Mémoire ATC de DSAA : La lumière

Page 1

Mémoire

La lumière

Laure Moullé DSAA Communication Visuelle 2011



Mémoire

Expérimentations photographiques :

fixer les phénomènes lumineux, rendre compte d’une nouvelle expressivité

Laure Moullé DSAA Communication Visuelle 2011



Sommaire

Introduction

p. 7

La photographie comme produit d’une expérience

p. 8

Paradoxe d’un médium qui va au delà de la reproduction du réel

p. 19

L’expérience surréaliste : donner corps à un imaginaire

p. 29

Pour conclure

p. 37



Introduction La photographie était considérée au XIXe siècle comme l’outil de la ressemblance, en ce qu’elle constituait une empreinte lumineuse de la réalité, un outil mécanisé débarrassé de toute subjectivité et qui devait assurer une parfaite ressemblance avec l’objet photographié. Interrogeant ces principes, des artistes vont explorer la notion d’expérimentation, fondamentale dans le contexte artistique des années 1920-1930. L’expérimentation photographique portera essentiellement sur cette volonté de travailler le support qui révélera l’image en tant que surface, en rendra visible chaque constituant, et brouillera l’idée de vraisemblance et d’objectivité. Cette intention d’exploiter différemment la lumière en photographie naît chez les surréalistes, groupe formé à partir de l’esprit de révolte qui caractérise les avant-gardes européennes des années 20. à travers cette volonté de perturber les conventions de l’époque, les artistes cherchent par de multiples expérimentations à fixer la lumière par de nouveaux procédés, en éliminant l’appareil photo, en travaillant uniquement sur papier photosensible, ou encore à base d’ondes électriques. Une mise en tension résulte de ce paradoxe entre l’outil technique, mécanique, et l’expressivité de l’artiste à travers l’œuvre. Par ces procédés photographiques expérimentaux, l’artiste va exprimer ses sentiments, ses idées : l’expressivité est une forme d’éloquence, une exposition de la pensée. En quoi alors ces médiums peuvent-ils rendre compte d’une nouvelle expressivité, comment donnent-ils à voir la vision individuelle et personnelle de l’artiste ?

7 / 40


La photographie comme produit d’une expérience

L’éloignement de la technique basique, et l’approche « technicienne » de la photographie Ces artistes avant-gardistes européens des années 20 vont considérer la photographie comme le produit d’une expérience, en tant que phénomène immédiat, spontané, une fixation instantanée immédiatement sensible. S’éloignant d’une technique basique, leur approche de la photographie va être plus « technicienne ». Ces expérimentations passent par des supports classiques, tels que l’appareil photographique avec lequel l’artiste va tenter des doubles expositions, un temps de pose plus long, mais aussi par la photographie d’éléments étrangers au vocabulaire artistique conventionnel. On pense alors aux rayogrammes de Man Ray, où l’on peut deviner diverses traces d’ustensiles que l’artiste semble avoir pioché dans sa propre cuisine, dans la volonté de rechercher et de fixer une forme à la transparence intéressante, sans soucis de l’idée que l’on a de cet objet et de ce qu’il peut connoter. Ainsi, à partir de ce support classique qu’est la photographie, ils vont expérimenter avec une certaine frénésie de nouveaux usages, en s’éloignant des conventions pho« Peindre avec tographiques de l’époque, le portrait ou le la lumière » paysage, et inventer de nouveaux modes de représentation. La lumière rendant visible les éléments a un pouvoir structurant, ainsi expérimenter de nouvelles structures signifie alors travailler avec la lumière, comme le soulignera Moholy-Nagy, parlant de ces artistes cherchant à « peindre avec la lumière ».

8 / 40


Man Ray Plume, verre et plaque de verre, 1923


Laszlo Moholy-Nagy Plume, verre et plaque de verre, 1923 Licht Raum Modulator, 1922-1930


La préférence du support direct, la suppression d’intermédiaire On remarque alors chez les artistes de cette époque et notamment Moholy-Nagy la préférence du support direct, et la suppression de tout intermédiaire. Le boîtier photographique est alors considéré comme un contre argument à la création car il ne montre qu’une image objective sans création d’un nouvel espace- Une relation au réel temps, sans parti-pris artistique. immédiate, sans Moholy-Nagy et les artistes de cette intermédiaires époque s’impliquent dans une relation au réel immédiate, sans intermédiaires. Dans une volonté de se libérer de l’appareil photographique, il va s’intéresser au papier photosensible et y exposer des objets afin de composer un espace lumineux virtuel. Le photogramme naît de ces expérimentations. Il est une technique permettant de reproduire un objet plat ou même tridimensionnel en faisant agir la lumière sur une couche photosensible. Les images ainsi produites sont le fruit d’un contact et non d’une projection, et la conjonction entre l’objet, la lumière et le matériau sensible fait naître une situation unique, un photogramme unique. L’objet laisse un vide, un blanc à l’endroit où il était posé, et le spectateur a face à cela une impression contradictoire de présence et d’absence à la fois. Contrairement à Man Ray qui expérimente au même moment ce principe du photogramme, Moholy-Nagy veut rendre méconnaissables les objets qui composent ses œuvres, ces objets étant considérés comme des modulateurs de lumière. Ceuxci perdent leur réalité, se dématérialisent et semblent céder la place à la lumière pour qu’elle s’épanouisse en espaces lumineux encore jamais vus, aux subtiles graduations de noir et blanc. Moholy-Nagy veut repousser les murs d’une photographie bien trop timide et contrainte à l’imitation des autres arts graphiques. Cet artiste a joué avec la lumière dans toutes ses œuvres : ses peintures, sculptures, collages, pho-

11 / 40


tographies, films, dessins graphiques, et poursuit ainsi dans l’espace tridimensionnel l’intérêt pictural pour les rapports entre mouvement et lumière. Annonçant le développement de l’art cinétique, il met au point son œuvre principale, le LichtRaum Modulator (Modulateur espace-lumière, 1922-30). Il s’agit d’une sculpture cinétique motorisée en métal et en verre qui peut donner les effets lumineux les plus variés. Fonctionnant comme un filtre composite mobile, elle donne forme et mouvement à la lumière électrique qui y est projetée, et est considérée comme un instrument par l’artiste, qui s’en servira comme base à la création d’autres œuvres. De nombreux artistes vont également s’intéresser à la photographie sans intermédiaire, et donner leur nom à ces procédés qui finalement n’en forment qu’un, le photogramme. Christian Schad va étudier le procédé et créer les premiers photogrammes de l’histoire de l’art du XXe siècle, sous le terme de « schadographie ». Il s’agit d’une technique photographique sans appareil consistant à déposer des papiers découpés, ainsi que des objets de rebuts sur du papier photosensible ensuite insolé. Le résultat prend la forme d’une trace blanche de l’objet (partie du papier protégée) sur un fond noir (partie exposée). L’impression qui se dégage de ses œuvres, comme dans Schadographie 20, de 1960, est une forte étrangeté, une abstraction lumineuse semblant irréelle. La surface des objets devient invisible, seule leur matérialité est rendue transformée par l’éclairage, provoquant chez le spectateur un effet de distanciation face à l’objet.

Une empreinte de l’ombre par la lumière

Travailler avec et sur la lumière

Ainsi, en jouant avec les traces d’objets, leurs empreintes, leur ombre devenant lumière, ces artistes pointent du doigt tout l’intérêt du travail avec la lumière et les paradoxes qui en résultent. Le terme de « schadographie » est bien sûr tiré du nom

12 / 40


Christian Schad Schadographie 20, 1960

13 / 40


Laszlo Moholy-Nagy

Heinz-Hajek-Halke

From the radio tower Berlin, 1928

Heimat der matrosen, 1934

Gjon Mili Pablo Picasso, 1949


de son auteur, mais joue également avec le mot « shadow », « ombre » en anglais. Effectivement, avec le photogramme, l’ombre devient lumière sur le papier, il est le produit de ces deux composantes, une empreinte de l’ombre par la lumière. On comprend alors tout l’intérêt de travailler avec la lumière, et même sur la lumière : en travaillant sur les effets qu’elle produit, on joue également avec sa perception. La lumière devient un médium à part entière. Vers 1905, et bien que de nombreux artistes aient déjà fait l’expérience de la lumière comme médium artistique, Thomas Wilfred fut le premier à parler de la lumière étudier comme d’un art officiel. Il inventa ainsi le l’interrelation terme « Lumia » pour les projections de coude la lumière leurs cinétiques, et expérimenta des œuvres et des ombres avec des morceaux de verre coloré. La lumière est un médium riche et complexe, et les artistes photographes cherchent à capturer l’essence, à étudier l’interrelation de la lumière et des ombres. Moholy-Nagy travaille sur une appréhension de nouveaux types de rendus spatiaux avec la photoplastique, une « superposition de jeux d’esprit et de sensations visuelles, une fusion étrange et inquiétante au niveau de l’imaginaire, des procédés d’imitation les plus réalistes »1. Ses jeux d’ombre et de lumière vont ainsi cheminer vers une abstraction de l’espace, comme on peut le voir dans From the Radio Tower. Bird’s Eye View. Berlin (Vue de Berlin depuis la tour de la Radio), en 1928. L’espace devient difficilement identifiable, le point de vue et le traitement photographique accentuent la géométrie des formes dans une composition que l’on croirait aléatoire. La lumière sculpte ici un paysage, et peut également être capturée comme une trace, un mouvement, une entité figée. Avec le procédé de « space-writting », l’artiste dessine avec la lumière dont l’émulsion est le support direct. Il crée avec pour seuls supports le mouvement et la lumière. Man Ray s’est intéressé à ce procédé, dans l’idée de trouver un monde imaginaire, 1 Laszlo Moholy-Nagy et Lajos Kassa, Peinture, Photographie, Film et autres écrits sur la photographie, 1925

15 / 40


de s’exprimer comme avec le dessin et de figer un instant de poésie lumineuse. C’est cette volonté de capter le mouvement de la beauté et du fugace, de l’éphémère, que l’on trouve dans le travail de Gjon Mili. Il crée des compositions en travaillant sur le vif, cherchant des points de vue nouveaux, des détails piochés dans le réel. La lumière est un médium privilégié pour le travail et la maniuplation du réel : c’est un médium pour le travail de l’espace, mais également pour celui du vivant. Certains photographes vont s’intéresser au corps, et au moyen de la photographie et de jeux de lumières et d’ombres, vont ligaturer, amputer certains membres, ou n’en montrer que quelques parties. Ce traitement du corps par la lumière est visible dans Heimat der Matrosen de Heinz Hajek Halke, en 1934. Le visage est effacé, le corps disparaît, comme mangé par la lumière. L’artiste travaille le corps de l’image.

16 / 40



El Lissitzky

Raoul Ubac

Proun, 1928 Composition à la cuillère, 1924 Composition à la tenaille, 1924

Le Combat de Penthesilée I, 1938


Paradoxe d’un médium qui va au delà de la reproduction du réel

Vers une nouvelle façon de représenter le réel Il est important de souligner le paradoxe même de ce médium qu’est la photographie. Il ne reproduit pas ce qui existe purement physiquement, tels que les rayons lumineux, mais peut aller plus loin, jusqu’à une distorsion du réel. La photographie va au delà de la reproduction du réel, elle le réinterprête. Certains artistes vont ainsi s’employer à montrer une nouvelle façon de représenter le réel et utiliser la photographie comme un outil de vision, l’agent d’une nouvelle perception de l’espace. Des artistes comme El Lissitzky ont la volonté de s’expri- Un dessin de lumière, mer avec la photo d’une manière une manipulation impossible avec les autres mé- qui vient donner une diums. La peinture, statique, doit nouvelle perception être dépassée et le geste artistique du réel doit se déployer dans l’espace et le mouvement par la photographie. Sa technique de prédilection consiste à déposer des objets usuels sur du papier photographique, dans la tradition du photogramme. Ses photographies évoquent les constructions géométriques vues dans ses peintures, principalement dans la série des Prounen. Mais grâce au médium photographique, El Lissitzky cherche à reproduire l’existant d’une autre manière, et non pas à composer un espace lumineux virtuel comme le fait Laszlo Moholy-Nagy. Grâce au procédé de solarisation découvert par Man Ray à la fin des années vingt, Raoul Ubac intervient, quant à lui, au niveau du tirage et plus précisément au moment de la révélation. Cette altération par la lumière change la photographie en un dessin de lumière, une manipulation qui vient donner une

19 / 40


nouvelle perception du réel. L’idée de réalité s’estompe pour laisser place à ses fantômes, comme on peut le voir dans l’œuvre d’Ubac, Le Combat de Penthesilée I, en 1938. Il s’agit d’une solarisation, et l’artiste accompagne son travail d’un discours extrême en souhaitant une « dissolution complète de l’image vers l’informel absolu ». Il voulait débarrasser la photo de toute référence à la réalité, et les femmes que l’ont distingue dans cette photo se désagréger dans la lumière, les visages et corps sont dématérialisés, les surfaces de chair s’estompent au profit de halos qui cernent les silhouettes. Ainsi l’artiste se joue du réel et le réinterprête.

Rapprocher l’art de la science Avec la photographie, il est ainsi possible de se réapproprier le réel mais également d’en montrer plus, d’aller au delà du visible, jusqu’à figurer l’invisible. C’est donc le médium privilégié par la science pour témoigner de l’invisible et attester d’une réalité émotionnelle et spirituelle également dissimulée à nos yeux. Des artistes vont ainsi travailler à fusion entre la science et l’art, et Etienne Aller au delà une Léopold Trouvelot est l’exemple du photodu visible graphe scientifique en tant que technicien, qui va devenir photographe chercheur en tant qu’artiste. Lorsqu’il crée la photographie d’une étincelle électrique directe obtenue avec une bobine de Ruhmkorff en 1888, André Breton s’y intéresse de près. Il choisit de la publier dans son célèbre article de 1929 « La beauté sera convulsive ou ne sera pas », sorte de second manifeste du mouvement surréaliste. Cette photographie illustre donc métaphoriquement le rapprochement des opposés cher aux surréalistes. Les recherches scientifiques se conjuguent aux expérimentations photographiques, les disciplines s’entrecroisent pour explorer différentes sphères de l’art et de la science. Ainsi, Trouvelot, en photographiant des phénomènes naturels dans une optique scientifique, trouve avec les surréalistes une dimension artis-

20 / 40


Étienne Léopold Trouvelot Étincelle obtenue par la bobine de Ruhmkorff ou la machine de Wimshurst (dite de Trouvelot), vers 1888

Ben Laposky Oscillon 45, 1953


William Henry Fox Talbot Flowers, Leaves and stem, 1838

Anton Giulio Bragagli Change of Position, 1911


tique. On peut le voir avec l’étincelle de 1888 ayant non seulement un intérêt esthétique évident, mais également une beauté abstraite en avance sur son temps, à une époque où l’invisible et le fugace n’avaient pas les moyens d’être représentés. L’électricité peut donc être jointe à l’art, en tant que médium, et l’artiste Ben Laposky le montrera avec sa série des Oscillons, des abstractions électroniques qu’il comparera à de la musique visuelle. « Les abstractions, comme nous l’avons montré, sont créées par des ondes électriques, tout comme la musique se compose d’ondes sonores. Les motifs sont abstraits et mathématiques, tout comme la musique est, pour une très large part, abstraite et mathématique. » Ces ondes électriques produites par les oscilloscopes cathodiques sont ainsi photographiées, et le caractère plastique de la série en fait des œuvres à part entière. Cette idée d’expérimenter photographiquement tout en liant cette pratique à des études scientifiques se retrouve dans la technique du calotype. Ce terme désigne le négatif sur papier et son tirage. La technique fut inventée par Henry Fox Talbot dès 1840, précurseur de la photographie moderne. Il expose ainsi des éléments naturels comme des feuilles sur du papier sensibilisé et l’insère dans un châssis avant de l’exposer au soleil. Après un temps de pose d’environ un quart d’heure, une image en négatif apparaît. Ces photogenic drawings sont des empreintes de la matière qui vont lier à la fois l’étude du champ de la nature et l’art en tant que pièces artistiques à contempler. La technique du calotype permettant de réaliser des tirages sur papier, de varier leurs teintes, et de les retoucher va intéresser nombre de peintres, d’archéologues, de voyageurs et d’éditeurs. De grands photographes vont se l’approprier, comme Gustave Le Gray, Charles Nègre, et Henri le Secq. Il vont démontrer les possibilités esthétiques de ce procédé et entraîner à leur suite nombre d’artistes comme Hugo et Bartholdi. Delacroix utilisait cette technique pour dupliquer ses dessins en tirant sur du papier sensible une plaque de verre

23 / 40


Dora Maar et Pierre Kefer Étude publicitaire pour Pétrole Hahn, 1934

Dora Maar Portrait d’Ubu, 1936


noircie sur laquelle était tracé un dessin. Le calotype acquiert ainsi une immense influence sur l’art des années 1850, et permettra de considérer la photographie non plus comme un objet scientifique ou commercial, mais comme un médium artistique accepté par les élites intellectuelles et artistiques de l’époque. Alors que le daguerréotype se voulait à l’époque d’une grande précision, le calotype prend le parti d’une esthétique expérimentale et artistique. Plus tard d’autres artistes vont chercher à Une fusion opérer cette fusion entre l’art et la science entre l’art et la par la photographie, comme le futuriste science par la Anton Giulio Bragaglia. Il veut concilier photographie la nature matérielle de l’image argentique avec son désir de représenter l’immatériel. Situées au carrefour de l’avant-garde et de la science, les expérimentations de Bragaglia révèlent les liens surprenants tissés entre futurisme et spiritualisme, entre la notion de preuve scientifique et la croyance dans le pouvoir révélateur de la photographie.

Donner à voir des phénomènes invisibles, immatériels, par des moyens concrets Les photographes cherchent donc à donner à voir des phénomènes invisibles, immatériels, par des moyens concrets. Il faut souligner le rôle que nous attribuons à la photographie, à savoir qu’il est une expression de l’antique croyance selon laquelle le réel se réduit au visible. Pourtant, c’est bien la photographie qui a fait apercevoir les phénomènes invisibles postulés par les théories modernes du temps et de l’espace, de l’énergie et de la matière. La photographie a révélé les insuffisances de la perception humaine et soulevé des questions fondamentales, aussi bien sur la nature de l’esprit que sur celle de la matière. Ainsi, le groupe des surréalistes va s’employer à explorer le réel et révolutionner la prise de conscience du monde et de soi-mê-

25 / 40


Pierre Cordier Chimigramme 8/2/61, 1961

Brassa誰 Sculptures involontaires, 1933


me. Pierre Bost écrit : « [Man Ray] a réussi, avec l’appareil le plus fidèle au concret que les hommes aient inventé, à donner des images non pas ressemblantes mais vraies de ce qui est au monde de plus abstrait. [...] Man Ray a saisi l’invisible. »2 La photographie va chercher l’inattendu, le merveilleux là où on ne l’attend pas, dans ce qu’on ne perçoit pas sans elle.

Le surréalisme, mouvement esthétique qui naît en Europe au début des années 1920, va être une expérience marquante dans l’histoire de la photographie expérimentale et pour son évolution. Pour les surréalistes, la photographie tient elle-même du surréalisme : le fait de pouvoir faire Donner corps à un arrêt sur image, sur le monde qui un imaginaire nous entoure, parait déjà surréaliste et superposer en soi. plusieurs réalités Ce mouvement va se construire autour d’une pensée, de thèmes récurrents, dans une volonté de chercher à donner corps à un imaginaire, et à superposer plusieurs réalités dans leur pratique photographique. Produire une autre lecture au réel en le réinterprétant, cela passe par le détournement d’une technique, la photographie, qui, classiquement, rend compte fidèlement d’un visible. Les surréalistes font usage des techniques en dehors de leur finalité admise pour créer un langage photographique, une esthétisation des formes qui mêle manipulations et hasard pour interroger notre perception habituelle. A travers des changements d’échelle, des contre-plongées, des jeux de cadrages, et des manipulations au moment du développement, ils veulent offrir au spectateur une réalité que lui-même ne perçoit pas. Les surréalistes cherchent à ouvrir notre regard à une nouvelle lecture du visible. Les éléments ne sont plus ce que l’on croit, par exemple, une chevelure féminine peut ainsi devenir une 2

Électricité, dix rayogrammes de Man Ray et un texte de Pierre Bost, Compagnie générale d’électricité, Paris, 1931

27 / 40


mer sur laquelle navigue un minuscule voilier, selon Dora Maar qui la photographie en gros plan, ou un animal étrange qu’elle photographie devient une métaphore figurative d’Ubu roi de Jarry (Portrait d’Ubu, 1936). Le gros plan réinvente ici le regard, manipule le spectateur, l’invite à imaginer d’autres choses, aller plus loin que ce qu’il croit voir. Les manipulations chimiques sur la pellicules sont également sources de déformation de la réalité. Pierre Cordier travaille sur des clichés obtenus à partir de réactions chimiques opérées sur le support argentique. Sur ce qu’il nomme des « chimigrammes », se forment des tâches évocatrices de paysages, d’amas de cellules, de forêts de dégoulinures radiographiques. Ses manipulations sont comme des métaphores paysagères. C’est là une violence faite au médium lui-même, une intrusion dans la matière même.

28 / 40


L’expérience surréaliste : donner corps à un imaginaire

Réinterpréter le réel pour lui donner une autre lecture Transformer et distordre le réel par le médium photographique, telles sont les intentions des surréalistes. Ces artistes veulent récréer, inventer un imaginaire, transformer la vision du spectateur. Par leurs collages, manipulations, montages, ils cherchent la notion de merveilleux là où on ne l’attend pas. Les surréalistes nous disent que ce merveilleux peut se trouver dans la banalité, la trivialité du réel. Les choses les plus anodines du quotidien peuvent révéler une portée artistique insoupçonnée, et nourrir un imaginaire illimité. Les objets prennent une appa- Le merveilleux rence qui, d’ordinaire, se dérobe à la peut se trouver perception humaine. En faisant perdre dans la banalité, tout sens de la perspective, de l’équi- la trivialité du réel libre, ils déstabilisent notre regard et créent des sculptures à partir de rebuts quotidiens, comme des morceaux de savon, mégots de cigarettes ou des tickets de bus. Ces sculptures involontaires de Brassaï en association avec Dali (en 1933) traduisent l’expression d’un surréalisme de la vie ordinaire. Il cherche la surréalité dans la réalité-même. Révéler «l’inquiétante étrangeté», selon le concept freudien. Il est d’ailleurs possible de voir en la photographie quelque chose d’inquiétant, dans sa capacité à créer un double du monde, et même dans son fonctionnement, lors de l’apparition d’une image latente, tout d’abord invisible, naissant du vide, pendant le développement. Pour Freud, « l’inquiétante étrangeté ressortit à l’effrayant, à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante » et « remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » 3. 3

Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.

29 / 40


Eugène Atget Rue des Chantres, 4ème arrondissement, 1923

Heinz-Hajek-Halke Die Glaeserne Stadt, 1930

André Kertész Distortion, 1933


Dans les photographies d’Atget, le malaise est lié à la perception de quelque chose de familier. On y perçoit un aspect fantomatique, mystérieux et inquiétant. Pourtant, il photographie la ville, celle que l’on voit tous les jours, mais l’oeil du photographe nous révèle à quel point celle-ci peut être troublante, angoissante, à travers des places vides et brumeuses, un noir et blanc particulièrement sombre, des arbres décharnés aux formes tourmentées. Ces recherches pour aboutir au surréel veulent, selon Breton, « créer un monde nouveau en instituant, entre les éléments représentés, un nouvel ordre : c’est la voie qui donne à l’esprit tout son essor. » 4 Il règne chez les surréalistes la pulsion scopique, le désir de voir autrement, étrangement, de faire apparaître ce qui est sous l’apparence, sous le réel, la glorification du voyeur, du dévoreur d’image. Ce n’est pas nous qui regardons, c’est notre regard qui est capturé. Avec des techniques telles que le photogramme ou le photomontage, les surréalistes amènent la création d’un nouvel espace-temps. Les artistes s’aventurent dans des espaces nouveaux, pour voir les choses familières perdre leur aspect connu. Les surréalistes mettent ainsi à profit la notion d’aléatoire dans leur quête de surréel. Chez Les surréalistes amènent Artür Harfaux par exemple, le la création d’un nouvel hasard fait partie prenante de espace-temps. sa pratique photographique. « Prenez le hasard, donnez-lui de la lumière et vous verrez. Je ne serai là que pour transcrire sur le papier l’image définitive ainsi obtenue, en regrettant qu’ainsi elle cesse de vivre. » Comme Raoul Ubac, il « guette les heureux hasards dus au ratage ». Tous ces agents, l’automatique, l’impromptu, l’imprévu deviennent des facteurs de découverte, souvent exploités par les surréalistes, alors que les photographes « classiques » s’astreignent à éliminer ces accidents de parcours. Laisser place au fortuit et à l’accidentel, telle est également la volonté du maître du montage, du collage et de la composi4

Extrait de La Beauté sera convulsive, Minotaure n°5, 1934, p : 9

31 / 40


tion, Heinz Hajek-Halke. Il expérimente des photogrammes à partir de superpositions de tâches d’encre, de peinture sur plaques de verre, de négatifs de photographies et de tirages de monotypes. Ses photographies, comme « Die glaserne Stadt », en 1930, superposent plusieurs vues du réel, et donnent naissance à l’irrél. L’effet est troublant, l’oeil se perd à vouloir dissocier ces différentes parties du réel, il est déconstruit et reconstruit par le photographe. Kersetz va également chercher à viser une distorsion du réel, par des distorsions même de ses sujets féminins. Il dissout les formes stables du monde par l’otique, la chimie, des jeux de miroirs déformants. Ses «distorsions» visent ainsi à l’informe, déconstruisent l’espace, vers la négation que « chaque chose [a] sa propre forme ».

Faire de la photographie une « pure création de l’esprit » (Dali) Ainsi, il devient manifeste que l’inconscient de l’artiste, amenant une part de hasard, est le moteur de sa création. Les photographes surréalistes cherchent à faire de la photographie une « pure création de l’esprit »5. Le photogramme est pour Moholy-Nagy « une image lumineuse, qui doit répondre au sentiment profond de la vie intérieure »6. Les surréalistes font la part belle à l’imaginaire pur L’inconscient de et l’inconscient, et cette révélal’artiste est le moteur tion du sens caché, et de l’intéde sa création riorité des êtres par le biais de l’empreinte photographique, n’a cessé de les fasciner. Freud envisageait le fonctionnement de l’appareil photo comme un élément analogue à la créativité du subconscient. Breton a recours au médium dès 1924 pour penser l’image surréaliste et son processus de production, et Dalí s’y réfère de façon variée et originale. Le dispositif photographique modélise des regards instinctifs, et devient une machine à visualiser les fantasmes qui se 5

Dali, La photographie : pure création de l’esprit, 1935

6

Cahiers d’art n°1, Paris, 1929

32 / 40


Raoul Ubac La nĂŠbuleuse, 1939


Art端r Harfaux Moi et moi, 1927


cachent dans le monde. Les surréalistes souhaitent aller vers la création d’images métaphoriques irrationnellement conçues, laisser libre action à leur inconscient. Ils s’efforcent de réduire le rôle de la conscience et l’intervention de la volonté. Chercher à fixer leur pensée sur papier, rendre concrets les mystères de l’âme, enregistrer l’invisible de la pensée sont des constantes de la photographie surréaliste, et cela passe par la traque des images latentes présentes et vivant dans l’inconscient, en quête de trouvailles poétiques. La photographie « Moi et moi » d’Artür Harfaux illustre très bien ce concept en saisissant, par une double exposition, le dédoublement conscient-inconscient, l’homme qui dort et l’homme qui veille. Les rayographies de Man Ray, en confrontant des objets antagonistes et en laissant la place au hasard de la lumière, cherchent à révéler l’invisible. Des jeux de transparences sont révélés par le procédé, ce qui est caché devient visible par une rencontre hasardeuse entre l’inconscient et l’empreinte lumineuse. Lorsque Vane Bor, auteur de nombreux collages, place quelques morceaux de sucre empilés sous la simple lumière d’un projecteur, était-il alors conscient de la construction qui allait se former, voulait-il métamorphoser ces morceaux de sucre en un édifice monumental et fantomatique ? L’artiste va chercher le hasard, laisser son inconscient voyager et proRendre concrets les voquer l’accident, comme lorsque mystères de l’âme, Raoul Ubac brûle ses négatifs dans enregistrer l’invisible de l’eau chaude. « C’était donc, de la pensée écrit l’artiste dans une lettre à Yves Gevaert, un automatisme de destruction, une dissolution complète de l’image vers l’informel absolu. J’ai traité de cette manière une bonne partie de mes négatifs, le résultat étant le plus souvent décevant, sauf dans un cas (…), « La nébuleuse ». » L’accident, au départ totalement non voulu, se trouve être une technique à part entière, que l’artiste va reproduire maintes et maintes fois, l’exploiter

35 / 40


jusqu’à un résultat esthétiquement satisfaisant. L’exemple de la solarisation, une inversion partielle des valeurs d’ombres et de lumières, démontre cette volonté d’accéder à une vérité au-delà de ce qui existe. La photo devient la matrice d’un imaginaire et non plus seulement l’attestation d’un fait. également résultat d’un accident, la solarisation rapproche la photographie de son étymologie « écrire avec de la lumière ». Fidèle aux principes de la démarche surréaliste, elle transforme les données du réel et devient matrice d’un imaginaire.

36 / 40


Pour conclure

Ainsi, il apparaît que « le but esthétique du surréalisme correspond à celui de la photographie : produire des images qui, comme hallucinations vraies, abolissent la distinction de l’imaginaire et du réel. L’image photographique révèle le réel, s’y rattache comme une empreinte. Elle s’ajoute réellement à la création naturelle, au lieu de lui en substituer une autre, comme le fait la peinture. Son esthétique est inséparable de l’efficacité mécanique de l’image sur notre esprit. » 7 La photographie, en dévoilant le réel, donne à voir une vision intime de l’artiste. Par le paradoxe d’un médium associant technicité et expressivité, le regard original et singulier de l’artiste est révélé. « Au sens anthropologique, les images sont des souvenirs ou des représentations au moyen desquelles l’être humain interprète le monde. [...] La photographie n’est pas contingente. Elle s’interpose entre le monde et les hommes, et le rend méconnaissable. [...] Elle ne porte pas l’évidence du monde, mais notre regard. » 8

7

http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0607141251.html

8

ibid.

37 / 40


38 / 40


39 / 40


Laure MoullĂŠ DSAA Communication Visuelle 2011


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.