La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Mémoire de Master Lucas Corcuera Sous la direction de Vinicius Radacanu 2017 - 2018
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Remerciements
À Vinicius Radacanu, pour avoir dirigé mon mémoire sous tous ses aspects et pour avoir su me guider durant les périodes de recherches et de questionnements. À mon oncle et ma tante, Nicolas et Sophie, ainsi qu’à Maude, pour leurs lectures attentives et leurs conseils avisés. À mon colocataire, pour les parties de féchettes endiablées. Au réseau de Médiathèques de Montpellier qui représente une source d’information remarquable et qui m’a permis de trouver un espace propice à la rédaction de ce mémoire. À Éric Watier, pour la discussion, et pour m’avoir ouvert aux merveilles de la bande dessinée. À ma sœur, pour son aide quant à la matérialisation de ce mémoire. À mes parents pour leur support.
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Table des matières Introduction...............................................................................................................8 I LES SENS DE LA CONSTRUCTION.....................................................................15 I.1 Une représentation technique de l’architecture.......................................17 I.2 Le corps comme unité de perception de l’environnement......................23 I.2.1 Présence de l’œuvre dans notre espace de vie quotidien...........................................23 I.2.2 Les sens humains au centre de l’expérience de l’Habiter............................................28
I.3 Une Fusion Corps/Architecture..................................................................32 I.3.1 Le Corps Humain architecturé......................................................................................32 I.3.2 L’Architecture personnifiée...........................................................................................36
II HABITER : SE SITUER.........................................................................................39 II.1 Une architecture contextualisée................................................................40 II.1.1 Intertextualité de l’oeuvre.............................................................................................40 II.1.2 Rapport Intérieur/Extérieur..........................................................................................42 II.1.3 Focalisation sur l’intérieur............................................................................................58
II.2 Architecture support de mémoire.............................................................61 II.2.1 Mémoire totalisante de l’architecture...........................................................................61 II.2.2 Mémoire des personnages à travers le bâtiment........................................................64
II.3 Habiter : le dépassement du quotidien.....................................................70 II.3.1 Perte de repère du lecteur/habitant.............................................................................70 II.3.2 Se situer face au monde..............................................................................................72 II.3.3 Habiter : entre répétition et changement.....................................................................82
III DU DÉTAIL À L’UNIVERSEL...............................................................................87 III.1 La mécanique du détail..............................................................................88 III.1.1 L’unité de base d’un langage......................................................................................89 III.1.2 L’omniprésence du détail infra-ordinaire.....................................................................90
III.2 Le réseau....................................................................................................97 III.2.1 Interactions entre les éléments...................................................................................97 III.2.2 Le parcours dans l’œuvre.........................................................................................100 III.2.3 Un parcours lent........................................................................................................102
III.3 Vers l’universalité....................................................................................106 III.3.1 La description d’une époque.....................................................................................106 III.3.2 Désir d’universalité....................................................................................................110
Conclusion.............................................................................................................118 Bibliographie.........................................................................................................121 Annexes.................................................................................................................125 7
La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Introduction Le médium de la bande dessinée possède la faculté première de pouvoir représenter des espaces habités, vécus, et incarnés dans des situations de vie particulière. Une aubaine pour l’architecte. L’auteur de bande dessinée doit faire vivre des personnages dans une architecture, alors que l’architecte, lui, doit créer ces espaces afn que les personnes puissent y vivre. Le neuvième art peut être considéré comme un véhicule de création et de réfexion à l’architecture. Il s’agira dans ce mémoire d’analyser la bande dessinée dans sa capacité à représenter l’architecture dans son essence, c’est-à-dire incarnée à travers un récit. La bande dessinée fait donc exister un espace. Elle fait réellement évoluer des personnages dans un environnement. En représentation d’architecture, le rôle de l’humain est cantonné à la notion d’échelle. La silhouette est placée sur un plan, une coupe, une élévation,… essentiellement afn de comprendre la dimension technique du bâtiment. En bandes dessinées, l’humain est au cœur de la représentation, et évolue dans l’espace. L’auteur de BD ne représente pas seulement le personnage, il représente aussi son rapport à l’environnement. Benoît Peeters, scénariste connu pour la série Les Cités Obscures avec François Schuiten, dit dans une interview : On a la possibilité en BD de faire exister ces espaces, de leur donner une crédibilité, de les habiter, de les traverser.1
Cette capacité, intrinsèque au médium, permet une certaine image du monde qui nous entoure. Elle n’est pas le monde mais elle le représente. Elle retranscrit sur papier (ou tout autre support) les diférents signes de notre environnement. Elle les capte et les retransmet au lecteur. La BD arrive à être extrêmement adéquate à notre rapport au monde. Elle stylise le rapport au monde, elle le mentalise, elle ne nous donne pas les choses mais les représentations des choses, elles ne nous donne pas les objets, elle les transforme en signes.2
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[21]Vidéo disponible sur Internet: PEETERS Benoit, Archi & BD Benoit Peeters, 2010, https://www.youtube.com/watch?v=PVuJos3m8Ss, 12’54 [21]PEETERS Benoît, op. cit, 25’01
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Introduction
Le médium permet une représentation évidemment physique du monde, de ce que l’on peut toucher, ce que l’on peut voir, mais pas seulement. Elle permet également de représenter l’impalpable, l’invisible, les connexions que nous pouvons ressentir et que l’on ne voit pas. Toutes ces micro-interactions sociales, culturelles, émotionnelles, qui parlent à l’homme. La bande dessinée en un sens, retranscrit ces connexions. C’est sans doute en cela que ce médium peut toucher, de loin ou de près, une certaine vérité de notre condition humaine. On pourrait alors établir certains parallèles entre le domaine de la BD et celui de l’architecture. La bande dessinée est au service d’une narration, d’un récit qui se déploie dans un temps donné. Le devoir de l’architecte, lui, est de bâtir des espaces de vie dans la dimension physique de notre monde. En un sens, on peut dire que les deux disciplines construisent notre environnement : l’une dans le temps et l’autre dans l’espace. Paul Ricoeur, philosophe français du XXème siècle écrit qu’il existe : un parallélisme entre d'une part construire, donc édifer dans l'espace, et d'autre part raconter, mettre en intrigue dans le temps.3
De plus, les deux disciplines possèdent la même faculté de pouvoir faire ressentir l’invisible à travers la fonction et les sensations ressenties. En un sens, elles transcendent leur matérialité pour s’incarner dans une idée. On peut se faire une certaine idée de ses deux domaines. Alors, de la même manière que le récit fait partie intégrante de la bande dessinée, on peut raconter des histoires grâce à l’architecture. L’habiter est sans doute la fonction première de la construction. Nous bâtissons nos maisons, nos lieux de vies depuis la nuit des temps. Et ce besoin de construire découle du besoin de l’homme de s’abriter et de se fxer quelque part dans le monde. L’acte de construire ces espaces exprime avant tout nos structures essentielles, nos désirs fondamentaux. La notion d’habiter est ancrée dans notre être. Nous savons ce qu’elle signife instinctivement car nous avons toujours habité… mais en parler devient difcile. C’est un regard, en premier lieu, instinctif qui m’a sans doute mené à m’intéresser à ce sujet. Nous essaierons ensuite de confronter ce regard à une approche plus 3
[26]RICOEUR Paul, « Architecture et Narrativité », Urbanisme 303, novembre-décembre, Paris, 1998.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
analytique. Il me semblait indispensable, au moment de la rédaction de ce mémoire, de s’interroger réellement sur l’Habiter : Pourquoi habite-t-on comme cela et pas autrement ? D’où nous vient ce désir de fxation ? En quoi habiter questionne, favorise, ou éloigne notre rapport au monde ? Quel est ce rapport que nous entretenons avec notre environnement ? Le neuvième art semble être un bon moyen d’approche de ces questions. Lecteur de bande dessinée depuis l’enfance, le médium était pour moi autant source de loisir que de réfexion. C’est à la lecture de l’ouvrage, Here4 de l’américain Richard McGuire, que toutes ces questions ont raisonnées en moi. L’expérience de cette bande dessinée nous questionne, à nous lecteur, sur nos manières de vivre au quotidien et sur notre rapport au monde. D’une certaine manière, McGuire touche dans cet ouvrage une vérité propre à l’homme. L’oeuvre de McGuire montre un espace, habité, vécu, pendant une période de temps considérable. Le choix des bandes dessinées étudiées dans ce mémoire s’est porté essentiellement sur deux œuvres américaines. La première est évidemment Here, de Richard McGuire. La deuxième est une œuvre particulièrement remarquée dans le monde de la bande dessinée : Building Stories, de Chris Ware5. Here est un volume unique. Toute l’histoire de cet ouvrage se déroule dans un même espace d’habitation : la pièce à vivre d’une petite maison américaine. Chaque double-page représente le même lieu, vu sous le même angle de vue mais à des moments diférents. McGuire balaye ainsi des siècles d’évènements, sans que le lecteur ne bouge d’un seul pouce. L’œuvre de Chris Ware, Building Stories, se présente sous une autre forme. Il s’agit d’un cofret renfermant à l’intérieur quatorUe volumes de dimensions et de contenus diférents. Le récit raconte majoritairement les péripéties d’une jeune femme étudiante aux beaux-arts. Nous suivons ainsi les évolutions du personnage au fl des ans et de ses expériences personnelles, du moment où elle est étudiante aux beaux-arts jusqu’à son mariage et à la naissance de sa flle. Au cours de ses 4 5
[16]McGUIRE Richard, Here, Pantheon Books, 2014. Prix du meilleur album du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2016. [30]WARE Chris, Building Stories, Pantheon Books, 2012. Prix spéciale du Jury du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2015.
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Introduction
études, la jeune femme habite un immeuble d’habitation de la ville de Chicago. Nous nous intéresserons alors un peu plus à cette période qui montre l’évolution des diférents personnages dans cet espace qu’est l’immeuble. Nous analyserons donc comment les auteurs représentent ces espaces de vie respectifs qui constituent le sujet même de leurs œuvres : la pièce dans Here, et l’immeuble d’habitation dans Building Stories. Ware et McGuire sont issus de la même culture des comics américains. Il semblait intéressant de confronter ces deux visions. De plus, ils font tous deux le choix, plutôt remarquable, de porter l’attention du lecteur sur les petites choses, les détails de la vie quotidienne des habitants de ces espaces. Ils prennent parti de magnifer l’invisible, l’anodin. En cela, Ware et McGuire se démarquent de la ligne de la bande dessinée dite traditionnelle qui relate plutôt des faits extraordinaires, qui font sortir le lecteur de son quotidien. Si Hergé, auteur belge connu et reconnu des aventures de Tintin, s’est élevé au rang de maître dans l’art de capter parfaitement la soudaineté du temps fort de l’action, alors on peut considérer Ware et McGuire comme des maîtres du temps faible, du commun, du familier. Jacques Samson considère, dans le livre Chris Ware La Bande Dessinée Réinventée : Ware comme (un) virtuose de l’exposition analytique du temps faible de l’événement, celui où culmine l’expérience d’une durée pétrifée.6
Ces deux auteurs montrent en efet tous les deux, de manière diférente, une architecture pratiquée au quotidien par les habitants d’un lieu et en cela, leurs ouvrages respectifs représentent une ressource extraordinaire de réfexion et de création. Ainsi il sera question dans ce mémoire de se demander :
En quoi la bande
dessinée contemporaine américaine représente l’espace concret d’habitation dans sa totalité et dans sa complexité ? Afn de répondre au plus près à ce questionnement, nous piocherons dans diférents domaines de réfexions.
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[27]SAMSON Jacques, PEETERS Benoît, Chris Ware La Bande Dessinée Réinventée, Les Impressions Nouvelles, 2009.
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Au cours de l’histoire du médium de la bande dessinée, de nombreux auteurs ont tenté de décortiquer les outils dont disposent les auteurs de bande dessinée pour s’exprimer. Pour ce mémoire, nous regarderons les travaux analytiques de trois auteurs : Benoît Peeters avec Case Planche Récit Lire la Bande Dessinée7, Thierry Groensteen dans Système de la Bande Dessinée 8, et enfn L’art invisible9 de l’auteur américain Scott McCloud. L’œuvre de Perec joue également un rôle primordial dans l’élaboration de ce mémoire. Ces diférents travaux, et bien sûr le livre La vie mode d’emploi10, présenteront une ressource indispensable à l’analyse des planches des deux œuvres. Nous ferons également quelques allers-retours à travers plusieurs disciplines comme le cinéma, la littérature, la philosophie et bien sûr l’architecture avec des auteurs et architectes reconnus comme Juhani Pallasmaa ou encore Peter Zumthor. Diférents points seront abordés dans ce mémoire afn de comprendre au mieux en quoi et comment les deux bandes dessinées analysées représentent l’Habiter. En premier lieu, nous pourrons observer que les deux auteurs font le choix de représenter une architecture réelle, plausible et que cela passe par une certaine technicité. Car le bâtiment d’architecture est avant tout une construction, issue de savoir-faire techniques. Cet architecture est perçue par nos sens. C’est par notre capacité à percevoir notre environnement à travers notre corps, que l’architecture prend sens. Nous ne percevons pas une architecture abstraite, imaginaire mais bien une construction technique, matérialisée. Dans un second temps, nous aborderons la question de la situation de l’architecture. Ware et McGuire ne montrent pas en efet des lieux d’habitation déconnectés du monde mais bien situés dans des contextes spatiaux et temporels précis. L’architecture permet le développement d’un mode de vie quotidien, donc familier, qui nous permet, à nous habitant, de nous situer par rapport au monde. Mais nous pourrons alors observer qu’Habiter ne signife pas seulement se positionner, se situer dans une environnement familier, mais qu’il consiste également à dépasser cette familiarité afn de voir l’inconnu, l’étrangeté dans nos mode de vie quotidien. 7 8 9 10
[22] PEETERS Benoît, Case Planche Récit: Lire la Bande Dessinée, Casterman, Belgique, 1998. [12] GROENSTEEN Thierry, Système de la Bande Dessinée , PUF. Paris, 1999. [15] MCCLOUD Scott, L'art invisible, Delcourt, 2007. [25] PEREC Georges, La vie mode d'emploi, Librairie Arthème Fayard, 1978.
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Introduction
Enfn, nous verrons que la construction n’est pas un élément unique, mais un ensemble d’éléments, de détails, connectés les uns aux autres, et que c’est à travers la perception de ces diférents détails, que l’on a accès à un ensemble. Cette notion de « puUUle » se ressent à travers les œuvres de Ware et McGuire, tant au niveau de l’architecture que celui de la construction du récit ou de la composition des planches. C’est à travers la description de chacun de ces détails que ces auteurs touchent profondément le lecteur et qu’ils peuvent décrire une totalité, un ensemble. Nous tenterons donc de comprendre l’universalité que donne à voire l’architecture à travers l’analyse de deux bandes dessinées dont les évènements se déroulent pour l’une dans une seul pièce, et pour l’autre, dans un bâtiment d’habitation.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
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Les sens de la construction
I LES SENS DE LA CONSTRUCTION Il est donc question, dans un premier temps, d’analyser comment Ware et McGuire retranscrivent l’expérience sensorielle de l’architecture dans sa matérialité, dans sa capacité à se développer dans l’espace. L’architecture est avant tout une discipline spatiale, qui consiste à imaginer des espaces, édifer des murs, des plafonds, créer des abris, construire des lieux. Les diférents aspects sociaux et environnementaux que peut présenter l’architecture sont inclus dans son essence même : la construction matérialisée. L’architecture se développe donc avant tout dans l’espace. En ce sens l’architecture et la bande dessinée présentent les mêmes caractéristiques. La narration en bande dessinée ne passe pas essentiellement par le texte mais elle a nécessairement besoin d’un espace, en l’occurrence celui de la page, de la double-page ou de l’album, pour se développer. Les images de bandes dessinées, dites images séquentielles fxes11, se partagent donc un emplacement donné. Et c’est à l’auteur qu’est réservé la tâche d’organiser cet espace. On parle ici en bande dessinée de découpage. Thierry Groensteen, dans son ouvrage fondateur Système de la Bande Dessinée écrit à propos de ce découpage : ...ces images, avant de connaître tout autre type de relation, ont pour première caractéristique de se partager un espace. Et, fait remarquable, ils ne disent rien d’autre que cela12.
Cette dimension spatiale n’échappent pas aux deux auteurs analysés dans ce mémoire. Malgré la contrainte d’un art utilisant uniquement l’image comme vecteur de communication, Ware et McGuire placent tous deux la matérialité et la spatialité de l’architecture au cœur du processus narratif mais à la seule condition que cette matérialité soit ressentie par le corps et les sens humains. L’expérience de l’architecture doit être retranscrite au lecteur par l’expression de nos diférents sens. Nous verrons donc tout d’abord dans cette première partie, comment ces deux auteurs représentent la matérialité du bâtiment ainsi que les diférents points communs techniques entre le travail de l’architecte et celui de l’auteur de bande dessinée. Dans un second temps, nous verrons que cette architecture technique n’existe que par notre capacité humaine à percevoir les choses de notre environnement. Ware et 11 12
À l’inverse des images séquentielles d’animation, elles, mouvantes. [12]GRONESTEEN Thierry, op.cit, p. 36
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
McGuire choisissent en efet tous les deux de remettre le corps et les sens, au cœur de l’expérience architecturale de l’Habiter. Nous analyserons donc comment ces diférentes sensations sont retranscrites à travers le médium. Nous pourrons fnalement observer que le corps humain et la construction d’architecture tendent, petit à petit, à se lier dans l’essence de leur composition : le corps humain s’architecture, et l’architecture s’humanise.
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Les sens de la construction
I.1 Une représentation technique de l’architecture Ware et McGuire possèdent tous deux bâtiment qui accueille l’histoire dans les techniques que l’on peut clairement voir bâtiment fait partie intégrante de l’oeuvre. l’intérieur.
un réel savoir de la construction. Le deux œuvres subit des transformations à l’image. Rien n’est caché. La vie du Ainsi le lecteur comprend le bâtiment de
Dans Here, de Richard McGuire, on aperçoit vers la moitié de l’album, une partie de la construction de la maison dans laquelle se déroulent les péripéties (illustration cicontre). On y voit les diférentes étapes de construction, et les procédés architecturaux utilisés : mur en ossature bois, cheminée et fondations en brique, etc. McGuire utilise presque ici le procédé de représentation d’architecture de l’écorché13. Mais cette technicité prend une tout autre dimension qu’un écorché d’architecture qui sert essentiellement la future construction du bâtiment. Ici, le lecteur ayant déjà « vécu » à l’intérieur de la maison pendant toute la première partie de l’album, cette construction résonne en lui. Il peut voir les entrailles du bâtiment dans lequel il a vécu tant de choses. McGuire répond en fait ici à la question que l’on peut se poser, nous, lecteurs, dans notre espace de vie : Ah mais tient ! Comment sont faits les murs de cette maison ? Qu’est-ce que je vois si j’ouvre la paroie ? Comment ça tient ? De plus, c’est par son procédé d’aller-retour dans le temps que l’auteur peut montrer cet écorché. En efet, il n’ouvre pas physiquement le mur pour comprendre de quoi il est fait, mais il remonte le temps jusqu’au moment de la construction de la maison pour apercevoir, pour un instant fgé, la composition du bâtiment. Chris Ware, lui, utilise, tout au long de son travail, et pas seulement dans Building Stories, des procédés techniques de représentation empruntés à l’architecture ou du moins au domaine de la construction. Cela commence avant tout dans son atelier. À l’image des techniques « traditionnelles » de dessins de plans d’architecture, Chris Ware dessine ses planches sur des formats gigantesques et essentiellement à la main.
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Cette technique propre à l’architecture consiste à représenter le bâtiment (ou une partie du bâtiment) en laissant apparaître chacune des diférentes couches techniques qui composent son enveloppe. On peut ainsi voir tous les éléments de l’enveloppe au même instant, sur une même image.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
De plus, il aime créer des objets techniques. Le dessin technique est partout dans son travail, et cela depuis ces premières œuvres. Dans certaines planches de Jimmy Corrigan14, œuvre qui l’a fait connaître auprès du grand public, on peut voir des objets du quotidien présentés sous la forme d’objet technique avec des cotations, des informations sur le fonctionnement, sur l’usage, etc. Les appartements de Building Stories ont eux aussi été conçus, on pourrait dire « techniquement », avant d’être utilisés comme support d’histoire aux personnages. L’appartement principal où se déroule l’histoire est ici côté à la manière d’un relevé d’architecture (Illustration 1).
Illustration 1: "Relevé" technique de l'appartement du dernier étage. Dessin de Chris Ware paru dans « Monograph by Chris Ware » de Chris Ware et Françoise Mouly. 2017
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WARE Chris, Jimmy Corrigan, Delcourt, 2003
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Les sens de la construction
Illustration 2: Construction technique de la pièce en 1907 (Here)
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Illustration 3: BluePrint du Mussée Guggenheim de New York de Frank Lloyd Wright (www.archdaily.com)
Illustration 4: Axonométrie de l'appartement du dernier étage (Building Stories)
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Les sens de la construction
Mais cela ne s’arrête pas là. C’est dans les codes que Chris Ware se rapproche le plus de la représentation architecturale. Dans Buiding Stories, la plupart des bâtiments sont représentés en projection bi-dimensionnelle, ou en élévation. Cette représentation en projection peut créer un sentiment étrange cheU le lecteur comme cheU les personnages. L’absence de point de fuite présente une architecture infnie, à laquelle les personnages semblent éprouver des difcultés à s’accrocher. Ils naviguent dans un espace « sans fn » et tentent constamment de trouver des points d’attache, autant physiques que symboliques. Anne Chassagnol écrit dans un article consacré à Chris Ware : l’habitacle pose des problèmes d’ajustements du corps au décor. Et, en ce sens, Building Stories est aussi l’histoire de la difcile acclimatation des personnages à leur environnement.15
Même les intérieurs sont représentés en projection bidimensionnelle. Ce qui contribue sans doute à accentuer ce phénomène d’architecture impalpable. C’est par ailleurs, peut-être, ce que peut ressentir le spectateur devant une planche technique de bâtiment d’architecture. Cela expliquerait l’efcacité de la perspective en comparaison de la technicité, des élévations, coupes, etc. Ware emprunte une autre technique de représentation à l’architecture : l’impression en BluePrint. Cette méthode d’impression qui utilise uniquement le bleu et le blanc, est souvent utilisée par les architectes et les constructeurs (Illustration 3). Elle renvoie instantanément à la description technique d’un objet ou d’un bâtiment : Ce terme, en tant qu'anglicisme, est utilisé dans certains domaines pour désigner une représentation spatiale d'un objet, selon un ou plusieurs points de vue défnis par les standards du dessin industriel ou du dessin architectural (vue de face, de droite, de gauche, de dessus, de dessous, de derrière).16
Chris Ware utilise alors cette méthode de représentation pour décrire les diférents étages de l’immeuble, grâce encore une fois à un autre procédé d’architecture : l’axonométrie (Illustration 4). Il semblerait que Chris Ware vise à montrer, dans Building Stories, comment ces personnages, ces corps, s’adaptent à cet environnement physique emprunt de technicité.
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[4] CHASSAGNOL Anne, « L’immeuble mode d’emploi : Building Stories ou l’art de dégraaer le roman graphique américain », Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], 5 | 2015, mis en ligne 2016., p.6 DéPnition Wikipédia, https://ar.wikipedia.org/wiki/Blueprint
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
On pourrait ajouter que Chris Ware aime à créer des objets ou des jouets. Il n’est pas architecte ou constructeur mais connaît parfaitement les processus de conception et de représentation propre à ce domaine. Ainsi, on voit apparaître très rapidement une attention particulière portée par les auteurs à la représentation technique de l’architecture. Cette technicisation du bâtiment vise à le rendre réel, ou en tout cas, plausible aux yeux du lecteur. Les histoires de Ware et McGuire se développent donc sur un socle architectural solide et fortement ancré dans la réalité à travers la technicité du dessin.
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Les sens de la construction
I.2 Le corps comme unité de perception de l’environnement Mais cette architecture spatiale, cette matérialité, n’a de sens essentiellement si elle est perçue par le corps humain. Ware et McGuire semblent s’attacher particulièrement à faire prendre conscience au lecteur de cette capacité exceptionnelle à sentir les choses de notre environnement. Tout d’abord par la matérialité-même de l’ouvrage qu’ils créent, puis par la retranscription graphique de l’ensemble de l’expérience sensorielle des habitants, les auteurs nous font sentir à nous, lecteurs, l’architecture qui nous entoure.
I.2.1 Présence de l’œuvre dans notre espace de vie quotidien En efet, dans chacune des deux œuvres, le lecteur est impliqué à travers tout son corps dans le processus de lecture. L’album Here, se rapproche plus de la forme du roman graphique que de celle de l’album BD franco-belge ou du comics américain. Ce volume unique présente 148 double-pages, de dimension 32cm x 23,5cm. Les péripéties se déroulent dans le même espace, le même lieu, vues sous le même angle. Chaque double-page est traitée comme un tableau que le lecteur peut se laisser aller à contempler. On y voit l’intérieur d’une pièce à vivre, cadrée de telle sorte que l’angle de la pièce se retrouve exactement situé au milieu de la double-page, juste à l’endroit du pli des pages. Ce « coin » de pièce joue le rôle de clé entre la dimension du livre, et celle de notre espace de vie à nous lecteurs. Par ce geste, l’auteur permet au lecteur de « matérialiser » la pièce dans l’espace en trois dimensions. Il suft d’ouvrir le livre à 90° et, comme par enchantement, la pièce prend forme devant nos yeux. McGuire rajoute une dimension « physique » à son œuvre. Une dimension qui historiquement n’existe pas dans un média comme la BD, qui se contente généralement de deux dimensions. Ainsi, l’œuvre existe dans notre espace de vie. Dans Building Stories, le procédé est diférent. L’œuvre se présente sous la forme d’un cofret composé de plusieurs formats de livre diférents, qui rappelle fortement le cofret de jeu de société. La dimension du cofret ne permet pas de le ranger facilement ou simplement de le cacher. Il faut lui trouver une place dans notre 23
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espace vital. Ce travail sur l’espace tridimensionnel, et plus seulement « à plat », se ressent dans chacune des œuvre de Chris Ware. Anne Cassagnol nous dit encore : ...chez Ware, la notion de dimension est à prendre au sens euclidien du terme. Il sort du plan en deux dimensions pour appliquer les règles géométriques, en combinant largeur, hauteur et profondeur, créant dès lors un nouvelle imagerie. 17
Les volumes de Building Stories sont tous de taille et de contenu diférents. Ainsi, les quatorUe formats peuvent prendre la forme du livret, du journal en passant par la BD « classique » jusqu’au fanUine. Chacun d’eux peut prendre une place particulière dans l’espace de vie. Chris Ware, à l’arrière du cofret nous aide à trouver une place pour chacun des volumes : Une liste pictographique de l’ensemble des 14 éléments est présentée ci-dessous, accompagnée de suggestions sur les endroits où poser, oublier ou égarer totalement tout ou partie de son contenu entre les murs d’un habitat normalement équipé 18
L’auteur utilise ici l’axonométrie d’un appartement pour montrer les emplacements diverses que peuvent prendre les diférents éléments. Chaque élément peut prendre une place diférente, dans nos vies comme dans l’espace d’habitation. En efet, sa taille, son histoire, sa façon de le lire, rapidement ou non, détermine l’endroit où on va le poser et comment on va l’utiliser. Par exemple, un petit volume peut se mettre dans le sac et être lu dans le bus alors qu’un plus grand format comme les quatre planches saisonnières prendront sans doute leur place dans l’espace de vie ou même afchées ou exposées (ce sont d’ailleurs ces planches que l’on expose le plus pour montrer le travail de Chris Ware sur Building Stories). Le choix de l’appartement représenté en axonométrie, et où prennent place les diférents volumes, les diférents fragments de vie, n’est pas anodin non plus. En efet, il ne s’agit pas d’un des appartements que nous voyons dans l’histoire mais d’un appartement témoin. Nous ne savons pas ce qu’est cet appartement, où il est, si il existe même, mais il représente à la fois aucun et tous les « habitat(s) normalement équipé(s) ». Nous pouvons voir ici la volonté de l’auteur de toucher profondément chacun des lecteurs. Nous étudierons un peu plus précisément ce désir d’universalité dans la dernière partie.
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[4]CHASSAGNOL Anne, op.cit. p.8 [30]WARE Chris, op.cit - Description brève que aait Ware au dos du cofret. Il s’agit de la seule indication écrite que le lecteur peut percevoir avant l’ouverture du cofret et celle-ci ne concerne pas l’histoire en ellemême mais bien l’œuvre physique et sa place dans notre espace de vie.
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Les sens de la construction
Illustration 5: Emplacement des diffĂŠrents volumes dans l'espace de vie d'un appartement "tĂŠmoin" (au dos de la boĂŽte de Building Stories)
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Le lecteur est obligatoirement impliqué physiquement dans le processus de lecture des œuvres. Comme nous l’avons vu, chaque volume de Building Stories induit une position de notre corps dans l’espace diférente au moment de la lecture. Ainsi, il faut beaucoup d’espace pour lire le plus grand volume qui se présente sous la forme d’un journal, alors que l’on peut lire le plus petit des volumes sans bouger de l’endroit où on l’a ouvert. Chris Ware joue d’ailleurs avec ce phénomène. En tant que lecteur, nous lisons d’abord ce qu’il nous est le plus facile d’accès. Les grands volumes impliquent de s’engager entièrement à la lecture, de trouver une place adéquate. Alors, nous commençons par les plus petits volumes. La lecture se fait par ordre de facilité : du plus petit au plus encombrant. Ainsi, sans réellement donner d’ordre classique, numéroté, de lecture aux volumes, l’auteur l’induit ou plutôt il l’envisage, l’imagine. Le lecteur a l’impression de commencer n’importe où, de prendre le premier volume qui lui tombe sous la main. C’est sans doute la volonté de l’auteur. Les péripéties racontées dans les premiers volumes ne sont d’ailleurs que des fragments de vie de la protagoniste et ne sont pas forcément des histoires stables dans un seul lieu et dans une seule situation. Ces premiers évènements renvoient paradoxalement à des faits qui se déroulent dans d’autres volumes aux dimensions plus conséquentes et que l’on lit donc plus tard. Cela renforce la sensation du lecteur de commencer le récit au milieu de quelque chose et non au début ou à la fn. Dans Here, le temps de lecture est plutôt lent car le lecteur s’attarde généralement sur les doubles-pages « tableau ». Néanmoins, ce n’est pas un livre long et le lecteur le lit généralement en une seule fois. Il le commence à un endroit et ne peut ensuite plus s’arrêter. Il trouve un espace qu’il destine essentiellement à la lecture de l’ouvrage. La lecture de Here est marquante pour tous les lecteurs, non seulement par son contenu, mais aussi par sa capacité à nous renvoyer à notre situation spatiale. Chris Ware, notamment, se rappelle exactement du moment et de l’endroit dans lequel il était lors de sa première lecture de Here. I know exactly where I was: sitting on a tattered couch in the living room of my rental house in Austin, Texas, 1989.19
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[29] WARE Chris, « Chris Ware on Here by Richard McGuire – a game-changing graphic novel », article The Guardians, https://www.theguardian.com/books/2014/dec/17/chris-ware-here-richard-mcguire-reviewgraphic-novel, 2014: « Je me rappelle exactement où j’étais : assis sur un canapé usé dans le salon de ma maison en location à Austin, au Texas, en 1989. »
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Les sens de la construction
L’expérience de lecture de cet ouvrage atteint le lecteur au point de questionner sur sa position dans son environnement direct, au point de lui faire prendre conscience de cet environnement. Here et Building Stories s’inscrivent donc, s’imposent même à notre espace de vie et impliquent l’engagement total du lecteur.
Illustration 6: Dessin d'un lecteur absorbé par la lecture de "Here", assis sur une table.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
I.2.2 Les sens humains au centre de l’expérience de l’Habiter Ware et McGuire ne se contentent pas de nous faire prendre conscience de notre environnement, mais ils tentent, de plus, de nous faire sentir l’entièreté de l’expérience sensorielle des personnages évoluant dans l’architecture de l’oeuvre. L’architecture se perçoit avant tout à travers notre corps. Nous n’avons aucun autre repère pour appréhender notre environnement direct. Juhani Pallasmaa, architecte fnlandais, écrit dans son ouvrage Le regard des sens : Nous regardons, touchons, écoutons et mesurons le monde avec tout notre corps et le monde s’organise alors autour du centre du corps. Notre domicile est le refuge de notre corps, de notre mémoire et de notre identité. Nous sommes en dialogue et en interaction constants avec notre cadre de vie, au point qu’il est impossible de séparer l’image du soi de son existence spatiale et de sa localisation. 20
Ware et McGuire ont tous deux cette volonté de représenter une architecture vécue par l’être humain, par le corps et donc par nos sens, car ce n’est qu’à travers nos diférents sens perceptifs que l’on a conscience du monde qui nous entoure. Ils semblent tous deux vouloir exprimer la notion de température du lieu en tant qu’atmosphère, qu’introduit Peter Zumthor dans son ouvrage Atmospheres : cette température est physique et probablement aussi psychique. Ce que je vois, ce que je sens, ce que je touche, ce avec quoi mes pieds entrent en contact. 21
Ce rapport au tactile est très présent dans Building Stories. Le toucher constituerait, selon Pallasmaa, le premier des cinq sens humain. Tous les autres sens dérivent du toucher. Même la vue. Nous pouvons tout d’abord parler de l’expérience tactile de la lecture. Car lire une bande dessinée, c’est avant tout la toucher, tourner les pages, sentir la matérialité de l’objet. Les diférents volumes de Building Stories, ainsi que sa boîte, produisent des expériences sensitives diférentes cheU le lecteur. De plus, la protagoniste principale du récit est unijambiste à cause, on l’apprend dans un des volumes, d’un accident dans sa jeunesse : elle porte donc une prothèse en plastique à la jambe gauche. Le lecteur s’identifant à ce personnage pour de nombreuses raisons que l’on évoquera un peu plus loin dans le mémoire, il s’imagine les diférentes sensations que peut ressentir la jeune femme. Ainsi, il se 20 21
[20]PALLASMAA Juhani, Le regard des sens, Éditions du Linteau, 2010, p.73 [32]ZUMTHOR Peter, Atmospheres, Birkhauser, 2008, p.35
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Les sens de la construction
focalise sur ce que peut, ou ne peut pas éprouver la protagoniste sans sa jambe en fonction des diférentes situations. Ce procédé fait donc appel aux facultés tactiles du lecteur uniquement au moyen de l’image. La bande dessinée étant un art purement visuel, ce sont les images et le texte en lien avec ces images qui parlent, qui sont créatrices de sens et/ou d’émotion cheU le lecteur. Les deux auteurs s’échinent tous deux à rendre cette image la plus mobile possible malgré sa fxité spatiale. De plus, ils essaient, comme nous l’avons vu avec le toucher, de retranscrire à travers le média les diférentes sensations éprouvées par les personnages au contact de leur environnement quotidien : l’espace d’habitation. Le goût et l’odorat sont présents à travers diférentes expériences de la vie quotidienne, comme la cuisine, les odeurs d’enfance, etc. Le son, lui, fait l’objet d’un traitement particulier. Les sons en bandes dessinées sont généralement représentés par des onomatopées, de dimensions plus ou moins imposantes selon l’intensité sonore. Dans certains mangas japonais, par exemple, l’onomatopée peut prendre quasiment l’entièreté de l’espace de la page. Ware, lui, décide d’user plus discrètement de ce procédé. Les onomatopées sonores sont écrites en petit, en blanc et au trait fn. De plus, elles sont directement inscrites sur la page, pas dans des phylactères (bulles) mais sur le fond dessiné. Ces onomatopées prennent corps directement sur la page, et donc sur l’architecture du bâtiment. Comme si ces bruits ne pouvaient pas exister ni même être écrit sans l’existence de cette architecture support. Support de bruit donc support de vie. Le bâtiment produit ses sons à lui, qui lui sont propres. Zumthor, encore écrit à propos des sons : Je crois que les bâtiments produisent toujours un son. Ils produisent un son par euxmêmes. Je ne sais pas ce que c’est.22
McGuire, lui, n’inscrit pas ces onomatopées sur l’architecture mais dans des bulles. Ainsi, tous les sons, qu’ils relèvent d’un dialogue ou du simple bruit d’un mouche qui vole, se retrouvent enfermés dans ces phylactères. Le représentation du texte et celui de la bulle ne subissent aucune diférenciation en fonction du type de son 22
[32]ZUMTHOR Peter, Atmospheres op.cit, p.35
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
émis ou de son intensité sonore. Seule la taille du texte change parfois, mais la police reste la même. Cette stabilité de représentation constitue donc un repère de lecture. Ainsi, à l’inverse d’une BD comme Asterios Polyp23 où chaque personnage se diférencie par un typologie d’écriture diférente, Here permet au lecteur de se projeter dans le son. Cette indiférenciation de représentation ne détermine pas le locuteur : le texte représenté peut être dit par n’importe qui, et pourquoi pas par le lecteur ? On ressent notamment clairement ce phénomène dans cette scène (voir Illustration 7) où des insultes sont émises un peu partout sur la page, mais sans que l’on puisse apercevoir les émetteurs de ces jurons. Il est facile d’imaginer pour le lecteur, les diférentes personnes qui pourraient exprimer ces jurons. On peut également considérer ce son comme s’il faisait parti d’une autre dimension. Beaucoup de bulles fonctionnent sur le principe que Scott McCloud qualife de combinaisons parallèles24, où texte et images semblent chacuns suivre leur cours séparément, sans se croiser. Ils pourraient quasiment être indépendant l’un de l’autre. Tous ces procédés encouragent alors le lecteur à s’engager totalement dans l’expérience des personnages de l’œuvre. L’ensemble des sensations que peuvent ressentir les habitants au contact de ces espaces sont retranscrites, et ressenties à son tour par le lecteur. Il vit ces scènes dans la bande dessinée aussi réellement qu’il les vit cheU lui.
23 24
MAZZUCCHELLI David, Asterios Polyp, Casterman, 2010 - BD également américain racontant les péripéties d’un architecte. [15]McCLOUD Scott, L’art Invisible, op.cit.
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Les sens de la construction
Illustration 7: Flot d'insultes en intĂŠrieur (Here)
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
I.3 Une Fusion Corps/Architecture Si l’on analyse d’un peu plus près la représentation du corps humain et celle de l’architecture dans Building Stories, on s’aperçoit que ces deux entités tendent progressivement à se confondre. Le corps humain tend à s’architecturer et l’architecture à s’humaniser.
I.3.1 Le Corps Humain architecturé Nous l’aurions compris, le corps humain joue un rôle primordial dans Building Stories, notamment dans sa capacité à ressentir son environnement direct. Mais Chris Ware ne s’arrête pas là. L’auteur prend plaisir à représenter le corps humain de manière très technique, presque architecturale. Il rapproche par moment le fonctionnement du corps à celui d’un bâtiment, ou du moins d’un objet technique que l’on pourrait décortiquer pour comprendre de quoi il est fait. L’exemple le plus frappant de cette comparaison se retrouve dans cette succession de trois planches où l’on regarde le corps de la protagoniste principale décomposer en trois étapes (voir Illustration 8, Illustration 9 et Illustration 10). À la manière de diférents calques montrant diférentes couches internes d’un bâtiment, Ware, dissèque le corps de manière, encore une fois, très technique. Il ramène cette décortication à l’explication technique du corps humain de l’encyclopédie que la protagoniste lit, enfant, dans la première page de cette série. Le lecteur se retrouve donc à éplucher le corps de ce personnage jusqu’au squelette, de la même manière que l’on peut éplucher les diférentes « couches » d’un bâtiment jusqu’à la structure.
De plus, tout au long du récit, on se rend compte que le corps des habitants de l’immeuble semble peu à peu devenir plus lourd, ils éprouvent des difcultés pour se déplacer,...comme s’ils s’ancraient un peu plus, chaque jour dans le lieu : le corps devient lentement architecture. Progressivement, la composition des corps s’indexe sur les matériaux qui les entourent: les masses s’alourdissent, jusqu’à devenir inamovibles. Impossible de monter les escaliers ou de quitter la circonférence de la chambre. Le corps fnit à son tour par se structurer selon les règles d’ingénierie.25 25
[4]CHASSAGNOL Anne, op.cit. p.6
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Les sens de la construction
Illustration 8: Les diffĂŠrentes couches du corps humain - Calque 1
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Illustration 9: Les différentes couches du corps humain - Calque 2
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Les sens de la construction
Illustration 10: Les diffĂŠrentes couches du corps humain - Calque 3
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
I.3.2 L’Architecture personnifiée Tandis que le corps s’architecture lentement, les diférentes fonctions spécifques du bâtiment, quant à elles, tendent à imiter celles du corps humain. Anne Chassagnol encore, écrit : Des surfaces d’échange émergent sans que l’on puisse établir où commence le corps, où fnit le bâtiment. Corps et décors se confondent, le grenier, tête pensante du lieu, fait ofce de locus des pensées refoulées.26
Le bâtiment d’architecture est représenté comme une structure se rapprochant de l’anatomie de l’homme. En ce sens, Chris Ware matérialise dans son oeuvre la pensée de Peter Zumthor sur les similitudes entre la composition d’un bâtiment et celle du corps humain : Il me semble que c’est le premier et le plus grand mystère de l’architecture, qu’elle réunisse des matériaux, des choses du monde pour créer cet espace. C’est une sorte d’anatomie. Je prend vraiment la notion de corps presque à le lettre. De la même manière que nous possédons un corps avec une anatomie, une peau et des choses que l’on ne voit pas, etc., c’est ainsi que l’architecture agit sur moi, et c’est ainsi que j’essaie de la penser. Corporellement, comme une masse, une membrane, une matière ou une enveloppe, un drap, du velours, de la soie, tout ce qui m’entoure. Le corps ! Pas l’idée du corps – le corps lui-même ! Qui peut me toucher. 27
La comparaison est ici accentuée au point de donner réellement vie au bâtiment. Celui-ci devient l’un des personnages principaux de l’histoire. Chris Ware lui donne des pensées, des émotions,… et le fait même parler ! Dans certaines planches remarquables de Building Stories, où l’on peut voir le bâtiment représenté dans son entièreté, en élévation ou en axonométrie (voir un peu plus loin sur l’Illustration 20), on voit réellement le bâtiment penser. Chris Ware utilise ici une typographie d’écriture diférente de celle des personnages pour écrire ces pensées. L’on comprend que ce sont bien les pensées du bâtiment. Le bâtiment possède sa volonté propre. Chris Ware se rapproche ici de la façon de penser l’architecture de Louis Khan et de son désir de respecter la volonté propre du bâtiment. Ils semblent tous deux poser la même question : « Que veut être l’édifce ? »28. 26 27 28
[4] CHASSAGNOL Anne, op.cit. p.6 [32] ZUMTHOR Peter, op.cit, p.23 Lu dans [19] NORBERG-SCHULZ Christian, Genius Loci, Paysage Ambiance Architecture, Pierre Mardaga éditeur, 1981. p.6
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Les sens de la construction
Les interactions entre le bâtiment et les personnages sont d’un autre ordre que de personnage à personnage, mais elles existent bel et bien. Dans une des scènes marquantes de l’histoire, le bâtiment appelle la femme blonde qui s’éloigne au loin. Ce personnage se retourne pour regarder le bâtiment même si elle n’a pas réellement entendu l’appel, elle l’a ressenti. La BD permet de faire vivre, faire penser, faire ressentir cette architecture de manière concrète. Elle représente l’idée du Genius Loci29, de « l’esprit du lieu », de Christian Norberg-SchulU. Le Genius Loci est une conception romaine qui considère que chaque être a son genius, son esprit gardien. Le genius démontre qu’une chose existe. En ce sens, le Genius Loci serait l’esprit de lieu, du bâtiment en tant qu’entité indépendante. Building Stories matérialise cet esprit dans ces quelques pages. Il fait vivre l’architecture. L’esprit du lieu tend alors peu à peu à se confondre avec l’esprit humain, quand le corps des habitants, lui, tend à s’ancrer dans le lieu. Les pensées de l’architecture et les structures du corps humain se rapprochent pour fnalement presque se toucher, se comprendre et communiquer. C’est peut-être cela que veulent nous montrer Ware et McGuire dans leur bandes dessinées : la communication possible entre le corps et l’architecture.
29
[19]NORBERG-SCHULZ Christian, op.cit
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Ware et McGuire placent donc notre capacité à ressentir, avec notre corps, au centre de l’expérience, de l’habiter dans notre environnement quotidien. Tout d’abord, par l’inscription de l’œuvre dans notre espace de vie réel, puis, à travers diférents procédés par ailleurs diférents pour l’une ou l’autre des œuvres, ils nous font ressentir à nous, lecteurs, les innombrables sensations qu’induisent l’habiter. Ainsi, l’œuvre vise à retranscrire l’entièreté de l’expérience via le seul moyen de l’image. Mais ce que perçoivent autant le lecteur que les personnages, ce n’est pas une architecture d’image, paradoxalement au moyen de communication premier du média, mais bien une architecture spatiale et réellement complexe,. Cette représentation de la technicité du bâtiment permet d’ancrer la situation dans une réalité concrète. L’utilisation de techniques de représentation couramment utilisées dans la construction, la cohérence dans la conception du bâtiment, les détails architecturaux,... tout cela contextualise le bâtiment, donc l’environnement des habitants, dans une situation réelle : l’architecture existe ! Chris Ware va même au-delà de cet ancrage dans la réalité : la technicisation du corps humain et la personnifcation de l’architecture rendent la distinction entre le bâtiment et les personnages foue : l’un devient humain quand l’autre devient architecture.
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Habiter : Se situer
II HABITER : SE SITUER Nous avons pu observer en première partie comment il était possible de retranscrire l’expérience de l’architecture concrète, matérialisée à travers le média de la bande dessinée. Il s’agira ici de dépasser cette spatialité et de se demander : Pourquoi habite-t-on dans ces lieux ? D’où nous vient ce désir de fxité, de stabilité ? Et quel rôle joue l’architecture dans cette acte d’ancrage ? Ce sont des questions auxquelles Ware et McGuire semblent vouloir apporter des éléments de réponse dans leurs bandes dessinées respectives. Leur rapport fort à l’architecture et au lieu, point spatial fxe, leur permet tous deux de développer leurs images dans la dimension temporelle. Ainsi, ils nous ofrent, à nous lecteurs, une approche non plus constamment en mouvement dans l’espace mais quasiment immobile, sans mouvement, afn d’observer l’écoulement de temps. Ils choisissent le lieu comme référentiel. Il semblerait que l’architecture constituerait pour l’homme un point d’appui fxe auquel se raccrocher. L’espace d’habitation devient alors un repère sur lequel toute notre vie se fonde afn d’afronter le passage du temps et pouvoir se situer dans le monde. Nous aborderons donc dans cette partie plusieurs points. Les deux auteurs analysés ici semblent tout d’abord partager le même avis quant à la nécessité de montrer une architecture contextualisée en lien avec son environnement. Nous pourrons ainsi observer l’importance pour eux de faire ressentir le rapport entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment dans chacune de leurs planches. Nous observerons, dans un second temps, que les personnages utilisent l’architecture comme support temporel de mémoire et de souvenir. Architecture qui elle possède une mémoire totale et sans faille. Nous pourrons fnalement analyser, grâce à des références philosophiques et culturelles, en quoi cette architecture permet le développement d’un mode de vie routinier, quotidien, qui aide l’homme à se positionner face au monde et comment il doit dépasser cette routine afn d’accéder à l’entière expérience de l’Habiter.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
II.1 Une architecture contextualisée Un objet, quel qu’il soit, n’est jamais décontextualisé de son environnement. Il est toujours en relation avec un contexte particulier. Ce contexte peut être spatial, social, architectural, littéraire, etc. Ce contexte infuence toujours l’élément et lui permet de se situer par rapport à l’ensemble. Ainsi, l’on peut ressentir ce besoin de situation dans les œuvres de Ware et McGuire. L’œuvre physique de la bande dessinée prend tout d’abord place dans un contexte littéraire, social précis de la même manière qu’un bâtiment prend place dans la ville. Ainsi, nous pourrons observer que ces auteurs semblent prêter une attention toute particulière à cette situation de l’espace d’habitation dans le contexte urbain des villes d’aujourd’hui.
II.1.1 Intertextualité de l’oeuvre La similarité entre un projet d’architecture et un ouvrage de bande dessinée (ou de manière plus élargi, de littérature), peut être observée à sa façon de se positionner dans un contexte précis. Que ce soit, le bâtiment ou le livre, ce sont tous deux des « objets » reliés d’une certaine manière à toutes les autres créations constituant chacun des deux domaines. Cette notion est nommée par Paul Ricoeur, le phénomène d’Intertextualité30. Si l’on regarde la littérature d’une part, on s’aperçoit que l’œuvre (roman, mémoire, bande dessinée, etc.) prend place dans l’ensemble des créations littéraires. Elle est reliée à l’ensemble de la littérature, d’une manière ou d’une autre. Que ce soit par la forme, par le fond, par le style ou le langage, il existe une connexion entre chacun d’eux. Paul Ricoeur, écrit : La littérature consiste justement à mettre cote à cote, à confronter des textes qui sont distincts les uns des autres, mais qui entretiennent des relations pouvant être très compliquées dans le temps − d'infuences, etc., mais aussi de prise de distance − dans une généalogie de l'écriture comme dans la contemporanéité. 31
C’est cette intertextualité qui fait exister le nouvel ouvrage. Sans l’ensemble de la littérature, l’œuvre n’a pas lieu d’être.
30 31
[26]RICOEUR Paul, Architecture et Narrativité, op.cit. [26]RICOEUR Paul, op.cit.
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Habiter : Se situer
Ainsi, faisons une petite parenthèse ici pour voir comment les œuvres de Ware et McGuire ont pu s’infuencer au fl des années. L’œuvre fnale de Here, celle que nous analysons dans ce mémoire, n’est que l’aboutissement du travail de réfexion de McGuire. Celui-ci commence en efet en 1989 quand celui-ci publie dans le magaUine RAW, la première version de Here (voir Annexe 1) : 6 planches de bandes dessinées, chacune présentant six cases disposées selon le principe du gaufrier32, donc diférentes du Here de 2015, mais montrant déjà le principe d’incrustation de cases qui feront la particularité du l’œuvre d’aujourd’hui. Ces 6 planches constituent donc l’essence du travail de McGuire sur Here. Chris Ware parle d’ailleurs de cette relation entre les deux Here de McGuire dans un article du Guardians : If the frst strip was a piano sonata, this book is a symphony. With those frst six pages in 1989, McGuire introduced a new way of making a comic strip, but with this volume in 2014, he has introduced a new way of making a book. 33
Cette « nouvelle façon de faire un livre » a grandement infuencé l’œuvre de Ware au cours de ses diférents travaux et notamment pour Building Stories. Revenons en désormais à notre propos. Cette notion, d’intertextualité, vue précédemment, peut être aussi rapportée à l’ensemble des diférents volumes qui composent le cofret de Building Stories. En efet, chacun des volumes semble de prime abord, indépendant. On trouve par exemple, dans un livret l’histoire d’une vieille dame de sa jeunesse à aujourd’hui, dans un autre, les péripéties d’une abeille dans sa ruche ou encore dans un volume carré la vie des habitants d’un immeuble heure par heure durant une journée. Ces formats ne présentent, pour la grande majorité pas de titre, ni de numéro. Et quand Chris Ware choisit de mettre un titre à un de ses volumes, il décide celui de « Disconnect » (« déconnecté ») comme pour perdre un peu plus le lecteur. Il semble qu’il n’y ait pas d’ordre logique de lecture, le lecteur fait le choix de commencer par tel ou tel volume. 32
33
Notion introduite par Franquin. C’est un style de mise en page où toutes les cases sont de la même dimension généralement proche du carré. L’espace de la page est découpé, quadriller par ces cases. Cette technique renvoie également au style de mise en page dite « conventionnelle » de Benoît Peeters dans Case, Planche, Récit. Celle-ci est dit conventionnelle car régulière ; chaque planche est composé de la même manière. Elle représente aussi les éléments spatio-topiques de bases quand on s’imagine la aorme d’une bande dessinée. [29] WARE Chris, op.cit. - « Si la première bande dessinée était un sonate de piano, ce livre est une symphonie. Avec ces six premières pages en 1989, McGuire imaginait une nouvelle aaçon de aaire une bande dessinée, mais avec ce volume en 2014, il a imaginé une nouvelle aaçon de aaire un livre »
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Cependant, au fl des lectures, il s’aperçoit que chaque volume est en fait relié aux autres. Il existe une réelle intertextualité entre le volume et son ensemble que constitue Building Stories. C’est ces interactions complexes et non-chronologiques qui font l’essence même du travail de Chris Ware. De la même manière qu’un ouvrage prend corps dans la littérature, on peut considérer le bâtiment d’architecture comme une unité prenant sa place dans la totalité des bâtiments que constitue la ville. Le nouveau bâtiment crée des connexions avec l’extérieur, il n’existe que par ces interactions avec le réseau de la ville. Paul Ricoeur encore, écrit : De même que le récit a son équivalent dans l'édifce, le phénomène d'intertextualité a le sien dans le réseau des édifces déjà là qui contextualisent le nouvel édifce. 34
De plus, à l’instar de l’ouvrage littéraire, le nouveau bâtiment est la résultante d’une véritable histoire de la construction. Ce n’est que par cette sédimentation de savoirfaire que l’on peut construire ce que l’on construit aujourd’hui. Chaque bâtiment que l’homme a pu bâtir depuis sa première cabane jusqu’à l’immeuble d’acier a son infuence sur le nouvel édifce. Il condense en quelque sorte la mémoire de tous les savoir-faire passés. On peut ressentir cette intertextualité architecturale dans les œuvres respectives de Ware et McGuire. C’est cette tension qui nous fait entrevoir, nous lecteurs, l’existence de connexions marquantes entre ce bâtiment, situé au œuvre du récit, et tous les autres.
II.1.2 Rapport Intérieur/Extérieur Ware et McGuire prennent soin de retranscrire très précisément l’environnement dans lequel s’insère l’architecture où se déroule l’histoire. Le bâtiment n’est donc pas une entité séparée de son environnement, il en fait partie. Ainsi la ville est constamment présente que ce soit dans Here ou dans Building Stories. Il s’agit pour chacun d’eux de villes réelles qui ancrent les bâtiments principaux et les personnages dans une certaine réalité.
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[26]RICOEUR Paul, op.cit.
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Habiter : Se situer
Dans l’oeuvre de McGuire, le bâtiment ou plutôt la pièce, se situe dans la ville de Pearth Amboy dans le NewJersey, aux Etats-Unis. Pour Buiding Stories l’histoire se déroule, pour la plupart des volumes, dans la ville de Chicago, où Chris Ware a vécu pendant ses études aux beaux-arts. Pour ne pas oublier que le bâtiment principal s’inscrit dans un contexte précis, une situation spécifque, la ville est toujours représentée. Parfois en arrière plan du bâtiment, parfois au cœur de la narration. Et même quand les péripéties se déroulent à l’intérieur du bâtiment, certaines interactions, encore une fois sensorielles, rappellent aux protagonistes leur immersion dans la ville. Cette immersion se ressent beaucoup notamment par les bruits de la ville35 évoqués par Zumthor dans Atmosphères. L’expérience de la ville passe par ce bruit de fond, constant, incessant que produit l’environnement urbain : Quiconque a été réveillé la nuit, en ville, par le bruit d’un train ou d’une ambulance et a fait ainsi dans son sommeil, l’expérience de la cité et de ses innombrables habitants disséminés dans ses immeubles, connaît la puissance des sons sur l’imagination ; les bruits nocturnes nous rappellent la solitude et la mort et nous font prendre conscience de la ville endormie36
Dans Building Stories, ces bruits sont constamment présents et marquent profondément les personnages. Dans ces deux planches (voir Illustration 11 et Illustration 12), le bruit de la ville joue un rôle particulier. La planche de gauche est antérieure chronologiquement à la planche de droite, d’à peu près une cinquantaine d’années. On peut le comprendre grâce au vieillissement de la vieille dame au reUde-chaussée, alors jeune flle dans la planche de gauche. Celle-ci se rappelle le bruit des bouteilles de lait dans le chariot qui passait dans la rue. C’est le bruit d’une bouteille en verre jetée sur le sol, qui lui remémore ce souvenir alors qu’elle est tranquillement installée dans son appartement, dans sa case personnelle. Ainsi, c’est cet échange incessant entre le contexte extérieur et l’intime, l’intérieur, que travaillent à montrer les deux auteurs. Cette notion d’intérieur et d’extérieur ne tient qu’à une seule chose : l’enveloppe, la limite. C’est ici que l’architecture rentre en jeu. Cette architecture permet en efet de créer une « boîte », une enveloppe et ainsi produire un intérieur.
35 36
[32]ZUMTHOR Peter, Atmosphères, op.cit, p.29 [20]PALLASMAA, Juhani, Le regard des sens, op.cit, p.59
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Illustration 11: La façade, interface créative entre l'intérieur et l'extérieur - Planche 1 (Building Stories)
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Illustration 12: La façade, interface créative entre l'intérieur et l'extérieur - Planche 2 (Building Stories)
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
C’est incroyable. Qu’en architecture, nous prenions un morceau du globe pour construire une petite boîte. Et soudain il y a un intérieur et un extérieur. Être dedans, être dehors. Fantastique ! Ce qui veut dire – c’est fantastique aussi : seuils, passages, petite ouverture pour se faufler, transition imperceptible entre intérieur et extérieur, une incroyable sensation du lieu, de la concentration, lorsque soudain cette enveloppe est autour de soi et nous rassemble et nous tient.37
Cette citation de Zumthor montre que tout se passe dans cette limite que crée l’enveloppe du bâtiment. Par l’enveloppe, il y a un intérieur et un extérieur. Et l’architecture joue avec les éléments intermédiaires qui permettent aux êtres humains de percevoir les interactions possibles entre ces deux espaces. Cette faculté qu’à l’architecture de séparer et de connecter à la fois semble fasciner les deux auteurs de BD américains. Nous pourrons ainsi analyser les diférents éléments de cette enveloppe et comment Ware et McGuire jouent avec ces codes dans leur bandes dessinées respectives. Les éléments analysés ici seront : la façade, la fenêtre et enfn le seuil. La façade L’architecture matérialise tout d’abord la limite entre l’intérieur et l’extérieur par la façade. Mais cette limite n’est pas une frontière infranchissable. Elle est au contraire, la preuve qu’il se passe quelque chose derrière, qu’elle abrite tout un monde. Comme le dirait le philosophe allemand Heidegger : La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être.38
L’architecte Peter Zumthor émet également un point de vue similaire quant à cette limite : Cette façade dit : je suis, je peux, je veux, bref, tout ce que le maître de l’ouvrage et l’architecte voulaient conjointement exprimer. Et la façade dit aussi : mais je ne vous montre pas tout. Certaines choses sont à l’intérieur, mais elles ne vous regardent pas. 39
Cette façade constituerait la promesse d’un monde derrière la limite. Mais revenons maintenant un instant aux caractéristiques de la bande dessinée. Si l’on creuse un peu plus cette idée de découpage de la planche, vu précédemment, 37 38 39
[32]ZUMTHOR Peter, Atmosphères, op.cit, p.45 [13]HEIDEGGER Martin, Essais et Conférences, Traduction arançaise, Gallimard, 1958, p.183 [32]ZUMTHOR Peter, op.cit, p.47
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Habiter : Se situer
on s’aperçoit rapidement que l’on peut rapprocher facilement la composition de la planche de BD, avec celle de la façade d’un immeuble d’habitation de 3 ou 4 étages. En efet, sa forme rectangulaire et verticale, ramène à la forme du bâtiment, les strips de BD peuvent rappeler la notion d’étage et les cases celle de pièces. Philippe Morin, architecte, écrit dans le livre « Archi & BD » : La ville dessinée : Les façades d’immeubles d’habitation ressemblent à des grilles plaquées devant des planchers et des murs de refend derrière lesquels sont abrités des appartements. Chacun à leur façon, les architectes et les auteurs de bandes dessinées, avec leurs grilles et leurs matrices construisent des cadres qui servent de support à la narration d’une histoire. 40
L’intérêt, pour l’architecte, comme pour l’auteur de bande dessinée résiderait donc à chercher, ce qu’il se passe derrière cette façade, dans les cases. Le travail de l’écrivain Georges Perec à ce propos est très intéressant. Dans une vidéo41 montrant l’auteur en plein travail sur son roman La vie mode d’emploi, nous pouvons voir comment il procède pour organiser son histoire. Rappelons rapidement que Georges Perec essaie dans ce roman de faire un tableau de l’ensemble des choses et des vies d’un immeuble d’habitation de Paris. Le roman n’est donc qu’une gigantesque description de l’immeuble vu en élévation en enlevant la façade. Georges Perec montre à la caméra sa représentation de l’immeuble sur une grande feuille, les cases représentant chacune des pièces de l’immeuble. On s’aperçoit que cette représentation rappelle clairement les diférentes caractéristiques de la bande dessinée que Thierry Groensteen qualife de spatio-topiques42. En essayant donc de retracer la vie de chacun des habitants de son immeuble, Perec a quasiment dessiné une planche de bande dessinée.
40 41 42
[28] MORIN Philippe dans : THÉVENET Jean-Marc, RAMBERT François, Archi & BD : La ville dessinée, Cité de l'architecture et du patrimoine, 2010, p.208-210 [24]PEREC Georges, Georges Perec "La vie mode d'emploi" | Archive INA, 2016, Video YouTube: https://www.youtube.com/watch?v=_aE5OqO4RgI. [12]GROENSTEEN Thierry, op.cit, - Ces caractéristiques correspondent à tous les éléments auxquelles on pense quand on parle de bande dessinée : la planche, la case, la bulle,… Ils constituent les éléments spatiaux de base de la bande dessinée.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Illustration 13: Caractéristiques Spatiales de la planche de Bande dessinée dans la description de l'immeuble de Geaorges Perec dans "La vie mode d'emploi"
On retrouve cette idée de vie derrière la façade, dans le fonctionnement des maisons de poupées où l’on peut enlever la façade de la maison pour faire vivre les petits personnages dans les pièces. La vie court dans cet espace ! Dans Here, McGuire montre d’ailleurs cette maison de poupées en gros plan dans l’angle inférieur droit d’une double-page (voir Illustration 14). On y voit des petits personnages prendre place dans une des pièces de la maisonnette. Et ce salon reprend les mêmes éléments que la pièce principale dans laquelle se déroule l’album : l’angle du mur, la cheminée, la fenêtre, les canapés,… même le point de vue. Ce procédé permet à McGuire de montrer que la vie se déploie bien dans ces espaces, dans ces cases. Il nous montre peut-être aussi que ces vies peuvent être commandées, dirigées par quelque chose de supérieur. La fllette fait bouger les personnages, mais qui nous fait bouger nous ?
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Habiter : Se situer
Illustration 14: Une maison de poupĂŠes connectĂŠe au retour des dinosaures sur la terre (Here)
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
ll existe un véritable monde dans la case. Comme il existe un monde à travers la façade. La façade constitue un ensemble de case habitable et le lecteur se projette dans la case pour l’habiter comme il habite l’appartement. Je mets ici cette longue citation de Thierry Groensteen car elle me semble particulièrement pertinente et émouvante à cette notion de case habitable : Les vignettes ne renvoient que des éclats du monde supposé dans lequel se déroule l’histoire, mais, ce dernier étant censément continu et homogène, tout se passe comme si le lecteur, une fois entré dans ce monde, ne sortait plus jamais de l’image qui lui en a ouvert l’accès. Le franchissement des cadres devient une opération mécanique et largement inconsciente, masquée par l’investissement (l’absorption) dans le monde virtuel postulé par le récit. La diégèse, c’est cette image virtuelle, fantasmatique, qui comprend toutes les vignettes, les transcende, et que le lecteur peut habiter. Si, selon le terme de Sterckx, je peux nidifer dans une case, c’est parce que, en retour, chaque image en vient à représenter métonymiquement la totalité de ce monde. (…) ...la multiplicité et l’étalement de ses images, l’ubiquité de ses personnages, font que la bande dessinée ouvre véritablement sur un monde consistant, dont je me persuade d’autant plus facilement que je pourrais l’habiter que, même si c’est une activité machinale dont je perds en partie conscience, je ne cesse pas, en lisant, d’y entrer et d’en sortir. 43
Le sens que crée ainsi l’ensemble des cases confère au lecteur la possibilité d’habiter réellement ce monde. Il a la possibilité de « nidifer » la case. Pour revenir à la notion de ressemblance entre la façade et la planche de BD, on peut dire que tout le travail de Chris Ware réside à chercher, à montrer ce qu’il peut se passer de l’autre côté de cette façade. Anne Chassagnol écrit que « la construction de Building Stories fonctionne sur le principe de la ruche : chaque appartement est conçu comme une cellule alvéolaire ».44 De plus, la composition de ses planches ramène directement à celle de la façade et joue avec. Le bâtiment où se déroule la plupart des actions est d’ailleurs un immeuble d’habitation de 3 étages dans la ville de Chicago. Vue très souvent en élévation, la composition de la façade se confond avec celle de la planche. On se demande si ces cases sont des cases ou bien juste des fenêtres de l’immeuble… Cela nous amène alors à la spécifcité de cette fenêtre, qui ofre une interface réelle entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment.
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[11] GROENSTEEN Thierry « Plaisir de la bande dessinée », 9e Art, n° 2, janvier 1997, p. 14-21 [4] CHASSAGNOL Anne, op.cit, 4
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La fenêtre Chris Ware joue, dans la composition de ses planches, avec les similitudes que peuvent présenter la case de bande dessinée et la fenêtre de l’immeuble d’habitation en représentation. Ware utilise la fenêtre pour entrer ou sortir de l’immeuble à sa guise avec notamment une mise en place complexe de jeu de champs/contre-champs. Nous l’avons vu précédemment, tout l’intérêt réside dans la limite. Quand on voit un personnage apparaître dans l’encadrement de la fenêtre d’un appartement, on a qu’une envie en tant que passant, c’est de passer à travers cette fenêtre pour voir ce qu’il s’y passe. Chris Ware nous donne souvent l’occasion de le faire grâce à ces vignettes en contre-champ (voir exemple dans l’Illustration 15). Mais ce que l’on voit alors, c’est le personnage qui lui, regarde dehors et s’intéresse à ce qu’il se passe à l’extérieur. Cette ambiguïté se ressent partout dans Building Stories de sorte qu’il apparaît difcile de savoir réellement où le scène se situe. Le lecteur se doit de faire constamment l’aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur. En ce sens, le travail de Chris Ware se rapproche beaucoup de celui d’Albert Hitchcock dans le flm Rear Window (Fenêtre sur cour). Nous ne parlerons pas ici des correspondances ou des divergences que peuvent présenter ces deux médiums. Il sera plus question de regarder de quelle manière chacun des deux artistes a pu traiter l’interface qu’est la fenêtre, et ainsi pouvoir en tirer des éléments d’analyses des planches de Chris Ware. Tout le flm de Hitchcock se passe dans un appartement d’un immeuble. Le personnage principal est assis devant sa fenêtre et regarde à travers son appareil photo ce qu’il se passe à l’extérieur et dans l’immeuble d’en face. L’histoire est projetée sur l’immeuble d’en face, et les péripéties se déroulent dans les « cases » que sont les fenêtres de l’immeuble. Le personnage principal du flm est alors cantonné au rôle de spectateur qui observe la vie et les péripéties se dérouler dans les cases d’en face. On retrouve ici cette notion de vie par la fenêtre, de monde entier à travers la case. On retrouve également le même jeu de champs/contre-champs entre ce que voit le personnage à travers sa fenêtre et les gros plans sur son visage quand il regarde ce qu’il se passe à l’extérieur. Ainsi, toute la tension réside dans cet aller-retour entre l’extérieur et l’intérieur. Cette tension-là se retrouve, amoindrie certes, mais bien présente dans Building Stories avec les mêmes jeux de champs/contre-champs, de spectateur/acteur. 51
La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Illustration 15: Façade Habitée 1 (Building Stories) Dans cette grande planche on peut voir le personnage à la fenêtre du premier étage en train de regarder dehors. On suit alors une flèche et on le voit en contre-champ. Une histoire peut ensuite être racontée à l’intérieur de la pièce (personnage regardant la télévision)
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Habiter : Se situer
Dans Here, aussi, la fenêtre joue un rôle primordial. L’espace étant exclusivement représenté de l’intérieur, avec le même point du vue, la fenêtre constitue l’unique élément de connexion de la pièce avec l’espace extérieur. Ainsi, les personnages sont attirés par cette fenêtre, ils y passent du temps à regarder ce qui s’y déroule à travers, à le décrire. Christian Norberg-SchulU écrit : une ouverture (…) fait ressentir l’intérieur comme un moment complémentaire de l’extérieur45
La fenêtre de Here est cet élément de liaison avec l’extérieur. C’est, soit dit en passant, cette fenêtre qui est représentée sur la couverture du volume mais cette fois-ci vue de l’extérieur. Elle est montrée en élévation, contrairement à l’ensemble de l’œuvre qui est en perspective à deux points de fuite et on ne voit pas l’intérieur. On voit un aplat noir derrière le rideau qui nous intrigue. C’est dans cet encadrement qu’est écrit le titre Here. Comme pour nous dire que c’est dans cette « case » que se déploie toute l’histoire que nous allons vivre. Ouvrir le livre pour le lecteur consiste à passer de l’autre côté de la fenêtre et à plonger dans le monde intérieur.
Illustration 16: Couverture faisant office de "fenêtre d'entrée" (Here) 45
[19] NORBERG-SCHULZ Christian, op.cit, p.9
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Néanmoins, une fois à l’intérieur, le lecteur ne voit plus l’environnement. La vitre de la fenêtre est représentée toute blanche, sans dessin de l’extérieur. L’extérieur n’est que lumière. Le lecteur a besoin de voir cet extérieur à travers les personnages car lui, ne le voit jamais directement à travers cette fenêtre. La pièce, sans les interactions des personnages avec cette fenêtre et l’extérieur, semble coupée du monde, comme posée dans une autre dimension. C’est, par le procédé d’incrustation que le lecteur peut sentir l’extérieur dans l’intérieur. En efet, cette enchâssement d’une case sur le fond de la pièce permet, en restant spatialement fxe, de créer une faille temporelle à des endroits précis. Ainsi, le lecteur s’aperçoit que l’intérieur aujourd’hui était un extérieur avant. L’intérieur n’est créé que par l’enveloppe du bâtiment : sans architecture, pas d’intérieur, et sans intérieur pas d’extérieur. Ce procédé met en évidence le fait incroyable que c’est l’architecture qui révèle le lieu, qui crée l’enveloppe contenant l’intérieur. Comme le dit Chrstian NorbergSchulU : Le but essentiel de la construction est donc celui de transformer un site en un lieu, ou plutôt de découvrir les sens potentiels qui sont présents dans un milieu donné a priori. 46
Le seuil Nous pouvons désormais nous demander comment sont traités les passages physiques entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. Here ne représentant que l’intérieur d’une pièce sans portes, nous n’avons que très peu d’éléments sur cette notion de passage. En revanche, cheU Chris Ware, la manière dont les personnages traversent cette limite, fait l’objet d’un traitement tout particulier. Le fait de passer d’un espace à un autre n’est en efet pas un acte anodin. Le changement d’espace induit un changement de statut. Dans son livre Ethnologie de la porte47, Pascal Dibie nous parle de « pivotement de la notion de sacré » introduit par le folkloriste français Arnold van Gennep, qui considère le seuil comme sacré. Le seuil pour van Gennep peut être assimilé à « une marge » qui « fotte entre deux mondes ». Ces deux mondes représentent donc ici l’intérieur et l’extérieur du bâtiment.
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[19]NORBERG-SCHULZ Christian, op.cit, p.18 [6]DIBIE Pascal, Ethnologie de la porte, Des passages et des seuils, Editions Métailié, 2012.
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Illustration 17: Rentrer chez soi - Fin du dépliant côté Verso (Building Stories)
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Illustration 18: Partir de chez soi - Début du dépliant côté Recto (Building Stories)
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Ainsi : À toute « entrée » dans un lieu, comme à toute « sortie », un risque est pris aussi bien physiquement que magiquement de passer les limites : on échappe à une protection recherchée pour rentrer dans une zone dangereuse, interlope qui nous fait changer de statut. Passer d’un état à un autre, changer de saison, se préparer à « entrer » ou à « sortir », (…) ne sont pas des actes banals et demandent chez les humains des précautions et une vigilance particulière. 48
On ressent notamment cette notion de passage d’un monde à un autre dans un petit volume de Building Stories, un dépliant d’une diUaine de vignettes disposées sur un seul strip mais sur chacun des côté du papier (voir Illustration 17 et 17). Ainsi Chris Ware use encore une fois du procédé cinématographique du champ/contrechamps pour faire ressentir au lecteur le difcile passage d’un état à un autre. Il y a deux façons diférentes de lire ce dépliant. En partant du recto ou du verso (on ne sait d’ailleurs pas où est le recto ni le verso). L’histoire suit la protagoniste principale durant une balade dans la ville, une journée d’hiver. Mais ce sont les trois premières cases du recto, et les trois dernières du verso qui nous intéressent ici. Ces vignettes représentent le même espace mais vu selon les cases en champ/contre-champ. On voit ainsi, en alternance, la protagoniste de l’extérieur du bâtiment, dans le seuil d’entrée, puis de l’intérieur par la fenêtre. Mais Chris Ware pousse ce phénomène jusqu’à faire participer le lecteur dans ce passage. En efet, dès que le point du vue est de l’extérieur, d’un côté du dépliant, il est de l’intérieur de l’autre côté . Tout le dépliant fonctionne sur ce principe : à chaque case recto correspond une case verso vue en contre-champ. Le lecteur est alors en constante hésitation, perturbé, entre un côté et l’autre.
Tous ces diférents choix de traitement des éléments constituants l’enveloppe du bâtiment démontrent encore une fois la volonté des autres de faire interagir l’intérieur du bâtiment avec son extérieur. Car en efet comme nous avons pu le dire, sans extérieur, il n’y a pas d’intérieur. 48
[6] DIBIE Pascal, Ethnologie de la porte, op.cit, p.234
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II.1.3 Focalisation sur l’intérieur Intéressons-nous désormais à cet intérieur où se déroulent tant d’histoires. L’intérieur est un monde à part entière dans lequel l’homme se replie. C’est, comme le dit Christian Norberg-SchulU « un univers comprenant des choses, où se déroule la vie de plusieurs personnes. »49 Nous pouvons en efet, ressentir cela dans l’oeuvre de McGuire. Dans Here, l’intérieur se replie sur lui-même. Notamment par la non visibilité de l’extérieur que nous avons vu dans la partie précédente, qui coupe la pièce de tout contact visuel extérieur, du moins pour le lecteur et pour le temps de la case dans laquelle la fenêtre est représentée. Mais nous pouvons également ressentir cette volonté de repli intérieur dans le mobilier, dans l’agencement de la pièce. Nous parlerons ici de trois éléments particuliers qui ont attiré notre attention : la cheminée, le miroir et le canapé. La cheminée est l’un des éléments stables de la pièce. Symbole de confort intérieur et de chaleur, sa fonction première est de focaliser, autant par son émission de lumière que de chaleur, les habitants vers son foyer. Mais étonnement, dans Here, nous ne la voyons qu’à deux occasions allumée, en 1955 et en 1960, et il n’y a personne autour : elle chaufe un environnement vide. Cette cheminée ne répond pas à sa fonction première de chaufer mais elle est traitée comme élément de stabilité qui permet aux habitants de se recentrer. Lors de la construction ( sur l’Illustration 2 déjà analysée plus haut), nous pouvons voir que le bâtiment est construit en ossature bois sauf la cheminée qui est en brique. Elle constitue l’élément stable sur lequel tout le bâtiment et ainsi la vie des habitants, se construit. Par ailleurs, si l’on revient à l’Illustration 14 (la double-page « maison de poupées ») on peut voir la fllette se désintéresser de sa maison de poupée, donc de la vie des habitants pour entrer dans cette cheminée, peut-être pour revenir à la source, entrer dans l’élément de stabilité pour comprendre ce besoin humain de fxité ? Le canapé, lui, à l’inverse, est grandement utilisé par les habitants au point de dépasser sa fonction première. Il est utilisé pour s’asseoir et discuter, pour dormir, pour jouer, pour lire ou pour faire des rencontres.
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[19] NORBERG-SCHULZ Christian, op.cit, p.9
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Il représente l’ensemble des diférentes activités liées à l’habiter. Si l’on regarde d’ailleurs la première page de Here (Illustration 19), ci-dessous, on peut voir la pièce « vide » seulement composée de ce qui fait son essence : l’enveloppe, composée du plancher, des deux murs et du plafond ; la fenêtre ; la cheminée et le canapé, seul mobilier de la pièce. Ces quatre éléments représentent l’essence même de ce qu’est l’habiter : l’enveloppe comme protection de l’extérieur, la fenêtre comme interaction avec cet extérieur, la cheminée comme élément de stabilité et enfn le canapé, symbole de vie car représentatif des diférentes activités de l’habiter.
Illustration 19: Introduction aux fonction de l'habiter (Here)
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Nous devons fnalement nous attarder sur un dernier élément qui nous fait ressentir cette volonté de repli dans un endroit fermé : le miroir qui est placé remarquons-le, au dessus de la cheminée. On y voit le refet de l’angle de mur opposé de la pièce. Il permet dans un premier temps de sortir du cadre imposé en voyant au-delà. Il est une porte vers l’extérieur. Cependant, on se rend compte que cet angle de mur ne correspond pas à la perspective de la pièce. Il est impossible de trouver cet angle à cette position en suivant les règles de perspective. Donc, paradoxalement, cette porte nous paraît fausse. De plus, ce miroir, qui change de taille et d’encadrement au fl des ans, vient en opposition dans l’espace spatial de la double-page, avec la fenêtre du côté gauche de la pièce. La fenêtre dans un premier temps ne permet pas de voir l’extérieur et le miroir ramène l’intérieur au centre. ...le miroir fnit l’espace, il suppose le mur, il renvoie vers le centre : plus y a de glaces, plus glorieuse est l’intimité de la pièce, mais aussi plus circonscrite sur elle-même. 50
A travers cette citation de Jean Baudrillard, dans son livre Le système des objets, on peut considérer le miroir comme représentation de l’intérieur, son symbole. Revenons maintenant quelques instants à l’Illustration 7. La case de 2111 représente le moment où le bâtiment est détruit par une montée des eaux. Dans cette scène, la violation de l’intérieur de la pièce par un élément extérieur, soit dit en passant naturel, l’eau, est mis en relation avec le moment où le miroir se brise, en 1949. Ce n’est pas seulement le miroir qui se brise mais bel et bien l’intérieur qui disparaît. Il existe donc une tension entre cette volonté de montrer un espace replié sur lui-même et cette connexion qu’il doit avoir avec l’extérieur. Dans Building Stories justement, cette tension est très présente notamment à travers la projection bi-dimensionnelle de l’intérieur, qui montre les difcultés des personnages à s’approprier l’intérieur. Cette idée de cocon intérieur se ressent beaucoup moins bien dans l’œuvre de Chris Ware. Ainsi les deux auteurs, à travers des procédés et des outils de communication diférents, font tous deux le choix de placer l’interaction entre l’intérieur de l’espace et son extérieur au cœur du processus de représentation. Le bâtiment se présente donc comme l’élément qui permet de se situer face à cet extérieur, qui permet de créer l’intérieur. 50
[2] BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Gallimard, 1968.p.32
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II.2 Architecture support de mémoire L’homme a donc un besoin de se situer spatialement dans l’environnement matériel immense qu’est le monde. Mais il a également un désir exacerbé de comprendre où il se trouve dans le temps, dans le continuum infni de la mémoire et du passage du temps. Et cette situation passe avant tout par une organisation des pensées et de la mémoire. La mémoire, les souvenirs, constituent le socle sur lequel l’homme se construit. Un individu est ce qu’il est, grâce à ces diférentes expériences passées et à sa capacité à se souvenir. Cette mémoire est donc précieuse. Nous savons que nous ne possédons pas une mémoire totale, parfaite, mais bien une mémoire subjective et parcellaire. Nous ne nous rappelons pas de toute notre vie dans les moindres détails. Comme nous allons le voir, l’architecture peut servir de réceptacle à cette mémoire. Nous pourrons observer alors en quoi les personnages projettent leurs pensées, leur mémoire dans une architecture qui possède la capacité d’emmagasiner cette mémoire.
II.2.1 Mémoire totalisante de l’architecture Dans Building Stories, la personnifcation du bâtiment est appuyée au point de créer une ressemblance réelle à une personne humaine. Il possède donc une mémoire, une faculté de remémoration qui lui est propre. Mais n’étant pas complètement humain, le bâtiment n’a pas la même mémoire que nous. Il se rappelle de tout, à l’inverse de la mémoire humaine à la fois sélective et subjective ! En efet, on peut voir dans cette planche que le bâtiment arrive à se remémorer l’ensemble des évènements qui se sont déroulés dans son enceinte, et cela de manière très précise. Le bâtiment est partout, il sait tout se qu’il s’est passé dans ses murs. On ressent ce caractère omniscient du bâtiment également dans les plans d’intérieur. Nous l’avons déjà vu plus tôt, Chris Ware choisit une représentation bidimensionnelle de l’espace intérieur vu en plongée, comme si le bâtiment regardait les habitants d’audessus :
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Illustration 20: Enumération infaillible de souvenirs
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Pour les scènes d’intérieur, Ware opte pour un écrasement de la perspective, en plongée cette fois. Les personnages contraints dans un espace alvéolaire sont pris au piège du système de surveillance de l’immeuble omniscient.. 51
Le bâtiment a donc ici une capacité de mémorisation qui dépasse celle de l’être humain. Cette faculté est également présente dans Here. Ici aussi il n’y a pas de faille, pas de subjectivité de remémoration. Mais ce n’est plus tant le bâtiment qui se rappelle mais c’est l’espace du lieu. Le lieu possède une mémoire sans faille et à une échelle de temps considérable, étant donné la date la plus ancienne (-3 500 000 000 d’années av.JC) et la date la plus tardive (22 175). Le système de datation que met en place McGuire en haut à gauche de chaque case, démontre bien cette capacité de mémoire totale. Le lieu ne se trompe jamais, il montre bien les évènements objectifs qui se sont déroulés à cette date-là. Thierry Groensteen écrit à propos de cette capacité de remémoration : Le caractère souvent fou, incertain, approximatif, brumeux de la remémoration (qui est notre manière d’appréhender le temps vécu) est ici contredit avec une précision qui peut sembler obsessionnelle et maniaque.52
Cette mémoire complète dépasse donc encore une fois la capacité humaine de mémorisation restreinte. L’architecture et le lieu semblent ici dépasser la temps de l’homme. L’échelle de temps est complètement diférente de celle de la vie humaine. Il y a dans les deux œuvres une notion d’intemporalité, d’éternité du lieu. Cette notion peut-être symbolisée cheU les deux auteurs par la fgure du chat. En efet, on peut remarquer que le chat joue un rôle particulier, non pas pour la narration à proprement parler, mais il semble plutôt jouer le rôle de messager. CheU Ware, le chat est partout dans l’espace d’habitation. Malgré les changements d’adresse de la protagoniste (de cheU ses parents à l’appartement de son petit-ami jusqu’à sa maison avec son nouveau mari et sa flle en passant évidemment par l’appartement de l’immeuble principal), le chat est toujours présent, comme s’il symbolisait l’esprit du lieu. Dans Here, se montre moins, mais il n’est pas moins important. En efet, c’est à travers ce symbole que McGuire commence l’ouvrage. Dans une séquence de trois 51 52
[4] CHASSAGNOL Anne, op.cit p.8 [10] GROENSTEEN Thierry, Richard McGuire : Ici, http://www.editionsdelan2.com/groensteen/spip.php? article60, 2016.
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double-pages consécutives au tout début du volume, on peut voir une vignette contenant un chat apparaître au milieu de la pièce à vivre, se déplacer vers la droite de la page, pour fnalement disparaître dans l’extrémité droite du volume. Celui-ci s’échappe de l’espace dans lequel nous sommes contraints en tant que lecteur. Selon Scott McCloud, une case renferme à la fois l’espace et le temps. Lorsque celle-ci dépasse du cadre de la page : Le temps n’est plus prisonnier de sa case, il y a hémorragie temporelle. Le temps s’échappe dans un espace éternel et sans âge53
Le chat s’échappe alors de l’espace temps de la page pour passer dans un « espace éternel et sans âge ». Il peut constituer le symbole, la représentation d’un esprit du lieu qui transgresse la dimension physique et temporelle de l’être humain.
II.2.2 Mémoire des personnages à travers le bâtiment Cette capacité de mémoire totale du lieu serait utilisée par l’être humain afn d’y projeter sa propre mémoire. Les personnages considèrent l’architecture comme le réceptacle de leur souvenir. Les habitants utilisent la capacité particulière du lieu à emmagasiner la mémoire, à garder les traces. Ils projettent leur mémoire dans le bâtiment. Nous pouvons tout d’abord observer cela à travers la notion de « palais de mémoire »54 abordée dans le mémoire de Maxime Galland sur le travail de Chris Ware. Cette notion considère qu’un lieu, est capable de garder en lui les diférents souvenirs que l’on y projette. Le processus de remémoration d’un souvenir fonctionne grâce à des souvenirs clés. Si l’on accède à ce souvenir, il libère l’entièreté des sensations, des évènements, des détails, contenus dans ce souvenir, à l’image de la madeleine de Proust55 qui fait revivre au personnage la totalité émotionnelle et sensitive d’une scène de son enfance. La madeleine ici est la clé. Mais l’architecture peut devenir une clé exceptionnellement efcace. Elle possède une capacité remarquable a créer des signes dans notre esprit et donc à incarner la clé d’accès à des souvenirs plus précis. C’est par exemple à la vision d’un lieu précis, que l’on se remémore des 53 54 55
[15] McCLOUD Scott, L’art invisible, op.cit. [7] GALLAND Maxime, Chris Ware, Architecte de la Mémoire: La projection spatiale de la mémoire en bande dessinée, Mémoire sous la direction de Bertrand Gervais, Université du Québec à Montréal, 2012 Phénomène devenu connu, apparu dans le roman de Marcel Proust Du côté du chez Swann
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évènements particuliers s’étant déroulés ou non dans ce lieu. Maxime Galland écrit : Cette dernière(l’architecture) fournit à l'imaginaire non seulement des structures, mais également des images et des fgures. Tel bâtiment, telle maison peuvent à la fois être le lieu du souvenir - le palais de mémoire - et son objet.(…) En projetant des images dans un lieu déjà connu, les chances d’une mémorisation efcace et cohérente sont optimisées. 56
Dans Building Stories, nous pouvons voir la mise en forme de ce processus à travers certains choix de mise en page de Chris Ware, notamment une mise en page particulière qui se répète plusieurs fois où l’on peut voir une image en position centrale de la double-page puis le souvenir de la protagoniste alors raconté tout autour. Cette image centrale, qui représente souvent les personnages dans un lieu particulier ; une maison, un restaurant, etc, est en fait la clé, le souvenir particulier, qui permet à la protagoniste d’accéder à tous les autres évènements du souvenir. Sans lui, sans cette image, sans cette clé, il n’y a pas de souvenir. Et celle-ci est donc comme nous l’avons vu, un lieu particulier. L’architecture est la clé d’accès à l’ensemble des souvenirs personnels. Le lieu semble être un réceptacle adéquat pour y garder sa mémoire.
Illustration 21: (de l'autre côté de la page) Le souvenir mis en page (Building Stories)
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[7] GALLAND Maxime, op.cit. p.13
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De plus, nous avons vu un peu plus tôt que Ware utilise la technique dite du Bluprint pour représenter certains éléments d’architecture. On s’aperçoit alors qu’il l’utilise également afn de représenter les pensées, la mémoire des personnages (images ci-dessous). En efet, dès qu’un personnage se remémore un fait précis ou que l’auteur veut montrer un phénomène passé, réel ou fantasmé, Chris Ware utilise un ancrage bleu et cela, de manière systématique. Fabrice Leroy, écrit dans son article sur Chris Ware intitulé Une tragédie de détails: l'architecture de l'infraordinaire : ce code de couleurs apparaît comme l’équivalent d’un mode grammatical (subjonctif ou conditionnel) associé à l’exposition d’un processus de conscience, par opposition à une réalité ontologique57
Ainsi, Chris Ware élabore ici un élément de langage qui permet au lecteur de décrypter la bande dessinée. Dès que la vignette est en bleu, il s’agit d’un évènement se déroulant dans les pensées d’un personnage.
Donc, même les pensées les plus profondes des personnages, leur mémoire passent par un procédé technique de représentation propre à l’architecture. Ces réfexions personnelles se retrouvent structurées dans la dimension industrielle du bâtiment. Mais le bâtiment d’architecture ne constitue pas essentiellement l’élément par lequel la mémoire humaine se réfère mais il accompagne l’être humain dans son développement à travers ses diférentes expériences. En plus d’y projeter ses souvenirs, l’habitant garde en mémoire la totalité de l’expérience qu’il a pu avoir dans sa première maison. Celle-ci constitue la base sur laquelle se développe la vie 57
[14] LEROY Fabrice, « Une tragédie de détails: l'architecture de l'inara-ordinaire dans Building Stories de Chris Ware », La mécanique du détail : Approches transversales. Lyon : ENS Éditions, 2017, p.227-244
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future de l’habitant. Ce qu’il se passe dans l’enfance conditionne efectivement la vie future de l’être humain. Christian Norberg-SchulU écrit : « les objets avec lesquels l’homme s’identife ont une qualité concrète, et les relations que l’homme entretient avec ces objets se développent généralement durant l’enfance. »58 Les expériences vécues au sein d’un lieu particulier constituent le fondement du développement de l’être humain. Donc tous ce qu’il apprend de l’interaction qu’il peut avoir avec son environnement durant cette période reste gravé en lui, puis retranscrit plus tard. Son expérience de l’habiter pendant l’enfance conditionne alors sa manière de vivre future. La maison où nous sommes nés a gravé en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter59
Cette citation de Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, nous montre bien le rôle fondateur de la maison d’enfance dans la construction du futur habitant. Nous pouvons observer cette attention apportée à la maison d’enfance dans Building Stories avec les allers-retours que fait le récit entre l’immeuble d’habitation dans lequel vit la protagoniste à un moment précis, et la maison dans laquelle elle a habité avec ses parents étant petite. On peut ainsi observer certains détails dans la manière de vivre de sa mère dans la maison que reproduit la jeune femme une fois indépendante dans son espace d’habitation personnel, comme la façon de faire la vaisselle ou de ranger la cuisine. Un dialogue s’installe entre ces deux espaces. Comme si un lien invisible les unissaient : certainement celui des diférentes fonctions de l’habiter portées par la protagoniste. Jacques Samson écrit dans Chris Ware La Bande Dessinées Réinventée : Dans ces histoires d’une lenteur rappelant la visite de lieux inconnus, lorsqu’on recherche un nouvel endroit de résidence, l’intimité secrète des personnages fait corps avec les espaces où elles vivent ou ont vécu, promus statut de « conservatoires » de leurs émotions.60
On peut également ressentir ce phénomène dans Here. En efet, la pièce dans laquelle se déroule l’histoire n’est autre que le salon de la maison d’enfance de McGuire. Il décide de représenter cette maison comme si elle était porteuse de vérités quant aux manières d’Habiter. En tout cas, elle détient ses vérités à lui. Pour 58 59 60
[19]NORBERG-SCHULZ Christian, op.cit, p.21 [1]BACHELARD Gaston, La poétique de l'espace, Presses Universitaires de France, 1961. p.42 [27] SAMSON Jacques, op.cit
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McGuire cet espace représente à lui seul la totalité des « diverses fonctions de l’habiter ». Les habitants ne se contentent donc pas de vivre dans ces espaces d’habitation mais ils choisissent ces lieux pour être porteur de nombreux fondements propre à l’homme. En efet, l’architecture incarne l’élément de stabilité sur lequel notre conscience peut se projeter et par lequel nous pouvons nous développer dans notre vie personnelle.
II.3 Habiter : le dépassement du quotidien Nous avons pu analyser dans les deux parties précédentes que, d’une part le bâtiment d’habitation a besoin de s’insérer dans un contexte précis, et d’autre part que la vie et le développement des habitants sont assurément liés à cette architecture. Le sujet principal de ces deux œuvres réside indiscutablement sur cette notion de situation, de repère, et donc parfois de sentiment d’incompréhension et de perte. L’architecture agit comme support au développement d’un mode de vie familier dans un contexte en perte de repères. Nous pourrons alors observer dans un premier temps comment les auteurs accentuent cette perte de repères de l’habitant et du lecteur au sein de leurs bandes dessinées respectives. Nous verrons donc que face à ces bouleversements incessants, la mise en place du quotidien, de la répétition est essentielle au cœur de l’espace d’habitation. Cela nous mènera fnalement à découvrir qu’il faut dépasser ce familier, cette routine afn d’accéder à la véritable expérience de l’Habiter.
II.3.1 Perte de repère du lecteur/habitant Les deux auteurs prennent tout d’abord soin de complètement bousculer les habitudes de lecture traditionnelles. Pour chacune des deux œuvres, le lecteur doit faire un efort considérable pour entrer dans l’œuvre, pour se l’approprier. La lecture n’est pas simple, elle se veut complexe. Dans Building Stories par exemple, le lecteur est mis en position de recherche permanente. Comme il n’existe pas d’ordre de lecture prédéfni, il est dans 70
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l’obligation d’avancer à l’aveugle d’un volume à l’autre, sans vraiment savoir où il va et ce qu’il va trouver. Le lecteur ne peut jamais savoir s’il a bien lu l’œuvre ou non. Fabrice Leroy, dans l’article Une tragédie de détails: l'architecture de l'infraordinaire dans Building Stories de Chris Ware, écrit : Un déséquilibre cognitif afecte
(…)
d’emblée le lecteur, appelé à reconstruire un ou
plusieurs récits à partir des maillons de diverses chaînes narratives étalées dans l’espace, dont il doit interpréter les rapports d’ordination. Si la lecture en BD implique en général une « réticence » du lecteur face aux béances d’un récit elliptique, « troué d’intervalles », Ware pousse le jeu de reconstruction du puzzle jusqu’à son point-limite.61
Le lecteur est ici placé en position de chercheur. Il se doit donc avant la lecture de se préparer à cette exploration. La difculté de lecture se ressent également dans la retranscription des textes. Ware utilise dans Building Stories une écriture très petite qui incite le lecteur à se rapprocher physiquement de la page pour la lire. Il faut rentrer petit à petit dans l’oeuvre, autant physiquement qu’émotionnellement. Building Stories exige une adaptation visuelle de la part du lecteur invité à approcher le texte au plus près de la rétine pour percevoir la typographie microscopique, l’infme abeille au bas de l’immeuble, le grain de poussière sur la moquette, l’obligeant parfois à s’équiper d’un instrument d’optique pour faciliter la lecture, une loupe, ou un miroir qui révèle la partie du texte à l’envers. La miniaturisation est pour Ware une stratégie de captation du lecteur62
Cette citation de Anna Chassagnol évoque la difculté de lecture de Building Stories. En tant que lecteur, après avoir passé l’étape difcile de rentrer dans l’univers de l’œuvre, on est complètement intégrer dans celle-ci. Le lecteur est placé en position de chercheur. Il ne sait jamais exactement s’il lit correctement et il doit constamment chercher des indices pour comprendre l’histoire. Chaque lecture devient unique. Il doit faire sa propre histoire. Dans Here, cette perte de repère se fait sentir dès les premières pages à travers les diférents allers-retours temporels que nous propose de vivre McGuire. Ce procédé est complètement nouveau pour le lecteur, car il ne respecte pas le principe de « conséquentialité » propre à toute narration. Une conséquence vient après une cause. Ici, tout est en désordre. Le lecteur est perdu dans ce magma temporel. Et pour ne rien arranger, l’échelle temporelle traitée dans Here est immense. Balayant 61 62
[14]LEROY Fabrice, op.cit, p.8, §.10 [4]CHASSAGNOL Anne, op.cit. p.4
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
plus de 3 milliards d’années, elle dépasse largement celle de la vie humaine, et est donc quasiment impalpable, incompréhensible pour le lecteur. De plus, les particularités « spatio-topiques » de cette bande dessinée semblent elles aussi rendre la lecture complexe. En bande dessinée, l’espace inter-iconique aussi appelé « gouttière » par Scott McCloud, est l’espace de la page situé entre les cases. C’est un espace où le lecteur peut se projeter afn de reconstituer les diférents évènements créés par l’ensemble des cases d’une séquence. Cet espace, généralement blanc, permet au lecteur de faire une pause entre les images, et de faire le lien entre elles. On peut dire que cet espace appartient au lecteur. Dans Here, l’espace inter-iconique est quasiment inexistant. Il est représenté par un fn liseré gris qui délimite la case incrustée de l’arrière-plan mais pas plus. Il n’y a même pas d’espace entre l’arrière-plan et le bord de la page. Ainsi le lecteur est pris dans le fot d’images et n’a pas d’autre choix que de suivre le passage du temps qui s’écoule devant ses yeux. Ainsi les personnages et le lecteur sont plongés en même temps dans ce tourbillon de complexité que proposent les auteurs. Ce tumulte d’évènements représente notre environnement dans lequel nous sommes plongés dès l’enfance et dans lequel nous essayons de nous situer. Le livre et ses règles sont le monde. Il s’agira désormais de trouver un ancrage auquel s’accrocher afn d’afronter ce monde.
II.3.2 Se situer face au monde C’est alors l’architecture qui permet à l’homme de s’installer quelque part et d’y vivre. L’homme y développe un mode de vie répétitif, rythmé par les minutes, les heures, les journées, les saisons,… il fait de l’espace habitable un environnement familier dans lequel il se retrouve et se positionne face au monde. Chris Ware aime à montrer cette répétition. A travers une mise en page précise et récurrente, il montre le quotidien de la jeune protagoniste (Illustration 22 et 21)
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Habiter : Se situer
Illustration 22: L'effacement du quotidien - 1 (Building Stories)
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Illustration 23: Effacement du quotidien - 2 (Building Stories)
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Habiter : Se situer
Dans ces planches, Chris Ware utilise une mise en page dite « conventionnelle »63 qui utilise le principe du « gaufrier » abordé précédemment. Ici la planche est découpée en 4 cases horiUontales, et en 5 cases verticales. Ces planches sont disséminées tout au long d’un des volumes mais ne sont pas consécutives. Elles racontent les activités quotidiennes de la jeune femme sur une journée entière, du lever au coucher. La mise en page est muette et, mis à part son côté émotionnel, elle ne sert pas de manière directe le récit. Elle montre juste une routine. Mais elle la montre magnifquement bien ! La mise en page conventionnelle est régulière par sa répétition de case de même dimension. Ainsi c’est une mise en page « où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente. »64 A l’image de cette mise en page qui s’eface par habitude, Chris Ware évoque un quotidien que l’on ne voit plus. La répétition des même gestes dans le même habitacle à la même heure, nous fait oublier cette routine. En lisant attentivement ces planches, on s’aperçoit que la protagoniste change parfois soudainement de vêtements, ou que le météo se transforme soudainement. Ware utilise ce procédé pour faire ressentir au lecteur l’idée de routine, de répétition de cette journée pendant des journées, des mois, etc. sans cohérence temporelle : c’est la même routine qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, que l’on soit en hiver ou en été. Le phénomène de répétition dans notre espace de vie se présente diféremment dans Here. On peut, par exemple le voir apparaître dans une suite de cinq vignettes qui présente la même photo de famille sur des années (Illustration 24). Ainsi les personnages changent, grandissent, le temps passe mais la photo ne change pas. Elle a le même emplacement spatial sur la page. Cette photo de famille rassure, nous positionne, nous rappelle où nous sommes.
63 64
Abordé en II.1.1 [22] PEETERS Benoît, Case Planche Récit: Lire la Bande Dessinée, op.cit
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Illustration 24: Photo de Famille récurrente et Roulade figée (Here) Analyse plus précise en Annexe 2
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Habiter : Se situer
Illustration 25: Actions intimes au coeur de l'Êvènement
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
On retrouve quelques « évènements » annuels comme un anniversaire (voir Illustration 25), une fête, ou Noël, qui marquent notre quotidien, nos manières de vivre, mais qui, ici ne sont pas traités diféremment que d’autres moments. Il n’y a pas plus d’informations temporelles pour l’anniversaire que pour Noël. Ces deux évènements se retrouvent juxtaposés dans l’album, fait paradoxal à l’échelle de la vie quotidienne car justement, dans nos vies, tous les évènements ne surviennent pas en même temps. C’est le principe même de l’évènement : il marque le quotidien, comme un repère. On passe ainsi d’évènement en évènement en attendant le suivant indéfniment. Ici ces évènements s’enchaînent rapidement, l’attente n’existe plus. On vit trois Noël consécutifs pour fnalement assister à un anniversaire. Le lecteur se rend compte qu’un évènement sans l’attente préalable « quotidienne » n’ont plus aucun intérêt. On pourrait alors considérer que ces évènements constituent un deuxième niveau de quotidienneté, non plus à l’échelle de la journée, mais à celle de l’année. Ainsi, le lecteur ayant fait l’efort d’entrer dans la lecture, il fait partie intégrante de l’ œuvre et s’identife aux habitants. Dans cet environnement instable que nous proposent les deux auteurs, le seul point repère stable qui se présente au lecteur devient le lieu. Il se raccroche à l’architecture de la même manière que les personnages. L’architecture et la possibilité que celle-ci ofre à ses habitants de développer un mode de vie quotidien devient le support sur lequel ses habitants se reposent et se repèrent par rapport au monde. Pour Heidegger, il existe une angoisse naturelle à être dans le monde : on est naturellement perdu dans l’immensité, l’infnie dans lequel nous sommes plongés quand nous venons au monde. La familiarité développée par l’environnement quotidien de l’espace d’habitation permet de rompre avec cette angoisse. Ainsi, nous sommes moins angoissés dans un environnement connu, familier. C’est le rôle de l’espace d’habitation. Here permet de vivre cette expérience. Perdu dans ces allers-retours incessants, le lecteur comme l’habitant n’a plus qu’un seul élément auquel se raccrocher : le lieu. Il se situe grâce à la stabilité spatiale qu’ofre l’architecture. Thierry Groensteen écrit à propos de Here :« A l’extrême mobilité sur l’échelle du temps s’oppose donc l’absolue fxité du point du vue. »65Le lecteur ne sait pas en tournant la page à quel 65
[10] GROENSTEEN Thierry, Richard McGuire : Ici, op.cit.
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moment il va être téléporté. Et cette inconnue est terrifante. En revanche, il sait qu’il va retrouver le même endroit, le même lieu, tout au long des pages. Le temps s’écoule, mais le lieu reste. Il y a deux lectures analytiques possibles de Here : la première consiste à décortiquer chacune des cases et à les ranger dans l’ordre chronologique alors que le deuxième fonctionne plus sur la notion de tressage, introduite par Thierry Groensteen, et de relation entre chacune des images. Nous parlerons d’abord ici de la première lecture. Ce travail de décorticage que tente de faire le lecteur dès le début de l’ouvrage paraît rapidement impossible pour les capacités humaines de mémorisation. Il faut donc faire appel à d’autres outils afn d’ « organiser » l’ensemble des cases. Nous avons pu efectuer ce travail à l’aide d’une frise chronologique (Annexe 3). A travers l’organisation des diférents évènements, on peut observer la volonté de McGuire de nous montrer, et presque critiquer, notre rapport quotidien à l’ensemble et à l’infni. En efet, le récit dans la grande majorité des cases, se déroule dans le XXème et début du XXIème siècle. Et ce qu’il se passe dans ces cases constitue des moments quotidiens, des évènements sans grande importance, quasiinsignifants. Les évènements lointains, eux, sont moins fréquents mais plus marquants. On peut alors ressentir une certaine critique de l’auteur quant à notre ignorance face au monde, autant spatiale que temporelle, de cet univers. Si nous analysons cette séquence (Illustration 26), où la femme de ménage se parle à elle-même, on peut se rendre compte de l’insignifance de ce geste répété indéfniment face à l’immensité du monde. Thierry Groensteen, écrit dans un article sur ce geste quotidien déjà présent dans la première version de Here : Cette chronique de la vie quotidienne, telle qu’elle est vécue dans ce lieu littéralement désigné comme un « petit coin » de l’Amérique profonde, dresse le constat d’un mode d’existence qu’on pourrait presque qualifer de végétatif, tant il concentre les symptomes d’une condition aliénée.66
Groensteen va même plus loin en déclarant que, dans cette album, « tous les moments de semblables vies(...) sont pareillement frappés d’insignifance. » En ce sens, on peut rapprocher, dans un premier temps la vision de la quotidienneté que nous donne à voir McGuire, de celle de Henri Lefebvre. Ce philosophe français du 66
[9] GROENSTEEN Thierry, « Les lieux superposés de Richard McGuire », Urgences 303, 1991. p.99
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XXème siècle considère la vie quotidienne comme « l’emplacement où l’aliénation sociale se refète »67. Ainsi la quotidienneté empêcherait l’homme d’accéder à la fnalité de son être. Nous verrons alors qu’il faut dépasser ce quotidien afn de pouvoir réellement habiter le lieu. En ce sens, la quotidienneté cheU McGuire ne fait pas essentiellement l’objet de critique mais peut aussi être créative, à l’inverse de Lefebvre.
67
Lu dans [3] CARRETERO PASIN Enrique, La quotidienneté comme objet: Henri Lefebvre et Michel Maffesoli,Sociétés, 2002/4 no 78, p. 5-16. DOI : 10.3917/soc.078.0005
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Habiter : Se situer
Illustration 26: La description d'une époque à travers une critique du quotidien (Here)
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II.3.3 Habiter : entre répétition et changement Habiter n’est donc pas fait que de répétition. Le connu seul, le familier ne permet pas l’entière expérience de l’habiter. Ainsi Habiter c’est aussi, pour Heidegger, ne pas être cheU soi : Habiter ne peut que vouloir dire être capable de maintenir la distance au sein de la proximité et de faire place à l’étrangeté dans son propre lieu natal 68
L’habitant doit se laisser la possibilité d’entrevoir l’inconnu, le non-familier à travers le familier. Sans cela, il ne peut pas accéder à ce que Robert Misrahi, philosophe français, appelle « une expérience de l’être ». Celle-ci passe donc par le fait de laisser place au changement dans la répétition. Dans cette opération, le lieu fait l’objet d’une « transmutation poétique », c’est-à-dire qu’il devient à la fois « le miroir et l’objectivation du plaisir substantiel de vivre et le milieu où se déploie la façon la plus heureuse l’activité du sujet. »69 D’après Misrahi pour accéder au bien-être existentiel, le sujet doit pouvoir réaliser l’unité entre, à la fois le temps et l’intemporel, et le mouvement et le repos. Dans cette opération de « transmutation poétique », le sujet perçoit ou aperçoit alors le tout à travers le fltre du quotidien, du connu. Ware met un point d’honneur à montrer cet inconnu à travers le connu. En efet, dans la mise en page « conventionnelle » de ses planches, analysées précédemment (Illustration 22 et 22), Ware prend la liberté de découper certaines cases en deux ou en quatre. Il brise le rythme quotidien. Car la routine est aussi faite d’imperceptibles changements dans le quotidien, ce n’est jamais exactement la même journée que la protagoniste rejoue jour après jour : La construction des planches, syncopées, associant une série de deux cases, puis quatre cases, n’est pas sans rappeler la structure du ragtime, genre musical cher à l’auteur luimême pianiste, qui émerge entre 1897 et 1918, précisément au moment où l’immeuble de Building Stories est édifé70
68 69 70
[5]DASTUR Françoise, Heidegger Espace, Lieu, Habitation.Revue du MAUSS 2002/1 (no 19), p. 377388.DOI 10.3917/rdm.019.0377, 2008, p.157 [17] MISRAHI Robert, Le "lieu" comme demeure, Revue du MAUSS 2002/1 (no 19), p. 377-388. DOI 10.3917/rdm.019.0377, 2002. p.385 [4] CHASSAGNOL Anne, op.cit, p.5
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En ce sens donc, Chris Ware va puiser son inspiration dans la musique et notamment dans le Ragtime. Il considère par ailleurs l’architecture comme un art éminemment musical. Dans l’un de ses carnets de recherche il écrit : « Architecture is froUen music ». On peut également ressentir cette infuence musicale cheU McGuire. L’auteur, au cours de ses nombreuses expériences, a notamment fait partie du groupe de musique rock Liquid Liquid qui a pu inspirer toute une génération des années 80 à New York. Chris Ware décrit la BD dans une interview avec Benoît Peeters : La BD est un art de la composition pure, soigneusement construite comme la musique, mais structurée par une architecture, par le découpage de chaque page, qui vient animer et interpréter le lecteur, telle une partition en couleurs qui attend d’être lu. 71
Mais revenons maintenant plus précisément à notre propos. Dans Buiding Stories, si nous revenons à l’analyse des deux planches consécutives où l’on voit l’immeuble en élévation (Illustration 11 et 11), on peut ressentir que malgré les années qui séparent les deux images, certains éléments semblent ne pas avoir bougés : le bâtiment est au même emplacement. Et les cases représentant des faits « réels » ne changent pas de positions non plus. A la manière de McGuire et ses photos de familles, Ware nous montre la répétition des évènements malgré le temps qui passe : la vieille dame se trouve dans la même position que dans la première image au premier étage, et la jeune flle prend la place du jeune homme au dernier étage. Cependant, on ressent également des imperceptibles changements dans ces planches. Les cases représentant les pensées des personnages, elles, ont changé d’emplacement dans la page. Les pensées, contrairement aux faits, ont bougé. De plus, l’environnement aussi se transforme. On peut ressentir l’évolution de la ville représentée à l’arrière-plan ou les changements de mode de déplacement, de la charrette à la voiture. Le bâtiment fait ainsi partie d’un système en constante évolution où les habitants déploient leur mode de vie routinier. Habiter est donc autant répéter que changer, autant demeurer que bouger. Paul Ricoeur écrit :
71
[27]SAMSON Jacques, PEETERS Benoît, Chris Ware La Bande Dessinée Réinventée, Les Impressions Nouvelles, 2009.
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Habiter est fait de rythmes, d’arrêts et de mouvements, de fxation et de déplacements. Le lieu n’est pas seulement le creux où se fxer (…) mais aussi l’intervalle à parcourir. La ville est la première enveloppe de cette dialectique de l’abri et du déplacement. 72
On peut également sentir la construction de la ville de Perth Amboy dans Here. On suit sa lente transformation pour comprendre fnalement que la ville a disparu suite à une catastrophe naturelle, tant d’eforts humains pour fnalement assister à une disparition de tout vestige. On ressent ainsi dans les deux œuvres une philosophie du passage du temps inéluctable : A la fois, tout change et tout demeure. Ou, comme le disait déjà Héraclite, rien n’est permanent sauf le changement. Le phénomène afecte les êtres vivants mais aussi, Chris Ware ne l’ignore pas, les choses et les lieux.73
Ainsi Chris Ware et McGuire décident tout deux de montrer un espace d’habitation connu, mais aussi inconnu, fait de répétition et de changement, de familier et d’étranger. Tous cela constitue l’essence de l’habiter.
L’espace habité représenté par Ware et McGuire est donc en premier lieu un espace contextualisé par rapport au monde et non déconnecté de celui-ci. Nous pouvons nous situer d’abord spatialement par rapport à des repères : la ville, le quartier, l’environnement,… Cet espace prend donc corps, quelque part dans le monde. L’interface entre le monde et l’intérieur est représenté par l’enveloppe même du bâtiment. Il constitue la limite entre les deux univers que sont l’intérieur et l’extérieur. Mais cette limite n’est pas opaque au contraire. Car habiter le bâtiment c’est habiter le monde. Ce sont les éléments particuliers de cette limite qui permettent ou non l’interaction entre l’intérieur et l’extérieur et qui constituent cheU McGuire et Ware, les bases d’un langage avec lequel ils ne cessent de jouer. Ainsi l’on peut se situer grâce au point de vue qu’ofre une fenêtre sur l’extérieur, ou encore grâce aux diférents passages qui rendent la limite perméable. Ware et McGuire jouent tous deux avec cette interaction qu’induit le bâtiment entre l’extérieur et l’intérieur, et avec ce besoin de l’homme de se situer quelque part. L’architecture devient un support, un repère sur lequel la mémoire des habitants et donc leur vie, se superpose. Le processus de remémoration passe par le bâtiment, 72 73
[26]RICOEUR Paul, op.cit [8]GROENSTEEN Thierry, transmission, ressemblances, impermanence, http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article17, 2010. p.8
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par l’architecture. Sans bâtiment : pas de mémoire. L’architecture devient réceptacle de souvenir et support de vie. Elle a par ailleurs, une faculté de mémoire totale et sans failles. Tous ses souvenirs sont intacts et complètement objectifs, contrairement à la mémoire humaine. Le bâtiment permet alors à l’homme d’enregistrer sa vie dans l’architecture. L ‘espace permet donc, d’une part de projeter sa mémoire dans sa matérialité, mais dans un second temps il constitue l’élément indispensable au développement d’un mode de vie quotidien pour ses habitants. Ces deux particularités du bâtiment permettent à l’homme d’habiter. Cette répétition d’une même routine dans l’enceinte de cette architecture est indispensable à l’homme pour se situer par rapport à l’infnie temporelle et spatiale ; en ce sens, ils se rapprochent tous deux de l’idéologie de Pascal que l’homme se situerait entre deux infnies impossible à atteindre. On répète ainsi inlassablement les même gestes et l’architecture garde les traces de ces gestes. Mais les deux auteurs semblent aussi nous dire : habiter n’est pas que répétition, c’est aussi changement. Sans changement, pas de répétition, et inversement. Les changements, généralement imperceptibles, font parties de l’Habiter autant que la répétition. Ainsi le monde, le tout, peut être perçu ou en tout cas aperçu à travers le fltre du quotidien.
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III DU DÉTAIL À L’UNIVERSEL Après avoir analysé la représentation d’une architecture à la fois spatialisée et située, nous allons maintenant porter notre attention sur le petit, l’anodin, l’insignifant. Dans Here, comme dans Building Stories, une attention particulière est donnée aux petits détails et aux petits gestes que nous faisons dans notre quotidien. Les deux œuvres s’attardent la plupart du temps sur des petits éléments ou des évènements peu conséquents de notre vie de tous les jours. Dans cette façon de porter un regard insistant à ces détails, les deux auteurs se rapprochent du travail de l’écrivain français Georges Perec. Celui-ci considère que ces détails qui nous paraissent insignifants sont en fait révélateurs des manières de vivre d’un siècle entier. Ces diférents écrits et les concepts sur lesquels il a pu travailler tout au long de sa vie, constitueront pour cette partie une base de réfexion importante. Dans un premier temps, nous analyserons les diférents détails qui apparaissent dans chacune des deux œuvres, et nous pourrons observer qu’ils constituent un socle sur lequel l’histoire et donc la vie des habitants peut se développer. Puis, nous nous intéresserons aux diférentes interactions que peuvent présenter ces détails, et que c’est par ces interactions qu’ils atteignent un niveau de signifance considérable. Enfn, nous verrons en quoi ces détails participent à la description de tout un siècle et visent à toucher la sensibilité profonde de chacun des lecteurs.
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III.1 La mécanique du détail Georges Perec, écrivain français du XXème siècle, s’est intéressé durant toute sa vie aux détails, aux évènements qui nous paraissent au premier abord insignifants, aux choses auxquelles on ne fait pas attention mais qui se révèlent, selon lui, d’une importance cruciale en tant que révélateur de notre façon de vivre. Il qualife tout ces évènements d’infra-ordinaires, c’est-à-dire communs à tous, à l’opposé des évènements extraordinaires, qui sortent du commun. L’intérêt apporté au détail dans tous ses travaux se rapproche ainsi des ouvrages étudiés ici. Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité 74
Le concept principal qui plaît beaucoup à Perec est celui du puUUle. Le puUUle selon l’auteur : n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments75
L’idée qu’un ensemble est composé d’une multitude d’éléments et que ces éléments sont déterminés par l’ensemble constitue l’essence du travail de Perec. Ainsi Ware et McGuire mettent en œuvre cette idée de puUUle dans leurs œuvres. En efet, un intérêt marquant, presque excessif est apporté au détail anodin. Nous comprendrons alors en quoi Ware et de McGuire se rapprochent de cette pensée et surtout comment ils la mettent en forme dans l’espace et dans le temps. Nous verrons également en quoi cette idée de puUUle peut aussi être ramener à nos manières d’habiter.
74 75
[23]PEREC Georges, L'infra-ordinaire, Éditions du seuil, 1989.p.13 [25]PEREC Georges, La vie mode d’emploi, op.cit. p.17
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III.1.1 L’unité de base d’un langage Perec, au cours de ses réfexions introduit un nouvel élément dans la narration qui constitue, selon lui, la base du langage narratif : le narratème. Comme la pièce l’est au puUUle, le narratème constitue l’unité la plus petite de la narration. Il est l’« élément minuscule qui… comme la perle à l’intérieur de l’huître, pourrait progressivement devenir le roman, le récit »76. Le narratème est donc la clé qui permet d’aboutir à l’image d’ensemble, à la totalité. En ce sens, on peut rapprocher cette unité littéraire de base qu’est le narratème, à la case en bande dessinée. Thierry Groensteen considère d’ailleurs la case comme « unité de référence » de ce médium. Ainsi, quels que soient son contenu (iconique, plastique, verbale) et la complexité dont celui-ci témoigne éventuellement, la vignette [case] est une entité qui se prête à des manipulations générales. On peut la prélever, par exemple pour l’agrandir et en tirer une sérigraphie ; on peut aussi la déplacer.77
Malgré la possibilité de trouver des unités plus petites, par exemple le personnage, le visage, l’oeil, le trait, le langage de la bande dessinée se développe d’abord par la case. Comme d’ailleurs le narratème constitue l’élément de base de la narration alors qu’il existe des unités plus petites (la phrase, le mot, la lettre,…). D’une certaine manière, on peut également ramener cette idée du détail constituant le tout, à l’architecture. En efet, le bâtiment n’est pas un seul et unique élément : c’est un ensemble. Il n’est qu’un assemblage de plus petits éléments qui constituent le tout. On pourrait donc considérer le détail comme base de développement d’une architecture. Sans détails, donc sans fondements, pas de bâtiment. Ainsi, narratème, case et détail architectural constituent tous trois des unités que l’on peut qualifer de primaires sur lesquelles se développe un langage : narratif, pictural ou architectural.
76 77
[31]ZAMORANO Julie, « L’inara-ordinaire : esquisse de la théorie narrative de Georges Perec »,Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, Vol. 30, Num. 2 : 269-282, 2015. [12]GROENSTEEN Thierry, Système de la Bande Dessinée, op.cit.
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III.1.2 L’omniprésence du détail infra-ordinaire Une attention particulière est apportée, dans chacune des deux œuvres, aux petits détails anodins, aux choses banales. On s’aperçoit que l’ensemble de la narration, et même de l’espace, se fonde sur ces détails. Toutes ces choses banales, ces faits anodins ont en commun qu’ils sont tous ultra-personnels et intimes. Ce sont des moments, des objets, des faits qui appartiennent aux personnages et donc au lecteur. Nous pouvons observer que la narration et la description sont rythmées par rapport à quatre types de détails diférents : l’action rituelle dans l’espace de vie, l’incident anodin, l’objet commun et enfn le détail architectural. Nous analyserons chacun de ses points.
L’action rituelle intime Les actions décrites ou retranscrites en images sont très majoritairement des actions banales, anodines. On peut observer par exemple la protagoniste de Building Stories descendre les escaliers, prendre son bain, ouvrir une fenêtre, etc. Et ce sont souvent de ces actions que découle le récit. Il ne se passe rien d’autre. A l’inverse de la bande dessinée « classique », comme Tintin de Hergé, qui place l’action forte, au premier plan, Ware et McGuire inscrivent l’action faible au coeur du récit. C’est en ce sens que Jacques Samson considère « Ware comme virtuose de l’exposition analytique du temps faible de l’événement, celui où culmine l’expérience d’une durée pétrifée. »78 Dans l’illustration déjà observée, où l’on voit les pensées du bâtiment (Illustration 20), ce ne sont que des évènements ou des faits communs et personnels qui sont énumérés. Le bâtiment ne sélectionne pas les évènements à grande ampleur historique mais plutôt les petites actions intimes. Il entre réellement dans l’intimité de ses habitants à travers ces détails anodins. Nous avons pu analyser précédemment comment Ware représentait les sons. Mais, plus que la manière de les représenter, c’est le choix des sons qu’il représente qui n’est pas anodin. En efet, il ne représente que les bruits quotidiens : le bruit de fond d’un aspirateur, le son de pas claudiquant sur le parquet, le grincement d’une porte, le moindre bruit anodin est représenté graphiquement. Là encore on aperçoit 78
[27]SAMSON Jacques dans Chris Ware La Bande Dessinée Réinventée, op.cit
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la volonté de l’auteur de représenter l’infra-ordinaire plutôt que l’extraordinaire. En comparaison avec le comics américain, là où Stan Lee, grand auteur de comics, choisit de dessiner en gros des onomatopées de coups, ou de tôle froissée engendrées par un monstre qui tombe sur une voiture, Ware décide discrètement de représenter le son du cliquetis des bouteilles de lait qui s’entrechoquent entre elles. Ainsi d’après Anne Chassagnol : « Building Stories se double d’une lecture sonore qui se manifeste par la captation d’une musicalité de l’ordinaire. »79 Le son de l’espace – personnellement, ce qui me vient à l’esprit en premier, ce sont les bruits de ma mère dans la cuisine lorsque j’étais gamin. 80
Cette citation de Peter Zumthor montre exactement ce que Ware et McGuire cherchent à faire ressentir dans leurs œuvres : les bruits du quotidiens ultrasignifants en tant qu’expérience humaine personnelle. Ces petits bruits de tous les jours auxquels on ne fait pas attention mais qui révèlent beaucoup de choses sur nos manières de vivre et d’habiter retranscrivent alors les diférentes actions efectuées au cœur de l’espace de vie. L’incident anodin Les journées des protagonistes sont rythmées, non pas par des grands faits historiques, ou extraordinaires, mais plutôt par les petits incidents du quotidien qui surviennent dans notre espace de vie. Ce sont nos épreuves à nous. Un volume de Building Stories illustre parfaitement cette volonté de montrer l’infraordinaire plutôt que l’extraordinaire. Ce volume carré raconte heure par heure les évènements qui ponctuent une journée dans l’immeuble d’habitation. Ware décide ici de narrer une journée « normale ». Le lecteur se rend compte au fl de sa lecture qu’il ne se passera rien d’extra-ordinaire dans cette journée du 23 Septembre de l’année 2000. En revanche, ce sont les petits incidents du quotidiens qui rythment la vie des protagonistes et non les grands évènements nationaux, mondiaux,… Dans ce volume, toute la programmation de la journée de la jeune flle semble chamboulée par un problème de canalisation. Encore une fois, là où la bande dessinée dite « traditionnelle » raconte l’extraordinaire aventure d’un héros au prise avec une multitude de problème que nous, lecteur, ne connaîtront jamais, Ware décide de narrer la venue du plombier, une personne étrangère, dans l’espace intime d’habitation de la protagoniste. 79 80
[4]CHASSAGNOL Anne, op.cit, p.5 [32]ZUMTHOR Peter, Atmospheres, op.cit, p.29
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McGuire aussi utilise ces cases pour mettre au premier plan l’incident de tous les jours. On voit notamment dans cette séquence (Illustration 27), en parallèle de l’arrivée du fls de Benjamin Franklin dans la ville, un personnage en train de se démener avec un problème de plomberie. Ce parallélisme entre les deux histoires tend à mettre sur le même plan la Grande Histoire, celle que l’on apprend dans les livres, et la petite histoire, plus personnelle que l’on vit au quotidien.
Illustration 27: Problème historique de canalisation (Here)
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L’objet au coeur de l’espace de vie L’objet est partout dans les deux œuvres présentées du corpus : un téléphone, la télévision, un meuble, une assiette, une horloge. Dans Building Stories, il est souvent cadré dans une case carrée, et donc mis en valeur à un moment précis du récit. Il existe un temps de l’objet du quotidien dans quasiment chacune des pages de Ware. L’auteur veut avant tout montrer l’interaction que peuvent avoir les personnages avec ces objets, avec cette matière du quotidien, c’est en cela qu’elle prend sens. Ware nous montre donc les usages intimes de personnages dans leur espace d’habitation. CheU McGuire aussi, l’objet du commun, d’utilisation quotidienne se trouve placé au cœur du processus narratif. On trouve ainsi mis en scène des objets comme des clés, du mobilier, des costumes,… La double-page « Anniversaire » analysée précédemment (Illustration 25) montre ici dans un même espace les interactions que peuvent avoir les personnages, les hommes, avec les objets du quotidien. Ces moments avec l’objet deviennent des moments signifants, personnels, intimes et très marquants même pour le lecteur. Ils rappellent des moments forts. Par exemple, regardons cet enfant qui joue avec des morceaux de bois. Cet acte au premier abord anodin presque insignifant parle à l’intimité profonde de la plupart des lecteurs. Cette boîte de morceaux de bois, beaucoup l’ont eu dans leur salon, et ont pu jouer avec. Elle m’a personnellement longtemps suivie dans mon enfance et c’est sans doute ce jeu qui, inconsciemment m’a mené à étudier l’architecture. McGuire arrive donc, grâce à la représentation de petits objets, à toucher intimement chacun des lecteurs. Les objets disent beaucoup sur leur environnement et sur nos manières de vivre. En quelque sorte, ils renferment l’intimité de chacun dans leur matérialité. Peter Zumthor écrit à propos des objets : Lorsque j’entre dans des bâtiments, chez des gens, des amis, des connaissances, des inconnus, je suis impressionné par les objets que les gens ont chez eux, dans leur logement ou à leur lieu de travail. Et parfois – je ne sais pas si vous avez ressenti cela – je constate qu’il y a une relation profonde, un amour, un soin, que cela va ensemble. 81
Peter Zumthor est touché par la sensibilité que renferme ces objets, au point de se demander « si c’était le rôle de l’architecte de créer ce réceptacle pour accueillir ces objets. »82 81 82
[32]op.cit, p.35 [32]op.cit, p.37
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Illustration 28: La vie du cadre (Building Stories)
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Faisons une petite parenthèse désormais pour parler du cadre. L’objet « cadre » est utilisé régulièrement dans la narration de Chris Ware. L’auteur joue avec les possibilités de cet objet, chargé de souvenir. Car l’important ce n’est pas forcément le cadre mais son contenu, ce qu’il veut dire. Cependant le cadre fait exister le contenu, il existe réellement dans notre espace. En ce sens, le cadre, l’objet, se rapproche de la case, l’unité de langage de la bande dessinée. En efet, ces deux entités sont des procédés physiques qui permettent tous deux à des lignes d’histoires et de mémoire de se créer. Chris Ware utilise alors le cadre pour nous faire plonger dans de nouvelles lignes diégétiques83. Dans cette planche, le cadre photo est utilisé pour permettre à une autre histoire, que celle de la page, de se développer. Le cadre est la première « case » d’une nouvelle ligne diégétique constituée d’autres cases. Ici, Ware nous fait plonger dans le détail très personnel qu’est le cadre. Ce procédé est notamment utilisé par Perec dans La Vie mode d’emploi. Il permet de pousser la description à une extrémité telle qu’elle devient de la narration. Dans La vie mode d’emploi, Perec propose une description tellement précise du moindre détail que cette description devient génératrice d’histoire. Le chapitre IV par exemple est consacrer uniquement à la description de quatre tableaux, dans le tableau général, qui tire de nouvelles lignes diégétiques : Il y a quatre tableaux sur les murs. (…)Le quatrième est la reproduction en noir et blanc d’un tableau de Forbes intitulé Un rat derrière la tenture. Ce tableau s’inspire d’une histoire réelle qui arriva à Newcastle-upon-Tyne au cours de l’hiver 1858.84
Le description continue ainsi durant toute la fn du chapitre, qui dure deux pages, racontant l’histoire du tableau et comment il est arrivé dans cette pièce.
Le détail d’architecture Intéressons nous désormais, à l’architecture. Nous avons pu voir que Ware et McGuire possèdent tous deux un savoir-faire technique de la construction remarquable. Ils se servent de leur savoir afn, ici encore, de mettre en avant le détail de la construction. 83 84
Une ligne diégétique est une séquence narrative qui peut se comprendre et se tenir à elle seule, sans recours à un apport extérieur. [25]op.cit, p.37-40
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Revenons rapidement à l’Illustration 11 et 11. On peut y voir, au dernier étage de la planche de gauche, la protagoniste principale pensive allongée dans son lit, en train de regarder un crochet au plafond. Ce petit détail d’architecture devient très vite source de nouvelles lignes diégétiques à travers la pensée du personnage. En efet, la jeune femme se demande à quoi à bien pu servir ce crochet. Elle imagine alors les diférentes possibilités d’usage de ce détail. Mais en les imaginant, elle les fait réellement apparaître sur la page. Ils existent. Si l’on regarde attentivement la planche précédente, on s’aperçoit que l’un des usages qu’a pu imaginer la jeune femme est vrai, car le garçon de la planche y a réellement accrocher son avion. Ainsi, avec ce procédé, nous avons réellement l’impression que le détail d’architecture est créateur. Le bâtiment même devient source de lignes diégétiques, donc d’une certaine manière d’histoire de vie. Le détail infra-ordinaire, que ce soit pour Ware ou pour McGuire, sert de base au développement de nouveaux fls narratifs. Tout part de là, du rien, de l’insignifant. Ainsi on s’aperçoit que ce qui importe ce n’est pas le détail en lui-même séparé du tout, mais bien les interactions entre les diférentes parties.
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III.2 Le réseau C’est sur la notion de réseau, que les œuvres de Ware et McGuire se fondent. Sur un système d’éléments en interaction constante les uns avec les autres. Nous regarderons ici comment ce réseau fonctionne, comment les diférents éléments interagissent entre eux. On observera alors que la perception du tout, de l’ensemble passe par l’assimilation de ce réseau. Et que ce processus d’assimilation n’est pas instantané. Il faut prendre du temps pour faire le lien entre chaque élément et ainsi accéder à la compréhension de l’œuvre dans son intégralité.
III.2.1 Interactions entre les éléments La clé de la compréhension d’une œuvre réside dans les interactions, les articulations que présentent les diférents éléments. A la manière du puUUle, l’élément dissocié de l’ensemble ne veut rien dire, c’est quand il entre en relation avec les autres éléments qu’il prend sens. Le procédé qui illustre le mieux cette idée d’interaction se trouve sans doute dans la planche du cadre de Building Stories analysée précédemment (Illustration 28). Cette planche est composée essentiellement à partir de suites de petits détails insignifants qui interagissent entre eux, pour créer quelque chose de nouveau. Regardons d’un peu plus près l’histoire des feurs. On suit dans un premier temps, la vieille dame qui plante un plant de feur rouge. Puis, on regarde un nouveau fl diégétique partant des plants de feurs blanches pour comprendre que celles-ci proviennent de graine ramenées accidentellement d’un voyage en Amérique du Sud. Ces deux types de feurs sont ensuite, l’une après l’autre butinées par une abeille qui était auparavant coincée dans le bâtiment puis libérée par le geste attentionné de la jeune femme qui lui a ouvert la fenêtre. Vous pourreU trouver une analyse pertinente de cette planche dans l’article Une tragédie de détails: l'architecture de l'infra-ordinaire dans Building Stories de Chris Ware de Fabrice Leroy. Il dit notamment : Le geste d’ouverture de la fenêtre, pour minime qu’il soit, n’en constitue pas moins un détail central, une action-pivot autour de laquelle s’articulent diverses causalités. 85
85
[14]LEROY Fabrice, op.cit.p.14, §.13
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Il en résulte alors un nouvelle feur, quelque temps plus tard : une feur rose. Celle-ci est la résultante de toutes les interactions complexes entre tous les détails anodins passés. Cette complexité d’interaction devient ici complètement créative. Intéressons-nous maintenant aux écrits de Thierry Groensteen dans son Système de la Bande dessinée. Dans ce livre, désormais incontournable, concernant la lecture analytique de la bande dessinée, Groensteen développe l’idée que les diférentes unités constituant la bande dessinée, les vignettes, sont toutes liées entre elles. Elles entrent en résonance. Elles fonctionnent donc, non pas sur un système linéaire, mais bien sur le système de réseau : au sein (…) d’une bande dessinée complète, toute vignette est potentiellement sinon efectivement, en relation avec chacune des autres. Cette totalité (…) répond donc à un modèle d’organisation qui n’est pas celui, linéaire, de la bande ou de la chaîne, mais celui, éclaté, de réseau.86
Thierry Groensteen introduit dans ce livre un procédé indispensable à la compréhension de la bande dessinée : le phénomène de tressage. le tressage consiste en une structuration additionnelle et remarquable qui, tenant compte du découpage et de la mise en page, défnit des séries 87 à l’intérieur d’une trame séquentielle88.89
Autrement dit, une vignette peut appartenir à une série de vignettes connectées entre elles par des similitudes qui sont d’ordre non-narratives. Mais cette série prend toujours place dans une séquence narrative : le récit. Ces séries peuvent être de plusieurs types (similitudes iconique, plastique ou sémantique) et peuvent être plus ou moins éloignées entre elles (au sein d’une page, d’un livre et parfois de plusieurs albums). Ainsi l’ensemble de la composition des cases de Here, fonctionne essentiellement sur ces opérations de tressage, ou sur des rapports entre les cases que Scott McCloud qualife de scene to scene90. Si la première lecture analytique de cette 86 87 88 89 90
[12]op.cit, p.173 Groensteen déPnit une série comme étant une « succession continue ou discontinue d’images liées par un système de correspondances iconiques, plastiques ou sémantiques ». Une séquence, elle, est une « succession d’images dont l’enchaînement syntagmatique est déterminé par un projet narratia ». La séquence naît donc de la narration. [12]op.cit, p.173 Le passage d’une case à une autre se aait de scène à scène. C’est-à-dire qu’il existe un saut spatial ou temporel entre les deux cases. Dans Here, ce saut est uniquement efectué dans la dimension temporelle.
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bande dessinée consiste à tout remettre dans l’ordre (voir partie II) alors la deuxième lecture concerne ces relations qu’entretiennent les cases entre elles. Cette lecture consiste à se laisser aller aux interactions de la page, aux phénomènes de tressage, et non plus au sens chronologique. Alvaro NoFuentes écrit, dans son mémoire sur les Structures narratives limites en bandes dessinée : La puissance de cette bande dessinée vient de la synergie qui se produit à partir de la juxtaposition d’images décalées dans le temps, mais investies d’une résonance particulière qui les lie les unes aux autres91
Dans la planche analysée précédemment où l’on voit la banderole d’anniversaire (Illustration 25), on peut voir une suite de cases en relation entre elles. Cette relation n’est pas de l’ordre de la narration. Les actions de tressage ne sont en efet jamais indispensables à la narration. Groensteen le précise : le tressage est une relation supplémentaire, qui n’est jamais indispensable à la conduite et à l’intelligibilité du récit92
Ici, le lien entre ces diférentes cases est d’ordre sémantique, qui relève du sens : ces quatre images représentent toutes une interaction personnelle, intime que peut avoir un personnages avec un objet de l’espace de vie. Ainsi ces quatre images sont liées à la lecture. Ce même phénomène se retrouve notamment dans cette planche de la vieille femme en train de faire le ménage (Illustration 26). Les deux cases se retrouvent ici dans une même suite ; concordance de couleurs et actions quasiment similaires. McGuire nous raconte ici une histoire de ce lieu, à une époque donnée, de 1949 à 1960, essentiellement grâce à ce phénomène de tressage. Á la découverte de cette page, le lecteur ne peut alors s’empêcher de se poser une multitude de questions, qui provoquent émotions et sensations. Chaque vignette possède ses propres coordonnées spatio-topiques dans l’oeuvre. Elle a sa place par rapport aux autres vignettes. Thierry Groensteen parle de site pour qualifer cet emplacement. Dans la même planche, la case où le personnage enlève le papier-peint, par exemple, possède ses propres dimensions et sa propre place dans l’oeuvre. Ses caractéristiques sont uniques : chaque vignette possède 91 92
[18] NO FUENTES Alvaro, Structures narratives limites en bandes dessinée, Université de Poitiers, Ecole Européenne Supérieure de l'Image. p.24 [12]op.cit, p.174
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son propre site. Même si deux vignettes sont identiques, elles n’ont pas les mêmes coordonnées spatio-topiques dans l’œuvre et donc pas le même site. Quand une vignette entre en interaction avec d’autres vignettes et que cette interaction est de l’ordre du tressage, Groensteen considère que le site de la vignette devient lieu : Lorsqu ‘elle s’articule à quelques-unes de ses semblables par une relation qui ressortit au tressage, la vignette s’enrichit de résonances qui ont pour efet de transcender la fonctionnalité du site qu’elle occupe, pour lui conférer la qualité de lieu. Un lieu n’est-il pas un espace habité, que l’on peut traverser, visiter, investir, un endroit où se font et se défont les relations ? Si tous les termes d’une séquence, et par conséquent toutes les unités du réseau, constituent des sites, c’est l’appartenance, de surcroît, de telles de ces unités à une ou plusieurs série(s) remarquable(s), qui les défnit en tant que lieux. 93
Here ne fonctionnant que sur ces opérations de tressage, on pourrait considérer que le livre devient lieu. Cette façon de fonctionner en réseaux peut être applicable à l’architecture. On peut considérer que le bâtiment n’est composé que d’une multitudes d’éléments qui résonnent entre eux. Le bâtiment n’est qu’assemblage. Maxime Galand écrit dans son mémoire : On peut défnir une structure comme une organisation d'éléments, spatiaux ou non, formant un système. Une architecture serait un cas particulier de structure dont chaque élément a un site, c'est-à-dire une position repérable dans un espace.94
Ces éléments entrent en interaction pour constituer le tout : le bâtiment.
III.2.2 Le parcours dans l’œuvre On peut efectivement faire le rapprochement entre la façon de percevoir le tout, l’ensemble, dans l’architecture et dans la bande dessinée. Pour chacune des deux disciplines, les diférents éléments ne sont pas dissociés de l’ensemble : ils le composent. C’est en ce sens que le travail de Ware et McGuire se rapproche de celui de Perec. L’attention minutieuse apportée au détail permet la description et la compréhension du tout. L’importance de la partie pour former un tout, l’attention portée au détail comme révélateur de l’ensemble. Thierry Groensteen, à nouveau, écrit : 93 94
[12]op.cit, p.175 [7]GALLAND Maxime, op.cit.p.13
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l’image BD est fragmentaire et prise dans un système de prolifération : elle ne constitue donc jamais le tout de l ‘énoncé, mais peut et doit elle-même être appréhender comme une composante d’un dispositif plus vaste.95
Ainsi, la perception du tout, en tant que lecteur pour la bande dessinée ou en tant que visiteur/habitant pour l’architecture, passe par l’assimilation de l’ensemble des détails. Car ce n’est pas le détail en soi qui parle, mais sa position, son échange avec l’ensemble. Ainsi, notre capacité à percevoir, non seulement le détail, mais aussi tout ce qui l’entoure est indispensable à la compréhension de l’ensemble d’une œuvre. Il y a des similitudes entre le parcours du lecteur dans l’oeuvre et celui du visiteur dans le bâtiment. En bande dessinée, la case, le détail, appartiennent à l’ensemble. A la lecture, on ne perçoit pas qu’une seule case, déconnectée, mais on aperçoit également les autres vignettes qui composent la page. L’œil apporte autant d’attention à la case que l’on regarde qu’à celles qui l’entourent. Ainsi, le lecteur lit, ou en tout cas voit la page avant la case. On retrouve alors la vision de Benoît Peeters : « chaque double page s’ofre d’un seul coup au regard avant d’être déchifrée case après case ».96 Notre vision périphérique est indispensable à la compréhension d’une planche de bande dessinée. Quand on lit une bande dessinée, la case que l’on regarde est connectée aux autres. On aperçoit, on sent les autres cases. Il semble que cette capacité de vision périphérique soit indissociable de la compréhension de l’œuvre architecturale. Le regard se pose sur des éléments diférents, mais notre corps et nos sens perçoivent le tout, l’ensemble. On retrouve alors la pensée de Pallasmaa sur cette façon de percevoir l’environnement. La vision nette nous confronte avec le monde tandis que la vision périphérique nous enveloppe dans la chair du monde.(…) Le domaine de perception inconsciente qu’on expérimente hors de la sphère de la vision ciblée semble être juste aussi important existentiellement que l’image ciblée. (…) La perception périphérique inconsciente transforme les formes rétiniennes en expériences spatiales et corporelles. La vision périphérique nous intègre à l’espace, alors que la vision ciblée nous pousse dehors, nous transformant en simples spectateurs.97
Ainsi sans vision périphérique, pas de vision globale de l’ensemble. 95 96 97
[12]GROENSTEEN Thierry, op.cit, p.6 [22]PEETERS Benoît, op.cit [20]PALLASMAA Juanhi, op.cit, p.10/13-14
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De plus, ce parcours dans un bâtiment n’est pas linéaire. Il n’est pas régulier. On se déplace dans l‘œuvre architecturale de manière presque aléatoire ou en tout cas, pas sans variations. On passe à un endroit, puis on y repasse. Certains coins nous sont familiers quand d’autres nous sont inconnus. La compréhension de l’ensemble ne se doit que par l’expérience du parcours. Elle change donc constamment en fonction des diférentes expériences. La plupart des bandes dessinées fonctionnent sur le principe de linéarité. Les cases avant celle que l’on est en train de lire représentent le passé de cette case, et celles après, le futur. La case en cours de lecture est le présent : Le passé et l’avenir sont des réalités visibles qui nous entourent ! Votre regard fxe le présent, mais vos yeux aperçoivent sur les cotés le passé et l’avenir 98
Cependant, dans Here, et dans Building Stories, tout est bouleversé. Il n’y pas d’ordre chronologique linéaire. Le fl narratif passé-présent-futur est complètement déconstruit et l’on avance alors sans ordre logique. La façon anachronique de parcourir l’œuvre dans le temps se rapproche de celle du parcours spatial d’un bâtiment. Le seul moyen d’en comprendre un peu plus sur l’ensemble, c’est en avançant petit à petit, d’élément en élément. Et cette compréhension est constamment en mouvement en fonction des diférentes expériences que l’on a pu vivre.
III.2.3 Un parcours lent On l’aura compris, l’architecture se déploie dans l’espace, certes mais également dans le temps. On ne perçoit pas l’entièreté d’un bâtiment d’un seul coup. Cela demande du temps. Les gens disent toujours que l’architecture est un art de l’espace, mais c’est aussi un art du temps. Je n’en fais pas l’expérience en une fraction de seconde. 99
Le média de la bande dessinée lui se rapproche du domaine de l’architecture dans la manière avec laquelle il joue de la dimension temporelle, mais cette fois-ci pour raconter une histoire d’ordre fctionnelle. Maxime Galand écrit très justement, dans un mémoire consacré à Chris Ware :
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[15]McCLOUD Scott, op.cit. [32]ZUMTHOR Peter, op.cit. p.41
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la bande dessinée est, stricto sensu, une architecture. L'espace de la page y est signifant et structuré. Chaque dessin, chaque case y occupent un lieu repérable. Et, fait remarquable, cette architecture est au service d'une narration, d'une saisie du temps. Comme les images projetées dans le palais de mémoire, les cases de la bande dessinée organisent des idées et des moments; comme dans un labyrinthe, les codes structurants y sont parfois mouvants, imprévisibles.100
La bande dessinée permet donc d’introduire une narrativité à l’architecture. Et la narration n’est possible que par un passage, une « saisie » du temps. Les bandes dessinées permettent une représentation temporelle du bâtiment. Ce que le rendu d’architecture dit « classique » permet peu. On ressent alors autant cheU Ware que cheU McGuire, la volonté de montrer le temps qui passe, un temps lent. Dans Building Storie, le temps est partout. Notamment à travers les horloges qui ponctuent le récit et la vie des personnages dans chacun des quatorUe volumes. Jean Baudrillard décrit l’horloge comme étant un « élément majestueux et vivant », par sa dimension temporelle. Il y a plusieurs types d’horloges dans Building Stories, mais elles prennent toutes une place considérable dans la vie des personnages, comme si cette vie était entièrement « réglée » sur cet objet. Baudrillard nous dit que l’horloge est au temps ce que le miroir est à l’espace : De même que la relation à l’image spéculaire institue une cloture et comme une introjection de l’espace, de même l’horloge est paradoxalement symbole de permanence et d’introjection du temps (…) elles captent le temps sans surprise dans l’intimité d’un meuble, ce qu’il y a de plus rassurant au monde. (…) Tout le monde a éprouvé combien le tic-tac d’une pendule ou d’une horloge consacre l’intimité d’un lieu : c’est qu’il le rend semblable à l’intérieur de notre propre corps. L’horloge est un coeur mécanique qui nous rassure sur notre propre coeur.101
Nous réglons nos vies grâce à l’horloge, et cette horloge prend place dans notre espace de vie. L’écoulement du temps s’inscrit dans notre environnement direct. L’écoulement du temps cheU Chris Ware se ressent également à travers la représentation de ce que Zumthor appelle la lumière sur les choses.102 Le bâtiment n’a pas le même aspect suivant la saison, suivant l’heure de la journée,… Chris Ware décide de « prendre du temps », et donc de l’espace, l’espace de la page ; 100 [7]GALLAND Maxime, op.cit. p.16 101 [2]BAUDRILLARD, Jean, op.cit, p.33-34 102 Peter Zumthor, Atmospheres, p.57 : « Comment la lumière tombait et où. Où étaient les ombres. Et comment les suraaces étaient indiférents ou éclatantes, ou semblaient venir des proaondeurs. »
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
pour décrire ces changements. On peut voir de nombreuses suites de vignettes montrant le bâtiment ou un détail du bâtiment, vu sous le même angle mais à des instants diférents et ayant subi des changements quasiment imperceptibles. Ce sont parfois des changements de luminosité sur la matière, parfois l’apparition d’un petit détail,… Ces procédés entraînent un temps de lecture lent. Le lecteur comprend que le temps passe… c’est tout. Il prend le temps pour comprendre.
Illustration 29: L'heure tourne... Éléments de planche (Building Stories)
Nous avons pu le voir, les changements temporels sont également partout dans Here au point de perdre le lecteur dans ces variations. Cette volonté de montrer le passage du temps se ressent clairement lors de la scène où un fèche traverse les époques de gauche à droite de la page, sur trois pages successives. Elle symbolise la fèche du temps, principe connu de physique, qui fonctionne sur le principe de conséquentialité. McGuire joue avec ce principe dans chacune des pages de Here. A la manière du temps de réfexion et d’action qu’il peut avoir dans la réalisation d’un puUUle, le lecteur a besoin de temps pour comprendre un tout, un ensemble, 104
Du Détail à l’Universel
qu’il soit sous la forme d’une bande dessinée ou sous celle d’un bâtiment. C’est en cela que Jacques Samson parle de « lenteur rappelant la visite de lieux inconnus, » Il y a une certaine « poétique de la lenteur » dans les œuvres de Ware et de McGuire. On s’aperçoit alors rapidement en parcourant chacune des deux bandes dessinées que la compréhension totale de l’œuvre ne se fera qu’à travers une attention particulière aux détails et à leurs interactions. L’ensemble de l’œuvre fonctionnant sur un système de réseaux, le lecteur ou le visiteur doit d’abord assimiler les diférentes parties de cet ensemble. Ce processus ne se fait pas en un instant. C’est un protocole lent. Nous pourrons fnalement comprendre que cette interaction entre tous ces détails vise quelque chose de plus grand.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
III.3 Vers l’universalité Tout ce travail fastidieux sur la représentation du détail vise une certaine universalité de l’œuvre. Elle devient universelle, par le personnel. Nous pourrons découvrir que ce réseau de faits et de gestes infra-ordinaires vise la description des manières de vivre de toute une époque. Finalement nous verrons que tout cela mène à l’unifcation de l’expérience dans l’intimité de chaque être humain.
III.3.1 La description d’une époque Nous l’avons vu précédemment, le détail constitue la base du développement de la narration. Ces détails représentent des moments tellement personnels, tellement signifants pour l’être, qu’ils en deviennent universels. Ce sont des détails qui nous parlent nous en tant que lecteur, dans notre intimité propre. Chris Ware nous parle alors de sa façon de représenter les détails : Pour fonctionner visuellement, mes bandes doivent se placer quelque part entre le général et le spécifque. Elles doivent constituer un tout syncrétique afn d’avoir la moindre conviction esthétique ou force émotionnelle. Mais le problème réside dans le fait que, comme pour toute forme d’écriture, la richesse et la texture de l’histoire viennent des éléments spécifques, des détails. Donc j’utilise des détails spécifques, mais j’essaye de dessiner les détails d’une façon générale, si cela peut se comprendre. 103
Cette utilisation abondante du détail personnel vise une description totale, complète d’une époque, d’une période. Le détail est la porte d’entrée par laquelle le lecteur s’engoufre pour toucher un peu de la vérité de nos manières de vivre à une époque donnée. On retrouve ici la pensée de Perec : De la même manière que son approche du quotidien est supposée révéler la vérité d’une société, la littérature est une somme de narratèmes dont l’observation et l’assemblage seraient une description de l’ensemble d’un siècle.104
On voit ainsi dans Here, exemple parmi d’innombrables détails, l’apparition de la télévision dans l’espace de vie, puis la place de plus en plus grande qu’elle prend. Toutes ces choses insignifantes au premier abord, paraissent résonner en nous, et décrivent alors des moments que les contemporains de cet époque ont pu vivre. 103 Chris Ware cité dans D. Raeburn, Chris Ware, New Haven, Yale University Press, 2004, p. 20 – et traduit par Fabrice Leroy dans « Une tragédie de détails : l’architecture de l’inara-ordinaire dans Building Stories de Chris Ware » 104 [31] ZAMORANO Julie, op.cit. p.278
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Ces détails représentent les signes d’une époque, que la bande dessinée retranscrit en images. Benoit Peeters le dit « la bande dessinée sait convertir en signe simple et mnémotechnique les images d’une époque. »105 Ainsi, quand McGuire nous amène dans un futur où les humains sont revenus sur terre après l’avoir quittée suite à une catastrophe naturelle, c’est en fait pour décrire l’époque dans laquelle nous nous trouvons actuellement (Illustration 30). Et cette époque n’est pas décrite par les grands évènements qui ont pu se produire en notre temps, mais par des petits objets, révélateurs de l’ensemble : la montre, les clés et le porte-feuilles (Illustration 31). Ces objets ne sont que des éléments qui rythment notre quotidien, auxquels on ne fait pas attention mais qui veulent dire beaucoup sur nos manières de vivre actuelles. Afn de rendre plus intelligible cette description, McGuire fait appel à la couleur. Comme les allers-retours temporels sont incessants, l’auteur nous ramène encore une fois à des éléments physiques stables, qui parlent ainsi directement au lecteur. Chaque période forte est représentée par une gamme chromatique qui lui est propre. Cette couleur fait l’efet de rappel cheU le lecteur et lui permet de commencer à assimiler les diférents détails propres à chaque époque. Thierry Groensteen écrit à propos de la couleur en bande dessinée : le passage d’une scène à une autre est très fréquemment souligné par une modifcation de la dominante chromatique, la cohérence interne de chaque scène étant généralement attestée par une gamme de couleurs homogènes, qui contribue à son impact dramaturgique et émotionnel.106
Ainsi, tous les éléments sont minutieusement représentés en fonction de leur époque. La description de l’époque est très précise : l’architecture peut être datée par ces diférents éléments de façades, les techniques constructives de la maison renvoient à une certaine période, et le style du mobilier intérieur est choisi avec précision. Baudrillard explique alors dans son Système des objets : « La confguration du mobilier est une image fdèle des structures familiales et sociales d’une époque. »107 Donc rien n’est laissé au hasard. Ces bande dessinées constituent des ressources rares en tant que référent d’objet, mobilier, architecture, d’un siècle précis.
105 [21]PEETERS Benoît, op.cit. 106 [12] p.156 107 [2]p.21
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Illustration 30: L'époque de l'objet du quotidien (Here)
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Illustration 31: La description de notre époque par l'objet (Here)
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III.3.2 Désir d’universalité Les œuvres de Ware et McGuire présentent une universalité incroyable, que l’on peut également attribuer au domaine de l’architecture. Il existe déjà une certain popularité de la bande dessinée, propre au médium. Tout le monde lit ou a lu, au moins une fois une bande dessinée. Il y a une « aura » autour de l’objet bande dessinée, peut-être un rapport à l’image, une facilité de lecture, qui incite le lecteur à s’en emparer. Considéré comme certain comme un art mineur car populaire, j’ai cependant la conviction que c’est cette caractéristique qui en fait sa force. Cette capacité qu’à la bande dessinée à toucher facilement chacun des lecteur, Ware et McGuire la connaissent bien. On pourrait même considérer que le but de l’œuvre est de résonner en chacun de nous. En plus de parler à tous à travers la description de chacun de ces détails, ces auteurs utilisent des outils propres à la bande dessinée qui permettent au lecteur de s’approprier l’histoire et ainsi de se retrouver dans l’oeuvre. La bande dessinée sort alors de son cadre de simple objet littéraire et devient universelle. Universalité graphique Les auteurs se rapprochent tout d’abord de l’universalité grâce à leurs techniques de représentation graphique. Bien que très diférentes, elles visent toutes deux une certaine identifcation du lecteur. D’une part, dans Building Stories, Ware utilise ce que Scott McCloud appelle un style de trait « humoristique », c’est-à-dire non réaliste. Hérité de la ligne claire d’Hergé avec Tintin, ce style graphique permet une identifcation plus facile du lecteur à travers les personnages. Selon McCloud, il existe une certaine « universalité du dessin humoristique. Moins un visage est réaliste, par exemple, plus il peut prétendre représenter plus de gens »108. L’identifcation du lecteur devient alors plus facile. Chris Ware l’argumente lui même « je ne veux pas qu’on ressente quelque chose de trop personnel derrière le dessin ». Il veut que « l’objet dessiné corresponde à l’idée que le lecteur peut se faire de cet objet »109.De plus, la protagoniste principale ne possède pas de prénom. Le lecteur, inconsciemment peut projeter son propre nom à la place de celui de la jeune femme. 108 [15]McCLOUD Scott, op.cit 109 [27]op.cit
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D’autre part, dans Here, McGuire utilise une autre technique, beaucoup moins utilisée en bande dessinée : celle du collage. Les personnages sont dessinés à partir de photos de personnes réelles. McGuire se base sur des modèles de son entourage, mais pas seulement. Ce peut être également des photos d’inconnus. Ce mélange connu-inconnu incite inconsciemment le lecteur à se projeter dans ces personnages, d’autant plus que leur visage est rarement représenté clairement. Les particularités physiques de chacun sont alors peu visibles. Cela renforce la capacité identifcation du dessin par le lecteur. Thierry Groensteen écrit : Il est certain qu’au kaléidoscope d’images correspond un éventail de styles, et que cette diversité d’écriture produit, chez le lecteur, diférents degrés de distance ou d’empathie, diférents modes d’appropriation des scènes et d’appréciation des tableaux.110
110 [10]GROENSTEEN Trhierry, op.cit.
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Illustration 32: Travail de collage de Richard McGuire - "Une nouvelle façon de faire un livre" Images Extraites du Livre : Five Dials, Number 35, « From Here to Here : Richard McGuire makes a book », HH
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Lieu Ce mélange subtil de connu et d’inconnu se ressent particulièrement dans le choix du lieu où se développent les péripéties des œuvres. Ce qui rapproche le plus le lecteur de l’oeuvre est sans aucun doute le lieu. Pour chacune des deux œuvres, le bâtiment existe en réalité ! Ce sont pour les auteurs des lieux marquants dans leur histoire, où ils ont réellement pu vivre. Pour Here, il s’agit d’une maison d’un quartier de Perth Amboy dans le New Jersey aux Etats-Unis. On peut retrouver sur internet exactement le même point de vue utilisée par McGuire dans l’album (Illustration 34). La bâtisse d’en face se trouve être réellement l’ancienne demeure du fls de Benjamin Franklin. Les diférentes phases de construction de la ville et de la maison sont donc inspirées de la réalité. Nous l’avons vu la maison où se déroule l’histoire de Here est en fait le lieu où a grandit McGuire pendant toute son enfance. Groensteen écrit à propos de cette maison : Richard McGuire a épousé sa maison d’enfance au-delà du raisonnable. Et il a réussi à faire qu’elle soit désormais aussi un peu notre maison, que son histoire personnelle parle pour nous tous.111
Chris Ware choisit lui aussi un lieu où il a vécu. Cet immeuble d’habitation du quartier de Chicago existe bel et bien. On le retrouve dans un de ses dessins avec écrits en bas : « Our Apartment Building » (« Notre immeuble »). Il retranscrit alors les diférentes péripéties qu’il a lui-même, sans doute pu vivre dans l’immeuble. La situation de la protagoniste principale est par ailleurs très proche de la sienne au moment où il y a habité. En efet, à cette époque, Ware s’installait à Chicago pour ses études aux Beaux-Arts, tout comme la jeune femme. Ces deux bâtiments sont donc des lieux chers au cœur des auteurs et donc très personnel, très intimes. Mais on peut aussi remarquer que ce sont tous deux des bâtiments plutôt génériques : la maison de Perth Amboy s’inscrit dans un quartier pavillonnaire où chaque maison est construite sur le même plan. L’immeuble de Chicago quant à lui se situe dans un quartier lui aussi dans composé de diférents bâtiments. Chacun des immeubles de ce quartier a sa spécifcité mais ils ont tous les même caractéristiques. Cette non-diférenciation rend l’histoire qui se déroule dans ces lieux, accessible au lecteur. On peut très bien imaginer son propre espace 111 [10] GROENSTEEN Thierry, op.cit.
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de vie. On peut se dire : c’est dans cette maison que cela se passe, mais cela aurait très bien pu être dans la mienne. Ce mélange encore une fois, d’ultra-personnel et de générique rend ces deux œuvres complètement accessibles émotionnellement à chacun des lecteurs. L’œuvre touche profondément chacun d’entre nous et devient universelle.
Illustration 33: Dessin de Chris Ware du bâtiment de Building Stories Adresse : 1112 North Hoyne, Chicago, 2009 Source :« Monograph by Chris Ware » de Chris Ware et Françoise Mouly. 201
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Illustration 34: Vue de la Proprietary House - Même point de vue pris par Richard McGuire dans Here Source : Google Maps
Illustration 35: A l'emplacement de la maison de Here Adresse : 140 Kearny Ave., Perth Amboy, New Jersey Source : Google maps
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Nous l’aurons donc compris, le détail est partout dans Here, comme dans Building Stories. De l’objet commun, au jouet, au détail d’architecture, jusque dans nos activités, ces choses banales, communes, infra-ordinaires, jalonnent le parcours du lecteur à travers chacune des deux œuvres. Cependant, ce qui intéresse particulièrement les deux auteurs n’est pas le détail en lui-même, mais les interactions qu’il peut entretenir avec la totalité des images, des évènements, des cases de l’œuvre. Il intègre un tout et y contribue. Ce n’est que par cette relation qu’il entretient avec chacun des autres éléments qu’il atteint un niveau de signifance supérieur à ce qu’il représente. En ce sens, chacune des deux œuvres peuvent être décrites comme des puUUles en fonctionnant sur le principe de réseau. La profusion de détails permet alors la description d’un mode de vie beaucoup plus général, susceptible de toucher profondément chacun des lecteurs. On peut donc observer une certaine volonté d’universalité qui se ressent autant par le nombre de détails ultra-personnels, que par le style graphique de chacun des deux auteurs. Chacune des œuvres a l’ambition de toucher à l’universel, au total, et ce n’est qu’à travers le petit, le particulier qu’ils semble pouvoir le faire. Ces auteurs font donc tous deux le choix de reconsidérer l’insignifant, le détail, comme un élément révélateur d’une vérité humaine.
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Conclusion Nous pouvons désormais tenter de revenir à question initiale : En quoi la bande dessinée contemporaine américaine représente l’espace concret d’habitation dans sa totalité et dans sa complexité ? Á cette question les deux auteurs américains Chris Ware et Richard McGuire y apportent chacun des éléments de réponses pertinents par leur complexité et leur vérité. L’ambition première de Ware et McGuire semble tout d’abord être de ramener les sensations éprouvées par le corps humain, ce qu’il peut ressentir, au cœur de l’expérience de l’espace que l’on habite. Par des procédés de représentation des sons ou des astuces graphiques précises, ils retranscrivent aux lecteurs les diférentes sensations qu’éprouvent les habitants de ces lieux. L’architecture perçue est alors non pas une architecture d’image, mais bien une construction technique qui s’étend dans la dimension spatiale, matérielle. Cette représentation de la technicité du bâtiment permet en quelque sorte de le crédibiliser, de le rendre réel aux yeux du lecteur. Il devient tellement réel qu’il commence à ressentir lui aussi des émotions, et a pouvoir penser. De l’autre côté, le corps humain se technicise, pour se rapprocher de l’architecture. Corps et bâtiment tendent progressivement à se confondre dans l’espace de la page. L’architecture se révèle être un point repère sur lequel les habitants se reposent et se situent face au monde. Le lieu devient l’élément fxe de l’oeuvre. Il donne dans un premier temps à ses habitants conscience de leur situation spatiale et de l’environnement à travers la matérialisation de son enveloppe et de ses diférentes interfaces entre le monde extérieur et son intérieur. Il permet ensuite à l’homme d’y projeter ses souvenirs, sa mémoire dans ses murs. Afn grâce à sa familiarité, il devient le lieu de développement d’un mode de vie quotidien indispensable à l’être humain afn de tenter d’assimiler les diférents changements du monde extérieur. Mais l’homme, s’il veut accéder à l’entière expérience de l’habiter, doit laisser entrevoir ces changements dans son espace de vie. Habiter est fait à la fois de répétition et de changement. L’habitant peut alors apercevoir le monde à travers le fltre du quotidien.
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Conclusion
Et cette routine se retranscrit dans ces bandes dessinées à travers la description précise d’une multitude de détails anodins de la vie courante, qui paraissent, dans un premier temps insignifants, mais qui se révèlent par la suite être porteurs d’une vérité plus grande quant à nos manières de vivre aujourd’hui. Ces éléments, en fonctionnant sur un système de réseau, en connexion les uns avec les autres, arrivent à décrire un ensemble un tout, à travers l’intimité de chacun des lecteurs. Les deux œuvres touchent, par ce procédé, à une possible universalité. Ainsi, une certaine réponse peut être apportée à la représentation de l’habiter dans la bande dessinée. Mais on pourrait encore se demander quel rôle joue le lecteur, ou le visiteur dans l’élaboration de l’œuvre. En efet, dans ces deux bandes dessinées, celui-ci est placé à l’intérieur du processus, presque en visiteur. Il subit, tente de se débattre dans les diférents univers qu’ont créés les auteurs. En architecture c’est également le cas. Le visiteur a très peu de prise sur le bâtiment conçu par l’architecte. Mais la création authentique étant, selon Jacques Samson « une rencontre unique entre deux subjectivités- celle de l’auteur et celle de son lecteur », ce dernier ne pourrait-il pas avoir un poids sur l’œuvre, une faculté d’action sur celle-ci ? Nous ne pourrons malheureusement pas répondre à cette question dans ce mémoire mais elle peut constituer une piste intéressante à explorer. J’aimerais fnir ce mémoire en exprimant rapidement mon admiration devant les œuvres de ces deux auteurs, Chris Ware et Richard McGuire qui ont contribué à façonner ma vision du monde et de l’architecture.
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Bibliographie
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[12] GROENSTEEN Thierry, Système de la Bande Dessinée, PUF. Paris, Collection Formes sémiotiques, 1999. [13] HEIDEGGER Martin, Essais et Conférences, Traduction française, Gallimard, 1958. [14] LEROY Fabrice, « Une tragédie de détails: l'architecture de l'infra-ordinaire dans Building Stories de Chris Ware », La mécanique du détail : Approches transversales. Lyon : ENS Éditions, 2017, p.227-244 [15] McCLOUD Scott, L'art invisible, Delcourt, Paris, 2007. [16] MCGUIRE Richard, Here, Pantheon Books, 2014. [17] MISRAHI Robert, « Le "lieu" comme demeure contribution à une philosophie », Revue du MAUSS 2002/1 (no 19), p. 377-388. DOI 10.3917/rdm.019.0377, 2002. [18] NOFUENTES Alvaro, Structures narratives limites en bandes dessinée, Mémoire sous la direction de de Thierry Groensteen et Lambert Bartélémy, EESI/Université de Poitiers, Ecole Européenne Supérieure de l'Image, Angoulême, 2010. [19] NORBERG-SCHULZ Christian, Genius Loci, Paysage Ambiance Architecture, Pierre Mardaga éditeur, 1981. [20] PALLASMAA Juhani, Le regard des sens, Éditions du Linteau, 2010. [21] PEETERS Benoit, Archi & BD Benoit Peeters, vidéo internet: https://www.youtube.com/watch?v=PVuJos3m8Ss, cité architecture, 2010. [22] PEETERS Benoît, Case Planche Récit: Lire la Bande Dessinée, Casterman, Belgique, 1998. [23] PEREC Georges, L'infra-ordinaire, Éditions du seuil, coll. « Librairie du xxe siècle », Paris, 1989. [24] PEREC Georges, Georges Perec "La vie mode d'emploi" | Archive INA, vidéo internet : https://www.youtube.com/watch?v=_fE5OqO4RgI, INA, 2016. [25] PEREC Georges, La vie mode d'emploi, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1978. 122
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Annexes
Annexes Annexe 1.a : Planches de la bande dessinĂŠe Here (Richard McGuire) parue dans le magaUine RAW en 1989 - Planches 1 et 2.
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Annexe 1.b : Planches de la bande dessinée Here (Richard McGuire) parue dans le magaUine RAW en 1989 - Planches 3 et 4.
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Annexes
Annexe 1.c : Planches de la bande dessinĂŠe Here (Richard McGuire) parue dans le magaUine RAW en 1989 - Planches 5 et 6.
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La Représentation de l’Habiter en Bande Dessinée
Annexe 2 : Analyse des planches « photos de famille », dans Here
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Annexes
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Annexe 3.a : Frise Chronologique de Here – Nombre de vignettes en fonction de l’année – Phase 1 : de -3000500000 à 0
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Annexes
Annexe 3.b : Frise Chronologique de Here – Nombre de vignettes en fonction de l’année – Phase 2 : de 1300 à 1907
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Annexe 3.c : Frise Chronologique de Here – Nombre de vignettes en fonction de l’année – Phase 3 : de 1900 à 2111
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Annexes
Annexe 3.d : Frise Chronologique de Here – Nombre de vignettes en fonction de l’année – Phase 4 : de 2111 à 22175
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Annexe 4 : Analyse de deux planches de Building Stories
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Annexes
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