édition établie par François Bordes
libre parcours
Loubatières
L’auteur et l’éditeur souhaitent remercier Madame Marylène Vanier pour la mise à disposition du journal de son père, et les Archives municipales de Toulouse pour sa numérisation [AMT, 2 Num 31].
La transcription de ce document a été faite à partir de l’original. Les rares fautes ont été corrigées, et les noms de lieux et de personnes qui ont pu être identifiés ont été restitués dans leur graphie correcte. Les passages laissés vides par Raymond Vanier ou les ajouts du transcripteur sont mentionnés entre crochets. Les photographies, sauf mention contraire, ont été réalisées par Raymond Vanier. Elles ont été numérisées par les Archives municipales de Toulouse.
Ouvrage publié avec le concours de la région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée isbn 978-2-86266-751-5 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2017 20, avenue Pierre-Marty F-31390 Carbonne www.loubatieres.fr
Raymond Vanier, journal d’un pilote de guerre (1914-1918) Transcription des notes journalières de la guerre de Vanier Raymond, engagé volontaire pour la durée de la guerre.
édition établie par François Bordes
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Sommaire La soif de l’air… .................................................................................... 5 1914 .................................................................................................... 17 1915 .................................................................................................... 21 Ravitaillement ............................................................................................. 22 Dans l’Artois ............................................................................................... 23 En Champagne (attaque) ............................................................................ 29
1916 .................................................................................................... 35 En Champagne (suite) ................................................................................ Verdun ........................................................................................................ Au secteur de la Pompelle (en Champagne) ................................................. Dans la Somme ...........................................................................................
36 51 61 73
1917 .................................................................................................... 97 Dans l’Aisne ................................................................................................ 98 Dans l’aviation à l’école de pilotage de Juvisy (Seine-et-Oise) .................... 107 Au camp d’Avord (près Bourges) entraînement sur Nieuport .................... 123 À Pau école d’acrobatie (Landes de Pont-Long) b.-p. ................................ 131 Au Plessis-Belleville ................................................................................... 136 Dans les Flandres ...................................................................................... 140 Au terrain de Cramaille (Aisne) ................................................................. 151
1918 .................................................................................................. 171 À l’escadrille SPAD 57 .............................................................................. 172 Pendant l’armistice .................................................................................... 245
1919 .................................................................................................. 247 Index ................................................................................................. 252
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La soif de l ’air… Lorsque Raymond Vanier, le 15 septembre 1914, pousse la porte du bureau d’engagement volontaire, il n’a déjà en tête qu’une seule obsession : devenir pilote. Pourtant, rien ne le prédestinait à cette vocation. Raymond Lucien Vanier est né à Orléans le 6 août 1895 dans une famille modeste du faubourg Bannier. Son père, Joseph Désiré, y exerce le métier de marchand épicier, et son oncle celui de chaudronnier. Ce dernier habite à l’époque rue Jehan-de-Meung, et c’est au n° 20 de cette même rue, quelques années plus tard, que Raymond, son frère aîné Robert, et ses parents s’installent. Mais si l’on y regarde de plus près, on peut comprendre que le futur pilote ait pu trouver dans son environnement des raisons de rêver au plus léger que l’air. La période de son adolescence correspond en effet au début de la grande aventure des pionniers de l’aviation et le Loiret, et en particulier Orléans, y tiennent une place de choix. Le département sert alors de terrain d’entraînement pour nombre de ces premiers conquérants du ciel, et en particulier pour la préparation de la traversée de la Manche par Blériot en 1909. Celui-ci remporte en effet, en juillet de cette année-là, le prix du voyage de l’Aéro-Club de France dont l’arrivée est jugée à Chevilly, près d’Orléans. Son appareil, le « Blériot XI », réalise peu après un vol entre Étampes et Orléans en 56 minutes, juste avant sa traversée historique. Le 31 décembre suivant, c’est le grand Farman qui réalise un vol entre Chartres et la préfecture du Loiret. L’un des grands aviateurs français de l’époque, Ferdinand-Léon Delagrange, est d’ailleurs un Orléanais, ce qui favorise certainement le développement de l’aviation dans la région : création en 1909 de la première route aérienne Juvisy-Orléans, essor de l’aéro-club du Centre et désignation d’Orléans comme étape dans la course d’aéroplanes Bordeaux-Paris. Dès 1910, de grands meetings aéronautiques sont organisés dans tout le département, attirant des foules considérables qui viennent assister aux évolutions des grands noms de l’aviation d’alors. Plusieurs images d’époque témoignent de l’engouement populaire, en particulier auprès de la jeunesse, que suscitait à chaque occasion le départ de biplans sur l’herbe de l’aérodrome des Groues. Le 1er septembre 1910, Orléans accueille ainsi Jean Bielovucic, un jeune pilote d’origine péruvienne, lors de son raid historique Paris-Bordeaux sur un biplan Voisin. 5
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Il est vrai que la ville dispose depuis quelques années de terrains spécifiques. Un premier aérodrome est installé dès 1908 au champ de manœuvres de la grange des Groues, sur la commune de Saint-Jean-de-la-Ruelle, et un autre au camp de Cercottes, sur celle d’Artenay. C’est d’ailleurs dans celui-ci qu’ont lieu en 1909 les essais de l’aéroplane de E. Roche et F. Laborde pour le compte du ministère de la Guerre dont plusieurs cartes postales témoignent. En 1910, on décide d’en créer un nouveau entre les deux, à Saran, en bordure nord-ouest de la ville, qui fonctionne dès 1912. On comprend mieux ainsi que le goût de l’aventure aérienne ait pu naître et se développer à cette époque dans la tête du jeune Raymond Vanier qui nous confie effectivement, dans ses mémoires (Tout pour la ligne, Nouvelles éditions Loubatières, 2006), qu’il avait assisté au camp des Groues « aux essais difficiles de Janoir sur son fragile monoplan ». C’était en août 1911, et Raymond venait tout juste d’avoir 16 ans. Cette passion va se poursuivre à Paris avec l’apprentissage de l’aérostation. Il profite en effet de sa résidence dans la capitale pour s’y adonner dans ses moments de liberté : « Pendant des mois, j’avais suivi les cours d’une association sise boulevard Barbès. Avec quelques autres épris d’espace, j’étais allé en banlieue pour réussir des épissures, pour remplir, attacher, libérer progressivement des sacs de lest au fur et à mesure que les ballons gonflaient mais cela sans jamais aller jusqu’à l’ascension. »
Il est vrai que depuis 1908, Paris était devenu la capitale des engins volants : le « 1er Salon international de l’aéronautique (ballons dirigeables, aéroplanes) » y avait d’ailleurs été organisé du 24 au 30 décembre de cette année-là au Grand Palais par l’Automobile-Club de France. Pour autant, il ne peut encore envisager une carrière professionnelle dans ce domaine, et il s’oriente, peut-être d’ailleurs sous la pression parentale, vers un métier plus terre à terre. Lors de son recrutement dans les rangs de l’armée en 1914, il est en effet noté comme « employé de commerce », et sa fiche de pilote militaire porte la mention de « comptable » comme profession exercée avant la mobilisation. Mais lorsqu’il se présente au bureau d’engagement, en septembre 1914, il tente le coup et demande à entrer dans la toute jeune arme de l’aviation militaire. Il n’a alors qu’à peine 19 ans, et devance par là même la mobilisation de sa classe 6
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de trois mois. Il aurait en effet dû, en temps normal, effectuer son service militaire de trois ans à partir d’octobre 1915, mais la guerre avait changé la donne : l’appel avait été avancé au 15 décembre 1914. Malheureusement, sa requête est rejetée. Voici ce que lui-même nous en dit dans ses mémoires : « En m’engageant […], j’avais demandé cette arme [l’aviation] encore à peine définie, du moins en tant qu’unité combattante. « Avez-Vous l’autorisation de votre père ? M’avait-on demandé ? « Je l’obtiendrai. « Vous savez sans doute que, si vous tenez à l’aviation, il vous faut contracter un engagement de cinq ans. « Je l’ignorais et, bien entendu, mon père ne fut pas d’accord puisque cette guerre allait prendre fin bientôt ; déçu, j’optais donc pour l’artillerie. »
C’est donc dans les rangs du 13e régiment d’artillerie qu’il commence sa guerre et le journal qu’il va tenir quotidiennement et scrupuleusement pendant cinq années. Il rejoindra ensuite les rangs du 40e régiment d’artillerie. Affecté à la 108e batterie, il connaît les secteurs très exposés de l’Artois et de la Champagne, puis ceux de Verdun et de la Somme. Canonnier, il devient parfois cavalier, mais aussi téléphoniste et même à l’occasion fantassin. Nous le suivons alors dans les tranchées boueuses comme dans les abris sommaires, dans des longues attentes comme au plein cœur du combat. Des camarades tombent autour de lui, les ordres sont parfois incohérents ou inexistants, la mort rôde partout. Lui se montre pourtant toujours volontaire, et brave souvent les plus grands dangers. Ses actions lui valent d’ailleurs des récompenses méritées. Il fait l’objet d’une première citation à l’ordre de l’artillerie divisionnaire le 11 octobre 1915 (2e canonnier servant à la 108e batterie, 40e régiment d’artillerie, 56e division d’infanterie) : « A rempli le rôle d’agent de liaison et a fait assurer le ravitaillement en bombes malgré un très violent bombardement, les 6 et 8 octobre 1915. »
Lors de cette action héroïque, qui se passe à Sommepy-Tahure (Marne) et sur laquelle il reste d’ailleurs très laconique, Raymond Vanier reçut sa première blessure par éclat d’obus. Quelques mois plus tard, le 16 juillet 1916 une nouvelle citation, cette fois-ci à l’ordre de la division, vient récompenser son courage :
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« Téléphoniste très dévoué et très courageux. Le 10 juillet 1916, après avoir participé au tir de sa batterie sur les réseaux de fils de fer allemands, a offert spontanément à son commandant de batterie d’aller reconnaître lui-même l’état des brèches en se joignant à une patrouille d’infanterie. »
Il s’agissait presque d’une opération suicide, dont Raymond Vanier nous fournit tous les détails dans son journal. Il avait alors obtenu une autre reconnaissance de sa valeur, et en particulier de sa capacité d’organisation et d’encadrement, par sa nomination, le 29 mai 1916, au grade de maréchal des logis. Mais s’il faisait, et même au-delà, son travail d’artilleur, il n’oubliait pas « cette soif de l’air, une soif que rien n’étanche », comme il nous l’avoue dans ses mémoires : « Consciencieusement, je faisais mon devoir mais lorsque quelques avions passaient au-dessus de nous, pris à partie par un tir bruyant et souvent inefficace, je ne pouvais m’empêcher d’envier ceux qui, là-haut, se battaient vraiment. Exposés tout autant que nous certes, ils avaient moins à craindre une mort aveugle, anonyme, impersonnelle. »
Et il ne va avoir de cesse de pouvoir rejoindre les rangs de ces combattants du ciel. Par deux fois, il demande à changer d’arme, mais il n’obtient aucune réponse, doutant même qu’elles aient jamais été transmises. En attendant, il se retrouve sur le front de Verdun de mai à septembre 1916, puis dans la Somme jusqu’en janvier 1917, et enfin dans l’Aisne à partir de janvier 1917. C’est là, dans le petit village de Vauxtin où il vient d’arriver après une relève, qu’il apprend enfin, le 15 mars, par un message téléphonique, qu’il est appelé à Dijon pour commencer sa formation de pilote militaire. Le changement s’avère radical. Il est vrai que son statut de pilote n’a rien à voir avec le monde des fantassins et des artilleurs englués dans la boue des boyaux du front qu’il vient de quitter. On lui donne du « Monsieur », il dispose d’une bonne literie et partage avec ses camarades de vrais repas. Il doit cependant faire ses classes et tout apprendre rapidement. Arrivé le 19 mars 1917 en qualité d’élève pilote à Longvic, près de Dijon, il y reçoit pendant une semaine une première instruction théorique et technique. Il part ensuite, à sa grande joie, pour l’école de pilotage de Juvisy (26 mars), où il reçoit un équipement tout neuf comprenant un casque, une paire de lunettes, un passe-montagne, un chandail, un pantalon et une veste en cuir. Il y commence son apprentissage avec les Caudron, qui se passe d’abord à terre, avec un « Pingouin », un appareil qui ne peut que rouler 8
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et qui permet de s’habituer aux commandes. L’élève passe ensuite aux « doubles commandes », accompagné d’un moniteur chevronné, avant d’être enfin lâché seul dans les airs. Il reçoit son baptême de l’air deux jours plus tard, le 28 mars, et presque sans s’en apercevoir. Pendant le quart d’heure que son « parrain » et lui restent en l’air, ils montent jusqu’à 100-150 m et atteignent la vitesse de 100 km/h. Il peut alors s’estimer satisfait : « dès maintenant j’ai droit au port de l’insigne des élèves-pilotes et à l’indemnité de deux francs par jour allouée aux sous-officiers ». Il prend aussi conscience des dangers que courent quotidiennement les aviateurs, témoin qu’il est des nombreux accidents, parfois mortels, dus à des défaillances techniques ou humaines. Après plusieurs semaines d’entraînement en double, il peut enfin effectuer son premier vol en solitaire le 9 mai et, à partir de là, devenir véritablement indépendant. À l’issue d’un vol épique au-dessus de Châteaudun le 20 mai, au cours duquel il lui fallait rester une heure à plus de 2 000 mètres, il obtient enfin son « brevet d’aviateur militaire » délivré en vertu de l’instruction du 20 mai 1914 « sur la délivrance du brevet relatif à la conduite des appareils d’aviation ». Décerné à la date du 23 mai 1917, il lui est notifié le lendemain et porte le n° 6 513. À partir du 1er juin suivant, il rejoint l’école d’application d’Avord, près de Bourges (Cher), spécialisée dans le bombardement et les vols de nuit. Il y prend contact avec de nouveaux avions, les Nieuport, et y reste tout le mois avant de partir pour l’école d’aviation de Pau à partir du 1er juillet. Installée aux Landes de Pont-Long, au nord de la ville, elle avait été créée en 1911-1912 et était plus spécialement dédiée à la formation des pilotes de chasse. C’était un terrain historique, celui où les frères Wright avaient effectué leurs premiers essais en février 1909, celui où ils avaient installé la première école d’aviation organisée au monde, celui enfin qui avait vu passer les plus grands aviateurs de l’époque, dont Blériot. Georges Guynemer lui-même y avait été formé, et Raymond Vanier y apprend en particulier comme lui toutes les subtilités de l’acrobatie aérienne (virage, vrille, chandelle, glissade, etc.), indispensables à maîtriser dans les combats aériens, le tout en à peine 15 jours. Le 20 juillet, en effet, il intègre le Groupement des divisions d’entraînement (G.D.E.) du Plessis-Belleville, dans l’Oise. C’est là qu’il doit terminer sa formation avant de participer aux combats sur le front. Ayant satisfait à toutes ces dernières obligations, et après une permission de trois jours dans sa famille à Orléans, il rejoint sa première unité combattante, l’escadrille N 57 (« N » pour Nieuport) cantonnée à Bergues (Nord), près de Dunkerque. Cette formation est rattachée au Groupe de combat (GC) 11 et à la IVe Armée. Créée le 10 mai 1915, elle regroupe les escadrilles 12, 31, 48 et 57, et est équipée de Spad (ce qui lui vaudra plus tard le nom de « Spad » ou « Spa » 57), Nieuport, Sopwith et Morane-Saulnier. 9
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Il y côtoie son premier « as », le lieutenant Chaput, puis le grand Guynemer. Il y assiste également à une remise de décorations par le roi et la reine des Belges. Il y reste jusqu’au 16 septembre, effectuant essentiellement des patrouilles de basse altitude, avant que l’escadrille ne soit envoyée dans l’Aisne, où elle s’installe au terrain de Cramaille. Il y commence les patrouilles de haute altitude, autour de 5 000 mètres, et la véritable chasse aux avions ou aux ballons d’observation allemands (« Drachen »). À la lecture de son journal, on se rend compte des grandes difficultés techniques dans lesquelles se trouvait l’aviation française, et des dangers que cela faisait courir à Raymond Vanier et à ses camarades. L’escadrille N 57 est citée à l’ordre de l’armée en date du 29 janvier 1918 : « Sous les ordres du capitaine Duseigneur, a rendu, dans la bataille de Verdun, des services particulièrement brillants. Sur la brèche pendant dix mois, ses pilotes ont attaqué, avec un admirable esprit d’offensive, les avions et les ballons ennemis, sans jamais se laisser démoraliser par les pertes produites dans leurs rangs. Vingt avions ennemis, six Drachen ont été abattus. L’escadrille entière a donné, dans toutes les circonstances, les plus beaux exemples d’un admirable sentiment du devoir et d’un esprit de sacrifice absolu au triomphe de nos armes. »
À la fin du mois de mai, le groupe de combat 11 rejoint le terrain de Villeneuve-les-Vertus, puis à La Ferté-Gaucher le mois suivant où il prend part aux combats sur la Marne, avant de s’installer successivement sur les terrains de Villeseneux, Trécon et Francheville-sur-Marne. Pendant cette période, Raymond Vanier lui-même se voit récompensé de son engagement et de ses prouesses. Il reçoit une première citation à l’ordre du Corps d’Armée le 15 janvier 1918 : « Pilote remarquable de froide audace, de conscience et de dévouement. Le 11 décembre 1917, a soutenu contre trois appareils ennemis un combat très dur, au cours duquel son appareil criblé de balles a été gravement endommagé ; à force d’énergie, est parvenu à rentrer dans nos lignes. »
Une deuxième lui est concédée le 15 février 1918 : « Fait preuve journellement des plus belles qualités de bravoure et d’audace. Le 30 janvier 1918, a été blessé au cours d’un combat très dur contre trois appareils ennemis qu’il avait attaqués dans leurs lignes. Est parvenu à 10
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force de volonté et de sang-froid à ramener derrière nos tranchées son appareil criblé de balles, en grande partie désentoilé, et ne répondant plus aux commandes qu’à de courts instants. »
Raymond Vanier a en effet reçu, au cours de ce combat qu’il nous narre en détail dans son journal, une balle dans le talon et a subi plusieurs blessures lors de son atterrissage forcé. Toujours prêt pour effectuer des patrouilles volontaires, il gagne ses galons d’adjudant à compter du 20 février suivant. Dans les derniers mois de la guerre, quatre autres citations à l’ordre de l’Armée viennent compléter le tableau d’honneur de Raymond Vanier et confirmer sa valeur et son courage mais surtout son efficacité. La première, datée du 27 juillet 1918, récompense sa première victoire homologuée : « Remarquable pilote, modèle de ténacité, d’entrain et de dévouement. Deux blessures, dont l’une en combat aérien. Vient d’abattre un biplace dans nos lignes. »
Trois jours plus tard, le 30 juillet, une nouvelle citation lui est accordée : « Pilote de chasse de tout premier ordre, ayant donné à maintes reprises de magnifiques preuves de courage et d’audace. Après un combat acharné, a abattu un biplace dans nos lignes (2e victoire officielle). »
Le 4 septembre, nouvelle victoire en combat aérien : « Pilote de chasse merveilleux d’allant et de courage. A remporté sa 3e victoire en abattant le 15 août 1918 un biplace en flammes dans nos lignes. »
La dernière lui est décernée le 9 octobre 1918. Signée du général Pétain, elle consacre en quelque sorte toute sa carrière d’engagé : « Sous-officier pilote, modèle d’énergie et d’audace. S’est déjà signalé par sa bravoure dans l’artillerie de tranchée. Blessé en combat sérieux le 27 juillet, a repris son poste aussitôt guéri. Le 11 septembre, a abattu un avion sur nos lignes, remportant ainsi sa quatrième victoire. Deux blessures, sept citations. »
Elle est accompagnée de la Croix de guerre avec palme, que lui remet son chef, le capitaine Ortoli, le 25 octobre. Raymond Vanier part le lendemain en 11
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permission, et rejoint le 7 novembre suivant tous ses compagnons mis au repos au Bourget. L’escadrille est depuis le 29 octobre mise à la disposition de l’aviation du camp retranché de Paris. C’est là qu’ils apprennent la signature de l’armistice. Ils participent par des voltiges à la grande fête organisée à Paris en l’honneur de l’Alsace-Lorraine, et restent stationnés au Bourget jusqu’au 21 décembre 1918. Ils se replient ensuite sur Châlons-en-Champagne avant de prendre part, à partir de mai 1919, à l’occupation de l’Allemagne. Mais Raymond Vanier ne participera pas à cette dernière opération avec ses camarades de la SPA 57. Son journal s’arrête d’ailleurs le 8 avril 1919, jour où il part pour une permission de 20 jours. Dans ses mémoires, il raconte qu’après la dissolution de son unité, il échoue à Étampes, au camp de Mondésir, où il reste quelque temps avec quelques sous-officiers et hommes de troupe ainsi que 500 Annamites chargés d’entretenir le camp. C’était l’un des centres de formation de l’aviation militaire qui avait pris la suite, comme à Pau, d’une ancienne école où avaient officié les Frères Farman ou encore Louis Blériot. On peut à ce sujet signaler que, par une coïncidence étonnante, le maire qui préside aux destinées de la ville d’Étampes entre 1912 et 1929 et qui y développe les activités aériennes n’est autre que Marcel Bouilloux-Lafont, le futur créateur de l’Aéropostale. Raymond passe le temps aux commandes d’avions de chasse Morane qui stationnent dans les hangars. Il prend plaisir à voler chaque jour sur ces « machines légères au moteur puissant, engins d’acrobatie d’une souplesse extraordinaire mais assez dangereux, à cause justement de la brutalité des reprises » et à exécuter avec elles toutes sortes d’acrobaties. Sa vie va cependant prendre un tournant imprévu au bout de quelques semaines. Mais laissons-le nous raconter cet épisode dans ses mémoires : « Vers le 10 août, je fignolais des loopings et recommençais à plaisir à hauteur des arbres alors qu’au terrain un capitaine pestait depuis plus d’une heure en attendant mon retour. Me laissant juste le temps de m’excuser, il se présenta : « Capitaine Beauté. Je suis chargé par M. Latécoère de prendre en compte une série de Breguet XIV destinés à être utilisés sur une future ligne commerciale à destination de l’Afrique. « Je m’attendais quelque peu, je dois le reconnaître, à une semonce. Il n’en fut rien. Le capitaine Beauté, qui allait être le premier directeur d’exploitation des lignes aériennes Latécoère, était un homme doux et sympathique ; les formalités administratives furent vite terminées. « Et vous, qu’allez-vous devenir ? me dit-il en rangeant ses papiers. « Je ne sais pas encore, et soupirant, j’ajoutai : il va falloir quitter ça ! Mon geste désignait le Morane resté sur la piste. 12
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« Peut-être pas. Voler sur une ligne commerciale, est-ce que ça vous intéresserait ? « Beauté connaissait déjà ma réponse ; en effet, depuis que nous étions ensemble, je n’avais cessé de le questionner sur l’utilisation des appareils qu’il venait choisir. « Vous aurez bientôt de mes nouvelles. Je vais parler de vous à M. Beppo de Massimi ; il s’occupe du recrutement du personnel des futures lignes. « Ce soir-là, dans mon camp retranché du monde, j’ai rêvé d’un avenir tel que je le désirais… »
Le hasard de cette rencontre se révéla en effet décisif dans la vie aventureuse de Raymond Vanier. Dans un premier temps, il se voit confier la mission de convoyer d’Étampes à Toulouse ces fameux Breguet XIV désormais inutiles pour l’Armée. Pour ce faire, il réalise plusieurs voyages tout en continuant d’avoir un statut de militaire. Il n’est en effet démobilisé que le 15 septembre 1919. Il s’installe alors, à l’instar de ses camarades, à l’hôtel du Grand Balcon, en plein centre de Toulouse, qu’il décrit comme un « havre tranquille, accueillant, confortable » tenu par des « personnes charmantes qui avaient pour nous des patiences de sœurs ou de mères tolérantes et que notre exubérante jeunesse impressionnait un peu ». C’était le début d’une longue carrière de pilote au service des Lignes aériennes Latécoère tout d’abord, puis de la Compagnie générale aéropostale en 1927, et enfin d’Air France à partir de 1933. En 1920, il devient « chef d’aéroplace » à Barcelone, la première des étapes de la Ligne. Pierre Beauté, le premier chef d’exploitation de celle-ci, est remplacé cette même année par Didier Daurat, dont il devient le plus fidèle des compagnons. En 1922, Raymond est chargé de s’occuper de l’aéroplace de Malaga, où il reste deux années, avant de revenir à Barcelone à la fin de l’année 1924. En 1926, retour à Toulouse, où il seconde Didier Daurat tout en faisant de nombreuses missions vers le Maroc. Il teste en particulier pratiquement tous les nouveaux modèles qui sortent des usines de construction Latécoère et participe à la mise en place de nouvelles escales africaines vers l’Amérique du Sud. En 1930, il part au Brésil où il devient responsable de l’exploitation de l’Aéropostale à Rio de Janeiro. Il accueille à Natal, au moi de mai, le premier vol transatlantique d’un avion dont le pilote n’est autre que Mermoz. Lui-même prend aussitôt la suite du grand aviateur pour réaliser un nouvel exploit : amener ce courrier arrivé de France jusqu’à Rio, dans des conditions atmosphériques dantesques. Cette étape fut l’une des quatre qui permit ainsi au premier courrier cent pour cent aérien de relier Paris à Santiago en quatre jours et demi. Lors d’un congé en France en 1933, toujours soucieux 13
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de se perfectionner, il passe encore un brevet, celui du pilotage sans visibilité que les nouveaux équipements commençaient alors à rendre possible. En mars 1934, il se voit chargé d’une mission qui le ramène sur les côtes africaines : trouver et aménager un terrain près de Porto Praïa, au Cap-Vert. Alors qu’il commence le nouveau chapitre de ses mémoires qui débute en 1935, Raymond Vanier déclare : « Il était écrit que ma carrière aéronautique serait surtout postale. » Et en effet, suite à certaines désillusions et à l’évolution de la jeune société Air France, Didier Daurat décide de créer sa propre entreprise et demande à son fidèle compagnon de s’y joindre : c’est le début de l’aventure « Air Bleu », dont le principal financeur n’est autre que Louis Renault et sa société des avions Caudron. À partir du Bourget, quatre lignes permirent de desservir Lille, Le Havre, Bordeaux et Strasbourg, puis deux autres furent créées vers La Baule et Toulouse, avant que Pau, Perpignan, Nice, etc., ne soient reliés. Raymond Vanier passe toutes ces années à tester de nouveaux appareils et à les piloter sur toutes les lignes possibles. Le 10 mai 1939, c’est encore lui qui est aux commandes de l’avion qui inaugure le premier service postal aérien de nuit Paris-Bordeaux-Pau et retour. En août de la même année, Air Bleu devient la première unité de transports aériens militaires. Les avions formèrent alors l’escadrille longs courriers 1/110, que commandèrent Didier Daurat et le capitaine Bouisset. Raymond Vanier obtient alors ses galons de lieutenant et fait régulièrement des allers-retours vers l’Angleterre. La débâcle de juin 1940 l’amène à Marseille d’où part l’une des deux lignes aériennes postales lancées en septembre. Puis il est muté à Vichy en avril 1941 pour diriger la seconde de ces liaisons qui va jusqu’à Turin. Le 31 mars 1942, écrit-il, « après vingt-cinq années de pilotage, en pleine forme, ayant su m’adapter aux toutes dernières méthodes, il me fallut cesser d’être un pilote et me consacrer à mes fonctions d’adjoint à mon ami Didier Daurat ». Mais après l’occupation de la zone sud par l’armée allemande, l’activité de la société dut s’arrêter, et Raymond obtint de pouvoir rentrer sur Paris. Au lendemain de la Libération, Daurat et lui-même rêvent à une ère nouvelle pour le transport aérien postal. Malgré les difficultés, ils arrivent à faire accepter l’existence d’un « département postal d’Air France » autonome. L’inauguration de ce nouveau service de nuit entre Paris, Bordeaux, Toulouse et Pau se déroula le 26 octobre 1945. Le 2 juillet 1946, était ouverte la ligne Nice-Paris, par Marseille et Lyon, et en mai 1947 Paris-Marseille-Alger de nuit. En janvier 1949, Raymond Vanier reste seul aux commandes de « la Postale », Didier Daurat et Jean Bouisset étant nommés au centre d’exploitation d’Air France à Orly. Le 20 septembre de cette année-là, à l’occasion du trentième anniversaire de l’inauguration de la ligne Toulouse-Rabat-Casablanca, Vanier reçut la médaille de l’Aéronautique, alors que Daurat était fait promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur. 14
la soif de l’air…
La cérémonie se passa en grande pompe à Toulouse, entre le Capitole, le terrain historique de Montaudran et le Grand Balcon. Poursuivant inlassablement son combat pour améliorer les résultats de ses avions, en particulier par mauvaise visibilité, et multiplier les lignes, il resta toujours très proche des hommes qu’il dirigeait. Et en regardant toutes les nuits le ciel, il pouvait être fier de la ponctualité et de la régularité de son réseau de transport aérien nocturne du courrier. Il semblait enfin avoir assouvi la soif de l’air qui le tenaillait dans sa jeunesse. Vint alors le temps de la retraite en 1959, ainsi que celui de la reconnaissance nationale qui lui valut d’être promu à son tour commandeur de la Légion d’honneur. Il ne put cependant jouir bien longtemps d’un repos bien mérité et décéda à Paris le 15 août 1965. Pendant presque ce demi-siècle qui suivit la Grande Guerre, Raymond Vanier ne cessa de tenir scrupuleusement le journal de sa vie qu’il avait commencé le 16 septembre 1914. Il évoque, à un moment de ses mémoires sur la Postale ces « quelque quatre à cinq cents pages de notes prises nuit après nuit et que je garde comme un livre de bord précieux ». Précieux se révèlent à coup sûr aujourd’hui les 470 feuillets dactylographiés qu’il nous a laissés de son expérience de guerre. Illustrés de ses propres photographies, il nous permet de mieux comprendre cette dure période de formation qui fut la sienne, une formation qui lui permit durant toute sa carrière de porter et de transmettre des valeurs de courage et de ténacité. Toujours dans ses mémoires, il nous fait d’ailleurs part de son credo, comme un retour sur sa propre expérience née pendant ses années de guerre : « J’ai toujours pensé, au temps où j’avais le privilège de piloter, que la difficulté décuplait les possibilités humaines. Chaque fois que j’avais une panne ou que j’assurais un dépannage, je réussissais toujours au mieux les manœuvres les plus acrobatiques ; je n’ai jamais si bien atterri qu’en des circonstances très difficiles, là où l’erreur pouvait dégénérer en catastrophe. « Je crois profondément vrai qu’il est nécessaire à l’homme d’avoir à affronter des difficultés pour se rendre compte de ce dont il est capable. »
François Bordes
Ci-dessus. À Bergues (Nord), « le roi des Belges en visite se prépare à excursionner » (1917). Ci-contre. À Bergues (Nord), accident du capitaine Reckel (1917). En bas. À Bergues (Nord), Raymond Vanier sur Spad.
Ci-contre. À Bergues (Nord), le capitaine Guynemer (au second plan) en 1917. Ci-dessous à gauche. À Bergues (Nord), un Spad (1917). Ci-dessous à droite. À Bergues (Nord), les Spad en ligne (1917). En bas. À Avord (Cher), Raymond Vanier sur un Nieuport 18 mètres (1917).
– 1914 –
raymond vanier, journal d’un pilote de guerre (1914-1918)
16 septembre 1914. Je m’engage le 16 septembre, pour la durée de la guerre, au 13ème régiment d’artillerie, soi-disant à Vincennes, mais le régiment ayant changé de dépôt, je prends le train le lendemain dix-sept septembre pour le rejoindre à Carcassonne. 17 septembre. En route je passe à Orléans à treize heures cinquante, à Châteauroux à vingt heures trente. 18 septembre. À Brive à sept heures trente. Jusqu’à Brive pas d’ennui ; il y a quatre blessés qui rejoignent leur dépôt, et dame, ils sont gais. Après Brive, huit minutes de tunnel sans lumière et ensuite un beau paysage, des montagnes couvertes d’arbustes très verts, puis nous avons le soleil. Depuis Limoges nous n’avons pas rencontré beaucoup de trains, un ou deux seulement. Nous venons de passer un autre tunnel sans lumière. Noailles à huit heures vingt-trois, Chasteaux à huit heures trente-cinq ; nous venons de croiser en gare le 283ème de ligne ; chargé de fleurs, ils partent au feu. Après quelques tunnels, et quelques viaducs, entre les montagnes ; très beau temps. Souillac (le Gers [sic]), à neuf heures trente. Cazoulès à neuf heures cinquante-cinq. Un train de voyageurs et soldats. Nous arrivons à Montauban à quinze heures quarante-cinq ; un train de réservistes, le 214ème, et beaucoup de blessés dans la gare. Arrivée à Toulouse à dix-huit heures ; beaucoup de blessés qui rejoignent leurs cadres ; nous repartons à dix-huit heures quarante-cinq ; nous croisons un autre train de soldats ; c’est la nuit, j’ignore le régiment ; nous arrivons à Narbonne à une heure dix. 19 septembre. Villedaigne à cinq heures vingt. Le lever du soleil. Les nuages, de sombres qu’ils étaient, commencent à se transformer ; ils sont tout d’abord gris très clair, puis transparents et rouge jaune, d’un jaune d’or très brillant ; entre deux montagnes, dont l’une nous cache encore le soleil, on aperçoit les rayons obliques, puis horizontaux, et tout à coup le soleil lui-même. Il y a vingt minutes il faisait nuit, maintenant il fait grand jour. Lézignan, cinq heures cinquante-cinq. Nous croisons un train de blessés, presque tous marocains ou tirailleurs. De chaque côté de la ligne il y a maintenant de hautes montagnes dont les sommets sont dans les nuages et les brouillards ; ce sont les premières que je vois aussi hautes. Nous arrivons à Carcassonne à sept heures quarante. 18
1914
Arrivés au dépôt du 3ème régiment d’artillerie, le 13ème étant rentré à Vincennes, nous avons eu à quatre qui étaient là : quatre déjeuners de la cantine, puis nous avons touché quatre boules et huit beefsteaks, quatre boîtes de sardines. Les habitants nous ont donné en allant à la gare trois litres de vin et du bon (blanc et rouge), puis chez un nous avons eu un bon verre de vin et de café. Puis nous avons eu une feuille collective pour Vincennes, donc mon séjour à Carcassonne n’a pas été long et je retourne à Paris avec mes trois camarades, un engagé de quatre ans de Belfort, qui comme moi rejoint le 13ème, mais court après, puis un blessé à la jambe et un évacué malade. Départ le 19 à treize heures quarante-cinq ; nous venons de rencontrer un train de blessés, avec des casques de Prussiens comme trophées. Toulouse : nous arrivons à dix-huit heures. Comme il n’y a pas de train pour Paris avant quatre heures vingt le lendemain, nous passerons par Bordeaux. Départ de Toulouse à dix-neuf heures, à Montauban à huit heures cinquante. Dimanche 20 septembre. Nous arrivons à Bordeaux à quatre heures quarante et repartons à six heures sept par Libourne où nous passons à sept heures trentecinq ; nous voyageons en deuxième classe depuis Bordeaux jusqu’à Poitiers où nous arrivons à quatorze heures quarante-cinq. Maintenant nous voyageons en troisième classe et arrivons à Châtellerault à seize heures 15. Nous repartons par l’express à seize heures quarante et arrivons à Orléans à dix-neuf heures cinquante. Petite visite expresse aux parents et départ à vingt-deux heures cinquante et une ; arrivée à Paris le 21 septembre à quatre heures cinquante.
– 1915 –
raymond vanier, journal d’un pilote de guerre (1914-1918)
ravitaillement Je vais conduire des chevaux sur le front mais où ?… Nous embarquons à Fontenay à trois heures pour partir à six heures ; nous allons jusqu’à Champigny, puis après plusieurs arrêts et bifurcations nous partons et passons au Bourget ; puis c’est Argenteuil ; il est huit heures, nous roulons à peu près toute la nuit pour repasser à Argenteuil à onze heures et demie et le Bourget à une heure où nous restons. Au matin, vers cinq heures, malgré la pluie qui fait rage, nous voyons entre les voies les prisonniers allemands qui font la corvée et ramassent les papiers sous l’œil vigilant des sentinelles armées. Nous touchons chacun deux francs cinquante pour la journée et nous nous ravitaillons tant bien que mal. Nous allons être dirigés sur Creil nous dit-on, et l’on ajoute à notre train un convoi de trucks supportant des tracteurs automobiles. Nous partons du Bourget à onze heures vingt et nous arrivons à trois heures et demie à Creil où nous attendons jusqu’à sept heures pour partir vers je ne sais quelle destination. Sept heures. Nous partons ; paysage monotone et peu gai ; nous voyageons toute la nuit et nous arrivons à cinq heures du matin à Mondicourt-Pas (Pas-deCalais) ; nous débarquons les chevaux et nous attendons pendant une heure que le commandant de la gare donne les indications voulues ; pendant ce temps nous voyons les artilleurs et les spahis qui viennent décharger un train de vivres arrivé en même temps que nous. À six heures nous nous mettons en route ; après avoir traversé le pays, c’est la route toute blanche de poussière qui est devant nous, route parfois encaissée et faisant de grands détours ; nous montons à cheval au poil, le trajet sera de cette façon moins long à faire. 12 avril 1915. Nous arrivons à Saint-Amand (Pas-de-Calais) et nous donnons les chevaux aux dépôts de quatre sections de munitions du 13ème et nous repartons à onze heures pour Mondicourt-Pas où nous prenons le train à midi pour arriver le soir même à dix heures et demie à la gare du Nord ; nous prenons le métro et rentrons à Vincennes à minuit. Mondicourt-Pas est un petit village du Pas-de-Calais à vingt-sept kilomètres au sud d’Arras et à dix kilomètres au nord de Doullens. À l’arrivée, nous entendions très bien le canon, qui avait donné une grande partie de la nuit ; et par un beau ciel bleu, un avion français opérait une reconnaissance 22
1915 – dans l’artois
sur les lignes boches ; par moments il était environné de huit à dix obus qui éclataient en général toujours trop bas ; il resta en l’air une demi-heure puis revint atterrir sa mission terminée.
dans l’artois 22 mai 1915. (Veille de la Pentecôte). Nous partons de Vincennes. J’ai été prévenu le matin à neuf heures pour partir à trois heures ; enfin, puisque je pars, mais voilà, comme toujours ce sont les trafics qui commencent ; après avoir voyagé en zigzag jusqu’à minuit, nous arrivons au Bourget et nous passons le reste de la nuit dans une salle de cinéma ; à dix heures du matin, nous repartons et nous allons jusqu’à la gare du Nord où nous arrivons à midi ; nous en repartons à deux heures et nous allons jusqu’à Creil où nous couchons dans un hangar d’isolés jusqu’à minuit ; là nous recevons des dames anglaises des cigares et des cigarettes et du chocolat et du café ; nous repartons le lendemain. 24 mai. Nous passons à Amiens à quatre heures du matin et arrivons à Mondicourt-les-Pas à neuf heures ; là une voiture du 13ème nous emmène à Warlincourt où nous sommes versés à la 25ème section de munitions. 25 mai. Pas grand-chose à faire ; nous visitons un peu le pays, puis à deux heures nous nous réembarquons et une voiture nous mène à Chièvres, à la 23ème section. 26 mai. Pas grand-chose à faire, mais nous assistons au bombardement d’un aéro qui lance des bombes, mais qui tombent toutes à une assez grande distance du pays. Le soir nous allons ravitailler en obus explosifs une batterie du 32ème, de renforcement dans l’échelon de combat à Couin ; nous revenons à minuit et demie. 27 mai. Nous nous levons à quatre heures pour aller à Mondicourt-Pas décharger un train de munitions ; là il y a de tous les calibres ; nous revenons à dix heures et demie ; depuis le matin on entendait au loin une vive canonnade et l’on nous prévient que l’on aura à quitter le cantonnement à huit heures pour faire place à six mille fantassins qui arrivent comme renforcement. À huit heures, nous attelons avec armes et bagages et nous partons pour Warlincourt où nous arrivons à minuit ; nous établissons le cantonnement et nous couchons dans les granges. 29 mai. Nous devons charger une voiture de munitions pour des 90 ; le travail à moitié fait, un ordre arrive de tout laisser comme auparavant, et il est dit que 23
raymond vanier, journal d’un pilote de guerre (1914-1918)
la formation d’une batterie de 58, qui devait avoir lieu demain, est remise à une date ultérieure. 30 mai. Rien de particulier ; nous ne faisons pas grand-chose. 31 mai. Comme la veille, rien de nouveau sauf à sept heures et demie du soir l’on vient nous prévenir que demain nous devons être en tenue à six heures du matin pour le départ du 58 T. Quelle joie !!!! 1er juin 1915. Nous montons en voiture à six heures et nous passons Pas-en-Artois ; nous arrivons à huit heures à Souastre ; me voilà maintenant bombardier. 2 et 3 juin. Nous restons à Souastre. Le trois à six heures du soir nous allons à Foncquevillers faire un observatoire pour le lieutenant ; nous avons fini à 2 heures du matin et nous retournons coucher à Souastre. 4 juin. Nous restons à Souastre ; nous sommes quatre désignés comme téléphonistes ; nous en partons le lendemain matin à cinq heures. 5 juin. Nous arrivons à Foncquevillers à sept heures ; nous attendons des ordres mais nous restons jusqu’au soir à quatre heures ; nous sommes entre quatre murs de terre à moitié démolis. 6 juin. Nous installons quelques lignes téléphoniques sur des tranchées de premières lignes ; les balles sifflent sans nous atteindre ; nous devons tirer dans la soirée et la nuit le projecteur qui doit servir à régler notre tir ne peut percer le brouillard intense qui s’est élevé dans la soirée ; nous passons la nuit sans tirer. La nuit du 5 au 6 c’est pareil ; le soir du 6 juin nous commençons à quatre heures le bombardement des blockhaus qui sont en face, au moyen de torpilles de 58 ; les effets en sont, comme le bruit, effrayants, terrifiants et assourdissants ; nous tirons jusqu’au soir à sept heures, puis nous allons dîner car la journée a été longue ; nous revenons à neuf heures pour reprendre le bombardement qui recommence de plus belle ; entre-temps les boches nous envoient quantité d’obus de 105 qui font parmi les fantassins un mort et dix blessés ; nous les voyons éclater de près ; à minuit nous cessons le feu et nous continuons cependant à envoyer quelques obus toutes les demi-heures ; nous avons jusqu’ici tiré dans une [blanc] ; celle du maréchal des logis L. [blanc] ; dans l’autre, maréchal des logis [blanc] 128 [blanc] ; c’est un beau petit travail ; nous recommençons la danse. 7 juin. Quatre heures du matin. Les deux sections font un vacarme du diable ; les tranchées allemandes sautent ; la barricade et le blockhaus de la route de Gommecourt sont détruits ; nous avons bientôt épuisé nos munitions ; malgré un feu d’enfer de la part des boches, nos grosses pièces font aussi un bon travail et l’on entend une vive fusillade du côté d’Hébuterne ; malheureusement à ce moment survient un accident aussi terrible qu’inattendu : une fusée sans retard vient de faire exploser l’obus contenu dans l’âme du canon et que nous allions envoyer aux 24
1915 – dans l’artois
boches ; c’est l’enfer déchaîné ; dans la chaleur de l’action, les précautions se sont un peu relâchées et nous ne sommes pas bien éloignés des pièces qui tuent deux malheureux camarades : Launay et Vallet tombent foudroyés pendant que deux autres sont blessés et que le maréchal des logis Legendre a la jambe cassée, mais ce héros a gardé tout son sang-froid. [blanc] s’occupant pas de lui, il [blanc] et des paroles sont tout [blanc] pour faire prendre les précautions qui sont nécessaires, décharger [blanc] pièces et ne pas continuer le tir. Je sors de l’entrée du boyau, où je suis au téléphone tout à côté, encore tout abasourdi du coup. Nous nous portons au secours des blessés et allons chercher les infirmiers. Lorsque morts et blessés furent enlevés le lieutenant reçut l’ordre de continuer le tir jusqu’au dernier obus, ce que nous faisons et jusqu’au dernier. À la fin de la journée nous avons appris que le commandant voulait tous nous citer à l’ordre de la division. Je ne sais ce qu’il en adviendra. 8 juin. Repos. Rien de particulier, si ce n’est la pluie et quelques obus qui continuent à couper nos lignes téléphoniques, et que nous devons aller réparer. 9 juin. Repos. Rien à signaler. 10 juin. À huit heures je prends la faction : planton téléphoniste chez le commandant. 11 juin. Rien à signaler. 12 juin. Vives fusillades et canonnades vers Hébuterne et Arras. 13 et 14 juin. Rien de nouveau. 15 juin. À huit heures et demie nous avons la présentation du nouveau lieutenant qui doit être juste mais paraît assez sévère. 16 juin. Canonnade intermittente. 17 juin. Planton téléphoniste. 18 juin. Nous partons de Foncquevillers pour former la batterie de 58 à SaintAmand, où nous arrivons et prenons connaissance du cantonnement. 19 juin. Nous sommes maintenant en subsistance au 40ème régiment d’artillerie et nous passons ce matin la revue du commandant. 20 juin. Vie de cantonnement qui commence. 21 juin. Petites corvées, repos. 22 juin. Nous allons, téléphonistes seulement, aux tranchées de premières lignes de Foncquevillers, pour relever les lignes ; nous sommes salués par plusieurs 77, 105 ou même 150, dont les boches inondent les lignes depuis trois jours. 23 juin. Repos au cantonnement. 24 juin. Il pleut toute la journée. 25
Lorsque Raymond Vanier (1895-1965) pousse le 15 septembre 1914 la porte du bureau d’engagement volontaire, il n’a déjà en tête qu’une seule obsession : devenir pilote. D’abord versé dans l’artillerie, il connaît les secteurs très exposés de l’Artois et de la Champagne, puis ceux de Verdun et de la Somme. Canonnier, il se fait parfois cavalier, mais aussi téléphoniste et même à l’occasion fantassin. Il gagne là ses premières citations et y reçoit ses premières blessures. Tout change pour lui en mars 1917, quand il est appelé pour commencer sa formation de pilote militaire. Il rejoint en juillet sa première unité combattante, l’escadrille N 57, où il côtoie son premier « as », le lieutenant Chaput, puis le grand Guynemer. Là commencent les patrouilles de haute altitude et la véritable chasse aux avions et aux ballons d’observation allemands. Le matériel est encore loin d’être au point ; les pannes et accidents se multiplient et beaucoup de ses camarades pilotes y laissent la vie. Luimême, « modèle d’énergie et d’audace », est blessé à plusieurs reprises mais, à la fin de la guerre, il totalise quatre victoires homologuées. Dès le début du conflit, il commence le journal qu’il va tenir scrupuleusement jusqu’en 1919. D’une précision rare, ce document nous livre le récit objectif d’un parcours de vie exceptionnel au cœur d’une guerre impitoyable. Raymond Vanier fut, après la guerre, un des pionniers de l’Aéropostale pour les Lignes Aériennes Latécoère, où il côtoie Mermoz, Guillaumet ou encore Saint-Exupéry. Il finira sa carrière en tant que chef du département postal d’Air France.
ISBN 978-2-86266-751-5
23 € 9 782862 667515
www.loubatieres.fr
Texte établi par François Bordes, conservateur général du patrimoine.