Le Bruit du temps

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PIERRELOUBATIÈRESLECOZ Le Bruit du temps Le Bruit du temps PIERRE LE COZ

Maquette : Éditions Loubatières Photogravure et impression : GN Impressions

© Éditions Loubatières, 2021 Sarl Navidals 1, rue Désiré-Barbe F-31340www.loubatieres.frVillemur-sur-Tarn

ISBN : 978-2-86266-792-8

Pierre Le Coz

LE BRUIT DU TEMPS

(Quatorzième tome de L’Europe et la Profondeur)

Loubatières

À Virgil Giacomoni

Première partie

DU (STRICT) LITTÉRAIRE ET DU (PUR) SCRIPTURAIRE

(une lecture des Mémoires de Saint-Simon)

Je commence ce nouveau livre de l’Europe et la Profondeur avec pour seul viatique le titre de ce Bruit du temps qui pourtant, dans la mesure où il désigne la «chose» à la fois la plus banale et la plus mystérieuse: l’élément dans lequel, tant que nous demeurons ces vivants et ces humains, nous ne cessons jamais de baigner, devrait suffire. Il s’agit ici et encore une fois de faire confiance aux mots et, en un tel abandon de nos «disantes» personnes à leur mouvement, de les laisser nous entraîner là où de toute façon, en un mode, selon, «confiant» ou regimbant, nous ne pourrons faire autrement, à partir d’un moment, que de parvenir – je veux dire: à la source de la pensée qui, depuis le début, inspire et sous-tend de sa dimension toujours «questionnante» l’écriture de cette Profondeur ; et qu’est-ce qui peut arriver de mieux à un auteur comme à son lecteur que de partager une telle aventure au pays des mots et de la pensée la plus a-byssale? Par quoi, la rédaction sans pré-méditation de quelque chose comme un ouvrage intitulé Le Bruit du temps devrait, à condition que, en ce voyage, nous acceptions de nous déshabituer de tout, nous entraîner très loin de ce qui constitue nos calmes certitudes et ordinaires catégories de pensée. La plupart des auteurs, même s’ils prétendent parfois le contraire, écrivent essentiellement pour tempérer le vertige inhérent à l’exercice de la «pensée»: ce pour quoi aussi leurs ouvrages – ceux que dans le mien j’ai réunis sous l’appellation générique de «petits traités» – sont, le plus souvent, si vains et si ennuyeux – toujours en tout cas (et aussi «pertinents» soient-ils): anecdotiques –; où l’on comprend que ce ne sera pas le cas de mon «grand récit» qui, tandis que les «petits traités» ne proposent à leur lecteur que la visite du sage et archi-connu jardin de nos pauvres certitudes, invitera, lui, le sien à l’exploration du pays sauvage qui commence au-delà; et pays qui est celui-là même de ce qu’un philosophe – toujours écartelé entre son acrophobie et son acrophilie (cet écartèlement ayant fini par avoir sa peau) – appelait «la pensée la plus profonde»; et quelle est donc cette «pensée»-là? Elle est celle qui, parce que ne laissant jamais en repos ses illustrateurs: les «possédés du langage» que nous sommes tous peu ou prou, leur fait entendre, comme remontée d’un gouffre sans fond, son obsédante-entêtante rumeur : ce «bruit du temps» qui est comme le fond,

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imperceptible et silencieux, de tous les autres bruits, et les propageant tous à la manière d’une chambre d’écho qui jamais ne resterait inactive. Et cette «pensée», tous autant que nous sommes, nous l’avons tous un jour rencontrée – même si, également, nous l’avons tous aussi presque immédiatement oubliée –; mais cette unique rencontre a suffi pour que, en nous enjoignant de nous lancer à sa poursuite, cette pensée mette en marche en nous le langage, c’est-à-dire le sillage sonore de cela qui, parce que toujours «en-allé» dans le silence, est toujours aussi «en-avant»… du sens. La «pensée la plus profonde» est bien sûr de l’ordre d’un «indicible» – comment, étant ce qu’elle est: sans cesse tournée-vers l’a-byssalité de tout, pourrait-il, pour elle, en aller autrement?–; mais cet «in-dicible», tel un soleil secret qui rayonnerait au centre même du silence: inspirant tous nos élans et la moindre de nos paroles, est en même temps la source de tout le «dicible» que peut contenir/illustrer ce monde: le nœud impensable du sens ; et «nœud» dont le langage humain ne peut épouser, dans l’espace sonore-« disant», que le mouvement de son orbicularité : par quoi aussi les mots, bien que cherchant toujours le raccourci qui leur permettrait d’atteindre enfin leur «mystique» cible, ne ramènent jamais qu’à d’autres mots… comme les pensées, en leur succession de «vérités avant-dernières», à d’autres pensées ; et cela dure depuis l’invention du langage par l’homme – et aussi bien: depuis l’invention de l’homme par le langage, ce «déchet» du silence et «défaut» du sens… qui ne sont là que «faute de mieux», que faute de pouvoir dire la «pensée la plus profonde»… qui, elle, n’a de nom dans aucune langue. Le langage est donc cette pratique humanosonore qui s’organise tout entière autour d’un trou dans le sens, d’un «défaut-de» dicible, d’un «manque-de» la pensée la plus profonde; mais trou, défaut, manque sans lesquels, en même temps, il n’y aurait aucun «dire» possible: seulement une stupeur mutique proche de celle que connaissent les minéraux et les planètes, les végétaux et les animaux; et «stupeur» qui serait la tonalité dominante du monde si, en celui-ci, tout était de l’ordre du «dicible», c’est-à-dire d’un «cela» pouvant toujours, et sans dé-faut, faire sens… C’est donc parce que, en ce monde, il demeure des «choses» qui échapperont toujours à ce sens et à son «dicible» que paradoxalement nous, les animaux humains et créatures disantes… parlons : dessinons «par défaut», tels des peintres qui peindraient à même l’air sonore-« disant», le contour d’un «cela» qui lui, parce que n’étant essentiellement pas de l’ordre du «dicible», échappera toujours à nos tentatives pour le circonscrire et (langagièrement) l’«isoler».

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Par quoi vient aussi cette «pensée» – mais qui n’est bien sûr encore qu’une «vérité avant-dernière»: quoique peut-être précédant immédiatement ce que j’appelle ici «la pensée la plus profonde» – que l’homme est cet «étant» qui, seul de son «espèce» parmi toutes celles de la Création, a mis le doigt, en se mettant à parler: à «dire», sur le défaut du monde : c’est-à-dire sur ce fait d’expérience que le monde n’est jamais tout entier de l’ordre du «dicible» – c’est-à-dire encore: n’est jamais tout à fait circonscrible par le sens –; à moins bien sûr que ce ne soit le contraire: que ce soit l’homme qui, par prétention peu ou prou hubristique à «dire» la totalité du monde: cf. le signifiant de cet «arbre de la connaissance » dans le récit biblique de l’Évènement de la chute, n’ait lui-même créé ce «défaut», ouvert ce «trou-de-sens» dans l’épaisseur d’un monde jusque-là «parfait» («sans défaut»); c’est-à-dire dans la trame d’une Création qui, parce que justement en elle «dicible» et «indicible» coïncidaient «parfaitement», n’avait paradoxalement pas besoin d’être «dite»: seulement nommée (ce que fait en effet Adam dans le second récit de la Création de la Genèse). Ambivalence à ce titre de la signification de cet «Évènement de la chute» qui, tout en rendant l’homme proprement «humain»: disant, fait de lui, par exigence hubristique de sens: le véritable «péché originel», l’expulsé du jardin d’Éden et de son «milieu doré» (Hölderlin); c’est-àdire de ce lieu-moment du monde où «la pensée la plus profonde» n’avait pas encore, par son jardinier du sens : l’homme originel, été oubliée – et par suite: où ce «bruit du temps» qui, en Éden, «sonnait (encore) directement au cœur» (Artaud), n’était pas devenu simple rumeur, fond signifiant-silencieux de tous les autres «bruits», eux sonores et «disants», de ce même «monde» (cf. à ce propos: celui relatif à ce(s) «bruit(s)», l’analyse que j’ai faite, dans mon Atelier du silence, de la nouvelle de Bonnefoy «Une sortie du jardin»). Par quoi vient aussi cette idée que ce qui est appelé ici le «bruit du temps» – titre de l’ouvrage que je commence à peine (mais titre qui, comme je l’ai affirmé plus haut, devrait pouvoir largement suffire à l’entièreté de sa rédaction) – n’est rien d’autre que celui que continue à faire, quoiqu’en ce mode désormais indistinct et étouffé: claire musique devenue rumeur et écho-de, ce qui, dans la même perspective d’un fondamental défaut du/de «dire»: inauguré par l’Évènement de la chute, est appelé ici «la pensée la plus profonde»; par quoi vient cette autre idée que si nous ne parvenons plus à penser cette «pensée», c’est parce que

Un peu tard dans la saison

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nous n’arrivons plus non plus à entendre clairement ce «bruit (du temps)» – sinon par bribes, échos et (sonores) substituts:

Il y avait des enfants qui s’ennuyaient, des jeunes gens qui lisaient dans une chambre mansardée au dernier étage et qui regardaient parfois les frondaisons du jardin, avec le bruit du vent dans les arbres, ce bruit qui est le plus enchanteur que je connaisse: le bruit du temps.

Jérome Leroy

C’est donc par le même mouvement que la «pensée la plus profonde» nous est devenue impensable et le «bruit du temps» inaudible: nous laissant pour uniques substitut (sonore) et consolation (matérielle-musicale) ce «bruit du vent dans les arbres»… qui bien souvent – cf. la première apparition mariale de Lourdes – se trouve être la marque de la venue du divin dans le monde; et «divin» qui n’est rien d’autre à son tour que le nom que nous donnons à cet au-delà du sens par quoi le monde – quoiqu’en ce mode parcellaire et pour ainsi dire «par défaut» – peut continuer de relever de l’ordre d’un «dicible» (non tant la manifestation en lui de quelque «surnaturel» que celle de cela qui, par, selon, «avenance» ou «dérobance» des choses, lui accorde une certaine part de dicible). «Le bruit du vent dans les arbres» est la «vérité avant-dernière» – encore sonore et liée à un phénomène «naturel» – du «bruit du temps», lui silencieux et sur-naturel: ce pourquoi, lors de cette même apparition de Lourdes, la voyante, bien que percevant très distinctement ce bruit du vent dans les feuillages de la berge du gave, constate tout de suite après, en relevant la tête pour les regarder, que ceux-ci ne sont agités d’aucun mouvement notable. C’est donc que ce qu’elle a entendu n’est pas un bruit associé à quelque «phénomène naturel» – celui, en l’occurrence, d’un vent passant dans les arbres: celui d’un dicible-et-explicable du monde –, mais le bruit même du temps ; et «bruit» qui, pour venir dans le monde, n’a pas besoin d’être associé à quelque phénomène de ce monde: à quelque «dicible-et-explicable» de celui-ci; puisque lui ce «bruit», du fait de sa situation de «toujours-en-avant-de», est justement cela qui accorde sa part de «dicible-et-explicable» à ce monde. Par quoi l’on comprend aussi que ce que nous avons coutume d’appeler, selon, le «surnaturel», ou le «divin», ou le «miraculeux», n’est rien d’autre que cela qui a toujours-

À ce titre, il n’est peut-être pas indifférent de noter que le thème principal du roman de Leroy, dont nous avons extrait le passage cité plus haut, est le phénomène de ce qu’un de ses narrateurs appelle «l’Éclipse»: une sorte d’étrange mouvement de «retrait» qui s’empare soudain de toute une société – la nôtre –; et mouvement qui fait que «des milliers de personnes, du ministre à l’infirmière, de la mère de famille au grand patron, décident du jour au lendemain de tout abandonner, de lâcher prise, de laisser tomber, de disparaître» – et peut-être ici eût-il mieux valu écrire: «disparêtre » –; et pour quelle raison? L’auteur ici, s’il a bien perçu le mouvement général de cet exode à la fois intime et massif – qui va tout de même conduire à rien de moins que l’implosion de notre présente société (les dernières pages du roman sont consacrées à la description de la civilisation nouvelle qui, sur les ruines de l’ancienne, s’est mise en place – celle que Leroy appelle «La Douceur» –; et nouvelle organisation sociale qui, semble-t-il: un des personnages du roman le reconnaît lui-même, doit beaucoup aux utopies «baba-coolistes» des années soixante et soixantedix du siècle dernier) –, demeure, en ses explications du phénomène, quelque peu confus et approximatif: le seul moment où, à mon sens, il

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déjà pré-cédé tout le dicible du monde et, en une telle «pré-cession», lui a toujours-déjà également communiqué cette exigence de sens… qui fait par exemple que, lorsque nous entendons un «bruit de vent dans les arbres», nous cherchons spontanément à l’associer à une cause naturelle et (objectivement) constatable – des feuillages qui trembleraient aux souffles de l’air –; mais «cause» qui, à Lourdes, a soudain fait défaut… parce que l’origine du «bruit-de-vent» entendu par la voyante – il faudrait presque plutôt dire ici: la «sur-entendante» – ne relevait d’aucun «dicible-etexplicable» de ce monde – d’aucune «relation de cause à effet» –; plutôt de cela qui n’est «absolument vrai que dans un autre monde» – la définition par Baudelaire, on s’en souvient, de la poésie –; et même si c’est l’existence de cet «autre monde» qui a communiqué au nôtre son «goût pour les explications» (rationnelles ou pas) ainsi que, plus généralement, son désir de mettre du sens partout: sur tout ce qui «est», bouge et/ou frémit… au silencieux souffle du temps (mais désir qui, bien sûr, ne peut être que toujours déçu tant qu’on continue de rechercher l’origine de cette exigence de sens – signature ordinaire de la «créature humaine» – dans un monde qui, en vérité, l’a reçue d’un autre).

approche au plus près la vérité de cette «Éclipse» – où littéralement il «brûle» – étant sans doute celui de ce passage cité plus haut; et où il évoque en le mouvement d’une sorte d’entraînement rhétorico-lyrique ce «bruit du temps»: sans peut-être se rendre tout à fait compte qu’il a, par l’association de ces deux mots, donné la véritable clef de toute cette étrange, et peut-être après tout: invraisemblable, affaire. Car pourquoi tous ces gens, tout à coup, «s’en vont»-ils? – réponse la plus profonde quoique sans doute la moins dicible-et-compréhensible: pour rien d’autre que de se mettre à écouter ce «bruit du temps» qui, bien que silencieux, les a traversés en la forme d’un appel ; et «appel» qui, pour préalable à toute «entente» de ce «bruit», les a enjoints de tout quitter : métier, famille, poste et autre «rôle social»… qui leur est soudain apparu, à la lumière d’une telle «révélation»: celle probablement de tout l’«indicible» dont ce monde est gros, comme parfaitement vain et futile. Ce qui peut aussi expliquer pourquoi il n’y a pas vraiment d’explication à ce phénomène de «l’Éclipse» – de la même façon que, à Lourdes, il n’y avait pas non plus de «cause» au bruit du vent perçu par la voyante –: parce que, pour en produire une, il faudrait postuler de l’existence d’un «autre monde» –qui ne serait nullement un «arrière-monde» au sens de Nietzsche –… où la simple entente de ce «bruit du temps» deviendrait, aux yeux (ou plutôt: aux oreilles) de ses habitants, la chose la plus importante et délicieuse qui soit – et valant bien qu’on quitte tout et parte sans destination préétablie sur les routes de ce même «monde»: celui qui n’est nullement situé enarrière du nôtre, mais, tout au contraire, en occupe le centre intime et silencieux. Le «bruit du temps» c’est d’abord celui d’une sorte de paix souveraine qui s’établit sur toutes choses; mais paix non lénifiante: à la fois méditative et ardente – ce que donc Leroy appelle, peut-être faute de mieux, «la Douceur» –; mais «paix» qui surtout, pour y entrer, enjoint à ses postulants de se déshabituer de tout : en cette exigence silencieuse signifiée aux candidats à l’«Éclipse» résidant sans doute le sens le plus profond de ce phénomène étrange; car de quoi s’agit-il ici au juste? De rien de moins peut-être que de venir habiter un monde dans lequel, si en apparence rien n’a changé, tout est devenu subtilement différent: quand les choses, tout en demeurant «ce qu’elles sont», sont aussi soudain «autre chose» – accèdent à un statut nouveau de leur présence: plus vrai, plus heureux et (donc) plus «doux» –; par quoi vient aussi cette idée que le phénomène de cette (romanesque) «Éclipse» n’exprime rien d’autre que le désir de certains individus, devenus innombrables dans la fiction de

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Leroy, de venir habiter, non tant un «autre monde», que le «subtil» de cette différence entre monde et monde ; et «subtil» qui, parce qu’il recèle en vérité des abîmes, vaut bien en effet que, pour lui, on «abandonne tout, lâche prise, laisse tomber et disparaisse»: ce que je crois, d’ores et déjà, nombre de mes contemporains n’ont pas attendu le roman de Leroy pour faire. Il s’agit ici d’opérer un mouvement de retrait au sein d’un monde où, parce que celui-ci est de toute façon rédhibitoirement clos : cf. toutes mes analyses sur cet «état des choses» dans la Profondeur, il n’est plus de retrait possible: plus de «fuite au désert» et autre «départ pour Compostelle»; par quoi la seule possibilité qui reste aux prisonniers de ce monde sans issue, s’ils veulent malgré tout échapper à sa clôture anti-spirituelle: ontologico-« subtile», est, en le mouvement d’une con-version, de chercher à gagner son centre… de silence et d’in-dicible; c’est-à-dire à gagner le seul lieu restant de ce «monde» où il leur sera de nouveau loisible d’entendre ce «bruit du temps»: recouvert partout ailleurs par les bavardages, selon, idéologiques et/ou médiatiques, de notre tonitruante modernité.

Le «bruit du temps» est celui du silence que fait, dans notre monde moderne-assourdissant, tout ce qu’il reste en lui, et qui est bien peu (mais qui doit «pouvoir suffire»), d’in-dicible et d’in-expliqué : ce pourquoi, plus ce monde cherchera à «dire» et à «expliquer» les choses, et plus il se trouvera en lui d’individus désireux d’entendre ce «silence» – désireux de prêter l’oreille à ce «bruit du temps» –; et aussi bien: d’individus candidats à ces «Éclipse» et retrait. Si bien également que c’est au moment où, ayant réduit ce silence à sa «plus simple expression»: celle donc de ce «bruit du temps», ce monde moderne semblera l’emporter absolument que, en le mouvement de cette désertion massive de ses habitants: celle que raconte justement le roman de «politique-métaphysique-fiction» de Leroy, il s’effondrera ; même si la forme pratique que prendra cet effondrement est encore à inventer: sûrement pas, en tout cas, celle d’une «insurrection (qui vien(drait)» – contre qui ou quoi? –; voire celle de l’instauration de cette civilisation nouvelle que le même Leroy, à la fin d’un ouvrage tournant à l’eau de boudin de la plus mièvre et fade utopie, baptise du nom de «Douceur» (mais «Douceur» où tout de même, pour la mettre en place, il a fallu commencer par pendre haut et court, à l’entrée des villages et «pour l’exemple», tous les pillards et autres prédateurs sillonnant les campagnes sans défense). Il m’est évident en tout cas que, si «instau-

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ration d’une civilisation nouvelle» il doit y avoir, celle-ci s’inaugurera par le plus rude des «combats spirituels» – dont Rimbaud nous dit qu’il «est plus brutal que la bataille d’hommes» –; mais «rud(esse)» et «brutal(ité)» qui, en même temps, n’auront probablement que peu de rapports avec la violence des anciennes «insurrections»: plutôt quelque chose comme ce «dégagement rêvé, (ce) brisement de la grâce croisée de violence nouvelle » [c.m.q.s.] du même poète; par quoi l’on comprend qu’une autre forme de violence devra, par les tenants de ce «combat spirituel» que je dis, être elle aussi inventée: ni violence ancienne-insurrectionnelle ni «douceur» utopiquo-bêlante; et qui ne voit que nous serons alors jugés, non tant sur notre latitude à rassembler des «forces supérieures», que sur notre capacité à inventer des formes nouvelles (d’action et d’organisation)? Prétendre (ré)entendre le «bruit du temps» suppose instaurer d’abord un certain silence – celui sans doute d’une «contemplation» –; mais instauration qui, par tout ce que je viens d’expliquer, ne saurait être confondue avec celle d’une sorte de passivité bêlante et paresseuse – en laquelle se résout souvent, dans l’esprit des Occidentaux, le «non-agir» des Orientaux –; alors que d’évidence il sera demandé à ces combattants-pour le silence/candidats-à la (ré)entente du «bruit du temps» plus de courage et d’inventivité qu’à leurs adversaires «pro-bruyants» et anti-contemplatifs: même si une telle exigence, dans la mesure où l’on sait que ce sont souvent les «silencieux-et-contemplatifs», lorsqu’ils se décident enfin à passer à l’action, qui s’avèrent les plus entreprenants et efficaces de tous, ne constituera probablement pas un si grand «problème» que cela dans les combats qui nous attendent. Car qui voit toutes choses à partir du centre silencieux du «monde existant» – à partir de son «in-dicible» et «in-expliqué» – ne saurait être décontenancé par les formes nécessairement nouvelles que prendont ces combats; et combats en lesquels – parce que donc: «spirituels» – l’inventivité des combattants prendra le pas sur la puissance brute que confèrent à leurs adversairs les «dicibilité» et «explicabilité» de ce même «monde existant»… mais au fond, et du fait de ses certitudes en forme de dénégations, si fragile et in-certain. Par quoi force et faiblesse se verront attribuer chacune une définition nouvelle dont le premier effet sera d’inverser ce que, dans les combats, on a coutume d’appeler le «rapport des forces (en présence)»; et «rapport» qui, ramené au centre silencieux que je dis: celui où se jouera l’enjeu véritable du combat, ne pourra en effet que changer de pôles et, pratiquement, faire que, en un instant, «l’espoir chang(e) de camp» et la victoire de signe. Dans le récent – et à mon

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sens bien décevant comparé au À nos amis qui l’a précédé (cf. mon analyse de cet ouvrage dans mon Veilleur) – Maintenant du Comité Invisible, il est dit par exemple que le «seul acte révolutionnaire aujourd’hui est de se battre dans les rues contre la police»; mais qui ne voit que cette affirmation – qui sonne tout de même terriblement-lyriquement «ancien combattant» (le pavé dans une main, la plume dans l’autre: je redoute pour ce Comité invisible une fin très «littéraire») – est déjà en soi un constat d’échec: la preuve de l’incapacité de ces gens à inventer des formes de «violence nouvelle» susceptibles de retourner, en le mouvement d’une con-version, toute lutte vers son véritable enjeu et «centre (ineffable) du monde existant» (ils disent par exemple: «Ne soyons pas gouvernables»; mais «se battre dans les rues contre la police» – qui en a vu d’autres –, n’est-ce pas encore, quoiqu’en ce mode archaïco-violent et contraposé, attester qu’on l’est: «gouvernés»?)?Lesluttesdece temps semblent dans cette perspective comme écartelées entre deux pôles également vains: celui de cette violence archaïco-kitsch préconisée par le Comité Invisible et celui de cette utopie bêlante baptisée «Douceur» par le romancier à cours d’inspiration Leroy; et «violence» comme «douceur» dont l’illustration par leurs activistes respectifs – «Black Blocs» et/ou «paysans-bio» à la Pierre Rabhi – ne leur permettront de toute façon pas d’accéder au véritable enjeu du «combat» qui, sous tant d’apparences, selon, «violentes» ou «douces»: radicales ou (seulement) «réformistes», se joue présentement: celui que je qualifie ici, pour ma part – et probablement aussi: faute de mieux – de «spirituel»; et «combat» qui ne vise donc, lui, qu’à la (ré)instauration en ce monde toujours peu ou prou bruyant d’un «certain silence»… qui donnera loisir à ses illustrateurs, ni particulièrement «doux» ni particulièrement «violents»: seulement soucieux de ce qu’on appelait jadis le «salut de (leurs) âmes», de se (re)mettre à l’écoute du «bruit du temps»; mais alors de quelle façon? D’évidence ici, un tel «combat spirituel» ne peut en effet s’inaugurer que par ce vaste mouvement de retrait – (re)baptisé par Leroy «Éclipse» –, de toute une population ayant au moins compris ce fait d’expérience qu’il n’y a plus rien à attendre de ce même monde bruyant-ennuyé en voie d’auto-effondrement: ce pourquoi, me semble-t-il, s’obstiner à «se battre dans les rues contre la police»… de ce monde – en train sous nos yeux de, littéralement, se liquéfier (et il y a en effet, dans le livre du

Comité Invisible, de très belles analyses de ce processus de «liquéfaction») – m’apparait à tout prendre comme le plus inutile et le plus pathétique des combats d’arrière-garde – et non dénué d’ailleurs d’un certain narcissisme-de-la-radicalité: toutes ces photos d’émeutiers complaisamment campés parmi les débris du «mobilier urbain» qu’ils ont ravagé (par quoi l’on voit que l’épithète d’«anciens combattants» par moi accolé à ces activistes et auto-proclamés illustrateurs de toute «radicalité» n’était pas si métaphorique que cela: on peut vouloir agir dans le seul «maintenant»… et ne pas dédaigner pour autant désirer en conserver quelque «souvenir» pour l’avenir et «la suite de (ce) monde») –; à se demander même si de tels «bastons» et autres destructions par la violence des derniers symboles d’un monde en voie d’auto-liquidation – du distributeur bancaire à l’abribus – ne lui rendent pas une certaine légitimité d’«être»: ne constituent pas les ultimes preuves de son «existence» soit-disamment dissoute… mais contre laquelle, cependant, on continue d’avoir loisir de «se cogner» (ne fût-ce qu’avec ses «cognes»: ce pourquoi, à mon sens, le chapitre de ce Maintenant le plus intéressant – parce que le plus (pratiquement) instructif – est encore celui consacré à la police). Par quoi en effet, dans la perspective du «combat spirituel» que je préconise, ici le mouvement de retrait de toute une population – qui coïncide largement avec celle de cette «France (ou Europe, ou Amérique, etc.) périphérique» telle que l’a justement et sobrement analysée le géographe Guilluy (dont les livres ont au moins cette supériorité sur ceux du Comité Invisible – car au fond ils parlent de la même chose – de nous faire grâce de tout ce lyrisme radicalfrelaté qu’illustrent les seconds: ce pourquoi j’ai pu soupçonner plus haut leurs auteurs – pour l’heure encore «invisibles» (mais pour combien de temps?) – de nourrir des ambitions plus littéraires que réellement «révolutionnaires»; et non du fait qu’ils écriraient des livres – tous les révolutionnaires l’ont fait – que de celui de cette tonalité lyrico-radicalo-intempestive qui imprègne leur écriture) –… apparaît comme un préalable bien préférable à toute cette «mystique de l’émeute» – dans laquelle, à chaque fois: à chaque livre (déjà trois!), les auteurs de notre Comité invisible semblent recharger les accus de leur (très littéraire) lyrisme politico-poétique –; à condition toutefois que ce «retrait» ne débouche pas sur le n’importe quoi de l’invention utopico-romanesque de ces «Éclipse»-et-«Douceur» décrites par Leroy; et perspective qui, si elle devait par extraordinaire s’effectuer, s’avèrerait peut-être plus désastreuse encore que l’effondrement simple de ce monde – probablement: quelque chose comme un retour à une

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J’ai.

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moi-même une fois été visité par ce que j’appelle ici (avec Nietzsche) «la pensée la plus profonde»: peut-être était-ce dans un rêve, peut-être était-ce au détour d’une lecture particulièrement ardue, ou encore dans le cours d’une songerie vague et peu ou prou «informelle»; et bien sûr cette «pensée», je l’ai immédiatement oubliée: peut-être même (comment savoir puisque je l’ai «oubliée»?) ne l’ai-je pas vraiment «pensée», n’en ayant retenu que l’impression qu’elle m’a faite, en le mode d’un éclairage brutal quoique très momentané d’une sorte de fond – ou plutôt de nonfond – de l’être: quelque chose comme une lampe qui s’allumerait au fond d’un cachot obscur pour presqu’aussitôt s’éteindre; non tant donc une «pensée» que cela qui se tient, impensable et pourtant très réel, derrière toutes les pensées; et les gouvernant toutes du fond de l’antre obscur de cette «impensablitié» même… qui n’a probablement de nom dans aucune langue (même si, en même temps, le langage humain en son entier gravite autour d’elle: autour de l’assourdissant silence – celui donc de ce «bruit du temps» – que fait cette «pensée»). Le monde le plus souvent nous apparaît comme un infini mystère – le «chaos phénoménal» de Kant – au sein duquel, presque pathétiquement, nous cherchons à dé-couvrir un sens alors que, comme l’a montré le même Kant (et c’est là, je crois, la «pensée la plus profonde» de ce philosophe), ce «sens», c’est nous-mêmes qui l’apportons –; si bien que ce que j’appelle ici – et probablement: faute de mieux (tant le langage, en de tels parages, est pauvre et démuni) – «la

sorte de «néo-féodalité»… sans son spirituel –; si bien que, si nous devons vraiment nous «retirer» de ce monde, il nous faudra le faire, non «au petit bonheur» de la niaise utopie de cette «Douceur»: qui pourrait s’avérer dans les faits la plus rude et brutale des «civilisations» – un chaos agrémenté d’«adorateurs du soleil» (Leroy) et autres sacrificateurs-au culte de la «Terre-Mère» (Rahbi) –, munis de solides et très roboratives munitions spirituelles ; et c’est dans le fond pour garnir un tel arsenal que j’ai écrit quelque chose comme cette Profondeur : un ouvrage destiné, non tant à précipiter l’effondrement de ce monde (qui y arrive très bien tout seul: même plus besoin de s’y «cogner» dans la rue avec ses «cognes»!), qu’à instruire les survivants de cet effondrement de tout ce qu’ils devront savoir pour éviter que, après ce «temps de nuit et d’épouvante»: le chaos (re)baptisé «Douceur» par le très insuffisant Leroy, tout ne recommence à l’identique

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pensée la plus profonde» n’est peut-être rien d’autre que celle, justement, de cette impossiblité à «penser (de façon à peu près satisfaisante) le monde»: ce que Nietzsche appelait pour sa part la «vérité du gouffre»… et dont Heidegger pointait l’étrange nature oxymorico-orbiculaire lorsque, dans son ouvrage sans doute le plus «profond», il écrivait que «la chose qui donne le plus à penser, c’est que nous ne pensons pas encore» (Qu’appelle-t-on penser?). Tout se passant un peu ici comme si le seul «sens du monde» résidait en le fait… qu’il n’en a aucun – ou pour le dire en forme plus «philosophique»: que «la vérité de l’être c’est le néant» –; si bien aussi que la seule pratique vraiment «raisonnable» que nous, les créatures disantes-pensantes: les «possédés du sens», pouvons illustrer est, non pas de tenter de «comprendre (c)e monde» (de toute façon: incompréhensible parce que dénué de sens), mais de nous mettre à l’écoute du «bruit silencieux» que fait ce monde – que fait son «infini mystère» –: celui que j’appelle ici le «bruit du temps»… et qui est pareille à la rumeur qu’émettrait, du fond de l’antre de son «impensabilité», la «pensée la plus profonde» – rien d’autre qu’un vague écho, qu’une «chanson sous les nuages», voire la musique lancinante des vagues d’un océan qu’on devinerait juste derrière l’horizon (de la pensée) mais auquel, bien que ne cessant d’avancer dans sa direction (supposée), on n’arriverait jamais. La «pensée la plus profonde» n’est pas pensable – traduction «phénoménologico-musicale»: le «bruit du temps» n’est pas audible –; et pourtant ce sont ces impensabilité-et-inaudibilité mêmes qui nous «appell(ent)», selon, «à penser» ou «à parler» – pour détourner la sentence heideggerienne: «ce qui donne le plus à penser» (ou à parler), c’est justement le fait que la «pensée» qui est derrière toutes les autres ne relève pas du «pensable» (ou du «dicible»). Chose étrange à «penser»: un monde où tout serait, sinon explicable, du moins pensable (dicible)… serait un monde où il n’y aurait paradoxalement ni pensée ni langage; et «monde» – si tant est que ç’en soit un – où résident peut-être les animaux, ces créatures qui, parce qu’elles n’ont «rien à dire» ni «à penser»: parce que tout pour elles a toujours-déjà été dit/pensé/« expliqué», ne parlent ni ne pensent: n’en voient pas en tout cas la nécessité. On dira que ce n’est là que «métaphysique» – le qualificatif (à leurs yeux peu ou prou toujours infâmant) par lequel les imbéciles (qui peuvent être très savants) rejettent généralement ce genre de considérations: parce que dans le fond elles ébranlent leurs sages certitudes de «disants/pensants»… qui estiment que tout, en ce monde, doit pouvoir être «dit» et «pensé» (alors qu’on l’a vu, si c’était le cas, il n’y aurait ni «dire» ni

À ce titre, le personnage de «l’écrivain-Trimbert» du roman de Leroy – qu’il faut sans doute mettre dans le même sac que celui de son opus précédent: ce «Joubert» de L’Ange gardien, lui aussi écrivain et lui aussi tenté par le «retrait» (étant clair que Leroy a mis beaucoup de lui-même – en mode parfois critique… mais le plus souvent très auto-complaisant – dans ces deux figures) – est très révélateur d’une certaine veulerie intellectuelle à l’œuvre chez ce type d’auteurs (plus nombreux et plus «tendance» qu’on croit): des gens qui, bien que venus de la gauche et même de l’extrêmegauche – pour Trimbert-Leroy: du PCF –, se sentent irrésistiblement attirés, sinon par les valeurs «politiques» de la «droite» – et même ici, en l’occurrence, de l’«extrême» droite –, du moins par les illustrations littéraires de celles-ci: Leroy, par la bouche de son Joubert comme de son Trimbert, ne cachant pas la vive admiration qu’il éprouve pour les «Hussards» et autres «néo-Hussards»; ce qui bien sûr, sous ma plume, n’est nullement un reproche – même si, pour ma part, je coupe beaucoup moins que Leroy à un tel «culte» (j’en donnerais peut-être un jour les (littéraires) raisons) –; mais qui le devient lorsque ce genre d’écartèlement – pas si

«penser»… et nos «imbéciles savants» en seraient encore à manger leurs bananes juchés dans les branches de «l’arbre de la Connaissance») –; mais cette «métaphysique», si tant est que ce que j’essaye d’exposer ici mérite une telle appellation: peut-être encore trop «philosophique» (?) (mais peu importe: il faut bien faire avec les mots qu’on a) est en même temps la «chose» la plus pratique qui soit: celle qui par exemple, dans le petit roman de « métaphysique-fiction» de Leroy: probablement l’auteur le moins indiqué pour traiter d’un tel sujet et si «profond» – mais là aussi il faut bien faire avec les gens qui sont là (et aussi «insuffisants» soientils) – inspire à tous ces hommes et femmes le mouvement de ces «Éclipseet-retrait»: preuve sans doute que l’«exigence métaphysique» – celle que met justement en branle tout l’impensable-et-indicible du monde –demeure chez la créature humaine toujours irrépressible… et faisant que, après être descendue il y a un million d’années de son arbre de la Connaissance (du monde expliqué), elle le pousse encore aujourd’hui à «s’en aller, tout quitter, lâcher prise»… dans le seul but de se confronter-à la «pensée la plus profonde» – et aussi bien: de se mettre à l’écoute de ce «bruit du temps» dont la rumeur silencieuse agit sur elle à la manière d’un appel face auquel, de toute façon, il lui faut se déterminer…

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inconfortable dans le fond qu’on pourrait le croire (car il y a aussi à l’œuvre en ce type de posture une certaine dose d’opportunisme: conscient ou non, je ne sais) – conduit par exemple, dans l’Ange gardien, à cette incongruité somme toute assez répugnante d’un Joubert qui, bien que se considérant comme un «auteur de gauche», n’hésite pas à faire des piges dans un magazine (ou sur un «site»?) résolument «de droite» – comme le fait d’ailleurs son créateur Leroy à «Causeur» –… tout en ne cachant pas le profond mépris que lui inspirent, sinon les rédacteurs de ce magazine, du moins certaines des thèses – notamment: sécuritaires et islamophobes (dont l’écho se fait très distinctement entendre dans par contre l’excellent Bloc du même Leroy: cf. mon analyse elle très élogieuse de cet ouvrage dans L’Ancien des jours) – qu’ils défendent; mais alors, s’il pense cela, pourquoi continue-t-il d’y travailler (la seule réponse à cette question avancée par le personnage semblant relever de considérations très purement – et donc: très cyniquement – financières)? Le même «Joubert» ne cache nullement non plus qu’il a très bien compris que sa participation d’«homme de gauche» à un tel type de «magazine de droite» constitue pour celui-ci une sorte de «caution (de gauche)» – la preuve que ce site au transparent nom de «Boulevard Atlantique» est ouvert au «dialogue» et à l’«échange» –; mais en quoi cette «lucidité» de la part d’un tel «otage» le dédouanerait-il un seul instant de son très intéressé et somme toute assez politico-répugnant cynisme ; et la simple possibilité de l’acceptabilité d’une telle posture n’en dit-elle pas très long sur le degré de confusion idéologique d’une époque qui autorise de telles «situations»: un auteur qui trouve plus d’intérêts de carrière à monnayer sa «bien-pensance de gauche» dans un magazine «mal-pensant de droite» plutôt que de, par exemple, faire des piges dans la presse (banalement) «de gauche» (qui peut-être d’ailleurs, tant la conquête des «places» et des «postes» est devenue féroce dans le Spectacle moderne, ne lui en aurait accordé aucune). Car ce qui est tout de même à noter dans le cas de ces personnages d’écrivains Joubert ou Trimbert – pour Leroy: je ne sais –, c’est qu’à aucun moment ils ne semblent sur le point de franchir le Rubicon idéologique avec lequel pourtant ils ne cessent de flirter – de devenir par exemple franc lepéniste ou vulgaire «identitaire» –; alors qu’à l’évidence ils en maîtrisent parfaitement les thèses et les codes: ce dont attestent notamment les effarantes déclarations que Leroy a mises dans la bouche des personnages «fascistes» de son Bloc ; et qui peut croire qu’un auteur capable de si bien traduire la «weltanchaung» lepéniste de tels individus n’a jamais été tenté,

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cette veulerie intellectuelle se dit aussi, dans le cas de Trimbert, par ce fait que, bien qu’étant selon ses dires le candidat le plus désigné à l’Éclipse, il est aussi, de tous les personnages du roman de Leroy, le dernier à y sacrifier: preuve peut-être que cette existence de bobo qu’il mène – restaus «authentiques», bars branchés, vacances en Grèce, appartement dans le Paris intra muros (tout cela devant tout de même coûter fort cher: ce pourquoi sans doute, conscient d’une telle contradiction, Leroy a cru bon de doter son (soi-disamment) écrivain marginal et «border-line» d’un personnage, assez peu crédible il faut bien le dire, de «mécène») – ne lui est pas aussi pesante qu’il veut bien nous le faire croire; et qui ne voit que la tentation du «retrait» chez ce genre de personnages geignards et autocomplaisants n’est dans le fond qu’une très narcissiqueposture qui leur permet de continuer, sans trop se remettre en question, à mener leur vie de parasites du système éditorialo-médiatique… en le mode d’une sorte de «retenez-moi où je m’en vais» (mais «je m’en vais» que, dans le fond, ils ne mettent jamais en application – sinon donc, dans le roman de Leroy, à la toute fin du récit… et parce que de toute façon, leur entourage les ayant précédés en cette «Éclipse», ils ne peuvent plus faire autrement)? Leroy n’est pas si bête qu’il n’ait pressenti ce «vice (existentiel) de fabrication» chez son fictif écrivain-Trimbert – et il y a en effet, de ci de là dans

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à aucun moment, de la faire sienne? Qu’on me comprenne bien: je ne reproche pas tant à un Leroy d’avoir été «tenté» par les thèses lepénistes que, d’une certaine façon, de n’y avoir pas cédé pour des considérations de carrière littéraire-médiatique; étant clair que si un Joubert ou un Trimbert (sinon un Leroy) avait franchi le Rubicon idéologique que je dis, ils auraient instantanément tout perdu; et même si ce «tout» est présenté par eux, en enfants gâtés du système médiatico-éditorial qu’ils sont (sans en avoir peut-être très conscience), comme bien peu: éditeurs, piges, passages dans les médias, «résidences d’auteur» et autres lectures en librairie ou en collèges; mais toutes manifestations qui leur permettent malgré tout de vivre de leur plume… et, par exemple, d’avoir pu quitter la «sécurité» de leur métier d’enseignants: décision que Joubert comme Trimbert font parfois mine de regretter… alors qu’on sait très bien que n’importe qui à leur place – et sachant ce qu’est devenu l’enseignement: rien de moins justement qu’une «sécurité» en forme de synécure – aurait fait de même.Mais

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ce Un peu tard dans la saison, de vives critiques adressées, par des personnages plus conséquents et déterminés: qui eux ont bien vu l’essentielle veulerie à l’œuvre chez Trimbert, à celui-ci –; mais critiques plus que tempérées par des arguments versés au «dossier» de son personnage par Leroy luimême – sauvant ainsi peut-être son propre narcissisme – tels que son amour pour la poésie et la littérature (dont on ne voit au fond pas du tout en quoi il pourrait constituer une justification du personnage: à quoi peut bien servir la poésie si on n’en fait pas usage) où ses accointances avec certains groupes «anarcho-autonomes» (en lesquels il n’est guère difficile de reconnaître celui (dit) «de Tarnac» avec son fameux «Comité invisible»: cf. mes analyses de ses livres plus haut). Par quoi le roman de Leroy vient comme la vision médiatico-spectaculaire, édulcorée et très auto-complaisante, d’un processus lui beaucoup plus profond – celui donc de ces «Éclipse»-et-Retrait –; mais processus dont de toute façon de tels auteurs, parce qu’ayant tissé trop de liens avec le «système» que ces «Éclipse-etRetrait» se proposent justement de détruire, ne peuvent pas rendre compte – ou alors seulement, en un mode très superficiel et toujours insuffisant, par la bande –: puisque ces mêmes auteurs, s’ils pressentent bien autour d’eux cette tonalité de «retrait» qui imprègne leur époque: cette tentation de s’«éclipser» à laquelle est actuellement en proie toute une population, n’ont, eux, pas du tout l’intention d’y sacrifier; car étant de toute évidence bien trop attachés à leurs «piges» (dans n’importe quel torchon «de droite» comme «de gauche»), à leurs apparitions dans les médias (dont ils ne déplorent finalement que la rareté) et autre entre-soi peu ou prou «boboïsant». En ce sens le personnage de l’écrivain-Trimbert me fait irrésistiblement penser à une sorte de Rimbaud qui, après avoir apposé le mot fin à ses Illuminations, aurait passé le reste de sa vie à venir expliquer dans les médias de son époque qu’il allait cesser d’écrire pour «partir» sur les routes; mais qui pratiquement ne l’aurait jamais fait… et accessoirement aurait continué d’écrire; comme de la même façon le roman de Leroy me renvoie au répugnant Quai de Houistreham de la journaliste «de gauche» Aubenas: ce récit d’une soi-disante «immersion» dans la «précarité» de la «France périphérique»; mais récit tout de même rédigé par quelqu’un qui, de toute façon, ne pouvait pas être vraiment concerné par cette «précarité»: puique, du fait de sa position dans le «Spectacle», elle y échapperait toujours (cf. à ce propos, dans la Profondeur, mon éreintement de cet ouvrage particulièrement vicieux et tordu). Et dans le fond, que ce soit dans le cas d’un romancier prenant pour sujet de son intrigue «métaphy-

sico-policière» ce processus de «l’Éclipse» ou dans celui de cette journaliste désirant instruire ses lecteurs «bien-pensants»/boboïsants de l’autre phénomène de cette «précarité», c’est toujours la même situation qui, par le Spectacle, nous est imposée – à nous qui n’avons pas attendu de lire Leroy ou Aubenas pour expérimenter «dans une âme et un corps» ces «Éclipse» et «précarité» –: celle de la lecture des «compte-rendus» de tels phénomènes, en effet très réels et très profonds dans la présente époque, par des auteurs qui dans le fond, du fait de leur strapontin dans le Spectacle – et de la nécessité pour eux, s’ils ne veulent pas instantanément tout perdre: s’ils ne veulent pas être immédiatement rejetés dans les «ténèbres extérieures» de ce même Spectacle (là où, pour l’écrivain, il n’y a plus ni éditeurs, ni «piges», ni apparitions (même «rares») dans les médias, etc.), de s’y accrocher frénétiquement-cyniquement –, sont les moins désignés pour le faire ; de cette inadéquation fondamentale entre la personne de l’auteur et le sujet dont celui-ci compte nous entretenir procédant sans doute l’insuffisance rédhibitoire de leurs ouvrages… par ailleurs nondénués d’un certain «talent» – et il y a chez Leroy de fort belles pages et «poétiques» passages:

Je regarde une photo de Brautigan qui traverse la rue à San Francisco. C’est le matin, sans doute. J’imagine qu’il accompagne la petite fille à côté de lui à l’école. Il a l’air heureux. Il sait qu’il va écrire un bon poème dans la journée. La rumeur de la ville, la perspective dégagée sont comme un écrin à sa liberté souveraine, sa liberté secrète, sa liberté dans le Temps. Liberté qui devient scandaleuse, comme pour tous les autres écrivains, dès que le monde en prend connaissance. On lui fera payer, on lui fera payer à lui et à tous les autres aussi. Mais plus rien ne pourra lui retirer ce matinlà, le poème qui vient, la main de la petite fille et l’Océan au bout de la rue.

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–; mais «talent» et «poésie» qui dans le fond, parce que jamais vraiment retournés-vers le «centre silencieux de (notre) monde existant», ne convainquent ni n’opèrent réellement; et comment le pourraient-ils puisque leurs détenteurs-illustrateurs ont de toute façon décidé, pour des raisons de basse cuisine éditorialo-médiatique et autres intérêts de carrière, de ne pas en faire usage ?

Mais où est-il alors ce «centre silencieux du monde existant»: ce lieu où ceux qui le gagneraient auraient loisir de s’ouvrir à l’entente délicieusestupéfaite du «bruit du temps»; où «gît-il le secret de ce monde à l’odeur si puissante» (Jean Follain: autre référence des pathétiques Joubert-Trimbert)? Plus en tout cas dans le livre que j’écris présentement que dans tous les «petits traités» et autres «romans de rentrée (littéraire)» publiés actuellement par notre aboulique système éditorialo-médiatique – qui dans le fond ne lit plus rien, ne «découvre» plus personne: se contentant, à chaque réception de manuscrit, d’aller voir sur le net quel poids médiatico-spectaculaire pèse son auteur (et si ce «poids» est jugé trop léger, celui-ci ne sera tout simplement pas lu) –: non que le rédacteur de cet ouvrage estime avoir plus de «talent» que les auteurs de ces littéraromédiatiques productions; mais parce que lui au moins, de toute ces poésie-et-pensée comme en suspension dans l’époque, compte bien faire usage ; et cela donc pour retourner, en le mouvement de la «con-version» analysée plus haut, l’ensemble de sa production – les (à présent) dix-mille pages (!) du «grand récit» de cette Profondeur – vers ce même «centre silencieux» d’où sourdent tout langage et toute pensée, ce à quoi bien sûr la plupart des auteurs de ce temps, et étant ce qu’ils sont: bien plus désormais les «possédés du Spectacle» que ceux «du langage», ne sauraient se résoudre: puisque, comme on l’a vu dans les cas particuliers des personnages d’écrivains de Leroy: en apparence pourtant les plus désignés pour opérer une telle «con-version», une telle décision les exposerait au risque de «tout perdre» (et «tout» qui, même s’ils font mine de le considérer comme «bien peu», doit tout de même représenter «beaucoup» pour eux – car sinon pourquoi s’escrimeraient-ils, ce «peu», à tenter si pathétiquement de le conserver?). Ce qui manque donc à ce temps, ce n’est pas tant le talent ou les idées, que l’intention clairement affichée par leurs détenteurs/illustrateurs d’en faire usage : par quoi tout le «génie d’un siècle» – le nôtre – est comme mis sous le boisseau; et qui ne voit que c’est en cette absence, non de talent littéraire, mais d’ambition métaphysique, que réside le vrai «défaut» de la vie intellectuelle d’une époque (il y eut un temps où les écrivains voulaient «devenir des dieux», à présent ils n’aspirent plus qu’à «passer à la télé»)? Par où l’on comprend que ce qui rend terriblement agaçant le roman de Leroy, par d’autres côtés lucide et profond, c’est le personnage de son écrivain-narrateur Trimbert qui, confortablement installé dans sa posture d’auteur en apparence indifférent à toutes considérations de «carrière»: dont il touche pourtant comme un

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autre les dividendes tant financiers que narcissiques, apparaît comme la personne la moins apte à nous parler de ce phénomène de «l’Éclipse»; et même si, par elle, il finit par être emporté comme les autres – mais en faisant, lui tant de (narcissiques) manières et en traversant tant de (littéraires) atermoiements: cf . notamment le récit de sa dérive (soi-disamment) «debordienne» avinée dans les rues de Paris la veille des attentats de janvier2015 – mais qui n’est à tout prendre qu’un long cliché : une pierre de plus ajoutée à l’édifice social-narcissique de la posture du personnage –… que pas un instant on ne croit à la sincérité de ses motivations. Si bien que la plus grande invraisemblance du roman de Leroy – à côté peut-être de celle de l’existence de cet «État profond» (autre thème cher à ce romancier: j’en parle plus loin) – est peut-être le simple fait qu’un tel type d’individus – «archétype du parfait sale con, autocentré (et) insensible» (dixit un autre personnage) – ait encore des «amis»: dont ce «Tavanielo», figure canonique de l’ultra-gauche anarcho-autonome du récit de Leroy –mais du moins, elle, lucide et conséquente: «se batt(ant) contre la police dans les rues» –; car qui peut croire que ce genre d’activistes accepterait de fréquenter un auteur, du point de vue seulement «politique», si ambigu et, à tout prendre: au travers de beaucoup de coquetteries littéraro-narcissiques, si «carriériste»? Trimbert se dit «communiste» et demeuré peu ou prou fidèle à la conception du monde de l’ancien parti stalinien –même s’il précise immédiatement qu’il y a beau temps qu’il n’y «milite» plus –; mais qui ne voit que c’est encore là une posture de plus; et posture qui lui permet accessoirement, lui l’«homme de gauche», de «faire des piges» dans des magazines de droite dont il constitue ainsi la «caution» progressiste – que c’est encore là une «coquetterie» de plus… mais coquetterie qui lui permet à tout le moins de conserver son strapontin dans le Spectacle; et strapontin auquel il tient beaucoup plus que sa posture d’auteur rêveur et détaché voudrait nous le donner à croire: par quoi, comme j’ai commencé de l’avancer plus haut, ce personnage vient, non comme l’archétype de la figure de l’«Éclipse», mais au contraire comme la guise spectaculaire de celle-ci. Et dans le fond, si on lit attentivement le roman de Leroy, on sent bien qu’il voudrait conduire son lecteur à la conclusion que son narrateur l’écrivain Trimbert a toujours-déjà été, et avant même que ce phénomène fasse «boule de neige» dans la population, cet «éclipsé» – à tout le moins: le mieux désigné pour nous entretenir, en passant sous le crâne de ce personnage, d’un tel processus à la fois intime et massif –; alors que, comme je viens de l’expliquer, c’est exactement le contraire:

L’autre thème cher au romancier Leroy est donc celui, peu ou prou «complotiste», de cet «État profond», sujet de son précédent Ange gardien ; et «État profond» dont les narrateurs Berthet-Joubert de ce roman, illustrant la même conjonction d’un agent secret et d’un écrivain «border-line» à l’œuvre dans ce Un peu tard dans la saison, sont censés nous révéler les arcanes: celles d’une sorte de vaste «officine barbouzarde» censée dirigée depuis des décennies les destinées d’un pays entier – faisant et défaisant à sa guise les gouvernements et leurs majorités, les élections «démocratiques» et les réputations «médiatiques», etc. (quitte pour cela à ne pas hésiter à aller jusqu’à l’assassinat des personnes qui pourraient, sinon s’opposer-à, du moins déranger en quelque façon la ligne générale d’une telle – et si vaste – «entreprise de manipulation») –; et que penser d’une telle hypothèse? Le lecteur qui me connaît un peu – qui a lu par exemple toutes les analyses dont, dans d’autres livres, je me suis fendu sur le concept de «domination» – se dira peut-être que je ne puis que l’accueillir favorablement; en quoi il aura tort car je n’ai cessé dans ces analyses de montrer que ce que j’appelle ici «domination» agit, non à la manière de cette vaste et peu ou prou fantasmatique «officine barbouzarde» qu’évoque Leroy sous le nom d’«Unité», mais à la façon du déploiement d’une logique : celle notamment de cette «volonté de volonté» nietzschéoheideggerienne; et «logique» qui, s’il peut en effet lui arriver d’emprunter les voies «barbouzardes» – services secrets et autres «cabinets noirs» – de

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Trimbert étant justement cet individu qui, parce que de longue date mithridatisé à la tentation de ces Éclipse-et-Retrait: dont il s’est fait cette «posture» en mode «spectaculaire» que je dis, apparaît comme le moins apte à nous la rendre crédible – tant littérairement que «métaphysiquement»–; si bien aussi que, du fait même de la personnalité «autocentré(e) (et) insensible» de son narrateur, Leroy «gâche» littéralement le thème central, lui très profond et très réel, de son roman: en faisant de cette «Éclipse», qui aurait pu donner lieu à un tout autre ouvrage: au livre que, par exemple, j’écris présentement, quelque chose de somme toute très futile et très anecdotique – en en traitant le «motif», justement, comme le (banal) sujet d’un (banal) «roman de rentrée littéraire»: manière par le Spectacle –dont Trimbert-Leroy sont d’évidence ici les «petits télégraphistes» (venus, comme il se doit, du crypto-stalinisme) – d’en évacuer la dimension de profonde «dangerosité» pour ses intérêts de «domination».

cet «État profond», transcende toujours ce genre de modus operandi policier et, dans le fond, si romanesque: étant (cette «logique»), non un «complot», mais un destin (au sens, dirait Heidegger, d’un «envoi de l’être»). L’hypothèse «complotiste» du roman de Leroy, celle de cette omnipotente-omniprésente «Unité», est donc, au mieux, une métaphore, en ce mode «barbouzard-policier», de la véritable domination qui elle, étant d’essence «métaphysique», n’a sans doute nullement besoin de telles structures étatico-« profondes», censées recourir toujours impunément à la manipulation politico-médiatique et, si cela ne suffit pas, à l’assassinat systématique, pour étendre son règne; car qui peut croire que, si de telles structures s’étaient constituées, elles ne seraient pas devenues elles-mêmes le champ clos d’affrontements impitoyables entre leurs divers «services» et autres représentants (cf. Debord: «On lutte aussi par jeu»)? Par quoi vient l’essentielle invraisemblance de la fiction de Leroy: celle-ci résidant, non en le fait qu’une telle «Unité» n’a pas cherché, à partir d’un moment, à se constituer au sein de la structure étatique et de son personnel «spécial», mais plutôt de celui que, s’il y a eu des velléités dans ce sens, elles n’ont pu que tourner à des «guerres entre services» et autres «rivalités d’ego» entre «hauts-fonctionnaires»; par quoi ce fantasme d’un «État profond» qui se serait, au cours des dernières décennies, progressivement autonomisé – et sans que jamais, bien sûr, son secret ne transpire: sans qu’aucun de ses membres ne soit tenté, par ressentiment ou narcissisme, d’en vendre la mêche – vient, non pas comme la vérité pratique du fonctionnement de tout État, plutôt comme le reflet, en cette forme complotisto-barbouzarde, de la véritable essence de toute «domination»; et qui est en effet celle du mouvement d’une telle «autonomisation» – que dit justement l’expression de «volonté de volonté» –; mais «autonomisation» qui, on le comprend, n’est réalisable qu’en mode métaphysique (et non en celui, complotisto-vulgaire, de cet «État profond»… de toute façon incapable, pour les raisons que je viens de donner, de se maintenir, secret et omnipotent, très longtemps). Or, de l’invraisemblance fondamentale du motif de cet «État profond», découlent, dans le roman de Leroy, toutes les autres: à commencer par celle de la personnalité très peu crédible de cet agent de l’«Unité» «Berthet», froid tueur et cependant amateur délicat de poésie: personnage cruel et impitoyable et qui, pourtant, s’est pris d’une étrange – et si l’on y songe: très «politiquement correcte» – passion pour la jeune Sénégalaise «Kardiatou»; et aussi celle de cet écrivain «Joubert», ressemblant comme un frère au Trimbert de «l’Éclipse»: en illustrant en

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tout cas les mêmes auto-complaisance et ambiguité journalistico-politique; et plumitif qui se glisse avec délice, grâce aux révélations des «Berthetleaks», dans la très narcissique et, accessoirement, très rentable posture du «lanceur d’alerte». À se demander si, pour Leroy et ses lecteurs: ceux qui du moins ne sont que trop enclins à adopter d’enthousiasme cette thèse de l’«État profond», celle-ci n’a pas dans le fond, et sous l’indignation de façade, quelque chose de paradoxalement rassurant ; car offrant au moins une lecture immédiatement décryptable – l’action occulte et souterraine de cette prodigieuse «Unité» – aux évènements qu’ils subissent dans le quotidien – accession au pouvoir de nouveaux dirigeants, manipulations médiatiques, attentats, meurtres inexpliqués et autres mystérieuses disparitions, etc. –: l’histoire acquérant, grâce à ce Big brother barbouzard et omnipotent, un sens, certes maléfique, mais du moins clair; et qui ne voit, comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer dans ma Profondeur, que c’est en cette sorte de nostalgie d’une vérité qui soit enfin claire que réside la véritable essence de toute «disposition complotiste»; et «nostalgie» si irrépressible qu’elle conduit le spectateur (vulgaire) de tant d’évènements destinés à demeurer inexpliqués à préférer encore l’explication rocambolesque-complotiste de ceux-ci à l’absence de toute explication? Par quoi vient cette idée que la tonalité «complotiste» de notre temps –cf. encore un récent sondage (quoique lui aussi, en ces items, parfaitement pipé) – n’est pas tant le symptôme d’une «irrationalité» à l’œuvre dans les populations que l’expression d’un amour déçu de celles-ci pour une vérité de toute façon, dans notre époque de vaches grises, en voie de dissolution: le «complotisme» apparaissant dans cette perspective comme «l’hommage du vice – celui de telles délirantes “explications du monde” – à la vertu» – celle de la clarté de la vérité –; et mouvement qui, même si la domination fait mine de vouloir combattre «officiellement» ce «complotisme», sert encore ses intérêts: hypothèse que, dans ma Porte sur l’été, j’ai appelé, non sans malice et, je l’avoue, intention provocatrice ma «théorie complotiste… du complotisme»; et hypothèse qu’illustre assez bien le roman de Leroy: ce récit très manichéen censé nous révéler la lutte impitoyable que se livreraient les «affreux» comploteurs de cet «État profond» et les «gentils» «lanceurs d’alerte» qui prétendent s’y opposer; mais lutte qui a lieu sur les tréteaux toujours pipés d’un théatre de guignols mis en scène par la domination elle-même: dont un auteur comme Leroy-Joubert apparaît ici, non pas comme l’adversaire résolu et peu ou prou «héroïque», mais comme l’idiot utile et lui-même «manipulé».

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Étant clair que postuler de l’axiome que tout, en nos temps «spectaculaires», est complots, manipulations et autres manigances de la part d’une instance de pouvoir occulte et omnipotente – telle que celle de cet «État profond» –, c’est avoir toujours-déjà manqué la vérité la plus profonde de la domination – Dick dirait: c’est s’arrêter, en ce mode complotistebarbouzard, à sa «vérité avant dernière» –; et «vérité» dont la formulation la plus extrême-ultime se résout en cette simple observation de bon sens – pendant, pour le domaine du pouvoir, de celle du «le roi est nu» de l’enfant du conte – que le but de toute domination… est de dominer; c’est-à-dire de chercher à accroître toujours plus sa puissance… quoique sans jamais se demander ce que, de toute cette puissance, elle va bien pouvoir faire: l’important pour elle résidant tout entier en cet «accroissement-de» (puissance)… qui ne poursuit jamais d’autre but que lui-même; qui n’épouse jamais d’autre mouvement que celui de cette (toujours même) «volonté de volonté». Et ce pour quoi aussi la signature ordinaire de toute domination est en effet, comme l’a bien vu Debord, celle d’abord d’une autonomisation ; à ce considérable bémol toutefois que celle-ci n’est pas le fait de quelque structure étatico-« profonde» – dont les «services» se seraient à partir d’un moment «autonomisés» pour accoucher de cette «Unité» complotisto-barbouzarde –; plutôt un attribut d’essence de toute domination; et «attribut» qui a toujours-déjà précédé la constitution de quelque chose comme ce fantasmatique «État profond»: ce que Leroy d’évidence, se laissant aller aux délices complotisto-vertigineux de sa (si romanesque) thèse, n’a pas compris; car sinon il aurait écrit un tout autre ouvrage… qui aurait pu par exemple ressembler à celui que je rédige présentement: non un «petit récit» de politique-fiction mais un «grand» de métaphysique-fiction. Ce qui n’est nullement dire que la domination n’utilise pas de temps à autre les services des personnels «spéciaux» de tels «États profonds» et autres criminelles «officines barbouzardes»; mais alors, si elle le fait, c’est très certainement d’une manière beaucoup plus subtile que celle, rustique et sanglante, qu’a imaginée Leroy dans son roman; et cela parce que dans le fond, à quelques exceptions près, elle n’a pas tant besoin que cela de tels agissements brutaux et intempestivement spectaculaires pour déployer son essence de domination… qui, on l’a vu, relève bien plus de la mise en œuvre d’une logique que de celle d’une prétention à «gouverner le monde». La domination ne veut rien d’autre…

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que dominer – en cette tautologie se résumant tout son «secret» (qui n’en est donc, au grand dam peut-être de nos romanesques «complotistes», pas un) –; étant clair qu’en la poursuite d’un but si banal il existe sans doute à ses yeux: à ceux de sa «logique» bien d’autres moyens que le recours au mensonge d’État et à l’assassinat politique – tels que l’illustre la fantasmatique «Unité» de Leroy –; ces derniers ne devant probablement être utilisés qu’en cas d’extrême urgence: quand tous les autres, plus discrets et plus soft, ont échoué… et qu’il faut se résoudre à user du tueur à gages plutôt que, par exemple, de l’idéologue néo-progressiste ou du médiatique servile-appointé (qui jusque-là remplissaient parfaitement leur tâche). «S’opposer à la domination» ne consiste donc pas tant à dénoncer, en le mode de la figure devenue si populaire du «lanceur d’alerte» et/ou publicateur de «(Panama) papers » et autre «wikileaks», ses (suppposés) excès – car comment savoir si de telles «révélations» ne sont pas elles-mêmes encore des manipulations? – qu’à se contenter de dire simplement ce qu’elle est ; et «dire» qui ne révèle aucun secret sinon celui, depuis longtemps éventé-« connu de tous», de son essence «de domination» dont la vérité, pareille en cela au processus de la Lettre volée de Poe, est, en son évidence ainsi cyniquement affichée-proclamée, accessible à tous et à tout instant: pourvu qu’on ne la recouvre pas de toutes ces hypothèses complotistoromanesques… qui n’expriment finalement que le désir de leurs illustrateurs de continuer de souscrire à l’existence d’un «secret de la domination»… et d’un (prétendu) «complot» pour la maintenir en tant que telle: «domination»; le seul complot de celle-ci visant à nous faire croire qu’elle poursuivrait des buts eux-mêmes secrets… alors que ceux-ci, si on les décrasse de leurs enjolivements complotistes, sont tout ce qu’il y a de clair et d’évident. Par quoi vient cette idée déjà exposée dans la Profondeur que la tonalité «complotiste» qui imprègne notre époque – et à laquelle le roman de Leroy apporte sa (petite) pierre romanesco-paranoïaque: celle de l’invention parfaitement invraisemblable de cette omnipotente-omniprésente «Unité» – est encore, pour ainsi parler, l’effet d’un «complot» d’une domination… qui peut, de temps à autre, s’offrir le luxe de laisser transpirer certains de ses «secrets» – tels par exemple que les révélations somme toute assez anecdotiques de ces Panama papers (qui ne vont certes pas aboutir à la remise en cause du système financier qui régit l’économie «globale» de la planète) –; et cela de telle façon d’accorder à ses «chers complotistes» une sorte de poire pour la soif à leur fantasme, en le mode dans le fond très narcissique de la posture devenue aujourd’hui canonique

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du «lanceur d’alerte»: ce que se flatte bien sûr d’être le pathétique Joubert de Leroy, de dévoilement d’un «secret de la domination»… dont le fin mot, en réalité, réside en ce fait qu’il n’a rien de «secret» ni de particulièrement «comploteur» – en cette formulation toute bête que le seul «secret de la domination c’est qu’elle n’en a aucun» (mais assurément, sitôt qu’on a compris cela, il devient beaucoup plus difficile d’écrire quelque chose comme le (petit) roman de «politique-fiction» de Leroy; car alors, pour illustrer cette vérité-là: qu’il n’y a aucun secret de la domination sinon celui que celle-ci ne cherche rien d’autre que sa propre expansion, il faut passer à la rédaction du «(grand) récit» de « métaphysique-fiction» que je compose présentement) –; et qui ne voit que tout le reste – romans noirs et autres «petits traités» rédigés par nos (supposés) «lanceurs d’alerte» –n’est que gesticulation narcissico-paranoïaque destinée à cacher l’évidence clairement affichée à la vue de tous – comme dans le conte de Poe – de l’essence même de cette domination – ou comme dans le conte d’Andersen: de la nudité de son roi ?

Écrire quelque chose comme cette Profondeur en général et ce Bruit du temps en particulier, c’est donc encore écrire un «roman» – quoique cette fois-ci de «métaphysique-fiction» (ce qui, je le rappelle en passant, était annoncé dès le premier tome de mon «grand récit»: cf. la «quatrième de couv.» de L’Europe où je parlais déjà de «roman philosophique») –; et «roman» qui, bien que se présentant sous l’apparence d’un «essai», ne dédaigne pas d’utiliser tous les fils et autres «trucs» de la fiction : à ce seul bémol ici que, celle-ci étant «vraie», le lecteur de ce «roman», du fait de la vérité de la «trame narrative» de son «grand récit», s’imagine parcourir un «essai»; et qui ne voit que cette Profondeur n’est peut-être rien d’autre que le dernier avatar survenu au genre «roman» – en quelque sorte: «la continuation de ce (genre) par d’autres moyens»… non strictement romanesques –; et cela dans un temps où le roman lui-même a été déclaré, sinon officiellement «mort», du moins (un genre) toujours «faux» (Lautréamont)? C’est une fiction « métaphysique» que je compose ici; c’està-dire une fiction qui, venant après la «mort du roman», prendrait pour «motif» l’élément même, historialo-époqual, où cette «mort» a eu lieu; et élément qui, pour être décrit et exploré en sa grande profondeur, exige en effet du «grand récit» qui s’est donné un tel but – rien de moins que rendre compte de la dimension où se sont écrits, jusqu’à lui, tous les autres

– qu’il prenne peu ou prou l’apparence d’un «essai» (même si, par en dessous, il demeure ce «roman»). De la même façon que, en poésie (et suite à la «mort du vers»), la prose a pris le pas sur toute autre forme (poétique), dans le domaine du roman, et par le même mouvement, l’essai, à partir d’un moment, ne pouvait que subvertir de ses menées «pensives» et herméneutiques l’espace romanesque en son entier; et qui aujourd’hui, s’il a gardé quelque goût pour la «chose littéraire» (scripturaire), ne préfère lire le commentaire du roman… que le roman lui-même – qui fut toujours, dans le fond, un genre destiné aux midinettes (de la pensée) –; par quoi vient aussi cette idée que l’apparente prééminence de ce genre dans les productions intellectuelles de l’époque n’est qu’un leurre éditorial… chargé de dissimuler cette très pratique et partout constatable vérité que plus personne aujourd’hui – hormis peut-être (donc) les «midinettes» (de cette pensée) – n’attend quelque chose (de l’illustration) de ce genre décidément caduc. Ce fait d’expérience expliquant notamment l’extrême pauvreté de la production romanesque actuelle – on peut publier un roman «Harlequin» sous une jaquette prestigieuse, il n’en reste pas moins un «roman Harlequin» –; et aussi l’envahissement progressif de l’espace romanesque parce que, il y a encore une cinquantaine d’années, on appelait avec quelque mépris la para-littérature – polars et autres œuvres de S.F. (dont les ouvrages sont souvent mieux écrits et composés que les prétentieux romans (dits) «blancs») –; et encore la féminisation de ce même espace par l’entremise d’«auteures» toutes plus insignifiantes les unes que les autres – Ernaux, Nothomb, Darrieusecq, Despentes, Angot et consorts (liste non exhaustive)–; et «romancières» qui, focalisées sur la seule considération du chiffre de leurs ventes, s’imaginent porter haut le flambeau de la littérature féminine (sinon «féministe»)… alors que l’extrême médiocrité de leurs productions, s’inscrivant dans le général mouvement d’un «les midinettes parlent aux midinettes», ne fait qu’illustrer les pires clichés machistes relatifs à cette littérature même. Il y a déjà un siècle, Hermann Broch notait lucidement que «le roman qui ne découvre pas une portion jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral»; mais qui ne voit qu’en cette (juste) sentence est aussi pointée la limite du genre romanesque en son entier; car si «la connaissance» est la seule «morale» du roman, alors on ne voit pas du tout pourquoi, au lieu de passer directement à cette «connaissance»: en composant par exemple le livre que je rédige présentement, il faudrait continuer de se fatiguer à écrire des romans – à illustrer un genre qui, de toute façon, a sa fin, sa «morale», en dehors de lui : dans

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cette quête, précisément, de la «connaissance»; et quête qui, à partir d’un moment, ne peut que le faire déboucher dans un ailleurs de lui-même : mouvement que n’ont pas manqué d’illustrer, de Proust à Joyce et de Kafka à Céline, les derniers «grands romans» composés au siècle dernier; et «grands romans» à l’aune desquels l’actuelle production «littéraire» ne peut apparaître que parfaitement dérisoire et grotesque: quoique, non tant faute de «talent», que faute d’ambition – Broch dirait: faute de «morale» –; tant il est évident à celui qui, dévoré du désir de l’acquisition de cette «connaissance»: en le mode notamment de cette «recherche extrême» dont parlait Benoît XVI, ouvre le moindre «petit roman de rentrée» de cette production fièrement campée sur ses romanesco-littéraires ergots… que, d’une telle lecture: s’il parvient seulement à aller jusqu’à son terme, il ne peut que ressortir déçu et même, parfois, écœuré de tant d’auto-satisfaite insignifiance: comme si en effet, pour reprendre le mot de Broch, il avait lu quelque ouvrage particulièrement «immoral, obscène» et dégoûtant.Etjesaisbien que ce genre de considérations pourra sonner à l’oreille de certains de mes lecteurs comme l’expression d’un insupportable élitisme – un peu comme si je reprochais à mes contemporains écrivains, chaque fois qu’ils publient un de leurs opus (petite crotte – à la Ernaux: cf. ma lecture de son Passion simple – ou grosse bouse – à la Darrieusecq: cf. celle de son Truismes – littéraires), de ne pas nous donner à lire quelque chose comme la Recherche ou le Voyage –; en quoi cependant ils auraient tort car, si l’on y songe, je suis quelqu’un qui demande assez peu de choses à un livre – et peut-être même pas qu’il ait été «bien écrit» ou composé «avec talent» –; et peut-être même cette unique chose : que sa lecture me procure l’impression que son écriture a été inspirée, non par le souci, justement, de produire un de ces petits romans bien formatés «de rentrée littéraire», mais plutôt, précisément, par ce désir dont parle Broch de «découvr(ir) une portion jusqu’alors inconnue de l’existence» – la sensation que sa rédaction relève, non du mouvement d’une ambition éditorialolittéraire, mais de celui d’un élan-vers cette «connaissance» en laquelle le même Broch voit la seule «morale» du genre romanesque –; l’ennui étant bien sûr que c’est justement ce type d’ouvrages que le présent système éditorialo-littéraire commence pour d’évidentes raisons – qui ne sont d’ailleurs pas toutes, ou pas seulement, «commerciales» – par écarter: imaginons

À ce titre c’est une douce chose pour un auteur que d’avoir loisir d’écrire un livre tel que cette Profondeur ; c’est-à-dire un ouvrage qui, pour viser essentiellement au vertige que procure, en le mode de cette «recherche extrême», ce type d’écriture, ne dédaigne pas pour autant de se laisser aller de temps à autre à de tels mouvements de colère : dont je viens de donner une illustration dans le développement qui précède; et latitude qui, très certainement, ne m’aurait pas été accordée si j’avais dû m’astreindre, pour des raisons de «carrière littéraire»: cf. la lamentable «situation» éditorialo-sociale des Joubert/Trimbert de Leroy, à rédiger quelque «roman de rentrée» et autre «petit traité». Par quoi l’insuccès de mes quelques incursions en ces registres – tant romanesques

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par exemple quel sort serait aujourd’hui réservé à des romans tels que Le Procès ou Le Château, si quelque néo-Kafka se risquait à en soumettre les (illisibles) manuscrits aux comités de lecture des grandes maisons (si tant est d’ailleurs que celles-ci daignent les examiner). Même si, à la défense de ces «maisons» et de leurs «comités», je suis tout à fait conscient que de telles démarches romanesco-« morales» peuvent très bien aboutir à de parfaits échecs littéraires – ce que furent peut-être, après tout, ce Procès et Château (c’était en tout cas l’avis sur eux de leur propre auteur) –; et pourtant, nonobstant l’a priori (défavorable) de tels jugements éditoriaux, qui ne voit que ces «échecs», dans la perspective «morale» indiquée ici, seront toujours préférables aux «réussites» des romans, eux bien formatés, que nous donnent à lire, à chaque «saison littéraire», ces mêmes «grandes maisons» et autres éditeurs publiant, sous une jaquette supposée prestigieuse: pour avoir sans doute, jadis, refusé Proust et Céline, ce qui n’est finalement rien d’autre que des livres de la «collection Harlequin»: ceuxlà même que pondent régulièrement, sous l’abusif étendard d’une littérature féministo-féminine, les «Ginettes» du genre romanesque citées plus haut (ce qui ne signifie nullement bien sûr que, en un tel registre, les auteurs «mâles» ne font pas aussi bien – c’est-à-dire aussi mal –: par quoi est enfin réalisée, dans l’élément d’une commune et abyssale médiocrité littéraire, cette fameuse «égalité entre les sexes» revendiquée par trois générations d’auteuses… dont la plus récente, pour refiler en loucede ses pathétiques productions, a le culot de se réclamer d’une Virginia Woolf ou d’une Simone de Beauvoir… qui elles, du moins, appliquaient encore à leurs ouvrages la consigne moralo-romanesco-littéraire dont parle Broch).

qu’«essayistes» – aura finalement plutôt été pour moi une chance: étant clair que, si tel n’avait pas été le cas: si une seule de ces tentatives avait par extraordinaire abouti, je n’aurais pu non plus écrire quelque chose comme cet Europe et la Profondeur ; ouvrage qui, parce qu’au moins toujours-déjà délivré de telles considérations éditorialo-carriéristes, m’aura donc permis de me «livrer» sans frein ni crainte de quelque sorte –puisque, en une telle entreprise, je n’avais littéralement rien à perdre – à ma passion pour cette «recherche extrême»… qui constitue d’évidence la seule et véritable fuyante du travail de rédaction de mon «grand récit» – et accessoirement aussi: m’aura permis de lâcher ma bile contre ce même sytème éditorialo-littéraire (et toujours pour la même raison qu’il m’est rapidement apparu que, de celui-ci non plus, je n’avais rien à attendre) –; par quoi, ce qui a pu être regardé (y compris par moi-même) dans les débuts comme un patent échec – manifesté notamment par l’insuccès répété de mes «petits romans» – a finalement tourné à la réussite – certes secrète et toute «personnelle» (mais ces deux traits ne sont-ils pas justement la signature de toute authentique réussite?) – de la rédaction d’un «grand récit»… dont je vois bien qu’elle n’a été rendue possible que par ma rencontre, en chemin, de la «liberté grande» que m’a procurée cet «échec» même; et par ce fait que bien souvent, c’est l’échec plus que la réussite – quand elle n’est pas justement «personnelle»: seulement socialecarriériste – qui vous fait toucher du doigt, en le mouvement d’une «reconnaissance», votre désir vrai ; et «désir» qu’on peut passer sa vie entière, en le plaçant dans des objets en réalité sans rapport avec lui: sans lien effectif avec sa «vérité», à manquer: ce dont attestent tant d’existences qui, bien que présentant toutes les caractéristiques objectives de la plus éclatante, justement, des «réussites»: notamment médiatiques et/ou spectaculaires, avouent en creux – et du fait même précisément de leur fureur à réussir en ce mode socialo-narcissico-carriériste – que leur véritable ambition était ailleurs. Et la véritable «satisfaction» que puisse apporter toute vie à n’importe quel individu ne réside-t-elle pas finalement en la considération par cet individu, une fois que cette vie est sur le point de s’achever, que de toute façon, et étant ce qu’il était, il n’aurait pu en avoir une autre : si bien que, non seulement il n’a rien (de cette vie) à regretter, mais même en plus, considérant comment celle-ci s’est passé, il voit bien que sur son cours en apparence cahotique une nécessité profonde n’a jamais cessé d’être à l’œuvre; et nécessité qui transcende toutes les notions plus ou moins vulgaires de la réussite comme de l’échec… pour projeter leur

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«sujet», selon, heureux ou malheureux – chanceux ou (mal) chanceux –dans un espace lui toujours affranchi de telles (et dans le fond: très illusoires) catégories. Par quoi le comble de toute «sagesse» – si tant est qu’en ces parages une telle notion ait un sens – consiste peut-être à rejoindre ce plan où échec et réussite cessent, en le mode de cette «nécessité» qui les porte l’un et l’autre, de se différencier; c’est ainsi en tout cas que j’aimerais interpréter la sentence du «tout est bien» de l’Œdipe à Colone de Sophocle: non pas comme quelque approbation béate de toutes les circonstances de notre vie; plutôt comme la formule qui dit le lien nécessaire et profond entre le divers de ces circonstances – leur même –; et qui ne voit que, pour ce qui concerne le cas personnel de l’auteur du présent ouvrage, ce «lien» n’a été tissé par rien d’autre que l’écriture de celui-ci? Écrire quelque chose comme ce Bruit du temps, quatorzième tome de la Profondeur – et dans la mesure où cet ouvrage, s’il paraît jamais, ne pourra de toute façon le faire (et au mieux) que dans quatre années (puisque s’intercalent entre mon récent Veilleur et lui trois volumes encore inédits de cette Profondeur – et qui peut dire actuellement, au vu du «précipité» du temps moderne en général et de l’âge de certains des protagonistes –auteur comme éditeur – de ce livre en particulier, où nous en serons dans quatre ans: 2022?) – c’est donc ne rien faire d’autre pour cet auteur que de venir très pratiquement se placer sur ce «plan» que je dis: celui qui, de toute façon, a toujours-déjà transcendé les catégories vulgaires de la «réussite» comme de l’«échec»; et «plan» qui, si l’on s’obstine, en sa strate d’«originarité extrême», à écrire, ne peut que faire venir l’ouvrage ainsi produit comme appartenant à la catégorie de ces livres qui sont «plus faits pour être écrits que pour être lus» (Kafka parlant de son Château); et catégorie qui, si elle oblige sans doute le scripteur de tels «livres» à (peu ou prou) renoncer à quelque «réception» que ce soit: par quoi, en effet, «échec» comme «réussite», en la forme de cette in-différenciation qu’est forcément toute non-réception, sont renvoyées dos à dos, présente, en le mode d’une sorte de «compensation (scripturaire)», l’avantage suprêmement appréciable de procurer à ce «scripteur» la plus grande des libertés (littéraires) possibles: dont je compte bien, dans la suite de ce Bruit du temps, faire le plus large usage (possible)… et cela jusqu’à déboucher au cœur de cet «espace (scripturaire)» en lequel, parce que rien n’y est plus «garanti», rien non plus n’y est défendu.

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Le «grand récit» de cette Profondeur serait-il l’ultime moyen qu’à l’époque de la «mort» avérée du genre romanesque – non tant, on l’a vu, par disparition pure et simple que par dissolution dans la futilité (éditoriale) et l’in-signifiance (littéraire) (puisque, paradoxalement, il ne s’est jamais autant publié de «romans» qu’aujourd’hui: cette étonnante inflation –éditoriale sinon littéraire – étant sans doute tout le contraire d’un «signe de bon augure»… – celui-ci s’est trouvé pour, malgré tout, se perpétuer: quitte pour cela, comme l’a fait la poésie avec la prose, à se déguiser sous la défroque de ce qui est «objectivement» donné comme, sinon un «traitéde (philosophie, théologie, critique littéraire ou picturale)», du moins un «essai»? Ce qui pourrait aussi expliquer pourquoi, dans le cours de la rédaction de l’«essai» de cette Profondeur, ont inopinément surgi, non seulement des passages qui relèvent plus du poème (en prose) que de l’«essai» (proprement dit), mais aussi un authentique (et peu ou prou autobiographique) «roman»: celui de ce «Soldat et jeune fille souriant» qui constitue la troisième partie de mon Secret de la domination. Tout se passant comme si, derrière l’écran de la «forme-essai» de cette Profondeur, la «forme-romanesque» n’avait cessé de pousser de sa corne… jusqu’à déboucher dans la rédaction d’un authentique «roman» – seulement présenté comme «époqual» et «philosophique» (ce que sont, je crois, tous les romans jamais dignes d’avoir été écrits) –; et roman qui dans le fond, pour trouver enfin sa légitimité, a eu besoin des immenses «prolégomènes (à toute écriture romanesque future)» qu’a constitués la méditation de l’entièreté de cette Profondeur : tout se passant comme si, pour parvenir à (enfin) accoucher d’un «petit roman» de moins de trois cents pages, son auteur avait eu besoin d’en rédiger dix-mille – «philosophiques» et pour ainsi dire: préparatoires –; ceci pouvant expliquer pourquoi la présente production romanesque est si médiocre: non tant du fait du manque de talent (littéraire) de leurs illustrateurs/trices – car même les insulté(e)s par mes soins plus haut en ont (sinon comment leurs livres obtiendraient-ils quelques succès?) – que de celui que ceux-ci/celles-ci font, pour écrire leur roman, toujours l’économie d’une telle «préparation» (époquale-philosophique). Par quoi ce qui par eux/elles n’est jamais conquis, c’est, non l’art (le «talent») d’écrire un/leur roman, mais la légitimité de celui-ci; et «légitimité» qui en vérité, aujourd’hui, est devenue pour un romancier la chose la plus difficile à obtenir/conquérir: ce qui n’était sans doute pas encore le cas aux temps plus (romanesquement) favorisés où œuvraient des illustrateurs du genre tels que Balzac, Flaubert, Proust, etc. – chose

étrange à penser: si l’actuelle production romanesque est devenue si médiocre, cela ne tient pas tant au fait de l’absence de «talent» de ses illustrateurs/trices qu’à celui que nous vivons dans une époque où la légitimité du «genre-roman» en général s’est obscurie, peut-être dissoute – en tout cas a toujours-déjà été perdue de vue par ses illustrateurs/trices mêmes –; et voilà pourquoi votre genre-roman est devenu si mauvais: parce que, pour en écrire un: à tout le moins un «digne de l’être (écrit)», il faut commencer, pour en conquérir seulement la légitimité: le «digne-de (être écrit)», par rédiger dix-mille pages de «prolégomènes (à toute écriture romanesque future)»; ce à quoi bien sûr personne, hormis peut-être l’«auteur fou» de cette Profondeur, ne saurait se résoudre. La «tendance» aujourd’hui, après des décennies de «terrorisme intellectuel» exercé, au cours des années cinquante et soixante du siècle dernier, par des écoles telles que le «Nouveau Roman» et autre «Telquelisme» sur le genre romanesque, serait de proscrire de celui-ci, par célébration du pur et simple «art du conteur», toute excessive propension à un tel (supposé) «intellectualisme» – finis les «romans sur le roman» et autres ouvrages dont l’auteur s’interrogeait gravement sur l’«écriture»: ce qu’on veut désormais et à nouveau ce sont des «histoires», des «personnages», des «péripéties» et «rebondissements», etc. (comme au «bon vieux temps» de, sinon Balzac et Flaubert, du moins d’Alexandre Dumas ou… Hector Malot) –; et réaction qui, si elle peut apparaître dans un premier temps comme saine et féconde (pour le «genre-roman») – et cela dans la mesure où, en effet, les «écoles» citées plus haut n’ont rien produit de particulièrement décisif (rien en tout cas qui puisse se comparer aux avancées opérées en leur temps par des auteurs tels qu’un Proust, ou un Joyce, ou un Musil, etc.: dont les représentants de ces «écoles» n’auront été au mieux que les vulgarisateurs)–, ne génère pratiquement aujourd’hui, sous nos yeux de lecteurs de «romans contemporains», que des ouvrages qui, pour avoir en effet apostasié tout «intellectualisme», n’ont pas pour autant renoué avec cet «art du conteur» qu’avaient si bien su illustrer, à leur époque, les Dumas et autre Malot: quand, d’une certaine façon, «intellectualisme (littéraire)» et «populisme (romanesque)» ne s’étaient pas encore différenciés (quand Balzac était un auteur (presqu’)aussi populaire qu’Eugène Sue). Par quoi l’on voit que cette réaction et son tropisme anti-intellectuel n’ont finalement abouti qu’à la production d’ouvrages romanesques qui, dans tous les cas: celui du lecteur qui recherche un plaisir «intellectuel» comme celui du lecteur qui ne recherche que son «divertissement», ne peuvent

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que décevoir : puisque ces ouvrages, par anti-intellectualisme, ne peuvent que toujours manquer le premier et, par incapacité à renouer avec cet «art du conteur» (bel et bien perdu pour une époque), font de même avec le second. Mais par quoi on comprend aussi en quoi réside la véritable origine de la signature de médiocrité/pauvreté caractéristique de l’actuelle production romanesque: en ce fait que ses «romans», parce que, bien qu’ayant tourné le dos à cet «intellectualisme» (aujourd’hui si décrié), ils n’ont pas pour autant renoué avec «l’art du conteur» (aujourd’hui certes célébré –quoiqu’en un mode parfaitement abstrait), ne sont ni bons ni mauvais seulement: «insignifiants» –; et cela pour la toujours même raison avancée plus haut que leurs auteurs, «talentueux» ou non, ont, pour les écrire, toujours fait l’économie de l’examen honnête et rigoureux de la question – peu ou prou: «philosophico-époquale» – de la légitimité… de l’écriture même de leurs «(petits) romans»; et «économie» qui explique, d’une part, pourquoi leurs (putatifs) «lecteurs intellectuels» se détournent d’eux – pour, sans doute, leur préférer la lecture d’«essais» – et, d’autre part, pourquoi les autres lecteurs «non-intellectuels» – ceux qui ne recherchent, eux, que leur pur «divertissement» – en font pareillement: se tournant, eux, vers des productions telles que cinématographiques (les «blocs-busters») ou télévisuelles (les «séries» à succès). La vérité étant ici que tout lecteur de roman, qu’il appartienne à la catégorie des «lecteurs intellectuels» ou à celle des «lecteurs non-intellectuels», sent tout de suite, quand il lit un «roman», si ce travail-en-légitimité (de l’écriture de ce «roman») a été ou non par son auteur accompli; et si la réponse à ce jugement préalable – qui transcende en réalité toute considération d’«intellectualisme» ou de «divertissement» – est négative, il ne pourra, de ce «roman», que se détourner: pour aller donc, soit vers l’«essai», soit vers le «blockbuster» – qui eux au moins, en le mode pour le premier d’une «pensée», pour le second d’un «divertissement», ne le décevront pas –, restant alors à examiner l’autre question du «en-quoi» consiste un tel «travail-en-légitimité»… qui doit donc précéder/fonder l’écriture de tout «roman» –que celui-ci vise au plaisir «intellectuel» ou au seul «divertissement» (si tant est que les deux soient antagonistes) –; et «travail-en-légitimité» qui, s’il n’est pas accompli par l’auteur de ce «roman», condamne, comme on vient de le voir, son livre à l’in-signifiance (et même parfois, accessoirement, à l’insuccès de type «éditorial»).

– Du (strict) littéraire et du (pur) scripturaire (une lecture des Mémoires de Saint-Simon) 5

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TABLE DES MATIÈRES

– L’Événement de la vérité (une lecture de La Lettre volée de Poe) 497

– Du scripturaire et du Mystère (une lecture du Tour d’écrou de Henry James) 321

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