Le Piège du Sang-de-Serp

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LOUBATIÈRES

Le Piège du Sang-de-Serp

Maurice Zytnicki


Cet ouvrage a été publié avec le concours du Centre régional des lettres de la Région Midi-Pyrénées

ISBN 978-2-86266-567-2 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2008 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr


Maurice Zytnicki

Le piège du Sang-de-Serp roman

Loubatières



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La nuit tombait et avec sa lampe de bureau allumée derrière lui, la vitre de la fenêtre devenait un miroir où Théo Cadeina devinait son visage. Il se leva, fit quelques pas, le tremblement semblait plus prononcé. C’était comme s’il n’affectait plus seulement les mains mais qu’il se propageait sous l’effet d’un grelottement vers les bras, les paupières, et même la mâchoire inférieure. Les jambes avaient des mouvements spasmodiques. Le tremblement prédominait vers les muscles près du talon et les pieds. Ce n’était pas un début de Parkinson, les tressautements n’étaient pas marqués au repos. Ce n’était pas un test sur un appareil photo pour évaluer la netteté des images, ni une répétition de DJ s’exerçant au scratch sur un « scud » lessivé. C’était un simple tremblement des mains et une peau moite et chaude. C’était la peur. Il revenait hébété vers son écran d’ordinateur. C’était bien Éléonore. La photo avait été prise à la sortie de la classe. Il reconnaissait la rue, il reconnaissait la grille de l’école primaire. Il voyait qu’hélas tout concordait et que sa fille, son aînée, était bien menacée, que les maîtres chanteurs avaient le pouvoir de l’atteindre à tout moment. Il venait de recevoir le mail, il était 19 heures, il finissait la lecture d’un document technique, un pensum de 150 pages. À travers le couloir silencieux, on n’entendait que le ronronnement régulier des machines du service informatique de la banque Lambert & Connors. L’équipe de nuit allait bientôt arriver. 5


Les employés disaient plutôt Lambert que Lambert & Connors. C’était plus court et ça rappelait l’origine française de la banque. Cadeina, informaticien de trente-deux ans, en était salarié depuis quatre ans, marié, père de famille, équilibré, volontaire, brillant, apprécié de sa hiérarchie, « la totale ! disait de lui la secrétaire du service en ajoutant parfois : il a tout, ce type ! » n’était donc en rien préparé à affronter ce à quoi il ne s’était jamais attendu, l’animosité pure, le sadisme satisfait, incompréhensible, effroyable et bêtabloquant. Les exigences se succédaient depuis deux semaines. Il devait transférer des fichiers informatiques de plus en plus souvent. Il n’y avait aucune logique, aucune relation intelligible dans les demandes. Comme si on agissait pour le seul plaisir. Pour l’humilier ou pour le démolir. Maintenant on exigeait l’accès à sa boîte à lettres électronique. Théo tapa son identifiant et son mot de passe, la mort dans l’âme. Son persécuteur allait avoir la main sur la totalité de sa correspondante professionnelle. Et privée également. Théo n’avait jamais fait usage que d’une seule boîte. « Ils » verraient tout. S’il savait au moins ce qu’« ils » cherchaient ! Ses velléités à contacter la police lui semblaient maintenant encore plus dérisoires. Lors du premier contact avec son maître chanteur il s’était gardé d’aller porter plainte au commissariat et trouvait à présent qu’il avait eu raison. La photo de sa fille, sur son écran, montrait assez le rayon d’action de « ces malades ». Il mesurait ce qu’elle risquait. Il imaginait la quantité de barbarie dans les insultes ordurières dont ils qualifiaient sa fille, dix ans à peine. Un « bout de chou » dans un monde normal. Mais là… Théo Cadeina était placé depuis des semaines devant une cruelle mais simple alternative. Ou bien il se soumettait au chantage, fournissait des informations sensibles sur son employeur, et tôt ou tard ça se saurait, donc tôt ou tard il était 6


mort professionnellement, voire jeté en prison. Ou bien il refusait et il mettait inévitablement ses enfants en danger, prenait le risque que… Il ne voulait pas y songer davantage, mais s’il leur arrivait quelque chose, il ne voulait même pas imaginer, il ne survivrait pas. Dans les deux cas, il était mort. La seule question était de choisir entre deux morts, de choisir la mort qu’il préférait, c’est-à-dire craignait le moins, celle qui lui permettait de protéger ceux qu’il fallait protéger en priorité. Comment imaginer que… il ne voulait pas, ne pouvait pas, imaginer – l’ombre de son visage se fit plus dense sur la vitre, il s’effraya lui-même – comment imaginer qu’en premier ne soient pas les enfants ? Il obéissait. Les cheveux noirs et fins, taillés courts mais sans plus, étaient ébouriffés des passages nerveux de ses mains qui en saisissaient des touffes, les tiraient puis les écrasaient. Cet homme de 1,85 m, athlétique et fin, semblait par moments plus voûté qu’un vieillard. Il souffrait de son impuissance et d’être sous la coupe de quelqu’un capable de tout, qui ne bluffait pas, qui était fou. Ça s’entendait. Il avait envoyé une photo d’une de ses victimes. Il s’amusait à jouer avec l’atrocité. Pourquoi n’irait-il pas jusqu’au bout ? On frappa à la porte, il sursauta, ferma précipitamment son écran, essaya de paraître naturel. Un collègue qui rejoignait l’équipe de nuit passait la tête par la porte entrouverte et le salua. Découvrant la mine décomposée de Théo, il demanda si tout allait bien puis, en l’absence de réponse, insista. Théo prit sur lui. Il assura. Il sourit, s’amusa de sa fatigue. Et cela suffit. Il était plus nu qu’à son premier jour. Son portable sonna. Il décrocha machinalement. Il reconnut la voix. Son sang se glaça. Duluth gueulait dans son téléphone. Comme d’habitude. Cette fois, il voulait que Cadeina lui balance la date exacte de son intervention sur les systèmes de la banque. Théo répondit en bredouillant qu’il ne savait pas encore, que son directeur n’avait pas encore… 7


– M’enfume pas, ducon. Si tu m’fais un coup bâtard, rappelle-toi que je suis pas une lope qui s’la raconte. Tu m’trouves une date, gueule-t-il dans le téléphone. Mais le but de Duluth, c’était la pression. Il continua pendant trois bonnes minutes de hurler et de menacer avec une voix non pas avinée, il n’avait pas encore bu, mais déjà rauque et agressive, ponctuant ses phrases d’insultes. Il termina en pesant ses mots : « Écoute-moi bien Cadeina, tu te remues le derche, tu trouves la date et tu fais tout comme prévu. Ça sera mieux pour toi, crois-moi. » Duluth appelait du garage qui lui servait de QG, entouré de trois aides de camp, X-Ray, Snap et FM, aux sobriquets de bande dessinée, lesquels s’affairent à installer des matériels, déployant de gros efforts qui tranchaient avec le petit nombre de cartons à déballer. Dans la bande, Internet, c’était le domaine de X-Ray. Ce type assemblait tous les signes extérieurs de l’expertise avec un sens particulier de la fripe. Ce Raymond-la-science new age s’attifait de sortes de mitaines qui, s’il avait eu l’air intelligent, lui auraient donné un look branché. Mais il n’avait que l’air d’un « charclo », sujet d’un délire mégalomaniaque accentué par des gestes enflés et nerveux. Il déballait les écrans plats, une commande passée à des dealers, occasionnellement lycéens, qui s’approvisionnent dans les établissements scolaires. Une semaine auparavant ils avaient ramené des écrans cathodiques. Ils s’étaient trompés et X-Ray avait beuglé: « Vous savez c’que ça veut dire : plats ? » Ils avaient dû les rembarquer, les jeter sur le bord d’une route. Repérer des écrans plats n’avait pas été aussi facile qu’espéré et ils avaient eu la « haine » contre l’Éducation nationale, « plus nul tu meurs, elle achète encore des écrans cathodiques ! ». Ils étaient « trop dégoûtés » ! Mais ils repérèrent quand même un lycée professionnel et la descente fut tranquille. « C’est un bahut de bourges ! », avait déclaré X-Ray quoique le lycée fût dans un quartier po8


pulaire. « L’informatique à l‘école ils en ont rien à battre ; ils l’ont à la maison ! Et de toute façon ça sert à rien ! » Voilà pour l’explication. Deux de la bande installent les étagères sur lesquelles seront posés les ordinateurs. L’esprit du lieu c’est que sur terre il y a les « suckers » et les « killers », les premiers grognent régulièrement, aboient au printemps, jappent et remuent la queue quand la paie tombe, les seconds assurent, s’assument et dominent. Le garage est grand ouvert mais dissimulé par une camionnette qui barre la vue sur l’impasse qui donne sur la rue Jors. C’est un de ces quartiers pavillonnaires dont Toulouse a le secret, situés à quelques encablures du centre et déserts comme des faubourgs de chef-lieu de canton. Beaucoup de retraités, pas de commerce dans l’immédiate proximité, il faut descendre jusqu’à l’avenue, des rues étroites avec des voitures garées malgré l’interdiction, moitié sur la rue, moitié sur le trottoir, gênant tout à la fois le trafic automobile et la marche des piétons. Des cris d’enfants s’élèvent des jardins entourant les maisons, mais plutôt le week-end. Pour l’heure c’est le calme plat, on entend les oiseaux chanter quand ils ne sont pas recouverts par une mob débridée. Tout mouvement dans la rue et a fortiori dans l’impasse est perceptible, c’est au moins le premier intérêt du lieu, le deuxième étant qu’il a tout du local de jeunes, un peu bricoleurs et tranquilles, des castors piliers de MJC continuant leurs constructions hors les heures ouvrables, un local qui pourrait faire municipal, genre annexe, un « lieu de vie » en résumé. Les trois « meubles » montés, X-Ray les disposa en arc de cercle autour d’un fauteuil noir à roulettes. Les écrans étaient disposés à mi-hauteur, les claviers sur des plateaux escamotables, les unités centrales sur les parties basses. En haut étaient alignées une vingtaine de cannettes de bière pour la matinée. Il s’exerçait à passer d’un écran à l’autre, d’un clavier à l’autre, 9


comme Tank dans Matrix (« un film culte ») qui télécharge les instances de réel avec une frénésie qui sauve le pauvre Neo de la désintégration. X-Ray appuya sur le bouton de marche/arrêt de l’écran de gauche, constata qu’il ne se passait rien, se leva, fit le tour, vérifia les branchements de Snap, haussa les épaules, l’engueula, le traita de gros tas, le poussa assez violemment pour qu’il tombe, débrancha et rebrancha des fils. Il lui dit de « calter » avec tout le mépris qu’il pouvait mettre, « j’en peux plus de cette tare », tandis que Snap se relevait lentement, sous le regard moqueur des autres, essayait de maîtriser le mouvement des bras qu’il avait depuis son accident, il y a onze mois maintenant. Sur la route de Saint-Gaudens, un platane contre une moto, « saloperie d’arbres », il avait eu une lésion cérébrale, qui l’avait « décérébré ». Des potes à lui ont bien abattu une dizaine d’arbres mais ça ne lui redonnera pas ses réflexes, sa mère dit qu’il a eu de la chance, à 130 il pouvait y rester, mais lui souvent gémit et regrette de n’y être pas resté. Il a dix-neuf ans. Il avait l’étoffe d’un caïd. Il en avait la frappe nerveuse. Les autres ne l’ont pas jeté. Pas encore. Il aide, il essaie, il obéit. Il y a ceux qui se souviennent du Snap d’avant l’accident, une véritable ordure. Pour ceux qui l’ont subi, les plus faibles, une petite revanche, c’est que du bonus. Snap encaisse les crachats.


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Si, avec la cinquantaine, Antoine Ferrati s’était rangé des voitures, il conservait un CV en béton. Fiché au grand banditisme, l’excellence n’était pas chez lui une surcotation: non-lieu dans une attaque à main armée contre une banque, non-lieu pour complicité active dans le meurtre d’un gérant de boîte de nuit, acquitté dans une affaire de racket. Du zéro défaut. Officiellement, il tenait une pizzeria, c’est dire s’il savait mettre la main à la pâte. Pour ce qui est de la connaissance du « métier de la banque », il s’était fait la main, adolescent, sur des entourloupes qui depuis ont fait florès, comme le blocage de cartes de crédit dans les distributeurs, de préférence avec des personnes âgées, l’observation des codes confidentiels depuis la file d’attente, puis l’extraction de la carte et les dépenses somptuaires dans la foulée. Mais à une époque où le passage à tabac se pratiquait sans qu’on y trouvât à redire, plusieurs dérouillées en commissariat le convainquirent de cesser d’agir par lui-même et chercher plutôt des poires prêtes à se salir les mains. Il devint « manager ». Doté d’une grande vivacité d’esprit, il savait s’entourer d’hommes capables et zélés et conservait une prudence entrepreneuriale en diversifiant ses activités : un peu de prostitution mais pas trop, du blanchiment en quantité raisonnable, un chouia de recel. Après ce serait de la dispersion. Aux environs des cinquante ans, il s’était écarté des milieux les plus voyants du point de vue criminel et tenait à dis11


tance les hommes de main les plus turbulents. Sa notoriété lui avait permis un virage que les plus jeunes trouvaient même dans l’ordre des choses. Antoine Ferrati abordait ce tournant dans sa carrière avec énergie. Divorcé, il entretenait sa forme en faisant quotidiennement des haltères dans sa chambre à coucher et du jogging le long du canal du Midi. Il menait une vie régulière qui lui permettait de se familiariser avec les nouvelles technologies ; il y croyait très fort, et ce, « depuis longtemps ». « Il y a un vide, disait-il souvent, ça ne durera pas ; autant en profiter ! » Les liaisons lui suffisaient, sa règle c’est l’efficacité, la famille c’est sacré et sa famille c’était sa fille. Elle avait vingtquatre ans. Il ne lui refusait à peu près rien sans contrariété. Pourtant elle lui faisait peur. Elle prenait des risques inconsidérés. Charlotte était à l’opposé de son père. Il était prudent elle était irréfléchie, il avait conscience de ses limites, elle croyait le monde à sa dévotion, il se faisait obéir par la menace, elle misait sur sa séduction, elle portait des tenues provocantes et considérait ses décolletés comme un argument massue. Elle menait une double vie. Très sage, assez collet monté, en présence de son père, elle traînait auprès de ses amis une réputation de nymphomane. Quand elle confiait à une amie « je le veux » en parlant d’un garçon, elle l’avait. Il n’y avait pas de contre-exemple connu. Son corps était sans réserve tourné vers la conquête. Trois mois plus tôt, son père, Antoine Ferrati, avait reçu un coup de téléphone de son conseiller juridique, « Maître » Levois, en fait ex-maître puisque radié du barreau à la suite d’indélicatesses, qui lui demandait, au nom d’amis très sûrs, de participer à un coup. La banque Lambert & Connors dont l’informatique se trouve à Toulouse allait procéder à des tests techniques importants dont il fallait tirer partie. Il y avait quelques opérations à monter assez simples. 12


– En quoi ça consiste exactement, avait demandé Ferrati. – Le jour des tests, avait répondu Levois, un technicien utilisera un distributeur de billets. Il tapera un mot de passe. Il faut récupérer ce mot de passe et le transmettre à qui on te dira. Quelques heures plus tard il faut organiser une petite diversion autour de la banque, une explosion par exemple, pour que tout le monde sorte. On a besoin de les avoir 10 minutes dehors. Tu vois c’est pas sorcier. Ton job c’est de trouver les bonnes personnes. Toi tu ne te mouilles pas. Tu recrutes c’est tout. – Et ça sert à quoi tout ce machin ? – Moins t’en sais, mieux ça vaut. – Évidemment ! Mais tu te doutes bien que je le saurai un jour ou l’autre. Rien ne se fait à Toulouse sans que je le sache. D’une manière ou d’une autre. Autant me mettre au jus maintenant. – Tu n’y es pas, Antoine, c’est pas toulousain. C’est même pas français. Alors tu vois, pas la peine de chercher. Ferrati avait demandé deux jours pour se décider. Il la sentait mal, cette affaire. Travailler pour des inconnus le mettait mal à l’aise. Même pour du recrutement. Et pendant les deux jours, sa nervosité avait été croissante, se convaincant qu’à son âge, au stade où il était rendu, jouer les intermédiaires avait quelque chose de dégradant. Et plus il y réfléchissait, plus le coup ressemblait à du blanchiment gros calibre dans lequel il jouait les minus. Les signes concordaient : banque, informatique, distributeur de billets. Dans l’art de transformer l’argent sale en argent propre, l’informatique c’est la baguette magique. Quant au test sur un distributeur de billets, ça confirmait à ses yeux qu’on s’intéressait de près aux circuits de gestion de cash. Connaissant « maître » Levois, ses relations aux États-Unis et son passé financier, les commanditaires étaient très certainement américains. Il y voyait la mafia et d’ici qu’ils tiennent Levois en laisse, il n’y avait pas 13


loin. Et, là, ça sortait de son monde. Non décidément, il ne sentait pas cette affaire. Il dirait non. Le lendemain, lors d’un dîner avec sa fille, celle-ci l’avait vu distant et nerveux comme il ne l’était jamais. Il s’était raidi quand le téléphone avait sonné ce qui lui ressemblait encore moins. Elle avait même souri avant de se raviser rapidement et de prendre un air plus grave, mieux conforme à la circonstance. Elle l’avait entendu parler à voix basse depuis sa chambre à coucher où il s’était retiré. Elle comprenait que son père traversait une mauvaise passe. Elle voulut en savoir davantage et s’approcha de la chambre, tendit l’oreille, il parlait de façon saccadée, il était question de chantage, de détonation. Son père revint à table encore plus tendu. Il s’agitait entre la cuisine et la salle à manger, expliquant qu’on devait le rappeler et qu’il avait hâte d’en finir avec « cette affaire ». Le mot « affaire » eut le don de résonner très fort dans les oreilles de Charlotte. De quelle affaire s’agissait-il ? Elle était censée n’en rien savoir. Mais c’était « l’affaire » qu’elle espérait. Elle eut même une sorte d’illumination qui lui dit que ce serait « son » affaire, celle que donnerait enfin corps à son projet mûri depuis la fac avec un groupe d’anars assez glandeurs et très bavards, toujours voraces en matière d’argent. Elle avait perdu de vue ces « trop petits joueurs », mais avait gardé un souvenir fort de ces soirées quand, ensemble, ils imaginaient les braquages comme de hauts faits d’armes et la criminalité comme un juste combat. Depuis longtemps elle attendait une circonstance, elle sentait qu’elle avait attendu trop longtemps et que l’occasion ne se reproduirait pas de sitôt. Elle était une sorte d’idéologue. Elle avait déclaré la guerre au grand capital et fait don de son corps à l’action radicale. Le détournement, l’extorsion, la manipulation de fonds quels qu’en soient les moyens, lui semblaient des disciplines majeures. Partant du principe que tout ce qui est dans sa 14


poche est soustrait à la jouissance des riches, puisque – mais par principe seulement – il peut être mis à la disposition des couches populaires, elle estimait que le maintien de son train de vie – honorable sans ostentation – était une condition nécessaire à son action salvatrice. Elle ne jouait pas les utilités, elle avait un vrai savoir-faire dans les approches en tout genre. Ses discours ennuyaient son père qui les tolérait à concurrence de cinq minutes. Après, elle arrêtait d’elle-même. Elle devait pressentir l’angoisse de son père de la voir mourir si jeune. Charlotte avait fumé. Excitée, elle se secoua et décida d’agir avant que le téléphone sonne. Elle passa à la salle de bain, chercha des calmants, ouvrit les tiroirs les uns après les autres, puis les ayant trouvés, revint à table, attendit que son père reparte à la cuisine, jeta quelques comprimés dans son verre de vin, les écrasa avec une cuiller, jeta un coup d’œil sur le mélange et décida qu’il était un peu trouble, ajouta un peu de vin, le porta à son père qui sortait des croustades du four, prit un air enjoué en lui proposant de trinquer, dit qu’elle avait tout entendu et, tandis qu’il la regardait inquiet de savoir ce qu’elle savait, il avala son verre pour ne pas être en reste de sa fille qui en faisait tout autant. « Cul sec ! » avait-elle lancé. Et le renard se sentit bientôt vaseux. Il n’y a que sa propre fille qui pouvait lui faire un coup pareil. Quand le téléphone sonna, Antoine Ferrati somnolait. Pas assez pour ne pas entendre mais trop pour pouvoir bouger. Charlotte sut adopter une voix très ferme. Son père l’avait mise au courant. On venait de l’appeler et il avait dû partir. Une petite heure avait-il dit. – Et par rapport à votre demande, c’est oui. Il vous le confirmera à tout à l’heure. – Vous êtes certaine ? demanda « maître » Levois, surpris d’apprendre que Ferrati travaillait en famille. Il aurait juré le contraire. 15


– Bien sûr ! Que ce soit pour l’explosion ou pour le reste y a pas de problème. On… il saura faire. J’espère que vous n’en doutiez pas. – Non, répondit Levois, plutôt soulagé. J’attends quand même son appel. Pendant que son père sortait péniblement de ses vapeurs, elle se voyait à la tête d’une première affaire. Mais quand elle expliqua avec aplomb que le deal avait été accepté par elle et qu’il devait confirmer maintenant, il devint fou de rage. Il lui retourna une gifle magistrale, la seule de son existence, hurla, la menaça d’un couteau, commença de l’étrangler, puis comme elle saignait du nez, l’emmena à la salle de bain pour désinfecter, mettre du coton pour bloquer l’écoulement et finalement la prendre dans ses bras. Il dit « ma fille est folle » avant de lui serrer les poignets, saisi d’angoisse. Mais désormais il fallait assumer. Il ne songeait même pas à démentir sa fille. Ça se saurait. Dans le milieu, les nouvelles vont vite, surtout les mauvaises. Le résultat serait pire. On oublierait Charlotte et ce serait Ferrati qui n’aurait plus la main, qu’il faudrait rapidement mettre au rancard. Ils parvinrent à un compromis : elle reprendrait la partie « organisation », vérifierait qu’il y a bien les bonnes personnes au bon endroit. Il assurerait le recrutement des « compétences ». Charlotte ne se demandait même pas d’où il pouvait savoir tout ça. L’important pour elle était d’entrer dans la carrière. Antoine Ferrati se rendit chez « Maître » Levois comme on va chez le croque-mort. Son cabinet, place du Capitole, était ce qu’il avait conservé du temps où il était avocat, un vrai. Le mobilier ancien se mariait heureusement avec les toiles contemporaines, la salle d’attente et le bureau de Levois étaient de vastes pièces au parquet ciré et au plafond orné de moulures. Levois avait la cinquantaine comme Ferrati, mais au contraire de ce dernier il avait développé un formidable embonpoint et détestait tout effort physique. 16


Son visage bouffi dissimulait de petits yeux, ce qui lui donnait un air fourbe que son casier judiciaire rendait pourtant superflu. Il parlait comme un livre, il était économe de gestes, il captait rapidement les faiblesses de ses interlocuteurs. Aussi Levois eut tôt fait de comprendre qu’Antoine Ferrati n’avait pas donné son accord de plein gré et que sa fille avait eu sans doute quelque influence. Cette mollesse lui déplut mais il n’en souffla mot. – Mon client, commença « maître » Levois sur un ton docte, souhaite communiquer a minima sur ses intentions. Je ne te donnerai donc que les éléments significatifs. La banque Lambert & Connors a planifié des tests informatiques qui intéressent de très près mon client. Comme tu le sais, c’est une banque toulousaine et c’est pourquoi nous avons été contactés. Ce test doit être l’occasion pour mon client de récupérer des informations d’importance. Ces informations doivent lui être transmises par messagerie Internet. Par le même moyen, cinq heures plus tard un logiciel sera expédié par mon client. Il s’agira de l’installer dans l’informatique de la banque. L’installation suppose de vider le service informatique pendant dix minutes, en conséquence il faudra créer un incident qui pousse le personnel à l’extérieur du bâtiment. Ce sera une explosion car cela a le mérite d’être programmable. C’est tout, ajouta-t-il après un silence. L’opération est prévue dans deux mois tout au plus ce qui laisse peu de temps pour l’organisation. Mon client a déjà identifié les personnels de la banque dont la coopération, volontaire ou non, présenterait un intérêt majeur. Théo Cadeina est l’ingénieur qui suit ces expérimentations. Il a accès à la totalité des programmes. Vincent Lacrampe travaille dans le service de la sécurité informatique. Il peut contrôler les accès aux ordinateurs. Ton objectif, Antoine, est de t’assurer du concours de ces deux personnes et ce, rapidement. Voici une enveloppe avec photos et coordonnées. 17


Antoine Ferrati comprit avec quelle précision le coup était monté. Pour qu’une organisation arrive à repérer des obscurs comme Cadeina ou Lacrampe, il fallait vraiment qu’elle ait de gros moyens. Et de sacrés relais. Quelqu’un dans la hiérarchie de la banque était sans doute dans le coup, probablement un responsable informatique. Comment connaître sinon les exécutants d’un projet si précis ?


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Le lendemain Charlotte sonna chez son père à 9 heures du matin, heure inhabituelle chez une fille qui se vantait « d’être à la masse » avant midi. Antoine, en survêtement, serviette autour du cou, haltères dans la main droite, ouvrit la porte tout suant. Il retourna à son appareil de « fitness » dans sa chambre à coucher, suivi de Charlotte. Tandis qu’il inspirait et expirait en déplaçant les poids à bout de bras, elle le questionnait. Il ne répondait pas. Il voulait marquer le coup. Il se décida finalement et lui expliqua qu’il fallait se faire une opinion rapide sur deux personnes, Théo Cadeina et Vincent Lacrampe. – Plus précisément il faut savoir jusqu’où ces deux types sont disons utilisables ou plutôt « accommodants » enfin tu vois. Tu pourrais peut-être sonder le terrain, ajouta-t-il en hésitant. Comme elle poussait une sorte de « hourra » triomphal et s’emballait en disant qu’elle se lançait sur le sujet sans attendre, son père se prit de remords en se disant qu’il n’aurait pas dû pousser sa propre fille à jouer les Mata Hari, tout en se disant l’inverse, à savoir qu’elle l’avait bien cherché, et en disant surtout qu’il devenait contradictoire, ce qui pour un homme comme lui était franchement un mauvais signe. Charlotte avait six ans au moment du divorce. Ferrati ne s’était pas remarié, préférant partager sa vie affective entre ses maîtresses et sa fille dont il eut, alors qu’elle était enfant, la 19


garde un week-end sur deux plus un mois pendant l’été. Un peu papa gâteau, il ne l’avait pourtant pas élevée en cédant à ses caprices. Elle le tenait par les sentiments. C’était une complicité trop ancienne et trop compliquée pour qu’ils puissent se séparer jamais. C’était une part d’enfance qui continuait et qui continuerait jusqu’à la disparition d’un des deux. C’était comme ça. Ils se voyaient plusieurs fois par semaine. Pour simplifier, c’était une sorte de fille à papa, qui se croyait très indépendante d’esprit comme de revenus, et qui bien sûr n’était rien sans son père, sauf que non seulement elle ne s’en rendait pas compte mais quiconque le lui aurait annoncé se serait fait insulter. Elle passa sa scolarité primaire et secondaire à Tulle où vivait toujours sa mère. Avec le bac et la majorité elle décida de s’établir à Toulouse où son père l’installa dès son arrivée dans un charmant trois-pièces en centre-ville, acheté en cachette pour ménager la surprise. Elle s’inscrivit alors en socio à l’université du Mirail, au grand désespoir de son père qui aurait tant voulu droit ou finances, quelque chose d’utile. Sa mère, elle, espérait une école de commerce. Charlotte mit ses parents d’accord en maintenant son choix sans faiblir. Les interminables disputes, tantôt avec sa mère, tantôt avec son père, furent sans effet. Sinon celui de rapprocher ses parents qui se mirent à se téléphoner plusieurs fois par mois, c’est-à-dire plus que pendant l’ensemble des dix précédentes années. Ils mirent au point des argumentaires communs pour la dissuader de commencer des études qui, disaient-ils, ne mèneraient nulle part. Pour lui donner de l’ambition. Mais, de l’ambition, elle en avait, sauf qu’elle la plaçait ailleurs. Pendant son enfance, sa mère avait monté autour de son père une barrière si dense que toute discussion le touchant était absolument exclue. Chez son père c’était exactement 20


l’inverse. Il n’était jamais avare d’une anecdote et la vie avec sa mère fut toujours présentée comme positive, enjouée, quasiment heureuse. Il avait seulement fallu que « leurs caractères soient incompatibles » pour qu’ils se séparent. Pendant son adolescence, la sorte de couple symbolique que Charlotte et son père formaient le week-end accentua encore la tendance fusionnelle. Et la part de mystère qui entourait des pans de la vie de son père, au lieu d’intriguer Charlotte, consolidait le mythe. Car s’il était une chose dont il ne parlait jamais, c’était bien de son métier. Et s’il y avait une chose que Charlotte devinait, c’était bien son métier. Dans le cerveau adolescent de Charlotte se forgeait l’idée d’un père rebelle, héros discret d’une lutte contre la « société ». À peine inscrite au Mirail, elle fréquenta le milieu anar dont la taille groupusculaire n’empêchait pas, au contraire, l’influence musclée dans les débats. Elle comprit rapidement le parti à tirer de l’usage de la force, en l’occurrence de la force des autres. Elle se rapprochait en cela de son père sans qu’ils n’en aient jamais parlé. Imitant encore son père, elle prit du galon, imposa le plus souvent son point de vue, privilégia beaucoup l’action directe. De fil en aiguille, prenant confiance en elle, elle pensa qu’il était déplorable de laisser les banquiers dormir tranquilles quand leur infâme commerce est cause de tous les maux, qu’il fallait prendre du recul par rapport à ce milieu médiocre qu’est l’université. Les assemblées générales ne l’amusaient plus. Elle regardait de plus en plus ses camarades de lutte comme des puceaux bavards, des petits cons, des glandeurs. Il lui fallait une « vision globale ». Elle s’embarquait avec fierté dans une affaire qui, en brodant sur les explications de son père, ressemblait déjà à un grand œuvre. Introduire un logiciel pirate dans l’informatique d’une banque, organiser une explosion dans la rue, relevait de la stratégie révolutionnaire et les comparses à l’intérieur 21


devenaient des guérilleros héroïques. Aussi eut-elle sa première déconvenue lorsqu’elle frappa à la porte de Vincent Lacrampe, un des hommes de la banque Lambert & Connors qu’il fallait « retourner », l’homme qui avait accès aux ordinateurs, machines mystérieuses par excellence, qui connaissait les codes confidentiels. Celui qui lui ouvrit était un adipeux poupon d’une vingtaine d’années. – Pardonnez-moi de vous déranger, je suis une amie de la voisine d’au-dessus. J’ai besoin d’aide… d’un homme… fort. C’est à cause de ma voiture. Ça fait une heure que je suis en panne. Pas un qui accepte de m’aider. Je n’en peux plus. Vous comprenez ? Je suis exténuée. Les yeux de Lacrampe changèrent de forme, ils s’ouvrirent et montrèrent grande commisération. L’émotion s’entendit dans sa voix qui dit doucement et presque étouffée : – Entrez, expliquez-moi le problème. – Comment vous remercier ? Monsieur… ? – Lacrampe. – Monsieur Lacrampe vous me sauvez, suggéra-t-elle comme sous l’influence d’une dramatique historique de la télé. Si, si, j’insiste. À l’improviste, le clampin lambda ne sait pas mobiliser toutes ses facultés. Lacrampe, lui, avait une énergie qui était prête à tout instant. Il était face à elle, dont la bouche craquante venait de dire quelque chose. Il ne répondit pas, non parce qu’il était out, mais pour la raison justement qu’il était très concentré sur le décolleté qu’elle avait ouvert assez généreusement. Au moment où il comprit ce qu’elle disait, à savoir qu’elle avait crevé, il sortit : – Moi c’est Vincent. Et vous ? – Charlotte, répondit-elle. – Ah ! Votre prénom est vraiment mignon, essaya-t-il sans sourciller. Je veux dire : distingué, se ravisa-t-il. Descendons, je vais changer votre roue. 22


Il sortit le cric, souleva la voiture, puis dévissa les écrous de la roue, la changea, en souffrant pas mal. Mais il s’agissait de rester « classe ». Charlotte eut la conviction que le coup ne serait pas super dur à jouer. Mais pas avec elle. Il lui répugnait. Peut-être que son père aurait quelqu’un à lui coller dessus. Le sort de Cadeina fut scellé autrement. Charlotte tenta à nouveau le coup de la crevaison. Sauf qu’elle tomba sur sa femme, qui la toisa de haut en bas, prit un air dégoûté devant la légèreté de sa tenue puis lui conseilla d’appeler un dépanneur. C’est par le seul hasard de cette renncontre déplaisante que Charlotte Ferrati décida que la coopération de Cadeina s’obtiendrait par la contrainte. Quels qu’en soient les moyens. Et les décisions de Charlotte ne s’arrêtèrent pas là. Elle se piqua de recruter les gros bras et, malgré les imprécations de son père, qui décidément n’était pas au bout de ses peines, elle sonda ses anciennes relations anars et ce qui devait arriver arriva : quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui avait entendu parler de… la mit en contact avec Duluth. La prudence l’engagea à rester anonyme. Elle se fit remettre des photos et trouva chez Duluth un air « sauvage » qui lui convenait. Des références par ouï-dire, un profil inconnu, et malgré cela elle n’hésita pas à contacter par téléphone un zonard qui sévissait à partir d’un garage. Elle l’appela, ne comprit à peu près rien de ce qu’il disait, à cause de l’argot et à cause de l’accent, mais décida qu’il lui fallait un homme de main et que Kevin Duluth serait celui-là. Car Charlotte avait conscience que son petit coup de force lui donnait, vis-à-vis de son père, des obligations. Elle considérait bien qu’envoyer des mails de menaces à l’informaticien en charge des tests n’était pas tout à fait « fun ». Mais l’accueil de sa femme montrait assez que ce Théo Cadeina était un petit bourgeois certainement de la « pire espèce ». Elle se reposa sur Duluth, qu’elle ne connaissait que par téléphone mais qu’elle « sentait bien » Elle disait qu’il saurait 23


mettre la pression. Elle lui avait bien expliqué qu’il ne fallait pas trop en faire, il avait répondu « m’vener pas ; t’occupe de tes airbags ». Si elle ne voyait pas trop où il voulait en venir, elle s’étonnait encore d’avoir trouvé une équipe en moins d’une semaine. « Ça roulait super !»



Maurice Zytnicki

Le Piège du Sang-de-Serp Une fille de truand qui veut en remontrer à son père, un truand à l’ancienne – le moins de sang possible ! – , une bande de types vraiment dérangés donc vraiment dangereux, quelques personnages à peu près normaux pris au piège, une escroquerie (presque) invisible car transitant par les réseaux informatiques d’une banque régionale, un homme séduisant et victime de chantage, il n’en faut pas plus pour occuper les jours et les nuits d’une jeune capitaine de police déracinée. Maurice Zytnicki a conjugué son amour de la Ville rose, son goût du polar bien noir et ses connaissances pointues en matière de systèmes informatiques pour concocter un roman très contemporain. Ici la ville est comme un théâtre où chacun joue sans savoir que l’autre l’observe, essaie de le manipuler, de le contrôler.

ISBN 978-2-86266-567-2

www.loubatieres.fr diffusion Dilisud www.dilisud.fr

Photographie de couverture : D. R.

19 €


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