3 minute read

Sorcière mirobolante!

La Sorcière… à la fois effrayante, fantastique, historique, rêvée, savante, scandaleuse, érigée en muse, mise au ban de la société : il s’agit là d’une figure éminemment plurielle qui a nourri un imaginaire collectif depuis des siècles. A la Renaissance, des peintres comme Jérôme Bosch s’intéressent de près aux figures monstrueuses, créatures-hybrides implantées dans un univers fantastique et irréel à la fois attirant et repoussant. C’est précisément cette dualité dans la figure de la sorcière, inquiétante et enchanteresse à la fois, que l’on retrouve dans la gravure en couleurs La Sorcière réalisée par Joan Miro en 1969 (99 cm x 59,5 cm).

A première vue, rien ne permet d’affirmer que la figure représentée est celle d’une sorcière. C’est avant tout le titre de l’œuvre qui nous oriente vers cette piste - il est, par ail leurs, peu surprenant de rencontrer chez ce peintre des créatures imaginaires rêvées telles que la Femme Toupie (1974). Ici, une figure semble lever les bras vers le ciel, comme invoquant des forces surnaturelles. Par ses contours noirs et épais, elle se détache de l’arrière-plan relativement clair : cette figure spectrale dépasse alorsdu fond beige comme si elle allait sortir du cadre : on est bien face à un personnage « hors norme » à la fois puissant et marginalisé. La silhouette sombre tachetée de rouge et dotée de mains-crochets (ou crochues) peut dès lors faire écho à la représentation de la sorcière maléfique et effrayante que l’on voit ap paraître à partir du XVème siècle (cf. Albrecht Dürer, La Sorcière, 1501 ou Hans Baldung Grien, Les Apprêts du Sabbat, 1510). Toutefois la production artistique de l’époque ne se cantonne pas à ce type de représentation de la sorcière : chez Lucas Cranach, la figure de la sorcière apparaît sous le signe de la beauté et de la luxure (cf. La Mélancolie, 1532). Outre la question de “l’inquiétante étrangeté”, d’autres éléments semblent insister ici sur le caractère surnaturel, tel que le halo vert qui ironiquement vient auréoler le personnage de la sorcière. Ou encore la présence de couleurs particulièrement vives surgissant à plusieurs endroits sur la toile et pouvant symboliser l’apparition de phénomènes magiques, inexplicables. On note donc un fort contraste plastique entre la figure noire plombante, fixe au premier plan et traitée en aplats noirs, et les éléments de l’arrière plan plus vaporeux, aériens, légers jaillissant comme des corps célestes qui tournent, en mouvement. Une figure mi-sérieuse, mystérieuse…

Advertisement

Cette sorcière revêt une puissance mystérieuse et le format vertical de l’image semble l’accompagner dans son élévation. On observe le recours à la ligne serpentine (on s’éloigne d’un univers rationnel, statique pour préférer une certaine déviance). Des symboles se résumant à quelques traits noirs et fins ornent et gravitent autour de la mystérieuse figure. Parmi ces “encres de signe” (Queneau), on peut considérer une paire d’ailes qui pourrait évoquer l’envol des sorcières. L’hypothèse d’une« femme-chaudron » pourrait également faire l’ob jet d’une relecture originale du mythe de la sorcière traditionnelle. La tête et les membres inférieurs (qui se répondent par la couleur et la symétrie) sont séparés par un tronc particulièrement large et rond qui pourrait faire songer à un chaudron. De ce récipient circulaire où des touches de couleurs rouge, noir, jaune sont juxtaposées se dégage une nuée verte qui se propage à travers la toile.

Ce jet de la couleur du soufre - longtemps associé au démoniaque et à la mauvaise odeur - se disperse par gouttelettes et se répand dans les airs…

Magie picturale et poésie des formes

Difficile de savoir ici quelle portée l’artiste a voulu conférer à son œuvre : hommage

? Réhabilitation de la figure ? Célébration du mythe

? Loin d’être un choix anodin, la figure de la sorcière entretient un lien particulier avec l’imaginaire et la magie de l’imprévu chers à l’artiste-poète. Miro écrit : « Le rêve gouverne ma peinture. Le tableau doit être fécond. Il doit faire naître un monde. »

Ici, l'œuvre doit avant tout être appréhendée comme une poésie tant par l’univers onirique qui s’en dégage que par l’ambivalence des signes qu’elle propose. Ainsi sommes-nous face à une figure divisée, marquée par la scission entre réel et imaginaire, condamnation et libération. Par ailleurs, l’absence de perspective empêche d’assigner le personnage à un espace rationnel : la figure naît de l’irréel.

Ni séductrice, ni maléfique, la figure de la sorcière se révèle puissante, vibrante et libre comme l’art. Cette liberté se retrouve dans les choix plastiques de Miro (éléments mi-figuratifs, mi-oniriques à la symbolique mystérieuse) et dans la liberté qu’il laisse au regardeur d’interpréter comme bon lui semble : regard poétique qui fait appel à l’imaginaire de chacun.

Cette quête picturale éminemment poétique s’éloigne donc des représentations traditionnelles et par là d’une réalité particulière, matérielle, historique. C’est avant tout la puissance de création de l’imaginaire et l'universalité du mythe - en tant que dénominateur commun de l’humanité - qui fascinent Miro. Ainsi, la figure comme la peinture revêt une dimension spirituelle, opérant le ravissement du spectateur.

Louise Gaumé

This article is from: