*Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne
ANNIE WEIDKNNET
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AMAP
histoire et expériences
SOCIÉTÉ LOUBATIÈRES
Photographies de couverture : © Miguel Metro © Marie-Noëlle Bertrand
© Nouvelles Éditions Loubatières, 2011 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-631-X
ANNIE WEIDKNNET
AMAP histoire et expériences
SOCIÉTÉ LOUBATIÈRES
« Entre la nature et la nature de l’homme il y a métabolisme exquis, entière transsubstantiation, par longueur d’onde, ambiance, osmose, sympathie, écho. D’où que la nourriture a double fonction, elle répond au rêve de notre âme comme à l’appétit de nos entrailles. Elle nourrit, mais aussi, mystérieusement, elle guérit. » Joseph Delteil « À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté. » René Char
nous l’avons fait, vous pouvez le faire Cette année 2011, la première AMAP de France, partenariat entre la ferme de Denise et Daniel Vuillon à Ollioules dans le Var et un groupe de mangeurs d’Aubagne, fête ses dix ans. En janvier 2013, l’AMAP de la Lèze en région toulousaine, la première AMAP hors Provence, fêtera à son tour son dixième anniversaire. Il est temps pour nous, acteurs de la première heure, d’écrire cette histoire des AMAP du point de vue de ses initiateurs, de ceux qui l’ont vécue et l’écrivent chaque jour, au plus près du terrain ; au plus près de la terre et devant les fourneaux, en ne nous réclamant pas de quelconques titres institutionnels, mais de la conscience de l’action accomplie, de l’AMAP accomplie, en notre nom propre, tout simplement. Nous allons essayer de dérouler cette histoire, de la découverte du concept, de la première AMAP en France et de la transmission ensuite : – au plus près de l’action, au plus près du terrain, au plus près des hommes, des femmes et des enfants, si nombreux dans les AMAP. Parce que c’est une belle histoire. De ces histoires improbables, imprévisibles, qui nous emportent et qui nous portent, qui font penser et créer. Oh ! semée d’embûches, de violence même parfois ; mais surtout parcourue de belles rencontres, de celles qui nous transforment et nous donnent des forces. Qui, comme le disait si bien Georges 7
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Brassens, nous montrent « qu’il reste encore du monde et du beau monde sur terre » ; – au plus près de ces « simples » citoyens, souvent auparavant très loin des préoccupations agricoles et politiques, qui par leur prise de conscience et de responsabilité, à main nue, vont permettre à des agriculteurs dont les projets agricoles sont considérés comme non viables selon les normes officiellement en vigueur, de vivre décemment. Et de les nourrir ; – au plus près de ces paysans, hier encore pris au piège et sans espoir d’abandonner la chimie de synthèse, d’améliorer leur travail, d’embaucher, d’envisager que leurs enfants (où ceux des autres) prennent la suite, qu’il y ait un avenir, d’autres vaches après leurs vaches dans le pré. Et qui vont donner de leur temps, de leur énergie, tout leur savoir pour en aider d’autres à leur tour ; – au plus près de tous ces humains qui vont mieux manger, se remettre à cuisiner, retrouver un lien avec la terre, dont les enfants sauront reconnaître un mouton d’une chèvre, une fève d’un pois gourmand, qui auront mangé une fraise ou une tomate sur pied, auront senti de leurs mains qu’un agneau, c’est chaud, et qu’une étable peut sentir bon la vache et le lait. Bref, qui auront repris contact avec la réalité du vivant. La transmission des terres, des connaissances agronomiques mais aussi de l’art tout aussi ancestral de cuisiner ce que cette terre et ces paysans nous offrent, est remise en route. Comme sont remises au centre des relations humaines, la solidarité, la confiance, le partage. Utopie ? Qu’en savoir ? Mais cela en vaut la peine. Ce texte se propose de redonner visage et parole aux paysans et mangeurs dont l’action, si ténue et modeste soit-elle, permet de ne pas perdre espoir qu’un rapport respectueux aux hommes et au monde soit encore possible. Nous espérons que d’autres acteurs prendront à leur tour la parole, paysans et mangeurs, que des recherches respectueuses et fécondes lui feront suite. Nous voulons surtout dire à tous : nous sommes comme vous. « Nous l’avons fait, vous pouvez le faire. » Nous espérons que ce livre vous sera utile pour l’action. Nous vous aiderons dans toute la mesure de nos forces, de notre expérience, à suivre les innombrables chemins à parcourir pour que notre Terre commune reste habitable pour les tous les êtres vivants.
« Le plus grand événement du XXe siècle reste sans conteste la disparition de l’agriculture comme activité pilote de la vie humaine en général et des cultures singulières. » Michel Serres « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse glorifieront toujours les chasseurs. » Proverbe africain
brève histoire de l’agriculture Pour mieux connaître ce que nous voyons disparaître sous nos yeux et tenter d’éviter le désastre, essayons de nous arrêter un peu pour prendre la mesure de ce qui nous arrive et tenter de comprendre le contexte et les enjeux de la création des AMAP, tenter de parcourir, très succinctement, 10 000 ans d’histoire et comprendre d’où nous venons. UNE HISTOIRE AGRAIRE DE 10 000 ANS Pendant des millions d’années, nos ancêtres se sont nourris de ce que la nature leur offre spontanément ; certains vivent encore ainsi aujourd’hui. Ces peuples avaient et ont une très grande connaissance du milieu naturel, des plantes et des animaux, de la nature dont dépend leur survie. À un moment donné, l’agriculture est devenue indispensable pour nourrir une population désormais trop nombreuse pour se suffire de la production naturelle et aléatoire des écosystèmes. La révolution néolithique, l’invention de l’agriculture a lieu entre 11 000 et 5 000 ans selon les régions. Chaque zone, ce qu’on appelle les « centres d’origine des plantes cultivées », concept développé par Nicolas Vavilov 1 dès 1926, se caractérise par la domestication d’un groupe de plantes et d’animaux spécifiques, en fonction des plantes et espèces
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« domesticables » disponibles. Le Moyen-Orient domestique le blé, les pois, les bœufs, moutons, chèvres et le lin, mais une découverte récente laisse penser que le figuier est cultivé au Moyen-Orient depuis bien avant 2. Les fèves les lentilles, les choux sont connus depuis la préhistoire. Mais que serait notre nourriture sans ce qui a été domestiqué ailleurs ? En Amérique, les haricots sont domestiqués il y a 7 000 ans, courges et piments, il y a 4 000 ans ; en Asie, des multitudes de légumes, en Chine millet, soja, riz, châtaignes, vers à soie, le thé, en Inde, riz, bananier, palmier à huile, canne à sucre, l’arbre à pain ; en Amérique, maïs, pomme de terre et patate douce, courges, tomates, piments et haricots, le dindon ; mais aussi, en Amazonie, manioc, arachide, ananas et cacao ; en Afrique, de nombreuses céréales, sorgho, mil, tef, haricot à œil noir, café, melon, pastèques et pintades, bovins. L’homme a su partout choisir très tôt, pour le ressemer, le plus bel épi, celui qui n’expulse pas trop tôt ses graines et les laisse cueillir, la plus belle chèvre pour renouveler son troupeau, accompagnant et orientant les processus naturels en fonction de ses besoins propres. Il a appris à modifier le milieu naturel pour favoriser les plantes qu’il cultive. Plantes et animaux se différencient ainsi progressivement de leurs ancêtres sauvages au point de ne plus être parfois, tels de nombreux animaux ou encore le maïs, aptes désormais à vivre sans les soins de l’homme. Ainsi la terre a pu nourrir plus d’hommes sur un même espace. Petit à petit, une même plante sauvage a donné de multiples variétés de plantes cultivées. Le chou en est un bel exemple qui a donné chou-fleur, brocolis, chou-rave et une multitude d’autres… Mais déjà, bien avant l’agriculture, les humains exercent une pression écologique croissante sur les milieux qu’ils habitent, déciment la méga-faune par exemple et mettent à mal la biodiversité contemporaine. Mais ils n’ont encore que peu de moyens techniques à leur disposition pour cela. Avec l’agriculture, l’homme intensifie cette pression sur l’écosystème. En concernant des zones boisées l’agriculture accentue la déforestation, les villes et l’artisanat demandent aussi du bois d’œuvre pour l’habitat, les bateaux, du charbon de bois pour cuire les poteries, fondre le métal. Platon en avait déjà identifié les conséquences sur les sols et le régime des eaux. Les forêts et les sols du pourtour méditerranéen n’ont jamais retrouvé leur état antérieur. Le surpâturage et les prélèvements de bois pour les constructions navales continuent leurs 10
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ravages pendant des siècles. En Chine, les fertiles plateaux de lœss où l’agriculture chinoise trouve son origine, sont gravement déboisés et sont aujourd’hui encore ravinés et dégradés. L’urbanisation ne fait partout que continuer cette destruction. Des terres marginales de plus en plus fragiles sont mises en culture pour nourrir les villes ; ainsi, la Sicile ou le Maghreb ont fourni un temps en céréales le million d’habitants de la Rome antique. Très vite se posent donc les questions liées à la pérennité des écosystèmes, celles liées à la possession de la terre, au prix des denrées, à la sécurité alimentaire, aux mauvaises et bonnes récoltes. Il faut inventer les politiques agricoles, la gestion de l’eau, le droit, l’agronomie etc. Les différentes sociétés ont résolu à leur manière toutes ces questions, en particulier celle du maintien de la fertilité des sols ; celles qui n’ont pas su ont parfois disparu. La civilisation des Anazasis a disparu avec les forêts du Colorado qui est désormais sans doute définitivement devenu un désert comme nombre des lieux fertiles qui ont été des centres d’origine de l’agriculture. Mais après les premiers dégâts écologiques, ces sociétés paysannes font preuve d’une très grande créativité pour imaginer et mettre en œuvre une agriculture durable y compris dans des régions ingrates et fragiles, mettent au point des systèmes complexes de maintien de la fertilité. Pensons à ceux d’Asie basés sur les rizières et le petit élevage de volailles et poissons, ou l’agroforesterie de l’olivier et des céréales en Méditerranée. Je n’évoquerai ici rapidement que notre histoire agraire européenne. L’agriculture antique, basée sur les céréales, les légumineuses, la vigne et l’olivier féconde l’agriculture occidentale. Les Arabes la relayent et améliorent les connaissances agronomiques, du fonctionement des sols et de la gestion de l’eau. Leur présence en Andalousie en a laissé des traces admirables 3. En plus d’avoir été une période d’innovations intellectuelles et sociales, le Moyen âge fut une période d’amélioration continue de l’agriculture et de défrichements qui a façonné nos paysages actuels. Des nouveautés agronomiques et techniques importantes ont lieu, en particulier le collier d’épaule et la charrue en fer tirée par des bœufs ou des chevaux. En permettant, en milieu plus froid et pour les sols moins fragiles, le labour profond et la maîtrise de l’herbe, elles facilitent les rotations céréales/prairies 4. La prédominance actuelle des céréales et des bovins débute là. Mais les céréales sont des cultures très gour11
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mandes. L’apport de fertilité par le rare bétail n’est pas suffisant, il faut aussi laisser la terre reposer « en jachère » durant deux ou trois ans entre deux cultures de céréales. Les rendements restent faibles, les pénuries fréquentes. Les forêts ont encore un rôle très important, comme source de bois d’œuvre ou de charbon de bois, certes, mais aussi pour la nourriture des hommes et du bétail. Une période de réchauffement climatique entre 800 et 1 200 favorise l’agriculture et donc une plus grande disponibilité en nourriture ; les paysans défrichent, mettent en valeur des terres nouvelles, façonnant les paysages pour plusieurs siècles. Les campagnes se repeuplent et « l’essor des campagnes s’accompagne de la montée spectaculaire des villes 5 ». LES « GRANDES DÉCOUVERTES » : DIVERSIFICATION ALIMENTAIRE ET CULTURES D’EXPORTATION Mais arrêtons-nous sur un événement considérable qui va modifier profondément les cultures et les habitudes alimentaires. À partir du XVe siècle, des navigateurs vont petit à petit explorer les mondes tropicaux et découvrir le Nouveau Monde. Ils recherchent l’accès à ces produits rares et de grand prix, donc de luxe, dont le monde tempéré est dépourvu, en particulier, les épices d’usage culinaire mais aussi médicinal. Leurs voyages vont être à l’origine d’un brassage sans précédent des richesses botaniques mais aussi animales du monde. Certes la circulation des plantes cultivées est ancienne, aussi vieille que l’agriculture ; mais jusque-là limitée en nombre et ne concernant que des zones particulières. Le monde antique et médiéval connaît l’usage culinaire ou médicinal d’un grand nombre de plantes dont nous ignorons aujourd’hui pour beaucoup l’existence même. Dès l’antiquité gréco-romaine sont connus le gros radis, le melon, le concombre, la gourde, l’oignon, la bette, le panais et le haricot à œil noir (doliques et fayols), etc. Plus tard, les Arabes diffusent en Méditerranée l’aubergine, le chou-fleur, la pastèque, l’épinard, l’artichaut, la culture du riz et des agrumes, les pêches de Chine et bien d’autres fruits d’Asie orientale. Les croisades continuent ces échanges botaniques. Les grandes explorations du XVie et XViiie siècles vont provoquer le plus important brassage des ressources agricoles mondiales. C’est du Nouveau Monde, l’Amérique, qu’arrive la plus grande modification des régimes alimentaires sur l’ensemble de la planète. Imaginons un 12
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Ancien Monde (pas seulement l’Europe, mais l’Asie et l’Afrique) sans tomates, sans courges et courgettes, sans pommes de terre, sans piments et poivrons, sans maïs, sans chocolat. Mais aussi sans la plupart des haricots (phaséolus), et où le cassoulet se cuisine avec des fèves, nom qui renvoie à diverses légumineuses. Et sans poule d’Inde, la dinde de Noël. Le voyage se fait aussi en sens inverse. L’ancien monde apporte en Amérique blé, riz, navet, panais, carottes, laitue, oignon pois, concombre, melon, aubergines etc., le gros bétail, des bovins, et les chevaux des Indiens et des futurs cow-boys et gauchos. Ces échanges perdurent et sont si intenses qu’il est parfois difficile aujourd’hui de les reconstituer. Certains produits tropicaux ont pu être cultivés en milieu tempéré. Le piment se répand très vite, utilisé comme le poivre plus onéreux. La tomate, connue en France dès le XVie siècle 6, sans doute en condiment aigrelet, n’est vraiment utilisée qu’à la fin du XViiie, alors qu’elle est déjà d’usage populaire en Méditerranée. De même la pomme de terre, longtemps sombre et âcre, considérée nourriture de bêtes ou de pauvres, dut attendre d’avoir été améliorée au niveau gustatif pour finalement s’imposer. Cette prodigieuse augmentation de la biodiversité cultivée et élevée s’est aujourd’hui inversée. Nous assistons avec l’agriculture productiviste à une dramatique perte de biodiversité, alors même que le changement climatique en cours met en danger de nombreuses espèces. Nous risquons de regretter de n’avoir pas conservé les ressources génétiques nous permettant d’y faire face. Mais d’autres produits ne poussent qu’en conditions climatiques tropicales. L’histoire de la production de sucre est emblématique. La canne à sucre, sans doute originaire de Nouvelle Guinée a été peu à peu cultivée dans l’Asie tropicale puis introduite en Amérique par les colons conquérants. Le sucre est alors une denrée rare : au XViie siècle sa consommation est de 2 kg par an, pour aujourd’hui de 55 kg dans les « pays développés » 7. Les colons mettent en place en particulier dans les Antilles, la production de canne à sucre à grande échelle sur de grandes exploitations. Les cultures vivrières sont remplacées par des plantations à visée exportatrice et les populations indiennes, décimées par les maladies et les mauvais traitements, sont remplacées par une population noire réduite en esclavage et déportée de son Afrique natale : paysans en Afrique, esclaves en Amérique. La prospérité de nos villes négrières atlantiques jusqu’au milieu du Xixe siècle en témoigne. (L’es13
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clavage ne sera aboli définitivement en France qu’en 1848). Les bananes, le café, le cacao, le coton sont produits de même. C’est une des raisons encore aujourd’hui, avec l’exportation massive des métaux précieux – l’or des Amériques – vers l’Europe, de la misère des populations de ces régions, pays tropicaux où pourtant « tout pousse » 8. À condition bien sûr qu’y soit cultivé d’abord ce dont ont besoin les hommes qui y vivent, à commencer pour se nourrir. Toutefois, jusqu’à la fin du XViiie siècle, ces produits tropicaux d’importation sont encore consommés seulement par les élites et de façon parcimonieuse. Or le commerce, pour se développer, a besoin de généraliser la consommation des élites au plus grand nombre. Ce mécanisme est même le moteur de la croissance économique. Cette évolution implique une augmentation de la production et une baisse des prix. Elle est facilitée par la résistance au transport de ces plantes alimentaires, ou leurs produits dérivés (bananes, cacao, café, sucre, etc.), et surtout par les nouveaux moyens de transport apparus au Xixe siècle. De même aujourd’hui, les « primeurs », les fruits tropicaux hors saison, réservés jusqu’à il y a peu à une consommation de luxe très réduite sont devenus monnaie courante grâce aux transports frigorifiques ou aériens. Relèvent de ce même processus pour les fruits et légumes, l’entrée des pays méditerranéens dans le Marché Commun Européen que nous verrons plus loin et la transformation du Chili pinochétiste en pays exportateur de produits agricoles de contre-saison vers l’hémisphère nord. Au prix de trois tonnes d’équivalent carbone pour chaque tonne de raisin transporté par avion, les étals des marchés et supermarchés regorgent de raisins à bas prix au mois de mars. Et les Chiliens mangent, eux, du riz importé. Sous prétexte de « démocratisation » (on ne savait pas les puissants si partageux !), fraises, tomates, raisins, cerises et foie gras toute l’année. Mais est-ce que ce sont les mêmes fraises, les mêmes tomates, les mêmes raisins, les mêmes cerises, le même foie gras ? À quel coût humain et écologique ? À quel coût de souffrance animale ? Et a-t-on besoin de manger de tout tout le temps ? Tout notre développement moderne occidental dont nos sociétés sont si fières est construit sur ce modèle qui a aussi signé la fin de la malédiction ancienne sur l’esprit de lucre, l’usure et la soif de profit. 14
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D’autres évolutions majeures vont affecter le devenir de l’agriculture. L’AGRICULTURE SUBORDONNÉE AU DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL Les évolutions technologiques, économiques et sociales couramment nommées « Révolution industrielle » débutent au Xvie siècle en Europe occidentale. Elles constituent une rupture avec l’histoire antérieure et dans l’évolution des agricultures du monde. Avant la Révolution industrielle, l’énergie est essentiellement fournie par ce que nous appelons aujourd’hui énergies renouvelables : le soleil, l’eau, le vent, la force musculaire des hommes et des bêtes, toutes limitées par leur ancrage local, leur disponibilité dans le temps et les possibilités biologiques des vivants. Avec les énergies fossiles, charbon puis pétrole, la machine peut se déplacer, nantie de ses réserves d’énergie potentiellement inépuisables et d’une puissance décuplée, et transporter ainsi des charges considérables 9. Amendements, produits chimiques mais aussi produits alimentaires qui jusque-là sont utilisés dans un rayon de quelques kilomètres vont pouvoir être transportés en quantité sur de longues distances. Ce qui est commerce au long cours d’épices ou de produits exotiques va concerner désormais les produits du quotidien. Les produits du monde entier vont pouvoir entrer en concurrence. Et l’énergie semble innocente et infinie. Désormais, ce fil rouge parcourt notre histoire : subordination de tous les aspects de la vie, de l’ensemble des fonctionnements sociaux, des choix que nous faisons, au primat du développement économique et industriel et des besoins de la ville industrielle et commerciale. Mais pour que tous ces changements soient possibles, l’affectation des hommes au travail devait aussi changer. Les campagnes qui connaissaient déjà depuis la nuit des temps, violences des guerres, disettes et famines, vont subir un exode rural massif provoqué. Le phénomène des « enclosures » Revenons en Europe : la gestion collective de biens communs est alors répandue, telle celle bien connue de l’eau dans les Huertas de Valence. En Angleterre, souvenons-nous de Robin des bois et de la résistance pour le droit à l’usage collectif des forêts. Ces « biens com15
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muns », ces « terres communales non appropriées », qui sont selon la belle expression d’Isabelle Stengers « un moyen collectif de prévenir le malheur social », sont gérées collectivement et permettent à tous, et d’abord aux plus pauvres, d’avoir accès à un minimum de ressources, bois, glanage, pâturages. À partir du Xvie siècle en Angleterre, ces commons, sont donc clôturés (enclosures) au bénéfice des puissants, la noblesse d’abord, la bourgeoisie industrielle ensuite, au prétexte qu’ils les exploiteraient mieux, selon donc des critères modernes d’efficacité économique. Les habitations sont détruites, les labours remplacés par des prairies et les paysans… par des moutons afin de produire la laine dont l’industrie a besoin. Un nombre immense de paysans est ainsi privé de tout moyen de subsistance. La destruction des commons anglais crée les conditions d’un marché du travail ; et de la transformation des hommes, privés de leurs moyens de subsistance, de la terre qui nourrit alors l’immense majorité d’entre eux, en « force de travail ». Elle permet à l’industrie d’avoir à profusion une main-d’œuvre qui n’a d’autre choix que d’accepter des conditions de vie et de travail effroyables pour elle, sa famille, ses enfants… ou la famine. D’innombrables textes contemporains en témoignent. C’est certes une amélioration du point de vue strictement économique de la rentabilité des terres (au bénéfice des puissants propriétaires) mais au prix d’un désastre humain, entraînant même une dépression démographique qui inquiète alors les rois, et de la destruction des communautés qui géraient ensemble ces biens. Désormais l’approvisionnement vivrier du pays dépendra de plus en plus des importations. Ce phénomène d’expropriation/appropriation se poursuit ensuite dans toute l’Europe avec des variantes. En France le phénomène est plus tardif et limité. La Révolution autorise le partage des communaux mais favorise aussi une propriété paysanne. Il y a encore aujourd’hui environ 10 % de terres communales en France, en particulier des forêts. Les enclosures peuvent se lire comme l’épisode inaugural d’une longue série de confiscation des moyens collectifs d’une subsistance autonome des hommes, et pas seulement des paysans et des plus pauvres, et de destruction de l’auto-organisation des communautés en particulier rurales. Le même mécanisme se retrouve dans tout le 16
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système colonial qui au prétexte de « mise en valeur » oriente la production vers la rente et l’exportation au profit des puissances coloniales, au détriment des nécessités locales tout particulièrement vivrières. Le même processus de confiscation est à l’œuvre partout aujourd’hui dans la confiscation de l’eau, des semences, la brevetabilité du vivant et les OGM, l’interdiction des purins ainsi que l’appropriation actuelle par des investisseurs des terres agricoles et des forêts du monde au prétexte de mieux les « exploiter » que les populations paysannes qui en vivent de façon autonome et font vivre leurs semblables 10. Elles privent les communautés humaines de leurs moyens autonomes d’existence et ont les mêmes effets destructeurs sur les hommes, leurs organisations sociales et l’agriculture vivrière. Elles sont aussi les grandes pourvoyeuses des bidonvilles du monde. Car il ne suffit pas de prétendre « mieux exploiter », être plus « efficaces », il faut dire pour quel usage et au bénéfice de qui. Exproprier des paysans indonésiens, brésiliens ou africains pour cultiver des agro-carburants sur les terres nourricières, n’est pas différent de remplacer les paysans anglais par des moutons à laine pour l’industrie au détriment de la production alimentaire. Parallèlement, à partir surtout du Xviie siècle, les connaissances agronomiques s’affinent et commencent à se diffuser. Déjà pratiquée, la culture des légumineuses (féveroles, pois, lentilles, trèfles, luzernes… ) qui fixent l’azote de l’air se généralise. Elle permet d’améliorer la fertilité des sols et de supprimer les jachères. Les protéines des légumineuses améliorent l’alimentation humaine et animale. Un bétail plus nombreux permet d’enrichir le sol. La population augmente notablement dès cette période. Parallèlement commencent sélection animale et élevage de rente. Le Xixe peut apparaître ainsi comme l’« âge d’or de la polycultureélevage » 11. La complexification du système agronomique s’étend et s’améliore. La fertilité des sols ne dépend plus du repos des terres : les terres deviennent auto fertiles, le système agronomique plus autonome. Le transport par chemin fer permet d’apporter des matériaux pondéreux pour corriger les déséquilibres des sols peu fertiles (chaulage des sols acides…). Les fermes produisent presque tout ce qui est nécessaire et permettent au paysan de sagement « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Les rendements s’améliorent. 17
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Il y a dix ans, en avril 2001, la première AMAP voyait le jour en France, dans le Var. Depuis, de nombreuses AMAP se sont créées, transformées, dissoutes, recréées… De la découverte du concept à la création des premières AMAP puis leur diffusion, au plus près des hommes, des femmes et des enfants – si nombreux dans les AMAP –, au plus près de la terre, l’histoire des AMAP est multiple, comme le sont ceux qui la font. Histoires au pluriel donc, improbables, imprévisibles, qui emportent et qui portent, qui font penser et créer. Oh ! non sans embûches ni déboires, mais parcourues de belles rencontres, de celles qui transforment et donnent des forces. Qui, comme le disait si bien Georges Brassens, nous montrent « qu’il reste encore du monde et du beau monde sur terre ». Si ce livre peut être utile pour l’action, pour suivre quelques-uns des innombrables chemins à parcourir pour que notre Terre commune reste habitable pour tous les êtres vivants, pour inventer les chemins qui n’existent pas encore, alors son but sera atteint. « Nous l’avons fait, vous pouvez le faire ».
Avec le soutien du Réseau des AMAP Midi-Pyrénées et du Cinéma Utopia.
ISBN 978-2-86266-631-X
21 €
www.loubatieres.fr
Annie Weidknnet est à l’origine, avec Fabienne Lauffer-Neffe et François Blanc, des premières AMAP de Midi-Pyrénées. Elle a depuis participé activement avec eux et beaucoup d’autres amapiens à la création et à l’action du Réseau des AMAP de Midi-Pyrénées.