PIERRE CAHEN CLAVERIE
Carne
ROMAN LOUBATIÈRES
Cet ouvrage a été publié avec le concours du Centre régional des lettres de la Région Midi-Pyrénées
ISBN 978-2-86266-582-5 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2009 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex www.loubatieres.fr
Photographie de couverture de Gladys.
PIERRE CAHEN CLAVERIE
Carne
ROMAN LOUBATIÈRES
première partie
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les surnoms – Céleri, Céleri… tu me demandes pourquoi on l’appelle Céleri ? Mais tu l’as vu, il est grand comme une asperge !… Ce con. – Et la Maxi, la femme de Tourniquette, pourquoi tu l’appelles comme ça ? À cause de sa grosse tête, ou ses grosses joues… Ou alors ses obus ? – Mais non, rien à voir, c’est pas pour ça – Soulas me répondait barré d’un sourire oblique, un sourire qui ironisait sans ménagement sur la platitude de mon interprétation –, la Maxi c’est parce qu’elle a les yeux qui lui sortent des orbites, comme une lapine qui a la maximatose. Et puis tu le vois bien qu’elle cherche celle-là, que c’est une coquine… Tu verrais les virées qu’elles se tapent avec la femme du Galabar. Deux chaudasses. – Bon, et Tourniquette alors, justement ? – Ça je sais pas. Je l’ai toujours entendu appeler pareil, à cause de son père le Vieux Tourniquette. – Et le fameux Sarco ? J’ai jamais bien compris… – Sarco d’abord c’était son chien. Peut-être tu l’as connu ce basset, petit, noir, gueulard comme c’est pas permis, toujours à courser plus gros que lui, plein cul plein cuir. À la réflexion on a trouvé que son chien il lui ressemblait pas mal. Et puis on a fini par apprendre qu’il était rentré d’Afrique avec le sarcopte. La gale quoi. Des fois la vie elle te prend de ces raccourcis… – Et Bocal ? Non, attend, d’abord je vais te dire mon interprétation de Bocal. Cette tête un peu carrée, les gestes entiers… Il parle peu et quand ça sort, c’est d’un trait, sans 5
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modulation, comme quand on ouvre un bocal et que le vide s’échappe : pfffuiiittt… – Pourquoi pas. J’aimais que le bon Soulas me livre ainsi les secrets des surnoms que l’usage, ou lui-même (que j’avais fini par considérer, peut-être à tort, comme l’une des manifestations terrestres les plus crédibles de l’usage), avaient imposés. Nous étions chez Pincette, le troquet de la Barthasse. Vers la fin du mois de janvier. J’avais franchi le seuil du café, que presque rien ne permettait de distinguer des autres maisons du village, mitoyennes à contrecœur, du bout des tuiles, dans le bleu infiniment doux d’un soir de gel. Après plusieurs jours de neige, le pâle soleil d’ouest-nord-ouest rosissait les nuages; entre eux l’œil s’échappait vers des lagons bleus de froid, la promesse mentholée d’une Laponie de sucre glace. J’avais attendu l’effacement des derniers rayons sur la montagne pour entrer, espérant que le contraste, le plaisir de trouver la chaleur en soit augmenté. Dedans, l’heure pudique et solennelle avait débuté. Après avoir touché quelques mains et branlé du chef en direction de quelques autres, je pénétrai dans l’arrière-salle pour commander la tournée. Toute la tribu de Pincette y était agglutinée devant le poste qui rayonnait : le vieux croulant baveux lui-même, le chien borgne, la vieille impossible et ratatinée, l’héritier décevant, une forte tête trop tôt tavelée par l’alcool (disait-on pour l’excuser de tout), la bru réfugiée dans ses permanentes orangées, les deux petites-filles broutées à même le canapé familial par leurs petits copains à boucles d’oreille et gel capillaire. Tout cela absorbait dans un cérémonial de feint détachement une de ces émissions qui exaltent si fort les tarés. – Et Geppetto ? On le voit plus. – Je sais pas. On m’a dit qu’il avait la femme malade. – Geppetto, c’est italien ça ? 6
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– C’est surtout qu’il a un long nez, le corps démantibulé comme un pantin. On avait lu le livre… mais on connaissait déjà un Pinocchio, qui est mort depuis. On l’avait retrouvé dans le canal, pas très loin d’ici, un peu en aval, vers Pétabach. – Je comprends. Par contre celui que vous appelez le Chien de fer, ça m’a toujours intrigué ce nom. D’où ça peut venir un truc pareil ? – Tout simple. Quand il était jeune, il faisait la cour à Fernande – Fer Salarès, tu l’as pas connue non plus, encore une qui ne s’ennuyait pas – comme un petit chien, toujours à lui sauter dans les pattes et à lui agacer les mollets. – Heureusement que des fois c’est plus commode à deviner, comme Millefleurs, l’apiculteur. – Rien à voir ! Millefleurs c’est parce qu’à la communale il offrait des bouquets à tout le monde… quand je dis à tout le monde ça veut dire aux filles mais aussi à nous !… De toute façon ça n’a jamais été autre chose que le dernier des enculés ce Millefleurs. Je suis sûr que c’est lui qui m’a raclé les sacs – cinq cents balles de Multibat – quand je refaisais la cabane des Brunes. Et après tu le vois passer… l’air dégagé… Il te fait ses grands sourires d’abruti… Un jour il va falloir que je te le calme pour de bon. – Ça pourrait pas être plutôt Mimarolles ? Là-haut c’est ton unique voisin après tout. Et en plus il a bien la tête de son nom celui-là… Non, ça ne te dit rien, c’est normal, on commence à le savoir que tu n’aimes pas le fromage. – C’est le nom d’un journal qu’il lisait tout le temps, qu’on trouve pas ici, il fallait le faire venir exprès de Toulouse ce putain de journal. – C’est le journal qui s’appelait Mimarolles ? – Oh à peu près… – Tiens, en parlant de gens du nord, ça me rappelle ceux qui ont racheté le moulin de Lécassine. – De vrais galutres, ces gens-là! Ils devaient pas trop manger, chez eux. De ce que j’en ai vu aux repas du comité, ils 7
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t’auraient bouffé un curé farci de savates, et venir avec des boîtes, des poches pour s’en emporter… – Et ce jeune ?…. tu vois duquel je veux parler ? – Ah, Tadja… – C’est ça, Tadja. Ça lui vient d’où ça ? – Quand ils sont arrivés aux Esbareilles, la première année, à la fête, il a entrepris toutes les greluches avec sa formule, rond comme une queue de pelle. Les jeunes, ils l’avaient fait boire… Les typesses, tadjasucé ça les a bien fait rigoler… On l’a su et finalement ça lui est resté. La salle n’était que très modestement peuplée, mais son plafond bas renvoyait un ronronnement qui permettait à notre conversation d’avancer, cahotante, chuchotante, sans que sa discrétion même attirât l’attention des autres. Il fallait bien ça ; ces histoires de surnoms, c’est quand même personnel. Avouons-le, ce coup était un peu prémédité ; j’avais remarqué que Soulas, mon chat haret tout en vibrisses, se sentait ici plus à son aise qu’ailleurs. Je dois dire que moimême je trouve l’écrin assez douillet, apaisant comme une étable chaude de bêtes, patiné, autant par la sage incurie des tenanciers que par la franche crasse venue du dehors aux ourlets de la clientèle. Un décor dans son jus/France profonde tel que les limonadiers s’évertuent à en reconstituer jusque dans Paris, avec l’espoir de conférer une plus-value à leurs mangeoires citadines (j’ai pu le constater par moi-même, on m’y a traîné, des connaissances, des Espagnols qui persistaient à vouloir trouver ça exotique ; il a fallu toutes se les taper, décanillant juliénas sur juliénas, menetou caustique sur menetou caustique : chez Tata rue Clauzel, le Réminet en face de Notre-Dame, le Refuge du Passé dans le même secteur, au Siphon Bleu je ne sais plus trop où dans le Quatorzième, les Papilles près du Luxembourg, le bistrot SaintHonoré rue Gomboust). Vu sur la carte d’un de ces établissements : Kir – tel prix – la crème de cassis est offerte par la maison. 8
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Paris… pauvres gens, même un brin de persil, il faut qu’ils se l’achètent. Ceux-là aussi je les ai analysés. Les sept millions d’usagés du réseau francilien… je sais… j’ai vu dans leurs yeux ce qu’ils voulaient, pouvoir s’échapper, que déraille la rame suivante, qu’explose le wagon sur la ligne d’à côté. Ici, chez Pincette, plus proche de l’hypothétique original qui stagnerait encore au plus reptilien du souvenir national : parquet nuageux mais par endroits luisant de trépignements, piqué, sans trop de rationalité là non plus, de quelques vieux guéridons aux marbres fendillés comme des pieds gercés de fortes gérantes de supérettes en sabots d’été ; un palimpseste de verres, de carafes, de cendriers, de présentoirs témoignant des largesses publicitaires d’au moins trois générations de fournisseurs; trônant dans la partie haute d’un buffet Henri II, un chiche assortiment d’anisés, d’apéritifs surannés, d’alcools industriels et de mistelles douteuses, et même quelques bocaux de fruits à l’eau-de-vie éventés dont je n’ai jamais vu varier le niveau ; grisaille indéfinie aux murs ; presque pas de comptoir, pas de tireuse, pas de machine à café ; des boiseries nouilles, une batterie disparate de chaises cannées et de banquettes fatiguées ; il y a aussi bien entendu un vieux poêle plus ou moins converti au pétrole lampant et quelques belettes empaillées. Le tout consacré par deux ou trois inamovibles poivrots, baignant dans une odeur de poil de chien, de déjection de perruche, de pisse de chat, d’anis et de tabac froid – mais aussi subtilement de sacristie, les boiseries nouilles, orgueil de la maison, étant dans un suprême effort épisodiquement encaustiquées. Même la crudité des deux néons, qui sabrent l’œil et font la peau verte, ne parvient pas à violenter la charitable déréliction des lieux. On veut croire qu’il y fera toujours torpide. Je l’ai dit, c’est par économie et paresse que les propriétaires n’ont rien changé à l’espace dévolu à la clientèle ; et c’est heureux quand on voit les matières sournoises et glissantes, le Formica, le lino, le stratifié, les polyuréthanes et les amino9
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plastes, le tout mélaminé, qui triomphent dans leur tanière d’arrière-boutique. Après quelques gorgées et un peu de silence, Soulas change de sujet et de voix, s’ébrouant un peu de notre messe basse. Je réenclenche le dictaphone. – Bon alors, c’est jeudi qu’on le tue ce cochon ? – Pour moi pas de contrordre à l’horizon, s’ils sont prêts chez Barat. Si leur artiste de cousin ne se tranche pas un doigt comme l’an dernier. – Encore, toi tu n’y étais pas… La veille du cochon, on faisait les dindons. Il les décapitait d’une main, avec la feuille, en les maintenant sur le billot de l’autre. Il me disait qu’il avait l’habitude, que c’était pas la peine que je les lui tienne… Ouais… après tu l’avais là, tout con, à regarder sa phalange par terre, tombée au milieu d’un tas de têtes de dindons. Propre, c’était propre ! l’os coupé net, pas plus d’esquilles que de beurre au cul. Perçant d’un coup notre bulle – ce qui veut bien dire que si les autres parlent pour montrer qu’ils ne nous écoutent pas, ils nous entendent quand même – intervient d’une table voisine celui qu’on appelle, je ne sais pourquoi, le Bernin, buveur notoire, bonasse, barbu, velu, très sale, employé d’une entreprise de nettoyage. « Ça me rappelle il y a trois ans, le pire chantier que j’aie eu, loin, vers Axat, par là-bas. Un type s’était suicidé après avoir tué sa femme – oui, avec le douze – une institutrice, elle avait la retraite depuis pas longtemps, elle voulait aller vivre au bord de la mer… Vas t’en décoller la cervelle du plafond, quinze jours après ! Y’avait des morceaux d’os plantés dans l’armoire… et une odeur… comme quand on fend la tête du cochon et qu’il est resté trop longtemps à attendre. C’est ce qui m’y a fait penser. » Mais oui, c’est ça, continue à laisser traîner tes oreilles. Seulement moi, je suis encore dans mes surnoms. Il faut relancer frontalement la machine.
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– Tiens, je pense à ceux de la chasse, pour les surnoms ils sont gâtés… Nigaud par exemple, ça lui est venu comment ? – C’est pas lui, c’était son cousin, le conseiller, Denivers. Denivers au premier mandat, Nini au second, Nigaud au troisième. – Et Gratecap ? – Je sais pas trop. Je crois que c’est de famille ça aussi. – Briquette, c’est pour quoi ? – Sa femme. Cette chèvre, toujours en train de passer le balai derrière nous quand il nous payait un coup à boire. En plus il a été maçon. – Et le Granucats ? – Sais pas… –… –… – Et Mimi ? – C’est vrai, on la voit plus celle-là non plus. – Il y avait aussi sa copine, la grande, comment tu l’appelles… la Houppette ?… – Non, la Héronne. Grandes cannes pressées et pas deux sous de jugeote. – C’est vrai je la revois, ses gestes secs d’oiseau, la petite tête ronde sur ce cou si maigre, comme une olive sur un cure-dent… Toujours l’impression qu’elle va te donner un coup de bec avec son grand nez, à moitié pègue non ? – Et bien sûr. T’as qu’à lui parler, t’as vite compris. Mais attention… celle-là c’en est une qui boit, elle fait pas semblant… – Chouroubille ? – Ah ! Chouroubille… Visiblement il commence à ne plus vouloir tant régurgiter, à me servir plutôt des grands airs narquois. Je sens bien que ce qui n’était de ma part qu’une rafraîchissante curiosité devient une gênante, une impudique inquisition. Là, avec les surnoms, je lui demande de foutre quelque chose à poil. 11
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Je le mets dans la peau de l’indic – moi ethnologue de proximité, toi gentil cul-terreux pourri de mythes premiers et de vertigineuses sagesses chtoniennes –, il s’est laissé prendre à mon jeu mais maintenant le regrette, je le vois bien, c’est évident. Post coitum… moi aussi finalement je commence à me sentir recru, honteux, las. Heureusement il y a les surnoms que je décrypte très bien tout seul. Les diminutifs patronymiques, souvent allitératifs : Sousou (Sompeyrac), Cucu (Lecussan), Gaga (Garrigou, le maire des Esbareilles)… Ou quand les particularités physiques résument l’individu : Tête d’épingle, Ratounet, Bonsaï, Face de Globe, Manqu’un doigt, Vermeil, Le Camibrac… Dans la même veine, les défauts de prononciation : Phiphilibert, Zislaine « la pauvre elle z’est zuizidée »… Les activités, les statuts, les extractions : la Boulange, la Vicomtesse (à dix-neuf ans elle avait eu la mauvaise idée de se vanter d’avoir brièvement fricoté avec un vrai vicomte, en vacances au camping. Quarante-trois ans qu’on l’appelle la Vicomtesse. Et toute une vie aux PTT où ça avait fini par se savoir), la Légion, le Cric… Les origines géographiques réelles ou supposées : le Toulonnais, Huevo Frito Bacalao, la Mazurie… Quelques noms de sportifs ou d’armes à feu sanctionnant sans doute une admiration trop peu nuancée, que le passage des saisons pimente de dérision : Keke Rosberg, Tigana, Miroku… Divers ajouts de fantaisie, pour vivifier des patronymes un peu ternes : Durandal (Durand), Martagon (Marty), Mirabilis (Mirande)… Une autre chose, j’ai remarqué qu’un prénom suffisamment exotique pouvait avoir valeur de surnom, être employé avec la même gourmandise et le même à-propos : Renato comptait, ainsi que Salvatore, Tarquin, Krassimir, Udo… Pour ce qui est des femmes, ce sont celles qui vont dans les cafés, qui boivent la bière et le Ricard avec nous, plus volontiers qu’un doigt de guignolet entre elles, qui finissent généralement par être gratifiées d’un surnom. Les autres, les mères, les sœurs, les épouses, les respectables, les vraies finalement, demeurent 12
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dans l’orbe familiale, encore vaguement laraire et baptismale du prénom, parfois chastement aménagé en diminutif. Pour ça, pour les femmes, quoi qu’on en dise nous nous situons nettement au sud ; nous n’en sommes pas encore au tchador, mais il y a un terrain. Je crois que nous partagerions assez facilement cet appétit de femmes au piquet. Il y a aussi le nom de maison, souvent celui du bâtisseur, plus ou moins mythique, ou d’un propriétaire marquant, auquel l’actuel occupant des lieux se voit assimilé. Les individus sont ainsi remis à leur place, on ne choisit pas son surnom. De petits mecs qui se croient tellement uniques, importants, que le monde commence et s’arrête avec eux, qui pensent pouvoir pisser aussi haut que la cheminée, ne sont en définitive pas jugés suffisamment signifiants pour être reconnu par un autre nom que celui de la maison qui les abrite et qui leur survivra. Belle pratique pyrénéenne. Continuez. Tout cela délimite un petit monde uni par la vertu des surnoms, coopté par l’habitude, la nécessité, l’empathie, la méfiance, même le mépris, la curiosité… Lignées effilochées de paysans, taiseux et brusques comme il se doit, néo-ruraux, traîne-savates, fonctionnaires, retraités, étrangers, alliés, voisins… un millefeuille de clichés sociologiques noyés dans l’entrecrème de tous ces êtres malheureusement moins faciles à définir typologiquement. Une topographie humaine qui s’étale entre quatre cents et mille mètres d’altitude, entre le gros bourg où se tiennent les marchés, les deux supermarchés, les commerces, c’est-à-dire les quatre agences immobilières et les trois pizzerias (et non pas les pizzerie : nous sommes bien chez les gueux), le notaire et la perception, et les fermes les plus hautes, nimbées de buis, de rocailles et de dévers ; de la toute vieille dans sa masure isolée (la Vieille Polka), qui vit encore au Moyen Âge, qui mange tous les soirs la même bouillie de millet au coin d’un véritable feu de veuve, au revendeur de téléphones portables véreux, virevoltant et modernissime (l’Agent Pamplemousse), 13
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une insignifiante fiotte en ce qui me concerne (mais soit, ils lui ont offert un surnom…), qui lui s’est offert un bourdaou pour aller au ski (qu’il a fini par appeler chalet ; on se foutait trop de sa gueule quand il prononçait ça comme bourdalou), et aussi pour acheter ses puros et son J.B. en Andorre, son pata negra et sa cocaïne en Espagne : d’ici c’est plus commode. Alors que ceux qui les portent bien souvent m’indiffèrent ou m’indisposent, les surnoms me sont un réconfort ; comme les moellons de quelque chose de rond : un four à pain, une abside, une voûte céleste, un porche de grotte, quelque chose qui soulage la conscience et piège un peu de chaleur – comme ce pauvre bistrot où je me les fais entrouvrir, décoquiller. Un surnom peut me consoler d’un arbre qui perd ses feuilles en plein été. Leur banalité même me rassure. Les entendre m’apaise et me nourrit, moi qui suis un peu trop sauvage, un peu trop distant, pour les héler sans que la familiarité n’apparaisse forcée. La porte s’ouvre. Le rideau de lanières plastiques, que l’on ne se donne pas la peine d’ôter pendant l’hiver, pendouilleur ressuscitant le souvenir des mouches de l’été comme une croyance obscure, frémit. Un vieux que je ne connais que de vue entre, aussi calme et lent que l’air piquant qui s’avance avec lui. Patinant sur des charentaises écrasées, il se dirige vers une table qu’il semble posséder. En effet, sans qu’il ouvre la bouche, sans qu’il lance un regard, on lui apporte bien vite sa consommation. Si j’en juge par le niveau du liquide dans le verre, sa teinte, son opalescence et la carafe d’eau qui l’accompagne, cela pourrait être un RicardSuze. Il a peut-être la chance d’exister au-delà des surnoms, celui-là. D’ailleurs il semble déjà relever du règne végétal ; sa haute casquette fourrée, presque surnaturellement conformée à son crâne, est une vieille souche moussue. Se réfléchissant dans les regards des clients, sa braguette grande ouverte semble aussi tacitement acceptée que l’absence his14
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torique d’olives ou de tournée du patron. Je ne connais pas tout. Toujours immobile, toujours végétal, le regard apparemment fixé sur une radio publicitaire en forme de bouteille de Saint-Raphaël, le moussu se met soudainement à parler, avec une voix de fausset inattendue, presque inacceptable. « Moi qui vous parle, ça fait au moins quarante ans que je connais plus de monde au cimetière que dans les rues. Et bien là, croyez-moi, jamais je n’ai été aussi impatient d’aller les retrouver… Avec vos histoires de tout à l’égout obligatoire dans des communes de cinquante habitants, je vous le dis, vous nous avez bidouillés un monde qui a par trop la connerie dessus. Ma fosse à purin et moi, on va vous laisser entre vous, entre scientifiques. » * La maison Barat. La dernière de ce tout petit village, Ussau, ramassé dans un coin du replat haut perché que les gens d’ici, ceux d’Ussau et aussi ceux des Esbareilles, contraints de le partager, appellent la Plaine. Ainsi la ferme est à l’aine du relief, posée sur le dernier gradin, surplombée par la pente de rocaille herbeuse, de hêtres et de buis qui monte jusqu’au Cap Usclat. Tout ici est simplement pratique (pas la moindre trace d’une prétention à quoi que ce soit, et c’est certainement ce qui flatte le regard) : les longs bâtiments en calcaire très dur, d’un gris bleuté lacté, la cour inégalement pavée, tenue propre par des canards qui becquettent les débris animaux et végétaux au fur et à mesure de leur évacuation par les fenêtres, les outils qui reposent contre les murs, en bois, en fer, polis par l’usage et la déférence qu’ont les outils pour ceux qui savent s’en servir (cette poétisation des manuels… quelle mièvre rengaine, quelle saloperie, le début de l’enfumage à la valeur travail ! Vous pouvez le penser, vous serez cependant bien obligés d’admettre que l’ergonomie éclatante de ces outils émane non 15
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i je suis souvent au bistrot, chez Pincette ou ailleurs, à siroter et à observer, sans jamais vraiment parvenir à faire partie des meubles, c’est que je dois avoir le temps. Ce n’est pas seulement par piété filiale. Vous m’y avez peutêtre déjà croisé. Vous en avez déduit que j’appartiens à la caste de ceux qui ont le temps. Judicieuse observation. Rmiste ? Pensionné ? Maquereau ? Tout à la fois ? J’entends fuser les hypothèses. J’ai en effet le temps. On me l’a laissé ou bien je l’ai repris, je ne sais plus trop, peu importe. Gommier, le narrateur, s’est retiré dans une maison du piémont. Cela aurait pu être ailleurs. Il y vit très simplement, n’a pas d’activité régulière, pas de métier précis. Il passe ses journées avec les quelques habitants qui sont encore là. Comme eux, il tue le temps entre l’oisiveté, les discussions sans queue ni tête, la recherche des champignons, la préparation des repas, les tournées de bière à la fête du village, la voisine dans les bois… Il s’adapte, il observe, il donne des coups de main, il s’intègre dans une société qui ressemble beaucoup à un jardin potager : utilitaire, des légumes de saison, quelques fleurs pour faire joli quand même, des bouts de bois qui traînent, un lieu bricolé, rafistolé, mais dans lequel rien n’est vraiment laissé au hasard. « Carne » est un livre drôle, rempli de personnages attachants faits de bric et de broc mais capables de raffinements soudains. Un roman où l’on croise tous les grands thèmes de la littérature : l’amitié, l’amour, la mort, le sexe, la cuisine… De la chaleur humaine à haute dose. Pierre Cahen Claverie est archéologue, « Carne » est son premier roman, il vit dans un village du piémont pyrénéen.
ISBN 978-2-86266-582-5
19 €