Gisèle Provost
Mémoire gravée Pierre Provost Buchenwald 1944-1945 introduction de Guy Krivopissko préface de Olivier Lalieu
libre parcours LOUBATIÈRES
Ouvrage publié avec le concours de la région Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées isbn 978-2-86266-738-6 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2016 20, avenue Pierre-Marty 31390 Carbonne www.loubatieres.fr
Gisèle Provost
Mémoire gravée Pierre Provost Buchenwald 1944-1945 introduction de Guy Krivopissko préface de Olivier Lalieu
libre parcours LOUBATIÈRES
Remerciements Je remercie vivement pour leur accueil, leur soutien et l’ouverture de leurs archives : La Fondation des Mémoriaux Buchenwald et Mittelbau-Dora, en les personnes du professeur docteur Volkhard Knigge, son directeur, et du docteur Sonja Staar, directrice du Kunstsammlung (musée d’Art). Le musée de la Résistance nationale et son équipe, spécialement Xavier Aumage, archiviste et Éric Brossard, agrégé d’histoire, professeur-relais de l’académie de Créteil. L’Association Française Buchenwald-Dora et Kommandos, ses vice-présidents Gaston Viens, Dominique Durand, Agnès Triebel et Bertrand Herz, également président du Comité International Buchenwald-Dora. La Fondation pour la Mémoire de la Déportation, son directeur général, Yves Lescure, et Cyrille Lequellec, son documentaliste, ainsi que l’Association des amis de la Fondation, particulièrement Catherine Breton, Roger Gauvrit, DT 75. Le réseau Canopée, CRDP de Créteil, portail national du CNRD. La Fédération nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes, Anita Baudouin, secrétaire générale, Alain Rivet et Irène Michine. L’Association pour la Défense des Valeurs de la Résistance, Danielle SénotChambeiron, sa présidente, Yves Blondeau et Katherine Courjaret. et bien sûr Les Archives Nationales, Patricia Gillet, conservateure en chef, responsable du pôle Seconde Guerre mondiale, département de l’exécutif et du législatif. Un merci chaleureux aussi à ceux et celles, qui d’une façon ou d’une autre, ont accompagné cette aventure : Jacqueline et Françoise Angers, Annick André, Dominique Bisiaux, Marie-Josèphe Bonnet, François Cahen, Nadine Coupin, Marie-Claire Gourinal, Geneviève Guilbaud, Franka Günther, Marie-Jeanne Herz, Michèle Jean-Baptiste, Sylvie Louvet, François Martin, Dominique Orlowski, Florence Pizzorni, Marie-France Reboul, Ana Sartori et Sabine Séchet…
INTRODUCTION En 1965, à Ivry-sur-Seine, Pierre Provost, aux côtés de Georges Maranne et de nombreux autres résistants et déportés, participait à la création de l’association mère du futur musée de la Résistance nationale. Soit aujourd’hui, un réseau de dix-huit centres d’Art et d’Histoire, répartis sur toute la France, dédiés à la Résistance française, intérieure et extérieure, y compris celle continuée dans l’internement et la déportation. Collecter, conserver, étudier les traces et les preuves laissées par les acteurs de cette histoire donne corps au « Serment » que Pierre Provost avait prononcé, avec les 21 000 déportés survivants, à Buchenwald, le 19 avril 1945, celui de bâtir un monde libre et en paix. Des raisons essentielles, d’une actualité pérenne, fondent les choix de transmission muséale de ces précurseurs. Fidèles aux valeurs qui ont préludé à leur engagement, ils poursuivent ainsi leur projet d’édification d’une société démocratique rénovée, reposant sur la qualité de l’éducation et la richesse culturelle. On dirait aujourd’hui la richesse des cultures. Ils savent que dans cette démarche, les musées ont un rôle central à jouer, en tant que conservatoires « vivants », cœurs-battants destinés à irriguer le présent des enseignements du passé. Par ailleurs, au nom de la vérité et de la justice, il leur importe de redonner humanité aux disparus. À cet effet, il leur est nécessaire de rendre l’oubli impossible. Ils anticipent alors le temps où les témoins ne seront plus. Nous y sommes. Pierre Provost donne l’exemple. Il fait don d’archives, de médailles et d’outils grâce auxquels il enseigne son Art, lors des ateliers pédagogiques qui accompagnent les premières expositions itinérantes de la jeune association.
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Au sein du musée, le fonds Pierre Provost forme un ensemble unique à plusieurs titres. C’est le seul atelier de graveur clandestin complet possédé, même si par ailleurs, sont conservés de nombreux éléments épars sur d’autres « faussaires » 1. Et c’est le seul cas connu de gravures en camp de concentration dont, de surcroît, le nombre et le style font œuvre. Les objets et médailles gravés à Buchenwald constituent, de fait, une œuvre exceptionnelle. Si, d’une part, ils donnent à voir et à comprendre l’univers et le système concentrationnaire, ainsi que la Résistance dans les camps, ils soulignent également la place importante occupée par la culture et l’imaginaire dans cette Résistance continuée.
Guy Krivopissko, historien Conservateur du musée de la Résistance nationale
1. Faussaire ou cordonnier : noms communément donnés aux graveurs de faux-papiers de la résistance.
préface Résumer la vie d’un homme ou d’une femme aux mois endurés en déportation est toujours une réduction de sa vie insupportable. Pierre Provost ne fait pas exception. Pierre Provost a près de cinquante ans quand il est déporté vers le camp de concentration de Buchenwald, le 17 janvier 1944. Né dans un autre siècle en 1895, c’est un artiste graveur et un technicien d’outillage dont la carrière est déjà bien entamée. C’est aussi un militant politique et syndical, notamment aux côtés de Dino Griotto, un graveur antifasciste italien réfugié en France. Durant la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé en 1939 puis s’engage en octobre 1940 au sein de l’Organisation spéciale du Parti communiste français avant de rejoindre les Francs-Tireurs et Partisans français au printemps 1943. Ses connaissances professionnelles sont de précieux atouts dans la Résistance où il participe entre autre à des opérations de sabotage et la constitution de matériels de radio. Arrêté le 27 juillet 1943, Pierre Provost est emprisonné à Fresnes et Romainville puis transféré en octobre au camp de transit de Royallieu-Compiègne et déporté trois mois plus tard. Au terme de la quarantaine, il est affecté dans les usines d’armement qui jouxtent le camp des détenus. Il passe par les blocks 59 puis, dans le « grand camp », 63 et surtout 31 où il demeure durant l’essentiel de sa déportation parmi de nombreux Français qui louent son patriotisme, son humilité et sa gentillesse. Au sein de ce block, il fut l’un des animateurs d’une vie culturelle singulière, dont il faut rappeler qu’elle se développe à l’insu des nazis et s’affirme comme l’un des visages de la résistance au camp. Parmi ces détenus français qui le côtoyèrent et l’apprécièrent, le commandant Charles Sander lui écrit après-guerre :
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« Il m’a été infiniment précieux d’avoir à mes côté le chic camarade que tu as été. Dans ce camp de douleur et de misère, tu as été un type épatant, au moral très élevé, de ceux qui malgré tout, ont conservé de l’espoir. Tu fus inébranlable dans ta confiance pour l’avenir de la Patrie. Pour toi, il n’y avait pas à Buchenwald de partis politiques, il y avait des malheureux qui souffraient et chaque fois que tu pouvais, tu te faisais un devoir de leur venir en aide. » Les détenus de Buchenwald sont libérés le 11 avril 1945 par l’arrivée des troupes de la IIIe armée américaine, provoquant le déclenchement d’une insurrection des détenus membres de l’organisation clandestine de résistance dont on trouvera dans les pages qui suivent une description saisissante grâce aux notes de Pierre Provost. C’est au sein du block 31 que les cadres de la Brigade française d’action libératrice se retrouvent le 11 avril 1945. De retour en France, Pierre Provost est nommé graveur artiste aux Beaux-Arts. Certaines de ses médailles concernant la déportation sont diffusées officiellement. Le grand mérite de l’ouvrage de Gisèle Provost est de restituer dans le parcours de cet homme de conviction et graveur talentueux son œuvre conçue au camp, une œuvre qui incarne de manière emblématique la résistance des détenus face à l’entreprise de déshumanisation des nazis dans l’univers concentrationnaire. Clandestinement, Pierre Provost va ainsi créer une cinquantaine de gravures à Buchenwald, sur de petites pièces de métal. Il s’agit de témoignages exceptionnels de la solidarité entre déportés et de leurs espérances à l’ombre de la mort. Pierre Provost décrit l’ingéniosité déployée pour récupérer les matériaux nécessaires et surtout sa volonté de rapporter aux yeux du monde les exactions du IIIe Reich. « J’ai fait quantité de médailles et d’objets divers, en tentant toujours de reconstituer une partie du camp. L’outillage, je l’ai allongé, trempé là-bas : une aiguille, des bouts de ferraille, d’argent, d’acier servant de pointes à tracer ou de gouges. J’ai exprimé, sous forme d’allégories, les crimes effectués d’août 44 à avril 45. » En étant ici au plus près des documents et des objets, nous voyons une nouvelle fois s’exprimer l’importance de l’art dans les camps, des traces souvent ténues, rares et courageuses, dans un univers fondé sur la violence, 8
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l’oppression et l’avilissement 2. Dans ce patrimoine inestimable, les compositions sur le vif de Pierre Provost prennent place ainsi aux côtés, par exemple, des dessins de Boris Tasliztky, Jacques Lamy ou Léon Delarbre à Buchenwald, et de France Audoul à Ravensbrück. Gisèle Provost ne prétend pas être historienne. C’est la fille d’un homme engagé qui se penche sur les traces de son passé, qui veut comprendre et transmettre la passion de son père disparu en 1986. En 2013, elle découvre dans ses archives des dizaines de documents, des manuscrits, des photos, des croquis renvoyant à ces objets, ces médailles, ces plaques gravés au camp de Buchenwald. Elle se lance alors dans une véritable enquête pour localiser ces objets dispersés auprès de multiples propriétaires, mais surtout pour les décrypter et les analyser d’un œil expert sous l’angle de la technique comme de la symbolique. Une première consécration viendra à l’occasion du 70e anniversaire de la libération du camp, avec une exposition temporaire consacrée en Allemagne à Pierre Provost au Mémorial de Buchenwald, avec le soutien de l’Association française Buchenwald-Dora et Kommandos et du musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne qui détient aujourd’hui la plupart de ces précieux documents. Plus de 70 ans après la libération du camp de Buchenwald, la démarche de Gisèle Provost est salutaire car elle vient inscrire pleinement dans l’histoire le parcours et les réalisations remarquables d’un homme et d’un artiste qui, par-dessus tout, voulait exprimer la force de la vie.
Olivier Lalieu, Président de l’Association française Buchenwald, Dora et Kommandos
2. REBOUL Marie-France, Buchenwald-Dora, l’art clandestin dans les camps nazis, Lille, Le Geai bleu, 2016.
de la ferronnerie d’art aux faux papiers une dynastie familiale liée au compagnonnage et au travail du métal Pierre Provost est né en 1895. Son enfance s’est déroulée dans l’Ouest parisien, entre les paysages du château de Monte Christo, la datcha de Tourgueniev et la machine hydraulique de Marlyle-Roi. Son père, taillandier breton, est alors maréchal-ferrant, au 18e chasseur à cheval de SaintGermain-en-Laye. Il obtiendra par la suite une concession de Maître des forges dans la ferrure de la cavalerie de la Garde républicaine et des omnibus parisiens. Républicain fervent, il suit Parents de Pierre. les conférences de la communarde, l’institutrice Louise Michel, quand celle-ci rentre de Nouvelle-Calédonie. Ses trois sœurs sont des religieuses, militantes de la non-séparation des Églises et de l’État. Son frère est curé près de Nantes. Enfant de chœur à l’église de Port-Marly, Pierre, sous l’influence de son père, quitte l’école confessionnelle en 1908, pour l’école de la République, communale, laïque. Sa mère, elle, anime un atelier de couturières. Elle a grandi dans les ateliers de charronnage des Compagnons du devoir de son père, Versaillais, fidèle à l’Église et à la royauté. Sa mère, institutrice, d’esprit libre, est Mère de leur Cayenne 3, et écrivaine publique à l’occasion.
3. La maison-hôtesse où passent les compagnons dans leur Tour de France, où ils se réunissent. Elle est gérée par une femme dite « la Mère ». 11
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En forêt de Marly, Pierre assiste au spectacle de la fabrication des grandes roues de fardiers pour le transport des arbres abattus. Son oncle maternel, mobilisé dans un régiment de zouaves, vient de rentrer d’Algérie. Il excelle dans le cintrage des roues en bois d’acacia. Les fers sont portés au rouge dans les brasiers et brandis au bout de longues tenailles. Un cercle d’une vingtaine d’hommes en tablier de cuir, armés de marteaux à devant (à très longs Pommeau de la canne manches) frappent, à tour de rôle, le métal qui de compagnonnage familiale. s’enfonce lentement. Les chants, rythmés par le « Grand-mère introduisait un papier dans la partie dévissable bruit des marteaux encouragent l’effort, tandis de la canne : l’avis de la Conduite que les tenons s’ajustent, que le fer refroidit, et l’avoir financier du compagnon qui poursuivait son Tour que les hauts feux de bois cessent de pétiller, et de France. » P. que les mouillettes regagnent les vastes baquets. Cet oncle évoquait aussi ses souvenirs de la Commune aux frères-compagnons qui bientôt partiraient sur les routes de quarante sous. Pierre assistait à leurs démêlés entre Compagnons du Devoir et de la Liberté, sur le rôle de la Mère ou les inscriptions obligatoires sur le certificat de travail. À 12 ans, le certificat d’études primaires en poche, Pierre signe un livret 4 de travail qui l’engage pour trois ans, sans rémunération, dans divers ateliers : mécanique, serrurerie, chaudronnerie, charpente fer et bois. Apprentissage professionnel diversifié, éducation sociale, mutualiste et philosophique ne font qu’un, dans l’aura d’une tradition ancienne censée remonter à l’époque du roi Salomon. Le travail de l’homme est exalté, la qualité valorisée. Un humanisme généreux, ouvert, s’ancre en lui. Il suit des cours de dessin, s’initie au Trait 5. Parallèlement, à la Bourse du Travail de Paris, avec le syndicat des charpentiers, il intègre des notions d’architecture. Avec les serruriers d’art, il pratique la ferronnerie, façonne volutes et feuillages sur des estampes de forge. Les Causeries des Maîtres d’atelier sont suivies de discussions animées sur les sujets d’actualité (1848, année des mouvements républicains en 4. Le livret ouvrier, mis en service par Napoléon, généralisé par Napoléon III, est remis au patron au moment de chaque embauche. Une forme de contrôle qui, abolie en 1890, déclinera lentement, jusque dans l’entre-deux-guerres. 5. L’art des tracés géométriques dont la structure de base est le module, pratique née dans les métiers du bâtiment (charpentier, tailleur de pierre, serrurier). 12
panoramique sur des lieux de sidération
En haut. Deux dessins préparatoires pour manches de cuillères : usines, inscriptions codées, parcours de la main-d’œuvre du travail forcé à la solidarité universelle. Encre sur calque, 9,5 x 4,2 cm et encre sur papier, 8,6 x 5,5 cm. En bas. Steinbrück : la carrière. Kommando disciplinaire et de la quarantaine. Médaille sur petit cuilleron aplati, située à plat, à l’arrière, sur le socle de la statuette du porteur de pierre, 43 (3,8 x 5,5 cm), (voir p. 101).
Portrait de Pierre par le docteur Adrien Wilborts, dĂŠcembre 1943, 25 x 18,7Â cm.
de la ferronnerie d’art aux faux papiers
Annexe : Les derniers jours de M. Griotto En 1946, Pierre recevra le témoignage du major Cassart 16, attaché militaire à l’ambassade de Belgique qui a vécu dans la même cellule que Dino, d’avril à juillet 1943, à la Wehrmachtsuntersuchungsgefängnis. « Arrêté, Griotto a vécu trois mois dans les sous-sols de la prison de Fresnes, quasiment dans l’obscurité, menotté aux chevilles et aux poignets, et les bras souvent derrière le dos. Il a été très maltraité par la Gestapo au cours des interrogatoires. Il portait encore aux jambes des traces de blessures non cicatrisées. À l’estime que lui portaient les autres prisonniers impliqués dans la même affaire, j’ai compris que lors de ses interrogatoires, il n’avait rien “donné”. « Durant les trois mois que nous avons passés ensemble, j’oserais presque dire que nous avons été heureux. Nous étions traités comme des prisonniers de droit commun. La nourriture, quoiqu’insuffisante, était plus copieuse que dans les autres prisons que j’ai connues. Nous avions lit, draps, couvertures, linge propre, un livre de lecture, du papier, crayons et porte-plumes, une demi-heure de promenade assurée. Nous ne reçûmes que très rarement la visite de l’aumônier, une seule fois peut-être, et surtout peu de visite d’inspection. M. Griotto m’apprit beaucoup de choses sur son métier. Il passait presque tout son temps à dessiner des lettres entrelacées, des sujets héraldiques. Nos caractères tranquilles, nos humeurs nullement moroses s’accordaient à merveille, nous avons vécu en harmonie parfaite. Une paix royale, presqu’un paradis. Griotto parlait tout en dessinant : sa jeunesse, son amour des enfants, son service militaire, sa dure existence d’ouvrier italien, ses déboires politiques, son exil, les conditions d’existence qu’il avait trouvées en France, les circonstances de son arrestation, les faux-cachets allemands trouvés chez lui, seulement en cours d’exécution et dont il avait avoué être l’auteur. La condamnation qu’il avait reçue le laissait très calme, mais lui donnait beaucoup d’appréhension quant au sort de sa femme. L’avenir de Mme Griotto était nettement son seul souci. « Un matin (le 27, je crois), vers huit heures, il reçut un rasoir et l’ordre de se raser. La chose se passait normalement deux fois par semaine ou lorsqu’un détenu était convoqué à un interrogatoire. Il s’attendait donc à être interrogé et envisageait avec espérance la fin de la guerre avant la fin du procès. Mais cinq minutes après l’avoir quittée, il réintégrait sa cellule avec 16. Témoignage, réf. 683, La Haye, sept. 1946. 23
mémoire gravée de buchenwald
Pierre gravant au block 31, dessin anonyme, 10,5 x 14,7 cm.
« Un certain nombre d’images se sont imposées à lui, comme les symboles de notre vie captive (…). Autant d’éléments très divers qu’il semblait une gageure de rassembler dans les quelques centimètres carrés d’une plaque de métal. Pierre Provost a su, pour chacun d’eux, dégager l’essentiel et, en définitive, le styliser. (…) La composition de chaque pièce s’ordonne d’une manière claire, et suivant un dessin qui a été minutieusement médité. Pour résumer d’un mot l’impression, heureuse pour le regard, que laisse cet ensemble où chaque détail prend son relief et sa vraie valeur, je dirais ceci : rien n’y est fouillis, si tout y est fouillé. « Tout y est fouillé d’une main sûre et habile, habituée à manier l’outil de l’ouvrier. Tout artiste véritable est d’abord un ouvrier : voici un ouvrier qui est aussi un artiste et qui, ayant créé tout à la fois ses outils, la forme et la technique de son art, a su en définitive, créer ces témoignages émouvants de sa vie de prisonnier. » Julien Cain 19, camp de Buchenwald, 26 février 1945.
19. Administrateur de la Bibliothèque nationale de 1930 à 1964. 26
les médailles de buchenwald
Répertoire des médailles de Buchenwald, première page. P. 1945, 12,7 x 18,7 cm.
Les matériaux utilisés sont récupérés directement ou proviennent d’échanges contre des cigarettes, de la nourriture, d’autres gravures… Il s’agit le plus souvent de métal : pièces de 5 marks, argent de grandes et petites cuillères subtilisées, bronze ou bronze d’aluminium provenant de blocs détournés des usines… Mais il y a aussi du bois, le chêne en provenance du légendaire arbre de Goethe, le noyer des crosses de fusil, et des pierres de la carrière… En cours d’achèvement ou terminés, les objets gravés sont parfois échangés, donnés, et le plus souvent dissimulés sous un tas de pierres ou de vieilles ferrailles, sous le block ou abandonnés aux intempéries… La résistance du camp favorise le développement de l’expression artistique, en tant qu’élément de soutien moral, individuel et collectif. Elle anticipe aussi son rôle de témoignage futur. Au sein de cette jungle humaine d’êtres affamés et en souffrance où il faut éviter SS, bandits, et déjouer les faux-résistants et mouchards, elle assure elle-même le ravitaillement en crayons et papiers… pour les dessinateurs, et parfois en métal pour Pierre. Certaines médailles, commandées par la résistance, ont été décernées nominalement au camp, en « reconnaissance d’actions de solidarité ».
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mémoire gravée de buchenwald
Côté sud de la colline, les villas de l’état-major SS et leurs familles, des lieux de détente (manège, jardin zoologique, fauconnerie…). Au sommet, versant nord, les camps. Pour les nouveaux, obligatoirement d’abord le petit camp, pour un temps dit de « quarantaine » avant d’être affectés au grand camp, dont ils sont séparés par un réseau de barbelés, ou bien à d’autres Kommandos 32 intérieurs ou extérieurs. Le site de Buchenwald s’étend sur une centaine de kilomètres carrés. « Le 20 janvier 1944, c’est l’hiver. Le froid est très vif. Nous sommes parqués au block 59, block de quarantaine. Mon matricule est le 39 705. Notre chef de block 33, trop sauvage, vient d’être assassiné. « Nous sommes entassés dans des baraquements surpeuplés, six fois plus de monde que ce qu’ils peuvent contenir. Les portes, ouvertes à chaque extrémité provoquent un courant d’air glacé. C’est la quarantaine, ou la sélection par la nature. 32. Désignation à la fois du lieu, du chantier ou de l’équipe de travail. 33. Un chef-détenu, généralement un triangle vert, si possible de nationalité différente de celles du block. 44
panoramique sur des lieux de sidération
Page de gauche. Deux dessins préparatoires à la gravure sur cuillerons aplatis. Plans d’ensemble du camp, 10 x 15 cm. Ci-dessus. Cuilleron droit : ébauche des premiers tracés, 8,5 x 4,8 x 1,2 cm.
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« Le lendemain matin à 6 h, nous sommes conduits sous les coups vers divers Kommandos de travaux forcés : la gare, les routes, le bûcheronnage en forêt… et la carrière où nous transportons des pierres trop lourdes pour nos forces épuisées. Chaque matin, nous alignons nos morts par dizaines. La charrette du ravitaillement les emporte vers le Crématoire. « Un petit matin, appel à 4 heures, encore endormis, nous sommes chassés du block par le stubedienst 34 et les SS, à coups de schlagues. Des Polonais, qui se disent résistants, mais qui sont en fait des déportés de droit commun, nous aspergent d’eau froide avec des tuyaux d’arrosage et des seaux. Sorti le dernier, avec Auguste Ménage, nous sommes inondés, trempés jusqu’aux os. Nous attendons dans la neige, plus de 9 h, sans pouvoir nous abriter. Le vent est glacial, la température bien en dessous de zéro. Nos vêtements sont couverts de glace. Quand nous rentrons, ils collent à la peau, les fils sont cassés. Il faut les réparer pour ne pas être accusé de sabotage. Des détenus décèdent dans la nuit. Ceci n’est pas un fait isolé. On donne une leçon à ceux qui ne se sont pas réveillés d’eux-mêmes. Il est arrivé aussi que tout le block reste dans la neige de 4 à 9 heures du matin. Un autre soir encore, ils entrent et nous frappent à coup de matraques, le lendemain : des corps couverts de coups, 8 morts 35. » P. Avant la fin des quarante jours, le 28 février, Pierre est affecté au block 63, du grand camp et « dirigé vers les usines 36. Les autres déportés restent dans une baraque à attendre… car la limite de nourriture a été progressivement réduite. » P. 240 000 personnes, venues de partout, vont passer à Buchenwald 37.
34. Ancien détenu qui s’occupe de la distribution de la nourriture, du nettoyage et de l’ordre dans le block. 35. Recoupement avec le témoignage manuscrit de Ménage. 36. Pierre Provost est enregistré à l’arrivée comme Feinmechaniker (mécanicien de précision). 37. Triebel Agnès, La Déportation dans les camps nazis, Nouvelle Arche de Noé, 2013.
« puis… les morts ne réclamaient rien » médaille-mausolée : « ɸ de l’arbre » « Après le bombardement, un petit hall est reconstitué au-dessus des bains d’imprégnation des bobines. Boualand et moi, nous ne nous quittons plus. Ayant échappé à une première enquête, nous continuons à saboter, lui comme outilleur, moi comme soudeur. Les événements de la Libération d’avril nous sauveront de nouveau la vie parce qu’ils n’auront permis aucun essai, ni fonctionnement de ce nouveau hall. « (…) Je fais diverses gravures sur des objets, pour de nombreux camarades, de tous pays, puis… les morts ne réclamaient rien. » Dans le segment du haut, la date où l’arbre est abattu. Sur une plaque fixée au socle l’inscription : À la mémoire des déportés de tous pays, brûlés dans les Crématoires hitlériens. « En ce soir de fin août 44, face aux huit phares de la Tour, et sous le clair de lune, le Crématoire jette dans le ciel son immense flamme. Des flammèches grasses de chair humaine couvrent les visages et notre pensée s’en va vers nos morts. Ils avaient fraternisé d’abord dans le sang et maintenant dans cette fumée qui ne veut pas, ce soir-là, s’élever vers les cieux. « Face au monde, des bras, habillés de rayé, se tendent la main : les triangles reviennent vers la terre. On veut vivre malgré le Crématoire et les tristes récits de ses caves où l’on pend en secret. « La Mort, dans une capote de déporté, est à l’entrée du bois. De cet endroit, une charrette de corps empilés, traînée par d’autres hommes, a transporté pendant plus de deux jours, plus de 800 cadavres en direction du Crématoire.
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L’Obélisque élevé par les déportés. Lecture du Serment. Diamètre, 4,1 cm.
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« puis… les morts ne réclamaient rien »
« Deux bras, recouverts du rayé, et dont les doigts s’étreignent fortement, enserrent une mappemonde, les déportés déclarent, face au monde, leur volonté ferme d’Union, dans la lutte contre le fascisme. « Cette Union a été scellée par un Serment, prononcé le 19 avril, dans toutes les langues du Camp, devant les cellules de la Tour, l’enclos des barbelés électrifiés et la Maison du Commandant des SS – homme célèbre pour sa collection d’abat-jour en peau humaine qu’il offrait à sa femme Ilse, peau choisie et prise sur les détenus. « Une Mémoire immortelle se dégage de ces forêts tragiques, aux 8 années de tortures (1937-1945), s’ajoute le souvenir des milliers d’hommes qui, du 6 au 10 avril 1945, dans les jours qui précédèrent notre Libération, y furent assassinés, brûlés, affamés à mort, massacrés alors que les 22 000 détenus restants s’insurgeaient. » P. Composition circulaire dont l’obélisque central, surélevé par un triple socle, précédé d’un fronton, est le rayon. Dans un cartouche, parallèle à l’enceinte : l’événement. La lecture se prolonge en dessous, en trois phylactères qui font dédicace. Les feuillages tressés qui les enserrent sont tout à la fois la réalité forestière du lieu, les couronnes cérémonielles du moment et encore la traduction par l’image du mot Buchen-Wald. L’enceinte du camp délimite un segment d’un quart de disque, qui établit une opposition dehors-dedans. Dehors la Maison du commandant correspond à la Zone SS. Dedans, un block évoque tous les détenus, la mappemonde – un rappel de leur solidarité passée et un appel à la survivance de cette solidarité, destiné aux générations suivantes.
« je décide de rentrer avec mes malades. » premiers témoignages « 25 avril. une nuit avec malades wagons à bestiaux. À Longuyon train sanitaire. Réception du peuple, le pain, le café, les pleurs. « 26 avril. 18 h Arrivée gare de Lyon. « Nous sommes les bons derniers à arriver à l’hôtel Lutetia, à Paris, où ma femme et ma sœur m’attendent, inquiètes de ne pas me voir arriver. « À 20 h chez moi. « 27 avril. Repos – Mairie – Visite maman. 119
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qui débordent des miradors. En bout de perspective, toujours ce petit soleil entêté d’Espoir et de Paix. Revers 32 Trois motifs ont été superposés dans la profondeur de champ : le soleil, l’océan, l’étoile à cinq branches. Chaque branche, en volume, est divisée en trois parties, selon trois angles d’or de 36°. La surface plane du parchemin, Dessin préparatoire M.32, Buchenwald, diamètre 7 cm. projetée en avant, est en attente d’inscription. À droite, discrète, la signature que l’auteur a choisie « verticale », aussi. Une composition allégorique qui témoigne d’un état d’âme et d’une volonté.
des petits objets du « creux de la main » qui continuent de se transmettre Les médailles 30 et 31-32 qui évoquent le passé pour envisager le futur ont été tirées à plus de 5 000 exemplaires, en argent ou en bronze, module 45, 68 ou 75 mm. Elles sont régulièrement diffusées par les associations de Mémoire, Fédération Nationale des Déportés Internés et Résistants Patriotes, l’association Buchenwald-Dora et Kommandos, l’association de Neuengamme et bien d’autres, accompagnées d’un certificat d’authenticité de l’Hôtel des Monnaies.
1946, Pierre gravant la médaille « La Renaissance », dans la maison de l’arrestation.
De quelques récipiendaires Dès 1946, ces médailles furent officiellement décernées à des personnalités 128
« nous avons tellement besoin de parler… »
La médaille de la déportation. Revers, argent, module 68. La Monnaie.
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mémoire gravée de buchenwald
diverses. Pierre répond au courrier de l’une d’elle, M. Hans, bourgmestre de Saint-Gilles, juillet 1946. « J’ai essayé de réunir les éléments-témoins de l’action destructive perpétrée par une part de l’espèce humaine. « C’est en janvier 44, à la descente du wagon hermétique, que le sadisme des SS m’a incité à rechercher comment fixer de tels actes, pour qu’ils ne sombrent pas dans l’oubli. Trois mois plus tard, j’avais fabriqué trois échoppes que je tenais dans un étui à lunettes. En avril 45, une vingtaine de médailles et des objets divers symbolisaient nos conditions de vie. Cette œuvre est stylisée, selon l’esprit de notre époque. Votre appréciation, correspondant au but que j’avais cherché à atteindre, fut pour moi, une parfaite récompense. » Parmi les récipiendaires, citons en 1949, le président Vincent Auriol, en 1964, Jean Ferrat dont le père fut déporté, en 2014, Henning Voscherau, maire honoraire du Land de Hambourg, pour le remercier d’avoir fait du camp de Neuengamme un Mémorial, Maurice Thorez pour son cinquantième anniversaire, et d’autres déportés : Walter Bartel et Floréal Barrier (Buchenwald), Jean Bœuf (Dachau)… Elle fut remise aussi, par Pierre, à titre personnel… Max Heilbronn, président des Galeries Lafayette 106, écrit à Pierre en 1955. « Cette médaille me rappelle une autre que tu m’avais donnée il y a plusieurs années. Sur la face historiée notamment, il y a quelques modifications qui m’ont paru très intéressantes. L’ensemble forme un souvenir saisissant. C’est une véritable œuvre d’art. Je l’ai bien regardée hier soir, en examinant tous les détails. C’est vraiment magnifique. » Ils se sont connus à Compiègne. Ils se retrouvent à Buchenwald. Quand Pierre fait son premier témoignage de Retour, le 29 avril 1945, un employé des Galeries Lafayette présent lui confie que les proches de son directeur sont sans nouvelles. Pierre les informe de son départ pour un camp en Bavière. Ils font des recherches et le rapatrient. Ils se téléphonent. 106. Théophile Bader, son beau-père, est fondateur des Galeries Lafayette. Ce magasin d’esprit progressiste dans ses relations avec ses employés, subit en 1940 une aryanisation forcée. Max Heilbronn s’engage dans la Résistance dont il devient un dirigeant. Il reprend son poste de président de 1945 à 1971. 130
sommaire Introduction ............................................................................................ 5 Préface...................................................................................................... 7 De la ferronnerie d’art aux faux papiers ................................................. 11 Les médailles de Buchenwald................................................................. 25 Panoramique sur des lieux de sidération ................................................ 35 Travailler au ralenti. « Saboter invisible » .............................................. 47 Un humanisme des extrêmes ............................................................... 57 Dédicaces nostalgiques et entraide générale ......................................... 72 Le « chêne de Goethe » à l’effigie ......................................................... 89 « Puis… les morts ne réclamaient rien » ............................................. 103 « Nous avons tellement besoin de parler… » ...................................... 121 D’une nécessité intime à un art clandestin ......................................... 133 Annexes ............................................................................................. 141
Achevé d’imprimer sur les presses de GN Impressions à Villematier (Haute-Garonne) en mai 2016 Imprimé en France Dépôt légal 2e trimestre 2016
Gisèle Provost
Mémoire gravée Pierre Provost – Buchenwald 1944-1945 introduction de Guy Krivopissko – préface de Olivier Lalieu
« L’œuvre exceptionnelle de Pierre Provost m’a transportée dans un univers où se juxtaposent de façon ininterrompue l’Art et l’Histoire, celle du XXe siècle, qu’il a éprouvée dans ses heures les plus tragiques. « Dans une absolue maîtrise du dessin, de l’art de graver et de sculpter, il anime le métal et lui donne la parole, usant souvent de la symbolique, pour étendre la portée de son message de mémoire sur l’inhumanité du régime nazi, mais aussi sur l’inaltérable solidarité humaine. On voudrait refermer les doigts sur chacune de ses pièces, lentement, comme on le fait quand on tient un trésor qu’on ne veut plus lâcher. » Agnès Triebel Comité International de Buchenwald-Dora
« Graveur de talent avant guerre, Pierre Provost arrive à Buchenwald en janvier 1944. Il y trouve la force et les moyens de graver quelques objets et quelques médailles, ce qui était son métier. Il lui fallait être à l’abri des regards, posséder les outils nécessaires et la matière à transformer. Face à la machinerie nazie, la mécanique de la solidarité des détenus se met en place. Elle lui fournit les moyens d’exprimer son art. Il met cet art au service de ses compagnons de captivité. C’est sa manière de continuer à résister. » Dominique Durand
Association française
ISBN 978-2-86266-738-6
ADVR
Buchenwald Dora et Kdos
FNDIRP
23 € 9 782862 667386
www.loubatieres.fr
Comité International de Buchenwald-Dora