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A R C H I T E C T U R E C L I M A T I Q U E ou l’art habile d’aborder un monument et sa transformation
Lou
Tafforeau
-
2018
Projet de fin d’étude - ensanantes
Illustration en couverture : ÂŤ Air conditions - Restoring the public Âť Roman Kekel Oslo School of Architecture, 2017, Koozarch.com
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A R C H I T E C T U R E C L I M A T I Q U E
Lou
Tafforeau
-
2018
Projet de fin d’étude - ensanantes
Ă€ mon papa
L’architecture climatique, ou l’art habile d’aborder un monument et sa transformation
INTRODUCTION
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I
UN MONUMENT IMMUABLE
15
1 2 3
Le monument, toute une histoire Éléments constitutifs, création d’un vocabulaire Enjeux d’un site aux espaces hors normes
21 25 31
II
POUR UNE ARCHITECTURE DU CLIMAT PLUTÔT QUE DE LA FORME
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1 2 3
Une multiplicité des paysages et des conforts Exploration sensible du lieu Imaginaires du vide et scénarii projetés
39 45 49
III
ENGAGER LE PROCESSUS ARCHITECTURAL
55
1 2 3
Complexité d’une approche climatique concrète Éléments constitutifs, création d’un vocabulaire Climat et architecture pérenne : de la petite à la grande échelle
57 63
CONCLUSION
71
75
7
INTRODUCTION Difficile question qu’est la réhabilitation d’un bâtiment ancien. Confrontés à l’histoire et à l’architecture d’un lieu pré-existant et déjà fonctionnel, on en vient à se questionner sur la démarche adéquate à adopter dans le but d’une intervention contemporaine. Une attention particulière doit alors être dédiée à l’étude et à la compréhension holistique du lieu, de l’échelle globale et territoriale jusqu’au détail de réalisation. De cette réflexion émergent de nombreux sujets, concernant notamment sa fonction, passée et présente et sa forme, originelle et actuelle. Afin de dépasser ces questions éternelles de fonction et de forme, nous tenterons de déceler, peut-être, une voie tierce pour susciter la conception architecturale permettant d’explorer les riches possibilités d’un site comme celui des réservoirs de Passy. Nous choisirons ainsi de ruser afin de superposer les couches anciennes et contemporaines d’un tel projet, jouant alors avec les codes existants du bâtiment et ses programmes futurs, entre sa monumentale géométrie et l’installation d’usages nouveaux.
9
Angle des rues Copernic et Lauriston, Paris XVIe, 2017
« Ces réservoirs sont un endroit magnifique et écologique. Il y a des oiseaux, des canards et le réservoir d’incendie contient de nombreux poissons [...] Cet endroit calme et écologique est la respiration du quartier.» 1
«Vous parlez de respiration mais moi, je vois un mur de prison. Vous parlez de patrimoine naturel mais moi, je vois une pelouse.» 2
1 Avis d’un habitant du quartier lors de la réunion publique d’information du 19 octobre 2017 2 Avis d’un habitant du quartier lors de la réunion publique d’information du 19 octobre 2017 11
La masse : de la muraille extĂŠrieure aux piliers intĂŠrieurs
La surface : chemins de ronde entre bassins et façades voisines
Synthèse photographique choisie des Réservoirs de Passy
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Usine de la Villette Usine de la Villette
Pompe à feu de Chaillot
Usine d’Auteuil
Pompe à feu de Chaillot
Usine d’Auteuil
Eau pompée depuis la Seine et le canal de l’Ourcq
Eau pompée depuis la Seine et le canal de l’Ourcq
Eau non potable redistribuée
Eau non potable redistribuée
Cycle de l’eau grise dans l’Ouest Parisien
Sous réseau de Passy
Sous réseau de Passy
I
UN MONUMENT IMMUABLE
Les réservoirs de Passy ont été conçus par Eugène Belgrand et construits de 1858 à 1866 puis 1898 pour le dernier bassin. L’ingénieur hydraulique engagé par le Baron Haussmann était en charge de la modernisation des réseaux dans le cadre du projet de transformation de la ville de Paris sous le Second Empire. Cet édifice de la ville moderne a pour but de stocker de grandes quantités d’eau potable et non potable provenant de la Seine et du canal de l’Ourcq. L’eau pompée et préalablement filtrée à l’usine d’Auteuil et l’usine de la Villette est acheminée jusqu’à ce point haut de la colline de Chaillot avant d’être mise sous pression puis redistribuée dans le réseau de l’Ouest parisien. L’eau non potable, encore en usage sur une partie du site, alimente les réservoirs de chasses d’égoûts ainsi que les fontaines des parcs et jardins du secteur. C’est donc un circuit de l’eau précisément réglé depuis plus de 150 ans qui constitue la base de la conception et de l’utilisation du site des réservoirs de Passy.
15
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LA VILLETTE
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Frise chrono-fonctionnelle des Réservoirs de Passy
17
Vue aérienne vers l’Est - Bing maps, 2017
18
Dans le cadre de l’appel à projet «Réinventer Paris II» lancé en 2017 par la Ville de Paris, deux des quatre bassins du site, aujourd’hui désaffectés, sont ouverts à la consultation dans le but d’y installer un projet urbain innovant : - le bassin de réserve (723m²) le plus petit bassin, situé contre les pignons d’immeubles voisins, il culmine à +5.50m et héberge une population de carpes noires. - le bassin de Villejust (2390 m² au sol, 7170 m² total) couvert d’une dalle engazonnée afin de conserver la fraîcheur de l’eau et d’éviter toute contamination, ce bassin comprend deux réservoirs; l’un inférieur, ayant contenu de l’eau non potable, et le second, supérieur, ayant contenu de l’eau potable. Dessiné sur la même base que les deux autres bassins Bel-Air et Copernic, il s’élève à +9.04m Tous deux inutilisés par Eau de Paris car devenus obsolètes, ces bassins se trouvent aujourd’hui disponibles pour accueillir un programme et une architecture pouvant révéler leur géométrie et leur histoire à un public curieux.
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1
LE MONUMENT, TOUTE UNE HISTOIRE
Lorsque l’on aborde l’idée de monument, des notions telles que le grandiose ou l’historique nous viennent à l’esprit, mais quelle pourrait être la définition du monument, notamment dans notre époque contemporaine, au XXIe siècle ? Selon le site Larousse.fr :
Monument : nom masc. du latin monumentum, de monere, « faire se souvenir » - Ouvrage d’architecture, de sculpture, ou inscription destinés à perpétuer la mémoire d’un homme ou d’un événement remarquable. - Ouvrage d’architecture remarquable d’un point de vue esthétique ou historique. - Littéraire Œuvre majestueuse, imposante, durable, dans un genre quelconque : Ce livre est un monument de la littérature.3
3
Site Larousse.fr, définition de «Monument» 21
Plan et coupe originaux, Eugène Belgrand, 1860
22
Un monument se définirait donc comme un ouvrage notable voire exceptionnel, représentant la grandeur d’un homme, d’un fait historique ou d’une époque. Il porte en lui les codes fonctionnels et esthétiques d’un style ou d’une mode, le rendant à la fois aisément situable dans le temps et porte-drapeau de la mouvance architecturale dans laquelle il s’inscrit. La définition appliquée ici à la littérature insiste sur la portée symbolique du monument : il est ancré dans l’histoire, « majestueux » et « durable ». C’est avec ces notions à l’esprit que nous étudierons le cas des réservoirs de Passy. Sur le site, deux dimensions de la monumentalisation se superposent : D’une part, le monument industriel, par son usage purement utilitaire et la sobriété de son écriture architecturale sublime l’élément fondateur de sa conception, l’eau grise de Paris. C’est en effet son appartenance aux grands travaux parisiens de la seconde moitié du XIXe siècle qui lui donne tout son sens : il est un exemple de toute l’énergie déployée à cette époque pour équiper la ville de Paris en infrastructures modernes et efficientes. Cette rénovation de Paris à grande échelle, voulue par Napoléon III, s’écoulera de 1852 à 1870 afin de rendre la capitale plus saine et ouverte vers l’avenir.
23
C’est ici la conception de la ville moderne et de son alimentation en eau et en énergie qui nous est légué. Les modes constructifs robustes et l’allure générale de cette infrastructure simplement décorée de motifs de pierre illustrent les idéaux et les styles de ce Paris de la Révolution Industrielle. D’autre part, c’est notre lecture contemporaine - et déformée - des espaces qui le caractérisent qui crée un second niveau de lecture, basé sur le souvenir et l’évocation de monuments connus. En effet, les grands volumes nécessairement produits pour la construction de cet équipement industriel nous apparaissent aujourd’hui remarquables et dignes de la qualification de monument. L’architecture fonctionnelle d’alors pensée pour le stockage de l’eau s’incarne aujourd’hui tel le témoignage magistral d’une époque révolue. C’est le travail de mémoire qui transforme ici l’infrastructure en monument, faisant de ses éléments de composition des codes de reconnaissance d’un bâtiment remarquable.
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2
ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS CRÉATION D’UN VOCABULAIRE
Ayant défini la notion de monument et circonscrit celle-ci autour du cas des réservoirs de Passy, nous voyons se dessiner les niveaux de lecture permettant de considérer l’édifice comme un bâtiment monumental. Cependant, nous nous trouvons toujours confrontés à la difficile tâche de compréhension de ce potentiel monument. Nous l’aborderons donc de manière plus analytique, en décryptant et en observant séparément chacun des éléments qui le caractérisent. Nous entreprendrons donc un travail de classification des composants fondamentaux de ce site, afin de développer un vocabulaire nous permettant de qualifier le site par des points clés, révélateurs de sa qualité de monument.
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UN MONUMENT INTOUCHABLE Les éléments constitutifs, création d'un vocabulaire UN MONUMENT INTOUCHABLE Les éléments constitutifs, création d'un vocabulaire
U L
La muraille
La muraille Les voûtes
C c (p
La muraille
UN MONUMENT INTOUCHABLE Les éléments constitutifs, création d'un vocabulaire
La muraille
R o ra
La La cave/grotte cave/grotte
Les bassins
L’eau
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La cave/grotte Les piliers La cave
Les piliers
V
La surface
Les voûtes
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Les voûtes
Les piliers
Les voûtes Les façades et pignons voisins
26
B
La muraille : Depuis la rue, les réservoirs ne laissent aucun indice sur leur usage et sont entourés de hauts murs de pierres aveugles.
Les bassins : La fonction primordiale du lieu entraîne immanquablement la présence de bassins. Trois d’entre eux se trouvent à l’air libre, rendant l’eau très présente dans le paysage.
La cave : Bien que l’édifice ne se trouve pas en sous sol, il se comporte néanmoins comme un souterrain, n’étant absolument pas ouvert sur la ville et ayant une atmosphère singulière, sans véritable apport de lumière.
Les voûtes : Au coeur du réservoir inférieur, c’est la trame de piliers et des voûtes qui constitue un paysage remarquable et grandiose.
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Les façades et pignons voisins
Nua
Les voûtes
La cave/grotte
Bro
L’étagement L’eau La masse, l'inertie, hermétique
La cave/grotte
Lum
L’horizon surélevé La surface
Lum
Les piliers
Les piliers
Arc
L’horizon intermédiaire Les façades et pignons voisins
Bru
L’horizon souterrain Les voûtes
Plu La masse, l'inertie, hermétique
Les voûtes
28
Con
L’étagement : Le réservoir de Villejust articule deux réservoirs superposés distincts l’un de l’autre. Une coupe dans l’édifice révèle cette stratification et ce rapport d’échelles.
L’horizon surélevé : Au point le plus haut, on profite d’un horizon surélevé, entouré de grandes surfaces engazonnées ou aquatiques à une altitude peu commune, entourées par les façades parisiennes.
L’horizon intermédiaire : Au niveau du réservoir supérieur, on évolue dans un espace très étendu et tramé de poteaux de 0.37m de section. La hauteur sous plafond est quant à elle d’échelle domestique.
L’horizon souterrain : Au plus bas niveau, au sein du réservoir inférieur, on retrouve la surface tramée du niveau intermédiaire, cependant, la hauteur sous voûte et la section des piliers confèrent une dimension magistrale à l’espace.
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Que déduire alors, de ce vocabulaire ainsi constitué ? Les caractéristiques principales des réservoirs de Passy, illustrées par ces éléments isolés, font toutes écho à l’énergie hydraulique. La massivité des éléments structurels, les hauts volumes ou encore l’étagement de différents niveaux : toutes les qualités propres au site ont été conçues dans le but de contenir ces immenses volumes d’eau destinée au réseau de l’Ouest Parisien. Les dimensions hors normes des épaisseurs de murs, des hauteurs de voûtes et la fréquence des piliers ainsi que leur section impressionnante de 1.31m à leur base au niveau inférieur sont directement liées aux charges des grandes quantités d’eau stockées dans ce bâtiment pendant plus de 140 ans. Ce site remarquable, que nous traitons en tant que monument, tire donc ses proportions de la réaction physique de l’élément eau lorsqu’il est contenu dans un volume étanche. La sobriété et la dimension purement utilitaire de ces formes architecturales contribue à accentuer la lecture magistrale du site.
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3 ENJEUX D’UN SITE AUX ESPACES HORS NORMES Les éléments fondamentaux du site des réservoirs de Passy, chacun indépendamment, renvoient très clairement à des notions fortes de monumentalisation. Les hauts murs de pierre hourdière, épais, longs et aveugles, imposent leur allure colossale, et ainsi laissent présager de la présence d’un programme inhabituel en leur sein. Cependant, pour deviner de l’occupation précise du lieu, ils ne laissent d’autres indices que le blason de la Ville de Paris, décorant sobrement les angles chanfreinés du bâtiment. Les piliers et voûtes, bien que représentés ici dans des proportions peu communes laissant une grande place à la masse structurelle, font écho à des formes architecturales éternelles et intemporelles, mises en œuvre depuis l’ère grecque, il y a de cela plusieurs millénaires. Associées à la grande échelle et la massivité du bâtiment, ces formes structurelles de piliers, de voûtes, ou les effets de soubassement évoquent les formes classiques employées dans la formalisation de bâtiments majeurs dans la ville : mairie, tribunal, théâtre,...
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Blason de la Ville de Paris à l’angle du réservoir
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Organisés ensembles, ces éléments constitutifs créent l’identité et l’ambiance du lieu, indubitablement monumental, dans une définition qui lui est propre. En effet, a-t-on déjà vu pareil lieu, hermétique depuis la rue et offrant pourtant un panorama remarquable; alliant la masse d’une grotte et l’élégance d’une voûte; la puissance de l’eau et la sérénité d’un paysage préservé? Ce lieu énigmatique, niché en plein cœur du XVIe arrondissement, révèle ainsi des potentialités inédites. Il porte en lui un imaginaire fort, lié au contexte de sa conception, de son utilisation industrielle et de sa formalisation singulière. De plus, sa fermeture vis à vis de l’espace public et son caractère très méconnu, même par les habitants du quartier, accentue la dimension introspective du lieu, fonctionnant en total détachement du reste de la ville, concentré sur ses propres qualités, qu’elles soient géométriques ou atmosphériques. Comment alors projeter un programme et une occupation contemporaine en un tel bâtiment? Comment rendre accessibles ces espaces tout en préservant les qualités fondamentales du lieu, sa force et son mystère ?
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Dépassant l’idée évidente de préserver et révéler les caractéristiques du lieu, peut-être pouvons-nous tirer parti de celles-ci, c’est-à-dire profiter d’une architecture qui se protège de l’extérieur et notamment des fluctuations du climat. L’enjeu ici est de remobiliser ce monument hermétique et de l’ouvrir à de nouvelles fonctions, dans la veine d’une politique de reconquête des réserves foncières que sont les infrastructures et bâtiments industriels en cœur de ville. Situés dans le tissu urbain, ils sont des espaces charnières et peuvent jouer un rôle capital dans le challenge d’un développement urbain durable.
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Digestible Gulf Stream, Philippe Rahm architectes, 2008
II POUR UNE ARCHITECTURE DU CLIMAT PLUTÔT QUE DE LA FORME Au coeur d’un espace ancien, monumental et relativement étanche au monde extérieur, comme détaché de la ville qui l’entoure, c’est la notion de présence qui prime. La présence du lieu pré-existant, constituée par son histoire confère une identité à l’espace, empreint alors d’une atmosphère particulière. C’est la présence de l’humain, traversant la masse constante et pérenne, qui met en relation ce lieu qu’elle habite avec le reste de la ville. La perception d’un corps par un autre, la mesure réciproque des proportions, des temporalités et des matières met l’architecture en mouvement et fait fonctionner l’espace. Ces corps en présence trouvent alors une échelle commune dans leur environnement atmosphérique, soulevant ainsi la question des conditions qui les entourent. La réflexion nous permettant d’explorer la notion d’’espace immersif en relation avec le corps est portée par l’idée du climat. L’approche climatique et atmosphérique du lieu, et ainsi de l’architecture, serait-elle un moyen de mieux comprendre et explorer la présence d’un site existant? Pouvons-nous explorer les rapports entre un monument et son public par la notion souple et flottante du climat ? 37
1
UNE MULTIPLICITÉ DES PAYSAGES ET DES CONFORTS
L’espace occidental régit par les lois de la normalisation et de l’homogénéisation thermique voit chaque espace isolé puis chauffé ou climatisé pour atteindre un climat unique dit confortable d’une température entre 19°C et 21°C et une hygrométrie idéale comprise entre 50% et 60% d’humidité dans l’air. Il est pertinent de prendre du recul face à cette norme. L’une des raisons de cette réflexion, parmis les plus visibles, est l’influence de ce mode de vie sur notre environnement naturel, notamment dans le cas de l’exploitation d’énergies fossiles. En effet, climatiser nos espaces intérieurs dans le but de se protéger des variations du climat extérieur augmente paradoxalement notre consommation des énergies qui tendent à accentuer les changements climatiques et le réchauffement global. Ce cercle vicieux ne peut être stoppé sans une réflexion profonde de nos modes d’habiter. La question posée ici est donc d’explorer d’autres façons d’habiter nos espaces intérieurs, afin de réguler nos consommations énergétiques mais également de profiter d’une diversité des climats au quotidien, et ainsi de mieux explorer les espaces architecturaux dans leur globalité et par tous nos sens.
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Le Kotatsu ne chauffe que les personnes assises autour de la table et couvertes par le tissu
Un petit poĂŤle est installĂŠ sous la table, ne chauffant que ce qui se trouve en dessous : les pieds froids
Fonctionnement du Kotatsu, table chauffante japonaise
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Il convient cependant de distinguer l’environnement occidental chauffé uniformément par radiateurs à conduction de l’environnement intérieur oriental et notamment japonais plus complexe et aux sensations de confort plus variées. En effet, le panel d’ambiances auxquel se confrontent les usagers nippons est bien plus large, coordoné par différents systèmes de chauffages adaptés à l’usage (matelas ou cuvette chauffants, radiation sous la table à manger, appareil d’appoint, …) le tout dans un espace globalement plus froid que dans nos habitations occidentales. Dans ces espaces, l’air inspiré n’est pas forcément à la même température que les objets de la maison ou que les aliments ingérés. Sans vanter la supériorité absolue d’un espace aux différences de températures plus marquées, il convient d’admettre qu’une approche plus complexe et sensible de la thermique permet de réguler les besoins énergétiques tout en apprenant à mieux cerner les notions de conforts. Évoluer dans des espaces uniformément chauffés et éclairés ne nous permet pas d’apprécier la diversité des paysages climatiques, au même titre que nous pouvons parfois profiter d’une diversité d’espaces architecturaux.
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Cette richesse d’ambiances et de conforts permettrait de sortir de l’homogénéisation climatique systématique qui engendre des espaces stériles et immobiles, qu’ils soient publics (centres commerciaux, commerces, bureaux) ou privés. En effet, toutes les pièces de l’appartement sont généralement chauffées à la même température, sans tenir compte ni de l’habillement, ni de l’activité que l’on y pratique. Une contre proposition de cette standardisation pourrait être l’asymétrie thermique, provoquée par une polarisation entre une ou plusieurs sources chaudes et une ou plusieurs sources froides. Ce déséquilibre permet un mouvement de l’air ainsi que des usagers de l’espace, créant ainsi un paysage sensible stimulant, ouvert à l’exploration. Réfutant la logique d’un chauffage unique et homogène, l’idée est ici de défendre une architecture s’adaptant aux lois du climat et proposant un panel de conforts plus riche. Dans de nombreux habitats vernaculaires, les pièces se trouvent plus ou moins proches de la source de chaleur que sont le poêle ou la cheminée en fonction de leur usage et leur occupation. Les espaces viennent donc se développer dans la partie de l’espace leur étant la plus favorable, en termes de température, d’humidité et d’éclairement. Ce modèle a prouvé son efficience et sa pertinence.
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Domestic astronomy, Philippe Rahm architectes, 2009
Dépassant le clivage forme / fonction, l’approche climatique propose une conception spatiale tierce, offrant un point de vue différent sur la hiérarchie des espaces. En s’intéressant à la complexité de perception des conforts dans l’espace intérieur nous pouvons prendre conscience du poids des conventions spatiales et ainsi repenser les manières d’habiter. Le climat comme moyen architectural est un outil pour déjouer ces codes et réinventer des usages en les abordant d’un autre point de vue. N’étant pas une simple couche de solution technique, l’architecture atmosphérique permet de modifier notre approche du lieu habité.
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Comme l’évoque Philippe Rahm, on peut alors :
« ... rompre avec la désignation fermée et univoque des chambres […] libérer l’espace de la fonction en envisageant l’ensemble de la maison comme une atmosphère climatique […] Mur, sol, plafond, colonne ne sont plus les éléments principaux de l’architecture qui sont remplacés par la vapeur, la chaleur, l’air et la lumière. Et si l’on parle encore de distribution ou de composition, ce n’est plus de celles de pièces, de corridors ou d’espaces mais de convection, de conduction, de radiation ou de condensation. »4 Une architecture climatique permet donc de construire des paysages fluctuants, ouverts, que l’on interprète en habitant, déjouant les codes sociaux classiques pour placer les usagers sur un pied d’égalité. Cette approche sensible est porteuse d’architecture riche de qualités sociales et spatiales, une architecture qui a du sens, à l’inverse de recherches formelles ou esthétiques potentiellement vaines.
4
«Architecture météorologique», Philippe Rahm, p104 44
2
EXPLORATION SENSIBLE DU LIEU
L’architecture atmosphérique, en tant que perception neuve et émancipée des conventions occidentales classiques, serait-elle une porte d’entrée dans l’exploration architecturale d’un lieu ? C’est l’hypothèse qui est faite ici, en supposant qu’une exploration par les ambiances permettrait de développer une compréhension plus attentive du bâtiment et ainsi de mieux cerner l’atmosphère singulière des réservoirs de Passy. Étant stimulé de façon sensible, l’usager peut alors apprécier les matières, dimensions et climats des espaces qu’il traverse. Les caractéristiques atmosphériques du lieu participent alors à la mesure de sa qualité : chaud/ froid, humide/sec, vaste/étriqué, … Ainsi, c’est la perception sensible qui l’emporte sur les goûts esthétiques. La compréhension inconsciente du volume, par les mouvements d’air ou la propagation des sons par exemple éveille l’intuition et le désir d’amorcer un parcours dans le bâtiment. Ces géographies sensuelles et émotionnelles produisent des paysages évocateurs, entre perception sensible, souvenirs et exploration artistique.
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Sans imposer une forme ou un usage, ce sont les ambiances qui guident l’usager dans le bâtiment. Elles permettent de saisir la plus éphémère et complexe des impressions psychiques subconscientes : saisir l’entière atmosphère d’une pièce en un instant.
« J’entre dans un bâtiment, je vois un espace, je perçois l’atmosphère et, en une fraction de seconde, j’ai la sensation de ce qui est là.» 5 Le climat et la météorologie, champs de l’invisible et de l’immatériel, ont longtemps été réservés aux techniques de l’ingénieur, écartés donc de l’architecture, monde qui se construit à partir de plein, de matière, de visible, de palpable. Pourtant, l’architecture, par l’art d’agencer les pleins, a pour mission essentielle de caractériser le vide qu’elle produit et qu’elle offre comme habitat. Elle emplit son rôle primordial d’abri en soustrayant à cet espace intérieur des qualités de l’air comme le froid ou le vent pour le rendre plus confortable. Le vide a ici un rôle majeur, cet invisible que l’on parcourt et que l’on ressent.
3 « Atmosphères : environnements architecturaux - ce qui m’entoure », Peter Zumthor, p13 46
C’est ce vide précisément qui qualifie l’espace dans lequel on se trouve, que l’on comprend instantanément. Le plein, constitué de la masse des objets architecturaux n’est alors que la limite qui vient caractériser un creux que l’on habite. Invisible et flou, le vide n’est pas mesurable comme l’est le plein, il est, comme l’explique Philippe Rahm :
« ... vaporeux, dilaté, perméable, il nous pénètre en même temps qu’on le pénètre, s’infiltre dans notre corps, dans nos poumons, gagne notre sang et notre cerveau, se mélange à notre propre corps.»6 Tandis que les pleins ont une histoire riche et évolutive, entre modes, révolutions ou retour aux influences anciennes, le vide a lui été souvent laissé de côté, n’étant abordé que de manière plus rare, ses phénomènes parfois expliqués de manière hasardeuse.
6
«Architecture météorologique», Philippe Rahm, p36 47
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IMAGINAIRES DU VIDE ET SCÉNARII PROJETÉS
En tentant d’expliquer le comportement de l’air et du vide, les Hommes ont pu explorer différents moyens de qualifier les phénomènes observés. Tandis que les premières approches tenaient de la mythologie et de la religion, les compréhensions partielles et tâtonnantes ont progressivement évolué vers une méthode plus scientifique menant à la mesure, la prédiction et enfin le contrôle météorologique. Cette évolution dans l’approche du climat et du vide marque des changements notables de perception du monde et de la nature au fil du temps. Jusqu’au XVIIIe siècle, ce sont les théories d’Aristote qui prédominent, considérant les quatre éléments majeurs : eau, air, feu et terre comme les fondements de l’univers. En effet, on admettra pendant longtemps que leurs caractéristiques chaud, froid, humide ou sec pourraient influencer les tempéraments des hommes : sanguin, flegmatique, mélancolique ou colérique. Le vide et l’air véhiculent alors beaucoup de croyances populaires, qu’elles soient vérifiables ou non. On trouve dans les « Traités d’Hippocrate sur les Vents et les Lieux » datant du Ve siècle avant JC des relations de causalité entre climat et humeur, convictions encore
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parfois partagées aujourd’hui. Les villes venteuses auraient des habitants bilieux, tandis qu’un vent d’est donnerait un esprit vif et pénétrant aux hommes. Vitruve reprend ces notions et les évoque dans le sixième livre « De Architectura » au Ier siècle avant JC :
« C’est encore à la subtilité de l’air, à la chaleur du climat, que les peuples méridionaux sont redevables de cette activité dans la conception de leurs projets. Les septentrionaux, au contraire, assoupis par la densité de l’air, refroidis par l’humidité de l’atmosphère, ont de l’engourdissement dans l’esprit... Il ne faut donc pas s’étonner que la chaleur donne de la vivacité à l’esprit de l’homme; le froid, au contraire, de la pesanteur.»7 Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’air, et le vide, seront approchés plus finement, compris comme un fluide composé de différents gaz que l’on commence à répertorier. Au cours du XIXe siècle, c’est Louis Pasteur qui, dépassant l’étude des propriétés physiques de l’air, en découvrira les propriétés biologiques, à savoir qu’il transporte germes et microbes en suspension.
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« De Architectura : Livre VI », Vitruve, env. -15, 1.9-10 50
À l’heure actuelle, la connaissance du vide demeure encore incomplète, tandis que nous explorons ses caractéristiques électromagnétiques. Au delà des tentatives d’explication du climat et de ses impacts sur l’Homme, les œuvres fictionnelles et la mythologie se sont emparées des imaginaires du vide afin de fantasmer sur des monde futurs ou parallèles. L’idée d’un Printemps éternel est probablement la plus répandue, décrivant un lieu dont la température idéale de 28°C serait assurée toute l’année, rendant tout abri ou habillement superflu. On trouve également des œuvres présentant un certain appui scientifique comme le roman « Sans dessus dessous » de Jules Verne en 1889 dans lequel il imagine une Terre redressée de son axe de 23°, la rendant parfaitement perpendiculaire à l’orbite qu’elle décrit autour du soleil. Les saisons sont ainsi supprimées au profit d’un printemps perpétuel où il ne ferait jamais ni trop chaud ni trop froid. L’exemple du «Dome Over Manhattan» imaginé par Buckminster Fuller et Shoji Sadao en 1960 poursuit ce fantasme d’un monde intérieur, protégé des caprices météorologiques. Ces conceptions d’un monde idéal portent généralement l’idée d’une utopie sociale, délaissant l’humain de tous codes et hiérarchie, afin de baigner dans une douceur de vivre égalitaire.
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Dome Over Manhattan, Buckminster Fuller & Shoji Sadao, 1960
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Autant au travers d’oeuvres fictionnelles que de théories scientifiques, les Hommes ont pu explorer les imaginaires du vide, caractérisé par les vents, les températures, l’humidité ou encore la lumière qui le traverse. Celui-ci porte indéniablement une dimension d’irrationnel et de superstitieux, laissant place à de nombreuses potentialités pour tenter d’expliquer les mystères de cet élément invisible. Lorsque ces potentiels sont mis en oeuvre dans le champ de l’architecture, il en découle des espaces riches, tant sur le plan spatial que sur le plan narratif. En générant des météorologies dans l’espace, de nouveaux scénarii apparaissent : on projette des saisons et des journées, on modifie les longueurs du jour ou de la nuit. L’architecture ne génère alors ni signe ni fonction, mais des moments, des saisons à habiter physiquement. Elle décale, prolonge ou crée des temporalités suspendues, hors des rythmes naturels. Ces projections de l’esprit font appel à la compréhension inconsciente que chacun a des climats et atmosphères qu’il traverse. Passant d’un lieu chaud, sec et éclairé à un autre froid, humide et sombre, nous pourrions aisément nous projeter dans un voyage dans le temps et l’espace : d’un été espagnol à un hiver scandinave.
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Les Thermes de Passy, espace climatique Ă explorer, 2017
III
ENGAGER LE PROCESSUS ARCHITECTURAL
Outil d’exploration et de projection d’imaginaires au coeur d’un lieu singulier, la pensée climatique de l’architecture peut également devenir un outil de conception à part entière. Dans un monument comme les réservoirs de Passy, à la géométrie et la structure très affirmées, l’approche atmosphérique de l’espace peut s’avérer être une ruse intéressante. En effet, les éléments fluctuants que sont les composants climatiques peuvent s’immiscer dans les formes existantes et ainsi souligner la spécificité du lieu. Malgré la pertinence d’une telle démarche, la mise en oeuvre d’une architecture dite climatique peut s’avérer complexe, à la croisée de domaines artistiques et sensoriels, tout en réopondant aux considérations concrètes de la programmation. Dans la continuité de l’histoire industrielle des réservoirs et de leur lien à l’eau en tant qu’élément fondateur, il apparaît évident qu’une réflexion climatique, notamment tournée vers la mise en fonctionnement du cycle de l’eau doit être mise en place. Elle permettra d’engager la réactivation du lieu par le biais d’un élément significatif du site.
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1
COMPLEXITÉ D’UNE APPROCHE CLIMATIQUE CONCRÈTE
L’intention louable de remobiliser les éléments invisibles et immatériels que sont le climat et la météorologie d’un espace se concrétise par ’une tâche ardue. En effet, dans un domaine où le dessin du plein et de la masse prévalent, il peut être complexe de recentrer le processus de conception sur ces notions invisibles et impalpables. Pourtant, amener le flâneur à mieux percevoir les dimensions sensibles que sont les sensations thermiques, plastiques, olfactives, cutanées, hormonales, auditives ou même gustatives sont autant de moyens de lui faire redécouvrir l’espace construit et concret. De plus, l’approche climatique du projet est un moyen d’influer sur les éléments esthétiques, la structure ou la composition de celui-ci. Penser le projet d’architecture par son système d’apport et de distribution de chaleur, de fraîcheur, de lumière ou d’humidité permet d’entamer la conception architecturale d’un autre point de vue, privilégiant le dessin de géographies nouvelles et d’espaces aux consommation raisonnées.
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Open Climate, Philippe Rahm, 2006
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Philippe Rahm est un des rares architectes français a s’être véritablement emparé de la question d’une « architecture météorologique ». Ses réalisations, entre pavillons artistiques et réelles demandes programmatiques illustrent à elles seules un large champ de possibilités en la matière. La majeure partie de son travail se trouve dans le champ de l’expérimentation, comme en 2006 avec le pavillon «Open Climate», espace test pour aborder la formalisation d’un atelier dans la nouvelle école des Beaux-Arts de Nantes. L’espace propose différentes zones où s’installer, en fonction des besoins en lumière et en chaleur, migrant en hauteur ou en profondeur dans le volume pour acéder aux conditions adéquates voulues. Il réalisera également des œuvres pour le Life de Saint-Nazaire, notamment en 2008 avec le projet «A Winter Beach», reproduction d’un rayonnement solaire chargé en UVA comme on peut en faire l’expérience en bord de mer, ici placé dans l’espace intérieur qu’est la base sous marine du port. Ainsi, il reconstitue un environnement aux caractéristiques reconnaissables par les usagers, bien que transposées dans un contexte non habituel. L’architecte joue alors avec la perception émotionnelle d’un lieu, associant les souvenirs d’une journée d’été ensoleillée à la compréhension d’un espace d’exposition clos.
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Lowering Climate, Philippe Rahm, 2005
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L’équipe travaille également en 2005 sur le projet «Lowering Climate» pour un musée en Estonie, constitué d’enveloppes successives, comme autant de filtres qui séparent progressivement du climat extérieur, menant vers les entrailles du bâtiment à un air plus chaud, plus sec et un éclairage moins fort. Les œuvres viennent alors se placer dans les zones les plus adéquates en fonctions de leurs conditions de conservation optimales de 20 à 76% d’humidité et de 5 000 à 10 lux au centre du volume. Cependant, ce projet n’a pas été lauréat de la consultation et ne reste qu’un projet théorique. En effet, malgré l’expertise de l’agence menée par Philippe Rahm, l’accès aux projets d’architecture, et non uniquement aux travaux d’exposition, s’avère difficile, notamment dans le cas des commandes publiques. L’architecture climatique se voit souvent reléguée au champ seul de la recherche. Bien que cela s’explique en partie par la récente réappropriation de ces sujets par les concepteurs ainsi que par les nombreux questionnements dont les solutions sont encore en suspens, nous ne pouvons que déplorer le détachement forcé de cette approche de la réalisation concrète et du monde de la construction.
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CHAUD
Tropical
HUMIDE
Méditerranéen
Tempéré
LUMINEUX
SOMBRE
Aride Polaire SEC
FROID
Atlas des climats selon trois axes et projection d’imaginaires
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ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS CRÉATION D’UN VOCABULAIRE
Face au constat malheureux d’une approche climatique encore trop éloignée du monde de la construction, nous nous efforcerons de rendre cette dernière plus accessible et compréhensible. Nous l’aborderons donc comme la complexe notion de monument : de façon analytique, élément par élément. Qu’est-ce donc alors, que l’architecture climatique, et quels en sont les éléments constitutifs? Les moyens d’une telle approche, invisibles et légers, déjouent les limites physiques et produisent des lieux ouverts et fluctuants, libres à l’interprétation. Pression, dépression, température et humidité relative deviennent des outils de design architectural dans des espaces aux structures assouplies et aux significations dissipées. Au vu des conditions de formation ainsi que des effets causés, les composants seront classés selon trois catégories : les phénomènes de transmission de chaleur, les phénomènes optiques et les phénomènes précipités. Ces trois axes de définition permettent, lorsque croisés, de reconstituer tous types de climats.
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PHÉNOMÈNES DE TRANSMISSION DE CHALEUR
UNE MANIERE DÉTOURNÉE D'ENGAGER LE PROCESSUS ARCHITECTURAL Les éléments constitutifs, création d'un vocabulaire
UNE MANIERE DÉTOURNÉE D'ENGAGER LE PROCESSUS ARCHITECTURAL Les éléments constitutifs, création d'un vocabulaire
ConductionD'ENGAGER transmission directe de laARCHITECTURAL UNE MANIERE DÉTOURNÉE LE PROCESSUS Conduction transmission directed'un de la chaleur d'un corps au toucher d'un autre Les éléments constitutifs, création vocabulaire chaleur d'un corps au toucher d'un autre Conduction (pied sur un sol chaud) (pied sur un sol chaud)
Conduction transmission directe de la chaleur d'un corps au toucher d'un autre (pied sur un sol chaud) Radiation Radiation dissipation infrarouge, par infrarouge, par dissipation ondes électromagnétique (plafonds ondes électromagnétique (plafonds rayonnants)
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Radiation dissipation infrarouge, par ondes électromagnétique (plafonds rayonnants) Radiation Convection l'air traverse un corps (courant d'air ou ventilateur)
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PHÉNOMÈNES DE TRANSMISSION DE CHALEUR
Conduction : Transmission directe de la chaleur d’un corps à un autre par le toucher. La chaleur est transférée vers l’objet le plus froid, et inversement. Exemple : pied sur un sol chaud ou radiateur réchauffant l’air avec lequel nous sommes en contact. Radiation : Libération de la chaleur d’un corps dans l’environnement par dissipation infrarouge ou par ondes électromagnétiques qui traversent l’espace jusqu’à rencontrer un obstacle solide. Exemple : ondes du soleil dans l’univers ou lampes à infrarouges en terrasses. Convection : Évacuation de la chaleur vers des strates supérieures par un mouvement d’air traversant un corps. L’atmosphère est rafraîchie et la sensation de chaleur diminue. Exemple : courant d’air ou ventilateur.
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PHÉNOMÈNES OPTIQUES : APPORT DE LUMIÈRE
Fenêtre verticale : Ouverture latérale pratiquée dans un mur, généralement fermée par une baie et permettant un apport de lumière orienté ainsi qu’une vue vers l’extérieur Lumière zénithale : Source de lumière provenant d’une ouverture horizontale de type puits de lumière et émanant d’une percée dirigée vers le zénith, point le plus haut de la voûte céleste Source cachée : Ouverture offrant un apport de lumière généralement descendant, pratiquée dans un renfoncement ou étant camouflée par un élément architectural, n’offrant donc aucune vue directe. Second jour: Dispositif permettant d’éclairer un espace ne se trouvant pas le long d’une façade extérieure. La lumière traverse ainsi un premier espace avant de pénétrer dans un second.
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e
rayonnants) Arc-en-ciel Radiation dissipation infrarouge, par ondes électromagnétique (plafonds rayonnants) Radiation dissipation infrarouge, par Convection l'air traverse un corps Nuage ondes électromagnétique (plafonds (courant d'air ou ventilateur) Bruine rayonnants)
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PHÉNOMÈNES PRÉCIPITÉS Condensation : Passage de l’élément eau d’un état gazeux à un état condensé liquide se produisant généralement sur une surface froide. Nuage : Masse visible de gouttelettes d’eau condensées ou de cristaux gelés flottants dans l’air. Brume : Nuage en contact avec le sol, réduisant plus ou moins fortement la visibilité. Se forme lorsque un air froid se place au dessus d’une surface sèche ou aquatique plus chaude. Pluie : Précipitation produite par la condensation de vapeur d’eau atmosphérique contenue dans des nuages. Bruine : Précipitation formée de gouttelettes d’eau inférieures à 0,5mm de diamètre.
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Ces phénomènes climatiques constituent un vocabulaire nous permettant de reproduire les climats rencontrés dans l’environnement naturel. Ils peuvent être reproduits dans un espace clos tel un -arium, espace théorique tirant son nom d’un suffixe latin désignant un environnement artificiellement contrôlé pour un système particulier (aqua-arium, terra-arium). Les potentielles conditions atmosphériques ainsi créées viennent alors repenser l’espace occupé, transformant sa condition atmosphérique intérieure en réponse au climat extérieur. Les réservoirs de Passy, au regard de leur qualité hermétique et fermée vis-à-vis de la ville et leur forte instrospection peuvent aisément tenir le rôle d’-arium. Ils peuvent ainsi proposer en leur sein des effets différenciés de climat et d’atmosphère, sans subir l’influence directe du climat extérieur.
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3
CLIMAT ET ARCHITECTE PÉRENNE : DE LA PETITE À LA GRANDE ÉCHELLE
L’insertion d’éléments climatiques au sein d’un monument aux dimensions aussi magistrales que celui des réservoirs de Passy semble permettre de révéler sa dimension grandiose aux usagers. Le jeu des échelles, nous l’évoquions, permet ici de lier l’infiniment petit d’une gouttelette d’eau en suspension et le majestueux des piliers, des voûtes et des hauts murs massifs. La pérennité et la dimension quasi patrimoniale du site pré-existant se voient sublimées par une intervention moléculaire, tenant presque du scientifique ou de l’alchimique. La fluctuation des ambiances dans un lieu aux qualités d’éternel souligne la spécificité des deux approches. L’espace se vit et se comprend simultanément de deux manières différentes : comme une forme géométrique affirmée et comme un paysage mouvant. Le croisement de ces deux lectures se réhaussant mutuellement suscite alors l’intérêt du visiteur, provoquant les usages et les parcours. Le lieu devient alors une chimère entre deux conceptions spatiales distinctes, à mi chemin entre impression et évocation d’une part, géographie concrète et immuable d’autre part.
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Les climats installés dans l’espace monumental proposent une exploration de celui-ci selon des paysages arides ou polaires, tropicaux ou tempérés, étirés ou raccourcis, passés, présents ou futurs. Par la projection d’un imaginaire physiquement ressenti, c’est alors toute la profondeur historique liée à un édifice existant qui est réactivée. Le climat permet ici de mieux lire le passé du lieu. L’exploration d’un paysage climatique au sein d’un lieu ancien est un moyen de télescoper ses vies passées, présentes et futures. Dans le processus entamé de réhabilitation, il n’y a pas de «construction originale» d’Eugène Belgrand ni de «solution contemporaine» de ma part. La démarche de régénération par l’eau permet une fusion entre l’usage et la forme anciens et nouveaux. L’édifice raconte alors tout ce qu’il a vécu, à savoir son histoire entière, qu’elle soit passée comme actuelle. Au sein du projet, on saisit alors simultanément différentes temporalités sur un même objet architectural, à l’image de l’eau, visible selon différents climats et différents états, intégrée dans un cycle permanent. Le paysage artificiel dans lequel on se trouve, et que l’on choisit -ou non- d’accepter comme scénario de découverte du lieu vient recréer une eau
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«naturellement» saine, une Seine fictive d’un Paris préModerne, non polluée et nouricière. L’eau, élément fondamental du projet vient alors constituer la programmation, définir l’expression architecturale et réactiver enfin l’histoire du lieu. L’imaginaire des réservoirs est ainsi sublimé dans un lieu de production atmosphérique.
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Les Thermes de Passy, 2017
CONCLUSION C’est en regard du site, et par l’appréciation de ses qualités propres, que les notions de monument, puis d’approche climatique du processus architectural ont émergé. Du défi initial d’investir un lieu à l’histoire et à l’architecture fortes est née l’envie de réveiller ce site désaffecté par l’élément primordial de son édification : l’eau. Déjouant les pragmatiques questions de fonction ou de forme, c’est la pensée poétique et sensible d’une architecture «rusée» qui s’est imposée afin de sublimer le lieu unique des réservoirs tout en préservant au maximum ses caractéristiques si singulières. Sa géométrie, largement conservée, est ainsi révelée et rendue perceptible par les usagers. C’est donc par l’exploration de climats et d’atmosphères que l’édifice est offert aux usagers, laissant libre la compréhension et l’appréciation des temps passé et présent au sein des réservoirs. Toujours hors du temps et hermétique, l’équipement s’ouvre discrètement sur la ville afin d’offrir sa magie aux curieux désireux de traverser les épais murs de pierres.
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REMERCIEMENTS Synthétisant l’approche adoptée dans le cadre d’un projet de réhabilitation des réservoirs de Passy, ce document est le fruit d’une réflexion menée en parallèle et en perpétuel dialogue avec le travail de conception architecturale. Sa réalisation est donc intimement liée à celle du projet d’architecture et introduit les thèmes de réflexion qui ont accompagné la démarche dans son entièreté. Ansi, je voudrais remercier les personnes m’ayant accompagné dans la rédaction de ce travail ainsi que dans le développement du projet. Je remercie Mr François Defrain et Mme Marine Le Roy, professeurs encadrants du studio U-topos pour leur présence, leur attention et leurs remarques pertinentes tout au long du semestre. Je voudrais également remercier les autres élèves pour l’ambiance de camaraderie au sein de l’atelier, et plus particulièrement les membres d’U-PFE, soutiens indéfectibles durant le semestre et aujourd’hui amis. Je remercie enfin ma famille et notamment mes parents pour m’avoir écoutée et soutenue même au cours de périodes plus difficiles.
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BIBLIOGRAPHIE « Météorologie des sentiments » Philippe Rahm, Paris, Les petits matins, 2015, 104p « Architecture météorologique » Philippe Rahm, Paris, Archibooks, 2009, 123p « Hot to Cold: an odyssey of architectural adaptation » Bjarke Ingels, Cologne, Taschen, 2015, 712p « Arium : Weather+Architecture » sous la direction de Jürgen Mayer H. & Neeraj Bhatia, Ostfildern, Hatje Cantz, 2010, 311p « Atmosphères : environnements architecturaux ce qui m’entoure » Peter Zumthor ; traduction de l’allemand par Yves Rosset, Berlin, Birkhäuser, 2008, 75p « Empathic space, the computation of human centric architecture » Christian Derix & Asmund Izaki, Revue Architectural design, profile 231, n° 5, Londres, Wiley, 2014, 144p
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« Constructions modernes dans un environnement ancien » Exposition de la Bayerische Architektenkammer et de la Neue Sammlung München, Friedrich Kurrent, Christian Norberg-Schulz, Manfred Sack, Munich, Neue Sammlung, 1978, 95p
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Références graphiques : Air conditions - Restoring the public Roman Kekel, Oslo School of Architecture, 2017, Koozarch.com, couverture Vue aérienne des réservoirs de Passy Bing maps, 2017, p18 Extraits de plans et coupes originaux, Eugène Belgrand, 1860, Data Room Réiventer Paris II, p22 Digestible Gulf Stream Philippe Rahm, 2008, philipperahm.com, p34 Fonctionnement du Kotatsu Solidrop.net, p38 Domestic astronomy Philippe Rahm, 2009, philipperahm.com, p41 Dome Over Manhattan Buckminster Fuller, 1960, Treehugger.com, p50 Open Climate Philippe Rahm, 2006, philipperahm.com, p58 Les illustrations n’étant pas citées dans la bibliographie ont été réalisées par mes soins.
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