Denis Baud
Alfred Nakache le nageur d’Auschwitz
HISTOIRE LOUBATIÈRES
Je voudrais remercier tous ceux qui, d’une manière proche ou lointaine, ont contribué à l’élaboration de ce livre : La famille Nakache, et particulièrement Marie Nakache, Robert Nakache et Yvette Benayoun Nakache, dont la gentillesse et la générosité ont permis à ce projet de prendre forme, en me donnant l’accès aux archives et aux souvenirs familiaux ; le producteur Philippe Cosson, qui a largement partagé avec moi le fruit de ses recherches ; toutes les personnes qui ont donné de leur temps en répondant à mes questions : Simone Faulon, Ginette Sendral, Jean Boiteux, Jo Bernardo, André Borios, Mme Mamelonet, M. Rosenberg, Lucien Lazarus, Robert Veliounsky, Éric Lahmy ; Erick Dupouy qui m’a accompagné aux archives ; ma famille qui m’a indéfectiblement soutenu, et particulièrement Katia, ma femme, qui a participé à la rédaction finale ; Le Mémorial de la Shoah, avec l’aide de Claude Singer à Paris et d’Hubert Strouk à Toulouse ; le Musée de la Résistance et de la Déportation de la Haute-Garonne, et son directeur Guillaume Agullo ; les Dauphins du TOEC, et leur entraîneur Frédéric Barale ; Et mes mentors de l’Université de Toulouse-Le Mirail, Rémy Pech, Didier Foucault et Alain Baubion-Broye, qui m’ont toujours soutenu. D. B.
ISBN 978-2-86266-591-7 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2009 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex www.loubatieres.fr Photographie de couverture : Germaine Chaumel
DENIS BAUD
Alfred Nakache le nageur d’Auschwitz préface de Didier Foucault
HISTOIRE LOUBATIÈRES
Préface
La biographie sportive est un genre littéraire à la mode. Quelques victoires sur un stade, une coupe, une médaille ou un record prestigieux… Et voila qu’au rayon « librairie » des supermarchés surgissent les confidences insipides et platement romancées d’un(e) champion(ne) de vingt ans. Productions éditoriales évanescentes, rapidement promises au pilon ; à l’image du sport spectacle d’aujourd’hui ; tourbillon de l’éphémère, qui inonde les écrans et s’exhibe sur les panneaux publicitaires. Vite consommé, vite oublié, vite renouvelé par les performances d’une nouvelle star des podiums. Qu’on se garde bien de toute confusion : la biographie d’Alfred Nakache, composée par Denis Baud, n’a rien à voir avec ces feuilles volantes, qui méprisent autant le public auquel elles s’adressent que les athlètes dont elles exploitent la renommée. Certes Nakache a été un champion, une « vedette » même, comme on disait en son temps. Dans la mémoire collective de la natation française, il demeure l’une des gloires de ce sport : le successeur de Jean Taris, le modèle et l’aîné d’Alex Jany et de Jean Boiteux, ses amis toulousains ; bien avant que ne brillent Alain Gottvalès, « Kiki » Caron, Alain Mosconi, Franck Esposito et la pépinière de nageurs qui, de nos jours, ont pris le sillage de Laure Manaudou et d’Alain Bernard. Serait-il vraiment utile de revenir aussi loin en arrière, s’il s’agissait simplement d’exhumer les comptes rendus de la presse sportive des années 1930-1940 et les reportages complaisants des magazines ? L’intérêt serait bien mince, avouons-le. Mais si Nakache est un champion d’exception, il ne le doit pas seulement à ses « chronos » qui faisaient exploser les records et soulevaient l’enthousiasme des supporters. Au-delà d’un destin 5
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sportif hors norme, le jeune Juif insouciant, qui a parcouru ses premières « longueurs de bassin » à Constantine, avant de « monter » à Paris pour réaliser son rêve alors que pointaient les lueurs du Front Populaire, avait un rendez-vous tragique avec l’histoire. L’Histoire… L’Histoire qu’on écrit avec un grand « H », Nakache a-t-il entrevu qu’elle l’entraînerait dans sa tourmente dès son Algérie natale, grosse, dans ses affrontements intercommunautaires, de bien des drames à venir ? Ou bien, lors de la sinistre opération de propagande hitlérienne des Jeux de Berlin, sa première grande confrontation avec les athlètes du reste de la planète ? Assurément, il a compris qu’il ne lui échapperait pas, lorsque, sortant des piscines, ses duels avec Jacques Cartonnet ont été pollués par les délires de la presse antisémite de la fin des années 1930. Quittant Paris occupé de 1940-1941, alors que Pétain et Laval excluaient les « israélites » de la communauté nationale avant de les livrer aux nazis, le jeune athlète a espéré trouver un havre de paix à Toulouse. Il l’a cru pendant un temps. Accueilli par les Dauphins du TOEC et son mythique entraîneur, Alban Minville, il perfectionna son style en adoptant le « papillon » et engrangea une série de records : France, Europe… et monde ! Simple ironie de cette époque absurde : ce professeur d’éducation physique révoqué par les lois de Vichy pour des raisons raciales, le voila devenu l’icône du sport français ! La suite ? Les liens avec la Résistance… L’exclusion des championnats de France et la courageuse solidarité des nageurs du TOEC… La déportation… Auschwitz, la disparition de son épouse et de leur fille… La survie dans l’enfer… La libération et le retour à Toulouse… La fin de la carrière sportive et la retraite d’un honnête homme, apaisé et serein, après de si terribles épreuves… Il fallait plus qu’un chroniqueur sportif pour raconter une telle vie. Seul un authentique historien pouvait lui donner toute sa dimension, en brossant, avec rigueur et clarté, la complexe intrication des facteurs qui en ont infléchi le cours sans parvenir à la briser. Denis Baud s’est attelé à la tâche avec l’enthousiasme qu’inspire un tel sujet. Toulousain lui-même, une raison supplémentaire le 6
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poussait à remplir ce « devoir de mémoire » : que le nom d’Alfred Nakache soit, pour les futures générations, bien plus qu’une inscription énigmatique, gravée au fronton de la plus ancienne piscine de la ville. Mais, historien avant tout, il a mis au service de son enquête l’étendue de sa culture et ses compétences éprouvées de chercheur. Dépouillant la presse algérienne et française du temps, généraliste comme sportive, il reconstitue avec précision les étapes de la carrière du champion. Consultant les archives de la déportation, il met à jour une documentation inédite qui éclaire les moments les plus tragiques de son existence. Interviewant ceux qui l’ont connu et fréquenté, il trace le portrait d’un homme chaleureux, fidèle aux valeurs humanistes qui l’ont guidé à tous les moments de son existence… Ayant eu le double privilège de nager, le temps d’une amicale démonstration de water-polo, avec Alfred Nakache au soir de sa vie, mais aussi d’assister Denis Baud lors de ses premiers pas dans la carrière enseignante, j’aurais déjà deux bons motifs de me réjouir de la parution de ce livre. Une troisième raison l’emporte cependant. Récit biographique alerte et passionnant, Alfred Nakache, le nageur d’Auschwitz est une belle leçon d’histoire. Histoire d’un destin d’exception. Histoire des pionniers de la natation sportive. Histoire des Juifs d’Algérie et de l’Hexagone, de l’Entre-deux-guerres à l’Occupation. Histoire de la France, enfin, à ses heures sombres comme à ses jours de ferveur. Didier Foucault Professeur d’histoire à l’Université de Toulouse Président du Stade toulousain natation
première partie
CONSTANTINE Une enfance algérienne
DANS LE LIT D’UN OUED… Enfant, Alfred Nakache fuit l’eau. Elle provoque en lui une peur panique. « Dans un pays où les gosses barbotent autant qu’ils marchent, je représentais une exception : j’avais une frousse épouvantable de l’eau 1 » se souvient le champion. Il ne suit pas ses camarades qui, comme tous les garçons, aiment à s’amuser dans les rivières. Fraîcheur bienfaisante dans l’été de sa Kabylie natale. Il n’en profite pas, se tient à l’écart. Son caractère discret et réservé ne le porte pas vers l’aventure. Ce n’est que vers l’âge de dix ans qu’Alfred Nakache découvre la natation. À Constantine, sa ville natale. Sous le soleil. Son goût pour ce sport se révèle tardivement. Alfred aime à raconter cette anecdote selon laquelle il a découvert l’eau par hasard. Et que seule une bêtise de gamins lui fait prendre conscience qu’il peut le dompter : après une partie de football, des camarades lui ont caché ses chaussures dans l’oued tout proche. C’est seulement après une demi-heure de recherches qu’il les a retrouvées. Cette aventure est donc couronnée de succès… Il apprend ainsi qu’il peut rester la tête sous l’eau et demeurer en vie ! Une vocation est née. La punition infligée par le grand-père au retour de cette escapade en raison de l’état pitoyable de ses souliers n’y changera rien : à l’eau il retournera. Et ne quittera plus l’élément aquatique… Il se souvient : « Je pris le goût de l’eau. Les copains m’emmenèrent à la piscine. Huit jours après, je me tenais sur l’eau. Chaque jour, désormais, je trom9
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Le pont qui enjambe le Rhummel, au-dessus de Constantine.
pais la surveillance dolente de mon père qui rassemblait le troupeau de ses dix gosses sur la descente de lit et, rampant, je gagnais la porte, la fournaise de la rue 2. » UNE VILLE COSMOPOLITE Constantine : Algérie, France. La ville de son enfance. Ville au climat contrasté : baignée par un soleil ardent l’été, elle est soumise aux rigueurs hivernales. Capitale de la petite Kabylie, région montagneuse dont les habitants ont montré avec opiniâtreté qu’ils voulaient préserver leur identité. Qui ont résisté longtemps aux Français venus coloniser l’Algérie au xixe siècle. La ville surplombe le lit d’un cours d’eau qui forme des gorges exceptionnelles. Le site même attire depuis longtemps les voyageurs qui en décrivent la physionomie. Au Moyen Âge, Abdalla10
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sit Bhalil rapporte : « Je vis une cité admirablement située sur une haute montagne. » Cette ville étonne, séduit. Située à 800 m d’altitude, les paysages environnants sont faits de falaises vertigineuses. En bas : le Rhummel. « Ce Rhummel qui a suscité les épithètes les plus hyperboliques : saisissant, fantastique, formidable, vertigineux, dantesque et j’en passe » rapporte un autre voyageur 3. Les Français qui décrivent Constantine au milieu du xixe siècle n’ont de cesse de louer le caractère exceptionnel de son site naturel. On évoque Tolède et le Tage. Alfred Nakache, né en 1915, grandit à Constantine durant les années vingt. La ville, sous domination française, est alors dotée d’équipements municipaux qui en font une cité moderne et attractive. En 1900 un théâtre est inauguré. L’hôtel de ville, une poste, un palais de justice sont aménagés. Les Français veulent rendre les structures administratives visibles et fonctionnelles. À cette époque on édifie des ponts pour franchir le Rhummel, comme celui de Sidi Rached ou de Sidi M’Cid. Ces œuvres complexes, passerelles de fer rappelant les créations de Gustave Eiffel, permettent de désenclaver la ville nichée sur un piton rocheux. Celui de Sidi M’Cid est emprunté par tous ceux qui veulent se rendre à la piscine, située en contrebas. Cette ville qui se modernise n’a pas tout perdu de son charme oriental, de son schéma urbain d’antan. On évoque « l’enchevêtrement inextricable des rues ». On donne ainsi à voir un univers pittoresque. Il demeure des échos des traditions ancestrales. Les communautés se côtoient sans heurt. Rapports faits de respect mutuel, comme le raconte ce chroniqueur du xve siècle « C’est à Constantine que les Juifs boivent avec des Musulmans du vin mêlé de miel, c’est à Constantine que des Juifs déposent des fonds chez un Arabe et que les cultivateurs musulmans du voisinage entreposent la récolte chez les principaux juifs de la ville 4. » Et les voyageurs européens du xixe siècle s’enflamment pour le « grouillement » de cette ville : « Quelle animation ! Quel vacarme continu dans ses ruelles, on se bouscule, on s’aborde, on s’interpelle » s’exclame l’auteur d’un guide de voyage en 1893. Même si les différents dirigeants ont établi au cours des siècles une ségrégation, favorisant une communauté au détriment des autres. Sous la domination ottomane en Algérie, les Juifs, et en particulier ceux de 11
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Constantine, sont placés dans un quartier séparé. La nouvelle communauté – française – présente depuis 1837 impose aussi sa marque. En 1844 une loi ordonne la séparation en deux de la ville : l’une européenne à l’ouest, et la ville musulmane et juive en contrebas. Il est signalé à plusieurs reprises que les quartiers musulman et juif sont mal entretenus, sales et exigus… Point de vue d’Européens. Dans les faits, on continue à cohabiter. La famille Nakache, de confession juive, est arrivée du Maroc au xixe siècle. Le grandpère d’Alfred s’est établi comme commerçant – représentant en cuivre – dans le ghetto de Constantine. Son fils David, le père d’Alfred, deviendra directeur du Mont-depiété. L’appartement de fonction de la rue Thiers devient le foyer de sa nombreuse famille. D’un premier lit, David a quatre enfants : Georgette, Alfred en 1915, Prosper et Roger. Devenu veuf, il se remarie avec Rose, la sœur de sa première femme, dont il aura six autres enfants : Évelyne, Julie, Robert, Édith, Odette et William. Ce qui paraît aujourd’hui curieux était assez commun à cette époque, cela permettait de ne pas rompre les liens de sang et de renforcer le sentiment d’appartenance familiale. De fait, les frères et sœurs sont très soudés. Le jeune Alfred est un enfant au caractère agréable. Plutôt discret, il sait aussi se montrer attentionné. Premier des garçons, on lui confère une responsabilité au sein de la fratrie. Il se doit de monter le bon exemple. Au bon sens du terme, cette famille constitue un petit clan, intégré à la vie de la cité et de la communauté. Elle jouit d’une situation sociale assez aisée par rapport aux autres Juifs de la ville. La figure paternelle est très présente : David Nakache veille à l’harmonie de son foyer et à l’éducation de ses enfants, leur permet12
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tant de poursuivre des études et les poussant à pratiquer des loisirs. Il est particulièrement attentif au respect de l’ordre, des valeurs inculquées, dans un type d’éducation que l’on considérerait aujourd’hui comme strict. Alfred, comme l’ensemble de la fratrie, reçoit une éducation religieuse. Voulue par un père attaché à la tradition. Fondée sur la connaissance et l’analyse des textes sacrés, le Talmud et la Torah. Alfred se rend plusieurs années dans une école talmudique pour connaître la religion. Elle est surtout vécue au quotidien, incarnée par l’esprit festif qui accompagne les rites officiels. Le shabbat est célébré. Les occasions sont nombreuses de voir la famille réunie, qu’il s’agisse des fêtes annuelles ou des célébrations qui rythment la vie des individus… Cette famille, véritable tribu, est très unie. Alfred grandit dans la joie, la générosité, la solidarité – valeurs qui le nourrissent, qu’il saura ne pas oublier et faire vivre de façon éclatante. Alfred poursuit des études. Parcours tout à fait classique pour nos yeux contemporains. Sérieux, il fréquente sans se faire remarquer l’école primaire Denis-Diderot puis le lycée d’Aumale jusqu’à sa première année du baccalauréat. Son père souhaite qu’il réussisse. Il croit en les valeurs véhiculées par l’école. Celle de la Troisième République. Où tous les Français ont les mêmes chances. Obtenir le baccalauréat représente pour lui une éclatante preuve de réussite, due à son seul mérite. Alfred apprend le respect des principes fondateurs de la nation française à laquelle il a le privilège d’appartenir. Cette admiration ne se démentira jamais et il montrera toujours un sincère sentiment patriotique. Ce jeune homme plein de vie, bercé par le soleil, croquant l’existence à pleines dents évolue-t-il dans un climat d’insouciance ou est-il sensible aux marques d’antisémitisme qui se font de plus en plus fréquentes ? « JE CRIE DE TOUTES MES FORCES : À BAS LES JUIFS ! » L’antisémitisme n’est pas nouveau à Constantine. Mais un décret, voté en métropole dans la précipitation en 1870, attise les antagonismes et va avoir des conséquences durables. Pendant des siècles, notamment pendant la domination ottomane, les Juifs d’Algérie n’avaient pas un statut enviable. Sans 13
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droits, méprisés, officiellement exclus. En revanche en France, les Juifs étaient depuis la Révolution française intégrés à la vie démocratique. Le gouvernement révolutionnaire avait fait d’eux des citoyens à part entière. En Algérie, ils devront attendre l’influence des Français pour voir leur statut juridique et social s’améliorer. En 1870, le décret proposé par Isaac Crémieux, adopté, et qui porte son nom, permet aux Juifs d’Algérie d’accéder eux aussi à la citoyenneté française ! Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français : en conséquence leur statut réel et leur statut personnel seront à compter de la promulgation du présent décret réglés par la loi française ; tous droits acquis jusqu’à ce jour restent inviolables. Fait à Tours, le 24 octobre 1870. Signé : Isaac Crémieux et Léon Gambetta
Ainsi la famille Nakache, au même titre que toute la communauté juive d’Algérie, possède la nationalité française. Elle peut exercer ses droits civiques. Alors que les musulmans, eux, n’obtiennent pas ce droit. Le décret Crémieux crée ainsi une injustice. Les communautés n’ont pas égalité de traitement. Et le nouvel état de fait, au lieu de servir l’intégration des Juifs, génère un fort antisémitisme. Sentiment ressenti par les musulmans d’Algérie qui ne comprennent pas qu’un groupe de population soit favorisé. Des antagonismes sont créés de toutes pièces. Certains Français d’Algérie sont séduits par les propos antisémites d’Édouard Drumont. Le député-maire d’Alger exprime ses idées dans un livre, La France juive. Cet ouvrage, vendu à plus de 100 000 exemplaires, devient une sorte de livre de chevet des antisémites les plus fanatiques du xxe siècle. Il participe à la dénonciation du rôle des Juifs dans la politique ou l’économie. Il introduit l’idée des stéréotypes juifs… qui seront repris dans toute l’Europe. Dans ce contexte, l’affaire Dreyfus, qui secoue la société française à la fin du xixe siècle, va avoir des répercussions profondes. Elle accentue la haine contre les Juifs. Et les groupes sociaux ont tendance à se replier sur eux-mêmes. 14
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Un vent de folie s’abat sur l’Algérie. Une vague antisémite envahit les instances municipales. On imagine la rage contenue du père d’Alfred Nakache devant un tel déferlement de haine pure. Lui dont les amitiés envers la SFIO sont bien connues. Lui qui prône une société ouverte, tolérante et solidaire. À Constantine, de même qu’à Alger et à Oran, un maire ouvertement antisémite est porté au pouvoir en 1898. Et Eugène Morinaud de s’exclamer du balcon de l’hôtel de ville : « Avec vous, Français d’Alger, je crie de toutes mes forces : À bas les Juifs 5 ! » De son côté le maire d’Alger organise des émeutes dans la ville et n’hésite pas à brûler lui-même une effigie d’Émile Zola, fer de lance des dreyfusards. Cet antisémitisme municipal, représenté par le premier édile, est le symbole de l’exacerbation des oppositions communautaires. Une partie de la presse locale joue un rôle primordial. Elle renforce ce mouvement d’opinion. Elle publie des articles calomnieux. Elle légitime un antisémitisme primaire. Comme le journal Le Petit oranais, et surtout L’antijuif algérien. CONSTANTINE : « LA PETITE JÉRUSALEM » Une communauté est menacée. Elle le sent. Elle le sait. On le lui fait comprendre. L’affaire Dreyfus marque fortement les esprits. Les Juifs sont accusés de tous les maux. Théodore Herzl contreattaque. « Les juifs qui le veulent auront leur État, et ils le gagneront » proclame alors le jeune journaliste autrichien venu suivre à Paris les développements de la retentissante affaire. Son ouvrage phare, L’État juif, est particulièrement explicite. Il y développe l’idée que les Juifs doivent sortir du ghetto pour se regrouper dans un État qui serait libéral, non religieux et égalitaire. Il invite les Juifs, depuis toujours errants, à ne plus se soumettre à cette fatalité et à prendre leur destin en main. Un destin collectif, combatif s’il le faut ! Le sionisme est né. Même si le chef de file ne précise pas quel pays sera la nouvelle patrie. Alfred Nakache aura des liens plus ou moins proches avec cette idéologie. Il sera à certains moments sympathisant de la cause sioniste. L’un de ses frères, Prosper, sera un militant convaincu. Cette nouvelle théorie s’appuie sur des traditions anciennes. En Algérie, et particulièrement à Constantine, il existait depuis le 15
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xviiie siècle une migration de Juifs vers la Palestine. Terre Promise aux Juifs. Lieux bibliques. Ils établissent des colonies agricoles en Galilée. Ils sont soutenus financièrement par la communauté restée à Constantine. Les liens étroits entre les deux communautés sont incarnés par le « chadar », personnage qui fait la promotion de la Palestine au moyen de conférences. Certains Constantinois rêvent d’une reconquête de Jérusalem. La mythique capitale. Symbole d’une présence juive. La ville natale d’Alfred Nakache était d’ailleurs surnommée « la petite Jérusalem » en raison de ses liens établis avec cette région. Ces mouvements de migration sont facilités par la déclaration Balfourd en 1917, du nom du ministre des Affaires étrangères britannique. Le gouvernement de Londres permet la création d’un foyer national juif sur le territoire de la Palestine, alors sous son protectorat. En 1929, Albert Londres parcourt le monde des ghettos juifs. Il perçoit nettement cette tendance à l’imprégnation des mentalités par le sionisme. Il constate que beaucoup tentent l’implantation en Palestine. Les Juifs du monde entier entrevoient l’espoir de se retrouver là. Ensemble, sur une même terre. Une mère patrie. Malgré l’existence de pogroms, de tueries massives perpétrées par les musulmans qui ne comprennent pas cette arrivée massive. Comme cela arrive à Jaffa en 1921. Ce mouvement de pensée, très prégnant à Constantine, a baigné la jeunesse d’Alfred. LA NATATION : UNE NÉCESSITÉ INTÉRIEURE La grande préoccupation du jeune Alfred Nakache est la natation. Son père veut faire de lui un citoyen accompli. « Un esprit sain dans un corps sain » semble être la devise de ce père de famille. David Nakache tient à ce que ses enfants s’adonnent à un sport. Les structures sont présentes. David accompagne lui-même ses enfants à la piscine. C’est un sport en plein essor. La natation en tant que discipline sportive est de plus en plus médiatisée. Elle est rendue populaire par des figures telles que Johnny Weissmüller, venu d’outre-atlantique. Et elle connaît une consécration en Europe grâce aux Jeux 16
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La piscine Sidi M’Cid, au fond des gorges du Rhummel.
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Alfred Nakache était un phénomène. Adolescent, il quitte son Algérie natale pour aller s’entraîner à Paris et entamer une brillante carrière de nageur. Très vite, il collectionne les podiums et les records. Il devient un champion, une vedette. La guerre survient, puis l’exode en zone « non occupée », l’arrestation à Toulouse et les camps. Toute sa vie est bouleversée mais lui ne change pas : humain dans les bassins, humain dans la vie, humain dans les camps. Le retour à la liberté est difficile – sa femme et sa fille ne reviendront pas de Buchenwald – mais sa force vitale est hors du commun. Il la mobilise tout entière en vue de la reconquête de ses titres. Et il y parvient. Titres et records pleuvent à nouveau : deux records du monde, un record d’Europe, deux records de France ; et il est champion de France à cinq reprises. La trace que Nakache laisse sur la terre dépasse largement le domaine sportif, il est à lui tout seul un symbole de vie. Historien rigoureux, Denis Baud nous offre ici une biographie alerte et passionnante, une belle leçon de vie aussi. Celle d’un destin d’exception, celui d’Alfred Nakache, le nageur d’Auschwitz.
ISBN 978-2-86266-591-7
www.loubatieres.fr
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