PIERRE LE COZ
L’Atelier du silence
LOUBATIÈRES
© Nouvelles Éditions Loubatières, 2016 20, avenue Pierre-Marty 31390 Carbonne
contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-734-8
Pierre Le Coz
L’ATELIER DU SILENCE
Loubatières
Ă€ Maurice Zytnicki
Avant-propos de l’auteur
J’ai publié entre 2007 et 2014 une vaste Somme (sept tomes aux éditions Loubatières, Carbonne) intitulée L’Europe et la Profondeur, et ouvrage qui, je le crains, n’a pas vraiment été compris. Mes lecteurs les mieux disposés – peut-être trompés par le fait que je ne dédaignais pas d’y traiter de certains « sujets » de l’actualité la plus récente et la plus vulgaire – y ont vu une sorte de « journal intellectuel » alors qu’il ne s’agissait de rien de moins que d’établir une généalogie de l’histoire et de la civilisation européennes à partir de l’Événement cardinal du départ du Christ deux mille ans auparavant : cette Profondeur, c’est le cas de le dire, avait une ligne de fuite… Mais le livre que j’entreprends aujourd’hui, et bien que demeurant a fortiori fidèle à cette « ligne », sera différent en ce que, à présent libéré de l’obligation d’avoir à exposer une pensée, il n’aura plus qu’à la développer à la manière d’un musicien qui, s’étant donné son thème, peut composer autour de celui-ci de multiples variations, et cela sans avoir désormais à se justifier des libertés que, en cette composition inédite, il compte bien prendre. La spirale du sens doit ici se hausser à un autre cercle dans le moment même où, revenant sur ses pas en le mouvement d’une volte-face, elle dit une dernière fois les régions traversées – la présente époque et « son peu d’avenir » – ainsi que les domaines explorés – philosophie, théologie, politique, art, littérature, etc. –, le livre s’achevant en poème par où la fugue de cette Profondeur tout à la fois se clôt et s’échappe infiniment. En ce sens je ne fus jamais un philosophe ou un théologien, voire même un « penseur » au sens strict ; et s’il se trouve de la « pensée » en mon ouvrage celle-ci me fut bien plus accordée par le mouvement de son écriture que par les « réflexions » qui, le temps de sa rédaction, occupèrent son auteur ; tant il est vrai qu’en ce domaine les mots, à condition de savoir leur lâcher la bride, vont toujours plus loin et plus profond que les « cogitations » de l’esprit – parce qu’ils sont eux, et bien plus que les « concepts », les véritables vecteurs du sens en tant que celuici est essentiellement dynamisme : à tout le moins refus d’une fixation quelle qu’elle soit (et l’on peut raisonnablement affirmer que pour l’homme « les ennuis commencent » lorsque, par orgueil ou par lassitude, il tend précisément à la
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fixation de cela qui, par définition, ne le souffre en aucune manière). Le souci qui présida de bout en bout à la rédaction de cette Profondeur fut donc d’abord celui de donner (ou de rendre) la parole au sens et cela de telle façon que jamais celui-ci ne se retrouve prisonnier de la cage d’une pensée, aussi « profonde » fût-elle ; mais qu’au contraire ce fût ce sens qui communiquât son mouvement de fuite, de « fugue », à cette pensée même, tout entière gouvernée par l’unique certitude (qui est en réalité une anti-certitude) que derrière chaque vérité conquise s’en dissimule forcément une autre : plus haute et plus « dépaysante ». En cela le trait nettement acrophilique de ma personnalité – le seul peut-être qui puisse être regardé chez moi comme une « vertu » – m’aura bien servi, dans la mesure où, selon moi, une pensée qui ne communique aucun vertige à son lecteur est peu ou prou insignifiante et dénuée d’intérêt (« philosophique » et autre) : conception qui, je le crains, condamne à peu près toute la production intellectuelle de cette époque. Et, à ce (faux) paradoxe d’une pensée d’autant plus acrophobe que l’époque qui l’a produite est elle absolument vertigineuse, on aura reconnu une des signatures les plus profondes de cette époque même ; car ce qui gouverne ces « temps de détresse » c’est bien, avant toute « tonalité fondamentale », l’abjecte peur du vide qui n’est elle-même qu’attirance irrésistible pour le néant. Écrivant cette Profondeur je fus comme un homme qui jette une torche dans le puits sans fond du non-sens du monde, et tout le temps de sa descente, celle-ci éclaire l’inquiétante profondeur où elle s’abîme ; puis elle s’éteint, engloutie par l’ombre qu’elle avait un instant déchirée ; et celui demeuré en haut sur la margelle de l’histoire est renvoyé à sa stupeur fondamentale, tissée d’extase et de vague épouvante – à la prescience de ce qui gît là en dessous, et sur lequel aucune lumière « de la raison », jamais, n’a pu être projetée. Rédigeant cet ouvrage, mon ambition première fut de n’être rien de moins que ce sondeur qui jette sa ligne dans le gouffre du temps – dans l’épaisseur « ontologique » des choses – : non tant pour en mesurer la profondeur que pour, en se confrontant « sans frémir » au sans-fond de ce gouffre, en retirer tout le vertige qui accompagne généralement cette sorte d’« aventures », tout à la fois intellectuelles et spirituelles ; étonné seulement que d’autres, plus savants et plus compétents que moi, n’aient pas songé à l’entreprendre avant lui, eux qui, de par leur formation intellectuelle comme leur situation sociale, étaient tout désignés pour s’atteler à cette tâche abyssale et historiale… qu’il leur aura donc fallu, au bout du compte, décliner : probablement parce qu’ils jugeaient que les conditions générales de l’époque où ils étaient apparus ne leur accordaient pas suffisamment de garanties pour, en cette tâche, se lancer. Ce qui, pour finir, aura donc marqué la vie intellectuelle de cette époque, ce n’est pas tant une
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absence de compétences qu’un manque de courage : ce qui n’est pas dire que j’en avais plus que les autres – seulement ceci que, n’ayant en une telle entreprise, et parce que je n’étais à l’aune des critères de « réussite » de cette époque personnellement rien, je n’avais strictement rien à perdre non plus… sinon mon temps et ma peine qui de toutes façons, si je ne les avais pas consacrés à cette tâche, auraient été perdus – tant m’apparaissait évident le fait que, si je n’avais pas fait cela, je n’aurais non plus, et étant ce que j’étais, rien fait d’autre (et ma vie se serait passée dans les plus grands ennui et stupeur qui caractérisent généralement les existences privées de sens).
Je crois en effet que le devoir de tout homme en cette vie est de se mettre en quête d’une certaine tâche dont il puisse dire, une fois qu’il l’a entreprise et menée suffisamment loin, que, s’il n’avait pas consacré son existence à cette tâche, il ne l’aurait consacrée à rien d’autre non plus ; si bien qu’en ce sens il n’y avait pas vraiment de choix pour lui : c’était, non pas « faire cela ou faire ceci », mais « faire cela… ou ne rien faire du tout » (et en la perspective d’un tel « choix » – qui n’en était donc pas vraiment un –, je dois reconnaître que ma paresse m’aura grandement servi : il est probable que sans elle je me serais égaré en toutes sortes d’obligations morales et autres scrupules intellectuels qui m’auraient bouché l’accès à la mer de mon désir vrai – le seul sur lequel il ne faut jamais céder parce que le seul qui nous soit indiqué, non par notre « volonté », mais par le sens lui-même cherchant en chacun d’entre nous à venir dans le monde ; et là-dessus, aussi errante et chaotique qu’ait été ma vie, je n’ai jamais bougé, jamais dévié). C’est ainsi que bien souvent les travaux les plus vastes et les plus énormes sont accomplis par des gens qui se regardaient eux-mêmes comme des incapables et des paresseux ; de la même façon que les bouleversements les plus décisifs de l’histoire se trouvent parfois initiés par des « rêveurs » et des « contemplatifs » qui ne cherchaient en vérité qu’à approfondir leur songe – qu’à en multiplier l’intensité en se mettant à le « vivre » pratiquement. Or en cette quête de mon désir vrai – c’est-à-dire d’un désir qui fut dicté, non par le souci de l’obtention d’une quelconque « satisfaction (sociale ou narcissique) », mais par celui de l’illustration d’un sens –, le premier signe qui, lorsque je commençai à rédiger cette Profondeur, me fut donné que j’avais (peut-être) poussé la bonne porte fut l’extrême facilité littéraire avec laquelle je composai cet ouvrage – moi qui, sur d’autres travaux et certes infiniment moins ambitieux, avais tant peiné –, preuve, sinon de la « qualité » de ce nouvel ouvrage, à tout le moins de sa nécessité : comme si tout à coup, et sans
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que j’en comprenne moi-même clairement les raisons, avaient été levées toutes les objections – d’ordre d’ailleurs surtout formel – qui, dans mes autres travaux, avaient si longtemps « empêché » (ou du moins rendu extrêmement difficile) leur écriture. Ce n’était certes pas comme si toute difficulté littéraire avait été magiquement aplanie et que, après des décennies d’effort en ce sens, je m’étais mis à « bien écrire » – je considère la Profondeur comme un ouvrage plutôt plus « mal écrit » que mes autres travaux –, c’était surtout comme si ce souci peu ou prou paralysant du « bien écrire » m’avait brutalement quitté, effacé, « subsumé » par l’urgence de ce qu’il y avait à dire, et qui n’avait cure d’être dit « bien » ou « mal » pourvu qu’il soit dit, ce « il » ne pouvant désigner, on le comprend, que le sens lui-même, en tant que cela qui imprime son mouvement – de « fuite » ou de « fugue » – aux mots (alors que jusqu’ici, et tant que je m’étais abîmé en des questions de forme, j’avais plutôt pensé que c’était le processus contraire qui avait lieu dans l’écriture). Certes, et bien avant l’époque où je me mis à cette Profondeur, si l’on m’avait demandé ce qu’était mon « désir vrai », j’aurais répondu, et sans nulle crainte de me tromper, « écrire » ; expression d’ailleurs sincère et exacte de ce « désir », sauf que, étant formulée en mode encore trop abstrait, elle ne dit à peu près rien de la nature profonde de ce « désir », en tant que celui-ci n’est pas tant celui d’« écrire » que celui d’écrire un certain livre dont l’intitulé, le projet, cristallisera brutalement et pratiquement le sens dont ce désir même était en quête – dont il n’était que la recherche tâtonnante et brouillonne en l’en-vue d’une illustration (de ce sens). Un livre (et aussi bien n’importe quel ouvrage humain) ne « décolle » vraiment que lorsque son auteur parvient à mettre un nom sur son désir vrai – nom qui peut être aussi bien le titre de ce livre – et que, réciproquement, le sens qui gouvernait ce « désir vrai » – en tant que désir de l’illustration d’un sens – trouve son « auteur » : celui du livre même qu’il (cet auteur) va alors rédiger dans la plus étonnante facilité. Où l’on voit que la question qui gouverne le mouvement de toute écriture est non pas celle de l’existence chez l’écrivain d’un certain « talent », mais bien celle de la légitimation de cette écriture même et de l’ouvrage qu’elle écrit : pourquoi rédiger tel livre plutôt que tel autre ; pourquoi raconter telle histoire plutôt que telle autre ; pourquoi développer tel thème plutôt que tel autre ? Et lorsque cette question est réglée, toute difficulté littéraire ou philosophique s’aplanit : il n’y a plus qu’à rédiger le plus simplement, le plus facilement du monde quelque chose comme L’Europe et la Profondeur, en se contentant d’écouter docilement la voix du sens qui vous la dicte.
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Si, au terme de son septième tome, j’ai apposé le mot « fin » à cette Profondeur, c’est surtout parce que je voulais avoir ce livre derrière moi ; non certes comme on clôt un chantier sur lequel on a longtemps œuvré pour passer à d’autres travaux, mais au contraire pour me donner loisir d’y pouvoir revenir à tout instant et par n’importe quelle « entrée »… sans avoir à chaque fois à fournir au lecteur les explications et autres justifications quant aux motifs qui, ce chantier, me l’avaient fait ouvrir : la masse (étonnante à notre époque de « petits traités ») des écrits d’ors et déjà disponibles et consultables, leur seule existence sur l’horizon éditorial devant couper court à toute exigence de telles « explications » et « justifications » de la part d’un lectorat « moderne », c’està-dire d’un public essentiellement paresseux-ennuyé (celui qui regarde tout ouvrage de plus de 150 pages comme une sorte d’Everest littéraire ou philosophique à gravir). La plupart des livres aujourd’hui, pour espérer obtenir quelque réception, font comme s’ils devaient presque commencer par s’excuser d’exister, par se faire pardonner d’avoir été seulement écrits, avançant en ce but l’argument (à y songer immédiatement inversable) de leur brièveté – comme s’ils signifiaient subliminalement à leur (putatif ) lecteur : « Lisez-moi car dans le pire des cas, si vous ressortez déçu de ma lecture, vous n’aurez perdu que peu de temps. » Mais ce sophisme publicitaire débouche en vérité sur son exact contraire dans la mesure où ce public, à force d’accumuler les successives lectures d’innombrables « petits traités », finit par en perdre beaucoup (de temps)… quand il n’y laisse pas tout simplement son âme – son goût pour la lecture, son amour de la pensée – : ces « modestes ouvrages », paradoxalement, décourageant par leur « modestie » même, par leur « brièveté » en apparence volontaire, assumée, mais qui n’est en fin de compte que le masque de leur insignifiance patente (il est sans doute mal aisé de « faire bref » lorsqu’on a beaucoup à dire ; mais cela devient très facile quand on n’a rien (ou si peu) à dire : l’argument de la « brièveté » est donc, on le voit, à double tranchant). Mon livre, en cela détonnant en mode époqual-éditorial, a choisi la voix exactement inverse : celle de se justifier par son énormité même qui, à une époque où est mise en exergue la vertu contraire (celle donc de « brièveté »), ne peut, et avant même que ce livre ait seulement été ouvert, que faire sens. Quel est donc cet auteur qui, pour nous entretenir de deux ou trois choses qui semblent lui tenir « à cœur », se croit tenu de composer un ouvrage de plusieurs milliers de pages ? L’épaisseur d’un volume ne fut certes jamais la garantie de sa qualité – de sa « pertinence » comme on dit aujourd’hui (mais peut-être mon livre ne chercha-t-il jamais à l’être : « pertinent », abandonnant volontiers ce qualificatif et cette ambition (de le mériter) aux « petits traités » – ; du moins est-elle, cette épaisseur, l’indice que là au
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moins, le temps d’une rédaction peu ou prou dé-mesurée, une réelle ambition, littéraire et/ou philosophique, fut à l’œuvre : qu’une authentique passion, sinon d’« écrire », du moins de « dire » fut illustrée en le mode d’une « aventure intellectuelle » (mais pas seulement) vécue au pays des mots (mais pas seulement), et aventure qui m’a conduit si loin en certaines dimensions qu’à partir d’un moment la question de savoir si cette aventure – le « (grand) récit » de celleci – pouvait intéresser ou non un lecteur m’est apparue parfaitement oiseuse : tant m’apparaissait criante l’évidence du fait qu’il était déjà beau qu’elle ait seulement – à une époque essentiellement marquée par la mesquinerie, la prudence, la peur, la recherche panique de « garanties » quelles qu’elles soient – pu avoir lieu. Et c’est en ce sens aussi que j’ai pu écrire, sans trop craindre qu’on me reproche l’immodestie de cette affirmation, que cette Profondeur était « audessus de toute critique » : puisque l’essentiel pour celui qui prend la peine de la parcourir n’est pas tant d’approuver ou non ses thèses que de « participer » – mais « participer » à quoi au juste ? Réponse : à rien de moins qu’à une aventure de la pensée qui est tout aussi bien une aventure arrivée à la pensée et, par extension, au langage lui-même (mon seul effort ayant consisté à faire que cette aventure soit, pour la « pensée » et le « langage », la plus « merveilleuse », la plus « vertigineuse » possible) ; ce pourquoi également, et dans la perspective de vivre moi-même et de faire-vivre à mon lecteur des « aventures », on comprendra aisément qu’une telle démarche, une fois qu’elle est enclenchée et qu’elle a conduit suffisamment loin cet auteur comme ce lecteur – jusqu’à les faire déboucher au cœur de la selva oscura du sens –, ne peut littéralement avoir de « fin » : on ne peut que vouloir la prolonger toujours (à la manière de ces « sagas » celtiques ou scandinaves qui s’achèvent plutôt faute d’auteur que faute d’« idées »). Aussi, quand à l’issue du Pays silencieux, j’ai apposé ce mot de « fin » à ma Profondeur, cela ne signifiait nullement dans mon esprit que je mettais un terme à l’aventure qu’avait constituée sa rédaction initiale – et aventure qui, très probablement, ne prendra « fin » qu’avec ma mort – : seulement que j’avais décidé, après l’observation d’une pause (au moins éditoriale), de donner à son déroulement – i. e. : à sa rédaction – un tour plus libre, plus ample et plus délié par quoi les dernières traces d’un quelconque « didactisme » (surtout sensible d’ailleurs dans les premiers tomes, quand il s’agissait encore d’opérer certaines percées en direction du centre même de la « question ») seraient définitivement balayées ; mais par quoi surtout le dessin de la spirale du sens ébauché par les premiers livres de cette Profondeur désormais « achevée » serait porté à des étages à la fois plus hauts et plus vastes : « niveaux supérieurs » qui étaient autant de promesses de nouvelles péripéties, de nouvelles
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aventures du sens… plus passionnantes encore – plus « merveilleuses » et « vertigineuses » – que les premières qui avaient lancé le « cycle » de cette Profondeur.
C’est ainsi du moins que je conçois cet Atelier du silence, premier opus des diverses « continuations » (au sens par exemple des romans de la « Matière de Bretagne) que je compte donner à ma Somme initiale ; et continuations qui, tout en prolongeant l’aventure du sens que cette Somme avait relatée, s’efforceront de la transplanter en d’autres domaines, de telle façon que leur lecteur, sans jamais oublier les premières péripéties de son « cycle aventureux », se retrouve projeté en des espaces nouveaux, baignés d’étrangeté et de dépaysement croissants. Il est bon et beau d’écrire un livre dans lequel, à tout moment, son auteur comme son lecteur puissent se retrouver confrontés au « danger merveilleux » d’une pensée qui a choisi pour seule consigne, pour toute « méthode », l’impératif de la recherche-du et de l’enfoncement-dans le vertige ; non tant d’ailleurs parce qu’il serait ici souscrit à l’illusion que toute vérité est forcément d’essence « vertigineuse » que parce que, instruit d’une longue expérience de lecture, je sais sûrement que ce sentiment de vertige est toujours l’indice, le signe de la proximité ardente d’une vérité, quelle qu’elle soit. Il ne s’agit nullement ici – dans le but de se procurer à bon compte du « vertige » (qui ne serait alors qu’un « vertige pour le vertige » : un mauvais vertige) – de chercher à réinfuser du « mystère » dans le monde (en le mouvement toujours plus ou moins kitsch d’un « réenchantement » de celui-ci) : plutôt de se confronter à cette réalité d’expérience « historiale » que désormais « tout le mystère du monde » réside en le fait que de la vérité est à l’œuvre en lui – non pas en le mode d’une « explication » de ce monde, mais en celui de l’affleurement d’un sens, et affleurement qui est la source de tout bon « vertige ». Écrire quelque chose comme cet Atelier du silence, « continuation par d’autres moyens » de l’aventure initiale de la rédaction de L’Europe et la Profondeur, c’est donc ne rien faire d’autre qu’essayer de « créer » (d’où le mot d’« atelier ») les conditions d’un tel affleurement – mais sans jamais, au grand jamais, se flatter de croire que c’est nous (l’auteur et le lecteur de cet Atelier) qui le provoquons (car de la même façon que « l’Esprit souffle où il veut », le sens affleure quand il veut) – ; et conditions que je désigne ici, peut-être faute de mieux, par ce mot de « silence » qui, on l’aura compris, dit sous ma plume infiniment plus que la simple absence de « bruit », de « tapage » et autre « agitation » : quelque chose comme une très pure disposition traversée d’espérance – comme une frugalité de la
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pensée… qui n’écarte pourtant pas tout à fait l’heureuse hypothèse de faire de temps à autre bombance. Il s’agit ici d’écrire en la tonalité du mouvement d’un « faire silence » ; et mouvement se plaçant dans la perspective d’un « laisser-parler » le sens lui-même, « laisser-parler » qui ne peut être alors qu’un laisser-dire dans l’acception qu’illustre par exemple l’expression « je me suis laissé dire » ; et que signifie donc ce « laisser »-là à quoi j’ai consenti sinon que, en ce consentement à « me laisser dire », j’ai accepté qu’un autre – demeurant pourtant toujours en retrait : qu’un autre qui n’est « personne » sinon le sens lui-même –, en me disant se dise lui-même… en tant que le sens qu’il est. Rédiger quelque chose comme un Atelier du silence, c’est donc se placer dans la situation d’un « se-laisser-dire » susceptible de devenir à tout moment, si le « se » de « se-laisser-dire » consent à son propre effacement, un « laisser-dire » de ce sens : mode habituel, toujours « silencieux », de son affleurement ; et « laisser-dire-du (sens) » qui est aussi bien un « laisser-dire-le (sens) », comme on « laisse dire » quelqu’un quand on lui « donne la parole », sauf que ce quelqu’un n’est personne sinon la parole elle-même – sinon le sens affleurant en l’espoir de « vivre une nouvelle aventure ». Il en a déjà beaucoup connu, et il sait aussi qu’à chaque fois cela a coïncidé avec une réorientation générale de l’histoire de l’homme – de la créature qui n’aime rien tant que pratiquer ce jeu délicieuxdangereux du sens (parce qu’elle pressent que c’est là le seul moyen pour elle d’illustrer son « essence humaine ») – ; et jeu qui, chaque fois qu’il recommence, a pour effet pratique – même si cet effet ne devient lisible qu’à très long terme, « après beaucoup d’années » – de (re)configurer un monde entier. En cela, mon livre aura essentiellement été un ouvrage de transition vers une époque nouvelle du sens, et époque encore inimaginable aujourd’hui, où son « jeu » pourra reprendre suivant des règles elles aussi nouvelles, et elles aussi encore inimaginables. Et que restera-t-il alors du présent monde et de son « jeu » sur le point de s’éteindre, sur le point de cesser faute de joueurs… sinon le dépôt de quelques œuvres, de quelques pensées, de quelques « sujets d’actualité » : celles que l’arche de cette Profondeur aura bien voulu emporter en ses soutes avant un grand appareillage ? Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Mais s’il nous ennuie tant, c’est d’abord parce que ses habitants, les « derniers hommes » d’une époque du sens sur le point de s’achever, ne veulent plus jouer au jeu qui, pourtant, les rendit jadis proprement « humains ».
Il s’agit toujours de quitter Babel et son absurde chantier sous le ciel vide – celui-là même de la fixation d’un sens – ; mais en comprenant bien que si
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l’on s’en va, ce n’est pas pour refonder de l’autre côté de l’horizon une autre ville, ouvrir l’autre chantier d’une nouvelle fixation du sens : c’est pour rechercher le désert et son « pur insurveillé », là où le vent du sens souffle librement – là où, pour gagner un tel « libre espace », doit régner le « faire-silence » de la pensée. Et en cela, celui (le silence : critique et autre) qui accompagna la « sortie » de mon livre – ce que j’appelle dans Le Secret de la vie sa (quasi-totale) nonréception (quand tant de bouffons intellectuels-médiatiques ont au moins droit au minimum syndical d’une recension) – doit encore pouvoir faire sens : comment une époque dont la caractéristique principale est que tout sens s’y étiole et y meurt aurait-elle pu accueillir un ouvrage dont le projet n’était rien de moins que le dégagement d’un sens nouveau et susceptible, comme chaque fois que se produit un tel « dégagement », de « faire monde ». Là tu te dégages et voles selon. Ce pourquoi, devant un tel vide critique, une telle absence de toute réaction (à quelques exceptions près quand même, mais si rares qu’elles « confirmaient » plus qu’elles ne dénonçaient la règle de ce silence général), je n’ai même pas voulu, histoire de donner une « poire pour la soif » à mon « humaine, trop humaine » vanité d’auteur, me flatter de l’idée que, si mon travail n’avait pas été reçu, c’est parce qu’il avait été jugé – par je ne sais quelle (très hypothétique) instance intellectuelle inféodée à la « domination » (ce qu’on appelait autrefois la « police de la pensée ») – « dangereux » pour cette époque : car en vérité celleci est tombée si bas (en mode intellectuel et autre) que je la soupçonne de n’être même plus capable de juger du « dangereux » ou de ce qui ne l’est pas pour elle – si bien que, face à un ouvrage comme le mien, elle s’est plutôt retrouvée dans la situation d’« une poule qui est tombée sur un couteau », et poule intellectuello-époquale qui se demande un instant ce que cela peut bien être – ce qu’un tel objet peut bien signifier –… avant de passer, sans autre forme de caquetage, à d’autres préoccupations qui se laissent elles picorer sans effort : une indifférence teintée d’étonnement vague ayant ici prévalu sur toute forme d’hostilité a priori. Et que pouvait en effet signifier un livre qui, au bout de quelques milliers de pages, n’affichait toujours pas clairement ses buts, ne fournissait aucune information sur le « où » d’« où il parlait », ne se donnait même pas la peine de se fendre pour son lecteur de l’aumône de quelque consigne politique voire « poétique »… sinon qu’on avait là affaire à un pur labyrinthe de mots dont ne se dégageait aucune ligne directrice un tant soit peu droite et claire – à un pur chaos de signes dont on ne pouvait rien dire qui fût à peu près intelligible (mieux valait donc n’en pas parler). Certes, à parcourir cet « ours », on voyait bien qu’ici et là des chemins s’y ébauchaient – ce que j’ai appelé plus haut mes « lignes de fuite » –, des « influences » s’y disaient sans fard – ce livre
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n’avait pas été conçu « hors-sol » –, de très anciennes pensées, qu’on croyait depuis longtemps oubliées, « dépassées », y revenaient confluer en le cours à la fois sombre et miroitant d’un fleuve qui semblait emporter avec lui toutes les alluvions, le limon fertile, de deux ou trois mille ans d’histoire – ce qu’on a pu appeler en d’autres temps le « dépôt des siècles » – ; mais pour les conduire où au juste : pour en faire quoi ? Et telle est je crois la question qui barra d’emblée toute possibilité de « réception » à cette Profondeur : ceux qui auraient été susceptibles de lui en accorder une ne voyant franchement pas où son auteur « voulait en venir » et ce que, de cette masse énorme d’écrits, de commentaires et de « culture », il comptait faire – alors qu’en l’occurrence, face à un tel livre, la seule bonne attitude à adopter consiste, non pas à se demander comment s’approprier la « masse de connaissances » qu’il semble recéler, mais, plus simplement – plus paresseusement aussi peut-être –, de se contenter de se laisser glisser sur son flux ondoyant à la manière d’une « tremblante barque » sur le dos de la mer : sans se demander où le voyage ainsi proposé va conduire (car il est déjà beau à une époque d’insignifiants « petits traités » d’avoir loisir de s’embarquer sur le cours forcément aventureux, toujours tumultueux, d’un tel « grand récit » : ce qui fait donc la différence entre mon livre et ceux-ci, c’est qu’ils ne proposent eux aucune aventure (intellectuelle ou spirituelle) à leur lecteur – aucun grand et dépaysant périple) ; et sans se demander non plus si ce voyage « a un sens », voyage et sens ici ne faisant qu’un en le mouvement d’une correspondance illustrée presqu’à chaque page entre écriture et pensée. Je note d’ailleurs que cette attitude vis-à-vis de mon livre fut spontanément adoptée par le « petit nombre » qui, depuis le début, me suit – parfois me précède – en cette aventure de la pensée, et « petit nombre » dont aucun des représentants n’a jamais songé à me réclamer quelques « éclaircissements supplémentaires » susceptibles de leur faire mieux pénétrer la nature de mon « projet » – nature qui pour eux ne semble faire nullement « mystère » – : ce pourquoi aussi je soupçonne très fortement ceux qui ont le front de m’en demander (des « explications ») de, non seulement n’avoir pas commencé de me lire, mais de plus n’en avoir même pas l’intention – si bien qu’en réalité, lorsqu’ils exigent de moi de tels « éclaircissements », ils attendent surtout que je leur fournisse les raisons qui les conforteront dans cette intention de ne pas me lire ; car quel sens cela peut-il avoir de demander des « explications » à un auteur qui n’a cessé d’en accumuler sur des milliers de pages ? Mon livre, d’une certaine façon, a toujours-déjà sélectionné ses lecteurs, qui n’ont pas besoin d’explications superfétatoires et autres auto-justifications de l’auteur pour me lire : mon ouvrage est à lui-même sa propre garantie intellectuelle, et ceux qui, pour en entreprendre
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la lecture, en voudraient d’autres que cette lecture même, ne doivent pas s’attendre à ce que je leur en fournisse ; car rien en ma situation personnelle (sociale, professionnelle, médiatique, etc.) n’est susceptible de le faire : il leur faudra donc juger sur pièces. Ceux qui savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas comprendre j’amoncellerai sans fruit les explications.
Le « combat spirituel » aujourd’hui est tout entier contenu dans l’affrontement entre deux pensées, deux « conceptions du monde » que, dans la Profondeur, j’ai appelées la pensée « biblique » et la pensée « amalécite » (du nom d’une tribu gazaouite qui, dans l’Ancien Testament, s’oppose à l’installation des Hébreux à Chanaan). Tandis que la première pose que le monde est le produit d’une création par un être divin – et création dont l’homme ne peut être alors que le jardinier –, la seconde au contraire pense que ce monde n’est rien d’autre que le produit du travail et de la volonté de cet homme, devenu désormais, via l’extension sans limite de sa puissance technique, le « maître et possesseur de la nature ». Où l’on voit que le projet moderne – celui qu’on qualifie ordinairement de « prométhéen » – s’inscrit tout entier en cette deuxième pensée, en étant comme l’illustration pratique et systématique ; car si le monde n’est que l’effet des « plans » et de l’activité des êtres humains en son sein, je puis en toute logique, et dans la mesure des moyens et des énergies que j’y consacre, en faire ce que je veux : pour reprendre le titre de l’ouvrage d’un écologiste radical, le « produire » moi-même… quitte à prendre quelques libertés avec son schéma de base « traditionnel », et aussi bien, en mode sémantico-dérivé, avec le sens des mots eux-mêmes, que ce soit par exemple celui d’« herbivore » – à qui on pourra donner à manger de la viande (des « farines animales ») – ou celui de « famille » – qui pourra être constituée de deux hommes ou de deux femmes ayant réussi à se procurer (soit par adoption, soit par manipulation génétique) des « enfants » – ; et pourquoi faudrait-il se gêner ? La pensée amalécite, on le voit, contient en essence ce genre d’aberrations – qui eurent probablement stupéfié nos (pas si lointains) ancêtres –, et aberrations dont elle s’efforce de voiler plus ou moins habilement les délires « froids et sérieux » sous le nom de « progrès », selon, scientifique ou « sociétal ». À ce titre, la « théorie du genre » récemment apparue outre-atlantique (mais déjà enseignée dans certaines écoles européennes) vient comme l’illustration quasi-archétypale de ce mode de raisonner ; et si elle apparaît encore à beaucoup (y compris d’ailleurs à nombre de (néo-)progressistes) comme une étonnante folie, cette « folie » ne provient pas d’un quelconque « égarement » de théoriciens en mal de provocations philosophiques, mais
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au contraire d’une extrême cohérence poussant jusqu’à ses conséquences ultimes le présupposé amalécite du « monde comme produit de ma volonté et de mon travail ». Et en effet, si le monde n’est rien d’autre que l’effet de cette « production »-là, pourquoi n’aurais-je pas le droit (puisque j’en ai le pouvoir) de choisir mon sexe, et par exemple, même si je suis né avec un pénis de garçon, de décider, si « je me sens » une fille, que je serai, que je suis désormais, que j’ai toujours été en vérité une fille (ou l’inverse) ? La théorie du genre on le voit, loin d’être la construction baroque de quelques penseurs extrémistes-égarés, est tout ce qu’il y a de plus cohérent – à condition bien sûr d’accepter le présupposé qu’illustre la pensée amalécite – ; ce pourquoi ceux qui, parmi les rangs néo-progressistes (c’est-à-dire parmi ceux qui souscrivent à cette pensée-là), font grise mine devant celle-ci ont tort, ne faisant rien d’autre, pour reprendre un mot désormais bien connu de Bossuet, que de « dénoncer les effets » – cette théorie du genre – tout en continuant étourdiment « d’applaudir aux causes » – ce présupposé amalécite sur le monde dont la théorie du genre est justement une très logique, très philosophique conséquence – ; et parvenus devant une telle contradiction n’auraient-ils pas intérêt, sinon à remettre en question le présupposé amalécite dont leur (néo-)progressisme est un des avatars, du moins à, ce présupposé, l’examiner d’un peu plus près et dans sa véritable profondeur « philosophique »… quitte à faire de même, et quoi qu’il leur en coûtât, avec l’autre présupposé, celui que j’ai qualifié au début de ce développement de « biblique », et présupposé qui pose lui que le monde est l’effet, non d’une quelconque « production » (par l’homme), mais bien celui d’une « création » (par Dieu), thèse qui a longtemps prévalu dans les représentations humaines avant que le projet moderne – scientifique et (donc) « prométhéen » : en vérité amalécite – ne le déboulonne rédhibitoirement (qui croit aujourd’hui, au moins en Occident, que le monde a été « créé » par un être divin ? peut-être même pas ceux qui se disent « croyants »…) ? Il est donc peut-être temps, après avoir exposé les grandes lignes de la pensée de type amalécite (le présupposé sur le monde qui en fait le fond), d’en faire de même avec l’autre pensée, celle de type « biblique » – et aussi dépassée et « obscurantiste » puisse-t-elle apparaître à l’immense majorité de nos contemporains –, et notamment en la confrontant à son tour à la « situation » vue plus haut, et dont excipe la théorie du genre pour avancer ses pions : celle d’un être qui, bien que né avec un sexe d’homme, et parce
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qu’il « se sent » plus femme que homme, aspire, ce sexe, ce « genre », à en changer, à le troquer contre l’autre, réalisant ainsi ce qu’il croit être sa véritable nature (au moins sexuelle), d’homme ou de femme. Et que peut en effet répondre la pensée de type biblique à un tel homme – qui veut devenir femme parce qu’il « se sent » telle – ou à une telle femme – qui veut devenir homme parce qu’elle « se sent » tel – : de quel argument peutelle exciper pour justifier le refus qu’elle oppose traditionnellement à de tels désirs de transformation (sexuelle) ? Une réponse probablement très embarrassée – car alors l’homme ou la femme qui veulent changer de « genre » auront beau jeu de dire, sinon à Dieu, du moins aux tenants de la position biblique : « Pourquoi m’as-Tu créé homme alors que je « me sens » (alors que je suis) femme (et réciproquement) ? » –, et cela d’autant plus aisément que, face à elle, sa pensée rivale-amalécite a sur le même sujet, et par la voix de sa théorie du genre, une réponse, elle, on ne peut plus claire, directe et cohérente ; car, dans la mesure où cette pensée considère peu ou prou que le sexe d’un enfant à sa naissance n’est que le fruit du hasard – ou, pour reprendre un incipit célèbre, « qu’on ne naît pas femme (ou homme), (mais qu’)on le devient » (sous l’effet notamment de la pression du milieu social) –, elle n’aura aucune difficulté à dire à cet homme ou à cette femme : « Si vous vous sentez plus femme que homme, eh bien devenez-le : puisque de toutes façons, le monde n’étant rien d’autre que ce que j’en fais – que ce que je peux en faire si je m’en donne les moyens (aussi bien scientifiques qu’administratifs) –, rien ne vous empêche d’opérer cette transformation et, si vous vous “sentez” plus femme que homme, de devenir effectivement cette femme… en écartant sans autre forme de procès ce léger – à tout prendre dans ma conception amalécite des choses : parfaitement anecdotique – détail que vous êtes né, bien qu’étant femme, dans un corps d’homme. » Et que peut en effet répondre à un tel argument la pensée de type biblique ? L’idée ici, si on examine attentivement le raisonnement de type amalécite, c’est que la venue au monde d’un être nouveau n’a pas de sens particulier, une telle naissance n’étant rien d’autre que le produit d’un processus biologique bien connu et sans mystère (cf. dans Les Possédés, le bref échange entre Chatov et la sage-femme qui vient d’accoucher son épouse), si bien qu’il importe peu dans le fond que ce nouveau-né soit doté d’un pénis ou d’un vagin, d’un sexe particulier qu’il lui sera toujours loisible, si l’envie lui en chante, de changer : exactement de la même façon que si, étant né brun et trouvant que le blond lui va mieux, ce même individu pourra toujours, devenu adulte, se teindre les cheveux.
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Pour le penseur amalécite une naissance n’est pas une création, c’est-à-dire l’effet de la volonté d’un Créateur – seulement celui d’un processus biologique peu ou prou gouverné par le hasard et les lois scientifiques de la nature, et processus que l’on peut donc, si on le désire, modifier à sa guise. Le Chatov de Dostoïevski, parce qu’il est lui cet être religieux, pense tout le contraire : la naissance d’un enfant – la venue au monde d’une « âme » – est un « mystère » parce que l’effet de la volonté d’un divin Créateur ayant expressément voulu cette naissance – cette naissance a un sens, même si ce sens, n’appartenant qu’à Dieu, demeure caché (d’où le « mystère ») ; et dans cette perspective, même le sexe de ce nouveau-né participe encore de ce sens : le « genre » de cet enfant n’est nullement anecdotique – non le fruit du hasard mais l’effet d’une volonté divine et a priori bonne –, et même si, plus tard, cet enfant devenu adulte, parce qu’il « se sent » plus fille que garçon, veut en changer, la seule réponse que la pensée biblique, pour s’opposer à cette transformation, peut lui objecter ne peut être que celle-ci : « Plutôt que de chercher à toute force, par des moyens scientifiques, à devenir la femme que tu crois être au fond de toi, essaye de méditer le sens – car il y en a forcément un – de cet événement : le fait que tu sois né, non avec un vagin, mais avec un pénis. » Cette manière de raisonner – qui est celle de la pensée biblique – peut apparaître aujourd’hui parfaitement caduque et « ringarde », mais, si l’on y réfléchit, elle est la seule qui puisse contrecarrer efficacement l’autre pensée (de type amalécite) à l’origine de toutes les dérives modernistes, dont cette « théorie du genre ». La véritable question à se poser n’est donc pas tant de se demander si un homme a le droit ou non de devenir une femme (ou si une « famille » composée de deux êtres du même sexe peut avoir des « enfants ») que de savoir si les choses ont ou non un sens ; et le plus grand danger que font courir à l’humanité les théories modernistes telles que, par exemple, celle de ce « genre » – la plus spectaculaire-débridée de toutes, mais il y en a d’autres qui, pour être plus sournoises, sont tout aussi porteuses d’immenses conséquences : exemple de la question des OGM (c’est par le même mouvement qu’on remet en cause le sexe des gens et qu’on « modifie » génétiquement les plantes, les animaux, bientôt peut-être les humains) – n’est pas tant de type social que sémantique : d’où, entre autres dommages collatéraux, le bouleversement très pratique que risquent d’induire dans les prochaines années (si ce n’est déjà fait) ces nouvelles « théories » dans, par exemple, les dictionnaires (et quelle définition alors du mot de « famille » les dictionnaires du futur devront-ils mentionner pour continuer d’être « poli-
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tiquement (sexuellement) corrects » ?). Ce qui, sous l’apparence de polémiques philosophico-sociétales (cf. en France récemment celle autour du « mariage pour tous »), est en vérité à l’œuvre en cet étrange processus c’est une attaque générale contre le sens (des choses, des mots), et attaque destinée à rendre ce sens, issu de l’autre pensée : celle biblique, flottant. Certes, contre cette objection, les tenants de la « théorie du genre » (ou de n’importe quelle autre « théorie » de cet acabit : moderniste et apparemment délirante : nous avons vu qu’elles ne le sont pas) peuvent arguer qu’ils ne cherchent nullement à « attaquer le sens » – seulement à « modifier sémantiquement » (comme ailleurs on « modifie génétiquement ») les définitions canoniques de certaines notions telles que « sexe » ou « famille » : rien de plus (et dans le fond, en sa partie, le généticien qui « modifie » un épi de blé ou une souris ne fait rien d’autre : lui aussi, quoique d’une manière plus sournoise, modifie la « définition » de ce que sont le blé ou la souris). Mais ce n’est là, on le comprend, qu’un sophisme particulièrement pernicieux, car on voit bien que la seule prétention à modifier certaines définitions – en vigueur tout de même depuis des centaines de milliers d’années : depuis que l’homme est apparu sur la Terre – ne peut que remettre en cause le sens qui sous-tend(ait) ces définitions mêmes, et sens qui est la véritable cible de ces « théories » (même si probablement un grand nombre de leurs instigateurs n’en ont pas vraiment conscience, manipulés, « instrumentalisés » en mode philosophique par d’autres qui eux savent très bien ce qu’ils font) : tout ici est fait pour que le sens des choses (des mots) vacille sur son assise ; et si, par exemple, on peut aujourd’hui modifier celui du mot de « famille », qu’est-ce qui empêchera dans quelques années qu’on s’attaque à d’autres choses, d’autres mots, d’autres sens… et cela jusque, de proche en proche, rien ne signifie plus rien : puisque c’est en vérité cela – la disparition du sens – qui, au-delà de toutes les polémiques philosophico-« sociétales », est (secrètement) visé. Et que serait un monde d’où tout sens aurait disparu ? Même pas un « monde » justement : rien d’autre qu’un chaos semblable à celui qui régnait avant le surgissement de ce sens dans le « monde » (qui n’en était donc pas tout à fait un encore : puisqu’il manquait à cette « chose » peu ou prou informe et innommable – littéralement : im-monde – cela (le sens) qui allait l’ordonner en monde), et surgissement qui n’est rien d’autre que ce qu’on appelle plus ordinairement la Création – et nous voici ramenés par ce détour de l’examen de la « théorie du genre » – en vérité : de l’examen en sa grande profondeur de la pensée
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amalécite (dont cette « théorie » n’est qu’un avatar peu ou prou « sociétal »débridé) – à ce dont, au début de ce développement, nous étions partis : à la pensée rivale de celle amalécite, et qui pose que, contrairement à celleci, le monde ayant été « créé » – i. e. : le monde ayant un sens – on ne peut pas tout modifier en son sein – à commencer par la définition des choses qui, pour demeurer « ce qu’elles sont », doivent rester fidèles au sens qu’à l’origine le « sens du sens » (Dieu) leur avait conféré. Et voici que, croyant mener un combat d’ordre sociétal – pour ou contre la théorie du genre, pour ou contre « le mariage pour tous », etc. –, nous nous retrouvons en plein débat théologique, cette soudaine prise de conscience des véritables enjeux de ces polémiques constituant le pont qui fait passer du simple affrontement de type « sociétal » à ce que j’ai appelé dès les premiers mots de ce développement le combat spirituel. Car le plus étrange en cette affaire – celle donc du mouvement d’opposition au « mariage gay » (en vérité : d’opposition à la famille homoparentale) – est que les foules qui descendirent à cette occasion dans les rues donnaient certains signes qu’elles avaient parfaitement compris de quoi, en cet affrontement, il retournait : rien de moins que du sens des choses, du sens des mots (à commencer par celui de « famille »), sens auquel ces foules avaient la faiblesse d’être attachées et, en cet attachement (malgré les insultes diverses et variées qui s’abattirent instantanément sur elles : « homophobes », « réactionnaires », « intégristes », « fascistes », etc.), eurent l’outrecuidance de tenir bon ; si bien que, dans cette perspective, rien n’empêche de voir en ces immenses manifestations qui déferlèrent dans toutes les villes de France quelque chose comme une révolte de masse contre le mouvement à l’œuvre dans le monde moderne de la dissolution programmée de tout sens – que ce sens soit celui du mot de « famille » ou de « blé » – (exactement comme on a pu dire par exemple de la « Paralysie » de l’hiver 1995 qu’elle était « la première révolte contre la mondialisation » de l’histoire) : à ce bémol près toutefois que, si cette « Paralysie » eut droit à la complaisance de la quasi-totalité des médias, ce ne fut nullement le cas de cette « Manif pour tous » : voir plus haut la liste des divers noms d’oiseaux qu’elle eut à essuyer (et dans le fond cette haine générale-médiatique à son encontre fut à tout prendre plutôt un bon signe pour elle : c’est probablement pour ne pas l’avoir subie que la dite « Paralysie » aboutit à son grotesque, étonnant non-résultat (cf. dans la Profondeur ma propre analyse de ce mouvement et des raisons pour lesquelles il tourna en cette eau de boudin poli-
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tico-sociale))) – : s’il s’agissait autour de 1968 de « (re)faire de la philosophie dans la rue », on voit que ce que (re)fit ici spontanément cette « Manif pour tous » ne fut rien de moins, et dans les mêmes « rues », que de la théologie – et tel fut sans doute le plus heureux résultat de ce mouvement atypique (atypisme qui fut précisément à l’origine de l’ire médiatique, celle-ci se déchaînant avec d’autant plus de violence que la domination – dont les médias sont, quoiqu’en le mode sournois d’un « politiquement correct » qui se donne comme « in-corrrect », les très officiels porte-voix – fut probablement surprise par ce retour de bâton populaire-sociétal en une affaire qu’elle pensait avoir réglée : qui était depuis longtemps à ses yeux (à ses oreilles) « entendue ») : contraindre les gens à réfléchir à ce que signifiait vraiment cette « loi Taubira » en apparence presque « innocente », sans réelle importance (puisque ne concernant – et ce fut on s’en souvient l’un des arguments le plus matraqué par les pro-« Mariage gay » : pourquoi tant « de bruit pour (presque) rien » ? – qu’un petit nombre de personnes), et loi donc qui aurait dû normalement passer sans excessif tapage, « comme une lettre à la poste » – ne l’avait-elle pas fait ainsi et déjà dans d’autres pays, y compris dans ceux regardés comme « catholiques » : plus en tout cas que cette France peu ou prou « déchristianisée » ? – ; mais qui, en cette même France et de manière très inopinée, ne le fit pas – preuve que ces Français, tout aussi « décatholicisés » qu’ils fussent, avaient subodoré le montage à l’œuvre : que sous le projet de ce « Mariage pour tous » se cachait quelque chose de bien plus énorme que la seule latitude accordée aux « gays » de se marier et de fonder une famille, et quelque chose qui, comme je viens de le montrer, ne relève de rien de moins que de la question du sens. En ce sens on peut dire que la pensée de type « amalécite » a, en cette circonstance, rencontré son premier (gros) os : sous la forme de ce mouvement d’opposition qui, pour une fois, savait à quoi il s’opposait (ce qui est loin d’être toujours le cas quand se forme une « opposition ») – à savoir : au mouvement de dissolution du sens à l’œuvre dans le monde moderne, et dissolution qui constitue en réalité l’essence (s’avançant « masquée ») de ce « moderne » même – ; et même si ce mouvement parut ne s’attacher qu’à un seul sens – celui du mot de « famille » –, il est évident qu’un tel combat contient en germe tous les autres : tous ceux qui, dans les années à venir, voudront s’opposer à ce processus de dissolution : d’une certaine façon le mot d’ordre le plus « rassembleur » qui aurait pu être inscrit sur
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la banderole en tête des cortèges eût pu être celui-ci : Nous voulons que les choses demeurent ce qu’elles sont, consigne qui, il y a à peine quelques années, auraient sonné encore terriblement « réac », mais qui, au vu de certains récents et inquiétants développements du monde moderne (dans le domaine tant « sociétal » que scientifique), risque fort d’apparaître bientôt comme le mot d’ordre non plus d’une « réaction », mais d’une résistance à l’abject et à l’im-monde de ces développements mêmes : ceux à quoi aboutit – au nom d’un « progrès » auquel plus personne ne croit vraiment (y compris d’ailleurs peut-être les « progressistes » !) – très nécessairement et très logiquement la pensée de type « amalécite ». Il est évident que pour celle-ci le moment de l’approche de son triomphe absolu – dans les faits comme dans les esprits – constitue en même temps le moment de son plus grand danger, tant il est vrai que c’est à l’instant où le diable jette enfin le masque qu’il joue le plus gros – détournant une sentence fameuse de Hölderlin, il (le diable) ou elle (la pensée amalécite) pourraient dire : « Là où approche le triomphe, s’accroît aussi le péril » ; et peut-être, avec cette opposition au « Mariage gay » surgie si inopinément – telle Blücher dans une bataille où l’on attendait Grouchy –, le moment de ce basculement triomphe/péril – pour nous bien sûr : danger/salut – est-il arrivé : la domination croyait en avoir, sur cette (somme toute) minime affaire, terminé… et voici qu’elle devient le motif d’un étonnant déploiement contre elle de troupes fraîches et parfaitement lucides quant au véritable enjeu – non tant sociétal que métaphysique – du combat où elles s’engageaient : celui donc de la question du sens des choses. Ce qui d’ailleurs, et encore une fois, et en ce combat contre la « loi Taubira » (finalement votée), fut frappant, c’est le peu de part qu’y prit le « politique » proprement dit, le personnel « de droite », censé être le plus proche de ce mouvement – et cependant presqu’aussi étonné que son adversaire « de gauche » par l’ampleur de celui-ci –, ne faisant au mieux que « prendre le train en marche », tandis que celui « de gauche », en cette occurrence, restait fort circonspect, ne poussant cette loi que du bout des lèvres : cf. le visible embarras du président Hollande, plus surpris qu’indigné par tout ce tapage ; et en vérité ceux qui, parmi les rangs des pro-« Mariage gay », allèrent véritablement « au charbon » pour défendre cette loi furent des gens issus, non de la sphère politique, mais bien de celle médiatique, prouvant par là « de quelle boutique ils étaient balayeurs » – celle-là même de la domination dont ils sont les très dociles et répugnants « larbins » :
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plus peut-être que les politiques eux-mêmes –, et déployant à cette occasion toutes les ressources de leur arsenal sophistique et, quand celles-ci ne suffisaient plus, celles d’une très pratique et très effective mauvaise foi (celle-ci consistant, quand on est à bout d’arguments, à renoncer à attaquer les idées qu’on combat pour s’en prendre aux porteurs de ces idées tout à coup soupçonnés d’arrière-pensées plus ou moins « nauséabondes » : « si vous dites cela (êtes contre cette loi), c’est que vous êtes (au choix) homophobe, fasciste, catholique intégriste », etc. : c’est, on le sait, la méthode la plus répandue quand une pensée dominante veut faire taire ses contradicteurs : on ne cherche plus à démolir leurs idées mais à leur faire honte de les partager) : visiblement, cette opposition au « Mariage pour tous » les mettait hors-d’eux, beaucoup plus en tout cas que les politiques « de gauche » : peut-être parce que ceux-ci n’étaient pas si convaincus que cela du bienfondé de la « loi Taubira »… même si bien sûr ils ne pouvaient faire autrement que la soutenir – avec quel « enthousiasme », on l’a vu –, et cette étonnante et soudaine passion chez les médiatiques – qu’on chercherait en vain quand ils examinent d’autres sujets (exemple actuel de « la réforme des retraites ») – en disait long sur ce qu’ils sont en vérité : rien de moins que les chiens de garde de la domination, et chiens aboyant d’autant plus fort qu’en cette circonstance ils comprenaient confusément que c’était cette domination même qui, en son essence progressisto-moderniste (amalécite) : en ses œuvres vives et comme « philosophiques », était directement visée, attaquée, démasquée ; d’où leur « sainte fureur ». Cela permit d’assister sur les ondes et les écrans à l’étonnant spectacle de « débats » où l’opposant au « Mariage gay » – généralement d’ailleurs très isolé, tous ses interlocuteurs étant « pour » – se faisait systématiquement et violemment remettre en place par des médiatiques qui, oubliant la « réserve » à laquelle ils sont censés être tenus : leur fameuse « impartialité » et autre « objectivité », se jetaient presque bestialement sur le malheureux impétrant pour l’obliger à avouer les arrière-pensées (toujours donc « nauséabondes ») qui soustendaient forcément son engagement anti-« Mariage pour tous ». Je me souviens en particulier d’un « psychologue » – probablement néo-progressiste bon teint – qui était ressorti fort ébranlé d’un de ces «débats » – où il avait commis l’erreur de s’interroger sérieusement sur le « statut psychique » qui pourrait être celui d’un enfant d’une de ces familles « homo-parentales » (et n’en concluant rien de très bon) – où, croyant « dialoguer » avec des gens raisonnables et (comme lui) « compétents » sur ces questions, s’était vu taxer, en manière d’inaugurer la controverse, d’« homophobie », soupçon
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qui, bien sûr, l’avait révulsé : il venait de comprendre – mais un peu tard – ce que sont en vérité de tels « débats » et le personnel qui les anime : non des échanges d’idées et d’arguments mais des clouages au pilori (médiatique) ; et ce que sont en particulier les journalistes qui les « animent » : non des « modérateurs » mais des procureurs. Et dans le fond, encore une fois, ce genre de comportements de la part des médiatiques – cet étalage de leur hargne et de leur mauvaise foi – fut plutôt une bonne chose dans la mesure où il révéla apertement, non seulement en quoi consiste leur véritable fonction, mais aussi peut-être en quoi résident les véritables intérêts de la domination – car sinon comment expliquer de la part de ses « chiens » (médiatiques) un tel concert d’aboiements, et sur une question en apparence aussi minime (prouvant par là que, peut-être, elle ne l’était pas tant que cela ; et en effet, comme je crois l’avoir montré plus haut, elle ne l’est pas du tout) ? C’est d’ailleurs dans cette perspective (celle de l’argument d’un « Beaucoup de bruits pour rien » (à tout le moins : « pour pas grand chose ») que d’autres médiatiques, croyant s’élever au-dessus de la mêlée (en adoptant en quelque sorte le « point de vue de Sirius »), se crurent bons de pointer en tout ce tapage (« médiatique ») et cette agitation (« sociétale ») rien d’autre qu’un écran de fumée – concocté par on ne sait quels habiles manipulateurs –, et écran destiné à masquer les graves décisions, elles économiques, que prenait en effet dans le même temps le gouvernement « socialiste » nouvellement élu : comme si ce gouvernement, en obligeant l’opinion à se focaliser sur cette question uniquement « sociétale » et regardée par lui comme minime, avait voulu « faire diversion ». Mais ces commentateurs, qui se croyaient plus malin que les autres, et devant l’ampleur inattendue du mouvement, durent rapidement en rabattre, cette ampleur prouvant d’une part que le gouvernement n’avait certainement pas voulu cela – aucun gouvernement n’aime voir défiler contre lui de telles masses humaines – et, d’autre part, que cette question n’était nullement considérée comme « minime » par ces masses constituées de gens qui, à l’ordinaire (le fameux « peuple de droite »), répugnent à descendre dans les rues ; et en effet elle ne l’était pas : elle est même beaucoup plus importante que toutes les décisions économiques ou sociales que peuvent prendre tous les gouvernements (de gauche comme de droite) assemblés, car engageant, non une politique, mais une civilisation entière. Ainsi, par un tel déploiement de troupes – où se retrouvaient mêlés pêle-mêle non seulement des gens
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de tous âges, mais aussi, c’est à noter, de toutes confessions : chrétiens, juifs, musulmans –, ce « peuple »-là montra clairement qu’il n’était pas dupe du sens profond de ce qu’on essayait de faire passer ainsi en loucedé : rien de moins qu’une atteinte supplémentaire, et jugée cette fois-ci intolérable : la fameuse « goutte qui fait déborder le vase » (de l’indignation), au sens des choses et, par extension, à celui des mots. *** Cette question du sens, qui risque fort de devenir dans les prochaines années celle autour de laquelle s’organiseront tous les combats, transcendent on le voit les catégories du « politique » ou de « l’économique », voire du « sociétal » : puisqu’elle est d’essence proprement métaphysique et même, si l’on ramène comme je l’ai fait son examen à l’affrontement pensée biblique/pensée amalécite, de nature théologique. Dès 1979, dans sa Préface à la quatrième traduction italienne de la Société du spectacle, Guy Debord – qui certes ne pensait pas questionner en métaphysicien (et encore moins en théologien !) – demandait ironiquement : « Ceci est-il du pain, du vin, une tomate, un œuf, une maison, une ville ? Certainement pas, puisqu’un enchaînement de transformations internes, à court terme économiquement utile à ceux qui détiennent les moyens de production, en a gardé le nom et une bonne part de l’apparence, mais en en retirant le goût et le contenu. » Et c’était là, en son temps, une critique déjà fort lucide et avancée de ce processus de dissolution du sens à l’œuvre dans l’histoire moderne, mais critique d’une certaine manière « parcellaire » dans la mesure où elle attribue à ce processus des raisons d’ordre encore économique (« à court terme économiquement utile »), c’est-à-dire susceptibles de répondre (négativement) à la question du « Ceci est-il un herbivore ? », mais pas à celle du « Ceci est-il une famille ? » : Avec Debord, et aussi « radical » qu’ait pu être à son époque le combat « situationniste », c’est encore Amaleq qui objecte à Amaleq, toujours « dénonçant les effets » en continuant d’« applaudir aux causes » ; ce pourquoi la révolution situationniste, bien qu’ayant transformé les attendus de ce monde en le mode de ce qu’on pourrait appeler une « amère victoire du situationnisme », a, en son projet le plus extrême : rien de moins que de rendre ce monde à son « authenticité » – que de rendre les choses à leur « essence » (pour dire vite)… de pain, de vin, de tomate, etc. –, échoué : on ne combat pas Amaleq avec ses propres armes (avec ses propres présupposés)… Une autre critique, venue elle de l’autre bout du
« Mon projet serait donc, en commençant la rédaction de cet Atelier du silence, d’accomplir la même chose que Vermeer, pour le domaine du visible et du spatial, a accomplie en son « Art de la peinture » : faire entendre le silence qui est à la source de toute création – traduction picturale-vermérienne : faire voir le vide qui est à la source de toute « action de voir » – en donnant, par un faire-silence approprié, la parole au sens – en « se laissant dire » par lui de telle façon que ce que l’on écrit devienne une aventure au pays des mots, dans le domaine du sonore et du temporel (comme celle vermérienne le fut dans le domaine du visible et du spatial), de ce sens même. De la même façon que Vermeer, pour rendre compte de son « art », a dû peindre un certain vide, il me faut donc à mon tour, pour rendre compte de l’essence du mien (le « poétique » et plus généralement la « littérature »), faire entendre un certain silence et, pour cela, ouvrir dans la profondeur temporello-sonore (« disante ») un atelier où l’on s’exercera d’abord, en mode lent et méditatif, à « faire silence » : l’atelier du silence. « Le livre que j’entreprends aujourd’hui n’est rien d’autre que cette ouverture par laquelle chacun a loisir – en écrivant ou en lisant (mais n’est-ce pas au fond la même chose ?) ce livre – de s’enfoncer en direction du cœur du silence, c’est-à-dire en direction du « point » ou du « centre » d’où jaillit à profusion le sens, par quoi il nous inonde de sa faveur « pensive », nous comble de ses privautés « méditatives ». Mais par là aussi vient à la conscience d’une époque l’idée d’une transition entre deux âges du monde – qui sont aussi bien deux âges de sa « littérature » –, et « transition » que seuls peuvent opérer ceux qui auront eu, loin des prébendes éditorialonarcissiques que le « Spectacle » attribue à ses affidés, la présence d’esprit de venir travailler en cet atelier (et, en son « silence », de tenir bon : sans trop s’offusquer de la non-réception par cette époque de leurs propres travaux). Car d’évidence, si l’on veut faire affluer de nouveau le sens « en ce monde ennuyé » – en, par exemple et pour le domaine du strict « littéraire », faisant rebondir la langue –, c’est là et nulle part ailleurs qu’il faut se tenir : parce que ce « là » est justement le lieu où le sens jaillit et où, par suite, la langue a loisir de se ressourcer et, en ce ressourcement, de se mettre à sonner autrement (…) » Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue N.R.F. Il a publié depuis de nombreux livres : poésies, romans, récits de voyage et essais. Il a fait paraître entre 2007 et 2014 aux Éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrage est la « continuation par d’autres moyens ». Originaire du Finistère, il vit aujourd’hui en Dordogne.
ISBN 978-2-86266-734-8 L’Art de la peinture Johannes Vermeer (1632-1675) Vers 1666, huile sur toile, 120 x 100 cm Kunsthistorisches Museum, Vienne (Autriche)
29 € 9 782862 667348