LE CANAL DU MIDI Patrimoine culturel, patrimoine naturel
ROBERT MARCONIS JEAN-LOUP MARFAING JEAN-CHRISTOPHE SANCHEZ SAMUEL VANNIER photographies de JULIEN GIEULES
Loubatières
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L’HISTOIRE DU CANAL DU MIDI e vous escrivis de Perpinian le XXVIII du mois dernier au subject de la ferme des gabelles du Roussilhon et aujourd’huy je fais de mesme chose de ce village, mais sur un subject bien esloigné de cette matière là. C’est sur celle du dessein d’un canal qui pourroit se faire dans cette province du Languedoc pour la communication des deux mers Occeane et Mediterranée, vous vous estonnerés Monseigneur que j’entreprenne de vous parler d’une chose qu’apparament je ne cognois pas et qu’un homme de gabelles se mesle de nivellage. » Ainsi débute la lettre que Pierre Paul Riquet adresse, le 15 novembre 1662, depuis le village de Bonrepos au nord-est de Toulouse, à Jean-Baptiste Colbert. Le premier, issu d’une famille aisée biterroise, est alors fermier des gabelles : il avance sur sa fortune personnelle le montant du produit de la gabelle au Trésor royal, à charge pour lui de recouvrer la somme due par les populations. Quant au second, recommandé à Louis XIV par Mazarin et à l’origine de la disgrâce de Fouquet, il occupe la charge d’intendant des finances depuis 1661 et donc des impôts et taxes comme la gabelle. Colbert, pour la gloire du roi, veut développer l’économie du royaume, convaincu qu’« il n’y a que l’abondance d’argent dans un État qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance ». Certes, des projets existent depuis le XVIe siècle pour rejoindre la Garonne et l’Aude, mais Riquet voit plus grand et envisage un canal qui rejoindrait les golfes du Lion et de Gascogne, laissant même entrevoir à Colbert « que cette nouvelle navigation fera que le destroit de Gibraltar cessera d’estre un passage absolument
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Lettre de Pierre Paul Riquet à Jean-Baptiste Colbert, 4 juillet 1665.
Page de gauche. À proximité de l’écluse de Montgiscard (31).
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OUVRAGES D’ART ET ARCHITECTURE L’ouverture d’un canal permettant de naviguer en pleine terre nécessite la réalisation de divers ouvrages d’art pour franchir les dénivelés de terrain. Les écluses, nombreuses et répétitives bornent chacun des biefs à niveau qui constituent la succession des plans d’eau suivant la topographie du territoire traversé. Le tracé d’un canal important, de long itinéraire comme le canal du Midi, impose inévitablement de franchir des obstacles naturels. Paradoxalement, l’obstacle le plus délicat, c’est celui de l’eau, autrement dit le franchissement des rivières et des fleuves par le Canal. C’était, avec l’alimentation en eau du Canal, une des principales difficultés à résoudre par Pierre Paul Riquet. Le Canal du Midi ouvert par Pierre Paul Riquet en quatorze ans (1667-1681) relie Toulouse à Sète par une voie navigable toute l’année. Au fil de trois siècles de navigation, des améliorations lui ont été apportées, notamment avec l’embranchement vers Narbonne à la fin du XVIIIe siècle et la modification de son tracé pour desservir Carcassonne. Les ultimes évolutions des ouvrages d’art du canal du Midi, au cours du XXe siècle dans les années 1970, concernent d’une part sa mise au gabarit Freycinet qui imposa la modification des écluses de deux courts tronçons du canal de Riquet (de Toulouse à Ayguesvives et d’Agde à Béziers), et la réalisation de la pente d’eau de Fonserannes. Le Canal n’est pas uniquement un ensemble d’ouvrages d’art, c’est aussi une administration, un personnel qu’il faut abriter. Le service du Canal compta jusqu’à 450 personnes au XIXe siècle, aujourd’hui ce sont environ 300 personnes que VNF emploie à son fonctionnement. Les bâtiments de service sont donc nombreux et divers. Le bâtiment emblématique du Canal, c’est évidemment la maison éclusière. Elle préfigurait un autre archétype de la maison de service, celle du garde barrière des voies ferrées. Mais la longue histoire du Canal, les particularités de son administration, la singularité de quelques sites sont aussi à l’origine de quelques réalisations architecturales exceptionnelles. Quand Riquet s’engage dans son entreprise, il a très peu de modèles à sa disposition. Il y a le canal de Briare creusé trois décennies plus tôt, mais c’est un canal de petit gabarit, les ouvrages des ingénieurs des canaux du milanais, et ceux des Hollandais, aménageurs des polders et grands spécialistes de l’hydraulique, mais sans grands soucis des pertes d’eaux ! Trente ans plus tard, après les remarquables perfectionnements que Vauban apporte à l’œuvre initiale de Riquet, les ouvrages d’art du Canal deviennent un modèle bientôt diffusé par les publications de Bernard Forest de Bélidor (1731) et de Joseph-Jérôme Lefrançais de Lalande (1778). J.-L. M.
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Maison éclusière de l’Aiguille, près de Puichéric, Aude (détail).
Page de gauche. Le déversoir de La Redorte sur l’Argent-Double permet de rejeter dans le lit de la rivière les eaux excédentaires du Canal.
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Rigole à Saint-Ferréol (31).
LE CANAL DE LA ROBINE Cet ancien passage du fleuve de l’Aude est une branche latérale au canal du Midi qui lui est rattaché administrativement. Il établit la connexion entre l’Aude et la mer Méditerranée en passant par Narbonne (11). Il commence en son point le plus haut à Port-la-Robine, importante halte nautique du Minervois, et parcourt 32 km, traversant treize écluses, jusqu’à Port-la-Nouvelle, où il se jette dans la mer.
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tenté et pour cause : il faut alimenter en eau les deux biefs ! Comment faire quand de surcroît le sens commun irait chercher les ressources dans les cours d’eau des Pyrénées ? L’idée de génie de Riquet fut de collecter les eaux de la Montagne Noire, qu’il connaît très bien, et de construire à Naurouze un bassin d’alimentation. Les projets antérieurs de canal cherchaient tous, à partir de Carcassonne, à rejoindre l’Aude et transformer le fleuve en voie de communication. Mais l’Aude n’a pas un débit suffisant et régulier, les périodes d’étiages alternent avec de violentes crues. Autre idée nouvelle de Riquet : ne pas emprunter l’Aude, au contraire l’éviter en suivant la rive gauche. C’est pourquoi le canal construit par Riquet ne débouche pas sur Narbonne mais se dirige vers Béziers, sa ville natale, et vers Sète que Riquet propose de transformer « pour y faire un port capable d’y contenir les vaisseaux marchands, et même quelque escadre de galères ».
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Il est dès lors nécessaire de recruter des ouvriers : des affiches ont été placardées dans toute la province pour annoncer le début des travaux. Environ 2 000 travailleurs sont à l’ouvrage et peuvent compter sur des salaires plutôt élevés, entre 8 à 10 sols par jour, pour atteindre les 10 livres par mois. Au maximum de l’activité, l’effectif atteint environ les 12 000 « têtes », sachant que les ouvriers sont à la fois des hommes et des femmes, les premiers comptant pour une tête alors que ce sont trois femmes qui font une tête. Globalement, l’organisation repose sur des brigades constituées de quarante à cinquante « têtes » et dirigées par un brigadier qui fait fonction de contremaître. Dans chaque brigade, une dizaine de « têtes » est chargée du piochage des terres, c’est-à-dire du creusement, huit têtes travaillent au chargement à la pelle, vingt transportent les déblais à l’aide de hottes ou de civières. Les brigades sont regroupées en ateliers dont l’encadrement est confié aux chefs ou capitaines d’atelier, au-dessus desquels se trouvent les ingénieurs, les contrôleurs
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Cette coupe de terrain en aval du barrage de Saint-Ferréol (31) donne une idée de l'ampleur de l'ouvrage et du volume de la retenue d'eau, plus de six millions de mètres cubes, la plus importante de l'époque. En haut, non loin d'un petit pont, un pilori est érigé, symbole de la justice féodale du Canal.
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Ce dessin théorique d’une écluse avec son vantail de porte de défense ou de tête d’écluse et son vantail de porte basse, illustre l’invention de la chambre d’écluse à bajoyer courbe qui s’oppose à la poussée latérale des terres. 2 2
Les dimensions de la chambre d’écluse (ou sas) sont liées au gabarit maximum des bateaux. Les chambres d’écluses de Riquet ont une longueur utile de 30,50 m. Leur originalité tient dans leur plan ovale avec une largeur de 6 m au passage des portes et de 11 m à leur milieu. Les devers survenus sous la poussée des terres après la construction de l’une de ses premières écluses à Toulouse, nécessitèrent sa reconstruction. C’est alors que Riquet adopta cette forme des parois latérales (bajoyers) en arc opposé à la poussée des terres qui vaut à son bassin
Travaux de réfection de l’écluse de la Criminelle dans l’Aude en 1902.
Ci-dessous. Porte de l’écluse de Montgiscard (31) (détail).
d’écluse un caractère unique. Les portes d’écluse sont constituées de deux vantaux sur poteau tournant (tourillon) encastrés dans une crapaudine en bronze. Les portes (en bois jusqu’en 1945) s’ouvrent à contre-courant, calées au fond sur un ressaut de maçonnerie (busc ou éperon) en angle saillant, le poteau vertical d’appui jointif des deux vantaux est taillé en biseau. C’est la poussée de l’eau qui assure l’étanchéité de la fermeture. Ces portes ne peuvent être manœuvrées que si la poussée des eaux est annulée, un dispositif de vannes, simple panneau vertical coulissant (ventelle) situé en bas des vantaux permet d’égaliser les niveaux d’eau entre la chambre d’écluse et le bief avant de manœuvrer la porte qui les séparent. À l’origine une longue et solide pièce de bois (la flèche) surmontant le vantail permettait à deux personnes de manier la porte. Elles ont été remplacées par un système mécanique à crémaillère au cours du XIXe siècle. De Toulouse à Agde la navigation d’un bateau consomme le volume d’eau de 27 éclusées alors que d’Agde à Toulouse, la navigation d’un bateau consomme le volume d’eau de 74 éclusées. En effet à la descente, c’est le même volume d’eau qui est utilisé par le bateau à chaque écluse. Ainsi la navigation d’Agde à Toulouse consomme sensiblement trois fois plus d’eau que dans le sens inverse. Un simple problème de robinet devenait déjà au XVIIe siècle un vrai casse-tête de gestion du trafic… J.-L. M. 23
Le port Louis (81) est aménagé sur la rigole de la plaine au nord-est de Revel. L’un des dessins présente l’état du port vers 1680, l’autre l’aménagement projeté par François Andréossy pour éviter son ensablement. Ce projet n’a pas été réalisé et on s’est contenté de curages répétés du bassin. S’il en fallait une preuve supplémentaire, la mention de la maison où l’on travaille aux barques atteste de la navigation sur la rigole.
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Bien moins spectaculaire, une invention originale adoptée en 1855 résolut enfin le difficile franchissement du Libron. Là ou l’absence de dénivelé interdisait la réalisation d’un pont-canal, il fallait maintenir la solution du passage à niveau sur un petit torrent méditerranéen au régime capricieux (étiage fréquent ou crues violentes). L’ingénieur, directeur du Canal, conçut un dispositif de traversée à niveau en deux temps avec un bassin de station à flot intermédiaire divisant le lit du Libron en deux bras. Cela permet de laisser alternativement libre cours à la rivière d’un côté puis de l’autre et aux bateaux de franchir le Libron en deux temps. L’écluse ronde d’Agde qui permet au Canal de communiquer avec l’Hérault constituait un autre ouvrage exceptionnel, malheureusement modifié lors de la mise au gabarit Freycinet. Le bassin de radoub à Toulouse, le bassin de Castelnaudary, le port de Carcassonne, le seuil de Naurouze sont autant de sites remarquables. L’ensemble du court itinéraire du canal de Jonction (embranchement à proximité du port de plaisance aménagé dans l’ancienne boucle de la chaussée de Cesse jusqu’à l’Aude) offre un véritable panorama de la science des Ingénieurs du Génie civil et de leur art du paysage à la fin du XVIIIe siècle. Ultime innovation, la pente d’eau, invention de l’ingénieur Jean Aubert pour des canaux à grands gabarits. La première pente a été réalisée à titre expérimental à Montech sur le canal latéral à la Garonne au début des années 1970 en dérivation des cinq écluses. Le système est constitué par une cuvette en béton inclinée à 3 % (480 m de long pour 14 m de dénivelé), la péniche prend place en amont d’un masque (barrage relevable) qui forme un sas mobile tracté par deux locomotives diesels de 1 000 CV solidarisées par un puissant portique et montées sur d’énormes pneus. La seconde est aménagée ensuite à Fonserannes en dérivation des six bassins d’écluse encore en service. Mais le système de la pente d’eau, aux coûts de fonctionnement nettement supérieur à celui des ascenseurs ou des plans inclinés à contrepoids n’aura pas d’autres applications, restant l’ultime curiosité technique du canal du Midi. J.-L. M.
Cette proposition de Villacroze reprend le principe des portes de défense aux embouchures du Canal dans les cours d’eau, mais il est mal adapté au régime capricieux du Libron. Les portes seraient trop fréquemment hors d’usage.
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Sur une embarcation à Castelnaudary (11).
Page de droite. Près de la halte nautique de Sauzens (11).
dès sa construction l’élément le plus marquant du territoire traversé, d’autant mieux assimilé qu’il a modelé le paysage en douceur […]. » Fait remarquable pour un canal encore en service pour le transport de marchandises il y a quelques années, l’occupation du territoire est restée pratiquement inchangée depuis trois siècles. La transformation entamée pour la mise au gabarit Freycinet, pour regrettable qu’elle ait été, ne portait que sur des ouvrages de navigation, dont la transformation est effectivement irréversible, mais pas sur tout le linéaire du Canal. En cela, l’atteinte à la valeur patrimoniale du Canal était bien moindre que celles des voies navigables à grand gabarit creusées ailleurs en Europe, qui ont parfois balayé toute trace des canaux qu’elles ont remplacés. Le projet de modification du gabarit (par allongement des écluses) est désormais abandonné et les trois-quarts des écluses conservent leurs caractéristiques d’origine. Il s’agit désormais de protéger le canal du Midi et de maintenir vivantes les traditions qu’il porte. Sa vocation nouvelle pour le tourisme et les loisirs, et sa vocation traditionnelle pour l’irrigation des terres, exigent de la part des partenaires des efforts permanents pour assurer le meilleur entretien possible. Il s’agit de reconnaître la valeur de cet ouvrage, en hommage à la civilisation florissante d’un monde agricole, paysager, et aux « gens de l’eau », qui doit perdurer et être entretenue au travers d’activités adaptées à notre époque. Jean-Christophe Sanchez
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LE CANAL DU MIDI UNE ŒUVRE DE GÉNIE CIVIL CONQUISE PAR LA NATURE
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e Canal du Midi est constitué d’une succession de biefs séparés les uns des autres par les écluses. Chaque bief est équipé d’un nombre variable d’ouvrages d’art, construits pour répondre aux exigences topographiques ou hydrographiques auxquelles l’installation de la voie d’eau a dû se conformer : des aqueducs ou des ponts-canaux pour franchir les cours d’eau naturels, des épanchoirs et déversoirs pour assurer le contrôle du niveau de l’eau dans les biefs et même un tunnel pour passer une colline. Les ponts routiers qui franchissent le Canal émaillent les biefs d’une architecture souvent soignée. Enfin, pour le bon fontionnement de la voie d’eau, les nombreux bâtiments d’exploitation (maisons éclusières, cantonnières, écuries, magasins portuaires, etc.) apportent chacun un relief vertical dans un paysage horizontal. L’observation d’une carte géographique permet d’appréhender ce phénomène : de Toulouse à l’étang de Thau, cette machine hydraulique exceptionnelle, longue de 240 kilomètres, doit finalement son unité à l’eau qui la nourrit et qui lui donne vie. Construit d’un seul tenant par la volonté de Louis XIV, le canal de la jonction des mers Océane et Méditerranée est d’abord constitué d’une énorme agglomération de terrains achetés par le roi et la province du Languedoc. Pierre Paul Riquet, entrepreneur de la construction du Canal, y fit creuser le fossé qui allait devenir le lit de la voie navigable. Les terres issues des excavations furent rejetées sur les côtés, constituant des berges qui furent nommées les terriers ou aussi francs-bords. Deux longues bandes de terre enserrent la machine hydraulique. Ainsi, la propriété
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Page de gauche. En aval de l’écluse de l’Aiguille près de Puichéric (11), la présence des platanes n’est aujourd’hui qu’un souvenir.
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surtout en platanes et ypréaux ayant de 50 à 90 ans […] ». L’estimation financière des plantations était de 860 000 francs. La mission principale du nouveau Service des canaux du Midi visait à engager un vaste programme de modernisation du réseau fluvial, afin d’y relancer le transport des marchandises. La question de la gestion des plantations ne constituait pas une priorité, mais elle ne fut pas pour autant négligée, car la sécurité de la navigation aurait pu souffrir d’un mauvais entretien des boisements. En même temps, les alignements du domaine public fluvial constituaient des ressources qui pouvaient être utiles à la nation. L’Administration des Eaux et Forêts demandait ainsi régulièrement les états des bois d’alignement et encourageait l’administration des Ponts et Chaussées à maintenir ses plantations. Après la Première Guerre mondiale, les trous causés par des prélèvements dans les alignements furent comblés. Les maigres budgets dont disposait l’ingénieur en chef des canaux du Midi furent consacrés au remplacement des arbres morts et aux opérations d’élagage. Cellesci, préparées avec une vision purement technique, soulevèrent souvent de vives protestations des populations riveraines qui jugeaient la beauté des arbres en danger. Leur valeur paysagère s’imposa progressivement aux gestionnaires de la voie d’eau qui consentaient bien volontiers à leur maintien tant que les intérêts de la navigation étaient préservés. La loi du 2 mai 1930, concernant la protection des sites d’intérêt pittoresque, artistique, historique ou scientifique, donna aux services de l’État un nouvel outil pour protéger les richesses naturelles de la France. Les commissions départementales des sites, créées au début du siècle par le Touring Club de France furent associées avec la mission de prévenir
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LES CHAUVES-SOURIS (FAMILLES CHIROPTÈRES) Le Canal fournit gîte et/ou couvert à certaines espèces de chauve-souris (ici une pipistrelle). Les ouvrages d’art (les ponts en particulier) représentent des habitats intéressants pour certaines espèces qui se glissent dans les anfractuosités des maçonneries. D’autres espèces plutôt arboricoles profitent des cavités des arbres pour nicher, voire hiberner. E. C.
Rainette verte sur le chemin de halage.
Page de gauche. En amont de l’écluse de l’Océan se dresse un grand cèdre qui signale aux navigants leur entrée sur le bief de partage.
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LE CANAL
ENTRE ÉCONOMIE ET CULTURE
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u cours de l’année 1980, de Revel à Saint-Ferréol, de nombreuses fêtes et manifestations furent organisées pour célébrer le tricentenaire du canal du Midi. En présence d’une quarantaine de descendants de son « génial créateur », Pierre Paul Riquet, parmi lesquels le duc et de la duchesse de Caraman, les représentants de l’État, propriétaire de la voie d’eau depuis la fin du XIXe siècle, et ceux des collectivités locales, ne pouvaient ignorer les graves inquiétudes qui planaient depuis quelques années déjà sur l’avenir de la batellerie.
Une batellerie inquiète Certes, depuis une décennie, d’importants travaux avaient été engagés pour « moderniser » cette voie d’eau historique et donner à ses utilisateurs les moyens de faire face à la concurrence du rail et de la route, pour le transport des marchandises entre Atlantique et Méditerranée. Mais il restait beaucoup à faire dans un contexte de crise économique qui, depuis 1975, entraînait une réduction inquiétante des tonnages transportés. Le nombre de péniches en activité diminuait rapidement et le trafic se concentrait essentiellement sur le canal latéral à la Garonne, dont les écluses avaient été agrandies entre 1970 et 1973, pour permettre le passage de bateaux de type « Freycinet », d’une longueur de 38,50 mètres, pouvant transporter entre 250 et 350 tonnes en fonction du tirant d’eau.
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Embarcations à Homps (11).
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Page de droite. À Toulouse, le 28 mars 1904. Vue d'une péniche chargeant ou déchargeant des matériaux de construction, transportées sur le Canal.
En 1977, sur le « vieux » canal du Midi, des travaux de même nature avaient été décidés et engagés aux deux extrémités avec le concours financier des Régions récemment créées. Il s’agissait là aussi de transformer les 63 écluses, dont 24 multiples (19 doubles, 4 triples, plus les sept bassins de Fonserannes). Leurs dimensions n’avaient pas varié depuis le temps de Riquet, et elles restaient accessibles seulement à des bateaux de 30 mètres, portant au maximum 150 tonnes. Les défenseurs du transport fluvial mettaient beaucoup d’espoir dans cette « modernisation », indispensable à la survie de la batellerie méridionale, même si nul n’ignorait que le gabarit Freycinet, défini à la fin du XIXe siècle, apparaissait bien obsolète par rapport à des péniches d’un gabarit dit « européen », d’une capacité de 1350 tonnes, qui circulaient sur d’autres voies d’eau aménagées en conséquence comme la Seine, le Rhône ou la Moselle, pour ne rien dire du réseau rhénan qui pouvait accueillir des bateaux automoteurs et des convois poussés plus importants encore. Encouragés par les pouvoirs publics, par le biais de primes dites de « déchirage », les artisans, propriétaires de bateaux de 30 mètres, souvent âgés, cessaient progressivement leur activité, tandis que quelques « jeunes » commençaient à s’équiper de bateaux de 38,50 mètres. Mais ils se trouvaient condamnés à rester prisonniers sur le canal latéral tant que ne seraient pas achevés les travaux sur les 124 kilomètres de la partie centrale du canal du Midi, entre les écluses agrandies dans la traversée de Toulouse, et la nouvelle pente d’eau de Fonserannes, qui sera inaugurée
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Coupe d’une écluse, près du moulin du Gay, 1817.
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Vue de Cette (Sète) (34), photochrome de 1905.
C’est le chemin de fer qui a brisé le quasi-monopole dont le canal du Midi avait joui pendant un siècle et demi pour le transport massif de marchandises à moyenne ou longue distance entre Atlantique et Méditerranée. En établissant son artère maîtresse, entre Bordeaux et Cette (qui deviendra Sète en 1927), parallèlement à la voie d’eau, la Compagnie des chemins de fer du Midi avait bien pour projet de détourner à son profit une partie du trafic, et cela d’autant plus que l’économie des régions traversées, restées à l’écart de la révolution industrielle, fut marquée pendant plus d’un siècle par une grande atonie. Pour se protéger d’une concurrence qui l’inquiétait, elle prit d’ailleurs le contrôle des canaux : l’État lui accorda la concession du nouveau canal latéral à la Garonne, et, après une courte guerre tarifaire, les héritiers de Riquet lui donnèrent en fermage le canal du Midi pour quarante ans, jusqu’en 1898.
Un monde clos sous la menace de la concurrence du rail et de la route Si la barque de poste qui acheminait les voyageurs entre Toulouse et Agde disparut peu après la mise en service complète de la voie ferrée, en 1857, le transport des marchandises sur la voie d’eau ne fut pas abandonné. En nette diminution, il subsista en se diversifiant, très sensible aux aléas de la conjoncture, en particulier lors de la grande crise du phylloxéra qui sévit dans le vignoble languedocien à la fin du XIXe siècle. La vie s’organisa alors le long du canal du Midi, qui fonctionna souvent comme un monde relativement clos, attaché à ses traditions, que se transmettaient de génération en génération « gens de l’eau » et « gens de terre », ceux qui naviguaient sur les barques halées par chevaux et mulets, et ceux qui avaient pour mission d’assurer
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Page de droite. Écluse de Béteille, Bram (11).
sière pour répondre à une demande croissante de promenades à la journée, parfois assorties d’une restauration à bord, en particulier dans l’arrière-pays immédiat des nouvelles stations balnéaires languedociennes. Le pont-canal sur l’Orb, l’escalier d’écluses de Fonserannes et le tunnel du Malpas donnaient un grand intérêt à certains parcours. Que recherchaient en effet les touristes sur le canal du Midi, sinon l’harmonie des paysages associés à la voie d’eau, avec leurs alignements de platanes séculaires, et, surtout, la beauté des multiples ouvrages d’art dont l’ingéniosité forçait toujours l’admiration : écluses ovales, épanchoirs, aqueducs, ponts… Or, les travaux de modernisation menaçaient précisément cet héritage, comme on pouvait le constater dans Toulouse même, avec la disparition des vieilles écluses des Minimes ou de Bayard, remplacées par des ouvrages certes fonctionnels et beaucoup plus efficaces, mais dans lesquels les vertus supposées du béton brut de décoffrage ne pouvaient rivaliser avec les anciens bajoyers, dont certaines pierres portaient encore des marques tricentenaires des ouvriers qui les avaient taillées.
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En balade ou à la pêche, le canal du Midi offre un cadre idyllique à tous les amateurs. Jouarrès (Homps, 11).
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Béziers (34), le pont du canal du Midi sur l'Orb à la fin du XIXe siècle.
Le pont à voûte en plein-cintre de Deyme (31), fin du XVIIe s.
l’histoire du canal du midi par Jean-Christophe Sanchez architecture et ouvrages d’art par Jean-Loup Marfaing LE CANAL DU MIDI, une œuvre de génie civil conquise par la Nature par Samuel Vannier le canal, entre économie et culture par Robert Marconis Robert Marconis est professeur émérite de géographie à l’université Toulouse-II le Mirail, spécialiste des transports et des recompositions urbaines et territoriales. Jean-Loup Marfaing est architecte et historien, auteur de nombreux ouvrages sur le canal du Midi. Jean-Christophe Sanchez est enseignant, docteur en histoire et auteur d’une thèse sur l’astronomie et la physique à l’époque moderne. Samuel Vannier est historien, archiviste aux Voies navigables de France. Julien Gieules exerce ses talents de photographe sur les paysages du Languedoc.
ISBN 978-2-86266-724-9
Première de couverture : bateau de plaisance à proximité du Somail (Aude).
29 € 9 782862 667249
www.loubatieres.fr
Pour chaque ouvrage acheté, l'éditeur versera 1 € à la Mission Mécénat des Voies navigables de France dans le cadre de l'opération Replantons le canal du Midi, www.replantonslecanaldumidi.fr
Édition actualisée de l’ouvrage paru en 2012 sous le titre Le Canal du Midi, regards sur un patrimoine.