu’une seule de ses performances, une des plus emblématiques à mon avis, qu’il a réalisée dans les dernières années de sa vie. C’est en 1990 que l’artiste, fervent défenseur de la cause homosexuelle aux États-Unis, et très engagé pour la lutte contre le sida, s’est cousu les lèvres pour illustrer le slogan d’Act Up ( association internationale de luttre contre le sida ), à l’occasion de la sortie du film du même titre. Cette démarche radicale montre bien à quel point David Mojnarowicz était engagé dans cette cause, la volonté lui ayant permis de dépasser la douleur, et d’accepter son futur corps portant les stigmates de cette lutte contres les pourvoyeurs du sida. L’artiste était lui-même atteint par cette maladie et y succomba deux ans plus tard.

David Mojnarowicz - « Silence = Death », 1990


Le devenir du body art … Outre ces artistes dont les œuvres ont été ou sont encore présentées dans un circuit institutionnel, il a existé ou existe encore de nos jours d’autres artistes qui, inscrits dans un mouvement à petite échelle ou évoluant de façon indépendante, poursuivent leurs réflexions et leurs travaux sur le corps. Bien qu’il soit impossible d’être exhaustif à ce niveau-là, nous allons ici étudier les projets de plusieurs artistes qui, chacun à leur manière, jouent avec le corps, leur propre corps, pour le transformer, temporairement ou définitivement, non dans un souci uniquement esthétique, mais toujours à des fins politiques, auxquelles s’associe bien entendu, pour la plupart, une recherche d’ordre personnel. Fakir Musafar ( 1930-… ) Personnalité très forte et très admirée de l’underground, Fakir Musafar est considéré comme l’ancêtre et le pionnier des modifications corporelles. Inventeur du terme « Modern Primitives », cet avant-gardiste a consacré une grande partie de sa vie à explorer son propre corps et ses limites. Sa pratique de ce qu’il a appelé le « body play » l’a poussé à tenter d’expérimenter toutes les techniques de modifications corporelles de l’histoire humaine. Ainsi, en reproduisant et en endurant volontairement les épreuves initiatiques auxquelles se soumettaient les peuples primitifs, il revivait une sorte d’expérience première oubliée par nos propres sociétés contemporaines, ce qui lui a permis en quelque sorte de retrouver une pureté originelle. Contrairement à la majorité des artistes présentés précédemment, Fakir Musafar recherche la douleur. La confrontation à cette douleur lui permet d’atteindre un état de conscience inconnu dans les sociétés occidentales, qui lui permet justement de supporter cette souffrance physique.

Il est cependant important de noter que, malgré les liens formels qu’entretiennent les actes de l’artiste avec les rites initiatiques des sociétés traditionnelles, ils sont cependant très différents, dans le sens où ses modifications résultent d’un choix individuel, volontaire et conscient, et n’ont donc rien à voir dans le fond avec la violence physique et symbolique imposée aux membres des tribus primitives. Tout au long de sa carrière, cet artiste américain a notamment expérimenté le piercing, le « tightlacing » ( pratique consistant à garder un corset sur de très longues durées pour affiner progressivement son tour de taille ), la scarification, le tatouage et les suspensions.



Les troupes de cirque contemporaines Dans la lignée des freak shows d’époque, plusieurs troupes de cirque se produisent encore aujourd’hui, tentant de faire reculer les limites du normal, et de produire du divertissement tout en apportant des mises en scène plus contemporaines faisant référence à des repères accrocheurs pour notre génération ( films d’horreur, univers musical, clips, etc. ). Parmi celles-ci, c’est certainement le Jim Rose Circus qui est à l’origine de cette tentative de pérennisation du phénomène des freak shows. Fondée au début des années 1990 à Seattle, la troupe est composée d’un nombre variable d’artistes, en fonction de chaque spectacle, et de l’évolution des désirs de chacun. Jim Rose, son fondateur, est l’un des seuls performers à avoir été présent lors de chaque show et à continuer encore aujourd’hui cette aventure. C’est en 1992, lors du Lollapalooza festival que la troupe a été découverte par le public sous le nom de « Jim Rose Circus Sideshow », et rendue célèbre, notamment par le qualificatif que leur a alors donné le magazine Rolling Stone : « the absolute must-see act ». Le projet de cette troupe était de monter une version moderne des sideshow d’antan ( tels que décrits auparavant ). Depuis leurs débuts et encore maintenant, les mêmes performers se produisent dans le monde entier et ont fait partie de nombreux projets avec diverses célébrités. Dans les shows du Jim Rose Circus, on retrouve toutes sortes de personnages étranges et de numéros extraordinaires. La plupart des performances de ces artistes sont tout droit héritées des numéros de fakirs traditionnels. On peut par exemple citer les tours de Jim Rose lui-même, qui s’accroche régulièrement des billets de banque sur le front à l’aide d’une agrafeuse, ou encore se plante de longs clous dans le nez. The Amazing Mister Lifto, lui, a pour habitude de suspendre des objets très lourds à ses piercings, y compris ceux des tétons et génitaux. Bebe The Circus Queen, allongée sur une planche de clous, se fait poser une pastèque sur le dos par un de ses partenaires, qui la sectionne ensuite en deux à l’aide d’une épée. Matt « The Tube » Crowley est capable d’avaler sept pieds de tuyauterie ( environ deux mètres ), à l’extrémité de laquelle est montée une pompe à main, qui permet à Jim Rose de lui introduire diverses sortes de liquides directement dans l’estomac, puis de les extraire à nouveau. Quelques membres de l’audience sont ensuite invités sur scène pour venir consommer du liquide ayant séjourné dans l’estomac de Crowley. Beaucoup d’autres performers ont également participé aux spectacles de la troupe, pendant de plus ou moins longues périodes, comme Slug, devenu Enigma, personnage entièrement tatoué avec des pièces de puzzles bleues, ou encore The Lizardman, performer également entièrement tatoué et dont la langue a été coupée en deux ( tong splitting ), et les dents taillées en pointe. C’est en 1999 à Helsinki, sous l’influence du Jim Rose Circus, que les six membres finlandais du Circus Mundus Absurdus ont décidé de créer un groupe de cirque d’attractions. Très inspirés par Jim Rose et ses performers, leurs shows consistent en des numéros du même acabit. Combinant diverses influences, ils nous confrontent à une sorte de théâtre de l’absurde, interdisciplinaire, une nouvelle forme de cirque dans laquelle on retrouve aussi bien de la clownerie, que des numéros pyrotechniques, ou encore des numéros d’art corporel. Pour la troupe, il est très important de marquer les esprits afin qu’ils ressentent véritablement le spectacle, et s’en souviennent. Depuis sa création, le Circus Mundus Absurdus a parcouru le monde, lors de pas moins de deux cent trente représentations, notamment en Finlande, en Russie, au Royaume-Uni, au Japon, en Italie, en Suisse, en France, aux États-Unis, en Australie, etc.

Également dans le même esprit, on peut citer The Fire Tusk Pain Proof Circus, un cirque alternatif assez récemment formé en Angleterre. Depuis leurs débuts à la Torture Garden de Londres, ils ne cessent de se produire dans des conventions de tatouage, des soirées fetish, des festivals, etc. Ils ont ainsi parcouru le monde pour présenter leur incroyable spectacle, passant par la France, l’Allemagne, l’Australie, la Suisse, les Pays-Bas, la Grèce, l’Italie, l’Irlande, la Russie, le Japon, etc. Sorte de célébration de la folie humaine et de la résilience, ces performances de l’extrême sont toutes réalisées avec de vraies personnes, une réelle habileté et de véritables risques. C’est sans doute ce qui est fondamental dans le message qu’ils veulent nous faire passer. Ils expliquent en effet qu’ils ont choisi de montrer des choses violentes, parfois horribles, effrayantes, mais toujours sur le ton de la clownerie, certainement pour donner une note d’humour à la vision qu’ils ont de notre monde : « menaçant, terne, et tourné vers l’auto-destruction ». Que ce soit au niveau des modifications corporelles permanentes, telles que tatouages ou implants, qu’ils exposent au public, ou des actions qu’ils réalisent pendant leurs shows, tous ces performers n’hésitent pas à donner de leur personne pour nous impressionner et nous faire rêver. Tous leurs actes ne sont pas sans risques ni sans conséquences pour eux, qui repoussent chaque fois un peu plus les limites de leurs corps, affrontant la douleur dans le but de changer un peu le regard du public, tout en les émerveillant. Par la théâtralisation de l’anormalité, ils nous interrogent sur l’étrange et les différences, nous obligent à repenser les limites - limites de la douleur, du corps, de la réalité. N’oublions pas également dans cette énumération le dernier endroit aux États-Unis où l’on peut encore frissonner devant un freakshow traditionnel : Sideshows By The Seashore. C’est depuis 1985 que ce lieu tente de faire perdurer la culture des sideshows américains. La différence, notable, entre cette troupe, qui se produit sous le nom du Coney Island Circus Sideshow, et celle des autres cirques, c’est la présence de personnes véritablement malformées. Ces artistes ont choisi de vivre et de revendiquer leur différence, tout en la mettant en avant dans leurs spectacles. Leurs numéros sont parfois liés à leurs handicaps, mais parfois pas. On peut notamment citer Black Scorpion, qui ne possède que trois doigts à chaque main, et qui noue seul ses lacets, mais effectue aussi d’autres tours comme marcher pieds nus sur des bris de verre. De la même façon, Jackie The Human Tripod, très belle femme née avec une seule jambe, de très petite taille, réalise diverses acrobaties, démontrant son agilité, mais aussi d’autres performances, comme casser une planche enflammée avec son poing. Les autres performers, comme dans les autres troupes de cirques, réalisent des numéros extraordinaires. De la même façon ou presque, en proposant ainsi une version moderne des freak shows, The Coney Island Circus Sideshow invite le public à s’interroger sur la perception de la différence, et sur la monstruosité, tout en divertissant les spectateurs, avertis ou curieux.


New Jim Rose Circus, Dr Music Festival (Escalarre, Lleida), 11 de juliol de 1997

Jim Rose Circus performing at Broadway, 28th of July 2005

Jim Rose Circus performing at Broadway, 28th of July 2005.


Circus Mundus Absurdus

Circus Mundus Absurdus

Circus Mundus Absurdus

Circus Mundus Absurdus


Circus Mundus Absurdus

Circus Mundus Absurdus


The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus


The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus


The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus

The Fire Tusk Pain Proof Circus


Coney Island Circus Sideshow

Coney Island Circus Sideshow

Coney Island Circus Sideshow

Coney Island Circus Sideshow


Coney Island Circus Sideshow

Coney Island Circus Sideshow

Coney Island Circus Sideshow

Coney Island Circus Sideshow


Coney Island Circus Sideshow

Coney Island Circus Sideshow


The kisses cause trouble Influencées, entre autres, par le strip burlesque traditionnel, le cabaret des années 20, 30, 40, le comique de situation, le cinéma muet, et tout ce qui les entoure, les Kisses cause trouble, troupe de trash burlesque, ont vu le jour en 2004. Au fil du temps, les membres ont évolué ; la troupe est aujourd’hui composée de cinq membres féminins, bien décidés à semer le chaos. Totalement décalé et politiquement incorrect, le spectacle des Kisses entend bien nous faire passer ses messages grâce au rire. Satire, autodérision, grand-guignol et strip-tease sont les maîtres mots des cinq filles déjantées. Ce qu’elles revendiquent, c’est le droit à la différence, et pour cela elles ont développé un « concept anti-normatif loin des clichés usuels de la société, de la beauté actuelle, du mode de vie et choix de sexualité ». Au cours de chacun de leurs spectacles, ces artistes incarnent un personnage ou un thème, en fonction des préoccupations de chacune, en solo ou à plusieurs. Chaque personnage représente un stéréotype de la société et vient ainsi contrecarrer une norme. On pense par exemple lors de leur dernier spectacle à la catho bourgeoise incarnée par Miss Purple, l’amoureuse de Nicolas Sarkozy, jalouse de Carla Bruni, incarnée par Lady Satine Capone, Inga la Douce, la générale totalitaire, Wendy, la jeune fille pour qui tout passe par l’apparence, ou encore Ghoulina le zombie. À travers leurs représentations, les Kisses souhaitent faire passer un message de tolérance, d’ouverture à la différence. Pour cela, elles n’hésitent pas à accentuer leur côté « différent » en s’affublant de costumes parfois grotesques et de maquillage outrancier, bien loin des normes imposées, qu’elles refusent en bloc.



Pascal Tourain Comédien de métier, Pascal Tourain a un jour décidé de passer le cap, et de s’autoriser enfin à se faire un tatouage ( chose qu’il s’interdisait auparavant en raison de sa profession … ). Depuis 1995 jusqu’en 2003, il ne s’est jamais arrêté, et est aujourd’hui entièrement tatoué ( sauf les mains et le visage ). Il affirme que sa vie a changé depuis, qu’il s’assume enfin. Même si son envie de se faire entièrement tatouer était au départ totalement dissociée de son métier, sa passion pour les freaks ( il a d’ailleurs un bras entièrement tatoué à l’effigie des personnages du film de Tod Browning ) l’a conduit à lier ces deux pratiques. En effet, il a créé un spectacle, « L’Homme tatoué », joué hebdomadairement à la Cantada ( bar parisien ), durant lequel il raconte l’histoire des freak shows, du tatouage, et sa propre histoire. En digne héritier des freaks de l’époque, il se sert ainsi de son corps, qu’il a lui-même rendu différent, et de son humour bien entendu, pour interroger les gens sur leur propre tolérance ( ou intolérance ), et leur ouvrir l’esprit.



Lukas Zpira La démarche de Lukas Zpira a démarré en 1993, lorsqu’il a décidé de changer de nom, en choisissant un anagramme de son propre nom, créant ainsi une rupture avec son entité biologique. À l’époque, il ignorait encore qu’il y aurait un prolongement physique à cette modification. C’est petit à petit, très inspiré par ceux qui avaient une réflexion autour du corps et de sa nature, qu’il a lui même mis en place ses propres théories, jusqu’à écrire en 2004 le manifeste du body hactivisme, mouvement artistique et politique qui affirme solennellement la biodiversité corporelle faisant face aux normes de beauté d’Hollywood. En parallèle de ses réflexions, Lukas Zpira a lui aussi commencé à se modifier corporellement - scarifications, branding, tatouages, piercings - et à réaliser lui-même des performances. Au démarrage, ses performances étaient très brutes, très épurées. Il se suspendait par exemple avec des crochets fixés à la peau, sans véritable mise en scène, juste pour le geste, la performance, comme une sorte de recherche des limites de son propre corps. Puis petit à petit, il a commencé à mélanger différentes influences, et souhaite désormais faire appel à différentes techniques pour enrichir ses performances. C’est notamment lors de sa rencontre avec Satomi, devenue sa femme et sa partenaire scénique, qu’il a commencé à élargir le champ de ses performances en y incluant le bondage, touchant ainsi un public plus large comme tous deux le souhaitaient. Dans ses performances, qu’il soit ou non avec Satomi, Lukas Zpira est toujours dans la mise en scène du corps, et la représentation de soi. À travers ses performances, il aimerait changer aux yeux des gens la perception qu’ils ont du corps. Mais il affirme que sa démarche est avant tout personnelle. Pour lui, le corps est une matière première, imparfaite, qu’il convient à chacun de modifier à sa guise. Lui-même tente peu à peu de s’écarter du corps dans sa « pureté originelle ». Lorsque, dans ses performances, il parle du corps, c’est pour tenter de le démystifier, mais il n’entend pas faire passer à travers cela un message précis. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est interpeller le public, et l’amener à s’interroger. De la même façon, Satomi, dans sa pratique du bondage, inclut une dimension plutôt rare dans ce genre de show : c’est ellemême qui s’attache, avant de faire appel à Lukas Zpira pour la suspendre. Cette notion est très importante, car elle ôte ainsi de la pratique du bondage tout le rapport de force qui y existe traditionnellement, pour mettre en place une sorte d’auto-contrôle et de démonstration de son assurance en tant que femme. Pourtant, en sortant ainsi des carcans traditionnels, en boulerversant les habitudes, ce qu’elle souhaite avant tout, c’est amener les gens à réfléchir à ce qu’ils voient.



Axelle Amara Axelle Amara est une illustratrice, peintre, réalisatrice de films, conteuse d’histoires extraordinaires, résidant à Paris. Mais c’est plutôt ici aux performances qu’elle réalise que nous allons nous intéresser. L’artiste est une grande passionnée de Barnum, le très fameux propriétaire du cirque Barnum, fondé en 1871, et qui a été rendu célèbre par ses incroyables attractions présentant des freaks, autour desquels il faisait des récits aussi extraordinaires que faux pour la plupart. Puisant donc son inspiration dans ces freaks show d’antan, et également très influencée par le travail d’Orlan, Axelle Amara se plaît à « se barnumiser ». Ainsi, elle tente de lutter contre certaines absurdités telles que l’intolérance, ou encore « la machination de l’homme-produit », que la société contraint à entrer dans le moule de la normalité à tout prix. Tout en essayant d’apporter un peu de magie à notre quotidien, elle souhaite faire réfléchir les gens. Qu’ils adhèrent et apprécient, ou au contraire soient repoussés et rejettent ces performances, l’essentiel pour elle est qu’ils en viennent à réfléchir, à se poser des questions sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure. Ses propres transformations ont avant tout pour objectif de renvoyer son public à lui-même, par une image dans laquelle ils se reconnaissent, ou au contraire dont ils voudraient se détacher. Certains de ses travaux consistent à se travestir uniquement le temps d’une photographie, ou même à l’aide d’une retouche en post-production, comme cette image où elle pose elle-même, sur deux clichés qu’elle regroupe, pour devenir une femme à deux têtes ( sorte de sœurs siamoises ). D’autres, en revanche, consistent à véritablement se transformer, et se confronter au public après cette transformation ( qui reste tout de même temporaire ). Un jour par exemple, elle s’est rendue dans le photomaton d’une gare parisienne, et y est restée le temps de faire un certain nombre de séries de photographies. La première série était composée de photographies d’elle, normale, sans attributs particuliers. Mais à partir de la deuxième, et un peu plus à chaque fois, elle se collait des poils sur le visage et dans le cou. Entre chacune des séries, elle sortait pour attendre l’arrivée des images devant la cabine, et se confrontait ainsi aux regards médusés de la foule. À la fin de la performance, elle rentra chez elle, avec l’ensemble de ces poils toujours collés. Lors de ma rencontre avec elle en mai 2008, elle organisa une nouvelle performance que je photographiai. Le thème cette fois était de se transformer en une sorte de princesse déchue, maquillée à outrance, les cheveux légèrement en pétard, une petite couronne sur la tête, et une bande de film transparent sur la partie inférieure de son visage, lui permettant de tirer sa peau. Nous sommes allées ainsi sur la place du Trocadéro, ou nous sommes restées un moment, à la vue de tous.



Les photographes du monstrueux …

Diane Arbus - « Untitled », 1970-71

Au delà des artistes précédemment présentés, qui ont consacré leur carrière, ou une bonne partie de celle-ci, à modifier leur propre corps, d’autres ont choisi de l’orienter vers la représentation de ces êtres et de ces corps monstrueux. Nous allons ici étudier le travail de trois photographes, dont les projets artistiques ont essentiellement tourné autour de cette problématique, de différentes manières, avec chacun une approche qui lui est propre. Diane Arbus ( 1923-1971 ) Diane Arbus est une photographe américaine, dont les projets personnels de prises de vues n’ont en commencé que vers 1957. Après plusieurs années de recherches, c’est au cours de l’année 1962, qu’elle a enfin réussi à imposer son style, démarrant ainsi ce qui serait le projet de sa vie. Ces photographies, à partir de cette date toujours au format 6x6, et également toujours en noir et blanc, sont une tentative de représentation des rites sociaux de la société américaine. Elle a notamment obtenu en 1963 une bourse de la fondation Guggenheim de New-York, pour réaliser son remarquable travail intitulé « American Rites, Manners and Customs », composé de nombreux portraits d’Américains, inconnus pour la majorité d’entre-eux. Fascinée par les personnages marginaux, hors-normes, Diane Arbus a, tout au long de sa carrière, dressé le portrait de nains, de géants, de jumeaux, d’handicapés mentaux, de travestis, de nudistes, d’hommes tatoués, de circassiens en tous genres, etc. Ses images sont singulières, troublantes, et à la fois le reflet d’une telle proximité entre la photographe et ses sujets, qu’elles en deviennent très intimes. Ce mélange du familier et de l’étrange l’a conduite à dresser un portrait de l’Amérique des années 60, tout aussi troublant que fascinant. Diane Arbus a été un modèle pour beaucoup et a contribué, d’une part, à faire reconnaître la photographie en tant qu’art à part entière, ainsi qu’à imposer la photographie documentaire comme un genre artistique propre.

Diane Arbus - « Masked Woman in a Whellchair », 1970


Diane Arbus - « Mexican Dwarf in his Hotel Room », 1970

Diane Arbus - « A Jewish Giant at Home with his Parents in the Bronx », 1970

Diane Arbus - « Albino Sword Swallower at a Carnival », 1970

Diane Arbus - « Tatooed Man at a Carnival », 1970


Diane Arbus - « A Young Man with Curlers at Home on West 20th Street », 1966

Diane Arbus - « A Naked Man Being a Woman », 1970

Diane Arbus - « Retired Man and his Wife at Home in a Nudist Camp one Mornig », 1963

Diane Arbus - « Untitled ( 2 ) », 1970-71


Joël-Peter Witkin ( 1939-… ) L’artiste américain Joël-Peter Witkin a entièrement consacré sa vie à la photographie, puisant les véritables racines de son art dans les travaux de peintres comme Goya et Bosch, en ce sens qu’il estime que « leur esprit vit toujours dans leurs réalisations », notion qu’il tente lui même d’atteindre par ses productions.

Joël-Peter Witkin - « Woman in a Blue Hat », 1985

Très controversée par certains, autant qu’adulée par d’autres, son œuvre ne peut laisser le public indifférent. En effet, l’univers de l’artiste tourne autour de l’enfer : monstres, cadavres, et perversions en tous genres, qu’il met en scène d’une façon très talentueuse, précise et réfléchie dans les moindres détails. Fasciné par la mort et les bizarreries de toutes sortes, « le poète sombre de la photographie », tel qu’il se qualifie lui-même, a choisi de représenter l’horreur, dans le seul but de sublimer notre conscience. Pour lui : « la création est comme un acte de purification, une forme de sanctification ». Les modèles qu’il utilise sont toujours réels. C’est dans les morgues qu’il trouve l’essentiel de la matière nécessaire à ses compositions : cadavres, squelettes, fœtus, restes humains ou animaux. Mais il passe également des annonces pour solliciter des modèles vivants ( ou pas ), comme l’exemple qui suit, et qui semble à lui seul pouvoir résumer une partie de ses travaux : « Cherche têtes d’épingles, nains, géants, ailés, mains ou pieds changés, quelqu’un né sans bras , pieds, yeux, seins, organes génitaux, oreilles, nez, lèvres, hermaphrodites et teratoïds ( vivant ou mort ), quelqu’un portant les stigmates du Christ, des femmes dont les visages sont recouverts de cheveux ou de grandes lésions de peau, désirant poser dans des robes du soir, des personnes qui vivent comme des personnages de bandes dessinées, des corsets, des fétichistes et des esclaves, et pour finir quelqu’un qui revendique être Dieu.» L’activité du photographe est aujourd’hui beaucoup plus restreinte, mais il produit encore chaque année une dizaine de photographies, et est désormais reconnu et exposé par les grandes institutions du monde de l’Art.

Joël-Peter Witkin - « Daphne and Apollo », 1990


Joël-Peter Witkin - « Leda », 1986

Joël-Peter Witkin - « The Kiss », 1982

Joël-Peter Witkin - « Female King », 1997

Joël-Peter Witkin - « Woman Once a Bird », 1990


Brad Miller Parmi les différents travaux du photographe américain Brad Miller, nous allons ici plus particulièrement nous intéresser à sa série « Strange Girls », réalisée entre 2003 et 2006 à Los Angeles. Charmeuses de serpents, contortionnistes, femmes à barbe ou femmes-troncs, l’artiste nous confronte véritablement à un freak show des temps modernes, teinté d’une réelle touche de nostalgie. Après avoir commencé la photographie à quatorze ans en tant que photo-journaliste, frustré par le manque de créativité de ce genre de productions, Brad Miller a décidé d’orienter ses études dans un autre domaine : le théâtre. Devenu acteur, puis également musicien, sa passion pour la photographie l’a pourtant amené à poursuivre sa production photographique en parallèle. Aujourd’hui, ses images sont le reflet de ses diverses influences, en particulier le théâtre : il envisage effectivement ses photographies comme des créations théâtrales, créant des personnages et un décor spécifique à chacun d’eux. La mise en scène, créée très scrupuleusement par l’artiste, est très importante dans ses créations, tout comme elle l’était dans les freak shows d’antan, pour lesquels il a une véritable passion, malgré le dégoût profond qui l’anime par rapport au manque de respect des freaks, courant à l’époque. Brad Miller a toujours été intéressé par la différence et le bizarre. C’est pourquoi l’étrange est devenu une sorte d’icône exotique pour lui. Ses images, toujours dans un style rétro, reposent sur un scénario qui suggère un univers très fort autour de chaque sujet photographié. Il n’y a aucun trucage dans ses photographies, aucune manipulation des images, ce que l’artiste veut montrer, c’est la beauté de ses modèles, tels qu’ils sont. Ses photographies sont d’ailleurs le reflet du profond respect qu’il a pour elles, et de la confiance qu’elles lui accordent. « Strange Girls » est une série de photographies érotiques de performers de cirques et autres créatures extraordinaires. Inspiré par les cartes postales autrefois utilisées comme des objets promotionnels par les cirques, et les bannières peintes de ces mêmes cirques, il a tenté de combiner ces deux inspirations pour créer ses images. Ses portraits sont des sortes de rêves ou de cauchemars sur le cirque. À travers ses productions, il souhaite faire réfléchir le public, et solliciter son imagination. Par la fascination que ses images suscitent, il espère amener les gens à s’interroger par rapport à ces choses habituellement considérées par la majorité comme dérangeantes, et qui pourtant les attirent.




L’art de devenir monstrueux … En reconsidérant le travail sur le corps de tous ces artistes, on se rend compte que, malgré les différences d’approches entre chacune des démarches, plusieurs points communs existent entre leurs objectifs respectifs. Au-delà de l’engagement physique qui les relie, c’est le message politique qu’ils tentent de faire passer qui me semble être leur moteur commun, à travers le rejet des conventions et le souhait d’amener le public à s’interroger sur luimême et le monde qui l’entoure. Parmi les artistes contemporains étudiés ici, il me semble important de mettre en avant l’existence de deux courants plus ou moins distincts. En effet, il y a ceux qui, dans la lignée des freak shows d’époque, tentent de faire perdurer cette tradition, tout en l’ayant rendue contemporaine, et ainsi ont choisi de faire passer leurs messages grâce au divertissement. Et d’autre part, ceux qui, davantage dans la suite logique de l’art corporel, ont une réflexion avant tout d’ordre personnel sur leur propre corps et ses limites, sans pour autant mettre de côté le message politique, ni leur désir de faire évoluer la pensée du public. Cette constatation m’amène à m’interroger sur le devenir de l’art corporel. Effectivement, la plupart des recherches personnelles et spectacles qui sont proposés aujourd’hui au public ne semblent pas apporter grand chose de nouveau par rapport à ce qui s’est déjà fait. Il est vrai qu’ils tentent de faire perdurer une certaine culture du monstrueux, toujours à des fins politiques, et qu’en cela ils sont louables, mais ne serait-il pas possible de faire évoluer encore cette pratique vers des choses nouvelles, plus innovantes ?


Olivia Campaignolle, 9 octobre 2009


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