Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse, du vingtième siècle à aujourd’hui.
ENSA Paris Val-de-Seine Mémoire de Master Lucas REMY Enseignant tuteur : Rémy BUTLER Janvier 2014
Sommaire
Introduction………………………………………………………………………….. .p.4
Chapitre 1 : masse et échelle de masse A. De la plèbe à la masse. Plèbe, peuple, multitude…………………………………………………………….....p.6 Foule…………………..……………………………………………………………...p.10 Masse…………………..…………...………………………………………………...p.13 B. Echelle de masse. Monumental…………………..…………...………………………………………….p.24 Colossal………………..…………...………………………………………………...p.41
Chapitre 2 : multitude et (très) grande échelle A. Multitude et répétition. Multitude………..……..…………...………………………………………………...p.61 Répétition et stratégies d’évitement………………………………………………….p.69 B. La (très) grande échelle. Du rhizome au Junkspace…………………………………………………………….p.98 Bigness et peau……………………………………………………………………...p.108
Conclusion……………………………...…………………………………………...p.126 Annexe : le Team 10..…….….…………………..………………………………….p.130 Bibliographie…….……………….…...…………………………………………….p.145 Iconographie……………………….…...…………………………………………...p.148
2
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
3
Introduction
Introduction L’échelle est une caractéristique fondamentale à la compréhension d’un édifice. Elle détermine en grande partie son organisation, sa composition et son expression. Et nous le voyons mondialement, les échelles auxquelles les plus grands édifices peuvent prétendre ne cessent de croître. Dans un monde toujours plus urbain et dans des villes toujours plus denses, les questions de masse et d’échelle sont de moins en moins dissociables de la pratique architecturale. Le grand nombre, la masse, la multitude sont autant d’appellations des nouveaux usagers auxquels l’architecture a l’ambition de répondre. La (très) grande échelle interpelle quiconque s’y confronte. C’est pourtant un domaine relativement peu abordé par les écrits des architectes, en comparaison à d’autres sujets chers à l’architecture moderne et contemporaine. Certains s’y sont attelés, comme Rem Koolhaas avec sa fameuse théorie de la Bigness, sans forcément en dégager de théorie architecturale. J’en ai personnellement fait l’expérience lors d’un concours et me suis confronté aux problèmes de représentation que la grande échelle engendre. Et effectivement, c’est bien de sa représentation qu’il est question. La grande échelle s’adresse au grand nombre et pose alors la question de sa représentation.
De nombreux liens peuvent en réalité être faits entre des approches philosophiques, notamment des réflexions sur la foule, la masse, la multitude, et la représentation du nombre et de l’individuel dans la grande échelle. Nous nous demanderons donc comment ont évolué la grande échelle et ses représentations. Ou comment se sont exprimées les conceptions du grand nombre dans l’architecture de grande échelle du début du vingtième siècle à aujourd’hui ? Nous verrons d’abord quelles ont été les principales interprétations du grand nombre à travers les notions de plèbe, de peuple puis surtout de foule et de masse et en viendrons à une approche de l’échelle de masse, sous deux de ses formes, le monumental et le colossal. Nous verrons ensuite comment la notion de multitude permet un approfondissement de celle de masse et en quoi la répétition, outil essentiel de l’échelle de masse, se confronte à cette multitude. Nous analyserons alors la traduction de ceci
4
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
dans les premiers gratte-ciels et aborderons certaines stratégies d’évitement. Enfin, nous nous intéresserons à la notion de rhizome de G. Deleuze et à son influence sur la théorie du Junkspace de R. Koolhaas pour enfin aborder la Bigness et la représentation de l’échelle réinterprétée par la peau lisse.
*
5
Plèbe, peuple, multitude
Chapitre 1 : masse et échelle de masse A. De la plèbe à la masse
Pour étudier la question de l’échelle de masse, il faut commencer par se demander ce qu’est la masse. C’est une notion qui est apparue assez tardivement, avec des premières théories émises à la fin du 19 ème siècle. Evidemment, les notions de peuple, de nombreux, de foules ont déjà été développées avant le 19 ème siècle ; mais ce n’est qu’au début du 20ème siècle qu’on commence réellement à s’intéresser à la masse en tant que masse. En ce qui nous concerne, nous parlerons essentiellement de masse. Mais voyons rapidement les différentes notions qui nous ont amené à la foule et à la masse que nous étudierons par la suite.
*
Plèbe, peuple, multitude On pourrait tout d’abord se rappeler le terme de plèbe. Les plébéiens constituent la majeure partie du populus romain, avec les patriciens qui le complète. La plèbe désigne, dans le langage courant, la population. La plèbe applique son pouvoir à travers ses représentants inviolables, les tribuns de la plèbe, élus pour une courte durée. Elle fait alors
contrepoids
aux patriciens,
représentants aristocratiques
d’une
société
oligarchique. Les plébiscites prendront alors valeur de loi et permettront à la plèbe de s’exprimer face à une aristocratie encore forte mais diminuée. Ainsi, bien que ce soit limité, la plèbe peut, à travers ses représentants, appliquer ses lois. Faire partie de la plèbe est un choix, une revendication ; même certains patriciens ont fait partie de la plèbe. La plèbe regroupe pourtant différentes classes, des classes aisées, comme les homines quasi-boni qui vivent comme certains praticiens, jusqu’aux travailleurs des classes moyennes (artisans) ou du proletarii et aux plus pauvres, la turba, couche la plus basse
6
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
de la société. Il est d’ailleurs intéressant de noter que toutes ses caractéristiques ne se ressentaient qu’en milieu urbain, bien qu’une très grande partie de la population soit rurale. En effet, à la campagne, les chefs de village exerçaient en pratique leur pouvoir et on peut penser que ces lois et ces revendications de la plèbe ne se vivaient réellement que dans les cités. La plèbe est une des premiers termes qui qualifiera l’ensemble des citoyens, des individus formant un tout. La plèbe est peut-être l’ancêtre de la masse. Elle regroupe la plus grande partie de la société (et pas toute la société, comme le fera la masse) et peut appliquer ses volontés par le biais des tribuns. Elle a un ainsi un impact important sur la loi et la culture de sa civilisation. Ce sont finalement l’agglomération et la cohésion qui ont permis l’avènement de la plèbe. Pour se constituer en tant que telle, elle se fait représenter ; elle luttera pour acquérir petit à petit une certaine égalité de droit, même avec les patriciens. Ce sont là des caractéristiques importantes que nous retrouverons constamment dans les notions qui succèderont à la plèbe. Le terme de plèbe finira par se perdre en sortant de la civilisation romaine. Il deviendra même péjoratif et aura tendance à être utilisé pour qualifier la populace, le bas-peuple, la masse populaire. Bien que conservé dans le langage courant pendant longtemps, les penseurs européens chercheront de nouvelles notions pour qualifier l’ancienne plèbe, qui représentera toujours la majeure partie de la population. Pendant des siècles, ces notions évoluèrent et on en viendra finalement quelques mille ans plus tard, à parler majoritairement de peuple pour en arriver au 20ème siècle à la masse et dernièrement à la multitude.
Prenons par exemple T. Hobbes, un des plus fervents défenseurs de la notion de peuple. Son approche propose la vision d’un peuple uni, « une sorte d’unité qui a une volonté unique »1, constituant ainsi un Etat. « S’il y a Etat, il y a peuple »2, qui a un but commun, une direction unique et commune à tous. Finalement, « avant l’Etat, il y avait 1
HOBBES Thoma, De Cive, 1642 cité dans VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.9. 2
VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.9.
7
Plèbe, peuple, multitude
le Nombre ; après l’instauration de l’Etat, il y a le Peuple-Un »1. Il se distingue alors de B. Spinoza, qui préfère parler de multitude, comme « forme d’existence sociale du Nombre en tant que Nombre »2. Regardons de plus près le couple peuple – multitude. Ce sont deux notions qui ont été au cœur de débat pendant très longtemps. Une brève comparaison des théories de T. Hobbes et de B. Spinoza. T. Hobbes parle déjà en 1651, en particulier dans le Léviathan, de peuple et de multitude. Ce sont là deux notions qu’il oppose ; d’un côté, il y a le peuple-Un obéissant à l’Etat, de l’autre il y a la multitude, antérieure et chaotique. La multitude ne pourrait pas avoir de volonté unique, chacun y applique son droit naturel et n’obéit qu’à ses volontés individuelles. En devenant peuple, elle accepte l’autorité de son représentant et souverain et acquiert son unité. Les termes de peuple et de multitude remontent d’ailleurs à loin. Selon Cicéron (106 – 43 av. JC) déjà la nature disposerait la multitude à se faire peuple. Il écrit à ce sujet : « La chose publique […] est la chose du peuple ; et par peuple il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêts. Quand à la cause première de ce groupement, ce n’est pas tant la faiblesse qu’une sorte d’instinct grégaire naturel, car le genre humain n’est point fait pour l’isolement […]. Bientôt d’une multitude errante et dispersée la concorde fit une cité »3. Plus d’un millénaire plus tard, T. Hobbes reprend ces termes transmis dans toute la civilisation latine et va plus loin. Contrairement à Cicéron, T. Hobbes affirme que la transformation de la multitude en peuple se fait par le contrat social. Ce contrat social fait du peuple une unité à travers son représentant et par un transfert de droit. C’est ce transfert de droit, du droit naturel individuel au droit civil donné au représentant, qui constitue l’essence du contrat. Revenons en arrière, à B. Spinoza, qui en 1670, publie son Traité théologico-politique, dans lequel il revient à la notion de multitude. Il s’oppose à la fois à la théorie 1
Ibid, p.10. Ibid, p.8. 3 CICERON Marcus, De Republica,, -55 , Classiques Garnier, 1962, p.25 (extrait web) 2
8
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
traditionnelle de l’unité d’un corps collectif (le peuple) et à celle de la représentation (soumission du peuple à son représentant). Il écrit : « Ce droit que définit la puissance de la multitude [multitudinis potentia], on a coutume de l’appeler Etat [imperium], et celui-là possède absolument ce pouvoir, qui, par le consentement commun, a le soin de la chose publique »1. B. Spinoza prétend alors à la souveraineté de la multitude par consentement commun. Le droit de l’Etat serait donc le droit naturel en ce qu’il a de rationnel, déterminé non pas par la puissance de chaque individu mais pas celle de la multitude. Il conserve de cette manière le droit naturel dans le droit civil, contrairement à T. Hobbes qui les opposait et pour qui, le droit naturel individuel était incompatible avec l’unité du peuple. Alors, l’individu doit agir selon les lois de l’Etat, données par la multitude des individus. On a chez B. Spinoza, un transfert de droit par consentement commun continu. Le droit civil ne détermine a priori pas les conditions d’obéissance du peuple au souverain mais il offre un cadre aux relations individuelles et collectives. L’auteur ne rejette pas totalement l’existence d’un contrat social régissant certaines parties de la société mais rejette la relation sujet-souverain, son asymétrie de pouvoirs et le renoncement individuel au droit naturel. Les individus de la multitude expriment leurs droits naturels. L’auteur affirme également l’égalité des individus directement au sein de leurs rapports civils alors que T. Hobbes parlait d’une égalité naturelle des hommes, altérée par la suite en se constituant comme peuple (asymétrie des pouvoirs – contrat avec représentant). L’égalité est essentielle au fonctionnement de la multitude ; « l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle »2, écrira par la suite J. Rousseau. C’est encore l’égalité citoyens-souverain qui permettrait l’existence politique de la multitude, le pouvoir politique supposé passer alors librement de l’un à l’autre. Finalement, le consentement commun dont parle B. Spinoza est un accord continu, en perpétuelle remise en question alors que T. Hobbes le présentait comme un
1 2
9
SPINOZA Baruch, Traité politique, 1677, éd. Garnier, 1929, p.21. (extrait web) ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social ,1762, éd. Flammarion, 1992, p.76-77. (extrait web)
Plèbe, peuple, multitude
consentement initial permettant par la suite l’obéissance du peuple. Ainsi, c’est bien le consentement commun continu qui régit l’organisation politique de la multitude. Nous avons donc vu les notions principales qui se sont développées jusqu’au 19ème siècle. Le peuple est une notion qui a dominé très longtemps et qui est à la base des sociétés occidentales. Mais petit à petit, ce concept s’est essoufflé, notamment après la révolution industrielle. En
passant d’abord par la conception de la foule, les
intellectuels européens de la fin du 19ème et du début du 20ème prennent petit à petit conscience de l’émergence de la masse dans nos sociétés. Et les notions de foule et de masse n’impliquent pas vraiment les mêmes choses que le peuple. C’est d’ailleurs plus dans l’optique de B. Spinoza et de sa multitude que seront abordés la foule, puis la masse.
*
Foule Pour commencer, il faut parler de la foule. Bien qu’elle se distingue de la masse à plusieurs égards, l’étude des foules a été une introduction au concept de masses qui sera développé par la suite. Différentes constatations furent émises au 19 ème siècle sur cette notion naissante. En tête, nous trouvons Gustave Lebon et son ouvrage Psychologie des foules. Paru en 1895, il affirme que « l’action inconsciente des foules substituée à l’action consciente des individus, représente des caractéristiques de l’âge actuel ».1 L’inconscience de celles-ci est en effet un point essentiel à noter.
1
LEBON Gustave, Psychologie des foules, 1895, Presses Universitaires de France, 1963, préface.
10
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Gustave Lebon (1841 – 1931). G. Lebon est un médecin, anthropologue et sociologue français, auteur de nombreux ouvrages dans lesquels il s’attarde sur les questions comportementales, en particulier sur les effets de foule et la psychologie des foules. Il voyagea beaucoup en Europe et en Afrique du Nord au dix-neuvième siècle et tirera de ces expériences plusieurs points fondamentaux à ses théories. Il publie Lois psychologiques de l’évolution des peuples en 1894 où il part de la théorie darwinienne et l’élargit sur un plan pyschosociologique ; ce sera son premier grand succès. L’année suivante, il publie Psychologie des Foules, où il dégage plusieurs constats sur le comportement de la foule naissante en Europe. Celle-ci est une notion à laquelle on porte de plus en plus d’importance en et cet ouvrage restera pendant longtemps une référence en sociologie. L'Homme et les sociétés - Leurs origines et leur histoire (1881), Les Civilisations de l'Inde (1893), Lois psychologiques de l'évolution des peuples (1894), Psychologie des Foules (1895), Psychologie du socialisme (1898), Psychologie de l'éducation (1902), Psychologie politique (1910), Les Opinions et les croyances (1911), Psychologie des temps nouveaux (1920), Le Déséquilibre du monde (1923), Bases scientifiques d'une philosophie de l'histoire (1931). Liste non exhaustive.
11
Foule
« Evanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en acte les idées suggérées»1 seraient les caractéristiques principales de la foule. Elle serait en somme condamnée au recours aux lieux communs, résultats des idées suggérées par des images simples, dont l’« utilité principale est de dispenser celui qui les emploie de l’obligation de penser »2. L’idée suggérée, « pénètre dans l’inconscient et devient un sentiment »3. Deux siècles plus tard, il prend de cette manière le contrepied de Hobbes en écrivant que « cette absence totale de direction de l’opinion, et en même temps la dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un émiettement complet de toutes les convictions et l’indifférence croissante des foules [...] pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts immédiats »4.
La vision de G. Lebon est claire et radicale. On peut lire en filigrane une analyse un peu caricaturale du phénomène auquel il s’attaque, sans recul possible, celui-ci lui étant contemporain. En revanche, certains points émergent et persisteront dans l’analyse des auteurs qui prendront sa suite. A noter principalement, l’importance de l’inconscience de la foule qui caractérise tous les comportements et caractéristiques secondaires des foules que ce soit l’action inconsciente, la contagion des idées par les lieux communs, la soi-disant absence de réflexion individuelle ou encore la tendance à transformer directement les idées en actions. Nous noterons également que l’ inconscience décrite par l’auteur dans cet ouvrage, est peut-être au fond un phénomène de passivité plus que d’aveuglement. Nous reviendrons sur ces nuances avec des auteurs qui ont pris la suite de G. Lebon et ont travaillé sur la masse. Egalement, la transformation de l’idée en action inconsciente « substituée à l’action consciente des individus »5 est un point qui restera commun aux différentes théories 1
Ibid, p.14. Ibid, p.60. 3 Ibid, p.33. 4 Ibid, p.89. 5 Ibid, préface. 2
12
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
développées par la suite, ainsi que l’usage de la suggestivité comme outil d’influence appliqué aux foules. *
Masse L’analyse des foules de G. Lebon ne resta pas sans suite. Nous nous intéresserons notamment aux ouvrages de José Ortega y Gasset et d’Elias Canetti, qui ont tous deux développé la notion de masse et qui proposent une grille d’analyse valable pour tout le 20ème siècle et peut-être encore aujourd’hui. J. Ortega y Gasset, né le 9 mai 1883 à Madrid, est un philosophe, sociologue, écrivain et homme politique espagnol. C’est un penseur actif à l’époque, considéré comme un des plus importants représentants de l’humanisme libéral européen. Il est nommé à la chaire de métaphysique en 1910 à l’université de Madrid, ce qui lui permettra de former un noyau d’intellectuels actifs et il y restera plus de vingt-cinq ans. Il s’intéresse fortement à la modernisation de l’Espagne, à son inscription dans une nouvelle époque et à l’émergence de nouveaux statuts, comme l’homme-masse, concept qu’il développe dans La révolte des masses, un de ses ouvrages principaux, paru en 1930 et qui fera référence par la suite. Son intérêt pour l’homme-masse s’inscrit dans un contexte très particulier. En effet, la RM regroupe des textes tous écrits juste avant les plus grands phénomènes de masse qu’ait connu le siècle dernier. L’émergence des deux plus grands régimes totalitaires européens, le national-socialisme et le communisme ont marqué cette période et la Seconde Guerre Mondiale peut être lue comme une expression de masse pure et simple. J. Ortega y Gasset s’interrogea donc sur l’émergence de la société de masses, et son incarnation individuelle, l’homme-masse. Il y décrit un phénomène qui se répand dans toute l’Europe et l’analyse avec un certain pessimisme. Il prône alors un libéralisme nouveau, partagé et géré plus adroitement, comme un espoir pour la modernisation d’une Europe unie.
13
Masse
Dans La révolte des masses, J. Ortega y Gasset va donc plus loin que G. Lebon dans l’analyse de l’avènement des masses en tant qu’ « émergence historique du type humain socialisé et primitif qui est l’homme-masse »1. L’homme-masse, individu contemporain inclus dans une entité sociale, politique et culturelle qui le dépasse, apparaît comme un concept auquel se rattachent de nombreuses caractéristiques déterminantes. Premièrement, il est apparu récemment. En effet, l’homme-masse est le produit d’un contexte historique sans précédent ; la révolution industrielle, une forte croissance démographique, les prémisses d’une mondialisation en marche, la revendication de plus en plus forte des droits sociaux et politiques de tout un chacun, sont les principaux facteurs qui ont permis l’ « avènement des masses au plein pouvoir social »2. C’est un statut encore jeune à l’époque de l’auteur. Ce qui le précède finalement, c’est le gouvernement par les minorités. Et J. Ortega y Gasset ne manque pas d’opposer l’homme-masse à l’homme-minorité. « La masse, sans cesser d’être masse, supplante les minorités »3et se serait appropriée ses pouvoirs. Mais l’avènement des masses est avant tout le fait de l’agglomération qu’elle a subie, principalement au 19ème siècle. Après les grands regroupements urbains et l’apparition du prolétariat comme force ouvrière qui revendique des droits et des pouvoirs, le contexte de l’avènement est planté. « La foule s’est tout naturellement appropriée des locaux et des machines créées par la civilisation »4 et finalement « la masse c’est l’homme-moyen ; [...] ce qui était une simple quantité – la foule – prend une valeur qualitative »5. L’homme-masse aurait hérité d’un monde qu’il n’a pas contribué à créer. Il est arrivé par la croissance démographique, par l’évolution des modes de production, par la démocratisation de la société, par la revendication d’une égalité de plus en plus totale.
1
LASAGNA MEDINA José, José Ortega y Gasset (1883 – 1955), cité dans ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.11. 2 ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.83. 3 Ibid, p.89. 4 Ibid, p.84. 5 Ibid, p.86.
14
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
José Ortega y Gasset (1883 – 1955). J. Ortega y Gasset est un philosophe, sociologue, homme politique et écrivain espagnol, considéré comme un des plus importants représentants de l’humanisme libéral européen. Il est nommé à la chaire de métaphysique en 1910 à l’université de Madrid, où il restera plus de vingt ans. Il formera autour de lui un noyau d’intellectuels actifs. Il sera notamment homme de presse puis homme politique engagé quelques années, pour se réserver plus tard à l’écriture. Il s’intéresse en particulier à la modernisation de l’Espagne, à son inscription dans une nouvelle époque et à sa relation avec l’Europe, ainsi qu’à l’émergence de nouveaux statuts individuels et de phénomènes collectifs, notamment celle de l’homme-masse. Il publie La Révolte des Masses en 1930, ouvrage de référence qui regroupe et présente ses pensées, en particulier sur la modernisation de notre époque et des statuts individuels et collectifs européens. Méditations sur Don Quichotte (1914), L'Espagne invertébrée (1921), Le thème de notre temps (1923), La déshumanisation de l'art (1925), La révolte des masses (1929), Mission de l'université (1930), La rédemption des provinces et la décence nationale (1931), Autour de Galilée (1933), L'histoire comme système (1935/1941), De l'Empire romain (1941), La raison historique (1940-1944), Une interprétation de l'histoire universelle (1948), L'idée de principe chez Leibniz (1947), L'homme et les gens (1949). Liste non exhaustive.
15
Masse
Ce n’est pas un statut qu’il s’est créé et revendiqué mais qui s’est imposé (volontairement ou non ?).
Deuxièmement, l’homme-masse serait socialisé et primitif. Socialisé parce qu’il se réalise en tant qu’individu d’une société à laquelle il se rattache et par laquelle il se définit, primitif par ses moyens de réflexion et d’action. Son appartenance à la masse (socialisation) est déterminante ; on ne peut pas envisager l’homme-masse sans la masse à laquelle il se rapporte. La foule est devenue masse et a pris une valeur qualitative, « c’est la qualité commune, ce qui est à tous et à personne »1. L’homme-masse ne peut pas se définir individuellement, il est constamment socialisé et rapporté à la masse. L’homme-masse est « l’émergence historique du type humain socialisé et primitif »2. Nous avons précédemment écrit qu’il était primitif par ses moyens de réflexion et d’action. J. Ortega y Gasset qualifie l’émergence de l’homme-masse d’ «invasion verticale des barbares »3. Et il ajoute qu’ «aujourd’hui l’homme échoue parce qu’il ne peut rester au niveau du progrès de sa propre civilisation »4. En effet, l’homme-masse a supplanté les minorités sans forcément être qualifié pour le faire ; c’est un « ensemble de personnages non spécialement qualifiés »5. Il vit en « un temps qui se sent fabuleusement capable de réalisations mais qui ne sait pas ce qu’il veut réaliser »6.
Il subit de plus une politisation qui le dépasse, qui « vide l’homme de sa solitude et de sa vie intime »7. Et cette « politisation intégrale est une des techniques que l’on emploie pour le socialiser »8. L’auteur qualifie en ces termes l’interventionnisme d’un
1
Ibid, p.86. LASAGNA MEDINA José, José Ortega y Gasset (1883 – 1955), cité dans ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.11. 3 ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p157. 4 Ibid, p.165. 5 Ibid, p.15. 6 Ibid, p.115. 7 Ibid, p.13. 8 Ibid, p.13. 2
16
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Etat omniprésent ainsi que l’influence des normes sociétales et culturelles sur le comportement et les idées de l’homme-masse. Selon lui : «l’étatisme est la forme supérieure que prennent la violence et l’action directe constituées en normes. Derrière l’Etat, machine anonyme, et par son entremise, ce sont les masses qui agissent par elles-mêmes »1 . La masse agit alors à travers l’Etat qui « veut assumer les tâches qui appartiennent à la société et aux individus »2. Cette vision est en quelque sorte la réciproque de la théorie de Hobbes ; ce ne serait pas l’Etat qui fait le Peuple-Un mais la masse qui fait l’Etat anonyme. La politisation intégrale est la conséquence directe du fonctionnement de la masse, en ce sens qu’elle ne peut agir que collectivement et ne peut prétendre qu’à des valeurs d’ensemble. C’est cette politisation qui permet à l’individu de devenir un homme-masse, en le vidant de ses responsabilités et en lui présentant des valeurs communes préconçues auxquelles il doit se rapporter.
Finalement, et notamment par cette politisation et cette revendication collective, l’homme-masse subit une homogénéisation, qui se fait inconsciemment ; cela nous ramène finalement à l’inconscience des foules dont parlait G. Lebon et aux phénomènes de contagion et suggestivité des idées. L’homme-masse, homme-moyen, représente tout le monde, même si « ce « tout le monde » n’est plus « tout le monde » »3 car pour former un tout avec des individus divergents, il faut réduire et homogénéiser. C’est un phénomène essentiel à l’avènement de la masse. On obtiendrait la masse par agglomération et homogénéisation. Ce sont deux caractéristiques qui sont directement à l’origine de la masse. Cette homogénéisation impliquerait dans un second temps, le droit à la médiocrité, revendiquée et directement appliquée. L’homme-masse naissant a « la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et les impose partout »4. Il ne recherche que la vie
1
Ibid, p.198. REVEL JF, Le Rejet de l’Etat, 1984, Grasset, page 15 cité dans ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.20. 3 ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.90. 4 Ibid, p.90. 2
17
Masse
standard et l’exige en collectivité, c’est une action en masse. L’agglomération et l’homogénéisation imposent la médiocrité. Elle est le produit de la revendication collective. Et elle se ferait par le biais de l’action directe et des lieux communs. Bien que radicalement prononcé, ce postulat rejoint finalement la conception de G. Lebon ; et comme ce dernier, l’auteur prétend également que l’homme-masse, « trouve parfaite cette accumulation de lieux-communs »1, comme applications de la médiocrité. L’utilité principale des lieux-communs « est de dispenser celui qui les emploie de l’obligation de penser »2, écrivait G. Lebon. Finalement, le lieu-commun c’est l’idée homogénéisée. Le lieu-commun est simplifié et contagieux. Il peut alors se répandre dans la masse homogénéisée et apporter à l’homme-masse un certain confort intellectuel.
On pourrait donc résumer l’émergence de l’homme-masse par l’agglomération, l’homogénéisation et la revendication de la médiocrité sur un fond de politisation intégrale. Il reste cependant un outil essentiel à la compréhension de la masse, l’action directe. Répétons-le une dernière fois : «l’étatisme est la forme supérieure que prennent la violence et l’action directe constituées en normes »3 ; l’action directe est constituée en norme et systématiquement appliquée. Le monde serait alors conditionné par « l’irresponsabilité du propre du nouvel homme-masse »4, qui « ne se sent ni solidaire ni dépendant d’autres instances supérieures »5 et qui appelle à une action directe et anonyme ; il ne discute plus, n’écoute plus, l’action directe est son « procédé unique d’intervention »6.
1
Ibid, p.145. LEBON Gustave, Psychologie des foules, 1895, Presses Universitaires de France, 1963, p.60. 3 ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.198. 4 GARAGORRI Paulino, Goethe y el epilogo de la Rebelion de la Masas,2006, Editorial Caro Raggio cité dans ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.19. 2
5 6
Ibid, p.18. ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.148.
18
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Elias Canetti (1905 – 1994). Elias Canetti est un auteur, philosophe d’origine bulgare, d’expression allemande et ayant vécu dans plusieurs pays européens. Son parcours lui a donné une vision européenne complète : il est né en Bulgarie, a appris l’allemand et la littérature en Allemagne et en Autriche, devient citoyen britannique en 1952 et est officiellement résident Suisse. Son point de vue est donc centré sur l’Europe et il est difficile de le rapporter à la tradition intellectuelle de l’un ou l’autre de ces pays. Il écrira notamment un roman, plusieurs pièces de théâtre, de nombreux essais et une autobiographie. Il publie Masse et Puissance en 1960, qui aura un impact mondial et sera traduit dans de nombreux pays ; il y aborde la question de la masse dans la même optique que le philosophe espagnol J. Ortega y Gasset mais s’intéresse de plus près à l’européanisation du phénomène. Il sera distingué de nombreux prix et honneurs littéraires au cours de sa carrière. Auto-da-fé (1949), Comédie des vanités (1950), Masse et Puissance (1960), Le Monde dans la tête (1962), Les Voix de Marrakech (1968), L’Autre Procès - Lettres de Kafka à Félice (1969), L’Avenir divisé - Essais et conférences (1972), Témoin auriculaire Cinquante caractères (1974), La Conscience des mots (1975), Le Collier de mouches (1992), autobiographie : Écrits autobiographiques, recueil qui contient La Langue sauvée, Le Flambeau dans l’oreille, Jeux de regards, Le Territoire de l’homme et Le Cœur secret de l’horloge. Liste non exhaustive.
19
Masse
L’action directe est le seul procédé dont l’homme-masse peut distinguer les résultats. Elle le dégage de toute responsabilité, celle-ci étant appliquée par l’Etat anonyme. Elle renforce alors la position de l’Etat dans l’époque de masse. Alors l’infrastructure - outil du citoyen individualisé – devient structurante et s’impose à l’homme-masse ; «l’échafaudage devient propriétaire et locataire de la maison »1
Publié en 1929, la RM précède les plus grands mouvements totalitaires de nos sociétés. L’auteur dépeint un tableau assez alarmant de la situation. Par les différents points qu’il développe, il montre un homme-masse inconscient et irresponsable, finalement passif, constituant une entité homogénéisée, présentant une tendance à l’action directe exécutée par un Etat anonyme et interventionniste. D’autres approches développent la notion de masse, notamment celle d’Elias Canetti dans Masse et Puissance, paru en 1960. C’est un auteur, philosophe, né en 1905 et mort en 1994 d’origine bulgare, d’expression allemande et ayant vécu dans plusieurs pays européens. Son parcours lui a donné une vision européenne complète : il devient citoyen britannique en 1952 mais il est né en Bulgarie, a appris l’allemand et la littérature en Allemagne et en Autriche et est officiellement résident Suisse. Sa vision d’ensemble lui a permis une approche distanciée de la modernisation de l’Europe. En travaillant sur la masse, E. Canetti traverse alors différents thèmes omniprésents dans toute sa carrière. Il tire notamment plusieurs propriétés caractéristiques de la masse, qui ne sont pas sans rappeler le travail de J. Ortega y Gasset : 1. la masse tend toujours à s’accroître ; 2. au sein de la masse, règne toujours l’égalité ; 3. la masse aime la densité ; 4. la masse a besoin d’une direction commune (qui renforce le sentiment d’égalité).
1
Ibid, p.198.
20
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Pour E. Canetti, la masse serait donc également une entité homogène. « Toujours vivement hantée d’un pressentiment de la désintégration qui la menace »1, la masse poursuit sa croissance et chacun de ses membres y contribue. Elle aurait un but commun inconscient, sa propre croissance. Il faut bien noter que ce but commun n’est pas un but revendiqué individuellement. C’est un phénomène passif et collectif, à l’échelle de la masse. La masse tend toujours à s’accroître. Seule exception, la masse fermée, qui limite sa croissance pour ne pas se désintégrer ; pour durer, elle crée des limites. Mais la masse naturelle est au contraire la masse ouverte dont la « désintégration commence dès qu’elle cesse de croître »2. Et paradoxalement c’est son ouverture qui va aussi l’amener à sa perte, « c’est de tout absorber qui l’oblige à se désintégrer »3. Quoiqu’il en soit, la masse tend à s’accroître. Et dire qu’en son sein règne l’égalité revient finalement à relier les constats de J. Ortega y Gasset sur l’homogénéisation et le droit revendiqué à la médiocrité à l’œuvre d’E. Canetti. Le sentiment d’égalité est en effet essentiel à la constitution de la masse. L’individu doit se fondre dans la masse, l’égalité et l’homogénéisation sont alors des outils essentiels. L’individu doit s’accepter comme partie du tout. E. Canetti parle à ce sujet de décharge. La décharge c’est l’acceptation et l’intégration à la masse. « Avant elle, la masse n’existe pas vraiment »4 ; la décharge finalement, « c’est l’instant où tous ceux qui en font partie se défont de leurs différences et se sentent égaux »5. Dans la même optique, la masse veut prendre conscience d’elle-même ; elle aime la densité, car elle lui permettrait en partie cette prise de conscience. Les individus de la masse « ont un but. Lequel est donné avant qu’ils n’aient trouvé le moyen de l’exprimer »6. « Ce but est le noir intense ».7
1
CANETTI Elias, Masse et Puissance, 1966, éd. Gallimard, 1986, p.13. Ibid, p13. 3 Ibid, p13. 4 Ibid, p.14. 5 Ibid, p.14. 6 Ibid, p13. 7 Ibid, p13. 2
21
Masse
Les cérémonies et rituels de société ont pour but d’offrir à la masse le spectacle d’ellemême. « Par la régularité […], la répétition […] de certains rites, on garantit à la masse quelque chose comme une expérience domestiquée d’elle-même »1. L’auteur fait une analyse très fine de nombreuses masse-types ; la masse de fête est sûrement celle qui peut illustrer le plus simplement cette expérience domestiquée. Dans la fête, « on s’entremêle sans mouvement commun »2, on se rapproche, on fait l’expérience de son appartenance à un tout. E. Canetti propose plusieurs masse-types qu’on n’analysera pas dans le détail mais qui méritent d’être citées. Il parle notamment de masse ameutée, se formant à la vue d’un but directement accessible ; de masse de fuite, produite par une menace commune ; de masse de refus, où des hommes se regroupent et refusent ensemble de faire quelque chose qu’ils ont fait auparavant à titre individuel ; ou encore de masse de renversement, qui décide de mettre à fin à une certaine oppression commune… Enfin, nous verrons par la suite des exemples de réalisations de masse dans le cas des régimes nazi et soviétique. Il est donc intéressant de noter, l’analyse que propose l’auteur de la masse double. La masse double, c’est l’existence d’une deuxième masse à laquelle se rapporte la première. Alors « l’affrontement exerce son effet sur la cohésion »3. Toute guerre met en jeu une masse double, le vingtième siècle aura son lot de masses doubles au cours de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide. La masse double amplifie l’intensité, le développement et la cohésion de chaque masse.
Finalement, plusieurs points communs se dégagent de ces ouvrages. L’homogénéisation de la masse, l’interventionnisme de l’Etat, machine anonyme, et le recours aux lieux-communs et à l’action directe sont des caractères essentiels de la masse. Bien qu’ils puissent être modérés, ils ressortent toujours comme caractéristiques de fond de la masse et de son fonctionnement.
1
Ibid, p.18. Ibid, p.63. 3 Ibid, p.64. 2
22
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Et plus largement, nous retrouvons dans la masse, des caractéristiques qui traversent toutes les notions abordées, de la plèbe à la multitude (nous reviendrons d’ailleurs sur celle-ci). L’agglomération comme point de départ par exemple, est évidemment un critère nécessaire à la formation de la masse, mais aussi de la plèbe ou du peuple. L’égalité comme principe commun, la cohésion et la revendication groupée en sont d’autres. En revanche, la notion de masse va plus loin ; elle aborde des caractéristiques inconscientes et dégage des points qui ne sont pas des revendications mais des faits qui s’imposent. Nous pensons notamment à l’irresponsabilité de l’homme-masse, à l’interventionnisme d’un Etat anonyme, outil d’action directe de la masse, au recours aux lieux communs, au droit à la médiocrité… Toutes ces caractéristiques sont essentielles à la compréhension de la constitution de la société du vingtième siècle, et à celle de la masse. Et nous verrons comment tout cela s’exprime dans l’architecture du vingtième siècle et dans son évolution. Nous nous interrogerons d’abord sur la représentation de la masse dans l’architecture et donc sur l’échelle de masse, en particulier dans le cas des régimes totalitaires, mouvements de masse caractéristiques. Nous verrons ensuite comment l’échelle de masse finira par s’imposer à de nombreuses réalisations modernes, non pas dans le cas des régimes totalitaires, mais plus généralement en Europe et aux Etats-Unis, où les phénomènes de masse, bien que non revendiquées, finiront par s’exprimer avec autant de force.
*
23
Monumental
B. Echelle de masse Le début du vingtième siècle a été bouleversé par l’apparition de la masse, résultat d’une agglomération toujours croissante. En parallèle, l’architecture et l’urbanisme ont été révolutionnés par de nouveaux modes de production, de nouveaux besoins et modes de vie et par une rupture revendiquée avec la tradition, jugée inappropriée aux temps nouveaux. Nous nous demanderons alors comment l’apparition de la masse a influé sur la production architecturale. Comment peut-on lire l’échelle de masse dans la production du début du 20ème siècle et par quels procédés s’exprime-telle ? Et finalement, en quoi l’échelle de masse constitue-t-elle une représentation de la masse ?
*
Monumental Nous verrons que les différentes réponses au problème de l’échelle de masse développées au 20ème siècle (ou plus tard de la grande échelle) posent finalement la question de la représentation de la masse et de la lisibilité de l’échelle dans le bâtiment. Nous l’avons dit précédemment, les écrits abordés ont tous été écrits juste avant la montée des mouvements totalitaires, qui représentent peut-être le plus littéralement le phénomène de masse. Dans la production du national-socialisme en Allemagne, du communisme en URSS mais aussi aux Etats-Unis, en plein développement urbain et culturel, nous pouvons lire les premières apparitions de l’expression de masse dans les édifices. L’échelle de masse trouve une première expression dans ce que nous appellerons le colossal et le monumental. J. Ortega y Gasset écrivait d’ailleurs que «l’époque des
24
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
masses, c’est l’époque du colossal »1. Et nous pouvons lire cela en particulier dans les architectures totalitaires du début du siècle dernier. Notons bien que monumental et colossal n’ont pas la même signification. Le monumental serait ce « qui a un caractère de grandeur majestueuse »2 et le colossal serait ce qui est « extrêmement grand »3. Mais le monument est plus que cela. C’est un « ouvrage d’architecture, de sculpture, etc. destiné à perpétuer un souvenir ; […] un édifice remarquable ; […] une œuvre imposante, digne de durer »4. Monument vient du latin monumentum qui vient lui-même du verbe moneõ, qui signifie avertir ou se remémorer. Le monumental a donc une valeur de mémoire que le colossal n’a pas nécessairement. D’ailleurs le monumental n’est pas nécessairement grand, bien que ce soit souvent le cas. Le monumental, quelle que soit sa taille, se charge de valeur symbolique. Quoiqu’il en soit, si le monumental implique souvent le colossal, l’inverse n’est pas vrai. Le colossal, comme nous le verrons par la suite, avec notamment les grands ensembles soviétiques et européens, n’implique pas le monumental. Le monumental a pour but de marquer les mémoires. Ce rôle mémorial lui confère généralement certaines caractéristiques. Il ne saurait être générique, doit toujours se distinguer de la production architecturale commune et quotidienne, il est supposé être exceptionnel. Le monument s’imprègne d’une idée, de l’histoire, d’une idéologie et la symbolise. Il est une représentation et une mise en scène d’une culture, d’un pouvoir ou d’un souvenir. Le monument est censé traverser les temps, il est pérenne. C’est un ouvrage d’art, et plus qu’un simple bâtiment, qui se donne en spectacle. Généralement, mais pas systématiquement, il implique une rupture d’échelle et c’est en premier par sa taille qu’il se distingue. Le monument est alors avant tout une prouesse. D’ailleurs, ce que l’on entend communément par monument, c’est par exemple le Colisée, la cathédrale gothique, Notre-Dame de Paris ou ses concurrentes, la Tour Eiffel, l’Arc-de-Triomphe
1
ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.91. LEGRAIN Michel (sous la direction de), Le Robert illustré d’aujourd’hui en couleur, 1997, Club France Loisirs, 1585 pages. 3 Idem. 4 Idem. 2
25
Monumental
et son avenue des Champs-Elysées... Tous ces édifices, parmi tant d’autres, sont avant tout des prouesses et c’est par cela qu’ils se distinguent en tant que monuments.
Le monumental impressionne. Dans le cas des régimes totalitaires notamment, il incarne leur puissance. Le but du monumental est de magnifier la masse et sa puissance, de magnifier la force de l’entité à laquelle l’individu se rattache. Mais pour que l’individu s’y identifie, il faut encore qu’il s’y retrouve ; il ne peut pas se perdre dans le hors d’échelle. Finalement, le monumental sublime l’échelle et la met en scène, exprime sa démesure. Dans tous ces cas, on pourrait finalement parler d’homothétie, en tant qu’agrandissement, celle-ci amenant à une lecture nouvelle du rapport entre l’échelle humaine, individuelle, et l’échelle monumentale. Si le monument-prouesse impressionne, c’est parce qu’il exprime sa taille. « Pourquoi bâtir le plus grand possible ? [...] pour redonner à chaque allemand en particulier une confiance en soi. Pour dire à chaque individu dans 100 domaines différents : nous ne sommes pas inférieurs »1 disait Adolf Hitler à son architecte en chef, Albert Speer. L’architecture d’A. Speer, dont il témoigne dans son autobiographie, représente parfaitement cette volonté de magnifier l’échelle. Il se référait d’ailleurs constamment aux édifices antiques, monuments par excellence, pour soi-disant les surpasser. Il l’écrit d’ailleurs : « Nous avions « battu », au moins au plan des dimensions, les œuvres les plus fameuses de l’histoire humaine »2. Pour « battre » les monuments, il n’usait alors que d’un seul critère, la dimension. Il voulait faire toujours plus grand, plus impressionnant, plus monumental que les plus grands édifices de référence, c’est une compétition de l’échelle. Dit simplement, le monumental n’est monumental que si l’on peut lire qu’il est grand. Alors la compétition de l’échelle ne peut laisser de côté l’échelle humaine. 1 2
SPEER Albert, Au cœur du Troisième Reich, 1969, éd. Librairie Fayard/Pluriel, 2010, p.100. Ibid, p.101.
26
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Albert Speer (1905 – 1981). A.Speer est un architecte et ministre du IIIème Reich allemand. Il fera ses débuts en tant qu’architecte et rencontrera Adolf Hitler dès le début de sa carrière, celui-ci étant alors en pleine montée en Allemagne. A. Hitler était passionné d’architecture, les deux hommes auront une relation proche et A.Speer deviendra rapidement architecte en chef du régime nazi. Plus tard, il deviendra ministre et sera notamment chargé de la production industrielle d’armes. Peu de ses édifices seront réalisés mais ses projets attestent d’une volonté monumentale, à l’image de l’ambition du régime nazi. Une fois emprisonné, il écrira une autobiographie intéressante sur le plan architectural, politique et historique. On retiendra notamment son Esplanade pour le Zeppelin, un de ses seuls projets réalisés. Au cœur du IIIème Reich (1970), Spandauer Tagebücher (Spandau Diaries) (1975), Der Sklavenstaat : meine Auseinandersetzungen mit der SS (The Slave State: My Battles with the SS) (1981). Liste non exhaustive.
27
Monumental
Le monumental sublime l’échelle mais ne la cache pas, c’est le contraste entre l’échelle humaine et l’échelle de masse qui le définit. Dans ses édifices monumentaux, A. Speer espérait toujours «introduire des proportions encore sensibles à l’œil humain»1, à la fois par peur de la monumentalité qu’il imposait mais aussi comme outil de lecture indispensable du monumental. On retrouve cela dans son premier bâtiment bâti, la Tribune de l’esplanade du Zeppelin, commandée en 1934. Mesurant 390m de long pour 24m de haut, elle était l’ « expression taillée dans la pierre du pouvoir hitlérien »2. C’est par sa taille qu’elle se définit et qu’elle impressionne. Pensée pour recevoir des foules et mettre en avant le régime et Hitler en personne, elle est la première réalisation d’A. Speer qui montre sa détermination à construire à l’échelle monumentale. C’est aussi une des premières expressions aussi claires de l’échelle de masse au 20 ème siècle. Et son architecte écrit d’ailleurs fièrement qu’elle « faisait 180m de plus que les thermes de Caracalla à Rome, presque le double »3. Elle prend toute sa valeur quand elle reçoit les manifestations pour lesquelles elle est destinée. Son but premier est de mettre en scène la masse et ce à quoi elle se rapporte, le régime nazi. Complétée par un Lichtdom, ou cathédrale de lumière, constituée de 130 projecteurs militaires disposés tous les 12m, elle reflète alors parfaitement les volontés de grandeur et de démesure auxquelles aspirent A. Speer et A. Hitler. La tribune de l’esplanade du Zeppelin propose une double lecture. Pendant la manifestation, elle est noire de monde et met en scène la masse comme entité homogène unie ; mais quand elle est vide, elle met en rapport l’individu et le régime. En effet, par certains éléments répétés et de référence, comme la marche, la colonne ou les immenses drapeaux, elle permet à tout individu de prendre conscience de la grandeur de l’édifice et de son échelle.
1
Ibid, p.219. LEMAY Benoît, Préface inédite, p.V, dans SPEER Albert, Au cœur du Troisième Reich, 1969, éd. Librairie Fayard/Pluriel, 2010. 3 SPEER Albert, Au cœur du Troisième Reich, 1969, éd. Librairie Fayard/Pluriel, 2010, p.80. 2
28
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.1 : esplanade du Zeppelin, A. Speer, 1934.
29
Monumental
Tous les projets d’A. Speer, fortement influencés par Hitler, travaillent sur la démesure, le monumental, l’ostentatoire. Ils mettent en scène la masse et l’échelle de masse y est totalement revendiquée. Nous retiendrons notamment le Grand Stade de Nuremberg, jamais construit, de 550m par 460, pour une hauteur d’une centaine de mètres. Il aurait accueilli deux fois plus de spectateurs que le Circus Maximus de Rome et présentait un volume de 8 500 000m³ soit le triple de la pyramides de Khéops. Le Grand Stade aussi était pensé comme un lieu de manifestation. Il présentait notamment un portique de 18m de haut, faisant face aux gradins où prendraient place Hitler et ses généraux, qui « devait servir d’échelle permettant de mieux évaluer la masse que le « Grand Stade » dresserait derrière lui »1. En forme de fer à cheval, empruntée au stade d’Athènes, son but premier est de mettre en scène la masse elle-même plus que le Führer ou la manifestation qu’elle accueille. Elias Canetti a d’ailleurs écrit que la masse en anneau, « assise face à elle-même », «se donne ainsi en spectacle à elle-même »2. Le Grand Stade de Nuremberg est une illustration parfaite de l’architecture monumentale comme représentation volontaire de la masse. Nous noterons enfin la grandeur des projets comme le Palais du Führer
- 600m de
long pour 290 de haut et 2millions de m² - le Grand Dôme - 250m de diamètre pour 290m de haut, avec ses 21 000 000m³ pouvant accueillir 150 000 personnes, soutenu par « 100 piliers rectangulaires en marbre, qui avec leurs 24 mètres de haut, avaient des proportions presque humaines » - un Arc-de-Triomphe (117m de haut, soit deux fois et demi l’Arc-de-Triomphe de Paris)
-
la Nouvelle Chancellerie du Reich
(1 200 000m³) ; une bonne partie prenant place sur une nouvelle avenue de 120m de large pour 5km de long. Cette liste veut rendre compte de la démesure dans laquelle A. Speer travaillait, à l’image du régime nazi. Ce que tous ces projets ont en commun, c’est bien l’échelle de masse et son expression à travers le monumental. Par l’homothétie, par la démesure et par la tentative systématique de rendre lisible l’échelle humaine dans l’échelle monumentale, A. Speer propose une des premières architectures aussi nettement revendiqués pour la masse. 1 2
Ibid, p.99. ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.26.
30
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.2 : le Lichtdom (cathédrale de lumière), A. Speer ; esplanade du Zeppelin. 1934.
31
Monumental
Nous noterons enfin la grandeur des projets comme le Palais du Führer
- 600m de
long pour 290 de haut et 2millions de m² - le Grand Dôme - 250m de diamètre pour 290m de haut, avec ses 21 000 000m³ pouvant accueillir 150 000 personnes, soutenu par « 100 piliers rectangulaires en marbre, qui avec leurs 24 mètres de haut, avaient des proportions presque humaines » - un Arc-de-Triomphe (117m de haut, soit deux fois et demi l’Arc-de-Triomphe de Paris)
-
la Nouvelle Chancellerie du Reich
(1 200 000m³) ; une bonne partie prenant place sur une nouvelle avenue de 120m de large pour 5km de long. Cette liste veut rendre compte de la démesure dans laquelle A. Speer travaillait, à l’image du régime nazi. Ce que tous ces projets ont en commun, c’est bien l’échelle de masse et son expression à travers le monumental. Par l’homothétie, par la démesure et par la tentative systématique de rendre lisible l’échelle humaine dans l’échelle monumentale, A. Speer propose une des premières architectures aussi nettement revendiqués pour la masse.
Il faut bien comprendre que si le régime nazi a recours au monumental, ce n’est pas uniquement une compétition de l’échelle. Le régime nazi voulait construire du monumental pour laisser une trace dans l’histoire. Comme nous l’avons déjà remarqué, il est important de distinguer monumental et colossal. Dans ces réalisations, l’architecture est clairement monumentale et volonté de laisser une trace dans le temps est clairement affirmée. En effet, c’est bien A. Speer qui proposa à A. Hitler la loi des ruines, loi qui imposait certaines exigences constructives, notamment de matériaux, qui permettrait aux édifices de perdurer dans le temps et de devenir les ruines de la civilisation nazie, chargées de valeur symbolique et de mémoire. Le monumental est construit pour durer. Il est construit pour marquer les mémoires. Bien que la compétition de l’échelle ait en très grande partie déterminé l’architecture de ces monuments, c’est la loi des ruines qui explique le mieux la monumentalité de ceuxci. Le est une partie de la mémoire d’une civilisation.
32
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.3 : maquette du Grand Stade de Nuremberg, A. Speer.
33
Monumental
Fig. 4 : maquette du projet de Germania et de sa grande avenue.
34
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 5 : le Grand Dôme - 250m de diamètre pour 290m de haut…
35
Monumental
Fig. 6 : ‌ avec ses 21 000 000m³ pouvant accueillir 150 000 personnes.
36
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Ces remarques sur l’architecture monumentale du régime nazi sont également applicables au régime soviétique. En URSS, nous retrouvons une architecture de masse revendiquée et une sublimation de l’échelle. Il y a d’ailleurs un rapport entre la masse soviétique et la masse nazie qu’on ne peut pas négliger. La compétition de l’échelle ne se faisait pas seulement historiquement avec les références antiques d’A. Speer mais aussi géographiquement en lien avec le développement de l’URSS ou même des EtatsUnis. En témoigne parfaitement le combat des pavillons soviétiques et allemands à l’exposition universelle de Paris. En URSS, comme dans tout régime totalitaire, on cherche à exprimer la puissance de la masse que l’on défend. Dans le pavillon soviétique, ceci est littéralement illustré par la statue de l'Ouvrier et la Kolkhozienne de 24m de haut, posée sur le pavillon soviétique faisant face au pavillon allemand et à sa croix gammée. L’homme russe, ouvrier du régime russe, est monumentalisé. Le rapport entre l’échelle humaine et l’échelle de masse est alors parfaitement lisible. Et c’est loin d’être la seule réalisation soviétique qui s’empare de la monumentalité. La politique soviétique étant une politique de masse par excellence, on ne sera pas étonnés de voir le nombre de projets monumentaux qui lui ont été destinés, à l’instar du Palais des Soviets qui regroupa 272 candidatures et retint le projet de Boris Iofane. Après plusieurs esquisses en discussion avec Staline, l’édifice passa de 260 à 415m de haut coiffé d’une statue d’une centaine de mètres et proposait une salle principale de 100m sous-plafond pour un diamètre de 160m. L’homothétie d’éléments de référence est ici évidente.
37
Monumental
Fig.7 : les pavillons allemand (gauche) et soviétique (droite) à l’exposition universelle de Paris (1937).
38
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.8 : Pavillon soviétique à l’exposition universelle de Paris.
39
Monumental
Fig.9 :le Palais des Soviets, Boris Iofane (1933) .
40
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Colossal
Les réalisations soviétiques nous amènent plus loin ; elles nous amènent au colossal. Le colossal c’est l’édifice extrêmement grand qui n’est pas monument. Le travail soviétique sur la modernisation de la ville et du logement illustre bien ce propos. Ce n’est pas un phénomène isolé en Europe mais la production soviétique en ce qui concerne le logement de masse est très intéressante. Les prémisses de la typisation de cellules et de leur multiplication apparaissent dès 1927 avec notamment le travail de M. Guinzbourg (1892-1946), architecte russe fortement engagé dans la modernisation de l’architecture du régime soviétique. Ses recherches sur la « cellule F » (1927) reflètent bien la volonté de créer des cellules types multipliables ; ces cellules traversantes en duplex, conçues vingt ans avant la construction de l’Unité d’Habitation de Marseille de Le Corbusier, influenceront fortement ce dernier lors de sa visite à Moscou, ainsi que de nombreux architectes modernistes. M. Guinzbourg était alors engagé par l’état pour développer ses recherches, comme d’autres architectes d’avant-garde notamment I. Golosov et L. Vesnine, modernistes convaincus eux aussi. Ces recherches seront appliquées dès 1929 dans l’immeuble bien connu du Narkomfin à Moscou qui fera forte impression aux modernistes européens. Le Narkomfin de M. Guinzbourg et I. Milinis est un immeuble de logements collectifs qui regroupe différents types de cellules disposées sur une trame commune, notamment la cellule de type F. Il affirme alors proposer des logements modernes aux typologies nouvelles pour l’homme-nouveau et finalement pour un homme-masse vu comme type, homogénéisé et intégré au collectif. Travail sur une cellule type implique évidemment une vision de l’homme comme type homogène, aux besoins et mode de vie semblables ; le logement se multiplie alors sans se différencier, avec ici les types de cellules F et K, créant ainsi un des premiers immeubles de logements collectifs basés sur la cellule type.
41
Colossal
Fig.10 : cellules de type F-1, ĂŠtude pour logement en sĂŠrie, M. Guinzbourg (1929).
42
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Les recherches sur la cellule type font alors fortement échos à la notion d’homme-masse comme « répétition du type générique »1. Le Narkomfin marque un tournant dans les conceptions modernistes russes. Le régime soviétique veut en effet développer une architecture du progrès social, représentant un nouveau monde politique et social et une nouvelle conception de l’individu. La Dom-Kommuny, ou maison commune, doit remplacer la maison bourgeoise et le Narkomfin est alors un prototype d’avant-garde. M. Guinzbourg y affirme «la double possibilité de justifier sur le plan scientifique les nouveaux modèles des logements élaborés à cette époque»2.
1
ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, p.15 PASINI Ernesto, La « casa-comune » e il Narkomfin di Guinzburg 1928/29, 1980, Officina éd., p.66 (extrait web). 2
43
Colossal
Fig.11 : cellules de type F, M. Guinzbourg.
44
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.12 : Immeuble du Narkomfin (1929).
45
Colossal
Et M. Guinzbourg n’est pas le seul à avoir développé ces conceptions modernistes. A l’époque, l’architecture en Russie connaît une transformation profonde, autant dans son académisme que dans sa production et plusieurs conceptions modernes apparaissent alors. On retiendra notamment la Maison Commune pour Kouznetsk des frères Vesnine, construite en 1930 ou la Maison Commune de Bartch & Vladimirov à Moscou (1929). Cette dernière propose des cellules minimales de 9m² pour 1000 adultes, 680 enfants dont 360 entre 0 et 8 ans ; c’est une approche rationaliste et générique revendiquée. La cellule devient un élément type, minimum de ce qu’il peut être et propose un foyer réinventé un l’homme moderne, générique et homogénéisé. L’égalité revendiquée de la masse s’exprime alors pleinement et engendre une conception architecturale systématique et indifférenciée.
Ce travail sur la multiplication et la typisation sera même appliqué à des travaux d’urbanisme utilisant les mêmes conceptions. La ville devient un système régulé qui se développe rationnellement, sur une trame, et y dispose ses éléments types. La relation de l’homme à la ville et à la nature est alors envisagée d’un point de vue type général et le nouvel individu moderne est supposé y trouver toutes les réponses à ses besoins. Ce type de système générique est parfaitement illustré par le projet de Magnitogorsk d’I. Leonidov en 1930 qui propose une ville linéaire tramée et plus ou moins infinie. Ce n’est pas le seul projet de l’époque de ce genre et il n’est pas sans rappeler d’autres projets précédents européens comme la ville linéaire d’Arturo Soria y Mata, dessinée en 1882. Magnitogorsk propose une ville linéaire en bande, disposant l’habitation dans la bande centrale avec une alternance d’immeubles hauts et bas, les bandes latérales accueillant les équipements et les industries prenant place derrière les routes. Ce projet est typique de l’urbanisme moderniste, générique, raisonnant par types multipliés répondant à une vision de l’individu comme type générique. Ces travaux auront beaucoup d’influence sur les conceptions architecturales de l’époque, modernistes ou non, comme par exemple l’Académie militaire Frunz à
46
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Moscou, où la répétition de la cellule type est évidente et s’exprime radicalement en façade. Mais surtout, ces recherches et projets des années trente permettront par la suite l’apparition de grands ensembles de logements essentiellement sur tout le territoire soviétique. L’urbanisme de barres et l’architecture de cellules types y jouent alors un rôle essentiel. Il faut toutefois noter que l’architecture russe a connu une histoire complexe et ne peut pas être résumée à ces réalisations. L’importance de l’architecture néo-classique notamment ne peut pas être ignorée, tout comme l’influence de l’architecture traditionnelle russe dans l’expression des édifices soviétiques. En revanche, nous avons choisi de nous concentrer sur quelques exemples de la production soviétique moderniste, en Russie ou non, au sens où celle-ci reflète bien les réalisations de masse soviétique. Dans ces réalisations, on retiendra notamment les logements de Kalinin-Prospect au cœur de Moscou, construits entre 1962 et 1967 et conçus par M. Posokhin ; ou bien l’ensemble de Mustamäe à Tallin, construit dès 1962 ; ou encore dix ans plus tard l’ensemble de Lazydinai à Vilnius ou bien le Groupement d’habitations Väike–Osmäe encore à Tallin… Tous ces ensembles d’habitation découlent des conceptions modernistes associées à un besoin exceptionnel de logements et de modernisation. Quoi qu’il en soit, ils reprennent (et appauvrissent) les caractéristiques développées trente ans plus tôt par M. Guinzbourg et l’avant-garde russe. On y retrouve donc évidemment la trame, la cellule type, la barre et tant d’éléments du vocabulaire générique moderniste. C’est une illustration évidente des caractéristiques de l’hommemasse proposées par J. Ortega y Gasset ; égalité revendiquée, homogénéisation, médiocrité, interventionnisme, etc. sont tant de notions qu’on ne peut ignorer en regardant ces ensembles. Et il n’est pas étonnant que ce soit pleinement exprimé dans les réalisations du régime soviétique, régime de masse par excellence.
47
Colossal
Fig.13 : Maison Commune pour Kouznetsk des frères Vesnine (1930).
Fig.14 : Maison Commune de Bartch & Vladimirov Ă Moscou (1929).
48
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.15 : Magnitogorsk d’I. Leonidov(1930). Photo de maquette.
Fig.16 : Magnitogorsk d’I. Leonidov(1930).Croquis perspectif.
49
Colossal
Fig.17 : Académie militaire Frunz à Moscou
50
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.18 : Kalinin-Prospect, Moscou.
51
Colossal
Fig.19 : Mustamäe, Tallin.
Fig.20 : Vaïke-Oismäe, Tallin.
52
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.21 : Lazydinai, Vilnius.
53
Colossal
En revanche, il est intéressant de noter que ces réalisations et ses conceptions ne sont pas arrêtées à la frontière russe. En effet, on sait à quel point le mouvement moderne a joué un rôle prépondérant en France et plus généralement comment le modernisme s’est propagé en Europe. Il est alors important de noter qu’on retrouve ces réalisations de masse dans nos grands ensembles et dans toute l’Europe, bien qu’elles ne soient pas la volonté de régimes de masse revendiqués. Cela illustre bien les inquiétudes de nos auteurs sur l’homogénéisation de la masse en Europe et sur la propagation des caractéristiques de l’homme-masse naissant en Europe. Et ces réalisations méritent d’être citées et prises en compte lorsque l’on parle de réalisations de masse, génériques et d’échelle de masse. Ce que nous avons écrit au sujet du régime soviétique s’exprime alors pleinement dans l’architecture européenne alors même que l’égalitarisme du communisme n’y est pas forcément présent. Tous ces ensembles, qui ont tant fait débat, sont des produits de la société de masse que décrivaient nos auteurs. Ils sont construits directement par la masse pour l’hommemasse, à travers les démarches de l’Etat. C’est en quelque sorte l’action directe appliquée à l’architecture de masse, au sens où le besoin en logements a directement engendré une construction en masse d’habitats génériques. Les grands ensembles sont bien l’expression de la masse nouvelle et de l’homme-masse qui se propagent; ils sont l’expression (involontaire ?) de l’invasion verticale de l’homme-masse.
Note : vous trouverez également une étude complémentaire en annexe sur les travaux du Team 10, qui répondent en partie à nos différentes analyses. Nous avons préféré les inscrire hors du texte en annexe car ils recoupent à la fois plusieurs notions que nous verrons par la suite et permettent une ouverture à d’autres problématiques.
54
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.22 : Construction de la cité Chaperon-Vert, 1953-60, Val-de-Marne.
Fig.23 :Résidence du Parc, 1959-61, Meudon-la-Forêt, Hauts-de-Seine.
55
Colossal
Fig.24-25 : RĂŠsidence du Parc, 1959-61, Meudon-la-ForĂŞt, Hauts-de-Seine.
56
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.26: Maine-Montparnasse, 1958-67, Paris.
57
Colossal
Fig.27-28 : Place de la Bourse, 1954-62, Marseille.
58
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.29-30 : Ensemble Larouvrière, 1962, Marseille.
59
60
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Paolo Virno (1952). P. Virno est un philosophe italien né à Naples et résident romain. Il s’intéresse à la société contemporaine et aux nouvelles notions sociopolitiques qu’elle représente. Fortement engagé en politique, notamment dans les mouvements marxistes et ouvriers italiens, il sera condamné à douze ans de prison en 1982. En dehors de son engagement politique, il a une production philosophique importante et est encore actuellement un défenseur de la multitude, notion également développée par Toni Negri. Opportunisme, Cynisme et Peur. Ambivalence du Désenchantement (1991), Mondanità : l'idea di "mondo" tra esperienza sensibile e sfera pubblica (1994), Miracle, virtuosité et "déjà vu": trois essais sur l'idée de "monde" (1996), Parole con parole : poteri e limiti del linguaggio (1995), Le Souvenir du présent : essai sur le temps historique (1999), Grammaire de la multitude (2001). Liste non exhaustive.
61
Multitude
Chapitre 2 : multitude et (très) grande échelle A. Multitude et répétition Multitude Avant d’aller plus loin, il faut revenir sur la notion de masse et plus précisément sur les révisions qu’elle a connues chez certains intellectuels au vingtième siècle, jusqu’à très récemment, pour devenir multitude. Palolo Virno, auteur et philosophe italien, né en 1952, a publié à ce sujet Grammaire de la multitude, pour une analyse des formes de vie contemporaine. Il travaille alors sur la notion de multitude plutôt que de masse et commence d’ailleurs par rappeler les divergences entre Hobbes et Spinoza quand ils parlent de peuple et de multitude. P. Virno lit la multitude de B. Spinoza comme « forme d’existence sociale et politique du Nombre en tant que Nombre »1, c’est une pluralité qui ne converge pas vers un Un. Alors que chez T. Hobbes, rappelons-le, « s’il y a Etat, il y a peuple »2 et le peuple est une entité qui a alors une volonté unique. Finalement, ce dernier considère qu’avant l’Etat, il y a le Nombre, après l’Etat, il y a le peuple-Un. Pour Hobbes, la multitude est négative, elle est inhérente à l’état de nature, ce serait l’étape précédente du peuple-Un; il écrit à ce sujet : « Les citoyens, quand ils se rebellent contre l’Etat, sont la multitude contre le peuple »3. Chez T. Hobbes, la multitude est un danger et n’est aucunement compatible avec le peuple et l’Etat.
P. Virno, n’oppose pas la multitude à l’unité du peuple-Un ; la multitude est pour lui une expression du Nombre ; il demande comment la multitude a survécu à la création des Etats centraux de nos sociétés et affirme alors que deux couples ont été
1
VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.8. 2 Ibid, p.9. 3 HOBBES Thoma, De Cive, 1642 cité dans VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.9.
62
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
supposés domestiquer le Nombre : le couple public-privé dans la pensée libérale et le couple collectif-individuel dans la pensée « démocratico-socialiste». Dans le couple public-privé, la multitude est représentée par le privé et le Nombre n’est pas concerné par le pouvoir public. Dans le couple collectif-individuel en revanche : « la multitude contemporaine [...] occupe une région médiane entre « individuel » et « collectif » »1, voire représente l’individuel à l’échelle du collectif. Mais il va plus loin et affirme que ces couples sont aujourd’hui dépassés, que la multitude recouvre et confond tout cela ; on ne peut plus parler de peuple-Un. Pourtant, le Nombre ne nierait pas la question de l’Un. En s’opposant alors à T. Hobbes, l’auteur écrit que « l’Un n’est plus une promesse, mais une prémisse », « quelque chose que l’on a derrière nous, comme un fond ou un présupposé »2. Alors seulement, le Nombre et l’Un peuvent coïncider conceptuellement. Le Nombre apparait comme : « l’individuation de l’universel, du générique, de ce qui est partagé »3, c’est-à-dire de la culture, du langage, des capacités humaines, etc. L’auteur propose ainsi une notion nouvelle, ou du moins révisée et ouverte. La multitude englobe les oppositions précédentes et les confond. Mais il propose aussi, une analyse plus fine, en plusieurs points. En premier lieu, il revient sur le couple peur/sécurité qui a permis pendant longtemps la cohésion du peuple. En effet, aujourd’hui, la multitude n’est plus confrontée aux mêmes peurs mais n’a plus recours non plus aux mêmes moyens de protection. Pour comprendre ses propos, il faut revenir aux écrits d’Heidegger sur l’angoisse et la peur. Tandis que la peur est une réaction qui a un déclencheur précis, une catastrophe ou un risque particulier, l’angoisse, elle, n’est pas une réaction précise mais serait provoquée par « l’exposition pure et simple au monde, par l’incertitude et l’indécision avec lesquelles se manifeste notre relation à lui »4. Alors qu’on peut identifier une peur, on ne peut pas en faire autant de l’angoisse. Deux couples se distinguent alors : angoisse–monde et peur-communauté. En effet, au sein de la communauté, les dangers sont déterminés (par l’habitude, l’histoire, les 1
VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.13. 2 Ibid, p.13. 3 Ibid, p.13. 4 Ibid, p.19.
63
Multitude
coutumes, etc.) et alors la peur peut potentiellement prendre place en réaction à ces dangers spécifiques. En contrepartie, la communauté offre une sécurité, une protection face à ces dangers. Alors que l’angoisse « fait son apparition quand on s’éloigne de la communauté [...], quand on s’avance dans le vaste monde », 1là où le danger est imprévisible et omniprésent. L’angoisse est omniprésente, sans raison spécifique, elle est le sentiment qui naît de la confrontation de l’individu au monde. Ces propos ne prennent tout leur sens qu’en disant qu’aujourd’hui, dans la multitude précisément, la distinction communauté – monde et donc peur – angoisse est abolie. Contrairement au peuple, la multitude n’est ni un dedans, ni un dehors. La peur et l’angoisse se superposent et « le sentiment où convergent peur et angoisse est immédiatement l’affaire du Nombre »2. Heidegger mettait à l’origine de l’angoisse, le sentiment de ne-pas-se-sentir-chez-soi. La multitude, du fait de « l’exposition plurilatérale du monde»3, est soumise à une angoisse permanente et ne peut que partager ce sentiment, renforcé par la superposition peur-angoisse; la peur est « toujours angoissée, le danger circonscrit exhibe toujours le risque général de l’être au monde »4. La multitude des sans-chez soi est directement exposée au monde, elle subit la superposition peur-angoisse, née de l’éclatement de toute communauté substantielle et de l’apparition de la communauté-monde.
Cette angoisse face au danger constant du monde est à la base de certaines caractéristiques fondatrices de la multitude, qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les caractéristiques de l’homme-masse. Pour se protéger du monde, la multitude ferait appel à plusieurs ressources et en premier lieu, aux lieux communs, en tant que schémas d’explication du monde. L’auteur utilise le terme de lieux communs, non pas comme stéréotypes simplifiés mais comme communs « parce que personne [...] ne peut s’en passer »5 et il leur oppose les lieux spéciaux, qui ne seraient que leur apparence
1
Ibid, p.19. Ibid, p.21. 3 Ibid, p.22. 4 Ibid, p.20. 5 Ibid, p.24. 2
64
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
passagère. Les lieux communs seraient les « formes logico-linguistiques génériques »1 de la multitude. C’est une distinction qui avait été établie par Aristote avant lui et qui rappelle également la dialectique idées fondamentales – idées passagères de G. Lebon, qui avait lui aussi distingué le recours aux lieux communs comme caractéristique de la foule. Ce dernier a d’ailleurs écrit : « les idées fondamentales pourraient être représentées par la masse des eaux d’un fleuve [...], les idées passagères par les petites vagues, toujours changeantes [...], et qui, bien que sans importance réelle, sont plus visibles que la marche du fleuve luimême »2 ; cette image semble également appropriée au rapport lieux communs – lieux spéciaux. Finalement, P. Virno affirme que les lieux spéciaux ont aujourd’hui disparu avec les communautés substantielles auxquelles ils se rapportaient ; alors seuls restent les lieux communs qui « acquièrent une immédiate visibilité»3. Il développe : « Le clan des supporters, la communauté religieuse, la section du parti, le poste de travail, tous ces « lieux » continuent évidemment d’exister, mais aucun d’entre eux n’est suffisamment caractérisé et caractérisant pour offrir une « rose des vents » »4. Ce sont les lieux communs qui indiquent la direction à la multitude et proposent ainsi une protection au monde. Ils sont bien plus que les stéréotypes de la foule dont l’« utilité principale est de dispenser celui qui les emploie de l’obligation de penser »5, mais sont au contraire « le noyau fondamental de la « vie de l’esprit » »6 de la multitude.
1
Ibid, p.25. LEBON Gustave, Psychologie des foules, 1895, Presses Universitaires de France, 1963, p.31. 3 VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.25. 4 Ibid, p.25-26. 5 LEBON Gustave, Psychologie des foules, 1895, Presses Universitaires de France, 1963, p.60. 6 VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.26. 2
65
Multitude
« Les lieux communs ne sont plus le fond inaperçu, ils ne sont plus dissimulés par la prolifération des lieux spéciaux. Ils représentent une ressource partagée à laquelle le Nombre puise dans n’importe quelle situation »1. Les lieux communs sont le seul héritage intellectuel, après disparition de la communauté substantielle. L’auteur qualifie cet accès aux lieux communs de general intellect, en empruntant ces termes aux écrits de K. Marx. La multitude se fie directement à l’intellect et à ses lieux communs. Alors toute activité intellectuelle prend un caractère collectif, partagé. Nous disions tout à l’heure que l’Un de la multitude est son prémisse, son fond. Cet Un, ce fond, sont finalement le general intellect et les lieux communs. Le general intellect est infiniment large, c’est : « l’appropriation concrète et la ré-articulation du savoir/pouvoir aujourd’hui figé dans les appareils administratifs de l’Etat »2 ; on retrouve là une interprétation de l’interventionnisme étatique dont parlait J. Ortega y Gasset au sujet de la masse. Il ne reste « rien d’interstitiel, de marginal, de résiduel »3 qui ne soit traité par le general intellect. Ceci a des implications dans tous les domaines, la politique, le travail, l’intellect… Le general intellect et les lieux communs sont les modes de pensée communs à la multitude.
Mais il demeure une question : que devient l’individu dans la multitude ? Qu’est-ce qui est à la multitude, ce que l’homme-masse est à la masse ? Selon P. Virno, la multitude est une pluralité, faite de singularités. Mais il ne faut pas comprendre ces singularités comme des points de départ mais au contraire, comme des points d’arrivée. Rappelons-le, son unité est un prémisse. Chaque individu, et chaque singularité, est « l’issue ultime d’un processus d’individuation »4. Et c’est une caractéristique fondamentale de la multitude. Et c’est précisément « parce qu’il est le résultat complexe d’une différenciation progressive que le Nombre ne nécessite pas de synthèse 1
Ibid, p.27. Ibid, p.37. 3 Ibid, p.37. 4 Ibid, p.80-81. 2
66
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
ultérieure »1, que la multitude se satisfait de son unité comme fond et qu’elle peut s’opposer à la conception du peuple-Un de T. Hobbes. Ce fond est selon l’auteur, « la réalité pré-individuelle »2 et donc non-individuelle, nécessairement collective. C’est à la fois le fond biologique, génétique, les sens et les perceptions, le langage mais aussi l’ensemble des forces de production, soit la « coopération sociale comme action commune »3. Et le general intellect rejaillit làdedans. Finalement, « la multitude est constituée d’individus individués, qui ont aussi derrière eux cette réalité pré-individuelle »4.
Deux thèses de G. Simondon, qu’il expose dans L’individuation psychique et collective en 1989, sont alors reprises par P. Virno pour clarifier ses propos. Premièrement, l’individuation est un processus constant. « le sujet consiste en un mélange permanent d’éléments pré-individuels et de traits individués »5 ; il est composé ; c’est un « je » mais aussi un « on », une « unicité sans reproduction possible mais aussi une universalité anonyme »6. Deuxièmement, pour G. Simondon, « dans le collectif, on cherche à affiner sa propre singularité »7. C’est par différenciation et par confrontation avec l’autre que l’individu se définit. On en revient ainsi à l’individu social de K. Marx, qui accompagnait le concept de general intellect ; l’individu est social au sens où le general intellect est présent en lui. Par individu, il faut alors entendre, produit du processus d’individuation et par social, pré-individuel. La multitude et l’individu sont conceptuellement indissociables, l’un se rapportant systématiquement à l’autre. Alors le Nombre reste Nombre, sans l’homogénéisation de l’homme-masse et la multitude reste plurielle, composée de singularités individuées depuis leur réalité pré-individuelle commune.
1
Ibid, p.81. Ibid, p.81. 3 Ibid, p.83. 4 Ibid, p.84. 5 Ibid, p.84. 6 Ibid, p.84.. 7 Ibid, p.86. 2
67
Multitude
« le collectif de la multitude, en tant qu’individuation ultérieure ou de second degré, fonde la possibilité d’une démocratie non représentative. Réciproquement, on peut définir la « démocratie non représentative » comme une individuation du pré-individuel historico-social : science, savoir, coopération productive, general intellect. Le « Nombre » persiste en tant que « Nombre », sans aspirer à l’unité de l’Etat parce que : 1) en tant que singularités individuées, il a déjà derrière lui l’unité/universalité qui est inscrite dans les différents types de pré-individuel ; 2) dans son action collective, il accentue et il poursuit le processus d’individuation ».
VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.86-87.
68
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Ainsi, la multitude se distingue de la masse en plusieurs points. Elle n’a pas nécessairement de direction commune et n’est pas vue comme une entité homogénéisée mais comme une pluralité aux racines communes. De plus, le principe d’égalité n’y est pas aussi strictement affirmé. La multitude est à la fois plus nuancée et plus ouverte, elle permet de confondre plusieurs notions qui apparaissaient contradictoires dans la masse, autant que dans les notions de peuple et de foule. L’interprétation de l’individu comme processus d’individuation d’un fond pré-individuel commun permet alors de dépasser le concept d’homme-masse comme individu homogénéisé, revendiquant une égalité systématique et un droit à la médiocrité. L’individu de la multitude est complexe, à la fois singulier et partie intégrée d’un tout duquel lui proviennent ses caractéristiques préindividuelles. Un deuxième point qui se distingue, encore plus subtilement, de l’analyse de la masse est le recours aux lieux-communs. Tous les auteurs que nous avons abordés notent bien l’usage des lieux-communs par la foule, par la masse puis par la multitude. En revanche, P. Virno ne dénonce pas cette nouvelle importance des lieux communs et n’en fait pas un élément négatif. Au contraire, par le recours aux lieux communs l’individu devient dans un sens penseur, raisonnant par l’intermédiaire de concepts simples, essentiels. Ce statut de penseur est ambivalent, aussi positif que négatif. Les lieux communs comme schémas essentiels de pensée permettent à l’individu une réflexion nouvelle. Le lieu commun est le nouvel outil de réflexion de la multitude et son ambivalence expose l’individu à de nouveaux dangers mais aussi à de nouveaux potentiels.
*
Répétition & stratégies d’évitement Répétition La répétition est une notion complexe, qui mérite qu’on s’y attarde. En effet, elle va permettre en grande partie de constituer le patrimoine architectural du vingtième siècle et d’aujourd’hui. Nous l’avons d’ailleurs vue précédemment sans le formuler
69
Répétition
clairement, en particulier dans le colossal. La répétition, par ses résultats positifs ou par ses échecs, mais aussi par les stratégies d’évitement qu’elle engendre permet de mieux comprendre l’impact du passage de la masse à la multitude. C’est en l’étudiant de plus près que l’on pourra comprendre les effets de sa confrontation à la multitude. La répétition est clairement apparue dans l’échelle de la masse. Par l’agrandissement des édifices, par la standardisation de la production mais aussi à travers une vision générique de l’individu et de la société, la répétition est devenue un outil nécessaire à la conception de la grande échelle. Elle ne permet a priori pas, en tant que telle, la représentation de la pluralité. Au contraire, elle représente directement l’égalité et l’homogénéisation de la masse. Mais la répétition ne peut être considérée uniquement comme un simple outil de conception. Elle possède une forte valeur symbolique, représente l’échelle individuelle, représente une certaine vision du singulier – générique, transforme la composition, change la relation du tout et de ses parties... La question de la répétition et du rapport rythme – répétition a été développée de plusieurs points de vue. Nous nous sommes pour notre part basés sur un cours, intitulé Rythme et Répétition, proposé par Rémy Butler1. En architecture, la répétition a changé de registre avec la révolution des modes de construction et l’industrialisation. Auparavant, la composition architecturale reposait avant tout sur la question du rythme, les notions de répétition et de rythme étaient parfois confondues. Effectivement, le rythme est une notion particulière, tant en philosophie qu’en architecture ou en art plus généralement. Platon parlait déjà de rythme, rhutmos, comme ordre du mouvement. Rhuthmos signifie d’ailleurs également en grec ancien, « l’eau qui coule ». Le rythme est plus que la seule répétition. Il serait une interprétation humaine de l’ordre naturel, à l’image de l’homme et de son mouvement, qui n’est pas seulement la répétition. M. Guinzbourg, architecte moderniste de l’avant-garde soviétique des années vingt, reprendra ses propos au siècle dernier en écrivant que « l’essence de tout phénomène rythmique réside avant tout dans le mouvement »2 et que finalement, le rythme :
1 2
BUTLER Rémy, Théorie de l’architecture, CM, 3ème année, ENSAPVS. GUINZBOURG Mosseï, Le rythme en architecture, 1923, Infolio éditions, 2010, p.27.
70
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
«est l’articulation ordonnée des éléments dans leur défilement temporel, en d’autres termes, la conformité à une loi dans le mouvement de ces éléments »1. En architecture, le défilement temporel du rythme en musique, ou en poésie, est remplacé par le défilement spatial dans la composition. Il se rapporte d’autant plus à l’idée de mouvement. Le rythme permet en somme la composition du tout par ses parties, en se servant de la répétition. Il permet la composition que la seule répétition ne permet pas. En revanche, celle-ci est déterminante pour le rythme et : «l’élément de répétition forme la partie essentielle du rythme statique »2.
Plus tard, Deleuze aura une approche formulée sensiblement différemment. Il écrira : « Partout nous devons distinguer la répétition-mesure de la répétition-rythme, la première étant seulement l’apparence ou l’effet abstrait de la seconde »3. Il est important de noter que le rythme ne peut exister sans la répétition. Le rythme est en fait la répétition-rythme. Alors que la répétition, en tant que répétition-mesure, peut exister sans le rythme. Elle peut exister en tant que telle, changeant alors de signification. Et dernièrement, dans la grande échelle, dans le colossal, la répétition a été appliquée sans faire appel au rythme. La composition générique, ou plutôt une noncomposition au sens où elle est uniquement cumulative, représente la masse dans l’architecture de grande échelle (nous l’avons vu notamment dans les travaux soviétiques et dans les grands ensembles). Effectivement, il est parfois difficile de retrouver ces notions de rythme dans les bâtiments de très grande échelle. La répétition dominerait et dissimulerait alors le rythme dans la grande échelle et dans l’échelle de masse.
1
Ibid, p.28. Ibid, p.37. 3 DELEUZE Gilles, Différence et répétition, 1968, P.U.F, p.33. 2
71
Répétition
Rappelons certains constats prononcés au sujet de la masse. En particulier sur les questions d’homogénéisation et plus précisément sur la question de l’égalité. Dans la masse, l’égalité est revendiquée en tant que principe inviolable. La répétition, générique, d’éléments identiques est une expression directe de cette égalité. La répétition indifférenciée de l’échelle de masse, en particulier dans le colossal, répond finalement à l’égalité revendiquée de la masse. Elle est en somme l’expression de l’homme-masse, vu comme type générique, dans l’architecture de grande échelle. Le Nombre se confronte nécessairement à la répétition. Le générique et la standardisation ont rendu la répétition indissociable de l’architecture moderne, encore plus particulièrement dans le cas de l’architecture de masse. Ceci est souvent exprimé à travers l’usage de la trame, devenue fondamentale et ne pouvant être remise en question. La trame, c’est l’intervalle répétée à l’identique, c’est l’égalité prônée de la masse qui devient méthode de conception.
En réalité, la répétition prend une toute autre signification dans le cas de la grande échelle, de l’échelle de masse. Car à très grande échelle, le rapport entre le tout et ses parties n’est évidemment pas le même. En architecture, la perception humaine fait que l’on prend facilement conscience de la totalité de l’édifice. Si notre regard ne se focalise que sur une partie, on prend tout de même rapidement conscience du tout dans lequel celle-ci est incluse ; c’est ce qu’on appelle la vision périphérique. En fait, à très grande échelle, la partie disparait dans le tout. Elle fait partie d’un tout qui la dépasse largement et change alors de valeur. L’élément répété devient motif et la répétition forme un tissu, une texture. On ne peut en tout cas plus percevoir le nombre mais l’on est contraint à exercer notre esprit, à compter. Passé un certain seuil, il n’est plus possible d’identifier simultanément toutes les parties. Au sujet des seuils, en s’attachant à un autre sujet, Camillo Sitte a écrit dans L’art de bâtir les villes : « on a établi, notamment, que la perception auditive d’un ensemble de chanteurs ne croissait sensiblement, en fonction du nombre de choristes, qu’au début […]. L’effet
72
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
maximum est atteint avec 400 chanteurs environ, c’est-à-dire qu’en ajoutant 200 ou 400 choristes on n’augmenterait en rien l’intensité sonore effectivement perçue »1. L’auteur parle ainsi de seuil perceptif au-delà duquel on ne peut plus percevoir la croissance d’une dimension, qu’elle soit auditive ou spatiale. Il applique pour sa part ce constat à une analyse de la dimension des places mais ceci illustre bien le problème auquel nous faisons face. Au-delà d’un certain seuil, on ne perçoit plus le nombre. La partie se confond dans le tout et la perception n’est plus capable de distinguer chaque partie simultanément. Le tout, de par sa seule taille, réduit la partie à un rôle secondaire. Finalement la répétition ne compose plus ni un tout ni une partie, mais un tissu.
On en arrive donc à se demander si la répétition, générique, à l’identique, a la capacité de répondre à la pluralité de la multitude ? En effet, la multitude, nous l’avons vu, serait une entité plurielle composée d’individus individués, qui se satisfait de sa réalité pré-individuelle comme unité et intègre les individuations de chacun. Ce n’est donc pas la multitude qui est exprimée dans l’échelle de masse et dans les édifices génériques qui mettent en œuvre la répétition stricte. La répétition de l’élément à l’identique à une échelle qui la transforme en tissu et la rend indénombrable n’est pas sans provoquer une certaine gêne. Dans le colossal, l’individu est confronté à un édifice qui le dépasse mais qui lui rappelle également sa situation vis-à-vis de la communautémonde. La répétition égalitaire reflète une vision générique de l’individu, non pas une multitude plurielle dans laquelle l’homme peut s’individuer mais une masse homogénéisée qui prône l’égalité de chacun. Ainsi, la répétition se retrouve au cœur de la divergence masse – multitude. Elle ne peut refléter l’individu en tant que singularité mais ne peut que le représenter comme élément générique. C’est ce qui se passe avec la répétition de la fenêtre, en tant que’ expression de l’échelle individuelle. Quand nous parlions de monumental et de colossal, en particulier quand nous ne sommes intéressés aux grands ensembles et à la typisation de l’habitat, nous avons finalement abordé cette question. Ces ensembles reflètent parfaitement le problème de 1
SITTE Camillo, L’Art de Bâtir les Villes, 1889, Editions du Seuil, 1996, p.48.
73
Répétition
la répétition dans le colossal. Confronté à de telles réalisations, l’individu ne que prendre conscience de son caractère générique, de son intégration à un tout qui le dépasse. Dans un sens, c’est l’angoisse de la multitude qui s’exprime dans les grands ensembles et dans le colossal. Ces édifices, images du Nombre,
rappelleraient à
l’individu l’exposition plurilatérale du monde qui l’angoisse. Les grands ensembles, et plus généralement le colossal, ont été projetés pour la masse, pour l’homme-masse homogénéisé, vu comme type générique. Ils ont été pensés pour la masse et habités par la multitude. Finalement, la répétition générique y est l’expression de la masse égalitaire destinée à la multitude plurielle qui s’y confronte. La répétition générique empêche alors l’expression du processus d’individuation, fondamental à la multitude.
Mais l’échelle de masse ne peut être illustrée uniquement par les grands ensembles. Nous avons jusqu’à présent laissé de côté une des cultures architecturales les plus représentatives de la production de masse, celle des Etats-Unis. Par la production de masse, revendiquée comme progrès irréfutable et appliquée à l’habitat et la ville, les Etats-Unis ont en grande partie créé la ville contemporaine. Et le symbole de la ville américaine, c’est bien le gratte-ciel, type architectural de masse par excellence. Dans New York Délire, Rem Koolhaas écrit d’ailleurs: «le manhattanisme est la seule idéologie qui se soit nourrie dès le départ de la splendeur et de la misère de la condition métropolitaine – l’hyperdensité – sans jamais cesser de croire en elle-même comme seul fondement d’une culture moderne souhaitable. L’architecture de Manhattan est le paradigme de l’exploitation de la densité »1. R. Koolhaas s’interroge sur la signification de ce paradigme et sur ce qu’il reflète de la culture américaine naissante. On voit alors comment le développement de la ville américaine rejoint les caractéristiques de masse, la densité étant un de ses critères clés. L’expression de la masse s’est pleinement accomplie dans le développement 1
KOOLHAAS Rem, New York Délire, 1978, éd.Parenthèses, 2002, p.10.
74
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.31 : le Flatiron Building (1903), Daniel Burnham; le World Tower Building (1915); le Benenson Building (1908), Francis H. Kimball et l’ Equitable Building (1915), E.R Graham (de haut en bas et de gauche à droite).
75
Répétition
architectural et urbain de New York en particulier, et plus précisément de Manhattan, qui jouerait le rôle de « théâtre du progrès »1. Le gratte-ciel est la multiplication par excellence ; il accueille un programme complexe en perpétuelle évolution. « La tour confère un sens à la multiplication »2, elle est son expression la plus simple ; elle a cette « capacité à multiplier le sol pour créer d’autres mondes »3. Le gratte-ciel permet d’accueillir les usages urbains modernes sur des sols artificiels. Il multiplie le sol existant par vingt, trente, cinquante et plus... Alors, il peut accueillir directement une partie de la masse qui vient l’habiter et devient « une ville dans la ville »4. Il ne faut pas oublier que si le gratte-ciel est apparu, c’est d’abord en réponse à la densité de Manhattan. Et il a été rendu possible par les progrès technologique de la fin du 19ème siècle. En effet, c’est bien grâce à l’ascenseur, devenu à partir de 1870 « le grand émancipateur de toutes les surfaces horizontales situées au-dessus du rez-dechaussée »5, que le développement du gratte-ciel a été possible. Alors : « l’ascenseur engendre la première esthétique fondée sur l’absence d’articulation »6. Conjugué aux nouveaux potentiels de l’ossature métallique, il devient indispensable à la possibilité même du gratte-ciel.
Ce qui est particulièrement saisissant dans le gratte-ciel naissant, c’est son expression assumée de la répétition. Le gratte-ciel a d’abord subi une tentative de composition classique, base-étages-attique, hérité de la recette antique base–fût– chapiteau de la colonne grecque, longtemps indissociable de l’architecture occidentale. Mais sa seule taille a vite discrédité ce modèle. Discrédité, au sens où bien qu’il soit quasi-systématiquement utilisé, il ne permet plus à lui seul la composition de la façade. Et bien qu’on le lise dans le gratte-ciel, il devient presque anecdotique en se confrontant à cette nouvelle échelle. 1
Ibid, p.13. Ibid, p.99. 3 Ibid, p.75. 4 Ibid, p.89. 5 Ibid, p.82. 6 Ibid, p.82. 2
76
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.32 : Immeuble de cent étages (1906), Theodore Starrett ;le Woolworth Building (1913), Cass Gilbert ;le Singer Building (1909), Ernest Flagg ; le Metropolitan Life Building (1909), N. Le Brun and Son (de haut en bas et de gauche à droite).
77
Répétition
C’est la fenêtre, comme élément architectural générique, qui devient fondamentale. Elle est alors le motif du gratte-ciel, la traduction en façade de l’échelle individuelle. Nous avons vu la complexité de cette question en parlant de seuils perceptifs et de disparition de la partie dans le tout passée une certaine échelle. La fenêtre est à la fois un motif qui forme, avec les autres, un tissu et une expression de l’individualité en façade.
Le Flatiron Building, le Benenson Building, le World Tower Building, l’Equitable Building, le Metropolitan Life Building, le Singer Building ou encore le Woolworth Building, tous dessinés avant 1915 sont de très bons exemples de cette expression assume de la fenêtre répétée. Cette répétition du standard restera pendant plusieurs décennies comme méthode unique de conception de la façade. Les iconiques Chanin Building et Chrysler Building (1930) en sont d’autres illustrations. Par l’échelle de l’édifice, la fenêtre est à la fois élément singulier et motif. Les fenêtre font corps et créent alors un tissu. De plus, dans le Chrysler Building, on peut lire la tentative d’insertion d’un rythme en façade, qui ne suffira pas à évincer la flagrance de la répétition. Son principal rival à l’époque était, rappelons-le, l’Empire State Building. La façade de ce dernier exprime en fait une des premières transitions entre la répétition stricte de la fenêtre et la tentative de recomposer l’ensemble. Par un jeu de nus de la façade, l’architecte dégage de grandes verticales pleines, toute hauteur et recrée ainsi des sous-ensembles dans la composition. On voit alors s’esquisser une première stratégie d’évitement de la répétition, par la constitution de bandeaux verticaux. Ces derniers séquencent le tissu des fenêtres, qui ne font alors corps que par sous-parties. Attardons-nous sur cette stratégie d’évitement dans le cas d’un autre gratte-ciel qui la met en évidence, le Rockefeller Center.
78
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 33 : Empire State Building (1931), Walter W. Ahlschlager; Chrysler Building (1930), William Van Alen; Chanin Building (1927), Sloan&Robertson (de gauche à droite, puis de haut en bas)
79
Répétition
Le Rockefeller Center est en effet très parlant à ce sujet. Il est d’abord un produit de masse, une « architecture en comité »1. C’est un « chef d’œuvre sans maître »2, peutêtre en ce sens une des premières réalisations de la Bigness (nous y reviendrons par la suite). Son élaboration s’est faite par phases successives, sous la direction de Raymond Hood et par l’intervention de nombreux collaborateurs ; son échelle imposait directement une telle méthode. Ce fut un processus long, sa conception commença en 1928 et il sera achevé en 1939. Son échelle pose également la question de l’usage de la fenêtre-motif ; la façade du GE Building (ou RCA Building), gratte-ciel principal, a d’ailleurs été le sujet d’expérimentations diverses, qui tantôt montraient tantôt cachaient la fenêtre. Ces différentes tentatives mettent en évidence les inquiétudes des architectes quant à la répétition stricte de la fenêtre. La fenêtre, expression de l’échelle individuelle, est bien ici un élément en série, répété jusqu’à ce qu’il finisse par constituer un tissu. Face à ces innombrables fenêtres, les architectes tentèrent alors de dissimuler la répétition. La façade du RCA Building sera finalement un compromis : la fenêtre est lisible, mais intégrée dans des sous-parties du tout, bandeaux verticaux qui courent sur toute la hauteur de l’édifice. Cette décomposition du tout en sous-ensembles permet de séquencer le tissu des fenêtres et perturbe la lecture de la répétition ; il ne la cache pas pour autant. C’est un entre-deux, entre répétition assumée et dissimulée. On est là face à une des premières stratégies d’évitement de la répétition.
1 2
Ibid, p.178. Ibid, p.178.
80
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.34 : solutions rejetées pour la façade du RCA Building (entre autres).
81
Répétition
Fig. 35 : Le Rockefeller Center (RCA Building à gauche).
82
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.36 : La répétition révélée dans la ville illuminée. (NY).
83
Stratégies d’évitement
Stratégies d’évitement Comme nous l’avons dit, le Rockefeller Center est peut-être une des premières réalisations de la Bigness. Nous reviendrons sur ce point par la suite car pour bien comprendre l’expression de la Bigness et la question de son enveloppe, il faut s’intéresser aux diverses stratégies d’évitement de la répétition et de l’échelle de masse qui l’ont précédée. On en distingue plusieurs, chacune pouvant exister parallèlement à la Bigness. On peut voir finalement ces stratégies d’évitement comme des tentatives d’individuation du générique. On pourrait schématiser en disant que si la masse a engendré la répétition, la multitude a engendré, entre autres, les stratégies d’évitement (ceci n’ayant qu’une valeur de schéma). Quoi qu’il en soit, les stratégies d’évitement sont apparues après que la multitude ait rejeté la répétition de masse, trop générique. Nous l’avons dit plus tôt, la multitude ne s’y retrouve pas parce que l’expression même de l’échelle de masse, dans la répétition, ne permet pas à la multitude l’expression du processus d’individuation, fondamentale à la cohérence de cette dernière. Les stratégies d’évitement tenteraient alors de rétablir un lien entre la multitude et l’échelle de masse.
Nous en avons déjà abordé une, celle du sous-ensemble ou l’insertion d’une échelle intermédiaire. Pour recréer un lien entre le tout et ses parties si nombreuses, des sous-ensembles sont créés et permettraient de les relier. C’est ce qui se passe dans le Rockefeller Center, ses bandeaux verticaux venant ponctuer le bâtiment d’un rythme. Mais ce n’est pas vraiment la répétition-rythme dont nous avons parlé. Le rythme est en quelque sorte surimposé, superposé, à la répétition. Ce dernier ne se fait pas par la répétition mais post-répétition. On a dans un premier temps, une répétition indifférenciée qui se déploie en façade, puis une sorte de rythme qui lui est apposé par la création de sous-ensembles. La stratégie du sous-ensemble permet alors d’apposer une échelle intermédiaire au sein du tout. On pourrait également citer le Downtown Athletic Club, construit en 1931 par Starrett et Van Vleck, qui a fait parler de lui en particulier pour sa coupe, superposition de programmes divers, typiques de l’american way of life de l’époque.
84
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.37 : le Downtown Athletic Club (1931), Starrett et Van Vleck; un exemple de création de sous-ensembles par bandeaux verticaux.
85
Stratégies d’évitement
Mais la composition de sa façade, et même de son volume général, indique déjà une tendance à la décomposition du tout en sous-ensemble. Les bandeaux de fenêtres qui prennent place en milieu de façade permettent une lecture différente et séquencent la façade. On ne lit que cinq grands percements verticaux. Pourtant ces bandeaux ne sont que l’expression surimposée d’un rythme qui n’est pas celui de la répétition des fenêtres. Sans ces bandeaux, la façade se lirait différemment, comme celle des étages supérieurs d’ailleurs, sans que la répétition ne soit perturbée. La surimposition d’une composition post-répétition y est claire. Il faut noter que cette stratégie, comme toutes les stratégies d’évitement, ne s’applique pas strictement aux édifices de très grande échelle et aux gratte-ciels. Ces stratégies s’appliquent parallèlement dans le cas de la répétition et dans le cas de l’échelle de masse. La très grande échelle a recours à la répétition mais la question de la répétition peut s’imposer avant d’atteindre de telles échelles. Dans le cas des sous-ensembles, on pourrait aussi parler des fenêtres en double-hauteur, qui, dans leur expression, regroupent deux fenêtres superposées sur deux étages différents. On pourrait également parler des fenêtres en bandeaux, chères aux modernistes, dont on a vu une expression dans l’immeuble du Narkomfin. Ces différentes expressions ont pour but de réintroduire une échelle intermédiaire dans la lecture de la composition générale, de perturber la lecture de la répétition et de recréer un rythme.
Une autre stratégie récurrente est l’aléatoire, en réalité le faux-aléatoire, basé généralement sur des variations d’un module. Il n’est pas étonnant d’en retrouver beaucoup d’applications dans les projets de logements, que ce soit dans les grands ensembles ou dans des projets contemporains, comme le
bâtiment EMGP de
Brénac&Gonzalez qui traite la façade avec trois modules dont la profondeur varie, exprimant alors une apparente diversité, On pourrait aussi parler de la Cité de WiesbergForbach d’Emile Aillaud, ou des 48 logements sociaux de Beckmann N’Thépé de la ZAC Masséna, parmi tant d’autres.
86
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.38 : l’immeuble du Narkomfin (1932), M. Guinzbourg ; abordé précédemment, on peut y lire l’application de bandeaux comme la création de sous-ensembles.
87
Stratégies d’évitement
Fig. 39 : Cité de Wiesberg-Forbach, Emile Aillaud, faux-aléatoire par modules.
88
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 40 : immeuble EMGP, bâtiment 270, Brénac&Gonzalez.
89
Stratégies d’évitement
Fig.41 : 48 logements sociaux, ZAC Masséna, Paris, Beckmann N’Thépé.
90
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.42 : perspective de concours, CEA IDMIT, DA Dacbert Associés.
91
Stratégies d’évitement
C’est quelque chose dont j’ai d’ailleurs personnellement fait l’expérience. En travaillant sur un concours, j’étais responsable de la maquette numérique et de la conception de la façade d’un bâtiment de laboratoires en région parisienne. Ce bâtiment, pour des raisons pratiques et contextuelles était en réalité un grand bloc de 520m de long pour 28m d’épaisseur et 15m de haut. La façade n’éclairait alors que des bureaux, répétés à l’identique sur une trame tout le long du bâtiment. Mais notre parti a été de ne pas révéler directement cette répétition. Chaque fenêtre occupait une demi-trame ; nous avons alors disposé les fenêtres horizontalement avec un intervalle régulier d’une trame. Sur les trois étages de bureaux, nous avons décalé d’une demi-trame les fenêtres du second étage pour obtenir un damier, première étape de la dissimulation de la répétition. Ensuite, j’ai proposé d’intégrer un ouvrant opaque de 40cm à toutes les fenêtres, celui-ci reprenant le matériau du bardage. Alors cet ouvrant pouvait se trouver en quatre positions : bord gauche, bord droit, tiers gauche, tiers droit. Nous avons ensuite disposé aléatoirement ces différents modules de fenêtres dans la trame créée auparavant. Le bardage, lui, était constitué d’une tôle pliée, au profil de pliage toujours identique. Dans la même logique, nous avons dessiné quatre modules de bardage, d’une largeur d’une trame, en faisant varier sur chaque module, le nombre de plis, obtenant ainsi des modules avec différents nombres et tailles de plats, disposés aléatoirement dans la trame. Nous obtenions alors l’expression d’un monolithe, au relief aléatoire, qui intégrait et confondait les percements réguliers des fenêtres. Cette anecdote rend bien compte, je l’espère, de la stratégie du faux-aléatoire. Elle perturbe la lecture de la répétition stricte et perturbe alors également la lecture de l’échelle. Si on ne peut pas distinguer et compter les fenêtres, on a plus de mal à prendre conscience de l’échelle individuelle dans le bâtiment et donc de l’échelle globale de ce dernier. Surtout, le faux-aléatoire ramène à l’expression de l’individuation de la multitude ; il part d’un élément commun qu’il fait varier pour exprimer une certaine diversité. Toutefois, la stratégie du faux-aléatoire reste basée sur la notion de répétition en ayant recours aux modules, nécessités constructives et budgétaires de la très grande majorité des projets modernes contemporains. Elle n’empêche pas la lecture de la répétition générique, au mieux, elle la perturbe et tente ainsi de répondre aux besoins
92
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
d’individuation de la multitude. Parfois, elle va presque jusqu’à conférer au bâtiment une valeur monolithique, la lecture complexe de ces percements variés ou dissimulés lui apportant une valeur nouvelle d’objet uni. C’est ce que nous avions tenté sur ce concours.
Une dernière stratégie d’évitement est celle de la double-peau. L’usage de la double-peau est effectivement encouragé par de nouvelles exigences écologiques mais aussi par une tendance et une esthétique contemporaine. Elle consiste à dédoubler la façade en deux plans distincts, le premier étant l’enveloppe réelle du bâtiment intégrant les percements, le second étant une peau ajoutée, un filtre. La double-peau gomme la fenêtre et la répétition, elle confère au bâtiment un statut d’objet uni. Elle permet presque la non-composition de la façade. Prenez par exemple, les bureaux du journal Le Monde à Paris, conçus par Christian de Portzamparc en 2002, l’immeuble 100 11th ou ou l’Institut du Monde Arabe de Jean Nouvel. On pourrait aussi citer la Maison Hermès de Renzo Piano, même s’il ne s’agit pas d’une double-peau mais bien directement de la façade. Ce phénomène amène nécessairement à une lecture différente du bâtiment et de sa façade. Il traduit à la fois une volonté écologique, une tendance contemporaine architecturale et une approche différente de la conception de la façade. Nous verrons par la suite son application à grande échelle, dans la Bigness et dans sa peau.
93
Stratégies d’évitement
Fig.43 : la 100 11th, NY, Jean Nouvel.
94
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 44 : Institut du Monde Arabe, Paris, Jean Nouvel.
95
Stratégies d’évitement
Fig.45 : les bureaux Le Monde, Paris, Christian de Portzamparc.
96
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.46 : Maison Hermès, Tokyo, Renzo Piano.
97
Du rhizome au Junkspace
B. La (très) grande échelle Du rhizome au Junkspace Nous multiplions les étapes avant d’atteindre la fameuse Bigness car pour la comprendre, il faut s’intéresser à son contexte, avant de voir son concept et ses implications. Et son contexte d’après R. Koolhaas, c’est le Junkspace, notion qu’il explique dans son ouvrage Junkspace, paru en 2001, qui reprend plusieurs textes : Bigness, ou le problème de la grande dimension (1995), La Ville Générique (1995), et Junkspace (2001). « Le junk-space est le résidu que l’humanité laisse sur la planète »1. C’est l’espace contemporain qui englobe tous ses prédécesseurs. Il est « ce qui reste une fois que la modernisation a accompli son œuvre»2, « son apothéose, ou sa dissolution... »3. Il englobe tout, se propage, sans rupture ; « la continuité est l’essence du Junkspace »4. Il utilise toutes les inventions de l’ère moderne pour se développer, il est en continuelle expansion. On en perçoit pas, ou peu, les limites. C’est le nouveau contexte urbain, de l’échelle architecturale à l’échelle territoriale, qui prend place dans la majorité des villes du monde, du moins des villes au développement contemporain, en particulier en Asie. Pour atteindre toutes les implications que peuvent avoir la théorie du Junkspace et de la Bigness de R. Koolhaas, il faut d’abord s’intéresser à l’œuvre d’un philosophe majeur de la seconde moitié du vingtième siècle, Gilles Deleuze. Plus spécifiquement à sa théorie du rhizome, qu’il expose clairement dans Mille-plateaux. Publié en 1980 et écrit en collaboration avec Felix Guattari, il reprend et expose plusieurs idées de ces derniers, liées les unes aux autres de différentes manière. Et l’ouvrage est introduit par leur écrit sur le rhizome, concept qui permet de structurer leurs idées mêmes et qui sera d’une certaine manière la structure même de l’ouvrage. Le rhizome aura un impact très important sur les intellectuels européens mais également sur R. Koolhaas dont la théorie du Junkspace ne peut être lue sans faire un rapport avec celui-ci. C’est avant tout une structure de pensée, une grille de lecture.
1
KOOLHAAS Rem, Junkspace, 2001, éd. Manuels Payot, 2011, p.81. Ibid, p.81. 3 Ibid, p.81-82. 4 Ibid, p.82. 2
98
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Gilles Deleuze (1925 – 1995). G. Deleuze est un philosophe français très actif à partir des années soixante. Il est considéré comme un des philosophes de référence du vingtième siècle et publiera de nombreux ouvrages, touchant à la métaphysique, à l’art, à la politique, au cinéma et à l’image, etc. Il analysera également l’œuvre de plusieurs philosophes de référence comme Kant, Bergson, Spinoza ou Nietzche. Il propose notamment le concept de déterritorialisation avec Felix Guattari dans Mille-Plateaux, un de ses ouvrages majeurs. Nombre de ces derniers font référence en philosophie et ce, à de nombreux sujets. Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume (1953), Nietzsche et la philosophie (1962), La Philosophie critique de Kant (1963), Proust et les signes (1964), Nietzsche (1965), Le Bergsonisme (1966), Spinoza et le problème de l'expression(1968), Différence et répétition (1968), Logique du sens (1969), L'AntiŒdipe – Capitalisme et schizophrénie avec F. Guattari (1972), Kafka. Pour une littérature mineure avec F. Guattari(1975), Mille Plateaux avec F. Guattari (1980), Spinoza - Philosophie pratique (1981), Logique de la sensation (1981), L'imagemouvement. Cinéma 1 et 2 (1983-86), Le Pli - Leibniz et le baroque (1988), Pourparlers 1972 – 1990 (1990), Qu'est-ce que la philosophie ? avec F. Guattari (1996), Critique et clinique (1993), L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974 (2002), Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995 (2003). Lise non exhaustive.
99
Du rhizome au Junkspace
Tout d’abord, l’image du rhizome s’oppose à l’image de l’arbre. L’arbre est hiérarchique, il est « déjà l’image du monde »1, c’est l’Un qui devient deux, qui se développe en pivot autour d’un axe, progressivement. L’arbre a une unité forte, il n’accepte pas la multiplicité. Le rhizome, quant à lui, est un système fasciculé, c’est une racine avortée qui développe son réseau de racines secondaires. Alors « vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate »2 ; on voit déjà les résonances qu’il peut avoir avec les caractères de la multitude de P. Virno. « Les multiplicités, les lignes, strates et segmentarités, lignes de fuite et intensités, agencements machiniques [...], les corps sans organe et leur construction, leur sélection, le plan de consistance, les unités de mesure »3, sont tant de valeurs qui constituent le rhizome. Le rhizome est un agencement de tout cela. Il est effectivement constitué de lignes d’articulation, de territorialité et de strates, structurantes en quelque sorte, mais aussi et surtout des lignes de fuite, de déterritorialisation, qui permettent au rhizome son expansion constante. L’écoulement sur ces lignes se fait en somme à différentes vitesses, ce n’est pas un système homogène mais hétérogène, pluriel. Son unité est dans le passé. C’est la racine avortée, son Un est son origine. Alors, dans le rhizome, le singulier ne peut se définir que par individuation, il est « toujours n-1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait)» 4, on ne peut que y « écrire à n-1 »5.
Dans le rhizome se dégagent ainsi plusieurs principes fondamentaux : 1/2 : connexion & hétérogénéité. Tout point du rhizome peut être et doit être connecté à tout autre point. 3 : multiplicité. Il n’a pas d’unité comme pivot, pas de points qui ne se transforment en lignes, pas d’unité de mesures, seulement des variétés... Les lignes s’y rencontrent dans 1
DELEUZE Gilles & GUATTARI Félix, Mille-plateaux, 1980, Editions de Minuit, p. 11. Ibid, p.12. 3 Ibid, p.11. 4 Ibid, p.13. 5 Ibid, p.13. 2
100
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
un plan de consistance et changent de nature par leurs connexions. Le rhizome ne peut posséder de dimension supplémentaire au nombre de ses lignes. 4 : rupture asignifiante. La rupture n’empêche pas l’expansion; s’il y a rupture le rhizome reprend selon l’une ou l’autre de ses lignes (rapport aux lignes de fuite déjà évoquées). « Le rhizome est une antigénéalogie »1, « sautant d’une ligne différenciée à une autre »2. 5/6 : cartographie & décalcomanie. On oppose l’arbre qui «articule et hiérarchise ses calques »3, qui décalque quelque chose de préconçu « à partir d’un axe qui supporte »4 au rhizome qui est directement assimilable à la carte, à entrées multiples, qui se construit toujours, toujours modifiable, ouverte et connectable. Tandis que le calque n’est qu’une image, un souvenir et que sa lecture impose de le reporter à la carte, la carte est la structure même, en perpétuelle évolution. Ainsi s’opposent l’arbre et le rhizome, le calque et la carte. «L’un agit comme modèle et comme calque, même s’il engendre ses propres fuites ; l’autre agit comme processus immanent qui renverse le modèle et ébauche une carte, même s’il constitue ses propres hiérarchies»5. Effectivement, il existe tout de même des arbres dans le rhizome, des hiérarchies propres. En revanche, le rhizome les intègre et les dépasse. La figure de l’arbre n’empêche pas la constitution du rhizome mais vient s’y intégrer, en tant qu’élément secondaire. Enfin, pour comprendre pleinement l’image du rhizome, il est essentiel de savoir qu’il « n’a pas de commencent, ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde »6. Ce point est essentiel à la compréhension de l’antigénéalogie et de la nonhiérarchie. Sa croissance ne sépare pas ses lignes mais les entremêle.
1
Ibid, p.18. Ibid, p.18. 3 Ibid, p.20. 4 Ibid, p.20. 5 Ibid, p.31. 6 Ibid, p.31. 2
101
Du rhizome au Junkspace
« A la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. Il n’est pas un multiple qui dérive de l’Un, ni auquel l’Un s’ajouterait (n+1). Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement, ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance dont l’Un est toujours soustrait (n-1). Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. A l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi lignes de fuite, de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature. On ne confondra pas de telles lignes, ou linéaments, avec des lignées de type arborescent, qui sont seulement des liaisons localisables entre points et positions. A l’opposé de l’arbre, le rhizome n’est pas objet de reproduction : ni reproduction externe comme l’arbre-image, ni reproduction interne comme la structure-arbre. Le rhizome est une antigénéalogie. C’est une mémoire courte, ou une antimémoire. Le rhizome procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre. A l’opposé du graphisme, du dessin ou de la photo, à l’opposé des calques, le rhizome se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses lignes de fuite. Ce sont les calques qu’il faut reporter sur les cartes et non l’inverse. Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice, ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états. Ce qui est en question dans le rhizome c’est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l’animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l’artifice, tout différent du rapport arborescent : toute sorte de «devenirs».Un plateau est toujours au milieu, ni début ni fin. Un rhizome est fait de plateaux».
DELEUZE Gilles & GUATTARI Félix, Mille-plateaux, 1980, Editions de Minuit, p. 31-32
102
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Le rhizome est un schéma de pensée. Il permet l’intégration de notions contradictoires selon d’autres schémas ; c’est une grille de lecture ouverte et plurielle. Il est intéressant de noter les nombreuses similitudes qui existent entre le rhizome comme schéma et la multitude comme concept. Les deux sont effectivement proches à bien des égards. Ils sont tous deux caractérisés par leur hétérogénéité et leur multiplicité. Et surtout, ces deux notions ont recours au processus d’individuation pour définir le singulier, qui ne s’écrit qu’à n-1. G. Deleuze écrira d’ailleurs en 1988 dans Le Pli que « l’individu [...] est l’actualisation de singularités pré-individuelles»1. On voit alors la similarité avec la thèse de P. Virno au sujet de la multitude et comment ces notions se recoupent et se complètent. Le rhizome, en arrière-plan, explique l’organisation même de la multitude.
*
Nous avons introduit le rhizome dans nos propos pour mieux comprendre la théorie du Junkspace de R. Koolhaas. Nous avons vu comment le rhizome répond aux évolutions des conceptions de masse, à savoir à la multitude. Il en est de même du Junkspace, qui est finalement une lecture rhizomique de l’organisation urbaine et humaine de l’espace urbain contemporain. Nous abordons le Junkspace avant la Bigness, bien que chronologiquement, ils aient été écrits dans l’ordre inverse. En effet, la Bigness a été traitée par R. Koolhaas avant qu’il ne s’attaque au Junkspace. Mais on peut lire le premier comme un des effets apparents du deuxième, sûrement l’un des plus essentiels. Le Junkspace est une conception qui ne peut pas ignorer les apports du rhizome de Deleuze. En revanche, il ne s’agit plus d’un outil intellectuel mais d’une illustration, plutôt d’une tentative d’explication, de la ville contemporaine. En utilisant cette notion, R. Koolhaas s’attaque au monde contemporain et à son urbanisation mais il n’applique pas directement le rhizome de G. Deleuze à la ville. C’est une illustration simplifiée qui n’a pas la valeur philosophique du rhizome mais qui permet une grille de lecture 1
DELEUZE Gilles, Le Pli, Leibniz et le Baroque, 1988, Editions de Minuit, p.86.
103
Du rhizome au Junkspace
intéressante
du
monde
urbain
d’aujourd’hui,
fortement
influencée
par
les
caractéristiques du rhizome. Avant de parler de Junkspace, ce dernier a d’ailleurs parlé de ville générique, qui pose en premier lieu le problème de l’identité. Tout d’abord, il affirme que « dans la mesure où l’histoire se sédimente dans l’architecture, la masse actuelle des hommes va inévitablement faire éclater et vider la substance antérieure »1, par sa croissance infinie. Dans les villes historiques, l’identité devient un souvenir, une image figée qui centralise la population dans le cœur de la ville ; elle implique « la restauration systématique de la médiocrité historique »2, ce dernier terme n’étant pas sans résonance dans nos propres propos. La ville générique, à l’inverse, est « la ville libérée de l’emprise du centre, du carcan de l’identité»3. C’est la ville pratique, ouverte, pour tout le monde, « elle n’est rien d’autre qu’un reflet des besoins actuels et des moyens actuels »4. Elle a grandi et envahi rapidement une partie du monde au cours du vingtième siècle, de sa seconde moitié plus exactement. Ce serait un vaste espace, à faible potentiel sensible et émotionnel, « sous sédatif »5, « une hallucination du normal »6 ; en somme, un espace médiocre. Un de ses caractères fondamentaux serait « d’abandonner tout simplement ce qui ne marche pas »7 ; ce serait sa part d’antigénéalogie qu’elle tirerait du rhizome, « la postville en construction sur le site de l’ex-ville »8.
1
KOOLHAAS Rem, Junkspace, 2001, éd. Manuels Payot, 2011, p46. Ibid, p.49. 3 Ibid, p.49. 4 Ibid, p.49. 5 Ibid, p.51. 6 Ibid, p.51. 7 Ibid, p.55. 8 Ibid, p.55. 2
104
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Rem Koolhaas (1944) R. Koolhaas est un architecte, urbaniste, théoricien et professeur néerlandais. Il fonde OMA en 1975, aujourd’hui une des plus grosses agences européennes et internationales. Journaliste avant d’être architecte, il a eu une production écrite qui fera souvent référence dans le milieu architectural. Ses écrits et ses productions se confrontent sans forcément se correspondre mais il reste un théoricien important de la fin du vingtième siècle, notamment pour sa théorie de la Bigness. Delirious New York (1978), S,M,L,XL (1995), Rem Koolhaas, Conversations with students (1996), Junkspace (2001). Liste non exhaustive.
105
Du rhizome au Junkspace
Elle « défait chacune des structures qui assuraient jadis la cohérence de toute chose »1 et répond ainsi à la disparition de la communauté substantielle caractéristique de la multitude. C’est aussi pour ça qu’elle donne autant d’importance au peu d’histoire, ou à l’histoire médiocre selon les termes de l’auteur, qu’il lui reste. Elle trouve son unité dans le passé et « malgré son absence, l’histoire est sa principale préoccupation »2. Enfin, à une plus petite échelle, l’architecture même de la ville générique est obtenue par « l’application systématique de l’absence de principe »3 et est à cet égard, tout aussi générique que la ville.
Le Junkspace prend la suite de la Ville Générique, pas seulement chronologiquement,
mais
conceptuellement.
C’est
une
reformulation
et
un
approfondissement des propos précédents. Dans le Junkspace, R. Koolhaas s’attarde par contre plus sur l’architecture, ou sur sa disparition en tant que telle. L’architecture du Junkspace, ne serait que « more is more »4. Il reprend et détourne ainsi la fameuse formule Les is More de Mies van der Rohe (1886 – 1969), défenseur de l’architecture moderne et minimaliste, qui fera référence pendant des décennies. Le Junkspace « remplace la hiérarchie par l’accumulation, la composition par l’addition »5. C’est une évolution de l’échelle de masse à l’ère post-moderne, son architecture reprend alors les problématiques de la répétition, de sa dissimulation, finalement peut-être de la non-composition. Formulé simplement, le Junkspace est « une toile sans araignée »6, en perpétuelle expansion, permise par les inventions du siècle dernier, en premier lieu l’ascenseur et la climatisation, qui permettent directement son existence mais aussi par les conceptions nouvelles de la standardisation. Il n’est pas pensé comme homogène mais comme pluriel ; il n’est d’ailleurs pas vraiment pensé dans son ensemble mais se réalise
1
Ibid, p.62. Ibid, p.64. 3 Ibid, p.70. 4 Ibid, p.84. 5 Ibid, p.84. 6 Ibid, p.93. 2
106
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
directement par sa propre construction dans la ville. On pourrait dire que le Junkspace est une forme d’action directe appliquée à la ville. Dans le Junkspace, l’on fait en sorte « que le monde accepte des visions dont personne ne veut, en les construisant dans la ville »1. En un sens, le Junkspace se construit en tant que tel, de la même manière que le rhizome se constitue en tant que carte. De plus, il est pris dans un : « mouvement d’idéalisation systématique : [...] un bombardement qui frappe, à grand renfort de charges conceptuelles et idéologiques rétroactives, jusqu’à la médiocrité absolue »2. On se rappelle l’importance du droit à la médiocrité revendiqué, voire imposé, de la masse et du recours à l’action directe. Il est impossible de dissocier ces notions du Junkspace. Et de nombreux rapprochements peuvent être faits entre la masse et le Junkspace. Il reprend des caractéristiques de masse, notamment sa densité indispensable à sa définition. Vivre dans le Junkspace, « c’est comme être condamné à un jacuzzi perpétuel avec des millions d’amis »3. Mais il est moins l’espace de la masse que son héritage, destiné à la multitude. « Bien que ce soit une architecture des masses, chaque trajectoire est strictement unique »4. Il intègre la multiplicité, il est pluriel et englobe la multitude. De telles similitudes peuvent aussi être lues entre le rhizome de G. Deleuze et le Junkspace, le premier étant même une théorie fondatrice pour le deuxième. Pour commencer, ce dernier serait en effet toujours continu, toujours en expansion. C’est une entité hétérogène, plurielle toujours en croissance et antigénéalogique. Dans le Junkspace l’addition a supplanté la composition, l’accumulation a remplacé la hiérarchie ; ce n’est pas un système arborescent.
1
JF Chevrier, « Changement de dimensions », entretien avec Rem Koolhaas, L’Architecture d’aujourd’hui, n°361, nov-déc 2005, p92 ; cité dans KOOLHAAS Rem, Junkspace, 2001, éd. Manuels Payot, 2011, p.9. 2 KOOLHAAS Rem, Junkspace, 2001, éd. Manuels Payot, 2011, p.8. 3 Ibid, p.84. 4 Ibid, p.93.
107
Du rhizome au Junkspace
Le singulier ne peut donc s’y définir que par soustraction, écrit à n-1. L’absence de hiérarchie de cette toile sans araignée caractérise le Junkspace autant que le rhizome. Enfin, il est « unifié non pas par sa structure, mais par sa peau, comme une bulle »1. La peau est en effet un élément caractéristique du Junkspace et de son architecture. Elle l’est également, et nous y reviendrons, de la Bigness. La peau est sûrement l’élément architectural le plus fondamental à l’architecture du Junkspace. Elle permet son unité et sa cohésion mais également son expression ; elle le symbolise et communique.
* Bigness et peau Le Junkspace est rhizomique, donc extensif. Il n’est pas donc pas surprenant que l’échelle de son architecture ait tendu à augmenter, à la fois en réponse à son expansion propre et à sa densité toujours croissante. C’est bien dans ce dernier que peut prendre place la Bigness. La théorie de la Bigness est simple mais signifiante. Elle part du constat que, passée un certain seuil, une certaine masse critique, l’architecture peut entrer dans une nouvelle catégorie. Alors elle acquiert, de par sa seule taille, certaines caractéristiques déterminantes qui la séparent fondamentalement de toute autre production architecturale. R. Koolhaas s’y intéresse simplement
« parce que ça
existe »2 comme état de fait, on ne peut pas la nier ; elle serait en ce sens « l’architecture ultime »3 qui s’impose. « En randomisant la circulation, en court-circuitant la distance, en artificialisant les intérieurs, en réduisant la masse, en étirant les dimensions et en accélérant la construction, l’ascenseur, l’électricité, la climatisation, l’acier et, enfin, les nouvelles infrastructures constituèrent un ensemble de mutations qui ont fait naître un autre genre d’architecture. Les effets combinés de ces inventions furent des structures plus
1
Ibid, p.83. Ibid, p.31. 3 Ibid, p.31. 2
108
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
hautes et plus larges – plus Grandes -, permettant en même temps de réorganiser le monde social – un bien plus vaste programme. »1 Cinq théorèmes fondent la théorie de la Bigness : 1) « au-delà d’une masse critique, un bâtiment devient un Grand Bâtiment »2 (Big Building dans le texte original), « les parties demeurent liées au tout »3 mais acquièrent une autonomie et un unique geste architectural ne permet plus la composition du tout. 2) « l’ « art » de l’architecture est inutile dans la Bigness »4, les inventions technologiques
du
siècle
dernier,
l’ascenseur
et
la
climatisation
principalement, discréditent la composition, l’échelle, la proportion et font de ces questions de simples « questions d’école »5. 3) « la distance entre le cœur et l’enveloppe s’accroît tellement que la façade ne peut plus révéler ce qui se passe à l’intérieur. C’en est fait de l’exigence humaniste de « sincérité » »6. La peau, l’enveloppe est indépendante ; « agent de désinformation », elle « offre à la ville l’apparente stabilité de l’objet »7. 4) « Par leur seule taille, les bâtiments de ce genre entrent dans un domaine amoral, par-delà bien et mal »8. La Bigness est un état de fait, incontestable, parce qu’elle existe parce qu’elle est construite. 5) « La Bigness ne fait plus partie d’aucun tissu urbain. [...] Son sous-texte est : « merde au contexte » »9. On retrouve là la fameuse formule Fuck Context, dans le texte original, qui n’est peut-être pas la plus signifiante même si la théorie de la Bigness est souvent réduite à ce dernier théorème. Toutes les ruptures avec l’échelle, la composition, la représentation de l’échelle individuelle, l’indépendance de l’enveloppe, l’apparence-objet, etc. extraient la Bigness de la ville, lui donnent son indépendance. 1
Ibid, p.31-32. Ibid, p.32. 3 Ibid, p.32. 4 Ibid, p.33. 5 Ibid, p.32. 6 Ibid, p.33. 7 Ibid, p.33. 8 Ibid, p.33. 9 Ibid, p.33. 2
109
Bigness et peau
La Bigness, c’est du quantitatif, sans penseur, conséquence directe de la toile sans araignée. C’est en grande partie, l’architecture du Junkspace. Elle pose la question : « quel est le maximum que l’architecture peut accomplir ? »1. La conception même de la Bigness est déterminante. La Bigness ne peut être pensée qu’en comité. De par sa seule taille, il est impossible de la faire coïncider à une seule volonté architecturale. Elle réutilise d’ailleurs bon nombre de schémas préconçus. Ce n’est pas sans rappeler les constats de J. Ortega y Gasset sur l’interventionnisme étatique et le recours aux normes. Ou même plutôt ceux de P. Virno sur le general intellect, soit « l’appropriation concrète et la ré-articulation du savoir/pouvoir aujourd’hui figé dans les appareils administratifs de l’Etat »2. L’architecture de la Bigness est soumise à la norme, au préconçu et au standardisé. Elle est pensée collectivement (par le general intellect ?). Elle est finalement conçue par compromis successifs, compromis de la pluralité des contraintes, des besoins et des concepteurs eux-mêmes. R. Koolhaas la qualifie radicalement de médiocre. Elle est en tout cas un produit complexe, conçu collectivement, déduit d’une pluralité de contraintes.
Mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est qu’elle ne l’exprime pas ; sa conception est diamétralement opposée à son expression. En effet, ce qui nous intéressera particulièrement dans la Bigness, c’est sa peau. Dans la course à l’expansion et à la densité, « le Tout et le Réel cessèrent d’exister comme ambitions réalisables pour l’architecte »3. La grande échelle et la très grande échelle remettent en question tout le vocabulaire moderne de composition. Par l’épaisseur nouvelle de ces bâtiments, la peau se détache et acquiert son indépendance ; elle ne traduit alors plus ce qui se passe à l’intérieur. Or, ce point est fondamental à toute l’architecture du vingtième siècle, en particulier
depuis
les
premières
théories
des
modernistes.
La
façade
est
traditionnellement l’expression de l’intérieur du bâtiment. Dans la Bigness, ce n’est plus le cas, on se confronte à la peau en tant qu’emballage. De plus, la grande échelle
1
Ibid, p.33. VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, p.37. 3 KOOLHAAS Rem, Junkspace, 2001, éd. Manuels Payot, 2011, p.37. 2
110
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
implique le très grand nombre. Et ce dernier s’exprime difficilement sans une certaine gêne. Dans la Bigness, on ne montre pas le Nombre, en commençant par se débarrasser de la fenêtre, expression directe de l’échelle individuelle. La peau dissimule. Par son application intégrale au volume, elle dissimule l’échelle et empêche la lecture de la répétition. C’est un agent de désinformation, qui va donner à l’édifice l’apparente stabilité de l’objet, pour reprendre les termes de R Koolhaas. Déjà dans New York Délire, ce dernier écrivait que «de cette façon, le « monolithe » épargne au monde extérieur les agonies des perpétuels changements qui l’agitent au-dedans »1. Elle joue de plus un rôle communication : en se donnant l’apparence de l’objet, le bâtiment devient image, il représente, généralement, son propriétaire. C’est en quelque sorte un logo.
La peau lisse est systématique et générique dans sa constitution. Elle est construite par motifs, par modules mais ne permet pas la lecture de ses parties constitutives. La peau est l’apogée du mur-rideau. Techniquement, elle est directement née de ce dernier. On en voit des premiers exemples dans les années cinquante, comme par exemple le fameux Seagram Building (1958), de M.Van der Rohe & Ph.Johnson, ou la non-moins célèbre Lever House (1952), de G. Bunshaft (SOM), toutes deux construites à New York avant les années soixante et toutes deux faisant partie des premiers monolithes de verre. La fenêtre y a disparu, elle n’est en tout cas pas assumée comme percement; c’est toute la façade qui est de verre. Elle est lissée, toutes ses parties se fondent les unes avec les autres. Et c’est quelque chose que l’on retrouvera sur un nombre incalculable de bâtiments du siècle dernier et d’aujourd’hui, en particulier de bâtiments de bureaux. En somme, cette apparente totalité du verre n’est bien souvent qu’une illusion, les parties pleines, et les allèges en particulier, étant en réalité recouvertes d’un matériau réfléchissant, copiant la matérialité du verre. Ces façades peuvent être réfléchissantes, transparentes, laiteuses ; en mosaïque, en verticales, en
1
KOOLHAAS Rem, New York Délire, 1978, éd.Parenthèses, 2002, p.101.
111
Bigness et peau
exosquelette... Elles peuvent choisir de dévoiler partiellement, leur intérieur, mais ce n’est pas ce qui les définit fondamentalement.
La peau est un emballage, un voile qui unifie le Junkspace et qui exprime la Bigness. Cet emballage a son propre vocabulaire, à son échelle, c’est-à-dire à l’échelle de l’objet. Ce ne sont plus la fenêtre et le percement qui le permettent. Ce n’est plus l’échelle individuelle qui est exprimée mais directement celle de l’objet. Encore que, si on ne lit plus l’échelle humaine, on ne peut plus réellement lire l’échelle de l’objet. La façade de la CCTV du même R. Koolhaas est très parlante à ce sujet : la peau emballe l’objet, elle se déploie et empêche une réelle prise de conscience de l’échelle.
112
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 47 : le Seagram Building (1958), Mies van der Rohe & Philip Johnson.
113
Bigness et peau
Fig.48: la Lever House (1951), Gordon Bunshaft (SOM).
114
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 49: CCTV Headquarters (2009), Rem Koolhaas.
115
Bigness et peau
Elle empêche également la lecture du nombre, le programme étant dissimulé derrière la peau. Les deux tours du World Trade Center en étaient un autre exemple, fortement symbolique de surcroit, expressions de la société américaine et du business mondial. La répétition s’efface face à l’échelle, ils se lisent comme deux simples monolithes, unifiés par leur peau. On ne multipliera pas les exemples parce qu’ il est évident que ce type de façade s’est répandu dans le monde au cours de la seconde moitié du vingtième siècle pour finalement devenir l’image que tout un chacun a du gratte-ciel.
La peau est née, répétons-le, de l’épaisseur nouvelle de ces bâtiments, conséquence de la densité nouvelle des villes, de la multiplication d’un sol rare et surtout rendue possible par les inventions technologiques du siècle dernier, l’éclairage et la climatisation en premier lieu. Ces derniers rendent en effet possible l’artificialisation de l’atmosphère. Ils permettent des espaces utilisables, là où ce n’avait encore jamais été possible ; des espaces qui se détachent de la façade, qui perdent tout lien avec l’extérieur et qui ont leur propre indépendance. La distance entre le cœur et la façade est telle que cette dernière ne peut plus exprimer la complexité de ce qu’elle recouvre. Au contraire, la Bigness est pensée pour accueillir des programmes toujours modifiables, interchangeables, sans avoir elle-même à se transformer. La Bigness est du quantitatif non exprimé. La peau donne à l’édifice l’apparence de l’objet et dissimule sa complexité, qui ne veut pas être lue. La peau n’est pas subie par l’architecture, comme nécessité constructive, mais qu’on lui a imposée. Elle est volontairement appliquée à la très grande échelle. Nous parlions auparavant de fenêtres et de répétition. La peau intègre la répétition sans l’exprimer, elle l’englobe, la confond. Techniquement, la peau et la fenêtre sont d’ailleurs bien différentes. La fenêtre est un percement, dans le mur de façade, tandis que la peau, le mur-rideau, est directement la façade ; il intègre et confond mur et fenêtre, plein et vide et tout élément faisant parti de sa composition en général. Il est donc essentiel de distinguer les façades à percements des façades-rideaux. Sans percement, il n’y a pas de lecture possible du nombre. Le quantitatif et la complexité de la Bigness sont dissimulés par sa disparition.
116
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.50 : CCTV Headquarters (2009), Rem Koolhaas; la nuit, la répétition se rélève partiellement.
117
Bigness et peau
La Bigness, comme le Junkspace, est unifiée, ou plutôt lissée, par sa peau. L’accumulation est son seule mode de composition. Elle gomme purement et simplement, tout ce qui peut exprimer les problèmes de la très grande échelle. Ses expressions sont diverses, bien que la plus commune soit celle du monolithe de verre. Même si toutes ces peaux tentent de se distinguer les unes des autres, par différents motifs, différentes techniques et matériaux, elles expriment toutes la même volonté. Elle sait même se donner l’apparence de l’aléatoire, de l’exosquelette, de la pureté monolithique, du motif répété indéfiniment, de la surface-miroir... Cependant, même s’il peut y avoir un motif, et qu’il soit régulier ou non, il n’équivaut jamais au percement et n’en a pas la signification première, l’expression individuelle. Le motif n’est dépendant que de l’objet et de son échelle. Alors que la fenêtre était dépendante de l’échelle humaine, notamment en rapport avec la hauteur d’étage, le motif ne l’est pas. Sa taille même peut varier indépendamment. Dans le cas de la façade du 100 11th de Jean Nouvel par exemple, le motif, aléatoire de surcroît, n’est pas à taille humaine mais bien arbitraire.
Il est intéressant de rappeler que la Bigness est l’apogée de la très grande échelle et du très nombreux. C’est dans la très grande échelle que le très grand nombre est concerné. Or, c’est précisément ce dernier qu’elle dissimule. Passé un certain nombre, un seuil, on préfère ne plus le représenter. Finalement, la peau de la très grande échelle n’est peut-être que l’aboutissement du « tissu de fenêtres » de l’échelle de masse. Schématiquement, le tissu, créé involontairement par la répétition de percements, devient peau, en tant que conception volontaire et imposée de la très grande échelle. Le couple volontaire /involontaire n’est pas parfaitement approprié mais reflète bien la différence entre ce que nous avons appelé tissu et peau. Alors que le tissu n’existe que par la répétition de la fenêtre, la peau existe directement par elle-même. En ce sens, la peau, lisse et homogène,
est l’aboutissement des caractéristiques égalitaires et
génériques de la masse. Mais il faut se demander comment elle se confronte au processus d’individuation de la multitude. Nous serions alors tentés de dire qu’elle ne le permet pas mais qu’elle ne
118
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.51 :World Trade Center, NY, Minoru Yamasaki.
119
Bigness et peau
l’empêche pas pour autant. En fait, elle ne lui répondrait pas. Rappelons-le, dans la multitude, c’est en se confrontant au collectif que l’individu se définit. Le processus d’individuation déduit le singulier du tout. Mais à très grande échelle, nous l’avons vu, l’objet ne se représente que lui-même et ne permet pas la lecture de l’échelle individuelle. Alors l’identification de l’individu au singulier, au percement, est impossible, ce dernier étant par définition absent de la peau. Cela ne signifie pas pour autant que la très grande échelle laisse indifférent. En revanche, la confrontation de la multitude à la très grande échelle serait détournée. La peau ne met pas directement en rapport l’échelle individuelle et l’échelle du bâtiment. Le rapport des parties au tout y serait hors de propos. Elle ne permet pas pour autant la représentation de la pluralité. Généralement, elle est homogène, chaque module y est strictement identique ; c’était le cas par exemple du World Trade Center. Alors que la répétition indénombrable se confrontait frontalement à la multitude, la peau lisse tente d’y dissimuler la répétition même.
120
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.52 : One World Trade Center (2013), NY, Daniel Libeskind & David Childs.
121
Bigness et peau
Fig. 53: Willis Tower (Sears), Chicago, Fazlur Khan & Bruce Graham.
122
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 54: 1500 Louisiana Street, Houston, Cesar Pelli.
123
Bigness et peau
Fig.55: Torre Agbar, Jean Nouvel.
124
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.56 : Bank of China Tower (1990), I.M Pei.
125
Conclusion
Conclusion Nous avons abordé plusieurs visions du grand nombre et de la grande échelle. En parlant d’abord de plèbe, de peuple, de foule, de masse puis de multitude, nous avons survolé les grandes évolutions du grand nombre et de ses formulations. En ce qui concerne la grande échelle, c’est sa manière de se représenter elle-même et le grand nombre, qui a retenu notre attention. Nous avons vu qu’elle avait notamment recours à plusieurs mises en forme à travers le monumental, le colossal, le gratte-ciel, la Bigness. Et nous avons tenté de les analyser, de les remettre dans un certain contexte, notamment en lien avec les notions de masse et de multitude mais aussi avec des approches plus larges, indirectement liées à la formulation du nombre, comme le rhizome de G. Deleuze ou le Junkspace de R. Koolhaas, qui s’inspire directement du premier. Finalement, le premier grand thème a été la définition du grand nombre et le second, sa représentation dans la grande échelle.
Mais nous pourrions nous demander si finalement toutes ces formulations du grand nombre, que ce soit la foule, la masse ou la multitude, sont réellement divergentes. A-t-on affaire à des notions qui se distinguent dans leur fondement même ou plutôt à une même entité abordée selon différents points de vue ? Si on part du principe que l’on fait toujours face à la même entité, alors ces notions distinctes sont-elles des évolutions ou des reformulations, de nouvelles appellations, les unes des autres ? Et si elles sont bien des évolutions, dans leurs caractéristiques fondamentales, peut-on tout de même dire qu’il s’agit de la même entité ? La question du point de vue est essentielle à tout discours sur la question. Nous avons notamment élargi notre point de vue dans nos propos, en nous intéressant au rhizome, comme figure nouvelle d’organisation non-hiérarchique, ouvrant alors de nouvelles perspectives à la compréhension de toute complexité, notamment celle du grand nombre. Il est donc important de s’interroger sur les liens qui existent entre ces points de vue, s’ils se répondent ou s’opposent, et en quoi ils le font.
126
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
On pourrait aussi parler d’une certaine corrélation entre la croissance du nombre et l’évolution de toutes ces notions. C’est au fur et à mesure de sa croissance que le grand nombre a été explicité de différentes manières. Mais la croissance seule n’explique pas le changement de point de vue. Chacune de ces formulations répond à une époque, un contexte, voire une idéologie. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de se demander si la masse, ou bien le peuple, la foule ou toute autre notion, perdure dans la multitude, dernière formulation en date. Enfin, la multitude étant, chronologiquement, la dernière formulation du grand nombre, nous pourrions nous demander s’il y a une évolution possible de cette dernière et si la multitude ouverte, plurielle peut encore évoluer et devenir plus. Par son ouverture totale n’atteint-elle pas les limites de son évolution ? Nous avons parlé de la multitude comme une entité composée d’individus pluriels, individués depuis un fond commun qui leur permet leur unité. Alors, il est légitime de se poser la question de la désintégration potentielle de la multitude. A force de divergence et de différenciation, le fond initial de la multitude lui permettra-t-il de persister comme un tout diversifié mais cohérent ?
S’il a été question du grand nombre, il a aussi été question de la grande échelle. Celle-ci peut être traitée sous plusieurs points de vue et l’on peut s’intéresser tant à sa conception, qu’à son avènement ou son impact. En ce qui nous concerne, nous ne nous sommes peu intéressés à ces questions dans nos propos, nous avons préféré nous concentrer sur les problèmes de sa représentation. A travers plusieurs approches, monumental, colossal, répétition générique ou peau lisse, nous avons vu différentes manières d’exprimer, ou non, le nombre en traitant de différentes manières le rapport entre échelle individuelle et grande échelle (de l’objet). De par sa taille et complexité, concevoir la très grande échelle devient un processus nouveau. En parlant de Bigness, nous avons vu une théorie de la très grande échelle, selon laquelle, la Bigness est aujourd’hui faite sans systématiquement être pensée dans ses fondements. Construire un gratte-ciel, ici ou là, ne remettrait pas en cause la manière de penser la ville ou l’architecture. Effectivement, il paraît difficile de travailler à très grande échelle, sans réduire la complexité du sujet à des schémas simplifiés,
127
Conclusion
surimposés et donc inopérants. J’aimerais donc formuler deux questions, en dehors des problématiques de sa représentation. D’une part, la très grande échelle peut-elle et doitelle être pensée ? D’autre part, la très grande échelle peut-elle et doit-elle être maîtrisée ?
Enfin, je tiendrai à noter que les différentes stratégies de représentation, ou d’évitement, du grand nombre dans les édifices de grande échelle sont obligatoires. Travailler à grande échelle, c’est obligatoirement poser la question de la représentation. En revanche, les différentes options que nous avons retenues et tenté d’expliciter connaissent une évolution parallèle, encore aujourd’hui, et on ne peut pas les réduire à un catalogue chronologique des différentes expressions du nombre. Ce sont des stratégies qui peuvent se recouper, se répondre, cohabiter et dialoguer. Chacune de ces stratégies de représentation répond à une définition particulière du grand nombre. Mais elles ont toutes en commun la mise en relation de l’échelle de l’objet et de l’échelle individuelle. Ce rapport entre la grande échelle et l’échelle individuelle, entre le tout et ses parties, en un sens, est riche en problématiques. En particulier, nous avons vu que le rapport entre la peau lisse (qui dissimule) et la répétition (générique et assumée) est très ambigu. A très grande échelle, même si l’individuel est représenté et répété génériquement, il finit par prendre une valeur qui le dépasse et alors, la répétition finit par constituer un tissu. Et on peut se demander si ce tissu permet une lecture plus claire de l’échelle que la peau lisse. Alors, si la répétition ne suffit plus à déterminer l’expression de la très grande échelle, on peut supposer l’existence d’un rapport indépendant entre l’objet et son échelle. Pour conclure, il serait intéressant de se demander si la grande échelle peut développer sa propre représentation autonome ou si elle ne peut être lue qu’en rapport avec le nombre, quand bien même elle dissimule son expression. Finalement, quel rapport existe-t-il alors entre l’homme et l’objet de grande échelle, en dehors de la représentation du nombre ?
128
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
129
Team 10
Annexe Team 10 Le Team 10, dont la première réunion officielle a eu lieu en 1960, est un collectif d’architectes composé notamment d’Aldo Van Eyck, Alison et Peter Smithson, Georges Candilis, Shadrach Woods, Alexis Josic et beaucoup d’autres participants. La plupart de ces membres avaient déjà fréquenté les CIAM d’avant-guerre et s’y sont en partie rencontrés. Ils prennent la suite des grandes figures du mouvement moderne et tentent de faire progresser l’architecture moderniste en conservant une partie de son idéologie, en particulier son rôle social et sa mise au service du progrès commun. Ils remettent en revanche en cause la Charte d’Athènes et tentent de l’approfondir. On parlera souvent de Candilis, Josic&Woods qui construiront plusieurs édifices représentatifs du Team 10, comme l’ensemble de Toulouse-le-Mirail ou l’Université Libre de Berlin sur lesquels nous reviendrons. En effet, le Team 10 s’intéresse avant tout à l’habitat, en particulier à l’habitat à grande échelle et pour le plus grand nombre. Rappelons qu’ils sont tous actifs dès les années cinquante et donc en pleine période de reconstruction. Ils reprennent les avancées constructives modernes et ont recours à la standardisation, à la fois contrainte économique et véritable outil de conception, qu’ils tentent de requalifier. Le grand nombre et la grande échelle sont leurs terrains de prédilection. Ils travaillent plus particulièrement sur « l’idée d’une contextualisation de l’architecture et de l’urbanisme pour le plus grand nombre avec les notions d’identité, de mobilité, de changement, en s’appuyant sur des dispositifs comme le cluster, le stem, le web »1. Par leur approche structuraliste et leurs mégastructures, notamment en rhizome ou en grille, ils veulent étudier de nouveaux rapports entre la cellule, le bâtiment, la ville et le territoire. Ils proposent alors des approches par réseaux multipolaires, complexes, aux rapports d’échelle adaptables. En revanche, ils ne se satisfont pas d’une simple conception générique, comme cela pouvait être le cas de leurs prédécesseurs, et s’inquiètent d’une certaine flexibilité, d’une adaptabilité du logement et de la ville. 1
PAPILLAULT Rémi in LUSSAC Bruno & PAPILLAUT Rémi (sous la direction de), Le Team X et le logement collectif de grande échelle en Europe, un retour critique des pratiques vers la théorie, 2004, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p177.
130
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.57 : cellule tripartite, série Trèfle ; on la retrouvera au Mirail.
Fig. 58 : Proposition pour un habitat évolutif ; Candilis, Josic &Woods ; étude pour un lieu de vie flexible et éléments indéterminés.
Fig.59 : Proposition pour un habitat évolutif ; Candilis, Josic &Woods ; implantation de plateaux libres sur une colonne vertébrale centrale.
131
Team 10
Dans la même optique, « le contextualisme défini par les membres du Team X joue de la rencontre entre le standard et la situation »1. On retrouve finalement dans leurs travaux la volonté de confronter une conception de masse générique à une multitude plurielle et complexe.
Voyons de plus près le cas de Toulouse le Mirail, conçu dès 1961 par Candilis, Josic&Woods, pour 100 000 habitants. En effet, ce projet illustre bien plusieurs de leurs propos. Tout d’abord, l’habitat du Mirail se veut flexible, individuable en quelque sorte. Ses concepteurs affirment que « l’architecte doit à un moment s’arrêter et laisser place à son client qui, lui mieux que personne, peut définir la forme qui lui convient, le logis où il se sent chez lui, son logis à lui, le logis humain »2. En fait, dans la plupart des logements du Mirail, on retrouve les recherches du groupe sur un logement en série, qui remettrait en question notamment la répartition jour/nuit avec plus de flexibilité. On trouve une trame répétitive ABCBA avec A=3,20m – B=3,80m – C=2,60m. L’usage de la trame est essentiel, la construction étant pensée par des refends porteurs. Elle propose un rythme ABCBA avec A=3,20m – B=3,80m – C=2,60m, dans lequel prennent place les cellules. La trame n’est pas simplement répétée dans le but d’une construction en série mais est pensée dès le départ pour le logement. Dans cette trame, nous retrouvons la cellule de la série Trèfle, pensée auparavant pour un collectif horizontal à trois travées, dans le cadre de travaux sur la standardisation du logement. Dans cette trame serait alors possible une certaine évolutivité, notamment par l’usage de parois coulissantes. Dès 1959, ils développent dans leur Proposition pour un habitat évolutif l’idée d’une évolutivité basée sur un jeu d’éléments déterminés et d’éléments indéterminés. Les éléments déterminés seraient l’isolation, l’étanchéité, la lumière, l’aération, le chauffage, les installations techniques et sanitaires, qui doivent être règlementées. Tandis que les éléments indéterminés seraient l’organisation des espaces, la séparation 1
Ibid, p.182. CANDILIS, JOSIC, WOODS, Repenser le problème, L’Architecture d’Aujourd’hui, n°87, déc. 1959, p.8 cité dans LUSSAC Bruno & PAPILLAUT Rémi (sous la direction de), Le Team X et le logement collectif de grande échelle en Europe, un retour critique des pratiques vers la théorie, 2004, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p.196. 2
132
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig. 60 : Toulouse-le-Mirail (1961), Candilis,Josic&Woods ; on voit le rapport entre la superficie de la mégastructure et celle du centre-ville historique de Toulouse.
133
Team 10
des fonctions, la relation intérieur-extérieur, les changements, additions et améliorations, etc. qui doivent être pensés par l’architecte en fonction des données sociales, culturelles, économiques, climatiques et si possible, en fonction des volontés des habitants. Cette proposition offre donc la représentation d’un habitat souple, dont les cellules seraient disposées sur des plateaux libres, eux-mêmes implantés sur une colonne vertébrale, regroupant les éléments fixes. Les plateaux peuvent alors être redécoupés et aménagés avec des éléments standardisés puis le mobilier peut diviser chaque cellule (on retrouve alors des meubles-cloisons, des murs coulissants, etc.). Au Mirail, seule la cloison coulissante de la travée centrale restera pour marquer cette volonté d’évolutivité…
Plus largement, la base de l’organisation rhizomique du Mirail a été trouvée dans la notion de stem de J. Woods. Le stem, littéralement tige, développe un réseau dans lequel prennent place des: « zones linéaires d’habitation [qui] ressemblent aux radicelles d’une même racine, qui peuvent s’étendre ou se dilater au milieu des espaces verts, de part et d’autre du rameau central »1. L’échelle de l’intervention est gigantesque. On en voit le rapport avec le centre-ville ancien de Toulouse dans le plan masse. Pour ses concepteurs, le Mirail n’est pas une architecture mais un système dont l’image n’est volontairement pas leur souci premier ; ils travaillent plutôt sur l’esthétique de la connexion et de l’ouverture, sur le dispersement contrôlé. « De
l’après-guerre
jusqu’aux
premières
manifestations
de
l’individualisme
postmoderne, les architectes sont partis à la recherche de l’unité perdue de la communauté humaine, rejetant et la ville moderne qui aurait détruit les échanges, et la ville traditionnelle dont la continuité morphologique des tissus urbains assurait le liant communautaire, mais sans offrir l’ouverture maintenant réclamée. A l’immobilisme des 1
Bâtir, n°162, déc. 1967 cité dans CHALJUB Bénédicte, Candilis, Josic, Woods, 2010, Infolio.
134
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.61 : études desSmithson ; croquis de Cluster City, premier digramme de Deck Housing; analyse d’un village du Yorkshire (de haut en bas et de gauche à droite).
135
Team 10
plans de l’urbanisme fonctionnaliste, à la fermeture du tissu villageois, il s’agit d’opposer une « structure » capable de répercuter les évolutions d’une société changeante tout en recréant l’unité, le lien, des groupes »1. Cette idée de stem, de réseau est un premier pas vers une domestication prétendue de la très grande échelle. Il permettrait à la fois d’englober tout le territoire dans un seul système, serait capable d’évoluer avec le temps et pourrait s’adapter aux contraintes individuelles. Ce sont des notions qui avaient déjà été développées au sein du Team 10, notamment par les Smithson qui parlaient déjà de cluster, comme grappe mais aussi comme agglomération de groupes connectés. Dans le projet de Deck Housing (1951), des mêmes Smithson, ces derniers développent un réseau en grande partie piéton, où l’habitant est considéré comme la voiture, au sens où il marche puis s’arrête et qu’en ces points d’arrêt, le réseau bifurque. Pour chaque mouvement est dessiné un segment et pour chaque arrêt un point. On obtient alors une figure de grappe, régulièrement reprise dans leurs conceptions. Ce qui est déterminant chez les Smithson comme chez S. Woods et G. Candilis, c’est l’interaction. La ville est pensée comme un ensemble de flux, comme mobile, flexible, comme un lieu d’interaction à grande échelle.
Cette approche leur sera par la suite reprochée par certains. La complexité des usages, des habitants, des temporalités à laquelle veulent répondre les architectes du Team 10 sera parfois vue comme insolvable, en tout cas pas en tant que tel. Par l’approche diagrammétique des clusters, des stems et des grilles, les membres du Team 10 auraient ramené cette complexité à une production simplifiée, une illusion de réseau flexible. A ce sujet, Cedric Price oppose ces systèmes comme outil de compréhension et comme mode de production. Il écrit que : « la distinction doit être faite entre l’un qui simplement clarifie ou renforce des processus de pensée en relation avec l’interaction, et l’autre qui littéralement va trop
1
ROUILLARD Dominique cité dans dans LUSSAC Bruno & PAPILLAUT Rémi (sous la direction de), Le Team X et le logement collectif de grande échelle en Europe, un retour critique des pratiques vers la théorie, 2004, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p.77.
136
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.62 : Université Libre de Berlin (1963), Woods et Schiedhelm ; maquette.
137
Team 10
loin et commence à devenir un indicateur sur-simplifié de la planification ou de la forme physique désirée »1. La production du Team 10 est une approche renouvelée de l’échelle de masse et du grand nombre. C’est dans le système, cluster ou stem, plus généralement mégastructure, que ses membres trouvent une solution. Mais on ne peut pas vraiment dire qu’ils se soient foncièrement opposés à leurs prédécesseurs. L’urbanisme sur dalle, la croyance en un progrès social ou bien le choix d’intervention en un système unique à grande échelle gigantesques sont les traces d’un certain héritage moderniste.
Un autre exemple parlant est l’Université Libre de Berlin, conçue par Woods et Schiedhelm en 1963, pour accueillir deux mille étudiants. On retrouvera sa conceptions dans de nombreuses propositions d’Universités de divers membres du Team 10, comme les projets de l’Université de la Ruhr en 1962, de l’Université de Francfort-Römerberg en 1963, de la Faculté des Lettres de Toulouse, en 1968 ou de l’ Université de Madrid en 1969. L’Université libre de Berlin est une grille tridimensionnelle. C’est un réseau mais plus un stem ou un cluster. Cette grille veut intégrer des rues piétonnes et revendique son inspiration dans la figure du souk. Elle se veut démontable, évolutive et complexe. Ses plusieurs niveaux permettent une certaine pluralité d’usages et d’espaces, unifiés par un seul système. La grille permettrait à la fois un étalement semi-contrôlé et une diversité imprévisible. Elle serait l’outil par excellence de la grande échelle. Sa taille peut varier, elle peut s’adapter à son contexte et à ses usages. En réalité, cette évolutivité sera remise en cause par la technique et les contraintes économiques. La flexibilité tant espérée par ses concepteurs s’est avérée, dans les faits, inopérante et la grille plus contraignante qu’elle n’aurait dû.
1
PRICE Cédric, Archigram, 6, 1966 cité dans LUSSAC Bruno & PAPILLAUT Rémi (sous la direction de), Le Team X et le logement collectif de grande échelle en Europe, un retour critique des pratiques vers la théorie, 2004, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p.91.
138
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.63 : Université Libre de Berlin (1963), Woods et Schiedhelm; plan.
Fig.64 : Université de la Ruhr
139
Team 10
Ils écrivent d’ailleurs à ce sujet : « Il est clair qu’une composition purement formelle ne peut convenir à une société en évolution rapide, car la nature d’une telle composition est statique, précise et fixe. […] Au lieu de faire des bâtiments flexibles, le but est désormais une garantie de flexibilité du complexe urbain qui lui permettra d’engendrer des éléments à vie courte aussi bien que ceux à vie moyenne. […] Une organisation linéaire (une ligne n’a ni dimension, ni forme) est le reflet d’une société ouverte»1. La grille tridimensionnelle de l’université serait un système évolutif plus qu’une contrainte spatiale. Elle permettrait une flexibilité que l’architecture ne permet pas sans la mise en réseau. Les connexions entre différentes lignes de la grille établiraient alors des liens et la grille s’adapterait au contexte ainsi qu’aux besoins immédiats et à long terme.
Les projets du Team 10 s’inquiètent du grand nombre mais on peut se demander s’ils le représentent vraiment. A part un certain rejet de la fenêtre comme simple percement, on voit difficilement dans leurs travaux une critique de la représentation du grand nombre. En somme : « tout le savoir architectural s’est investi dans le plan et dans la coupe, laissant l’enveloppe du bâtiment se défendre elle-même »2. Leur approche systématique et rhizomique aurait impliqué des représentations types, sans réelle remise en question du rapport entre échelle individuelle et échelle collective dans ces ensembles démesurés. La représentation du grand nombre standardisé est encore assumée. On n’est ni dans la peau lisse de la Bigness, ni dans la répétition générique des percements des premiers ensembles mais on ne peut pas dire pour autant que ces clusters, stems et grilles aient proposé une nouvelle représentation de la grande échelle et du grand nombre. La répétition n’est pas dissimulée, au mieux elle est modulée.
1
CANDILIS G., JOSIC A., WOODS S., Le Carré Bleu, n°3, 1964. BANHAM R., Retour à Park Hill, 1974 cité dans LUSSAC Bruno & PAPILLAUT Rémi (sous la direction de), Le Team X et le logement collectif de grande échelle en Europe, un retour critique des pratiques vers la théorie, 2004, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p.93. 2
140
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.65 : Université de Toulouse-le-Mirail, Candilis, Josic &Woods.
Fig.66 : Toulouse-le-Mirail, photographie d’époque. La répétition de l’élément de façade standardisé n’est pas dissimulée, voire accentuée.
141
Team 10
On fait face à une conception qui « privilégie les relations, articulations, lignes et points, et de fait supprime l’image (architecturale) »1. Sa représentation découle directement du système rhizomique et exprime en ce sens, le nombre tel qu’il est. Finalement, on pourrait dire que ce que tente de représenter le Team 10, dans la grille, dans le stem ou dans le cluster, c’est un tout, mais pas l’individuel. L’individuel ne pourrait y être lu que comme une partie du système. Ces systèmes n’ignorent pas l’échelle individuelle mais l’intègrent systématiquement dans un ensemble qui la dépasse. Ainsi, dans leur expression, les logements collectifs des différents projets des membres du Team 10, ne s’opposent pas à leurs prédécesseurs. Malgré les systèmes qu’ils mettent en place, ils semblent encore subir leur échelle. Bien que leur conception diffère, leur expression du rapport individuel-collectif resterait dans le registre du colossal.
1
Ibid, p.93.
142
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Fig.67 : étude sur la question du percement ; un des rares documents retrouvé où la question de l’enveloppe est clairement abordée.
Fig.68 :application dans un ensemble à Bobigny (1957)
143
Team 10
Fig.69 : vue d’ensemble du Mirail juste après sa construction.
Fig.70 !photographie d’une des barres du Mirail.
144
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Bibliographie Ouvrages lus. CANETTI Elias, Masse et Puissance, 1966, éd. Gallimard, 1986, 526 pages. DELEUZE Gilles & GUATTARI Félix, Mille-plateaux, 1980, Editions de Minuit, 648 pages. KOOLHAAS Rem, Junkspace, 2001, éd. Manuels Payot, 2011,121 pages. KOOLHAAS Rem, New York Délire, 1978, éd.Parenthèses, 2002, 318 pages. LEBON Gustave, Psychologie des foules, 1895, Presses Universitaires de France, 1963, 132 pages. ORTEGA Y GASSET José, La révolte des Masses, 1930, Les Belles Lettres, 3ème éd. 2010, 314 pages. ORTEGA Y GASSET José, La Déshumanisation de l’Art, 1925, Editions Allia, 2011, 83 pages. SPEER Albert, Au cœur du Troisième Reich, 1969, éd. Librairie Fayard/Pluriel, 2010, 816 pages. VIRNO Paolo, Grammaire de la multitude, 2001, Editions de l’éclat & Conjonctures, seconde éd. 2007, 140 pages. * Ouvrages lus annexes. GUINZBOURG Mosseï, Le rythme en architecture, 1923, Infolio éditions, 2010, 138 pages. REGNIER-KAGAN Nathalie, La Tour Métropolitaine, 2012, Editions Recherches, 288 pages. SITTE Camillo, L’Art de Bâtir les Villes, 1889, Editions du Seuil, 1996, 188 pages. * 145
Bibliographie
Ouvrages consultés. CHALJUB Bénédicte, Candilis, Josic, Woods, 2010, Infolio, 188 pages. COMENIUS Club, Konzeptionen in der Sowjetischen Architektur 1917-1988, 1989, Comedius Club & Vargon Verlag GmbH Berlin, 227 pages. COOKE Catherine & KAZUS Igor, Soviet Architectural Competitions 1920s-1930s, 1992, éd. Phaidon, 118 pages. DELEUZE Gilles, Différence et répétition, 1968, P.U.F, 416 pages. DELEUZE Gilles, Le Pli, Leibniz et le Baroque, 1988, Editions de Minuit, 192 pages. GENTHON Muriel (sous la direction de), 1945-1975 Une histoire de l’habitat, 40 ensembles de logements « Patrimoine du XXème siècle », 2010, Beaux-Arts éditions, 95 pages. KOOLHAAS Rem & MAU Bruce, S,M,L,XL, 1995, éd. Jennifer Sigler, 1345 pages. KOPP Anatole, Ville et révolution, architecture et urbanisme soviétiques des années vingt, 1967, éd. Anthropos Paris, seconde éd.1969, 277 pages. LEGRAIN Michel (sous la direction de), Le Robert illustré d’aujourd’hui en couleur, 1997, Club France Loisirs, 1585 pages. LUSSAC Bruno & PAPILLAUT Rémi (sous la direction de), Le Team X et le logement collectif de grande échelle en Europe, un retour critique des pratiques vers la théorie, 2004, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 230 pages. PELLI Cesar & Associates, Curtain Walls, 2005, éd. Birkhäuser, 184 pages. PIQUERAS Christine, BENOIT Rosemarie, HENAULT Philippe, BRIAND JeanFrançois. (sous la direction de), Les Grands Ensembles, une architecture du XXème siècle, Dominique Carré éditeur, 2011, 256 pages. RITTER
Katharina,
SHAPIRO-OBERMAIR
Ekaterina,
STEINER
Dietmar,
WACHTER Alexandra, Soviet Modernism 1955-1991, unknown history, 2012, Architekturzentrum Wien, 358 pages.
146
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
RYABUSHIN Alexander & SMOLINA Nadia, Landmarks of Soviet Architecture 1917 – 1991, 1992, Rizzoli International Publications, Inc., 159 pages. SCHITTICH Christian (sous la direction de), Enveloppes, concepts peaux matériaux, 2003, éd. Birkhäuser, 196 pages. TERRANOVA Antonio, Les Gratte-ciel, 2006, Editions Gründ, 305 pages. * Web. tumultieordini.over-blog.com. www2.archi.fr/DOCOMOMO-FR. www.paca.culture.gouv.fr. www.torreagbar.com.
147
Iconographie
Iconographie Fig.1 et 2: GOSSEL Peter, LEUTHAUSER Gabrielle, L’Architecture du XXème siècle, 2001, Taschen, 2012, 608 pages. Fig.3: www.studyblue.com. Fig.4: archrecord.construction.com. Fig.5: online.wsj.com. Fig.6: johnleemaverick.wordpress.com. Fig.7: upload.wikimedia.org. Fig.8: GOSSEL Peter, LEUTHAUSER Gabrielle, L’Architecture du XXème siècle, 2001, Taschen, 2012, 608 pages. Fig.9: masterandmargarita.eu. Fig.10 à 21: KOPP Anatole, Ville et révolution, architecture et urbanisme soviétiques des années vingt, 1967, éd. Anthropos Paris, seconde éd.1969, 277 pages. Fig.22 à 29: PIQUERAS Christine, BENOIT Rosemarie, HENAULT Philippe, BRIAND Jean-François (sous la direction de), Les Grands Ensembles, une architecture du XXème siècle, Dominique Carré éditeur, 2011, 256 pages. Fig.30: www.paca.culture.gouv.fr. Fig. 31 et 32: KOOLHAAS Rem, New York Délire, 1978, éd.Parenthèses, 2002, 318 pages. Fig. 33 : dans le même ordre, charentemaritime.fr ; www.uia95.com; xroads.virginia.edu. Fig.34 : KOOLHAAS Rem, New York Délire, 1978, éd.Parenthèses, 2002, 318 pages. Fig.35 : GOSSEL Peter, LEUTHAUSER Gabrielle, L’Architecture du XXème siècle, 2001, Taschen, 2012, 608 pages. Fig.36 : Auteur inconnu, Cherchez l’erreur, le grand jeu de la petite différence, 2013, Telemaque, 48 pages. Fig.37 : KOOLHAAS Rem, New York Délire, 1978, éd.Parenthèses, 2002, 318pages. Fig.38 : www.opendemocracy.net
Fig.39 : PIQUERAS Christine, BENOIT Rosemarie, HENAULT Philippe, BRIAND Jean-François (sous la direction de), Les Grands Ensembles, une architecture du XXème siècle, Dominique Carré éditeur, 2011, 256 pages. Fig.40 : www.brenac-gonzalez.fr. Fig.41: www.b-nt.biz. Fig.42: image réalisée chez DA Dacbert Associés. Fig.43 : www.jeannouvel.com. Fig.44: blog.bnf.fr. Fig.45: www.bouygues-immobiliercorporate.com. Fig.46 : www.rpbw.com. Fig.47: www.375parkavenue.com. Fig. 48: formamoderna.blogspot.fr. Fig.49: www.oma.eu. Fig.50: artsation.com. Fig.51: nycity.monipag.com. Fig.52 : commons.wikimedia.org. Fig.53: twistedsifter.com. Fig.54 : www.viracon.com. Fig.55 : commons.wikimedia.org. Fig.56: www.handykeys.com. Fig.57 à 70: LUSSAC Bruno & PAPILLAUT Rémi (sous la direction de), Le Team X et le logement collectif de grande échelle en Europe, un retour critique des pratiques vers la théorie, 2004, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 230 pages.
148
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Table des matières
Introduction………………………………………………………………………….. .p.4
Chapitre 1 : masse et échelle de masse A. De la plèbe à la masse. Plèbe, peuple, multitude…………………………………………………………….....p.6 Les premières notions de collectif – la plèbe romaine – le peuple chez T. Hobbes, peuple-Un derrière l’Etat – la multitude chez B. Spinoza. Foule…………………..……………………………………………………………...p.10 Post-révolution industrielle, la foule chez G. Lebon – inconscience de la foule, irresponsabilité, recours aux lieux communs et contagion des idées. Masse…………………..…………...………………………………………………...p.13 La masse chez J. Ortega y Gasset, l’homme-masse homogénéisé, la masse égalitariste et homogénéisée, invasion verticale, action directe - chez Elias Canetti, égalité et but commun : sa propre croissance, masse ouverte, types de masse et éclatement.
B. Echelle de masse. Monumental…………………..…………...………………………………………….p.24 Échelle de masse dans le monumental – différence monumental et colossal – pouvoir symbolique et valeur de mémoire : l’architecture monumentale nazie chez A. Speer – démesure et homothétie. Colossal………………..…………...………………………………………………...p.41 Autre échelle de masse : le colossal – standardisation et logements en série : la production de l’avant-garde en URSS - réponse à homme-masse générique – influence sur les grands ensembles en Europe dans les années soixante et soixante-dix.
149
Table des matières
Chapitre 2 : multitude et (très) grande échelle A. Multitude et répétition. Multitude………..……..…………...………………………………………………...p.61 La multitude chez P. Virno – évolution de masse et intégration de ses contradictions – multitude plurielle, hétérogène – unité comme prémisse – individuation et confrontation. Répétition et stratégies d’évitement………………………………………………….p.69 Rythme et répétition – répétition générique à grande échelle – répétition pensée par la masse vécue par la multitude : individuation empêchée – ses premières grandes réalisations : la naissance du gratte-ciel aux USA – la fenêtre répétée forme un tissu. B. La (très) grande échelle. Du rhizome au Junkspace…………………………………………………………….p.98 Le rhizome chez G. Deleuze, nouveau schéma expansif et ouvert – connexion et hétérogénéité, multiplicité, rupture asignifiante, carte vs calque – influence sur le Junkspace de R. Koolhaas : grille de lecture du monde urbain – une « toile sans araignée » - expansion et construction, identité, échelle. Bigness et peau……………………………………………………………………...p.108 Dans le Junkspace, la Bigness – masse critique, vocabulaire inutile, agent de désinformation, domaine amoral, fuck context – la peau lisse, dissimulation de l’échelle individuelle et de la répétition : l’objet prend le dessus – perte d’échelle – emballage vs percement.
Conclusion……………………………...…………………………………………...p.126 Annexe : le Team 10..…….….…………………..………………………………….p.130 Le Team 10, évolution des CIAM – la très grande échelle et systèmes flexibles – réseau, steb, clusters, webs – Toulouse le Mirail, colossal et gigantisme – Université Libre de Berlin, la grille, système évolutif – enveloppe délaissée. Bibliographie…….……………….…...…………………………………………….p.145 Iconographie……………………….…...…………………………………………...p.148
150
151
Ce mémoire n’aurait pas été possible sans l’intervention et les conseils de Rémy BUTLER. Nous souhaitons ici l’en remercier.
152
Evolutions et représentations de la grande échelle et de l’échelle de masse
Définition et représentation de la grande échelle - peuple, plèbe, foule, masse – échelle de masse : monumental et colossal – multitude et individuation – répétition et stratégies d’évitement – rhizome – Junkspace –Bigness – peau lisse.
153