Les amitiés silencieuses TOME 1

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Les amitiĂŠs silencieuses

Claude Lustier


Les amitiĂŠs silencieuses Le fou

The Book Edition ŠClaude Lustier 2011


Marchand ambulant de bananes, ouvrier dans une boulangerie industrielle, matelot, chef de projet dans les milieux associatifs, officier de marine avec 35 années de pérégrinations océanes, ensuite chef d'entreprise, Claude Lustier est un touche-à-tout, un indécrottable voyageur. En 1992, une explosion à bord d’un navire, met un terme à une carrière trop facilement tracée à son goût. Qu'importe, une première vie s’achève, tandis que le besoin impératif d’en construire une nouvelle s’impose. L'appel du large, restera cependant le plus fort car son pays, c’est la mer. Il construit un catamaran et part en solitaire vers le Brésil, une terre d'aventures où il rédige "Les amitiés silencieuse"


Prologue

Dans la soirée du vingt-cinq juillet 1956, l’Andréa Doria, de la Società di navigazione Italia, filait à la vitesse de vingt et un nœuds, son étrave happée par un brouillard glacial et humide, le tueur paisible des océans tandis que la corne de brume brisait le silence des eaux troubles du Massachusetts avec une infaillible régularité. Sur le coup de vingt-trois heures, le Stockholm heurta l’Andréa Doria. Lancé à l’aide de ses machines de quinze mille chevaux, il pénétra dans les œuvres vives du paquebot italien ; un glaive déchirant le métal du pont A au pont C comme un vulgaire papier d’emballage-cadeau. L’Andréa se cabra avant de commencer sa lente agonie au milieu des flots noirs, gonflés des cris de détresse.

Lorenzo Rialdi adressa un zéro du pouce et de l’index en direction de Lucas. Les deux hommes appliquèrent fermement une main sur leur masque et plongèrent pour la troisième fois de la journée. Épuisés par les innombrables descentes réalisées depuis le naufrage, ils étaient engagés dans une course contre le temps afin de s’assurer qu’aucun

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survivant ne restait prisonnier de l’épave gisant à plus de soixante mètres de profondeur. Ils se laissèrent descendre, guidés par le câble qui reliait une porte d’écoutille au minuscule flotteur orange à la surface en espérant que l’inspection du pont des embarcations s’achèverait avant la tombée du jour. Demain, ils prêteraient main-forte au reste de l’équipe en concentrant l’essentiel des efforts autour des étages inférieurs. Les secours avaient déjà localisé cinquante cadavres. Trop tôt pour dire également, si le nombre de rescapés totalisé à celui des victimes coïncidait avec les listes d’embarquement des passagers et membres d’équipage. Personne ne prit la peine d’emporter le journal du bord au moment de l’abandon du navire et les vérifications exigeraient encore un temps considérable. Lorenzo croisa un groupe de plongeurs qui s’affairaient une vingtaine de mètres plus bas à distance prudente de la déchirure causée par le Stockholm. Elle était hérissée d’arêtes tranchantes et de tôles froissées, siège de dangereuses turbulences, un piège mortel pour celui osant s’y aventurer. Il remarqua un hublot ouvert et le montra du doigt à Lucas. Une minute plus tard, ils se trouvaient à l’intérieur d’une cabine. L’endroit présentait un spectacle aussi désolant que dans les précédentes déjà passées la veille au peigne fin. Dans le salon, sous leurs yeux flottaient : papiers, tissus, chaussures et une multitude d’objets qu’ils ne pouvaient identifier au premier coup d’œil. Le même petit bureau qu’ils avaient vu ailleurs jouxtait une commode surmontée

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d’un miroir dont la moitié manquait. Sur une étagère, le combiné d’un téléphone pendait en se balançant au gré d’un invisible courant. Deux portes leur faisaient face. Ils ouvrirent la première sans peine. Une salle de bain. La seconde donnait sur une autre cabine, plus spacieuse et l’on pouvait imaginer le luxe qu’elle avait dû offrir à ses occupants. Un lit accolé contre la cloison déversait par un large tiroir dans sa partie inférieure, des gilets de sauvetage et des couvertures. Puis, de ce désordre invraisemblable, émergèrent un pied, une jambe, des bras, emportés par un mouvement de va-et-vient comme s’ils essayaient d’agripper vainement quelque chose. Le visage d’un homme empêtré dans des lingeries féminines qui s’échappaient d’une garde-robe, les fixait d’un œil terrorisé, la bouche ouverte, témoignage de la peur qui avait sans doute saisi le malheureux aux ultimes instants de son existence. Ils décidèrent de chercher la propriétaire de ces vêtements et retournèrent dans la première cabine. Lucas s’approcha d’une penderie qui n’avait pas retenu leur attention au début. Elle paraissait verrouillée de l’intérieur. Il empoigna le marteau que tous plongeurs portaient à la ceinture. Si le premier coup eut raison de la serrure, Lucas ne s’était pas préparé au spectacle qui l’attendait. Une femme se tenait en face de lui, serrant dans ses bras un coffret métallique contre la poitrine, un geste de désespoir apparemment pour se protéger d’on ne savait quoi. Elle était habillée d’une chemise de nuit blanche, la partie inférieure composée d’une

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dentelle de Bruges, l’encolure brodée de fil d’or sur une bande de plusieurs centimètres. Lucas fut sur le point de perdre l’embout de son détendeur lorsque les yeux vitreux qui semblaient le pénétrer jusqu’au plus profond de sa conscience se fermèrent doucement tandis qu’une main de la femme, mue par l’action immatérielle d’un état d’apesanteur, entamait un lent mouvement d’ascension. Le tissu glissa délicatement des épaules de la femme, se déploya d’abord le long des bras et commença à descendre en suivant les courbes d’une paire de jambes splendides, avant de se fondre dans la masse mouvante des eaux. Dépouillée sans pudeur de ses vêtements, elle dévoilait une indécente nudité puis vacilla et se mit à monter vers lui, légère, pareille à une manifestation surnaturelle. Pétrifié par la panique qui le gagnait, Lucas recula pour céder le passage à ses membres cireux. Le visage portait de nombreuses tuméfactions ainsi qu’une légère entaille sur la tempe. Le corps semblait intact. Si la mort par noyade apparaissait exclue, déterminer l’origine exacte du décès appartenait au domaine du médecin légiste. Lorenzo rejoignit son ami, également hypnotisé par ce fantôme qu’une force secrète, à la fois douce et irrésistible, aspirait vers le hublot. Ensemble, ils l’observèrent, perdus dans leurs propres pensées. L’un des bras resta un moment accroché au pommeau de la porte, un temps suffisant pour libérer le coffret de son étreinte. Lorenzo fut le premier à sortir de sa torpeur. Il s’en empara et enregistra le

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numéro de la cabine en vue de mettre un nom ultérieurement sur ses occupants puis envoya un signe à Lucas. L’heure approchait de revenir à la surface, le monde des vivants. Ce que recelait de si précieux le coffre pour que cette femme le protège avec autant d’abnégations, l’intriguait moins que les causes infiniment suspectes de son décès.

Un an plus tard, pratiquement jour pour jour après ces événements, un jeune couple écoutait dans le bureau obscur de l’étude d’un notaire l’énoncé des dernières volontés d’un proche. Tous deux s’efforçaient d’affecter un air contrit qu’ils espéraient de circonstance. Elle possédait cette beauté latine qui brise les cœurs. Quant à lui, il jouait le bel indifférent, insensible au bonheur que cette femme devait certainement lui offrir. Ils sortirent une heure plus tard avec un colis sous le bras, le regard soulagé, un sourire intense éclairant leurs mines réjouies.

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Les derniers amis

Je souhaitais mener une vie paisible, jouir d’une maison, une famille, un jardin peuplé de chats et de chiens sautillant parmi les enfants. Je me trompais. Que d’amertumes n’avais-je pas à supporter ! Elles creusèrent, patiemment comme un ver rongeant le cœur de la pomme, une fosse pleine de rancœur, de colère, ces ferments de la discorde et de la déchéance de l’âme qui serrent le cœur aussi fébrilement que les mains de sœurs jumelles unies dans une douloureuse complicité. Enveloppée d’une nuit habitée par les démons de la vengeance, je devins aveugle, à tous, à tout, sans me douter qu’un jour, la lumière pourrait enfin éclairer les derniers pas d’un itinéraire que je crus longtemps issu de mon imagination. Et me voilà occupée à gribouiller des pages et des pages. Prétendre qu’elles témoignent du souci égoïste de raconter une histoire purement personnelle, travestirait la vérité. Personnelle ? L’est-elle vraiment ? Une histoire comme celle-ci aurait pu se glorifier de porter le titre d’un drame épique qu’elle ne

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revendiqua pas. Elle s’en attribua pourtant les ingrédients grâce aux complots et intrigues alimentant l’innocence ou la culpabilité de l’un ou l’autre de ses héros. Des acteurs qui ont délaissé le petit monde des célébrités pour rejoindre les rangs de l’anonymat. Des gens anodins, la plupart aujourd’hui disparus, otages avant l’heure d’événements qu’ils ne pouvaient interpréter. Ceux-ci soufflèrent les fragiles illusions de l’enfant d’autrefois avec la force aussi violente que les vents malmenant le pont du navire exposé à la gifle des vagues. Ils apportèrent aussi leurs parfums de mensonges, les plaisirs de l’insouciance, les ignominies de la guerre et les ivresses d’une aventure qui me transporterait malgré moi vers de nouveaux horizons, là où je devais commencer à me sentir vraiment seule, loin de ma terre au ciel si gris et de cette maison tant désirée. Chaque ligne fut posée avec tout le zèle, tous les émerveillements et mêmes inquiétudes que l’archéologue reconstituant, l’un à côté de l’autre, les fragments épargnés par les âges d’un vase ancien selon un procédé scrupuleusement codifié, maîtrisé seulement par lui. À l’instar de l’œuvre de cet homme, les pièces de mon passé que j’assemblais patiemment amenèrent surtout une renaissance au cours de laquelle les journées me parurent trop courtes pour la vivre pleinement. Aujourd’hui

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mon travail s’achève. Le temps s’est figé et je peux mesurer toute l’horreur de ma bêtise. Les secondes cessent de grignoter les minutes, l’horloge suspend ses battements, les aiguilles rigoureusement arrêtées en face des chiffres deux et dix. Pourquoi ? Lisez ! Vous trouverez la réponse quelque par au cours de la lecture. Et je sais que bientôt, avant de me libérer, le temps reprendra sa course folle dans la quête d’une harmonie aussi utopique que fabuleuse du monde parfait.

Devonshire - Buckland in the Moor - Mai 1933 Une voix aiguë, parfaitement insupportable, brisa la tranquillité dans laquelle le garçon s’était réfugié tandis qu’il marchait au hasard, sans destination précise, cherchant plus ou moins consciemment un havre de paix et de liberté. « Bill ! … Billy ! … Billy, où es-tu encore caché ? Ton père te cherche… Biiiill ! », insistait la femme. À ces mots, il commença à ralentir, fit demi-tour, sur le chemin de la maison, peu enclin à subir de nouveau les foudres de son père. Il distinguait les murs de cette couleur blanc délavé qu’il détestait tant. « Qu'a-t-il encore bien pu trouver cette fois ? », se demanda-t-il. Ses parents, Richard de Morgan – fils d’une puissante famille d’industriels belges, figure marquante de la noblesse anversoise – et Lady

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Cameron Wilson, avaient hérité d’une ancienne ferme datant du 18ième siècle, une bâtisse imposante nichée au cœur de Buckland, un hameau perdu dans les vallées du Devonshire, à proximité de la petite cité de Widecombe. L’endroit avait pourtant le mérite de distiller une paix profonde, instillant une impression de conformisme rigide et affligeant ainsi qu’un calme triste. Toutes servitudes propres à juguler la fougue juvénile d’un garçon de treize ans. Même, sans trop se frotter les yeux, un néophyte aurait admis qu'il s’agissait de la construction la plus singulière de la région. Elle ressemblait à la forme imprécise d’un U, les branches terminées à leurs extrémités par deux tours carrées qui accentuaient l’austérité d’une architecture sans âme. La masse sombre de l’aile centrale, flanquée de trois minuscules lucarnes disposées de manière asymétrique, composait l’élément principal de l’habitation. On imaginait aisément la pénombre à laquelle devaient s’accommoder les occupants à l’intérieur. Cette partie du bâtiment s’élevait à une hauteur nettement plus basse que tout le reste de sorte qu’elle procurait une sensation de travail inachevé, ruinant définitivement tout espoir de trouver la plus légère trace d’équilibre dans un ensemble aussi sévère. La famille de Morgan l’occupa dès 1918, l’année de naissance du premier enfant, mort d’ailleurs quelque temps plus tard, emporté par les rigueurs d’un hiver interminable ou peut-être celles de la

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grippe espagnole. À vrai dire, personne ne sut. Deux années encore et Cameron Wilson mettait au monde un garçon que le couple décida d’appeler Bill en mémoire d’un frère disparu en 1912 aux côtés de Robert Falcon Scott dans les solitudes glacées d'une nuit australe. Le couple s’adonnait éperdument, chacun de son côté, à l’étude de l’histoire antique avec une vision radicalement opposée. Une passion commune qui sacrifiait celle vouée normalement par tous les jeunes parents envers leur enfant. Elle devait rapprocher Cameron et Richard et n’y parvint pas. Férue d’égyptologie (une mode à l’époque), elle lisait Mellaart, Boucher de Perth, Bingham ou Schliemann ; il tournait autour des répliques de champs de bataille portés par une solide table, depuis Babylone à Carthage, jusque Lixos. Un jour, estimant que toute chose de valeur méritait de porter un nom, le couple baptisa la maison Carnavon. Les discussions furent menées âprement, leur issue incertaine ; Cameron exploita l’avantage de sa détermination pour anéantir les assauts maladroits de son mari. Ah, Richard… ce bel homme, ce bellâtre, ce bel espoir, ce… cet hypocrite ! Malheur à celles qui succombent aux pièges des apparences et du mensonge. Un regard suffit pour qu'il entreprenne de conquérir Cameron avec un savant dosage saupoudré de patience bénédictine et de la même science que manifestent les militaires pour déferler sur une place

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forte afin de la battre en brèche. Les canons tonnent, le hussard piétine vergers, fleurs, enceintes, hommes ; les fantassins, bousculent, fracassent les lignes ennemies pour s'emparer du drapeau. Beaucoup de mouvements, d’empressement, de rigueur, peu d’honneur, rarement du panache. Richard ne pouvait dissocier la guerre de l’amour. Cameron symbolisait un produit, une synthèse émanant d’une manipulation située entre le défi et le fruit d'un vague désir, un gibier à saisir pour finir dans les salons en guise de trophée. Il s’approcha et, guidé par son œil aiguisé de vautour, déploya ses ailes avant de fondre sur elle. La beauté de cette femme méritait plus de prévenance. « Madame, je vous aime. », dit-il aussi raide qu’un bidasse au garde-à-vous. Elle le dévisagea, les prunelles noires, éclatantes d’incompréhension. Pourtant, un brin d’attention aurait permis de détecter chez elle, dans cette frimousse magnifique, les premières trahisons de l’esprit indécis, confronté à un choix impossible. Ensuite, son visage s’éclaira. À l’indifférence succéda une confusion de toute évidence factice. « Ah oui ? Vraiment ? Je… mais… Elle balbutiait avec une inimitable gaucherie. Est-ce à moi que vous vous adressez ? » Elle aurait pu très bien dire sur le même ton : « Tiens ! Va-t-il encore pleuvoir aujourd'hui ? » Encouragé et certain de sa victoire, Richard repoussa cette contre-attaque, le temps d'envoyer les fantassins.

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« Absolument madame et je répète, permettez-moi d'insister, je vous aime. Je séjourne dans votre merveilleux pays (qu’il abhorrait), mais je m’y sens perdu. » Elle tourna vivement la tête à droite, à gauche. Rien… rien que des ombres et parmi elles, surgi de nulle part, ce fringuant jeune homme qui lui tombait du ciel, qui se tenait stupidement au garde-à-vous devant elle, qui la dérangeait au plus haut point et qui… mais qui… mais qui brillait comme l’étoile Polaire dans l’hiver d’un cœur solitaire. Ils étaient seuls au monde. Cameron ne se contentait pas seulement d’attirer tous les regards. Elle dégageait un troublant charisme. Le genre faussement vertueux qui dissimule une nature malicieuse à faire vaciller les dévotions les plus solides d’un ministre du culte en l’incitant à ranger manu militari goupillon et soutane au vestiaire. Un sourire, un mot, lui suffisaient généralement pour fissurer un cœur de pierre comme le bloc de glace exposé au soleil. Mais Richard l’attendait à la croisée d’un chemin. Les tourtereaux aussitôt mariés, 1914 frappa à leur porte. Mobilisation en Europe, en Belgique ; pleurs pour les uns ; crâneries maladroites pour d’autres espérant trouver l’occasion d’effectuer un joli pied de nez à la famille ou recueillir bravoure et honneurs sur les champs de bataille. 1918, le retour, avec dans la poche un titre de lieutenant-colonel, un bras gauche amputé en guise de décoration.

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Richard et Cameron portaient deux âmes trempées de magnanimité et d’égocentrisme. Elles occupaient tout l’univers sinistre de Carnavon. La première allumait le brasier, la seconde déboulait sur les chemins caillouteux du destin avec la pureté de l'eau fraîche roulant parmi les pierres sur les versants de la montagne. Or, la braise se nourrit du socle de l'aridité. Dans le cas présent, celle de l'esprit animé d'une subtile diablerie ; une forme d’apathie de l'intelligence, sommeillant dans les soubassements de l’ordre humain, appelée cupidité et hypocrisie. Un pas suffit pour que la mère de Bill trébuche, au fil des années, dans les travers d’un personnage haut en couleur, avide de mondanités, extraordinaire à de nombreux égards, mais toute vêtue d’extravagance, de frivolité. Elle ne put échapper aux lubricités et tricheries de l’apparence, aux beautés factices qui entretiennent une galaxie de fauxsemblants et préféra courir le risque de négliger l’authenticité. Après quelques mois de ce régime, Cameron se transforma en femme sans désir, pétrie d’artifices et de contradictions, irritée de laisser battre son cœur à l’ombre d’une vie orchestrée par un homme, autrefois amant, devenu un tyran incapable d’offrir le plaisir et le réconfort qu’elle espérait. Quant à Bill, du petit garçon enjoué et toujours gai, il ne resta rien. Lorsque le soleil qui brillait en lui s’éteignit, la morosité s’enfonça bientôt dans une nature fragilisée par l'intolérance des valeurs militaires enseignées d'un père ignorant tout de l'indulgence.

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De son sacrifice dans la fange d’une tranchée des plaines flandriennes, celui-ci attendait une légitime reconnaissance. Il reçut l'indifférence, mendia une rente d’invalide avec en prime, un fils qu’il désavouait, la traversée du désert infini de la solitude et le désenchantement titillant une amère victoire qu’il souhaitait plus glorieuse. L’art militaire devenu aussi lucratif que le commerce des manteaux de fourrure sur le Plateau de Matto Grosso, Richard tuait le temps à ruminer de vieux souvenirs, aidé par le peu de satisfaction qu’il en tirait. Bill se détacha de ses parents relativement tôt. Ils disparurent, ensevelis sous le poids d’une inquiétante démagogie entièrement consacrée à l’immortalité des dieux antiques, à la vérité historique exaltée par l’intrigue d’une insaisissable cité, la concupiscence et la mort de l’homme. Cameron ouvrit une espèce de salon fréquenté par un groupe d’archéologues qu’elle jugeait suffisamment éclairés pour entamer des fouilles autour des anciennes fondations de Carnavon. Richard négociait avec les notables de Buckland dans l’espoir de transformer le village en place forte grandeur nature représentant le siège de Troie. À l’évidence, cette dissolution de la famille résultait d’une longue agonie. Elle ne touchait pas le corps, seulement l'inconstance des sens. Rien de spectaculaire ce qui la rendit d’autant plus redoutable. Elle s’exprima surtout par une lente amnésie de la raison et des sentiments que consentent à partager entre eux la plupart des individus aux

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moments-clés de leur vie. Cette curieuse maladie se déclara spontanément un jour que Richard, fâché de ne plus pouvoir exercer une autorité sur la troupe au lendemain de l’armistice, chercha à se délecter du plaisir de l’appliquer en famille. Le jeune Bill, anxieux de se dérober à la première occasion, se livra à des réflexions aussi confuses que vitales pour son avenir. Il ne ressentait nullement le besoin de devenir une sorte de bibelot poussiéreux et fragile, d’appartenir au décor de polichinelle tissé par ses parents ne lui octroierait aucun privilège sinon celui de ressembler davantage à ceux qui l’occupaient. Travestis dans un ridicule dandysme, fesses et bouches serrées comme des culs de poule, glotte toute grelottante au vent, l’assurance aussi risible que pathétique d’attirer audience, ils constituaient simplement une masse de cervelles raplapla, un tas de mollusques ramollis. Leurs airs suffisants les aidaient à puiser dans une forme de morale et pensée pure, rigide, unique de l’individu. Un credo qu’ils défendaient outrageusement. Ils ne comprenaient pas que tout homme, et dans une plus large dimension, la nature humaine, tirait précisément sa richesse de la diversité. Bill affûta au fil des jours et des semaines, son désir de chercher ailleurs ce qu’il ne pouvait trouver auprès de ses parents. Comment satisfaire ses ambitions ici ? Son univers se peupla de personnages sublimes, sous l’œil bienveillant de Jules Verne, Stanley, Kipling, Stephenson et Burroughs. Un jour, il

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traversait la jungle, découvrait le Tanganyika, descendait au centre de la Terre, courrait les forêts indiennes le lendemain avant de repartir chevaucher les plaines sibériennes, explorait les chutes du Zambèze et terminait le plus périlleux de ses voyages en plongeant avec Nemo. Il importait peu que ses héros appartenaient à la réalité ou la fiction. Tous défendaient les mérites d’une morale pleine de noblesse qu’ils associaient au respect de droits âprement acquis au côté des opprimés. Ceci les rendait d’autant plus magnifiques. Mais quand on a treize ans, quelle signification pouvait-on accorder à ces mots sinon qu’ils inspiraient l’aventure, avec tout ce qu’elle recèle de fantastique ? Ce petit monde lui appartenait et sema les ingrédients indispensables pour éveiller une conscience qui se voulait exceptionnelle. Hélas, ses parents condamnaient une telle démarche, reflet selon eux d’une image située à mille lieues de la société à laquelle ils s’identifiaient. Englués dans une foule de principes louables, mais désuets, ils tombèrent dans les travers des fourberies et traîtrises, chacun préférant jouer le jeu du mensonge. Il en faut du courage pour admettre ces vérités parfois dures qui indisposent! Richard et Candice ne l’avait pas, mais au moins, cela alimentait l’illusion de noyer pour l’éternité, le déluge de contradictions et de querelles qui les animaient. D’abord vaudevillesques, leurs prises de bec menèrent ensuite vers de funestes joutes oratoires

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dont souffrit une atmosphère familiale déjà bien morne. Bill s’affligeait de ce spectacle. Il décida que jamais il ne fouillerait une sépulture poussiéreuse, dégoulinante d’humidité et de moisissure, pour lever le masque du temps sur un tibia ou une molaire millénaire, les vestiges d’une civilisation disparue. Un jour, peut-être, quand la vie lui aurait tout enseigné ou presque et que lui resterait seulement la liberté de gratouiller la terre pour y planter un poireau, si cette tâche s’avouait d’une quelconque utilité. Non, il porterait encore moins les galons de colonel comme son père. Quelle absurdité ! Buckland in the Moor — Carnavon; Mai 1933 Cameron marchait vers Bill, chaque enjambée accompagnée de gestes agacés puis elle tomba en arrêt comme un chien de chasse devant lui. « Il t’attend dans la grange. » Elle enregistra un éclair de panique dans le regard de son fils lorsqu’ils se croisèrent. « Laisse-le parler, il ne pourra jamais… », commença-t-elle. Mais il ne l’écoutait plus et s’avançait d’un pas décidé vers la grange. Son père se tenait fièrement derrière son immense table jonchée de petits soldats. « On n’en fait plus des comme ça ! Fameux guerriers… ! », dit-il la voix rêveuse.

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Richard semblait étudier, les paupières mi-closes, l’œuvre de sa vie, la reproduction exacte, prétendaitil, de la déroute de l’armée perse par Alexandre le Grand à Gaugamèles. Puis, il sortit de sa torpeur. L’ombre d’un sourire fatigué plana sur ses lèvres. « Nous partons demain matin à Widecombe. Maître Higgins aimerait s’entretenir avec toi sur les modalités d’une procédure d’émancipation que moi et ta mère avons engagée. » Éberlué, Bill détaillait l’homme vêtu pour la circonstance de son uniforme d’officier, fraîchement repassé, exhalant encore l’odeur piquante de la naphtaline. « Il est beau, je l’imaginais avalé et digéré par les mites depuis longtemps… – Qu’est-ce qui est beau ? demanda Richard passablement irrité. – Ton costume de soldat. Il est beau. Émancipation, c’est quoi ? » Richard grommela des mots inintelligibles. « Elle t’expliquera. – Elle ? » Richard prit un air pincé. « Higgins est une femme. Je n’avais pas le choix. », railla-t-il. Encore incapable d’estimer la portée exacte du désastre que ses parents mijotaient, Bill hocha de la tête ne comprenant pas le déploiement d’une telle mise en scène. Il considéra le visage cireux de son père avant de revenir sur l’uniforme. « Tu oublies quelque chose. » Richard lui envoya un regard sévère.

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« Quoi donc ? – Ton casque. Lui, il ne pue pas la naphtaline, mais il commence à rouiller. » Il tourna ensuite les talons, indifférent aux protestations ulcérées de son père et s’effondra dans son lit, le cœur gonflé par l’impatience de rencontrer Miss Higgins le lendemain. Existait-il un endroit au monde où ses pas l’éloigneraient définitivement de Carnavon ? En 1933, du reste comme les autres années, l’activité du hameau battait au rythme d’un détachement paisible, d’attentes dérisoires ponctuées parfois de ces événements suscitant des désordres dont on ne peut toujours mesurer les conséquences lorsqu'ils se déclarent. Les secondes et les heures s’y essoufflaient paisiblement à l’écart de l’agitation des villes. Miss Higgins envoya dos à dos Bill et ses parents, rejetant toute idée d’émancipation. Cameron et Richard regrettèrent cyniquement le montant des honoraires réclamés par l’avocate, estimant qu’il eut été plus judicieux de l’investir dans ce qu’ils appelaient, sans sourciller, l’archéologie du savoir. Un gaspillage intolérable pour si peu en retour! déploraient-ils. Dans son coin, Bill se lamentait, redoutant de ne jamais courir un jour sur les océans, les pistes ensablées du continent africain ou les rochers de l’Himalaya. Le monde s’ouvrirait à lui Dieu sait quand et rien ne venait le consoler ni atténuer sa déception.

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Ainsi, vers le milieu de l’été, engoncé dans un isolement qui l’accaparait de plus en plus, Bill eut vent d’une étrange rumeur. Un couple originaire d’Allemagne occupait depuis quelques jours l’ancien presbytère en bordure du chemin de Widecombe, non loin de la petite chapelle située à l’entrée du village. Les vieilles demoiselles, toutes auréolées (du moins, le croyaient-elles fermement) d’une mission divine enrichie d’une pointe d’autorité, se saisirent de l’affaire. À coup de signes de croix furtifs, elles s’en allèrent, de certitudes en platitudes, emprisonnées dans leur préciosité, chanter à la rue le magnificat des bigotes. Des Allemands ? Ah ! Des enfants ? Oh ! Au presbytère ? Ah ! Seigneur, mon Dieu… doux Jésus… Amen. Peu de choses après tout. Dans le village, depuis la mine affligée et juste ostentatoire du révérend, du sacristain, la pondération méticuleuse de l’instituteur, sans omettre la gueulante du boucher, la parole facile de la boulangère, la gouaille du facteur, on ne tarda guère à apprendre que l’homme s'appelait Julius Mayer, éminent professeur occupant la chaire de mathématiques à l’université de Heidelberg. Le quotidien de Fiona, sa femme à l’allure aussi fragile qu’un pied de verre en cristal, vibrait au rythme des états d’âme de leurs deux enfants. Elle

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entretenait une fraîcheur que son mari perdait chaque jour davantage. Une vingtaine d’années devait peutêtre les séparer. Jamais, après l’échec d’un premier mariage, un raz de marée qui ébranla les préceptes traditionnellement inviolables de la petite communauté juive à l’époque, Julius n’aurait imaginé qu’une nouvelle existence s’offrirait à lui. Vivre avec une Allemande, une Chabesse-Goye1 ! criait-on. Il se moquait de ces colportages tant que Fiona illuminait d’un rayon de soleil, le crépuscule de sa vie. Difficile de ne pas succomber à son charme. La fierté qu’éprouvait ce couple envers leurs enfants perçait dans un journal rédigé pratiquement au jour le jour. On y trouvait le premier mot de David, le fils, les cours de déclamation de Frau Stubbendorf – parce que dans la famille, le grandoncle avait travaillé en France au Théâtre des Variétés avec Mealy, une ravissante chanteuse qui le faisait roucouler de plaisir dans sa loge après les représentations – en passant par les premières dents de Mary, la fille, collées sur la page de garde. Un élément supplémentaire à ajouter : ce petit monde maîtrisait parfaitement la langue de Shakespeare et témoignait d’une courtoisie exemplaire à l’égard de ceux qui les approchaient.

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Chabesse-Goye : femme non-juive, circulant de maison en maison en racontant ce qu’elle a vu et entendu au début de sa tournée.

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Bill songeait tout de même qu’il fallait de sérieux motifs ou se doter d’une solide originalité pour inciter une famille à venir s’enterrer dans un endroit comme celui-ci. Un avis largement partagé par la grande majorité des habitants, mais pour d’autres raisons plus obscures, difficilement interprétables chez un enfant. Un souffle de mystère prenait possession du village et le stationnement fréquent d’une Voisin devant le porche, aisément identifiable aux deux ailes déployées au-dessus de la calandre, ne contribua certainement pas à apaiser les esprits. Au contraire, la voiture alluma le brûlot d’une curiosité d’autant plus perverse que la plaque d’immatriculation était française. « En France ? Des Allemands de France !!! Ah ! Oh ! », reprit en cœur le magnificat. En revanche, cette perversité produisit un effet pour le moins inattendu. Ce que la chaste morale de certains interdisait d’un côté, la tolérance des autres l’autorisait et rangeait cette famille si étrange, dans la catégorie des singularités locales, la meilleure immunité contre les ragots. Aussitôt, on passa le temps d’une lune, de la causticité aigrelette aux calembredaines et de celles-ci, au respect auquel pouvaient enfin prétendre ces visiteurs du bout du monde. Le presbytère se confinait entre les quatre murs épais d’une modeste construction fatiguée de soutenir de Pâques en Pâques la charpente toute fissurée d’un toit de chaume fléchissant sous le poids des années. Nichées à l'ombre d'un vénérable saule pleureur, deux petites fenêtres ainsi qu’une porte accrochée à

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une arcade de granit dans lequel était sculpté un crucifix, constituaient la façade et tentaient de lutter contre les branchages d’un lierre envahissant. Un jour que Bill traînaillait aux alentours, son attention fut attirée par une cascade d’aboiements infernaux. Il écoutait surtout des cris mêlés à la pureté cristalline d’un rire débridé. On ne se tromperait guère en affirmant que le jeune garçon s’en trouva passablement décontenancé. Tel un Ulysse, envoûté par les charmes de Circé, il s’avança vers le jardin, poussé par le prodigieux besoin de découvrir l’origine de ces rires et chercher plus ou moins consciemment une compagnie qu’il appelait de tous ses vœux pour briser sa solitude. Presque arrivé à la hauteur d’une espèce de palissade en bois qui faisait probablement office d’entrée principale, il s’arrêta, se dissimula derrière un tas de broussaille qu’un heureux hasard posa au bord de la route. Comme un fossile du crétacé figé pour l’éternité, il observa l’œil coincé entre deux branches, fasciné par la scène et persuadé de n’être pas vu. Il distingua d’abord quelque chose de relativement confus. Une boule brunâtre, des poils interminables que la démarche pataude d’une surprenante bestiole agitait amplement. Etait-ce un fauve, un animal de foire, un extraterrestre, un croisement entre chimpanzé et kangourou ? Non, un chien. Quoique… pas tout à fait. Il faut parler d’un monstre qui devait peser une tonne. De ses entrailles, s’épandaient des grognements étouffés par des cris, des rires, toujours ces rires jubilatoires.

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Au milieu de toute cette hystérie, il arrivait qu’une tache jaune émergeât juste une seconde de l’abondance poilue de la créature, avec en son centre, un visage poupon qui s'en détachait brièvement pour disparaître au plus vite, s’esclaffant à tout rompre, n’imaginant pas un instant le regard angoissé, posé sur lui à moins de vingt mètres. L’animal s’écarta brusquement, culbuta, se redressa, exécuta plusieurs petits bonds avec une légèreté surprenante, emporté par une sarabande endiablée, avant de s’écraser à nouveau sur l’enfant. Bill marmonnait entre ses dents. « Saperlipopette ! Cette fois, il va la bouffer ou l’écrabouiller » À deux pas, une gamine chevauchait allègrement un billot au point d’en perdre constamment l’équilibre. Elle semblait moins jeune quoiqu'il doutait de son âge tellement elle gesticulait. Bill distinguait le dos, parfois un visage qui se détachait d’une chevelure hérissée en longues flammes rousses, dérangées par deux mains nerveuses. Tantôt l’une, tantôt l’autre, livrait une bataille à l’issue incertaine contre des boucles récalcitrantes desquelles jaillissait l’onde d’une torsade merveilleusement dorée, aussi ample que la houle de ces mers inconnues tant décrites au cours de ses lectures. La fille se tourna brusquement dans sa direction. Du visage, émanait un je-ne-sais-quoi de magique, peut-être ce halo d’une extraordinaire candeur avec laquelle seuls les plus jeunes illuminent d’un art secret, le cœur défraîchi des aînés. Si les cheveux ne

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jouissaient pas du privilège de l’immortalité, Bill aurait souhaité au moins les approcher pour qu’il puisse un jour les caresser. « Hé ! … commença Bill en quittant son observatoire. – Ne te fatigue pas, elle est sourde, répliqua une voix dans son dos… ne t’inquiète pas, César et Mary ont grandi ensemble… Ils filent le plus parfait amour. – César ? Mary ? Elle n’entend pas ?… Vraiment pas du tout ? », répliqua benoîtement Bill. Quel imbécile je fais, pensa-t-il, évidemment qu’elle n’entend rien, elle est sourde. Cet énergumène le dit ! « Bonne question… le père de Mylène… (L’autre s’interrompit et pointa le doigt sur l’océan de cheveux en colère), c’est elle là-bas, celle avec les cheveux tout rouges, elle est Française. Hélène, c’est sa sœur. » Bill avala sa salive et promena son regard devant, derrière, à gauche, à droite sous l’œil amusé de l’autre. « Hélène… Mylène… – T’inquiète pas, tu la verras bientôt. Elle farfouille encore je ne sais où. Ce sont des jumelles. J’avoue que je m’embrouille avec celles-là. Elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Lui, le gros poilu, c’est César. À part deux kilos de viande, qu’il ingurgite trois fois sur une journée, il ne ferait pas de mal à une mouche. – Ben mon vieux ! Tu n’as pas le temps de t’ennuyer… et comment fais-tu ? – Comment je fais quoi ?

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– Non !… Ne dis pas que tu communiques également en français avec ta sœur et les jumelles ! – Évidemment que je parle français. Pour ma sœur, nous utilisons une sorte de code, mais le plus souvent nous parlons normalement parce qu’elle utilise la lecture labiale. – Qu’est-ce que c’est, ça ? – Descends de ton perchoir… suis-moi, tu vas comprendre…. À propos, je m’appelle David. – Moi, c’est Bill. » Un bris de verre traversa la maison, aussitôt suivi par un hurlement qui flotta dans l’air, au-dessus des têtes, sur le village tout entier pendant quelques secondes. César interrompit ses cabrioles, Mylène perdit l’équilibre, Mary se releva. La porte de la véranda s’ouvrit. Tous regardèrent, sérieux comme des papes, quelque chose débouler jusqu’au bas du jardin, au pied d’un fourré garni de chardons et toiles d’araignée. La chose s’arrêta pile en poussant un nouveau cri de terreur puis remonta en courant vers eux à force de gestuelle curieuse, à la fois lente et nerveuse, les doigts entortillés si haut au-dessus de sa tête, que leurs extrémités chatouillaient le bleu du ciel. « Ah ! Voilà Hélène… – Hélène ? Tu es certain ? Ne serait-ce pas ?… » David fit un geste évasif, accompagné d’une grimace qui en disait long. « Possible… La seule chose dont je suis certain, c’est que nous aurons bientôt droit à une séance de pleurnicheries aiguë. »

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Les jumelles se tenaient côte à côte. Rien ne pouvait les distinguer. Hélène ou Mylène – comment savoir ? – leva un doigt tremblant en direction de la maison. Bill mit à profit l’occasion pour étudier plus attentivement leurs visages. Elles étaient très jolies, mais bonté divine, qui était qui ? « Un serpent… ! Y a un serpent dans la cuisine ! » Les deux garçons levèrent des yeux incrédules vers la porte d’entrée. « Un serpent ! Je l’ai vu, c’est vrai ! » répéta Hélène. « Ce n’est qu’Adolphe. » David enchaînait d’un ton conciliant, l’œil matois penché vers Bill tout en haussant les épaules. « Un orvet capturé hier après-midi. Il est en sécurité dans son bocal de confiture. » – Était. », gémit Hélène. – Était ? Etait quoi ? », persiffla David. Une alarme sonna brusquement dans sa tête. « En sécurité… J’ai ouvert l’armoire de la cuisine et renversé les pots de confiture quand j’ai vu cette saleté toute grise et gluante glisser sur mon bras. Ton bocal n’était pas fermé et… et… » Vaguement affolé, David roula des yeux, dessina avec sa bouche une circonférence d’une extraordinaire précision, les lèvres agitées par d’infimes tremblements. « Adooolphe ! » Il les planta tous les trois pour s’en aller, avec César dans les jambes, chercher la bestiole. Il revint cinq minutes plus tard, le regard pénétré d’une terrible désolation, témoignage indéniable de l’ampleur d’un irréparable désastre. Quant aux

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autres, ils attendaient piteusement comme des condamnés au moment du verdict. « Il m’a croqué Adolphe. », s’indigna David en transperçant d’un œil noir le chien. À ses pieds s’ébattait dans l’herbe, un César qui se pourléchait les babines, fouettant l’air de sa queue, l’animal visiblement satisfait de son travail. À mesure que les journées s’écoulaient, Billy se détachait des tiraillements de Carnavon, se rapprochait du presbytère, porté sur un nuage de nouvelles libertés qu’il découvrait auprès des Mayer et David. Les deux garçons couvaient d’un regard tendre les jumelles amusées du désordre que suscitait leur ressemblance. Elles s’abandonnaient alors, toutes rougissantes, à une série de gloussements irrésistibles. Mary restait à l’écart, petite silhouette assise en tailleur et César tournicotant autour. Elle éprouvait une attirance naturelle envers l’apprentissage du langage gestuel, considérait ce type de communication purement visuel, éminemment supérieur aux autres, mais que pouvaitil lui apporter ici-bas, et a fortiori dans un bled perdu comme Buckland, sinon subir la dérision, la sollicitude ou rendre l’isolement encore plus insupportable ? Ses parents et son frère lui enseignaient cette indispensable éloquence dont ils ne savaient se départir, porteuse des pires défauts et pourtant source d’intégration. Elle les remerciait pour ces longues journées passées entre la tristesse de ne pas savoir prononcer un mot et le soulagement de le lire sur les lèvres au prix d’une éreintante

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concentration. Un don qui n’était pas à la portée de tous. Bien sûr, son monde resterait à jamais celui du silence, mais à force de fréquenter l’autre, celui du sonore et ses caquetages bruyants, elle s’estimait heureuse de parvenir à déjouer les pièges d’une loquacité qu’elle trouvait parfois déplaisante chez certains. Elle se mesurait aussi à toutes sortes de difficultés pour prononcer son nom et s’en tenait généralement à articuler un mèly passablement incompréhensible. Mary, Mèly se réduisit au fil du temps à May. Julius avait rencontré Ralph Chaber, le père d’Hélène et Mylène, lors d’un colloque à Munich. À sa mort, Karl Chaber, un architecte juif de la région de Brême, légua toutes ses activités à son fils, Ralph. En se spécialisant dans la construction de plusieurs édifices réalisés en béton précontraint, une innovation à l’époque, celui-ci amassa une des plus grosses fortunes à Colmar et fila le parfait amour avec Clémentine, une Française de souche aristocratique, aussi distinguée que discrète. Ils se marièrent et s’installèrent définitivement à Rennes afin d’y poursuivre le même travail. Buckland in the Moor — 1936 Trois années de bonheur tranquille, celles des jours heureux, filèrent à la vitesse étourdissante dictée par les joies et moindre peines de la vie. Allées et venues des Chaber entre la France et l’Angleterre, naissance des premières envolées amoureuses avec

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les jumelles. Et toujours la même question qui réjouissait ces demoiselles, mais plongeait Bill et David dans les plus profondes spéculations. Hélène ou Mylène ? Un jour, quelqu’un suggéra de monter une pièce de théâtre, une évocation inspirée du conte des Mille et une Nuits. La représentation eut lieu à la date d’anniversaire de Julius. Mylène jouait le rôle de Schéhérazade, Bill insistait pour incarner Sindbad, May interprétait la sœur de Schéhérazade, David portait la couronne du roi. Quatre chaises suffisaient pour remplir “la salle” Pour tout public : Julius, Fiona, Clémentine et Ralph. Refusant en bloc de s’y associer, Hélène jugea l’idée saugrenue, une mascarade constituée de bric et de broc sur un tas de bêtises. « Estimez-vous heureux que je souffle les répliques à ceux dont la mémoire flanchera. », lança-t-elle vertement. Ce qui arriva au plus mauvais moment. De retour d’un long voyage, Sindbad prévoyait effectuer une visite de courtoisie au palais. Schéhérazade déclara avec toute l’emphase indispensable à cet instant critique de la pièce : « Entre mon brave, approche ! Agenouille-toi devant ton roi ! » À quoi ce dernier devait répliquer : « Entre Sindbad. Je te fais empereur des océans. Va, que les vents te protègent ! » Mais David s’embrouilla dans son texte. À la place de cette réplique, il dit : « Quoi ? Je lui coupe déjà la tête maintenant ? »

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Alors, pendant que Bill attendait crânement sa promotion au rang d’empereur des océans, buste et tête inclinés sous le poids de l’humilité, un œil ardent pointé vers Hélène, l’autre inspectant les alentours, Mylène improvisa à sa manière : « Eh ! pas si vite, tu lui donnes d’abord du pognon pour qu’il puisse repartir. » Applaudissements et hilarité se mêlèrent au public. Ces joyeux drilles partagèrent longtemps les mêmes distractions, les mêmes angoisses, rêveries, aventures, passions et hardiesses, ils dansaient des heures entières, avec toute la légèreté que l’on éprouve en étant môme, dans les hautes herbes du jardin. Du reste, laissé à l’abandon depuis des décennies, celui-ci devenait à la surprise générale une merveille. Il n’était pas très étendu, mais vu de l’extérieur, ce souriant lopin de terre évoquait la lisière d’un bois, un décor tiré du conte des frères Grimm. Un matin du mois d’octobre 1936, ils entreprirent de monter au seul arbre planté dans le jardin, pour y voir la mer. À la cime, perchés sur la fourche d’une branche, ils contemplèrent un horizon de nuages noirs, empilés, trébuchant les uns sur les autres. Un souffle glacial commençait à planer comme une malédiction imminente au-dessus de leur fragile quiétude. Il fallut attendre encore de longs mois pour découvrir la guéguerre que se livraient en coulisse Hélène et May. Elles tenaient en jalousies et

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mesquineries dérisoires, grossissant de jour en jour comme un ballon géant gonflé d’hydrogène ; un pétard qui exploserait tôt ou tard à la figure de Bill, l’enjeu de ces querelles combien charmantes aux yeux des grands. Buckland s’enterra dans l’existence austère des campagnes balayées par les vents d’automne, et les Chaber repartirent sur le continent. Au presbytère, Julius et Fiona qui ne menaient déjà pas grand train, cherchaient une maigre consolation en écoutant le vent chanter dans les arbres afin de combler le vide immense laissé derrière eux, à Heidelberg. L’Angleterre offrait la sécurité, mais leur cœur restait en Allemagne, les rues de leur quartier qui frémissait au son des piailleries continuelles d’une marmaille sautillant comme des poussins autour de leurs mères. Puis un jour, une lettre de France annonça le décès de Clémentine dans d’étranges circonstances. On trouva la malheureuse, le corps désarticulé au pied d’une falaise, le moteur de la voiture ronronnant paisiblement au sommet. La version officielle conclut sur un accident. Les renseignements les plus alarmistes penchaient pour la thèse d’un geste désespéré ou même d’un acte prémédité. Ralph sentait aussi le vent tourner. Il demanda à Julius d’héberger temporairement ses filles. Un climat de délation joyeusement concocté par la presse et les autorités, au nom d’un devoir civique nauséabond, visait la communauté juive en France. Le brave citoyen, soucieux de faire œuvre de salubrité

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publique courrait les rues. Fini la vie de cocagne ! Ralph se retrancha comme un ermite dans sa tanière en s’abrutissant de travail jour et nuit pour tout oublier. Bill quitta le village à l’âge de dix-sept ans. Il y eut d'abord un instant de flottement, de doutes et de sarcasmes déplaisants s’abattit sur tous. Il s'en alla, sans un regard sur son passé, en marchant droit devant lui vers des sentiers qui le menèrent en premier lieu à la ville d’Exeter avec pour unique bagage : un sac en forme de gros salami boudiné de biscuits grappillés dans le cellier de Cameron ; un traité de navigation du 19ième siècle sous le bras ; une poignée de shillings dans la poche. Destination Douvres. À l’époque, ce déplacement, peu comparable à celui entrepris aujourd'hui, exigeait du courage. Le voyageur rejoignait d'abord Exeter par la route avant de prendre trois trains différents ! Le premier à Exeter, le deuxième à Southampton et le troisième à Londres. Un périple de deux jours digne des temps héroïques. Le double avec une ou deux nuits à l'hôtel si le machiniste écrasait une vache sur la voie ferrée, si la tempête soufflait et si… Les semaines, les mois s’effilochèrent au milieu de l’étonnement des uns, l’humeur soucieuse des autres, la désaffection de Cameron et Richard. Ralph tenta vainement de glaner des renseignements sur les registres des listes d'équipages de tous les navires en partance de Boulogne-sur-Mer, Calais et Dunkerque.

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Un “B. de Morgan” était effectivement enregistré sur les enrôlements au cours du dernier trimestre, ensuite il apparaissait encore au mois de janvier 1938, barré curieusement d'un trait épais rouge, sans la moindre mention à côté. Depuis, plus aucun indice de sa présence au départ des ports français. S’accommodant de toute chose, bonne ou mauvaise, on se résigna à cette absence. Le bonhomme s'était éclipsé avec la même adresse que peuvent manifester ceux dont on dit qu'ils sont bannis. Personne ne s’épancha en paroles creuses sur les vraies motivations de ce départ et tous se réfugièrent dans un silence complice, signe de l'unique consigne qu'ils se fixèrent tacitement : le faire revenir. Pendant que Bill crapahutait, on ne sait où, Mylène et David, poussés par la violence d'une force soudaine qu'ils n'endiguaient plus, se rapprochèrent, incapables d'éteindre le feu intérieur qui les consumait, emportés par l'euphorie d'un autre voyage aux confins du rêve et la quête de ce moment d'éternité qui les unirait un jour. Ils inventaient mille astuces pour échapper aux traquenards posés par Hélène ou les parents de David et se retrouvaient dans une grange désaffectée, située à un jet de pierre du presbytère. « Regarde-moi. », demanda-t-elle un jour. Couchée dans le nid de paille qu'ils s'étaient confectionné, Mylène se coula contre lui avec une savante grâce féline. Elle le fixait droit de ses yeux glamours. Il la dévisagea sans trop comprendre, le

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corps et les sens encore embrasés par l'immense plénitude de plaisir qu'elle venait de lui offrir. « Je te regarde. », bredouilla-t-il, l'œil vaporeux. Elle secoua ses cheveux et les tira vers le haut d'un geste langoureux révélant les courbes admirablement sculptées de sa nuque et la cambrure vertigineuse du dos ; une invitation à toute sorte de lubricité. Elle ôta deux boucles d’oreilles, des étoiles entourées d’un soleil et d’une lune. Elle trimballait tout l’univers sur elle. « Je les porterai toujours. Plus de confusion possible avec ma sœur. – Ah ! une bonne idée. Mais… » Il dressa la tête, un pli d'inquiétude au coin de la bouche et s'appuya sur un coude. « Mais ? – Es-tu Hélène ou Mylène ? – Espèce de !… » Elle lui envoya une bourrade magistrale puis fit mine de réfléchir et se renfrogna subitement. « Nous devons rester prudents. Tu sais très bien qu'avec Hélène… » David n'écoutait plus et l'enveloppait déjà d'un bras sous la taille. Ils s'accrochèrent l'un à l'autre ; deux vaisseaux jetés à la merci des éléments furieux, saisis par cet étourdissement qui les affolait chaque jour de plus en plus. Il effleura ses lèvres et ses paupières. « Prends ton temps. », ronronna-t-elle. Mais, vivre dans les fumées d'alcôves et le tissu des apparences afin de dissiper les rigueurs de la réalité, assied l'ignorance dans la tête du candide.

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Ceci ramène à une infaillibilité quasi mathématique : “Bouder la réalité, revient à se déconnecter de l'individu, ses lois et ses nécessités.” Mylène et David la négligèrent. Plus tard, ils ignoreraient le jeu fragile des alliances entre les nations, n'entendraient pas les armées battre les tambours de la guerre, ne verraient pas l'homme embrasser sa femme pour renoncer au soc et déserter les champs. Un univers peuplé de ces infimes défis enfantins et dérisoires, mais combien nécessaires, les consuma. Il tissa au fil du temps le nœud indissociable entre deux individus animés par le désir d’en savoir plus sur l’un tandis que l’autre se défilait au gré des hasards du marivaudage. L’amour à cet âge s’honore trop souvent d’une impulsivité maladroite, de sentiments généralement contradictoires, partagés entre passions et provocations, accordant peu de place à la raison. Et si les ouvrages expliquant l’abécédaire des galipettes en dix leçons, dix fois par jour, abondent aujourd’hui sur le marché de l’édition, pas un ne s’intitule “Apprendre à aimer en dix leçons” Heureusement ! Il n’y a pas de règle. L'amour est une rébellion du cœur. Mais d’où sort-il ? Il cache une énigme, il saisit, transporte, il organise tout, contrôle tout, les actes, les pensées, les paroles… tout ! Le combattre pour le détruire, comme s’y étaient appliqués vainement Mylène et David, avec un zèle méritoire, peut conduire dans les nébuleuses d’une victoire utopique. De ceux qui en reviennent, beaucoup parlent d’abord d’une tempête, d’un orage

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violent. Il y a les premières bourrasques en guise de prélude, le ciel gronde, les nuages tonnent, le vent se lève, balaye tout dans un mouvement perpétuel et puis… crac ! L’éclair frappe, foudroie, brûle délicieusement les cœurs pour mieux les unir dans une étourdissante fusion d’émotions nouvelles. Quel bonheur ! Mais que reste-t-il au bout d’une vie de cet enchantement ? À Buckland, on ne comprenait pas très bien les lettres de Bill, porteuses de récits horrifiés et jugées inutilement noires. Une dernière correspondance leur parvint, brève, rédigée visiblement à la hâte dans un village au sud des Pays-Bas et puis le silence. Pour contraindre un individu à s'effacer ainsi, que s'était-il donc passé ? Peu de choses sinon que souvent dans l'existence, les amitiés les plus vives, les plus intimes, les paroles et les promesses les plus sincères sont aussi fragiles que les boules accrochées à un sapin de noël. Elles se brisent tôt ou tard si plus rien ne les protège. Ils formaient la petite la tribu des cinq garnements ; elle se dilua dans une morosité de la même pierre que celle de Carnavon. Bill y trouva des motifs suffisants pour tout quitter sans intention de retour et mesurait l’urgence de construire son avenir afin de jouir des saveurs que celui-ci lui réserverait. Apporteraient-elles un goût acide ou la subtilité des plaisirs de l’existence avec ses finesses et ses aléas ?

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Buckland – Automne 1938 Dans un courrier posté à Lisbonne, Bill annonçait son retour probable vers la mi-décembre, à bord de l’Isle of Man, un vapeur battant pavillon de la Newcastle Fruit Line entre le Chili et le continent européen. Trois semaines plus tard, le navire doublait les jetées de Bangor, un petit port situé à proximité de l'île d'Anglesey. Une année s'était écoulée sans aucune nouvelle de sa part. Pendant tout ce temps, Hitler et ses hommes achevaient leur Anschluss, l’Italie gagnait la coupe du monde de football. David se voyait à la faculté de médecine, Mylène s’inscrivait à la faculté de Droit d’Oxford ; un nom prestigieux qui suffisait, selon elle, pour exaucer un vieux rêve : plaider la cause perdue d’un laissé-pour-compte. Une formule qui suscitait scepticisme et tir de flèches aigres-douces chez David. Ils louèrent deux chambres à Londres, dans des pensions accréditées auprès du Student Welfare Circle et revenaient au village une fois par mois pour reprendre pied avec la sagesse, avouaient-ils la voix chargée de sous-entendus. Mais, la rhétorique des campagnes ne partage pas la même élégance que celle des métropoles grouillantes d’une foule à l’anonymat plus facile. Les paroles creuses animèrent désormais leur séjour à Buckland. Le temps acheva le reste. À l’inverse de sa sœur et peu disposée à sacrifier ses jeunes années dans l’univers ascétique des hautes

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écoles, Hélène brûlait d’impatience pour revoir la France et son père. Quelle misère ! Les pauvres Julius et Fiona ne comprenaient plus les motifs d’un tel changement. Spectacle désolant que cet effacement des complicités et affections, dans l’univers glauque de l’indifférence. Hier amis ; aujourd’hui étrangers. La lettre ébranla David comme le tonnerre d’une salve de canons à Waterloo. Elle lui était adressée. Il l’avait reçue en main propre du postier le matin même, examina dans tous les sens la date sur le timbre, tourna, tritura longtemps l’enveloppe entre ses doigts, avant de l’ouvrir. Et depuis, il accomplissait les cent pas devant la cheminée ce qui lui procurait un sentiment d’occupation factice tout en attendant le retour des filles parties la veille avec ses parents à Douvres pour accueillir Ralph. Assis sur le train arrière, César le reluquait de ses gros yeux pleurnichards. Sa tête ne perdait pas une miette de son va-et-vient tandis que sa gueule ouverte libérait une langue impressionnante, toute vibrante de sa respiration saccadée. La nuit tombait quand David entendit le crissement des pierres sur le chemin. César se leva et bondit vers la porte d’entrée. Une voiture approchait, les freins grincèrent, les portières claquèrent. Les voix de Julius et des filles se mêlèrent aux aboiements du chien. Au terme d’une grosse heure de bavardages, chacun gagna sa chambre. David tendit l’oreille, épia encore quelques minutes les craquements, les grincements de la nuit,

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mais ne perçut que les ronflements de son père à travers le mur. Il repoussa ses couvertures et se glissa dans le corridor jusqu’à la chambre des jumelles. Elles entendirent gratter à la porte. Hélène se leva la première pour ouvrir, suivie aussitôt de sa sœur. L’espace d’une seconde, il y eut un léger flottement. Dans la pénombre, David les interrogeait d’un regard suspicieux, le doigt sur les lèvres afin de les inciter au silence. Hélène ou Mylène ? L’éternelle question ! Leurs cheveux pendaient lamentablement de sorte qu’il ne pouvait distinguer les boucles d’oreilles. Décidément, il ne s’accommoderait décidément jamais de leur ressemblance. Même au lit, elles s’escrimaient à jeter la confusion. Non… pas seulement en enfilant leurs inusables pyjamas rigoureusement identiques à rayures roses. Elles poussaient aussi le vice jusqu’à chausser des pantoufles semblables en tous points et le jour, ramenaient deux tresses au-dessus de la tête dans un montage grand-guignolesque, mais d’une coquetterie irréprochable. « Je descends, venez, Bill nous envoie des nouvelles. » Il chuchotait, les doigts se tortillant continuellement sur la bouche. David réveilla May et faillit trébucher contre César qui, du haut de la décrépitude due à son grand âge, leva un œil puis le referma avec le genre de dire : « La nuit, ce n’est pas pour les chiens mais pour dormir. » Ils descendirent les escaliers tous les quatre en tâtonnant dans l’obscurité la rampe et les murs. Sous l’embrasure qui conduisait au salon, May et les

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jumelles tremblotaient, la peau couverte de la chair de poule. Elles se balançaient légèrement côte à côte, les bras croisés, pareilles à trois navires bercés par les vagues, l'œil voyageant simultanément de David à l'enveloppe qu’il tenait. L’air était froid et humide. Dehors, la brume déroulait son tapis argenté et voguait sur les herbes folles du jardin sous un ciel piqué de nuages jouant avec la lune. Mylène releva négligemment ses cheveux afin de dévoiler enfin ses boucles d’oreille tandis que May avançait lentement vers son frère, sans quitter des yeux l’enveloppe. Elle y posa quasiment son nez – l’appétit d’en savoir plus sans aucun doute – puis se redressa, le regard lointain, lancé à la poursuite d’on ne sait quoi. Une lueur de défi sur le visage, un signal à la fois puéril et touchant que seul son frère pouvait décoder. David ne pouvait négliger les petites connivences unissant Bill et May depuis le début. Elle était jeune ; il s’amusait et s’étonnait de lui parler par simples gestes avec autant de précision. Personne n’accordait de l’importance à leur secrète connivence, mais les yeux de Mary étaient chargés en ce moment d’une telle fièvre qu’il lui tendit la lettre, bravant les airs courroucés d’Hélène. Les battements de l'horloge au-dessus de la cheminée troublaient à peine l'unité de cette paix relative. « C'est lui ? commença-t-elle. « Qui d’autre ? Évidemment que c'est lui. – Billy revient vraiment ? – Il revient. »

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Hélène se borna à sourire bien que l’envie brûlante d’arracher l’enveloppe des mains de Mary lui donnait des démangeaisons aux doigts. « Quelle fichue tête de mule celui-là ! », lâcha-t-elle simplement. Ces mots résumaient parfaitement d'ailleurs la pensée de chacun. De son côté, possédée par un sentiment de satisfaction sereine, Mary s'était retirée et lisait la lettre, jambes repliées, tête enfoncée dans le vieux sofa toilé, débordant de coussins. Les yeux brillants comme les fusées d’un feu d’artifice, elle la tendit ensuite à Mylène aussitôt sa lecture achevée, ignorant superbement la présence d’Hélène. Ce courrier ne se réduisait pas à de banales civilités, il portait également un vent inespéré de fraîcheur d’un autre monde qu'ils réclamaient avidement depuis longtemps. « Il faut avertir Cameron et Richard, lança Mylène, ce sont ses parents après tout. – Ses parents ? s’indigna David. Mais quels parents ? Mylène, quitte ta petite bulle, reviens sur terre ! Bill n'a jamais eu de famille et ne connaîtra peut-être jamais la définition de ce mot. Penses-tu honnêtement qu'il serait parti si longtemps sachant que des parents, dignes de porter ce titre, l'attendaient ici ? Évidemment que non ! soupira-t-il. Ne crois pas un instant que nous portons la responsabilité de son départ. Au début, c’est vrai, je t'ai suivie dans ce raisonnement. » Il gardait encore gravée dans sa mémoire, l’image de Bill descendant le sentier. Arrivé au creux de la cuvette, il bifurqua en direction de Widecombe pour

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disparaître de sa vue avec sur les épaules l’insouciance légère de l’élève frappant du pied les cailloux sur le chemin de l’école. Dès cet instant, David n'avait jamais été aussi proche de lui. Si proche et pourtant, si différent. Il commençait seulement maintenant à mieux saisir le lascar. Bill, à lui seul, s’entourait d’un monumental paradoxe. Il hocha gravement de la tête et se pencha légèrement vers Mylène. « Bill, incarne à la fois l’évasion et la rigidité de nos petites vies rangées, nos manies, nos règles, notre petit monde plus… plus terre-à-terre, dirais-je. Il peut rebondir de l’un vers l’autre avec la même facilité que tu éprouves à te brosser les dents ou passer une journée devant un miroir à te pomponner. » Devinant les regards d’incompréhension qui pesaient sur lui, David se tourna vers May et continua en associant la parole au geste. « Même si nous étions restés ici, Bill se serait évadé… oui, évadé. C’est le mot ! Ses parents… laissez-moi rire ! Sa famille était une prison ! Ni moi, et vous encore moins (Il regarda les jumelles), sommes incapables de retenir un homme de cette trempe, assoiffé d'espace et de liberté. – Pas sûre, moi, j’aurais certainement mes chances. », dit Hélène d’une voix ingénue. Elle éclata d’un rire perçant et insolent qu’elle adressa à May. Une femme prétentieuse n’est jamais séduisante. David haussa les épaules avec une touche d’agacement, ne songeant pas un instant qu’une telle insinuation le mettrait mal à l’aise au point de sonner comme un avertissement. Il l’admettait, ce n’était

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plus la joyeuse entente d’autrefois, en particulier entre sa sœur et Hélène. Il s’assit près de May sans quitter du regard Hélène. « Oublie ma belle. Il n'est pas comme nous et ne sera jamais compris avec nos critères trop conventionnels. Est-ce normal, ne l’est-ce pas ? Je n’en sais fichtrement rien et franchement, je m’en fous. Bill revient, c’est bien ainsi, c’est le principal. » Mylène se leva et marcha doucement vers une fenêtre de laquelle on apercevait la silhouette des toitures grises des premières maisons du village. Elles se détachaient dans un ciel indigo d’une pureté cristalline qui l’enchantait. D’habitude, les nuages la comblaient par leurs formes peu ordinaires et noms impressionnants quoiqu’elle ne percevait nulle poésie dans cirrus, nimbus ou stratocumulus. Ils lui permettaient seulement de voyager ailleurs, de flotter dans une sphère merveilleuse, un domaine ouvert à l’inaccessible ainsi qu’aux forces naturelles libérées. Mylène baissa les paupières à demi et sourit. « Tu es sévère David, dit-elle, pourtant, je suis d'accord avec toi pour tout, sauf un point. Tu n'as pas le droit de te poser en juge ni de te substituer à une autorité que tu ne peux revendiquer.», déclara-t-elle le plus calmement du monde. David leva les yeux au plafond, opina du chef avant d’applaudir tout en s'asseyant sur le bord de l'appui de fenêtre. « Formidable, je reconnais ici une future avocate des causes perdues ! Tu parles de quoi ? Explique-moi, ai-je bien compris ? Parlerais-tu d’autorité ? Merci, voilà le mot que je cherchais ! »

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Il s'approcha de la jeune femme, lui ôta un large foulard en taffetas qu'elle tenait négligemment entre les mains et l’ajusta doucement autour de ses épaules dénudées avant de les entourer. « Ton autorité appartient au domaine du droit et du pouvoir avec ce que cela inspire de mensonge, d'opportunisme et d'hypocrisie. », souffla-t-il dans son oreille. Il fit un pas en arrière et poursuivit sa diatribe qui semblait seulement intéresser lui-même. « En justice, il n’existe pas de pire plaidoirie que la voix arrogante de l’ambition et du triomphalisme. En ce qui me concerne, pardonne-moi pour mon manque d’ambition, je ne suis pas avocat, je vise en toute modestie l'autorité qui permet de fixer des rapports harmonieux entre les individus et a fortiori, celle qui devrait contribuer à unir les membres d'une même famille. » Mylène observait un point très loin dans le ciel, parmi les étoiles, délicat scintillement d’une lumière perdue là-haut. Elle ne ratait pourtant pas une miette des commentaires de David. « Écoute, un jour je suis allé chez Bill pour lui restituer un livre qu'il m'avait prêté. Cameron et Richard, ses parents, tu le dis si bien, occupaient un salon aussi vaste qu’une piste de danse, débordant d’objets d’art, de photos et livres chichement reliés. Sa mère m'a froidement examiné de la tête aux pieds. Ensuite, elle s'est levée avec dédain sans un mot pour me laisser seul avec Richard. Ma conversation avec lui s'est limitée à un tonitruant Salut fiston ! vibrant comme la parole caverneuse d’un employé des

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pompes funèbres dans la chambre mortuaire du roi d’Angleterre. Il ne manquait plus que les honneurs militaires ou le défilé à la relève de la garde royale. Ce type vit dans l'illusion permanente d’être le seul maître après Dieu d’un champ de bataille, mais, puisque je n'avais pas emporté un drapeau blanc avec moi, je me suis au plus vite éclipsé. Je n'ai même pas eu la présence d’esprit de rendre le livre ! Tu n'as jamais vu Richard… » Il fit mine de réfléchir intensément puis lâcha d'une traite : « En une phrase, Richard c'est… c’est un manche de brosse qui ferait le baisemain à une vénus ou un babouin en jupon sans distinguer la différence. – Je suis persuadée que Cameron apprécierait un tel portrait avec plaisir, gloussa Hélène. – Désolé, je ne vois pas d’autre description plus flatteuse. – Je ne comprends pas. Billy ne se trouvait pas à Carnavon lorsque tu as rapporté son livre ? » David revint s’asseoir près de sa sœur sachant que la lecture sur des lèvres plus proches et bien éclairées exigeait moins de concentration de sa part. « Bill avait quitté Buckland depuis une semaine ce qui expliquerait en partie la froideur que dégageait Cameron à mon égard. » Mylène tourna la tête, avança de quelques pas dans sa direction et le détailla d’un œil étonné. « Est-ce tellement surprenant ? Bill passait plus de temps ici que chez lui et cette femme, sa mère, se retrouve seule du matin au soir avec un zigoto qui

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joue sa petite guerre sous son propre toit. Vous, les hommes, ne comprenez pas ces choses… » Il la rejoignit doucement. Elle lui prit lentement son visage, caressa légèrement le front, les joues. Mais si ses yeux brillaient de tout le mystère contenu dans l’essence même de l’amour, sa bouche montrait une ligne aussi étroite qu’un coup de scalpel. « Mon cher David, ce que j'aime chez vous, c'est votre sensibilité. Elle m’m’amuse, mais j’aime aussi l’aisance avec laquelle vous tournez tout en dérision. Je persiste à dire et à croire qu'il faut signaler la présence de Bill à ses parents aussitôt qu'il sera ici, devant nous. Libre à lui de rester parmi nous ou de retourner vivre chez ces gens. » David oublia tout, les mots s’éteignirent et, dans le silence qui l’entoura peu à peu, il ne sentit plus que le souffle caressant de ces belles paroles échappées de lèvres qui l’émoustillaient. Seule la délicatesse des mouvements de cette bouche le subjuguait à quelques centimètres de la sienne. Pire ! Elle l’affolait. Deux grands yeux crédules fixaient désormais Mylène. Elle incarnait la jeune femme intelligente, étrangère aux banalités, la femme obstinée, parfois dure, souvent insaisissable comme le grain de sable au fond des mers, mais en même temps si vulnérable. Une créature décidément unique. Il se réjouissait à l’idée que cette fille n’héritait pas de l’innocence aveugle de ces petites péronnelles en jupon, courant la bagatelle, dentelles au cou, rimmel aux yeux, la tête farcie d’une affligeante bêtise, à qui on donnerait le bon Dieu sans confession.

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Bon, on se calme, pensa David. Il s’écarta, luttant contre la tentation de la serrer dans ses bras et l’embrasser. « Restons-en là, mais il y a autre chose. Peu de temps après le départ de Bill, j’ai croisé en rue Cameron. Au lieu de me tourner le dos comme la première fois en présence de Richard, elle daigna m’accorder une minute de son temps si précieux. – À toi ? Pourquoi toi ? », clamèrent en chœur les jumelles, les yeux immenses. Avec toute la gloriole d’un fanfaron, il leur coula un regard en biais et leva la main en signe d’apaisement. « Une altercation serait à l’origine du départ de Bill. En fait, une de plus… Une histoire d’héritage. Cameron a refusé d’en dire plus. Richard l’a mis dehors. Elle a tenté de s’interposer, malheureusement Bill ne voulait plus rien entendre. Cinq minutes, et il claquait la porte, sourire aux lèvres selon elle. – Mais pour quelle raison n’est-il pas venu ici ? demanda Mylène. – Ça, les p’tites puces, je donnerais cher pour le savoir. J’aimerais encore ajouter que… » Plusieurs claquements successifs interrompirent soudainement leur conciliabule. Complètement oubliée, Mary se tenait droite comme un soldat de plomb, et martelait le sol vigoureusement du pied afin d’attirer l’attention, un poing serré prenant appui sur le dossier d’une chaise, un bras tendu, comme une flèche dans une envolée particulièrement explicite, vers la porte de sortie.

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Hélène l’observait d’un air maussade. Encore une complication supplémentaire, ajoutée au mal fou que je me donne déjà pour ne pas m’endormir, cette conversation devient tellement lassante, rumina-t-elle in petto entre les dents. Une paix singulière s’installa. Ainsi débuta un déconcertant ballet entre David et May. Pas de danseurs, pas de décor ni de public pour applaudir, encore moins d'orchestres ; seulement les secrets d’un curieux langage. Pour le parler, toute une chorégraphie complexe, minutieuse, qui trouvait son harmonie dans les mains, les regards et les mimiques. Les doigts s'agitaient, se frôlaient, s'entrelaçaient avant de se séparer à nouveau avec une souplesse hallucinante pendant que tous les quatre accompagnaient cette gestuelle extraordinaire de la parole. Toutefois, les mots s’articulaient autour de simulacres, parce que cette communication purement visuelle ne produisait aucun son audible même si les bouches tremblaient, s'emballaient, sous l'effet d'une incroyable gymnastique des lèvres. Pour suivre la course insensée de ces mains occupées à former une longue tresse de phrases, l’œil devait incontestablement jouir d’une adresse que ne détenaient ni Hélène, ni Mylène. Frère et sœur palabraient avec excitation pendant qu'elles attendaient visiblement exclues de la conversation. Après quelques instants, Mylène tira la manche de David. « Excuse-moi, je n’ai pas tout saisi, dit-elle désabusée, pourrais-tu me résumer ? »

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– Moi non plus… vous pouvez recommencer votre petit numéro ? », demanda Hélène. Sottement, elle pouffa, mais David ne releva pas l’ironie. « Mais, il ne fait aucun doute que May est tout simplement une sorte de caméra ambulante. La Metro Goldwyn Mayer pourrait s’y intéresser d’ailleurs. Euh !… Je vous assure que ce Mayer-là n'est pas de la famille alors… – Qu’est-ce que tu me baragouines ? Ce n’est pas ce que je veux savoir et je me moque de ta Metro Goldwyn Mayer. Je veux savoir ce que Mary raconte, s'emporta Mylène en frappant à son tour le sol du pied. – Et moi aussi ! », enchaîna sa sœur en martelant encore plus fort le sol. Connaissant le bouillant tempérament de ces trois là, David avait toutes les raisons de s’alarmer. En ce moment, ses parents devaient ne rien rater d’une discussion qui se dirigeait à grands pas vers l’empoignade sur un champ de foire. « Ce que nous baragouinons elle et moi? … (David feignait l’incompréhension) Je l’ignore, May signe cent fois trop vite, une chose est certaine, elle a mémorisé intégralement notre petite conversation simplement en observant nos visages et maintenant la voilà en colère pour longtemps. – Fâchée… Mais pourquoi ? … – Elle dit que, si nous continuons ainsi, elle va perdre l’appétit pour une semaine avec toutes nos chamailleries qui ne riment à rien. Elle souhaite surtout avoir le dernier mot, grogna David dans un

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geste ample et théâtral, c’est normal, vous savez combien elle est restée attachée à Bill. » Il envoya un clin d’œil en direction d’Hélène. Finalement, la sagesse l'emporta. May proposa un compromis. « Pas question d’envoyer Bill chez ces gens. Eux viendront ici. », scanda-t-elle d’une voix étrangement atone. David rechignait intérieurement. L’idée ne plairait pas. Bill se sentirait piégé et tournerait les talons aussitôt franchi le seuil de cette maison. Mais que pouvaient-ils faire si son père l’expulsait toujours pour un oui, pour un non de Carnavon sans explication ? Une autre question ne cessait de l’obséder à propos du mystérieux héritage évoqué du bout des lèvres par Cameron. Que recelait-il de si explosif pour qu’il soulève autant de colère chez de Bill? Cameron déclina l'invitation, prétextant une indisposition passagère et inopportune tandis qu'une mauvaise fièvre obligeait subitement Richard à garder le lit. Il y a parfois de ces explications qui dissimulent plus de mensonges que d’excuses, elles habillent leur auteur d’une couche d’invraisemblance et de perfidie. Le mois de décembre était déjà fort avancé, chacun trépignait, attentif à la moindre vibration du grelot pendu à l'entrée, l’impatience partagée entre espoir, enthousiasme et scepticisme au fur et à mesure que les jours passaient.

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Le vingt-cinq décembre 1938, le plus beau jour de l'année et date anniversaire de Bill, un cri remplit le cœur de la maisonnée. « Joyeux Noël ! Bon anniversaire ! » Une bourrasque de flocons de neige s’engouffra à l’intérieur, suivie d’un personnage qui se planta dans l'encadrement de la porte d'entrée. Elle formait une sorte d’appentis avec le reste du vestibule. Bill effaçait définitivement l'image, malgré tout encore relativement récente, du jeune homme lancé à l’assaut d’un monde qu'il entendait croquer à pleine dent. La peau tannée, les boucles d’une crinière noire roulant jusqu’au-dessus de l’encolure d’une chemise de flanelle blanche, échancrée en dépit du froid sur des épaules puissantes, il fit deux ou trois pas, examiné de la tête aux pieds par la petite troupe qui s’entassait devant lui avec curiosité. Julius, Fiona, les jumelles et leur père, qui venait avec des nouvelles fraîches du continent, tous le dévisageaient, alignés sagement, mains jointes, le sourire effacé dans une attente stoïque. Ce tableau aurait éveillé sans aucun doute, l’enthousiasme d’un photographe. Ils tenaient à marquer leur présence en apportant leur contribution à un repas de réveillon chargé de bon augure. Ce temps passé au large des terres et de la société, semblait avoir sculpté Bill, un roc. Maître de lui, une impassible tranquillité le pénétrait. Son regard glissa lentement de l’un à l’autre, plus longuement sur May et les jumelles. Mylène rayonnait de fraîcheur, toujours aussi éblouissante et bonne à croquer… comme sa sœur. Ça oui ! Elles portaient désormais

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toute la grâce, si fascinante et vulnérable, souvent éphémère, des jeunes femmes de leur âge. Le visage, encadré par des cheveux coupés courts, façon Mistinguett, avait remplacé celui des adolescentes ; la peau semée naguère de taches de rousseur révélait un teint éblouissant, légèrement basané. La bouche devenait plus ferme, les lèvres plus charnues effleuraient un nez délicatement ciselé jusqu’à la naissance d’un regard de jade, moins fébrile, mais plus passionné, aussi pur qu’un diamant. Aucune dissonance n’émergeait de ces figures splendides. Les coquetteries de leurs jeunes années s’étaient effacées au bénéfice d’une élégance discrète qui ne pouvait laisser Bill indifférent. Il ne quittait plus des yeux Hélène. Mais s’agissait-il bien d’Hélène ? La jeune femme lui apparaissait comme dans un rêve et il fallait souffrir d’une vision singulièrement basse pour nier l’évidence : elle dégageait une forme de sérénité envoûtante et fatale pour qui succombait à son charme particulier. Il y avait dans l’éclat du visage quelque chose de sauvage et de profondément désirable. Contrairement à sa sœur, Hélène cédait à autre chose de plus obscur, de plus troublant. Il ne s’agissait pas seulement d’une créature animée d’une féminité radieuse. Julius frottait les verres ronds et épais de ses inséparables bésicles, la barbichette légèrement argentée, insensible aux airs attendris que lui envoyait Fiona. La veille, elle avait dressé un arbre de Noël au milieu de la salle de séjour, puis l’avait couvert de guirlandes et de maigres décorations

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découpées dans du gros carton. Une agréable odeur de résine flottait dans la pièce. Bill profita d’une seconde d’inattention pour interroger à la dérobée David sur une question qui l’irritait au plus haut point. « Laquelle des deux est Hélène ? » Il hocha discrètement la tête vers les jumelles. « As-tu déjà oublié ? Facile : Mylène porte une constellation d’étoiles aux oreilles. Impossible de les rater. » Une réponse satisfaisante, mais qui ne rassurait pas totalement Bill. Il ne comprenait pas l’invraisemblable entêtement chez l’une à imiter systématiquement les moindres attitudes et tenues vestimentaires de l’autre. « Mais d’où vient ce goût irrésistible à vouloir se ressembler ? Trouve-moi une bonne explication. Je n’en ai pas. – Moi non plus, avoua David. Mylène achète aujourd’hui une nouvelle robe ou change de coiffure et demain, tu peux être certain que sa sœur suivra. – Et les étoiles qui pendouillent aux oreilles, c’est depuis quand ? Excuse-moi, je ne me souviens plus. – Un an environ, pourquoi ? » Bill haussa les sourcils. « Tu ne trouves pas ça bizarre ? Hélène multiplie les efforts pour être Mylène sauf en ce qui concerne les boucles d’oreilles. » Depuis longtemps, on n’avait vu chez les Mayer une table si bien garnie. Les bouches mastiquaient

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amoureusement les morceaux d’un repas généreusement arrosé d’une bonne bouteille de vin. Tous écoutaient, ne perdant pas un mot de Bill, la vedette intarissable. « S'il y avait des passagers à bord ? Ça oui, il y avait des passagers, des tonnes de passagers, des montagnes de passagers ! Ils débordaient de partout, bondissaient, glissaient entre nos jambes, les filets, les dalots. Des passagers… avec des nageoires toutes frétillantes. – Ne naviguais-tu pas sur un cargo fruitier ? demanda Ralph. – Oui, seulement pour revenir en Europe. Mais je travaillais sur un bateau de pêche qui effectuait du cabotage entre le Pérou et Panama. » Il se plaisait à pimenter le récit de ses aventures par maintes grimaces et gesticulations achevant invariablement leur course au verre à vin que lui servait Hélène littéralement foudroyée par l’œil glacial de May. Les rires fusaient alors que, poussés par une impalpable prémonition, ils éprouvaient tous le besoin de se revoir conscients que des jours plus sombres s’annonçaient. May, d'habitude tellement solitaire, échangea plus tard au cours de la soirée avec Bill d'interminables conversations silencieuses. Elle ne cessait de l’aguicher puis s’éclipsa, un sourire mystérieux aux lèvres, en compagnie de Fiona. Les lumières s’éteignirent sans attendre leur retour.

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« Tonnerre ! encore une de ces fichues coupures d’électricité. Nous devrons terminer à la bougie. », se lamenta Bill. Il exécrait ces pannes depuis sa plus tendre enfance et gardait un mauvais souvenir des soirées passées à la lueur d’une chandelle dans la grande maison vide de ses parents. Ça le rendait bêtement nerveux. Il se pencha vers David, l’obscurité l’empêchant de distinguer les airs narquois des autres. « On ne voit plus le fond des assiettes. Sais-tu où se trouve le tableau électrique? » Il se levait déjà lorsqu’il sentit une caresse sur sa jambe, l’invitant à se rasseoir. Hélène s’était glissée subrepticement à ses côtés et l’ensorcelait d’une tendre langueur, le plat de la main imprimant un éloquent mouvement de va-et-vient sur la cuisse. Elle la tapota légèrement, se redressa ensuite pour libérer la chaise occupée normalement par May. « Là. », souffla David en désignant du doigt quelque chose. Dans le noir flottait un magnifique gâteau piqué d’un tas de bougies. Il avançait, jetant un halo sur les visages de Fiona et May qui marchaient côte à côte avec le cérémonial d’une marche nuptiale. La lumière fut rétablie, chacun battit des mains en cadence tandis que Bill s’étranglait. Sa respiration s’emballa brusquement sous le coup d’une émotion en fait complètement étrangère à la présence de l’impressionnante pâtisserie qui trônait avec arrogance au centre de la table. Le contact pour le moins suggestif de cette main diffusant une chaleur

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inattendue dans tout son corps, l’avait sérieusement secoué. La mer donne parfois de ces idées à ceux qui s’y attardent trop longtemps ! Peu après minuit, dans l’air embaumé de l’odeur âcre des braises consumées, bercés par le crépitement des bûches dans la cheminée, tous s’abandonnaient à mille pensées. Ils causèrent des heures et des heures, les flammes jouant avec les ombres sur les visages fatigués. Sous l'effet de la chaleur, l'iris se fondait dans les vapeurs soporifiques de la digestion, engourdissant les sens de cette ivresse qui livre à chacun l'apparence de céder aux dérives d'une profonde rêverie. Les jambes ankylosées par la position agenouillée qu'elles occupaient depuis pratiquement une heure, Hélène et Mylène se levèrent. May les suivit de peu, une ombre de tristesse dans ses yeux de velours. Bill, encore hanté par le souvenir de cette caresse qui pouvait révéler n’importe quoi sauf l’innocence, lui lança un sourire embarrassé. Ils se retrouvèrent seuls, lui et David. « Ma sœur est à l’âge des premiers amours, murmura David avec un demi-sourire. – Tu plaisantes ? Tu veux dire que… – Je ne prétends rien. Mais, dès ton départ, je voyais bien qu’elle se ratatinait à vue d’œil et vivotait comme un bernard-l’hermite dans sa coquille. Elle maudissait son monde, nous crucifiait d’une kyrielle de reproches. En plus, elle ne discute avec pratiquement personne, il y a toi, moi, p’pa et m’man, c’est tout. Mylène n’y arrive pas la pauvre…

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Quant à Hélène, elles s’étriperaient joyeusement à la première occasion. Je ne l’aime pas. Il y a quelque chose chez cette fille. Alors, tu imagines la suite quand ta lettre nous est parvenue… Elle n’arrêtait plus de parler de toi. Ça devenait pénible. » Bill releva la tête. Cette explication ajoutée à l’incident de tout à l’heure accentuait son malaise. Il y avait chez Hélène les signes d’une nature excessive, avide de préserver une espèce de liberté intense. Non, pas une liberté, mais une arrogance intense qui la consumait à petit feu. Seulement, la façon dont elle l’affichait avec un plaisir évident approchait de l’indécence parfois même de la vulgarité. « Ah ! Tu ne l’aimes pas ? Que se passe-t-il ? – J’ai peur de les voir ensemble. Hélène exploite la surdité de May. Celle-ci le sait et la méprise. Si elles ne retombent pas les pieds sur terre, je ne vois pas très bien où ça les conduira. » David soupira et se rembrunit derrière un silence poli, jugeant inutile de s’attarder sur des sentiments qui l’indisposaient déjà amplement. Il s’accorda un instant de réflexion avant de continuer. Le feu crépitait, la fumée montait dans la cheminée, libérant un tourbillon d’étincelles qui les abandonnaient chacun à leurs pensées. « Tu reviens après une année d’absence. Que pensestu faire maintenant ? » Il avait posé cette question avec une voix qu’il espérait dénuée d’émotion, un peu comme s’il avait déjà anticipé la réponse depuis longtemps.

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« Je ne souhaitais pas en discuter pendant la soirée, surtout devant tout le monde. » Ces mots suffirent. David devinait la suite. Tergiverser ou attendre le moment le plus opportun pour divulguer ses intentions, n’entrait pas dans la logique de communication de Bill. Il était solitaire certes, mais appréciait toujours partager ses idées et ses projets afin de mieux peser le pour et le contre à travers l’avis de son entourage. Contrairement à l’aventurier qui ne se soucie guère de l’imprévisible, Bill savait où poser les pieds. Il n’agissait jamais par tâtonnement ou à l’aveuglette. Tout s’organisait parfaitement dans son esprit selon un programme précis dont il était persuadé de ne jamais s’en écarter un jour. Un programme constitué d’éléments complexes imbriqués les uns dans les autres et travaillant comme une mécanique admirablement huilée envers laquelle il vouait une confiance totale. Lui, d’ordinaire, toujours si prompt à s'interroger, explorer, créer, pleurer, crier sa colère, à la fois si impulsif et réfléchi, lui, cet enfant devenu trop vite homme, semblait maintenant désabusé. « J'ai un embarquement sur le Royal Oak. » Une ombre, un froncement des sourcils suggérant quelque chose d’inéluctable, voyagea sur son visage. « Et quand pars-tu ? demanda David imperturbable. – Normalement, je dois me trouver à bord dans une semaine. Je prendrai le train de seize heures aujourd'hui pour Exeter comme d’habitude. » David leva ses mains pour marquer une fatalité qu’il maudissait tant elle le rendait complètement désarmé.

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« Tout de même, nous pensions que tu resterais parmi nous pendant quelques jours. Évidemment, l’appel du large étant le plus fort, je ne peux guère m’y opposer… », répliqua-t-il. L'heure avançait, approchait de l’aube, de ces instants presque surnaturels qui investissent la tête d’idées trop nébuleuses pour les garder en mémoire. Les deux amis constatèrent amèrement qu'ils éprouvaient toutes les peines du monde pour chercher leurs mots afin d'alimenter une conversation qui ne les intéressait plus vraiment. La spontanéité n’y trouvait plus sa place. Si pour David l'essentiel semblait avoir été dit et s’il souhaitait mettre un terme à cette discussion, le sentiment que Bill dissimulait quelque chose l’obsédait depuis le début. « Je suppose que sur le Royal Oak la pêche restera toujours la même ? Susurra insidieusement David à son oreille. » Un sourire extatique éclaira le visage de Bill. « Non, pas tout à fait, cette fois le poisson est plus gros, bien plus gros. – Si tu dois partir à Bangor, je ne suis pas certain que tu auras un train aujourd'hui, même pour Exeter. – Je ne vais pas à Bangor, mais à Scapa Flow, souffla Bill. – Scapa Flow ? » Cette fois, David resta la bouche bée, frappé d’incrédulité. Il savait très peu de cet endroit situé au nord de l’Écosse sinon qu’il inspirait toute sorte de sentiments contradictoires. « Scapa Flow… », murmura-t-il encore d’une voix sombre.

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– Oui, Scapa Flow. – Mais… – Mais… le sanctuaire, si tu préfères, la rade de la Royal Navy. David, mon bateau de pêche mesure cent quatre-vingt-dix mètres, ses filets pèsent plus de trente-cinq mille tonnes, ils sont tressés d'acier et portent huit canons. Le gros poisson pourrait s'appeler dans un proche avenir Kriegsmarine… et aux yeux des événements récents, on peut barrer d’une croix le conditionnel. », continua Bill. David le considérait d’un œil absent et sa mine exprimait l’incompréhension. « Tu me crois fou n’est-ce pas ? Je m’en rends compte à voir ta tête et tu pourrais avoir raison… Vraiment, tu le penses ? Suis-je devenu cinglé ? Je ne sais pas en fait, je vais là où le vent me pousse et ce n’est pas sans danger, j’en conviens. Au moins, cela reste encore pour l’instant un libre-choix. Pas longtemps, car très bientôt, ceux qui continuent à se réfugier dans la nostalgie d’une autre époque se réveilleront au son des armes. » David ouvrit la bouche. « Non, pas un mot, s’il te plaît… Mon choix, je le crains. Rien n’indique que ce soit le bon, mais personne ne pourra me convaincre du contraire, pas même toi. », acheva-t-il. Sa voix révélait un flegme déroutant. La mer avait contribué à façonner Bill. Elle le modelait selon ses exigences. Le résultat ? Un instrument non recyclable, jetable dès la moindre faiblesse, un être livré aux mâchoires infernales d’un étau qui broyait tous modes d’existence traditionnelle. David aurait

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aimé lui expliquer, mais comment ? Personne n’avait d’ascendant sur un tel individu excepté May. Peutêtre… « Bill, je sais que les choses ne seront plus comme avant, c'est normal. J’admets que des trucs m’échappent lorsque tu parles des événements qui se préparent en Europe. Nous sommes ici, moi et la famille précisément parce que l’Allemagne ne nous offrait plus de sécurité. Je le sais, j’en suis conscient, mais je n’ai pas la même faculté que toi. Je préfère plutôt parler de force d’analyse, et sur ce point précisément, je t’envie. Le temps passe, les individus changent, beaucoup restent, d'autres s'en vont et tu me donnes l'impression de courir vers un gouffre. Cet embarquement est effectivement une folie, pensa-t-il. Comptes-tu encore voir tes parents avant ton départ, ils… ? – Ils sont morts, coupa Bill cinglant. – J’ai vu Cameron, elle a parlé de ton père, de ton départ et… (il hésita) et tout le reste. – Tout le reste ? » Bill pinça les lèvres le temps d’une seconde et promena des yeux éteints autour de lui. « L’incident avec Richard pour une affaire d’héritage. – Oh çà ! Ils ne sont pas seulement dingues d’histoire ancienne mais de bibelots. Tu sais, ce genre de babioles dénichées pour quatre sous chez les antiquaires. Crois-moi, une bêtise. Je ne sais même de quoi il s’agissait exactement. Une huile originale réalisée par un artiste peintre. Un grand maître paraîtil dont j’ai oublié le nom. Je ne supportais plus

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l’atmosphère aseptisée de Carnavon. Point, on tourne la page. » David n’insista pas, mais son flair disait que l’on ne quitte pas sa famille, aseptisée ou non, du jour au lendemain sans une bonne raison. Bill avait lâché ces mots avec une violence difficilement contenue. Il n’ignorait pas que l’indulgence sur laquelle il s’appuyait autrefois lorsqu'il s'agissait d'expliquer, faisait à présent défaut. Il avait perdu la plupart de ses amis peut-être pour cette raison. Parce qu’il était devenu un esprit rebelle et renonçait à une certaine forme de normalité sociale ou alors, plus simplement, à cause des deux à la fois ? La patience ne se montre guère compatible avec l’intolérance, mais le temps passait si vite et personne ne voyaient rien venir. La majorité des gens souffrait d’une apathie chronique qu’il ne comprenait pas. Elle l’effrayait. La peur ne venait pas vraiment de ce triste constat (paradoxalement dénoncé par tout le monde uniquement pour se donner bonne conscience). Il redoutait d’abord cet état d’esprit largement installé parmi la population autorisant chacun à se complaire dans une forme dangereuse d’oisiveté de la mémoire collective, une banalisation du tout et du rien, les deux extrêmes soucieux de légitimer les valeurs d’un ordre social incontestable, un modèle de morale ou de pensée universelle. Ces questions l’exaspéraient. Elles étaient une source intarissable de polémiques constamment alimentées par la confrontation entre les partisans du Oui, oui béni anesthésique pour tout, celui qui endort et

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manipule la pensée, avec les audacieux, les héros du Non, porteurs d’avenir et de changement.

Quelques heures plus tard, dans la lueur froide du soleil d’hiver incendiant de mèches d’or sa chevelure, Bill s’engageait sur le même sentier qu’il avait entamé pratiquement un an jour pour jour. Il se retourna et distingua derrière une des lucarnes du rezde-chaussée, quelqu’un agitant la main en signe d’adieu. Il sentit un poids au creux de l’estomac, commença à lever la sienne puis la baissa lentement, ne trouvant finalement pas la force de répondre. Buckland — Été 1941 En 1941, Bill eut la chance d’être affecté aux préparatifs d’une mission d’envergure à Plymouth. Il revenait régulièrement au village distant d’une quarantaine de kilomètres à peine de son casernement, aussitôt que l’occasion se présentait. Il refusait toujours de retourner à Carnavon, et passait le plus clair de son temps au presbytère. Pendant ces séjours, il retrouvait Mary et les jumelles, les bombardements sur Londres réduisant à néant les espoirs de Mylène pour plaider les causes perdues devant un tribunal. David travaillait dans un hôpital à Widecombe et revenait tard le soir, tirant plus souvent derrière lui une bicyclette rafistolée qu’elle ne l’aidait à se déplacer.

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Au mois d’avril de la même année, Bill sentit son sang-froid fléchir devant les provocations d’Hélène et le savoir-faire dont elle usait pour l’attirer. Au beau milieu de la nuit, ne connaissant pas sa chambre, il se risqua à entrouvrir les portes une par une. Elle était là. Dans le noir le plus absolu, il s’approcha du lit. Elle paraissait assoupie et laissa échapper un faible soupir quand il se glissa sous les couvertures et colla son corps gorgé par le désir au creux des reins de la femme. Puis, il caressa ses cheveux, sans un mot tandis que le sexe dressé sauvagement s’insinua comme un coup de boutoir entre ses cuisses. Elle se serra davantage contre lui sachant que plus rien ne pouvait désormais les arrêter. À la fin, elle éclata d’un rire éraillé puis se retourna. « Arrête… tu es déjà de retour ? », susurra-t-elle. Ces mots piquèrent la curiosité de Bill. Il les trouvait déplacés au vu des circonstances et se figea, les sens en alerte. Tous deux se dévisagèrent quelques secondes, l’œil encore brumeux. Ils échangèrent ensuite des regards horrifiés. Tôt le lendemain, Bill quittait Buckland précipitamment, en priant tous les saints pour ne rencontrer personne sur son chemin. Ainsi, tout commença.

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Novembre 1943 – Londres – Victory Au cœur d’un sordide quartier londonien, à deux pas d’Oxford Street, une petite rue étroite, à peine suffisante pour y faire marcher de front deux passants, déroulait son chemin écorché de misère. Elle était bordée d’une multitude de petits endroits appelés en France – selon la fatuité de leur propriétaire – estaminet, taverne, gargote ou bouiboui ; en Angleterre, coffee houses, clubs, sans oublier le public house, le célèbre pub. Le rôle de ces lieux de rassemblement ne se résumait pas seulement à rafraîchir les gosiers assoiffés, mais aussi à échauffer durant les nuits de ripailles, les cœurs ainsi que les âmes en goguette. Le décor se serait volontiers prêté à ressusciter les héros de Dickens. Légèrement en retrait par rapport aux autres bâtiments, isolée des murs voisins par deux étroits passages attenants, une façade se désagrégeait dans la poussière du temps. Elle était surmontée par une espèce d'enseigne qui avait dû connaître des jours meilleurs, mais sur laquelle il était vain d'y déchiffrer aujourd'hui le nom de l'établissement qu’elle abritait. Seuls les habitués se souvenaient confusément que là-bas se dressait le Victory ; une désignation aux origines douteuses, source de polémiques. Certains l’attribuaient à la victoire de Wellington contre les troupes françaises au plateau de Mont-Saint-Jean, les autres soupçonnaient plutôt une sorte de gratitude envers l’amiral Nelson et son vaisseau. La porte d’entrée était taillée grossièrement dans un bois protégé d’une peinture qui se détachait par

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grosses plaques comme on écaille le poisson. Par son entrebâillement, on ne distinguait de l'intérieur que le néant d'un puits mystérieux, un repère de coupejarrets, un lieu de recel pour y accomplir quelques machinations ou obscénités. Approcher de ces murs suant le délabrement et la saleté, incitait généralement à accélérer le pas. Les chiens errants s’en écartaient, balayant sauvagement de la queue l’odeur d’urine qui rampait autour d’eux comme un serpent malade. De toute évidence, si la fièvre patriotique bouillonnait depuis l’ouverture des hostilités dans chaque artère du royaume et les fibres nerveuses du citoyen, on ne pouvait s’attendre à la découvrir derrière les pierres de ce bâtiment. Il offrait un gage indiscutable de discrétion pour celui qui souhaitait comploter dans la clandestinité une affaire douteuse. Pourtant, comment imaginer que l'élite de l'intelligence s’y retrouvait à une époque pas encore si lointaine quand le reste du voisinage bourdonnait le jour comme une ruche livrée à l’exubérance du monde tandis que la nuit on se noyait sous d'interminables jouissances dans un bain d'effluves alcoolisés ? Que d'érudits et misérables se croisèrent ici ! Que de vérités, mensonges et bêtises ces murs avaient entendus ! Les intrigues secrètes pour dissimuler les voluptés d'hier s'étaient envolées, soufflées par le chant lugubre des armes réveillant de vieilles peurs. Il ne restait plus dans ce cloaque qu'une profonde désolation, l'impression vertigineuse de pénétrer à l'intérieur d'une cathédrale de brumes crépusculaires

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qui ne manquaient pas d'investir l’audacieux s'aventurant à tourner le loquet de l’entrée. En dépit de l'exiguïté évidente du lieu, un imposant comptoir parvenait, Dieu seul savait de quelle manière, à s’ériger en véritable monument en son milieu. Cela dit, si d'un point de vue strictement géométrique le mot comptoir était correct, ce mobilier affichait des dimensions parfaitement loufoques, tout à fait disproportionnées dans un espace aussi dérisoire. Du reste, une telle disposition ôtait toute chance de circuler aisément et ne laissait aucun millimètre disponible pour y prévoir encore une table, ou même une surface suffisante pour y asseoir le quart du tiers d’une demi-fesse sur un tabouret. Invisible, une TSF crachotait dans l’obscurité, les dernières informations diffusées par Radio Londres à propos de l’effondrement des troupes nazies sur le front russe. La population de ce cabaret se réduisait aujourd'hui à deux ombres. Non… deux fantômes. Chose exceptionnelle à vrai dire puisque d'habitude, une seule suffisait à remplir la salle. Elles étaient illuminées par une forme de déclin inéluctable, celui qui attise toujours la détresse de certaines conditions humaines, avides de cueillir dans les ultimes tressaillements du courage et de souffrance morale, les chimères vertueuses des pommes d'or du jardin des Hespérides. L'une, accoudée à la pointe du comptoir, le menton soutenu par des bras épais et poilus, semblait figée pour l'éternité, son regard impénétrable tourné

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vers le poste de radio. Etait-ce un client, le propriétaire ? La question importait peu. Debout à l'autre extrémité, à proximité de l'unique fenêtre, une forme, pas tout à fait silhouette, pas tout à fait ombre, présentait un contraste saisissant par rapport au premier individu. On retenait de cette apparition, en l'observant plus attentivement, sa maigreur cadavérique. Les lunettes rondes, manifestement trop petites, reposaient sur des joues d’un teint bilieux inquiétant, éclairant de grands yeux noirs dans lesquels se reflétait la pâle lueur du jour. Le personnage était jeune, tout au plus trente ans, probablement moins. La fatigue se lisait chez lui comme sur un visage penché sur un livre de condoléances. Un énervement difficilement maîtrisé, la fébrilité du regard dirigé constamment vers la sortie, le dépôt de mousse séchée au fond de son verre à bière vide, témoignaient d’une trop longue attente. Peut-être un rendez-vous manqué de première importance. Cet homme, c’était David… C'était. Et de cet imparfait “ plus que parfait ”, la tentation, de s'en aller quérir un présent ou un futur, s’avérait une démarche résolument prétentieuse. Elle conduisait immanquablement au vide. Par ce mot, il faut comprendre que David sombrait dans un néant abyssal sans destination connue. Pour l'heure, il songeait à ce vingt-cinq décembre 1938, à cette soirée, au cours de laquelle tous regardaient les vestiges d’une jeunesse moribonde se diluer dans l’incertitude du lendemain. Puis il y eut ce détestable matin du mois de juin 1941.

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Sa vie se réduisait-elle désormais à celle d’un ascète ? Pas vraiment. Pourtant, le voir ainsi dépenaillé, mal rasé, manteau taché, souliers usés, la question n’était pas incongrue. Son existence s’était dépouillée de toutes ces convenances autant factices qu’indispensables pour le mener là où il le souhaitait. Quelque chose d’indéfinissable l’habitait désormais. Perdu, il se morfondait en déplorant le départ de Bill. Il en venait même à regretter les caprices d’Hélène partie en France. Mais surtout, il y avait la souffrance d’une plaie béante qu’il ne parviendrait sans doute jamais à cicatriser. Elle résistait au temps, ne le quittait plus. De Mylène, il restait peu de choses, excepté sa seule, son unique passion pour cette femme et la boucle d’oreille. Ce fameux matin d’été 1941, elle l’avait ôtée et s’était engagée à porter toujours l’autre en guise de porte-bonheur. Et maintenant, David tripotait dévotement le bijou comme un objet sacré afin d’entretenir une sorte de devoir envers la mémoire des instants passés dans la grange à Buckland et le sentiment d’entendre encore sa voix. « Je te la donne. Pour ne pas oublier les beaux jours et la promesse d’un retour. » Des mots qui sonnaient plutôt bizarrement, mais qu’elle s’efforça de tempérer aussitôt en le plongeant dans un abîme de caresses et baisés volés le reste de la journée. Il n’avait pas réagi et répliqua sottement. « Donne-moi une raison valable pour que je les oublie. » Le lendemain, il trouva la chambre minutieusement rangée, vide, presque vide. Mylène

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abandonnait un court message sur le couvre-lit. Elle était enceinte et le quittait. Elle partait comme Bill, aussi mystérieusement pour courir après des chimères ou l’aventure. Dorénavant, il devait se résigner à l’idée de survivre avec le poids du malheur qui l’anéantissait lentement. Concevoir les choses différemment lui semblait insurmontable tant qu'il n’éprouverait pas de nouveau, plus tard ou bientôt peut-être, cette même paix qu'ils avaient partagée sans réserve, prélude aux plaisirs des corps et des amants réunis. David n’avait pas vu la lumière du jour décliner. L’endroit restait désespérément vide, dénudé de toute gaieté, un chancre au cœur de Londres. Au plus, enregistra-t-il une apparition éphémère et indécise, à moins que ce fût le fruit de son imagination. L’ombre se hasarda à pousser timidement du pied l’entrebâillement de la porte d’entrée, mais elle le retira sur-le-champ, inquiète sans doute de la morosité ambiante du lieu. David esquissa un vague mouvement du bras, le verre vide en main. L’envie de boire ne le démangeait pas spécialement. Il avait juste soif d’attention et de parler. Il se ravisa en réalisant que seulement la radio lui tenait compagnie. Il ne s’était même pas aperçu du départ de l’autre. Décidément, son univers devenait étrangement étroit depuis qu’il avait quitté Widecombe avec l’intention de partir à la recherche de Mylène. Ses errances le guidèrent d’abord à la faculté de droit afin d’y trouver un indice, si ténu soit-il,

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susceptible de l’aider. Une vaine démarche qui l’entraîna ensuite dans la quête inconsciente de sensations inédites se diluant dans les incertitudes de l’oisiveté et la complaisance des rues londoniennes. Mais toute dérive apporte tôt ou tard son lot de surprises et découvertes. Dans ce monde nouveau, qu’il explorait, elle se traduisit la semaine dernière, à deux pas du Victory, par une rencontre aux pouvoirs miraculeux et retombées fatales. Il y avait là un petit square. David s’y asseyait en début de journée afin d’y jouir de ce silence tellement particulier aux jours d’hiver. Il s’attelait à la lourde tâche de trouver l’inspiration nécessaire qui lui donnerait l’illusion de mieux supporter son désœuvrement. Il ne connaissait de l’endroit que ses arbres rachitiques, certains vénérables avec leurs branches tordues et décharnées, fléchissant sous le poids d’une sorte de renoncement à lutter contre le froid. Les herbes sauvages, les abords en friche cachaient une petite faune de rongeurs et insectes qu’il s’impatientait d’observer au printemps. Alors, ne sachant pas le nom de cet endroit, il décida de combler cette lacune en le baptisant Spring Square. En face de lui, un autre banc, une femme, jeune, pas très séduisante à vrai dire ; assez tout de même pour qu’il hausse les sourcils et que se creuse sur son front déprimé une ride de curiosité, à mi-chemin entre attirance et commisération. Un peu comme ces êtres que l’on croise du regard avant de les oublier sans attendre.

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Elle ignora sa présence, saisit son sac qu’elle disposa en bandoulière et se leva, laissant glisser à terre une chose blanche. Un mouchoir, pensa David. D’abord, il résista à l’envie de le ramasser, persuadé qu’elle reviendrait sur ses pas. Il se trompait. La femme continua sans hâte et disparut au premier détour du sentier, absorbée par les bouquets de frondaisons envahissantes. Un vent léger, sec et piquant, soufflait de temps à autre sur les feuilles empêtrées dans un tapis d’humus chargé d’humidité. Çà et là, soumises au caprice du vent et du voyage éphémère auquel elles étaient destinées, elles s’élevaient pour éclater de mille couleurs. Le spectacle l’enchantait toujours persuadé que nul autre coin semblable n’existait au monde sauf dans les terres de son enfance en Allemagne, sur les berges d’un affluent du Neckar. Poussé par une de ces chances fortuites que l’on ne peut expliquer sinon par le hasard, le mouchoir atterrit avec la légèreté d’une plume pratiquement à ses pieds. Il lui suffit de se pencher pour voir qu’il s’agissait en réalité d’une enveloppe vide. D’un côté, le timbre avec le destinataire et de l’autre, le simple nom de l'expéditeur « Ltd. Bill de Morgan » surmonté d'un pictogramme qu’il ne put identifier. Dire que l’émotion l’avait rempli de joie serait un euphémisme. Bien plus, elle le frappa d’une espèce de scepticisme et d'effroi méditatif, pareil à celui du moribond sur le point de recevoir les derniers sacrements. Il avait perdu la trace de Bill depuis bientôt cinq années et maintenant, entre ses mains, il

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tenait un indice. Mieux, l’adresse du destinataire qui paraissait manifestement le connaître! Miss M. Morrison 131 Barrett Street SE1 London Il inspecta les alentours puis étouffa un cri de stupéfaction. « Barrett Street ? Mais c’est ici ! » Pendant qu’il marchait, David tapotait des doigts l'enveloppe, observant de temps à autre l'adresse avec perplexité. L'accueil que lui réserverait Bill l'intriguait au plus haut point. Tant d’années étaient passées et tant d’énigmes entouraient ce jour du mois d’octobre 1939, quand le naufrage du Royal Oak occupa la manchette des journaux durant des semaines. Des centaines de disparus dans les eaux glaciales de la mer du Nord, une poignée de rescapés. Qui ? Combien ? Le 131, Barrett Street occupait une cour pavée. Au fond se dressait un immeuble étroit, au centre, un marronnier. Au pied, disposée horizontalement, une pierre de granit rose patiné, boulonnée sur deux solides ferrures, servait de support à une jardinière vide. L’arbre ne pouvait laisser indifférent et l’on devinait qu’il aurait pu donner de l’ombre à des William Pitt, Gainsborough ou, qui sait ? Henry Purcell. David s’arrêta un instant devant un portail ordinaire. Rien de bien particulier, excepté le marteau

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représentant une main en bronze finement ciselée. À sa droite, il y avait une sorte de préau dont la toiture était soutenue par six piliers cylindriques en fonte, terminés dans leur partie supérieure par une forme qui rappelait celle de la fleur de lys. Sur l’un d’eux, une cloche était suspendue de travers, comme pétrifiée dans un mouvement que la rouille empêchait d’achever. David se trouvait vraisemblablement dans l’enceinte d’une école abandonnée. Une cour de récréation dépourvue d’enfants ressemble un peu à la scène d’un théâtre désaffecté, on n’y joue plus avec les rêves, les rires et les chagrins. Les mots y tombent désormais comme des gouttes silencieuses de mélancolie. David s’approcha du portail et caressa la main qu’une autre, assurément plus courageuse, venait d’astiquer. Au moins, quelqu’un habite ici, songea-til. Il saisit le marteau et frappa vigoureusement deux coups dont l’écho se perdit dans le peu de feuilles qu’il restait encore au marronnier. Des étourneaux effarouchés quittèrent leur perchoir dans un grand froissement d’ailes, dessinèrent un cercle avant de revenir sur leur branche. David insista. Cette fois, un chat traversa la cour en trottinant, ne sachant trop s’il valait la peine de prendre la fuite ou feindre une orgueilleuse indifférence. David se préparait à partir, mais se ravisa quand le bruit du grincement métallique d’une charnière interrompit brièvement le piaillement des oiseaux. « Monsieur ! »

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La voix chevrotante, rappelait celle produite par l’aiguille d’un vieux gramophone. Si faible, qu'il ne sut en préciser directement l’origine. « Psst ! Monsieur… ici, la fenêtre ! – Excusez-moi, j’étais distrait ! », lança-t-il. Une femme âgée se penchait à l’une des fenêtres du deuxième étage, entourée d’un balcon. Il distingua une frêle figure toute chiffonnée. « Qui cherchez-vous ? – Bill… Miss Morrison », commença David. Mais lisant une hésitation sur son visage, il leva aussitôt la main et agita l’enveloppe. « Un courrier à remettre en personne ! », ajouta-t-il après quelques secondes. Elle s’éclipsa un bref moment, ensuite jeta un trousseau de clés en pliant son corps par-dessus le balcon comme une vieille brindille toute desséchée par les rayons du soleil. « Montez… deuxième étage, la porte est entrouverte ! », cria-t-elle de sa voix cassante. Le palier était juste éclairé d’un trait diffus de lumière échappé par l’entrebâillement de la porte d’entrée. David frappa et la poussa lentement. Il entendit un bruit sourd et continu semblable au roulement d’un objet traîné sur le sol. La femme apparut sur un fauteuil roulant, toute menue, le visage fendu d'un large sourire édenté de part en part, évoquant la monstruosité d’un masque difforme porté le jour du carnaval. « Laissez la porte ouverte, voulez-vous ? » Et comme pour encore renchérir sur la confusion qui s’empare de tout visiteur au moment de

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s’immiscer dans l’intimité d’un intérieur inconnu avec cette touche d’indécence que l’on nomme pudiquement curiosité, elle ajouta : « C’est pour mon petit ami Chester. » – Chester… ? » Toujours avec son affreux sourire, elle anticipa la suite. « Un chat, probablement le comparse le plus fidèle que j’ai connu. Il entre, il sort à sa guise. Chester a élu domicile depuis deux ans dans l’ancien réfectoire, à présent désaffecté. – Réfectoire… ? » Comment imaginer Bill dans un tel endroit ? Stupéfait, David observa la vieille s’extirper péniblement de son fauteuil. Tout cela lui paraissait tellement invraisemblable. Il ne put affirmer s’il s’agissait d’un rictus de soulagement ou l’inverse, mais la grimace qu’il lisait sur cette face toute plissée l’indisposa. À vrai dire, il n’y décelait en fait que peu de différence. Sourire ou pas, la nuance entre les deux s’estompait irrémédiablement dans un labyrinthe de rides et bourrelets disgracieux. Il s’approcha, mais d’un geste aussi vif que celui du reptile au moment de s’élancer sur sa proie, la femme le repoussa en boitillant. « Laissez jeune homme ! Laisse… comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle. – Mayer, dit-il piteusement. – ???… connais pas ! » Évidemment que tu ne me connais pas ! Comment pourrais-tu ? grommela silencieusement David.

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Il se sentait de plus en plus embarrassé par le sourire mauvais que la femme envoyait sur l’enveloppe, au point qu’il en oubliait l’objet de sa visite. « Et ça ? Une nouvelle mode de poser un timbre sur une enveloppe vide à remettre en main propre. Réponds à ma question. Ton nom mon bonhomme? – Mayer, répéta David, David Mayer. – Mayer comment ? – David. – David ? … » L’affreux visage disparut en un instant. À sa place, un nouveau sourire, splendide comme le croissant de lune une nuit d’été, l’éclaira. « Oh ! David, répéta-t-elle, tu es vraiment David ? » Elle se rassit lourdement sur la chaise. « Euh… Oui madame, David Mayer, fils de Fiona et Julius Mayer de Buckland in the Moor. » Revêche, elle l'était, David en prenait son parti ; insupportable, non. Il la trouvait même attendrissante par la vitalité de son esprit et le peu d'énergie qu'elle parvenait encore à dégager d’un corps mutilé par le temps. « Buckland… lequel ? De Surrey ? » Elle le sermonnait comme un enfant, avec une expression teintée d’un étonnement de circonstance ce qui entretenait un climat de suspicion presque caricatural. « Non madame, celui près de Widecombe… je n'en connais pas d'autre. – Détrompe-toi mon garçon, il y a plein de Buckland… En plus de l'Angleterre où l'on en

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compte déjà plus de dix, pour le reste du monde, tu en trouveras encore treize, dit-elle crânement. Il y en a aux États-Unis, en Australie, au Canada, en Nouvelle-Zélande, j'en oublie certainement… On ne peut pas tout savoir même si on a enseigné la géographie à des gamins de ton âge pendant quarante années avant que cette saleté de guerre… » Un vent de colère balaya son regard. Elle hésita puis se ressaisit et n'acheva pas ce qui devait probablement devenir une interminable diatribe sur l’enseignement actuel. Elle adressa à son jeune visiteur un clin d'œil plein de malice. « J'ai quelque chose à te montrer. » Encore plus rapidement que la première fois, elle sauta du fauteuil roulant ce qui plongea David dans un abîme de perplexité. Il douta de la sincérité de sa claudication et de l’utilité d'un tel engin aussi encombrant qu’inutile. La vieille se dirigea vers un secrétaire blotti dans la demi-pénombre, farfouilla dans le tas de paperasses que renfermaient ses nombreux tiroirs pour en tirer une liasse de photographies. Elle les examina une à une, avant de rejoindre au bout de quelques instants David. « Tiens… regarde.» Elle lui montrait une image au papier terni par d’innombrables manipulations. Il la prit et se porta légèrement à l’écart avant de s’effondrer à son tour, rouge de confusion, dans le fauteuil roulant tandis que de l’autre main, s’échappait l’enveloppe, l’objet tout fabriqué de sa visite. Lui-même ne discernait pas les raisons profondes de son émotion, excepté peut-être qu’au-delà de la

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simple contemplation d’une photographie, il humait l’odeur fétide d’une cruelle anxiété. Il avait découvert cette sensation la première fois quand Mylène quitta Buckland. Elle lui brûlait toujours le cœur, pareille au métal en fusion quand il soupçonnait la révélation imminente d’une catastrophe. Pourquoi me montre-telle cette photo ? Qui sont ces gens ? se demanda-til. La vieille devina l’agitation qui bouillonnait comme une marmite sous pression chez son jeune visiteur et ne lui laissa guère le temps de s’interroger davantage. « C’est la dernière photo avec Jimmy, deux jours avant le drame… Jimmy c’est le cadet de mes quatre fils. Là, regarde. » Elle posa ses longs doigts osseux sur un des hommes. « Tous se sont éteints maintenant. », soupira-t-elle. Tous disparus ? David détourna son visage. Il n’osait pas demander si elle parlait des personnages présents sur la photo ou de ses fils par crainte de raviver inutilement d’anciennes douleurs. Au dos figuraient pêle-mêle des notes et des signatures qu’elle sondait de ses yeux âgés comme si elles pouvaient l’aider à mieux supporter son épreuve. Mais ces inscriptions ne faisaient finalement qu’accentuer la solitude dans laquelle brûlait manifestement le cœur de cette femme. Il lui décocha un regard oblique, chargé de questions et d’insinuations. Il ne reconnut pas l’écriture de Bill, pourtant si familière.

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« Ce jour-là, ils fêtaient l'anniversaire de Jimmy… Vingt-trois ans, déclara-t-elle presque sur le ton de la banalité. Ils formaient une équipe soudée par une secrète connivence, peut-être parce qu'ils avaient embarqué à bord ensemble et logeaient dans la même cabine. Pour eux, la guerre restait encore un jeu aux règles particulièrement floues et ils ne pensaient pas un instant qu'elle viendrait les narguer dans un trou comme Scapa Flow. Jimmy et Bill étaient inséparables. C'est Bill qui a pris cette photo… C'est lui qui me l’a donnée lorsqu’il s’est assis précisément là où tu es. Une chance qu'il n'était pas à bord quand le Royal Oak fut torpillé… Un miracle qu'il soit en vie. C'est lui également qui m'a relaté les détails de la catastrophe. Les corps flottaient dans la rade… plus de huit cents… », acheva-t-elle d’une voix neutre, l'œil humide. Elle se pencha doucement, ramassa l'enveloppe et la posa sur la table sans un regard, au plus une crispation des lèvres. David ne connaissait rien de ce petit bout de femme pleine d’assurance, donnant à leur entretien une familiarité troublante et condescendante. Il la dévisagea. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il à voix basse. – Morrison… Christie Morrison… Il n’y a pas si longtemps encore, j'étais la directrice de cette école, répondit-elle en tendant le bras vers la fenêtre. Mais quand les bombardements ont commencé sur la ville, les classes se sont vidées irrésistiblement, les unes après les autres. Les enfants trouvaient refuge à la campagne, étaient blessés ou mouraient. »

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Elle saisit l'enveloppe en secouant légèrement la tête puis marcha vers la fenêtre de sorte que la silhouette de son corps usé par le temps se découpait dans un halo de lueur âpre et de pénombre tamisée. « C'est incroyable… vraiment un hasard… pas plus tard qu'hier soir, Martha m'en lisait le contenu… quand j'y pense… c'est incroyable… », répéta-t-elle. David pensa à l'adresse inscrite. Si elle s’appelle vraiment Christie Morrison, quel lien existait-il avec Martha, le M. Morrison, et Bill ? Où loge-t-elle cellelà ? Une pendule posée sur une commode marquait l’unique source de bruit dans la pièce, en puisant lourdement ses tic et ses tac dans la manne du temps. David laissait un œil errer autour de lui, sur des murs habillés d’un papier sombre, et la tablette d’une cheminée décorée de motifs tellement tarabiscotés que la regarder donnait le vertige. Quelque part, une cloche sonna les douze coups. La femme poursuivit les yeux fermés, doucement, avec des mots sobres ; autant de flèches douloureuses qu’elle s’infligeait, la parole n'exprimant plus que le désappointement. Elle frissonna et croisa les bras. Ses épaules s’affaissèrent encore davantage. « Martha est ma fille. Elle habite ici depuis quelque temps. La disparition de Jimmy l’a beaucoup affectée. Elle voyait en Bill la seule personne qui pouvait encore la rapprocher de son frère. » Christie lui adressa un regard fatigué avant de baisser à nouveau les paupières et poursuivre sur le ton de la banalité.

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« Ils se sont tous les deux amourachés du pauvre petit, là-bas. Sa mère nous l’a confié le temps que les choses reviennent dans l’ordre. » David suivit le doigt hésitant qu’elle tendait vers une porte entrebâillée. Qui est la mère ? ne put-il s’empêcher de penser. « Bill revient chaque semaine en permission depuis le début de l’automne. Le dimanche en général. Comment va Mylène ? », demanda-t-elle brusquement en rouvrant les yeux. Tout cela fut débité en moins de trente secondes. Comme une brise légère, sans excès, avec le même soulagement dans la voix que celui produit par des révélations embarrassantes aussitôt avouées. La conversation prenait une tournure inattendue qu'il jugeait déplacée. En d'autres circonstances, elle aurait dressé un mur d’indifférence. Bien sûr, il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat. Pourtant, le souvenir de Mylène enceinte le heurta de plein fouet. David se demandait s’il avait bien compris, s’il n’était pas victime d’hallucinations, tandis que cette vilaine brûlure au creux de l’estomac le tiraillait chaque seconde davantage. Désappointé, au-delà de l’atmosphère peuplée de craquements et de bruits sinistres, il perçut le délicat babillage d’un enfant à travers une porte. « Mylène… ? Mylène est… Nous sommes sans nouvelle depuis deux ans. », dit-il la voix éteinte. Instinctivement, il pressa entre les doigts la boucle d’oreille sertie d’étoiles qu’il lui semblait voir parfois briller dans la nuit froide de l’oubli, quand il ne pouvait se résoudre à effacer la vision de la jeune

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femme portant le petit ange dont il ne serait peut-être jamais le père. Elle resterait désormais gravée à jamais dans sa mémoire comme un fer rougi par la flamme. Aujourd’hui, il se blâmait pour son aveuglement des derniers jours quand elle apparaissait fatiguée et irritable. Mylène dépérissait sous ses yeux, il le reconnaissait, affectait stupidement de l'indifférence, refusant d'admettre une telle évidence. Bercé entre respect et mépris à l’égard de cette maudite Christie qu’il n’arrivait pas à saisir, il se surprit à mentir tant il avait hâte de la quitter. Connut-elle au moins la fièvre du désir un jour de sa vie ? À l’aide du peu de dents que la nature lui avait généreusement laissées, la vieille femme chercha à se mordre le bout de la langue avec cette moue propre aux jeunes filles jouant du magnétisme exercé sur les autres par une de leurs coquetteries. Elle ne devait probablement plus être instruite des normes contemporaines de la séduction, de son effet sur les hommes, d'une prunelle brillante de passion, des couleurs et des artifices qui peuvent même illuminer les créatures les plus disgracieuses. De cette science, qui fait de la femme l'être le plus adorable et le plus dangereux, elle ignorait tout. Au fond, Christie appartenait à cette catégorie d'individus qui vivent leur laideur comme un exutoire au point de la cultiver sur le terrain de la dérision afin de mieux s'en accommoder. « Excusez-moi, il est tard, on m'attend », se hasarda David.

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Morrison ne fut pas dupe, habituée qu’elle était à ces pieux mensonges. Elle s’y soumit afin de ne pas embarrasser son visiteur et se cala dans l'encoignure de la fenêtre en lui tournant le dos. David l’observait, le visage vidé de toute compassion, figé par l'écœurement. Sans un mot, il se leva, heurta au passage le verrou de la porte d'entrée qu'il repoussa vivement, trébucha, lança un juron avant de dévaler les premières volées d’escaliers. Cependant, comme si quelque chose le retenait, quelque chose d'inexplicable, il commença à ralentir. Une petite voix anodine chuchotait : « Interroge-la, demande à la vieille Morrison, mais demande donc ! » Ensuite, plus flûtée que jamais, avec plus d’insistance et un redoutable bon sens : « Demandelui, elle qui semble en connaître plus sur ton passé que toi-même. » Il entendait surtout les babillages de cet enfant résonner dans sa cervelle en ébullition bien qu’il ne pouvait justifier ce besoin de le voir au moins une fois avant de partir. Vas-y, vas le voir, qu'attends-tu ? Il marqua une pause puis remonta quatre à quatre les marches. Lorsqu'il pénétra à l'intérieur, il tomba nez à nez avec la femme, le bébé dans les bras. Ils étaient enveloppés tous deux d’un rayon de soleil impromptu qui balaya timidement une grosse armoire viennoise en chêne, les deux portes garnies de motifs en bois de rose, avant de s'évanouir lentement au passage d'un nuage. Morrison paraissait renaître, totalement transfigurée, les traits du visage moins tendus et plus

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doux, pendant qu'elle chantonnait une ritournelle tout en berçant l'enfant. Devait-il y voir autre chose qu'une simple coïncidence ? David s'arrêta, interdit, écoutant la vielle mélodie que lui chantait sa mère autrefois. Christie ne sourcilla même pas quand leurs yeux se rencontrèrent, un peu comme si le retour du jeune homme s'insérait dans une logique qu'elle tenait pour infaillible. « Je connais ces paroles… nous habitions près de Heidelberg… Où donc avez-vous appris à parler si bien l'allemand ? » Elle haussa légèrement les épaules, partit ensuite coucher le bébé dans son lit, sans prononcer une parole. Elle revint quelques minutes plus tard et posa sur David des yeux noirs dans lesquels se lisait l’entrave d’une sorte de doute existentiel que toute personne découvre au crépuscule d’une existence. « Nous sommes trop souvent les otages, Allemands ou autres, de ces individus, de ces fous qui prétendent diriger notre monde. Combien de fois l'histoire ne nous a-t-elle pas enseigné vainement que, derrière leurs beaux discours, ils apportent rarement autre chose que le chaos… alors… alors ? … Eh bien, ma foi ! je ne sais pas trop pourquoi je te raconte tout ça. » Elle dodelina la tête d'un air niais. « Peut-être est-ce simplement parce que tu as une bonne bouille ! même si pour l'instant, tu me montres en réalité une mine de papier mâché. », ajouta-t-elle en le toisant de la tête aux pieds.

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Il y a peut-être longtemps que la tronche des beaux jours m’a quitté, se disait David, mais tu excelles dans l'art aussi d'éluder mes questions. « Vous avez raison et je me rappelle ces soirées quand mon père parlait en sourdine à ma mère, le visage grave. De ces conciliabules, quelques bribes de phrases parvenaient à mes oreilles. Si je ne pouvais en saisir pleinement la signification, mon instinct était suffisamment aiguisé pour deviner que des événements importants se tramaient ailleurs, peut-être dans mon pays ou dans ma famille… comment savoir ! Mais, dites-moi, où avez-vous appris à parler notre langue ? Insista David. – Bah ! Par les temps qui courent, mon histoire est ordinaire, lança-t-elle avec désinvolture. Georges, mon mari, était médecin et lorsque les troupes anglaises ont commencé à occuper certaines villes allemandes au lendemain de la Première Guerre, il se proposa pour participer à la reconstruction du réseau sanitaire à Cologne. Le taux de mortalité infantile devenait dramatique. Impossible de l’enrayer. Il atteignait le seuil d’un point de non retour. Je crois que c'est pour cette raison et uniquement celle-là que nous sommes partis, lui et moi là-bas pendant plusieurs années. J'avais à peine vingt ans. Nos enfants y sont nés à l'ombre des clochers de la cathédrale, alors tout naturellement je leur chantais une lullaby2 qui ressemblait plus dans la bouche des 2

Lullaby : mot d’origine anglaise, désignant une mélodie fredonnée en guise de berceuse.

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junge Mädchen à des complaintes versées sur le fantôme d’un homme disparu, pendant qu'elles berçaient leur enfant déjà orphelin. » Christie se garda de révéler qu’elle soupçonnait Martha d’entretenir des relations avec les milieux nazis en Allemagne, sa patrie d’origine. Pire, sa fille n’éprouvait aucun sentiment réel d’estime envers l’Angleterre, son pays d’adoption. Tandis qu'elle parlait, David lorgnait distraitement une peluche posée sur le dessus d'une étagère, en se disant qu’au moins cet enfant connaîtrait son père ; lui, n'aurait jamais la chance de savoir si son fils… Pourquoi un garçon ? Tu n'as jamais pu imaginer un moment, l’hypothèse d’une fille ou de jumelles… encore des jumelles ! Décidément, tout dans cet appartement lui rappelait Mylène. Il pointa négligemment un doigt vers l’entrebâillement de la porte de la chambre. « Bill est le papa ? Comment s'appelle-t-elle ? – Elle ? … C'est un garçon, il a huit mois déjà et se nomme Michaël. Bill t’expliquera mieux que moi tout ça. A mon âge, cette affaire me dépasse quelque peu. » Un petit air mystérieux plana sur son visage. Elle se leva et boitilla vers la fenêtre avant de poursuivre. David ébouriffa ses cheveux. Cette affaire ??? Quelle affaire ?

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Il se retrouva au grand air vers la fin de l'aprèsmidi, à l'heure où l’ombre du jour cède la place aux couleurs de la nuit. Il éprouvait une sorte d'exaltation voisine de l'ivresse, celle qui incite à une somnolence vague et irrésistible. Il écarta doucement les bras. La bouche grande ouverte, il tira plaisir d’avaler les premiers flocons de neige de la journée, pendant qu’un vent de bonheur et de soulagement soufflait sur son visage. David traversa l'ancienne cour de récréation. Il pouvait partir, le cœur soulagé, traînant mollement un pied, soulevant de l’autre une fine poussière de givre dans la rue qui l’invitait à la rêverie. À ses questions, il ne manquait plus que les réponses ! Mais le principal n’était-ce pas que dans deux jours, il avait rendez-vous avec Mary et Bill au Victory ? Morrison lui révéla avec de grands airs empreints de considération que May travaillait au Cabinet de guerre de Winston Churchill. D'abord ensevelie sous les tas de papiers d’un bureau obscur et poussiéreux, on ne tarda guère à remarquer l'incroyable capacité de sa mémoire visuelle. Un don que le service de renseignement exploita sans délai pour développer des techniques de décryptage des messages. Cette année, l’hiver avait vraiment toutes les chances d’être inhabituel. Enfin, il savait tout, pensait tout savoir… presque tout. Pourtant, le sombre pressentiment qu’un détail manquait pour achever ce tableau idyllique le mettait au supplice. Christel n'apportait aucun élément sur l'enfant de Mylène. Non… Pas seulement le sien, le nôtre… Après tout,

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rien n’indiquait que la vieille était informée ? Mais, pourquoi es-tu partie, Mylène ? Pendant que David crapahutait sur les chemins d’Angleterre, Bill revint à Buckland à l’automne 43 le temps d’une permission. Il prit le train en compagnie de Martha et d’un bébé âgé de quelques mois. Il les présenta à ses parents à l’issue d’un voyage éprouvant pour tous, lui, Martha et les passagers sauf pour l’enfant. À chaque arrêt dans une gare, Bill galopait, biberon en main, vers une locomotive crachant des jets menaçants de vapeur. Il suppliait le machiniste de réchauffer le lait à l’aide de la chaudière, sous peine de voir les compartiments passagers désertés et déclarés zone sinistrée à la suite des braillements assourdissants de Michaël. Dès l’arrivée à Buckland, Bill trouva une Cameron aussi sèche et dure qu’un bloc de granit. Au village, les femmes vivaient dans la douleur, balayées par la tourmente. Les familles désunies s’étaient rabibochées, plus par nécessité ou souci de respecter une éthique de principe que par solidarité. Elles jugeaient sans doute que si l’âge modifiait les sentiments d’autrefois au point de séparer les individus, les misères pouvaient aussi les rapprocher. Lorsque Cameron aperçut le bébé endormi dans les bras de Martha, son visage rayonna de joie. Elle accueillit chaleureusement la femme et leur prodigua mille attentions ce qui n’était pas dans ses habitudes, mais négligea totalement la présence de Bill. Ce dernier ne vit de son père qu’un drap blanc hors duquel dépassait une face cadavérique, rongé

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par la maladie. Le héros de « la drôle de guerre » était vaincu, terrassé par un virus inconnu lui versant goutte à goutte la mort dans les veines. Aucune armée de médecin ne pouvait le neutraliser. Richard attendait la fin, pitoyable sous les couvertures. Une rumeur courait à Buckland. Cameron prétendait le plus sérieusement du monde, mettre bientôt à jour sous les fondations de Carnavon, une sépulture celtique dont certaines personnes de la région évoquaient vaguement depuis le début du siècle, très vaguement même, l’existence dans la région. « Et demain matin, elle nous dénichera un énième exemplaire du masque funéraire de Tout Ankh Amon. Les choses ne s’améliorent décidément pas de ce côté, déplora Bill. – Mais si elle se satisfait du rêve pour y trouver son bonheur, pourquoi pas ? », répliqua Martha. Ils s'invitèrent quelques jours au presbytère afin de renouer avec les vieilles habitudes. Julius et Fiona semblaient supporter plus facilement leur condition, mieux que d’autres dans le village. Mais peut-être n’était-ce qu’une impression ? Ils parlèrent de David, de May, puis à mi-voix, des jumelles et les visages s’assombrirent. Alors, poussée par un étrange sentiment prémonitoire, Fiona sortit de son tablier deux lettres rédigées à l’intention de David par Mylène. « Tu les donneras à notre fils si tu le revois. », ditelle sobrement à Bill. La première était postée à Saint-Domineuc, une localité située au nord de Rennes ; la seconde portait

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une estampille à l’encre noire à moitié patinée sur laquelle on lisait Paris. Elle était datée du dix juillet 1942. De retour à Londres, Bill oublia le petit monde de Buckland, ignorant que la plupart des gens qu’il venait de rencontrer disparaîtraient à jamais de son existence.

Victory Au fur et à mesure que la lumière pâlissait, le crépuscule lançait des ombres menaçantes qui s’enhardissaient dans la rue, pareilles à des créatures éthérées. Posté devant la fenêtre du Victory, David discerna juste la vision furtive de l’homme et de la jeune femme qui l’accompagnait. Il discutait avec force grands gestes. Une seconde plus tard, la porte d'entrée s’ouvrit, ébranla les vitres dans un vacarme épouvantable, bousculant la première chaise trouvée sur son chemin. Les quelques verres sur l'étagère du comptoir vibrèrent sous l'effet du vent, balayant poussières, feuilles, déchets divers à l'intérieur. L'endroit contenait déjà tout ce que l’humanité portait de plus sordide ; il devenait maintenant poubelle. La silhouette était familière à David, tout comme la voix d'ailleurs. Avec le peu de cœur au ventre qui lui restait, il se redressa et partit à la rencontre de Bill et May. Sa sœur se tenait légèrement en retrait, inspectant les alentours, les yeux écarquillés devant autant de

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délabrement. Elle lui glissa également les deux enveloppes de Fiona encore scellées dans les mains. Tous trois s'envoyaient des sourires aussi tendus que l'embarras suscité par la situation. Puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Mais la sécheresse que manifestait Bill jeta davantage de confusion dans l'esprit de David que le plaisir de le revoir. « Partons, siffla-t-il d’un ton qui ne tolérait aucune objection, ta place n'est pas ici ! Christel et Martha nous attendent… » May décocha une moue pleine de réprobations à l’intention de Bill. – Un instant si tu veux bien. Je veux d’abord les lire.», lâcha David mi-exaspéré, mi-soulagé. Ces lettres, que Mylène s’efforçait de toujours rédiger d’une écriture si vivante pour son plaisir et le plaisir du destinataire, n’apportaient pas d'éléments nouveaux. Les propos étaient couchés sans émotion sur le papier avec une navrante platitude et banalité inaccoutumée. Ils ne ressemblaient en rien à la verve exprimée généralement par la jeune femme. Je vais bien… Papa travaille tard le soir à la lumière de la chandelle, car il n'y plus d’électricité…Nos voisins de palier sont partis ce matin à l’aube. Impossible de savoir où… Ils étaient sympathiques… Nulle allusion à l’enfant. Une fille ? Un garçon ? Pas un mot non plus sur les intentions de la mère, rien. Elle s’effaçait du monde en donnant l'impression d'attendre Dieu sait quoi, tant chaque phrase portait la marque du renoncement et de la déception.

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Désappointé, David n’en retint que d’infimes extraits, des miettes comparé à ce qu’il espérait et s’abandonna à la perplexité pour dresser les premières lignes d’un projet, certes encore confus, mais qui tourna très vite à l’obsession. Savoir qu’elle était en France avec Hélène et son père ne le rassurait qu’à moitié même s’il avait définitivement renoncé à l’idée de la retrouver en Angleterre depuis longtemps. Après sa lecture, il replia soigneusement les feuillets sous l’œil avide de sa sœur et Bill. Il rendit les deux enveloppes à May. « C’est à toi qu’elle s’adresse, David. – Je ne crois pas… c’est tellement impersonnel. Elle habite chez Hélène et Ralph. » Bill et May échangèrent un regard d’incompréhension, un impalpable embarras rôda autour d’eux. « Chez Ralph ? Je n’y crois pas vraiment. – Pourtant, c’est ce qu’elle écrit. Pourquoi n’y croistu pas ? » Un long silence les sépara, ponctué seulement par les doux craquements de la neige sous leurs pas au milieu de la rue déserte. Ensuite, tandis qu’ils traversaient Spring Square, Bill s’arrêta brusquement, se retourna vers David et articula d’une voix à peine audible : « Les noms Ralph et Hélène Chaber sont mentionnés sur les listes de déportation. On ignore où ils se trouvent actuellement. » David porta une main à son visage. Déportation ? Voilà bien un mot qui vibrait lugubrement au nom de

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l’imbécillité humaine dans sa tête et lui remémorait les discussions enflammées parmi les membres de la communauté juive en Allemagne, voici dix ans. Seigneur ! Comment avait-il pu se laisser berner à ce point ? Bill avait raison. Il se berçait d’illusion à Buckland en imaginant que Hitler, cet ange du mal, les épargnerait. L’ombre de sa tyrannie volait maintenant autour d’eux pour les broyer à la première occasion. Arrivé chez les Morrison, il reconnut Martha, la femme du square au visage si ingrat. Encore plus laide vue de près, elle paraissait oublier l'âge de l'épanouissement comme sa mère en s'engageant prématurément vers celui de la décrépitude, celui que l'on dit plus déplaisant à supporter par la gent féminine que par l'homme. D'emblée, elle étala au grand jour une animosité excessive à l'égard de David, le mesurant de son regard glacial enfoui dans une débauche de mépris et dérisions que nul ne pouvait esquiver sauf apparemment Christel. Celle-ci jouissait du plaisir d'être entourée pour une fois par autant de monde. Avec toute la diplomatie qui lui était propre, Bill mit un terme aux allusions de Martha. Elles se voulaient polies, mais se bornaient à semer l’ennui. « David est un ami… il est surtout comme un frère, tu es priée d’en tenir compte, ne juge pas sans savoir », lâcha-t-il sèchement. Lorsque Michaël réclama leur l’attention, les femmes se retirèrent, unies par cette indestructible complicité n’appartenant qu’à l’éternel féminin.

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Les deux hommes se retrouvaient subitement en tête-à-tête. David devait bien admettre qu’il ne pourrait garder indéfiniment le secret d sa paternité, même si en tout état de cause, elle se limitait à de vaines supputations. Se plier à l’envie de lâcher le paquet, le taraudait de plus en plus. Mais comment ? Hors de question de faire cela en présence de Martha ! Le moment était venu de tout révéler, de se libérer de cette chape de plomb qui l’enfonçait petit à petit dans le gouffre du délabrement moral. Il expliqua tout sans hésitation, les circonstances du départ de Mylène à Buckland, ensuite le sien, Mylène enceinte. Il y avait surtout cette implacable résolution qui prenait forme dans son esprit avec détermination. Il ne pouvait envisager d’autres possibilités parce qu’il refusait de jouer le rôle d’un pantin soumis aux fantaisies d’un scénario infernal. Il devait impérativement réagir et reprendre la main dans une situation qu’il avait laissée négligemment se détériorer. David ne prêta plus attention à Bill, à son visage figé et ses yeux étincelants qui l’étudiaient d’un air hermétique. « Je veux partir en France, aller de ce côté parce que Mylène m’y attend… quelque part avec notre enfant », acheva-t-il. Bill se contentait de sourire gauchement pour mieux dissimuler son embarras. Les paroles de son ami l’envahissaient d’un désagréable pressentiment. « Avant de quitter Buckland, elle t’a précisé de combien de jours elle était enceinte ?

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– Non, mais à vue de nez… – À vue de nez ? » Bill explosa d’un rire assourdissant qui souleva braillements chez l’enfant et mine courroucée auprès des femmes. « Je rigole même si je ne suis pas d’humeur à le faire… la vérité, c’est que tu es dans de beaux draps. Et moi aussi ! Il pointa discrètement un pouce vers Martha. Elle m’accuse de tous les maux à cause de cet enfant… » Il s’interrompit et passa discrètement à autre chose afin de laisser à David une chance de manifester sa curiosité, mais ce dernier ne releva pas l’allusion et demeura impassible. « Je fais aussi la grimace, car de ce côté, en France, on y meurt singulièrement beaucoup ces derniers temps. » David hocha la tête. « Voici cinq ans, elle et moi étions voués apparemment à une existence paisible, mais un jour tous nos beaux rêves se sont détricotés… Te souviens-tu du réveillon de Noël en 1938 ? Nous étions aveugles, nous nous nourrissions de chimères en refusant la réalité. Tu me l’as dit et tu avais mille fois raison. Aujourd’hui, elle est là cette réalité et c’est une autre vie, une autre mort probablement qui m’attend. » Il avait achevé ces derniers mots, la voix tremblante. La phrase n’avait en l’espèce rien de prophétique. Cependant, elle ne tarderait pas à apporter son lot de malheur à son auteur.

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« Après tout, s’il faut mourir, au moins ce ne sera pas avec le fardeau de la honte, celle de ne pas avoir essayé de connaître mon enfant. », reprit David plein de résignation. Bien sûr, songeait Bill. La mort, il y avait ceux qui la fréquentent régulièrement. L’ayant souvent approchée de très près, ils la connaissaient, s’imprègnent d’une touchante humilité et réticence pour en parler. Chez les plus audacieux, une verve inépuisable les prend, vomissant toutes sortes d’absurdités, un remède peut-être destiné à conjurer la peur qu’elle inspire. Mais Bill en écoutant David, voyait aussi Mylène. Elle avait toujours dégagé ce parfum d’effronterie, encore plus dévastatrice que celui d’Hélène, si chère aux femmes conscientes de leur beauté ténébreuse et pouvoir de séduction au moindre regard posé sur elles ; des créatures divines qui n’hésiteraient pas à vivre de cachotteries et fumisteries aux dépend de leur conjoint si d’aventure elles étaient enceintes des œuvres d’un autre. La vérité attendrait si jamais un jour l’occasion permettait de la dévoiler. L’infidélité dérange; le mensonge par contre porte le signe de la trahison. « Dis-moi, as-tu au moins cotoyé la mort une fois dans ta vie David ? Ne sois pas si impatient. Si le malheur t’accompagne, tu pourrais la rencontrer bientôt. Elle t'attendra. Je peux te donner ma parole qu’elle ne manque jamais un rendez-vous et si tu lui échappes la première fois, ne pense pas un instant qu’elle t’oubliera. Elle est éternelle et s’amuse avec

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nous qui sommes simplement de passage. La mort ?… » Bill esquissa un sourire triste, dépouillé de toute expression. « Crois-moi, ce n'est pas beau. Ce n'est pas comme au théâtre, il y a un héros, les méchants, les gagnants et les paumés de la vie. Après la pièce, on tire le rideau et quelle que soit la fin, bonne ou mauvaise, le lendemain, le rideau se lève de nouveau. On y meurt, on y ressuscite à volonté. C’est grandiose, c’est facile. » Il parlait d’une voix terne, percée d’une espèce de froide résignation. « David, la fin dont tu parles n’appartient pas au domaine du spectacle. Elle rejette toute perspective de recommencer quelque chose. Seuls les optimistes le nieront. Pourquoi pas ?… Après tout, si ça les chante. Moi-même et les autres, nous la craignons. Je le dis sans honte parce qu'il y a des peurs enveloppées d'humanité et de noblesse. » Son humeur s’assombrit au souvenir répugnant des années forgées au feu des batailles contre l’ennemi et les corps mutilés de ses compagnons d’armes, tombant comme des mouches à ses côtés. « Seuls le fou et le suicidaire l'ignorent. Or tu n'es pas fou David. Ne joue pas avec elle. Elle ne reconnaît aucune règle, ce ne sont pas les nôtres en tout cas et tu perdras toujours. Un jour, je me souviens, elle m’appelait d’un grand signe balayant l'air de sa faucille. Ce geste me terrorisa… Puis elle s'est évanouie dans les eaux troubles qui m'entouraient sans doute pour se joindre aux pauvres diables qui

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pleuraient et criaient avant de crever, les viscères à l’air, sous les balles des stukas. C'était à Dunkerque. Tu te souviens David de Dunkerque ? Bien sûr que tu t’en souviens, tu en as entendu vaguement parler ici, mais comment savoir la vérité ? Tu n'y étais pas. Moi, je les ai vus ces pauvres bougres, comme j'ai vu les stukas à moins de cent mètres qui les étripaient dans les eaux de la mer du Nord d’où montait la clameur de leurs corps agonisants. Le pont de notre embarcation n'avait plus la couleur de l'acier rouillé, mais celle du sang et les coursives étaient envahies par l’odeur de la chair brûlée. C’est ça, le baiser de la mort… une boucherie ! Mais au fait, est-ce le sourire de Mylène que tu pleures ainsi, ou celui de l’enfant dont tu prétends être le père ? » David eut l’air de réfléchir intensément et préféra taire sa réponse pour la bonne raison qu’il n’en trouvait pas et que les paroles de Bill commençaient à se perdre dans un bourdonnement dépourvu de signification. Il se voyait déjà bras dessus, bras dessous dans les rues de Paris en compagnie de Mylène. Bill jeta un coup d’œil à sa montre. « Seigneur déjà ! Il est tard. Je te propose de dormir ici cette nuit et demain matin je t’attendrai à cet endroit. May le connaît, elle t’y conduira… une opération de la dernière chance est prévue avant l’été de l’année prochaine et nous avons besoin de tous les bras valides. » Il griffonna une adresse sur un bout de papier et se leva sans un mot de plus, estimant peut-être qu’il n’était pas prudent de trop parler.

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Cameron ne souhaitait pas s’attendrir sur son sort, mais au plus profond de son cœur définitivement brisé, elle avait presque envie de pleurer. Les journées à Carnavon ressemblaient à un désastre jeté à la face d’un destin contre lequel lutter se résumait à un chemin de croix en compagnie de Richard, là-haut dans son lit. Avec lui et Billy, la vie fut une calamité, mais en leur absence, elle était devenue aujourd’hui un désert. Mon Dieu Billy ! Comment pourras-tu me pardonner ? Je suis si seule. Elle s’empêcha de hurler sa colère et serra les mains sur le bord d’une fenêtre. Ses yeux s’attardèrent sur le bout de cheminée du presbytère blotti dans son écrin de verdure à moins de cent mètres de Carnavon. Elle songea aux parents de David et Mary. « Eux aussi maintenant. », dit-elle à mi-voix. 4 juin 1944 - Portsmouth / Southwick House – 22 H 30’ La jeune femme descendait les escaliers quatre à quatre, une chevelure de mèches rebelles sautillant à chaque marche. Elle arrêta sa course au bout de deux étages, fut distraite au passage par une affiche représentant le trombone démesuré que portait un Glenn Miller rayonnant.

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Samedi 10 juin Au profit du Royal Children’s Hospital Grande soirée “In the Mood” London Palladium Elle fredonna gaiement une mélodie puis, ne se souvenant pas de la suite, elle s’arrêta brusquement, le visage traversé par l’ombre d’un sourire sans joie. In the Mood? Je n’y serai pas, Armelle m’attend. Quant à son père... Après le visage de Miller, elle croisa distraitement du regard celui de la sentinelle de faction à l’entrée d’un long couloir et lui tendit une minuscule enveloppe, en accompagnant son geste d’un signe à peine perceptible de la tête. L’homme lui lança une œillade insistante et particulièrement suggestive. La femme haussa les épaules et sans un mot, tourna les talons pour s’éclipser aussitôt avec la légèreté d’un papillon. La sentinelle fit quelques pas dans le couloir en soupirant. « Ah, ces Françaises ! » Elle frappa deux coups à l’unique porte, au bas de laquelle s’échappait un mince rayon de lumière qui s’étalait dans la pénombre sur un carrelage blanc et noir. « Entrez ! » La voix était étouffée quoiqu’elle trahissait cet excès d’autorité dont jouissent ceux qui ont coutume d’en faire usage quotidiennement. Un homme attendait debout, à quelques pas d’une fenêtre. La sentinelle s’en approcha, indifférente aux regards soutenus que lui adressaient les autres personnages.

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« Alors, dit-il en saisissant l’enveloppe avec un léger sourire, j’espère que vous donnez de bonnes nouvelles ! – Je n’en suis pas certain Sir. – Mmm… voyons toujours », grommela l’homme. Dehors, la rue n’était qu’une énorme flaque balayée par les vents. Dans toute métropole, il existe toujours un lieu célèbre par ses activités, son ambiance. L’un évoque l'opulence tandis que l’autre flirte avec la culture, les loisirs ou l'histoire. Par exemple Wall Street à New York et le boulevard de Clichy à Paris. On n'arpente pas les trottoirs de la première avenue vouée aux effervescences de la finance, avec les mêmes ardeurs et intentions que pour la seconde, livrée traditionnellement corps et âme, si l'on peut dire, aux excès de la vie nocturne. Dans un genre différent, Sunset Boulevard et Broadway appartiennent au spectacle, au cinéma. Pourtant, il germe en bordure de ces endroits prestigieux, une quantité d’autres, moins spectaculaires et de loin plus nombreux. Ils sont peuplés d’un monde qui ne peut se résigner à les abandonner tant il reste attaché à l’agitation qui s’en dégage, grouillante de vie et de solidarité comme les souks de la rue Ataba au Caire, le marché de King Jimmy à Freetown ou encore celui des Marolles à Bruxelles. La rue qui abritait Southwick House, voici maintenant plus d'un demi-siècle, menait surtout vers une impasse. Il faut interpréter ce mot du point de

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vue sensitif plutôt que strictement géographique. Elle était un passage lugubre exhalant tout ce relent d’incertitude viscérale que peut susciter l'inconnu. Et les rares noctambules qui devaient s’aventurer malgré eux à des heures aussi tardives, sur les trottoirs gorgés d'eau, courraient en frôlant de grands murs noirs tout ruisselants d’inquiétude. Découvrir leur véritable nature restait une entreprise hasardeuse. Ces êtres donnaient l’impression de se jeter vers ce gouffre infini saisissant l’individu poussé par la brève espérance d’échapper à l’imminence d’une malédiction ou l’aversion d’une culpabilité qu’il refuse d’expier ne serait-ce que par le remord. Tous fuyaient quelque chose d’insondable et semblaient traîner le boulet de l'infamie, le visage à peine éclairé sous la lumière vacillante des réverbères. Ce dimanche quatre juin 1944, Dwight David Eisenhower, Commandant suprême des forces expéditionnaires alliées en Europe, posa doucement sur la table, le dernier rapport météorologique que venait de lui remettre le planton. Il indiquait sans la moindre ambiguïté une persistance des conditions climatiques déplorables qui touchaient l’Europe septentrionale depuis plusieurs semaines avec cependant une probabilité d'accalmie la nuit prochaine de quelques heures. Dans la lueur opalescente du bureau, se tenaient assis à ses côtés, les généraux et officiers, les principaux artisans de l’opération baptisée Overlord.

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Sous la houlette de Churchill, Staline, De Gaule et Roosevelt, Overlord pèse trois millions cinq cent mille hommes, sept mille navires. Sans doute l’opération amphibie et aéroportée la plus gigantesque organisée à ce jour. Les objectifs sont multiples. Ouvrir un second front sur la façade atlantique, accélérer le processus de démantèlement de l’économie de guerre nazie. Autre objectif, moins avouable, mais qui se chuchote dans les coulisses du haut commandement : enrayer la préoccupante progression des Russes déjà aux portes de la Pologne. Même si Molotov, appuyé par le maréchal Joukov et les principaux ténors soviétiques, avalise l’opération, les blocs communistes et occidentaux fourbissent secrètement leurs armes, chacun dans leur coin, plus ou moins conscients de la guerre froide à l'état larvé qui s'installe dans les esprits. Mais comment bloquer cette progression ? « En provoquant la jonction avec l’Armée rouge le plus vite possible ! », bougonnent les généraux et hommes politiques. Mais Où ? Admettant qu’il fallait d’abord débarquer et tenir les positions occupées, personne dans les étatsmajors n’osait s’aventurer pour apporter une réponse relevant en l’espèce de la plus pure spéculation. Enfin, Overlord c’était surtout l’intention d’administrer une gifle magistrale à Hitler et sa clique d’assassins. Le feuillet tourné et retourné dans tous les sens par Eisenhower contenait les informations qui décideraient du cours de la guerre dans les prochains

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mois. Les visages étaient crispés, couvaient des yeux ce bout de papier, à l’aspect tellement ordinaire que l’on confondrait avec une paperasserie tirée d’un fond de tiroir. De tous les hommes présents dans la petite pièce, aucun n’eut la prétention de pouvoir soutenir le regard assombri par la lassitude d’Eisenhower. Le visage soucieux, miné par la tension nerveuse accumulée au cours des derniers jours, il s’accordait un instant de réflexion supplémentaire avant de formuler avec les mots justes, la décision qui s’imposait selon une logique absolument irréfutable. Une logique qui défendait l’idée d’une intervention massive et adéquate fondée sur les rumeurs alarmistes faisant état de massacres parmi les populations. Les bombardements stratégiques contre les centres industriels allemands s’essoufflaient et ne pouvaient mieux faire que raser des villes entières. Les civils payaient un lourd tribut dont n’avait cure la stupidité humaine et le moral des alliés, déjà au plus bas, se désagrégeait au gré d’une attente trop longue, celle du jour J. Eisenhower examina encore le rapport météorologique, partagé entre un sentiment d’amertume et d’impatience. Amertume, parce que sa décision se situe aux limites admissibles de l’intégrité et vertu de la nature humaine. Il réalise que son choix signera, dès les premières heures de l’engagement, la mort quasiment certaine de dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart enfants d’une même nation, la sienne. Mais il sait aussi que sa décision

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permettra de servir le Droit et de reconstruire un monde meilleur. Les paroles de son professeur de biologie à West Point lui revinrent : « N’est-ce pas le propre de l’homme d’élever au panthéon de la bêtise ceux qui marchent sur les chemins d’une gloire perdue d’avance, source d’héroïsme au début et de possible controverse plus tard ? Héros d’un jour, juste le temps de nourrir la rumeur des salons de thé et des salles de presse, martyres le lendemain, avant de sombrer dans les catacombes de l’oubli. Messieurs, ajoutait-il d’un ton sentencieux, un tel résultat ne peut trouver une origine que dans la délicate alchimie rattachant l’homme à son esprit, sa nature, son essence, ses gènes qui l’animent et dictent chacun de ses actes en faisant de lui, un simple, un érudit, bon ou méchant. De cette précision sur le paradoxe qui sommeille en nous, il suffirait d’en déduire que tout individu, rattaché à l’organisation intime de ses neurones et de ses gènes, tendrait à devenir malgré lui l’artisan de sa propre déchéance aussitôt victime d’une défaillance de ceux-ci. » Et il achevait en martelant du poing sur son vieux bureau : « Pourtant, faut-il y voir l’unique explication au déchaînement des forces du mal que nous sommes trop souvent capables de manifester ? Non, messieurs, il existe une violence latente en nous que seuls l’honneur et la grandeur d’âme peuvent contenir. Une faiblesse d’une de ces valeurs vous entraînera en enfer ! La gloire est aussi fragile que la peau d’une jolie femme. Placardée de fard le jour, décapée le soir, la gloire se résume à un jet de

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poudre aux yeux. Honneur et grandeur, messieurs, ne les oubliez pas ! » Eisenhower releva la tête et observa gravement les hommes un à un. Honneur et grandeur. Il avait raison le bougre. « Messieurs, Overlord, c’est maintenant ou jamais. », dit-il d’une voix morne

6 juin 1944

 La Manche – 00H05’

L’équipage du bombardier Halifax s’abandonnait à cette forme de quiétude qui anime tout individu conscient de vivre d’un instant à l’autre un événement exceptionnel. Chaque membres naviguait dans les airs et voyageait dans sa tête assoiffée de liberté ; une agréable sensation oubliée depuis longtemps. Paris… Tous y pensaient, en rêvaient. En d’autres circonstances, un tel égarement des sens aurait pesé comme une pierre sur le cœur et procuré une sensation d’étouffement à tout individu normalement constitué. Ici, volant en direction de leurs terres pour la première fois depuis des années, s’il n’y avait pas eu le grondement des moteurs, l’ambiance serait propice au vagabondage de folles convictions et fantaisies de l’esprit, sous le regard bienveillant de Monet et ses Nymphéas, dans le cadre apaisant de

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l’Orangerie ou les allées feutrées de la Bibliothèque nationale. Oui, apparemment, tout semblait calme à l’intérieur. Au poste de pilotage, le regard se perdait au loin, sondant un horizon tourmenté et chacun avait le sentiment d'être aspiré vers une autre réalité, l’œil arrêté irrésistiblement sur une pluie d’étoiles frissonnant dans la nuit. L’appareil s’enfonçait dans les nuages balayés d’une blancheur farineuse illuminé par l’éclat livide de la lune. Tous à bord portaient la nationalité française et n’avaient plus foulé le sol de leur patrie depuis longtemps. Au fil du temps, au gré des missions, la France s’était confondue avec la vague notion d’un jardin d’Éden réduit au format d’une carte de navigation, une croix de Lorraine pendue au loquet d’ouverture du cockpit, une photo de famille ou des fétiches précieusement rangés dans une poche, un coin du tableau de bord. Toutes choses évoquant l’existence d’un monde naguère paisible. Rien de déraisonnable. L’esprit ailleurs, ils se sentaient seulement prisonniers dans leur morne contemplation, de cet univers raréfié à l’infini de toute violence, attendant l’heure qui les délivrerait bientôt de leurs chagrins et douleurs. Deux mots désiraient annihiler à jamais des dictionnaires.

Si un observateur attentif poussé par une bouffée d’audace et curiosité pouvait encore élever la tête audessus de ce monde à l’agonie, à gauche, à droite, il

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ne verrait autour de lui que barbarie, trahisons, vies englouties dans les ténèbres d’une guerre interminable, dissolution monstrueuse des lois et déliquescence des normes sociales. Emportée par une marée d’hystérie, l’Allemagne reposait dans un cimetière où gisait un peuple guidé par des haines primitives. Quand le jour s’était levé sur Arletty et Gabin, le svastika élevait déjà ses bras en croix, de l’Olympe aux plaines du Nord en passant par les balcons de l’Adriatique et les dunes sahariennes. Il se mêlait dans les brumes obscures des vallées bavaroises, aux échos et nasillements démagogiques d’un gnome gesticulant devant une nation qu’il prétendait supérieure. Tantôt perché au sommet de sa popularité et vêtu des mirages de la gloire, tantôt assis les yeux illuminés sur les bords du gouffre appelé tyrannie et folie, il se disait que seriner les paroles d’un chant nouveau, plus irrésistible que celui des oiseaux, suffirait à gagner les bons sentiments de l’Europe. Bientôt, le martèlement des bottes remplaça celui des escarpins sur les Champs Élysée. Les étendards qui n’avaient plus vu la lumière depuis la Grande Guerre tremblaient sous la poussière des placards tandis que l’étoile de David brûlait le cœur déchu des gavroches errants sur les sentiers d’une France désunie. Ces cœurs battaient au féminin, au masculin. Cela importait peu. L’ordre nouveau décréta que tous porteraient désormais la marque du déshonneur et des proscrits.

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Au Casino de Paris les portes s’ouvraient, se fermaient, le rideau se levait, s’abaissait au gré des humeurs de l’occupant. Dans les loges, Chevalier et Mistinguett se croisaient sans vraiment trouver le temps de se voir. À l’automne de son existence, Einstein partait en croisade contre l’usage militaire de l’énergie nucléaire, Enola Gay survolait Hiroshima. Le jeune von Braun envoyait ses premières fusées sur Londres d’abord, avant de les envoyer vers la lune plus tard. Aragon se désespérait des conséquences du conflit germanorusse et séparait pour l’éternité les amants d’Aurélien. Le monde devenait fou. Il n’empêche que notre observateur transporté par un esprit clairvoyant, aurait distingué devant, plus que toute cette noirceur envahissante, le pâle frémissement d’une aurore, prélude à des jours meilleurs. Halifax – 00H08’ La connaissance du terrain fut le seul critère déterminant, imposé lors de la sélection de l’équipage pour participer à l’opération. D’abord Peltier, le pilote, un vétéran. Il échappa en 1940 à la débâcle des troupes alliées, en s’évadant à bord d’un Morane-Saulnier crachant huile et boulons, pour rejoindre la France libre. Ses états de service le signalent successivement à Narvik, aux Pays-Bas afin de coordonner les opérations d’évacuation des

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réfugiés à Londres peu après l’appel du dix-huit juin. Il travaille ensuite pour les services de renseignement du Deuxième Bureau. On le dit proche de la maison royale belge qui s’implique discrètement dans l’organisation de la libération d’enfants juifs, entassés dans les wagons avant le transfert vers Auschwitz. Plus bas, quasiment coincé dans le nez de l'appareil, Lucien, le navigateur et copilote. Normand d’origine, sa connaissance parfaite du terrain lui permit de se hisser parmi les sélectionnés pour les mener exactement au-dessus de l’objectif. Sur ses épaules, reposait en grande partie l’échec ou le succès de la mission. Plus en arrière, enveloppé dans la pénombre de l’habitacle, il y avait Émile, le mécanicien. Un des rares survivants des premiers vols de reconnaissance opérés au-dessus du continent dès le début des bombardements sur Londres. À son palmarès, cinquante-huit vols sur les lignes ennemies. Un record. Objet de commentaires divers, l’homme s’entourait d’un indiscutable respect parce qu’il défiait la règle affirmant qu’au-delà de vingt missions, les chances de survie s’amenuisaient aussi vite qu’un champ de blé investi par les charançons. Émile coupait court à ces bobards. Il les tournait en dérision en déclarant le plus sérieusement du monde qu’avec monsieur Charançon ou sans lui, son nom s’inscrirait bientôt dans les annales de survie et qui sait, son effigie se dresserait un jour au musée Grévin. Au bas de celle-ci, l’inscription :

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Émile Levasseur, mécanicien bombardier Halifax Spécimen rare – Ne pas toucher S.V.P. 1910 – 1945 Mais régulièrement, la voix de son ange gardien soufflait dans l’oreille. Pourquoi 1945 ? Tu tires trop sur la ficelle mon vieux, voilà tout ! La chance t’abandonnera un jour. Le sergent Paul, opérateur radio et les trois mitrailleurs complétaient un équipage extraordinairement soudé. Leur conversation se réduisait à l’essentiel, avec des phrases brèves, souvent deux mots suffisaient, parfois un seul regard, un geste en apparence dérisoire. Pour l’instant, chacun s'occupait ou, au moins, faisait semblant de l’être. Le navigateur consultait une ultime fois le plan de vol afin d’apporter éventuellement une correction à leur position avant d’atteindre la zone de largage. Le mécanicien tapotait avec une douceur étonnante au bout de ses doigts épais, les appareils de lecture, caressait à l’aide d’un morceau de coton qu’il tenait constamment à portée de main, le verre d’une jauge afin d’en dissiper la condensation. Il détaillait surtout d’un œil vigilant et anxieux, une console tapissée d’instruments qui livraient une situation exacte de l’état de fonctionnement de chaque moteur, prêt pour intervenir à la première anomalie aussi mineure fûtelle. Car, au-delà de cette tranquillité toute relative, nul n’était dupe. Le temps s’était considérablement dégradé pendant la traversée de la Manche et

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maintenant que la masse sombre du continent défilait sous le ventre de l’appareil, l’angoisse d’une mauvaise rencontre toujours possible gagnait les esprits. Les ailes vibraient, ployaient, constamment tiraillées par la virulence des grains successifs, tandis que les hélices déchiraient les ombres monstrueuses de la nuit en laissant dans leur sillage de longue traînées nébuleuses et translucides. Malgré l’apparente sérénité du vol, les quatre moteurs haletaient, étouffaient parfois sous l’effort avant de reprendre un régime normal. Or, parmi ces hommes, les plus expérimentés savaient parfaitement que manœuvrer trente tonnes d’acier dans de telles conditions, réduirait sensiblement les possibilités d’en sortir vivant si par malheur un chasseur allemand avait la lumineuse idée d’engager le combat. Disons-le, elles pèseraient à peine le poids d’une plume dans la balance de l'infortune. Bonté divine, comment amorcer une descente en tire-bouchon avec un Horsa accroché au cul... finies les belles théories de l'écolage mon vieux, songeait Peltier. « Dérive ! », lança-t-il. Lucien se pencha sur la carte et repéra au sol une église qui apparaissait et disparaissait régulièrement depuis peu, coincée entre deux nuages. « Pas trop mauvaise… Euh… Vire sur le cent soixante-quinze, un, sept, cinq, aussitôt à la verticale du clocher que tu vois là-bas à onze heures… Essaie de te caler sur cette route, on aura encore la possibilité de corriger avant de larguer les copains…

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c’est… (Il examina ses notes) c’est dans dix minutes, tu trouveras le canal de Caen dans l’axe du nez… Nous sommes sur du velours, tu me suis, je vais t'accompagner. – Y a intérêt, ronchonna entre ses dents Peltier. – Bon Dieu quelle tambouille ! cria Émile, ils biberonnent aujourd’hui les bébés… » Le pilote s’irritait visiblement de la désinvolture manifestée à son goût trop souvent par le mécanicien, et toujours aux instants les plus critiques. « Ça veut dire quoi ça… précise ! », gronda-t-il. Émile et Peltier se connaissaient de longue date, bien avant le début des hostilités et l'équipage savourait ces prises de bec parfois homériques qui s’intégraient dans une espèce de rituel entre les deux hommes. Paul tourna les potentiomètres qui permettaient à chaque membre d'équipage de rester en communication radio l'un avec l'autre. Le sourire aux lèvres, ils entendirent monter dans les écouteurs, une voix rauque fredonner une ritournelle connue de tous. Le mécanicien s’amusait à chanter volontairement faux pendant qu'il actionnait les robinets d'alimentation pour le carburant un par un en marquant une petite pause entre chaque manipulation et chaque couplet. Venez, venez, mes petits, c'est l'heure de la tétée Venez, venez, mes petits, y a encore du bon lait Venez, venez, mes…

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« Tonnerre Émile ! Tu es là… ? Toujours avec moi ? Le récital d’opérette, tu nous le sers une autre fois ! – Toujours avec toi mon amour… jamais je n'oserais te laisser tomber… Assez pour visiter Berlin. », conclut finalement Émile impassible. Le pilote haussa les épaules. Me laisser tomber… À bord d’un avion dans un ciel à coup sûr infesté de fridolins, c’est malin ! Il secoua la tête puis simula un geste outrageusement révérencieux de la main. « Merci monsieur pour l’extrême précision de vos informations. » À quelques dizaines de mètres de l’empennage du bombardier, un planeur Horsa emportait vingt-huit hommes de la Sixième division aéroportée. Il fouillait du nez l’air glacial au gré des oscillations du câble accroché à l’appareil, un peu comme un prédateur quand il hume le danger ou s’approche d’une proie. À l’intérieur, rien que des visages pénétrés d’une expression maussade, abrutis par le froid, les nausées, les turbulences et les embardées du halifax. Dans les regards se lisait la satisfaction d’avoir gagné ce droit de partir chercher une nouvelle vie. Mais avant d’en jouir, ils devaient partir au feu et n’auraient certainement plus le plaisir de savourer une Guinness de sitôt, les pieds confortablement posés sur les tabourets au bar de l’escadrille, contrairement à leurs collègues du bombardier, aussitôt que les roues auraient touché le tarmac à leur retour.

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Les premiers moments d’ivresse passés, des passagers indésirables s’imposèrent à bord. Ils avaient pour nom : peur, nervosité et colère. Cependant, bien au-delà du regard noir, des sourires vainqueurs et la soif de vengeance, se dégageait l’impression d’être au service de la Justice, une notion qui les guiderait jusqu’aux rives de l’Elbe. Mais ça, ils l’ignoraient encore. À la différence de l’équipage du bombardier, on trouvait plusieurs nationalités. Un Polonais, un Belge, des Américains, aucun Français. Les Anglais étaient majoritaires. Étouffée par la fougue d’une jeunesse mutilée par des années de guerre, surgissait de temps à autre la question de l’inconnu. Et cet inconnu, même s’il portait un visage, une âme, restait avant tout un ennemi dont ils connaissaient l’état de délabrement moral, mais également l’opiniâtreté au combat. Dans ce petit groupe, se détachait du lot un homme, jeune comme la plupart de ses compagnons. Il donnait l’impression de porter le poids des années avec la lassitude de celui qui n’attend plus grandchose. Il n’affichait ni arrogance, ni colère, ni excitation. Non, tout en lui inspirait cette exaspérante impassibilité que manifesterait un individu sur le point d’enfourcher sa bicyclette, invariablement chaque matin pour se rendre au travail. Toutefois, indifférent en apparence à ce qui l’entourait, l’homme portait sur lui toute la gravité de celui qui n’avait plus connu le rire depuis longtemps. Une telle attitude le distinguait inévitablement des autres. Il

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intriguait par l’ambivalence des sentiments qu’il suscitait. Était-ce du dédain ou cette forme de sagesse et consentement de la fatalité qui anime d’habitude ceux que plus rien, ou si peu, ne semble affecter ? De grands yeux bleus, les mâchoires crispées dans l’attente stoïque des prochaines heures, accentuaient la délicatesse des premières rides creusées dans un front volontaire. On aurait pu même croire un instant qu’un tempérament dissolu dévorait cet esprit. Au mieux, un béotien pouvait reconnaître, à tort là aussi, que dans cette tête brûlait la flamme d’une espèce de désordre intérieur. Bien sûr, le visage traduisait une protestation contre le conventionnel, mais tout chez lui n’était que fumée. Il demeurait insaisissable, déconcertant. Ceux qui lui adressaient la parole n’étaient ni enfants de chœur, ni bourgeois endimanchés, ni légion. Ils le sentaient emporté par les hasards d’une vie en marge de l’ordinaire. Celleci l’avait sans doute aidé à épouser des idées différentes. Son uniforme était taillé autour d’une impressionnante corpulence, mais il avait surtout grandi intellectuellement. On disait qu’il eut la chance de partir autrefois à la rencontre de plusieurs mondes. Ça aide… Néanmoins, l’itinéraire de ces interminables pérégrinations l’avait déçu, prétendait-il. La découverte espérée d’une autre vie qu’il pensait saisir une fois pour toutes entre ses mains, lui avait toujours échappé, un peu comme une jeune fille effarouchée par un regard de conquérant, brillant

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d’une séduction calculée. Il avait couru désespérément après cette vie, croyant la trouver enfin avant de la reperdre une fois encore, l’entraînant ainsi dans un voyage éternel du corps et de l’esprit. On retenait ensuite du personnage ses mains. Qu’elles portent l’espoir, la pierre, le pinceau ou le sang, que leurs doigts tremblotent, tripotent, tricotent, pianotent, dorlotent ou fricotent, les mains inspirent haines et passions. Il y a les inutiles puis les autres, celles qui construisent. Les doigts particulièrement suscitent la curiosité, jamais le désintérêt. Ceux de l’homme méritaient un regard. Ils n’appartenaient à aucun genre, ou plutôt ils les évoquaient tous à la fois et c’était suffisant pour admettre qu’il avait manifestement vécu bien plus que de raison. Voilà l’image laissée à celui qui l’approchait, un homme brûlant la chandelle par les deux bouts. Or, si l’âme austère blâme le moindre excès, ne serait-ce pas une richesse dans l’existence de fréquenter raison et déraison, opulence et précarité, côtoyer un jour les m’as-tu-vu, avides de sensations, les menteurs toujours à l’affût des naïfs, les juges de ce monde, les petits opportunistes et prétentieux sans grande ambition, ces minables de la comédie humaine ? Ne serait-ce pas plus juste de rire ainsi des premiers, de bannir les seconds, de condamner les troisièmes et craindre les quatrièmes ? Un tel ordre social s’articulant sur les contradictions paraissait convenir manifestement à cet homme ce qui lui permettait probablement d’éclipser plus facilement ses souffrances aux yeux

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des autres. Il pouvait rester de marbre devant l’inédit, s’émouvoir d’une banalité, sourire quand la tristesse étouffe ou s’opposer à l’irrésistible. Sans doute, devait-il être de ces gens extraordinaires qui préféraient l’intelligence de l’âme à celle des affaires. Hélas ! La vie, la morale, la société ne peuvent se satisfaire d’un hédonisme aussi naïf. Elles réprouvent l'impétuosité de tous sujets voués à ce type de perfidie. Elles lui volèrent prématurément son insouciance au crépuscule de son adolescence. Ses camarades de chambrée le surnommaient le Solitaire parce qu’il manifestait une réserve farouche dès qu’il s’agissait de se confier, s’esquivait par une de ces pirouettes de l’esprit en savourant avec une satisfaction évidente l’effet produit. Avait-il encore ses parents, un frère, une sœur ? Parler de la famille, suscitait réticences et embarras ; des signes a priori suffisants pour dissimuler la douleur de quelques secrètes blessures. Il refusait de plonger dans les chausse-trappes des bavardages oiseux, les hypocrisies, les malentendus qui conduisent inéluctablement aux tromperies et déceptions. Les livres étaient ses seuls amis, ivres de solitude comme lui. Sur la veste, en dépit de la couleur sombre, deux mots brodés au fil noir contrastaient avec le reste de ses vêtements : Cpt. Bill de Morgan. Le seul belge à bord. Son objectif : le pont de Bénouville. Sa mission : Tenir la place quoiqu’il arrive. Nom de code :Euton 1.

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Extrait du contexte de l’époque, les chemins empruntés par ces hommes ne se seraient vraisemblablement jamais croisés. Aucun n’aurait songé devenir complice d’une aventure aussi périlleuse. Mais à présent que certains n’hésitaient pas à s’identifier avec un genre pince-sans-rire à ces demi-dieux d’une religion éclairée et généreuse en route pour combattre les démons, d’autres considéraient les choses plus gravement, simplement par souci d’affronter plus facilement la réalité qui les attendait. Tel était le prix à payer pour s’accorder les faveurs du génie de la liberté. Combien reverront leur famille, leur femme, leurs enfants ? En ce qui me concerne, s’interrogea Bill, la question ne se pose plus. Moins de six mois venaient de s’écouler depuis que Martha et sa mère s’étaient éclipsées en catimini du petit appartement de Barrett Street. Une opération menée tambour battant, mûrement réfléchie. De Michaël, il ne savait rien de rien et personne dans le voisinage ne pouvait le renseigner sur quoi que ce soit. Ainsi, l’ironie du sort décida que lui et David partageraient la même infortune. Tous deux cherchaient un proche, une famille mystérieusement disparue. Les deux appareils survolaient la baie de la Seine, entre les frontières intemporelles de deux mondes, celui orchestré par la mécanique rigoureuse des étoiles et son imposante souveraineté, l’autre, celui

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des hommes, un inquiétant refuge de colères, de futilités et passions aveugles. Halifax – 0H10’ Les grains se suivaient dans un vacarme épouvantable comme les wagons déversant d’une pluie qui ne montrait aucun signe d’apaisement. Elle fouettait les parois du fuselage. Dans les têtes, résonnaient les tambours d’une armée invisible, une armée de Justes, en marche pour la délivrance. Peltier se pencha légèrement de côté pour essuyer l’humidité sur les vitres du cockpit. La route indiquée par Lucien défilait doucement sous l’aile gauche quand une déflagration secoua l’appareil. Il pensa instinctivement à une avarie au dispositif d’arrimage du câble. « Qu’est-ce que c’est ? Ça vient de l’arrière, je crois ! cria-t-il. – Des fridolins ! des fridolins ! On a des fritz sur nous ! – Combien ? – Deux. – Et c’est quoi ? – Trop rapides, impossible de savoir. Focke Wulf peut-être. » Les paroles du mitrailleur de queue venaient de mettre un terme à la quiétude ambiante. Leurs belles illusions de revoir un jour Paris furent sérieusement compromises aussitôt par une seconde déflagration.

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Peltier aperçut au-dessus de lui un point noir filer vers les nuages. Il monta, monta à une vitesse folle avant de revenir sur eux. Un deuxième surgit sur la droite, vira sur l’aile gauche pour les frapper sur le flanc, mais il rata la cible et les rafales se perdirent dans la nuit. Le mitrailleur ne s’était pas trompé. Aucune menace ne suscitait autant de crainte à un équipage de bombardier qu’une rencontre avec des Focke Wulf. « Nom de Dieu… Nos chances sont minces. », maugréa Peltier. Calme-toi, d’abord gagner de l’altitude, chercher un bon gros nuage pour qu’ils me perdent de vue. Il poussa les leviers de commande des moteurs sans modifier sa route. Allez, grimpe mon vieux, grimpe bon sang ! « Lucien ! combien ? nous sommes loin ? – Bientôt, encore un peu… dans deux minutes nous pourrons dégager. » Peltier distinguait dans les nuées épaisses du ciel, un chasseur fondre sur eux. Le crépitement caractéristique des impacts ébranla de nouveau le fuselage. Les balles pénétraient impitoyablement comme des flèches dans le corps d’un animal blessé. Une mise à mort exécutée dans les règles. Ensuite, le pilote sentit l’odeur piquante, la pire, maudite par tous sachant qu’elle les condamnait à une fin imminente. La fumée venait d’en bas et commençaient déjà à envahir le poste de pilotage. Monte encore, encore. « Tout le monde est là ? Lucien, Paul, Émile ? » Les mitrailleurs répondirent présents.

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« Le feu ! on a le feu sur le trois ! lança quelqu’un. – Émile, tu peux m’arranger ça ?… » Une nouvelle rafale fut la réponse. « Émile !… », cria Peltier. Il n’attendit plus une minute et réduisit le nombre de tours au moteur numéro trois pendant quelques secondes avant de l’arrêter définitivement. Le prochain passage serait le coup de grâce. Il se tourna vers le mécanicien et l’aperçut effondré sur son siège, entouré de flammèches qui jaillissaient des instruments, accompagnées d’un crachotement d’étincelles et de fumées. L’idée d’une statue au musée de cire semblait définitivement compromise. Lucien était penché à ses côtés, il regarda Peltier et secoua discrètement la tête. « Abandon de l’appareil, nous n’avons aucune chance, l’autre sera sur nous d’un instant à l’autre, dit-il résigné. – Et toi ? demanda Lucien. – Je tire autant que possible les copains ensuite je dégage et vous retrouve tout à l’heure au bar. » L’humour ne passa pas. La gorge nouée dans une boule d’émotions, la respiration bloquée, la voix de Peltier sortait brisée par la tension. Horsa – 0H10’ « Bill ! … Billy ! … Billy, espèce de garnement ! où es-tu encore caché ? » Pourquoi ces vieilles paroles de sa mère lui revenaient depuis quelques temps ? Elles venaient

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puis s'éteignaient, sans explication, aussi sûrement que la lueur d’un phare dressé dans la nuit, à l’extrémité d’une pointe rocheuse. Épluchant page à page, l’album de ses souvenirs devenus de plus en plus imprécis au fil des années, presque irréels, le capitaine Bill de Morgan multipliait les efforts pour chasser cette stupide particule, ce DE hérité d’une famille inexistante. Il le jugeait déplacé contrairement à son père. Bill pencha un œil sans joie vers David. Assis là, l’un à côté de l’autre, ils n’osaient trop s’interroger sur les vicissitudes qui les avaient emmenées aux frais de sa très gracieuse Majesté, dans une balade pleine d’espoir pour l’un, semée d’embûches pour l’autre. Buckland paraissait si loin, mais y penser de temps en temps procurait tellement de réconfort. Ce cher David, son ami de toujours. Ami ? Bien plus, David était devenu son ego, comme un frère jumeau, c’est-à-dire inséparable. Leur relation s’était construite autour d’une complicité qui avait suscité autant de désillusions que de joie. Elle semblait aussi solide qu’un rocher à peine marqué par l’érosion du temps, quasiment invincible, lisse, sans une ride. Jusqu’à ce jour avec Mylène… Il se tourna vers David. « Tu te souviens de nos journées d’été et ce Noël de 1938 ? Un pâle sourire éclaira les yeux de David.

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« Si je me souviens ? Bien sûr! Comme si c’était hier. Pouvait-on savoir ce qu’annonçait le lendemain ? » Soudain, une espèce de rugissement identique au bruit d’un moteur qui s’emballe, en tout cas plus fort que la cacophonie régnant autour d’eux, les interrompit. Une irrésistible poussée les projeta têtebêche vers l’arrière tandis que dans la pénombre, une couleur pourpre remplissait l’intérieur du planeur, jetant la stupeur sur leurs visages sillonnés de reflets et tremblements cuivrés. « Capitaine ! Nous avons un pépin. », hurla le pilote. Tous se penchèrent vers l’avant à l’unisson, mais ne discernèrent d’abord devant eux qu’une pluie d’étincelles et de scories incandescentes percutant le cockpit. Puis une déflagration suivie d’un éclair aveuglant illumina le ciel autour d’eux. Le bombardier disparut une fraction de seconde de leur champ de vision avant de revenir comme un fantôme pitoyable tirant une longue traînée d’huile et de carburant enflammés. Le contact radio avec l’équipage était toujours activé, mais le pilote tendit la main vers le levier de verrouillage du câble. Bill ne s’y trompa pas. Les yeux fixés sur le Halifax, il fut le premier à se ressaisir. Il connaissait Peltier. Les deux hommes s’étaient rencontrés aux services secrets, dans le bureau de Mary. Ils s’étaient jaugés à l’époque d’un regard neutre, le temps de comprendre qu’aucun des deux n’était homme à se laisser intimider dans un scénario catastrophe tel que celui vécu en ce moment. Peltier les larguerait aussi près que possible d’Euton

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I. Il le savait, il n’en doutait pas une seule seconde. La façon dont le bombardier se cabrait en remontant le nez, le confirmait. Bill serra d’une main de fer l’épaule du pilote. « Pas maintenant, ne fais pas ça. Demande d’abord confirmation, vois s’il ne peut vraiment pas nous emmener sur la zone. Tu nous lâches ici et nous sommes morts. » Mais l’autre ne paraissait guère convaincu. Il tenait encore sa main agrippée au levier comme celle d’un naufragé sur une bouée. Bill mit un terme à ses hésitations et prit d’autorité la radio. « Peltier, tu peux tenir combien de temps ? – … vous tire sur zone… une minute encore… avons perdu le mécanicien, les autres préparent l’abandon… pense m’en sortir… bonne chance… » Peltier savait parfaitement qu’en donnant l’ordre d’abandon à l’équipage, il signait sa propre fin. Tirer un appareil tel que le halifax jusqu’à la base et qui plus est, seul, constituait une gageure impossible à réaliser. Un grésillement étouffa le reste de ses paroles et la communication fut définitivement interrompue. Bill tendit la radio au pilote avec un pincement au cœur et se tourna vers les hommes avant de rejoindre sa place. « Nous y sommes, serrez les casques… contrôle des harnais. » Un claquement sec accompagna le largage du câble ; un écho sinistre qui pesa lourdement dans leurs consciences. Les mouvements erratiques cessèrent instantanément, amplifiant davantage l’impression d’éloignement de leurs familles. Le

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bombardier vira doucement sur l’aile, tirant dans son sillage une boule de feu, avant de s’abîmer dans ces contrées infernales du silence et de l’obscur où soufflent les vents qui le porteraient vers son ultime destination. Le regard tendu, ils observaient le seul lien qui les unissait à l’Angleterre fondre dans l’obscurité. Puis, l’ébauche d’une sorte de résignation s’imposa à bord, source d’étonnement pour les uns, d’appréhension pour d’autres tandis que le vent sifflait, criait sa colère. Les ailes du planeur vibraient, les structures grinçaient. Ils glissaient à une vitesse affolante vers la promesse d’une nouvelle existence. Bill se courba discrètement en direction du cockpit afin de mieux identifier par les hublots, les détails d’une région mémorisée par tous au cours de la période d’entraînement. Mais le dos du pilote, la pluie et les fresques fantastiques qui s’agitaient devant eux interdisaient toute observation. Machinalement, il regarda sa montre. Minuit vingt. Fidèles au rendez-vous. Il se répéta les ordres que l’état-major leur résumait chaque jour, inlassablement, depuis des semaines. Votre mission consiste à vous emparer du pont de Bénouville et tenir jusqu’à l’arrivée des autres…Empêcher l’acheminement de renfort ennemi…Vous serez derrière les lignes ennemies dans une zone marécageuse, ne vous attendez pas à être accueilli avec un tapis rouge…En cas de feu nourri, dispersez-vous ! Évitez surtout de rester groupé !…Souvenez-

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vous, une fois le pied posé en Normandie, votre seul ami sera vous-même. Pas de quartier messieurs. « Les arbres, c’est bientôt, c’est maintenant », souffla-t-il à David. Les branches s’entortillaient, leurs feuillages entraînés dans une danse macabre par les turbulences provoquées au passage du planeur. Les arbres tordaient leurs membres décharnés, blâmant le ciel en signe de révolte. Les mains de David, tremblaient, s’égaraient dans des contrôles aussi inutiles que pathétiques de son harnachement. Il ne réagissait plus aux paroles de son ami, une preuve de la fébrilité qui l’habitait. Une voix entama une mélodie imprégnée de nostalgie, accompagnée aussitôt par le murmure hésitant de l’un ou l’autre. Ils refusaient d’envisager le pire si par malheur l’avion ne résistait pas à la violence de l’impact au sol, et vérifièrent les sangles dans un crépitement de cliquetis. Le pilote se tourna vers eux. « En approche dans une minute, que Dieu nous protège ! » Avec toute cette flotte dehors, rumina Bill, ta bénédiction sera plutôt la douche froide et dans une minute, pour nous, l’enfer. Le mal pour combattre le mal. Curieux, tout de même, admit-il. « Maintenant ! » Un choc à glacer le sang, un craquement suivi d’une série d’autres nettement plus faibles, les ratatinèrent sur leurs sièges dans un réflexe presque clownesque. Au terme d’une glissade qui semblait

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durer une éternité, mais ne fut que secondes, l’appareil atterrissait au milieu d’un gigantesque marais. À l’intérieur, ils attendaient, les lèvres frémissant aux paroles étouffées des prières prononcées par l’un ou l’autre. Une partie des ailes et de l’empennage se désintégra en heurtant violemment un talus tandis que le nez de l’appareil se cabrait une dernière fois en exécutant une violente pirouette de cent quatre-vingts degrés. Ensuite le silence… Enfin le silence! Mais il n’apporta pas le soulagement ou l’état de plénitude qu’il aurait dû inspirer. Au contraire, à peine troublé par les gargouillis de l’eau qui s’infiltrait par les structures fissurées, ce silence inquiétait et pesait comme une indicible menace sur chacun. Sans ailes ni queue, le planeur ressemblait à un énorme têtard enlisé dans une masse fétide et boueuse. Ces hommes auraient sûrement été surpris de voir que le planeur s’enfonçait dans une boue répugnante et pestilentielle, à moins de cent mètres du pont de Bénouville, leur objectif. Après un bref moment d’hésitation, ils débouclèrent prestement les ceintures qui les entravaient et se précipitèrent vers le sas d’évacuation. Aussitôt dehors, le frissonnement des feuilles autour d’eux et les soupirs du vent les enveloppèrent d’une surprenante vague de tranquillité. Une détonation éclata, courte et sèche, tel le bruit du bois fendu par la hache qui le frappe. Un seul coup de feu, bref, bizarrement sans écho. Les hommes se figèrent une fraction de seconde et croisèrent leurs regards

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entendus avant de s’égailler en direction des bosquets. Comme les autres, Bill courrait. Cependant, il se sentit gagné par un mauvais présage et se retourna. David l’observait fixement, les yeux immenses, sans expression, avec l’air de dire : Tu avais raison, elle m’attendait, moi et pas un autre parmi nous. Un filet de sang coulait, traçant le chemin sinueux et cruel de la mort entre ses doigts qu’il maintenait recroquevillés contre la poitrine, à la façon de ces enfants qui espèrent soustraire aux yeux des grands un bien précieux. Son dos, ses jambes fléchirent doucement comme un roseau brisé sur le point de sombrer dans le lit de la rivière. Pour David, sur ce lit glissait inéluctablement un impitoyable linceul vers son visage. Il frissonna. Ce n’était pas le froid, mais la sensation aussi étrange qu’inattendue, presque ensorcelante, de sentir son corps l’abandonner, se dissoudre irrémédiablement dans une autre dimension sans espoir de retour. Rien de physique, mais plutôt quelque chose d’intangible, de léger, à la fois agréable et angoissant. Bill se pencha vers son ami. Dans l’opacité de sa vision vacillante, David l’observa et lui serra le bras. Les tirs isolés reprirent, ensuite des rafales d’armes automatiques plus soutenues soulevèrent non loin de là des mottes de terre à moitié séchée. « Regarde comme le ciel brille maintenant. Il ne pleut même plus. Rappelle-toi nos heures à Buckland avec May, le vieux César, Mylène et... tu te souviens ? »

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Il agrippa désespérément deux mains à son bras et soupira. « Bill… Billy, Mylène, si tu… si tu la vois, dis-lui que je l’aime… que je l’ai toujours aimée. Tu lui diras hein ? » Ses dernières paroles se noyèrent dans les tirs et explosions des grenades. Il desserra lentement les doigts autour d’une plaquette métallique toute poisseuse de sang dans le creux de sa main. Un numéro, un nom, une date de naissance s’y trouvaient gravés. Bill s’étonna de la présence insolite d’un écrin minuscule collé au revers de la plaquette. Mais David ne le voyait déjà plus et les étoiles s’éteignirent les unes après les autres. L’aboiement des armes se tut une nouvelle fois, aussi soudainement qu’il était apparut. La mort s’en allait frapper ailleurs, d’autres rendez-vous l’attendaient. Le même silence poignant de tout à l’heure s’abattit sur les épaules de Bill, honteux de ne pas avoir trouvé la force de révéler à David sa propre trahison avec Mylène. Il ouvrit la petite boîte. Une boucle d’oreille glissa dans sa main pendant qu’un sourire morne assombrissait son visage. À quoi bon…? Tout cela n’avait plus guère de sens. Il posa un dernier regard sur le corps de son ami gisant à ses côtés dans la boue. La peur le saisit et il se mit à courir. Dès cet instant, oublier l’horreur du présent et trouver refuge dans le passé importait davantage que se demander de quoi serait fait le lendemain. Celui-ci apparaissait désormais comme un vide vertigineux,

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une fissure au milieu des belles certitudes qui l’avaient toujours guidé fidèlement. Emporté par le souffle de l’Histoire et la confusion de ces minutes dramatiques, le capitaine de Morgan partit sur les sentiers de sa ténébreuse destinée. 6 juin 1944  Canal des Saintes  Guadeloupe La même nuit, dans les eaux tièdes de l’archipel des Saintes, deux hommes menaient âprement leur embarcation aussi fragile qu’un jonc desséché, vers le théâtre d’une bataille toute différente. Que le décor soit celui des airs ou celui des flots, certains d’entre nous succombent parfois à la tentation de découvrir les effets dévastateurs de l’éternelle confrontation entre le caractère éphémère de la vie et les vicissitudes ou bienfaits du destin qui gouvernent leur propre existence. Ensemble, n’emportant que l’espérance et la hardiesse – les gages d’une navigation sans embarras – Miguel le père et son fils Josué ne se posaient pas ces questions. Hères loqueteux accablés par un monde de misère qu’ils ne pouvaient dissimuler, ils formaient un triste équipage. Avec le temps, au gré des générations, des lamentations, ils vinrent à méconnaître les origines et les secrets de ce sang de pauvreté qui coulait dans les corps dès les premiers jours de leur existence. Chacun s’effaçait pour se

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laisser ballotter d’une détresse à l’autre, imposée par la vie. Miguel était un personnage sans âge, un peu comme ces braves gens dont on ne pouvait dire s’ils sont vraiment nés et ne doivent jamais mourir un jour. Ils nous voient, nous adressent un signe de la main ou même un sourire, mais nous n’y prêtons aucune attention. Ils sont en somme invisibles, passepartout. Des apparitions fugitives. D’abord ils poussaient tous les deux leur frêle esquif sur le sable gorgé d’eau, balayé par l’écume et l’agonie des premiers rouleaux. Ensuite, ils partaient chercher au large tout ce que la mer pouvait leur offrir, dévorés par l’angoisse de ne plus jamais voir le jour, solitaires parmi les étoiles et les tempêtes. Il était vain de chercher dans cette embarcation, la moindre pureté rappelant la légèreté d’une saintoise, une yole légère et effilée dont la carène garantissait une évolution rapide sur le plan d’eau. Tout au plus osait-on comparer celle de Miguel, à l’aide d’un peu d’imagination, aux planches à voile actuelles car le franc-bord était insignifiant. Deux paires de tolets équipaient les plats-bords et s’enfonçaient dans un bordé en acajou, cintré sur des membrures constituées d’un bois de poirier. Malgré un fond en forme de V largement évasé, elle se traînait à la surface des eaux comme un vieux sabot enfoncé dans la boue. Pourtant, si sa faible vitesse la handicapait indéniablement, sa manœuvrabilité qu’elle devait à une architecture présentant un faible fardage,

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demeurait un perpétuel sujet d’étonnement. Jouant sur la crête des vagues les plus perverses les unes après les autres, il n’était pas rare d’entendre ces deux pêcheurs intrépides seriner entre leurs dents : Elle était de ces embarcations chétives mi- radeau, mi-bateau Que l’attention attire quand seulement elles se brisent S’il le faut, nous chasserons les démons S’ils le peuvent, les anges nous prendront Quatre cordages en chanvre grossièrement toronnés maintenaient en équilibre – personne n’avait jamais d’ailleurs compris à la suite de quel sortilège – une toile rapiécée, jaunie par le soleil et enverguée sur deux guis en bambou. Il suffisait de border ou choquer selon l’amure désirée grâce à une épissure raboutée aux extrémités de chaque gui ce qui permettait de remonter le vent dans les conditions de navigation les plus précaires. Ce montage rappelait vaguement la forme d’un triangle inversé avec le sommet emboîté dans une rainure creusée au centre d’une poutre fixée au pont par quatre impressionnantes chevilles. Une version primitive, on s’en doute, de l’étambrai tel qu’on le trouve sur les embarcations actuelles. Si l’ensemble constituait bel et bien le gréement le plus fantaisiste que l’on puisse voir dans tout l’archipel, il posait indiscutablement un défi aux principes de stabilité les plus élémentaires. Une lourde planche, épargnée par l’injure du temps,

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servait à la fois de safran et de lest qu’ils introduisaient dans un orifice étroit, le bord supérieur formant une sorte de bossage suffisamment haut pour empêcher l’eau d’envahir l’intérieur. De l’efficacité d’une telle cavité, il n’y avait presque rien à dire sinon qu’elle se trouvait là d’abord pour alourdir ensuite pour les gêner durant les virements d’un bord à l’autre. Que fallait-il retenir de tout cela ? Peu de choses, sauf que chez ces hommes, la terre africaine représentait le bout du monde ; un vaste et lointain territoire étouffé sous les vibrations de l’air brûlant ainsi que les senteurs de la vie sauvage. En venant d’Afrique, entassés sous le pont des navires négriers, les hommes avaient emporté également avec eux, cultes, vaudou, les indispensables semences pour féconder les forêts et vallées d’une nature vierge qu’ils trouveraient au bout du voyage. La famille de Miguel honorait les traditions toujours avec l’assiduité tenace de ceux poussés aux regrets de ne pouvoir percer un jour les profonds secrets des puissances divines. Père et mère cultivaient humblement le respect d’une nature envers laquelle chacun se sentait redevable. De l’humilité témoignée envers cet héritage, dépendait l’immuabilité de leurs méthodes de pêche, fussentelles d’un autre âge. C’est pourquoi, chaque départ, chaque retour, suscitait l’admiration dans le village à l’égard de ces deux hommes. Ils se distinguaient tellement des autres par l’originalité d’une navigation qui puisait résolument dans le tréfonds de l’âme africaine.

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D’ordinaire, la principale occupation se réduisait à épier l’éclair fugace du poisson à la surface des eaux, une vibration sur les cordes retenant le filet. Une attente au cours de laquelle il fallait faire preuve d’habilité et de patience. Elle était ponctuée par des fragments de mots à peine audibles, des regards discrets au cours des manœuvres qui ne toléraient aucune erreur. Les deux hommes n’ignoraient cependant pas qu’en dépit de leur expérience, un geste mal interprété pouvait toujours devenir une source d’ambiguïté aux conséquences dramatiques. Ces gestes s’inscrivaient dans le temps selon un code immuable établi de longue date, comme si un pacte naturel et mystérieux avait toujours lié ce père et ce fils dans une inébranlable complicité. Il faut noter que cette indispensable unité perdrait de son éclat, s’ils n’avaient pas la conviction intime que seul l’affrontement avec l’adversité leur procurait à tous les deux un sentiment d’invulnérabilité… sentiment consenti généreusement par la bienveillance des génies de la mer. Ils y croyaient tous les deux dur comme fer. Aux moments les plus forts de la peur, il leur arrivait de s’entendre crier, en branlant gravement du chef : « Dan ka ri mizè ! »3 Leur vie s’organisait autour d’un mythe soigneusement entretenu, selon lequel l’âme revenait 3

Créole : les dents rient de nos malheurs (mieux vaut en rire)

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occuper les corps de la descendance ou celui d’une créature réfugiée dans les émanations mystérieuses des fonds marins. Cette théorie en valait bien une autre et semblait d’ailleurs les satisfaire, puisqu’elle leur permettait d’affronter tous les dangers avec la dose de bravoure ou d’inconscience nécessaire. Jusqu’où se logerait leur courage pour gagner l’immortalité ? Cette question éternelle qui guette les insouciants torturés par les incohérences d’une foi aveugle, ils prenaient grand soin de ne pas se la poser trop souvent au moment d’envoyer la voile et de hisser la senne à bord. Du reste, fallait-il être vraiment courageux ou inconscient pour s’aventurer avec autant d’obstination à bord de leur pinasse ? Oui, si l’on en jugeait par l’opiniâtreté et les conditions dans lesquelles ils s’attachaient à exécuter la besogne. Mais ce tempérament trouvait son fondement dans une forme d’héroïsme tranquille, et en définitive, ne cherchaient-ils pas à en retirer déférence et privilèges ? Finalement, ils ne s’attardaient pas trop sur ces interrogations et ces mystères. L’important ne consistait plus à séparer la superstition de la réalité, mais de tirer son épingle du jeu de manière honorable, ce qui leur éviterait de subir les humiliations du village, si d’aventure le poisson ne venait pas au lever du jour. Il arrivait qu’un pantouflier affamé les attende, semant la confusion au moment de hisser le filet à bord, ce qui rendait l’opération particulièrement périlleuse.

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Quand Josué était encore petit garçon, tout était encore simple. Le cœur de chacun battait au rythme de l'océan, de la musique et l’insouciance d’un lendemain que l’on souhaitait malgré tout meilleur. Mais un jour, des hommes débarquèrent dans le petit port de Basse-Terre à bord d’énormes navires de pêche. À la proue, comme dans le mât et à l’arrière de ces vaisseaux venus du Nord, battait fièrement un pavillon que personne n’avait vu ici. Un bout de tissu rouge sang, bariolé en son centre d’une marque noire qui évoquait vaguement une croix. Cependant, observer leur œil pétillant de malice suffisait pour comprendre sans peine que la pêche, autrefois principale source de vie autour de laquelle s’articulait la société créole, devenait de fil en aiguille le domaine privé d’une poignée de groupes industriels peu scrupuleux, porteurs de projets invraisemblables. Nul n’était dupe, et très vite, il apparut que ces hommes, derrière leur visage de marchands d’orviétan, investissaient leurs intérêts exclusifs dans une mer qu’ils épuiseraient tambour battant de sa substance sans discernement. Par contre, personne ne se rendit compte que la pêche pratiquée par ces gens permettait de dresser une couverture dissimulant d’autres activités encore moins louables. L'âme de l'archipel se trouva rapidement menacée même si l’existence semblait en apparence ne pas vraiment changer. À cette première calamité, s’ajouta une autre. Les pêcheurs observaient depuis des mois une dérive inhabituelle des courants marins entourant l’archipel et les hauts-fonds. L’effet sur la faune fut immédiat. Les bancs de balaous, kia-kia, couliroux,

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gorettes, chirurgiens noirs ou bleus, cabrits, autrefois une source alimentaire inépuisable, disparaissaient sans raison pendant des semaines avant de revenir çà et là, mais jamais aussi nombreux qu’avant. Les pêches miraculeuses, se firent plus rares, une époque révolue à jamais. Seules quelques images rangées dans les tiroirs des bons souvenirs rappelaient ces scènes homériques au cours desquelles cent mains équipées du boutou s’épuisaient à étourdir le poisson tout frétillant entre leurs pieds au fond de la barque dans une débauche d’écailles et de purée dégoulinante, jusqu’à l’ultime souffle de la vie. Certains poissons exécutaient d’étonnantes cabrioles qui les expédiaient de nouveau par-dessus bord. Dans ces conditions, il n’était pas rare que pendant ce travail fastidieux, la visite inopinée d’un prédateur, attiré par le sang, vînt troubler la sérénité du bord. Puis, chargés comme des baudets, les pêcheurs revenaient vers la côte, maugréant à la vue des squales qui les encerclaient en battant la surface à grands coups de queue. Les bateaux dodelinaient dangereusement à chaque mouvement avec la lisse si basse, qu’ils embarquaient de l’eau et augmentait le risque de chavirer si par malheur une mauvaise vague les frappait par le travers. À la même période, plusieurs embarcations se volatilisèrent mystérieusement. La petite flottille de pêcheurs fut gagnée par un climat d’insécurité qui encouragea les plus jeunes et des familles entières à quitter les îles pour saisir leur chance ailleurs.

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Miguel levait son visage en direction d’un horizon invisible. L’œil se perdit au loin dans l’indifférence polie de ceux qui donnent l’impression de vouer leur attention à des préoccupations plus importantes que celles manifestées par l’entourage. Ne contemplait-il pas plutôt autour d’eux le glissement intarissable de cette onde océane, venue de nulle part, avec un détachement de circonstance pour mieux dissimuler une inexplicable agitation intérieure ? Josué gardait les yeux à moitié ouverts, la tête enfouie dans ses mains, ne sachant s’il était éveillé ou sous l’influence d’une sorte d’hypnose libérant son esprit pour le laisser flâner entre les limites intemporelles de la béatitude et du réel. Telle était toujours l’habitude à bord lorsque l’état de la mer l’autorisait et que tout respirait la tranquillité fragile d’une navigation apparemment sans soucis. Oh! ceci n’était d’ailleurs pas le privilège de ce pauvre équipage, mais une règle appliquée dans toute la marine et que l’on pourrait résumer encore de nos jours par: « Un homme sur le pont, l’autre au repos » L’un s’endormait, l’autre veillait et vice versa jusqu’à la fin du voyage. Josué rêvassait pendant que son père préparait les filets. Toujours le même rêve ce qui lui importait peu finalement. Par contre, s’il connaissait son déroulement par cœur, il n’en voyait jamais la fin. Tout commençait invariablement par l’apparition d’une forme sombre, énorme, très proche. Elle rasait les flots et ondulait autour d’eux dans un flou diffus. Et quand son père ne pouvait résister à la tentation de

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la caresser, elle s’évanouissait, engloutie dans l’obscurité de ces régions infinies où règnent le silence et la mort, traînant derrière elle l’écho d’une terrifiante clameur. Il n’y eut rien de plus funeste que ce rêve. Cette nuit du 6 juin 1944, un pressentiment confus s’immisçait insensiblement à bord de leur barque. Il insufflait le poison lent et subtil d’une peur trop longtemps refoulée; Elle logeait dans les oubliettes les plus retirées de leur mémoire, siège d’insoutenables superstitions contre lesquelles tout leur être s’efforçait de lutter depuis le début. Aux premières lueurs du jour, divers signes l’annonçaient : plus rien ne serait sans doute pareil. Mais dans la folle innocence qui l’habitait, Miguel refusa encore d’y prêter attention. Seul Josué promenait un regard impénétrable autour d’eux, sur les lambeaux de brumes qui virevoltaient par-ci, parlà à la surface de l’eau, un peu comme des guenilles aux dimensions surnaturelles emportées par les vents. Plus tard, beaucoup plus tard, bien après le naufrage et les événements qui allaient suivre, il raconta en détail le songe et tout le reste à un prêtre. Ce dernier les rapporta dans un opuscule d’une vingtaine de feuillets, fruit d’une série de trois entretiens étalés sur une période de plusieurs mois. Cet homme de Dieu se prénommait Balthazar. Un personnage original, aventurier, rigoriste jusqu’à la moelle, sans pour autant rechigner sur les plaisirs que peuvent procurer les menus travers païens, comme il aimait les appeler. Il connaîtra une fin tragique. Expliquer les raisons, incitant deux caractères aussi

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dissemblables à se rencontrer, reste malaisé. Josué le simple, Balthazar l’érudit. Néanmoins, on peut imaginer sans trop verser dans l’erreur, qu’une espèce de curiosité et d’avidité du savoir, les animait tous les deux à leur façon. Elles attiraient leurs esprits rebelles ravagés par un conflit intérieur ; celui des idées révolutionnaires tiraillées par les vestiges de principes d’un autre âge. 7 juin 1944  Guadeloupe Josué s’était réveillé avec le goût désagréable du sel dans la bouche. Les vagues effleuraient régulièrement son corps à moitié enfoui sous le sable blanc. Elles trébuchaient, roulaient dans un éclat d'écume blanche en se fracassant contre les rochers puis se retiraient et reprenaient leur perpétuel mouvement à l'assaut des falaises. Les yeux pleins de paillettes étoilées, il prit conscience d’une présence à proximité. Lentement, les formes, la lumière, le goût insupportable de l'eau de mer se précisèrent et il distingua la silhouette d’un chien malingre qui trottinait, la queue entre les jambes, à côté d’une femme. Elle donnait l’impression de s’approcher, mais à la dernière minute elle se détourna, marcha quelques mètres dans une direction opposée, parut hésiter, puis s’éloigna finalement en allongeant le pas. Josué la suivit d’un regard éteint ensuite la perdit de vue. Impossible, une hallucination, je suis mort, pensa-t-

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il. Alors, désespéré, torturé par une souffrance qu’il ne pouvait plus contenir, la résignation l'envahit. Il laissa bras et jambes exposés aux douceurs de cette léthargie indéfinissable, presque agréable même, qui l’emporteraient définitivement aux lisières de l’inconscience avant d’atteindre celles du néant. Un léger chatouillement suivi de geignements à peine audibles, agita en lui les signes d’une vie nouvelle. Il leva péniblement ses paupières douloureuses, gonflées par l’irritation du sel marin et reconnut le chien mordillant l’extrémité des doigts. Puis il discerna seulement la voix de femme. Elle lui parlait calmement avec un mélange de bienveillance et d’autorité comme si elle voulait lui insuffler une force vitale, juste suffisante pour le garder encore vivant quelques instants. Josué se sentit bientôt transporté par quatre bras énergiques avant de perdre à nouveau connaissance. Il reprit ses esprits, couché sur une table posée au milieu d’une salle dont il ne pouvait apercevoir que les éléments d’une charpente très dépouillée soutenant un fragile tapis de bambou torsadé en guise de toiture. Inutile de voir en ce lieu autre chose qu’un abri rudimentaire, coupé en son centre par un large faisceau de lumière du jour venant frapper la terre battue du sol aux couleurs rouge et ocre sombre. Ses pauvres occupants – dans son état, il ne savait dire combien – s’effaçaient perdus dans la poussière et la pénombre, derrière un nuage de moucherons. Ils se tenaient respectueusement à distance, visiblement intimidés par cette présence inattendue et vivaient

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dans le plus profond dénuement, quoique les volumes imposants du bâtiment pouvaient aisément contredire cette vérité. Plus tard – un jour, deux, peut-être plus ? – Josué sortit enfin d’une longue nuit, peuplée de cauchemars et divagations, Il était installé dans une petite chambre flanquée de quatre murs blanchis à la chaux, percés chacun par une minuscule lucarne. Accrochée à flanc de coteau, la pièce était contiguë à une bâtisse plus austère dont il devinait l'intérieur par un passage auquel manquait une porte. Josué en déduisit que l'endroit devait servir selon toute vraisemblance de cuisine, de salle de séjour ou même de repos. Deux femmes l’occupaient. L’’une habillée d’une longue robe chamarrée de carreaux rouges, jaunes, bleus, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. L’autre, très jeune, fragile, toute menue, la prunelle noire d’un œil ne perdant aucun de ses mouvements, dessinait sur ses fines lèvres, le plus délicieux des sourires rempli des insolences et minauderies de ces êtres qui espèrent glaner quelques menues attentions. Il crut voir pétiller chez elle l'effarouchement, la fierté, la provocation et l'enjouement de la femme aperçue sur la plage en compagnie de son chien. Un homme sans âge se trouvait non loin d’elle, légèrement à l’écart. Josué apprit peu de temps après qu’il était venu prêter main-forte aux femmes pour extraire son corps du sable et l’amener dans leur maison. Il ne le revit plus jamais, ni ici ni ailleurs. Josué inclina légèrement son visage en direction de la fenêtre. La vue se perdait à l’infini sur un océan étalant sa robe de jade une centaine de mètres en

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contrebas. Il y posa son regard écorché par la douleur et revit la couleur des eaux mouchetées d’étincelles sous l'effet de la lune. Troublé, il baissa les yeux et se jura à l’instant même que jamais il ne retournerait vers ce lieu de malédiction. Il respecta sa promesse. Quelques jours suffirent pour comprendre qu’il était l’hôte d’une famille de pêcheurs. Du moins, ce qu’il en restait… Deux femmes. Céleste, la vieille et sa fille Céline, la jeune. La petite créature aux yeux pétillants de malice. Céleste avait perdu ses deux fils et son mari. Trop tôt… toujours trop tôt de toute façon. Meurtrie par un trop lourd tribut payé à la mer, son humeur, son cœur se desséchaient au fil des années pendant que les pages de sa vie se dérobaient en dansant sous ses yeux désabusés. Toutefois, Josué était encore jeune, il incarnait la force, la vitalité et tout ce que celle-ci pouvait offrir. Son arrivée fortuite adoucissait les sillons d'amertume creusés dans le visage de la vieille femme. Probablement pour cette raison et sans doute le profit qu’elle imaginait recueillir de la présence d’un homme pour exécuter les travaux les plus lourds, il n’éprouva nulle difficulté à se faire adopter par la femme afin d’assumer sa nouvelle condition de gardien des lieux. Céline participait aux tâches ménagères le soir. Le jour, elle s’en allait à l’école par le chemin conduisant au sommet de la falaise où l’attendaient les autres enfants. Tôt le matin, Josué ne ratait jamais une occasion d’observer la fille en catimini par

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l’entrebâillement d’une fenêtre. Il la voyait sautiller dans la poussière et les galets, mais ne comprenait pas cette inexplicable impatience qui l’agitait durant toute la journée en son absence. Il se prêtait à d’incessants va-et-vient espérant son retour avant le coucher du soleil, selon une routine qui devint immuable les années suivantes.

Douarnenez, 14 février 1949 Rio n’existerait sans doute jamais sans son Pain de Sucre, son carnaval et sa baie sertie à l’infini dans un écrin de sable blanc. Douarnenez ce n’est pas Rio. Évidemment… C’est mieux, moins grand-guignolesque, moins tapageur, plus humain. Pourtant la ville aujourd’hui passerait volontiers dans l’anonymat de ces petites localités provinciales – traditionnellement valorisées par leur monument aux morts ou autres vestiges chichement restaurés – sans ses églises, ses conserveries de sardines et ses hordes de touristes venus chaque année visiter son célèbre port-musée encombré d’embarcations héritées d’un passé révolu. En 1949, Douarnenez ne présentait rien d’aussi pittoresque et le silence pesait sur une ville sans âme. Elle pansait difficilement les plaies de la guerre. Les façades étroites des maisons toutes grises, si coquettes autrefois, se relevaient avec des stigmates indélébiles. Ici, rien n’incitait un étranger à s’installer.

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Dans une rue calme, bordée d’arbres, retirée du centre, pratiquement en bordure du vieux quartier résidentiel, se dressait un bâtiment tout défiguré. Son toit était rafistolé au prix de mille astuces. Une immense vitrine portait un panneau Épicerie Pochet. Personne ne s’y attardait sauf aujourd’hui. Dans la pénombre de cette fin de journée de février, un homme, les yeux plombés par la fatigue, marchait de long en large d’un pas hésitant. Toutes les dix secondes, il écrasait son nez sur la vitrine afin d’examiner l’intérieur. Mais il ne distinguait qu’un insondable gouffre. Après des minutes de ce manège et tergiversation, il poussa la porte d’un geste décidé. Emporté par une fougue qu’il ne soupçonnait plus malgré son corps épuisé, il marqua un temps d’arrêt et suivit des yeux les mouvements d’un seau qui descendait, montait à sa gauche, accroché à une corde. Puis il s’enfonça vers l’intérieur, en direction du comptoir. L’endroit paraissait inoccupé. Pourtant, l’homme ne parut guère s’en étonner et, à le voir fouiller d’un regard curieux les lieux, on devinait que sa visite ne résultait pas du seul fruit du hasard. Il avançait en se laissant parfois distraire, pas bien longtemps, par les étagères à moitié vides, accrochées autour de lui sur les murs tout fissurés. Ses yeux revenaient aussitôt au comptoir. Arrivé à deux pas, il se pencha et ramassa une petite boule qui roulait à ses pieds. Il l’observa brièvement avant de l’ingurgiter sans y prêter la moindre méfiance. La faim érode parfois toute prudence élémentaire.

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L’homme souriait à présent et continuait à mâchouiller béatement sa gourmandise quand le bout d’un nez pointa timidement au-dessus de la tablette du comptoir, révélant le visage crispé d’une jeune fille. Ses yeux se vissèrent sur le visiteur comme ceux d’Eve détaillant l’anatomie d’Adam aux premiers jours de l’humanité. Imperturbable, l’autre continuait à montrer ses belles dents. Sapristi, toujours aussi adorable ! se dit-il. Il avala sa sucrerie, déglutit péniblement puis s’approcha de la fille sans la quitter un instant du regard. Elle fit le tour du comptoir et courut vers l’homme pour se jeter dans ses bras avant de le matraquer copieusement de questions. « Mais d’où viens-tu ? Comment m’as-tu trouvée ? Je croyais ne plus jamais te revoir. » Elle s’exprimait d’une voix étrangement mélodieuse et le taquinait de ses longues mains qu’elle plongeait dans sa tignasse prématurément grisonnante sans lui laisser le temps de répondre. « Parle plus lentement, s’il te plaît. Je suis devenu sourd ou presque… Tu es seule ? » Visiblement troublée par cette révélation, la femme recula d’un pas ensuite un vague sourire adoucit son jeune visage. « Tu es sourd ? C’est venu comme ça, sans prévenir ? » Elle leva une main et fit claquer ses doigts. « Un bombardement… Es-tu seule ? répéta-t-il. – Madame Pochet est dans sa chambre. Elle ne la quitte plus vraiment depuis le décès de son mari. »

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Ils papotèrent en se frôlant des mains maladroitement ensuite avec plus d’insistance. Une heure, deux heures durant, ils se dévorèrent des yeux, le cœur ardent, plein de chaleur et d’une infinie tendresse marquée par la nostalgie du bon vieux temps. Ils parlaient, ils parlèrent… Longtemps ils parlèrent. À l’aube, terrassés par le sommeil qui ne venait pas, ils s’observèrent gravement tâchant de percer les pensées de l’autre. Ils n’osaient pas et ne savaient pas comment combler le précipice que les circonstances de la vie avaient constamment creusé entre eux. Un vent de passions venues d’on ne sait où se leva. Bientôt plus rien ne pourrait l’empêcher de tout balayer. L’homme n’eut qu’à dire un mot. Il lui échappa naturellement, sans intention d’anticiper les effets qu’il provoquerait. « Tu es mon rêve incarné. » Il lui caressa tendrement la joue puis ce fut le feu d’artifice. Elle le prit brutalement par les épaules et l’attira pour s’emparer de ses lèvres. Sa bouche porte un goût si étrange, si doux, pleine de fraîcheur et d’eau salée, plaisanta pour elle-même la femme. Ils s’abandonnèrent à leur désir, roulant l’un sur l’autre en poussant des petits rires éraillés. Lui, submergé par une vague sauvage et brutale qui brûlait le creux de ses reins et elle, totalement désemparée face à des sensations qu’elle avait crues oubliées à jamais. « Où est donc ton précieux instrument, mon bonhomme ? lâcha-t-elle essoufflée.

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– Un moment, le voici ! » Sans autres paroles et préliminaires, elle le guida en elle. « Viens, viens… Serre-moi très fort. – May, ma petite Mary. », grommela Bill. La tempête les emporta. Au petit matin, elle se calma et ils s’endormirent. Mais quelque part grondait un orage dont ils ne pouvaient imaginer l’ampleur d’une furie qu’ils ne pourraient jamais contenir.

Lorient, janvier 1955 Un vendredi après-midi, un homme abandonné dans la lueur sinistre d’un appartement, était assis sur une chaise branlante. Il examinait par la fenêtre l’animation de la rue Colbert en pleurant une existence qu’il ne connaîtrait plus jamais. Spectateur pitoyable dans ses vêtements élimés d’un autre âge, toute sa superbe d’antan s’était envolée. Tout avait commencé un jour d’hiver, quelques mois avant la reddition des troupes allemandes. Aujourd’hui, il ne souhaitait plus rien d’autre qu’obtenir des explications de sa fille. Il osait encore y croire, sinon cela ne vaudrait pas la peine de vivre le peu d’années qu’il lui restait. À l’époque, une extraordinaire violence s’était emparée d’eux, elle les avait épuisés dans une escalade verbale qui allait hanter leurs âmes à jamais damnées pour le reste de leurs jours. Tout cela, pour une terrible faute dont chacun partageait la

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responsabilité. Lui, l’avait commise dans un moment d’égarement et il s’était senti incapable d’opposer la moindre résistance au dégoût de lui-même lorsque l’enfant naquit. Quant à elle, regrettait-elle au moins cette faute ? Il était grossièrement tombé dans le piège que lui tendait sa fille. Il n’avait rien vu venir au début ! Ensuite, il sentit les mâchoires se refermer irrésistiblement. Tout cela, lui parut brusquement si grotesque, mais la morale honorable condamne, sévèrement d’ailleurs, ce genre d’erreur. « En fait, peu de choses comparées avec ce que l’avenir nous réservait au moment d’abandonner la France. », marmonna-t-il entre les dents. À son retour, il avait retrouvé son pays ravagé, sa ville quasiment rayée des cartes et ses avoirs saisis. Sans un sou, seulement nanti d’un nom suscitant la vindicte populaire au moment de la Libération, il dut son salut à une religieuse qui l’emmena à Lorient où elle rendait visite à son frère. Tous deux lui épargnèrent les questions embarrassantes ce qui lui évita de mentir. Leur devise était simple et se résumait à ces quelques mots : « L’égoïsme éveille l’indifférence et le partage mène à l’altruisme. » Ils l’avaient appliquée dans son cas à la lettre durant des années, sans marchandage, sans condition. Mais quand le temps vint de révéler la vérité sur son passé, il ne vit plus que leur dos et ils s’éclipsèrent de son existence. La suite ne fut pas plus glorieuse. L’homme entendit des pas dans les escaliers et n’y prêta guère attention sachant que personne ne s’arrêtait devant sa porte, blanche autrefois ; jaunâtre aujourd’hui.

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Il se trompait. Quelqu’un toussota et les pas s’arrêtèrent. Une musique oppressante montait de l’étage inférieur. Il releva la tête dans un lent mouvement, interminable comme le temps et les routes qui les avaient séparés, lui et sa fille. Il y eut un froissement sur le palier puis un silence suivit de deux coups sourds. La porte frémit, laissant échapper le gémissement d’une boiserie à moitié disloquée. Elle s’entrouvrit toute seule dans un grincement de métal tordu et de craquements. « Y a-t-il quelqu’un ? » La voix caverneuse et coupante comme un tesson de bouteille résonnait dans la pièce à moitié vide. « Monsieur… Ralph, êtes-vous là ? », répéta-t-elle. L’homme quitta la fenêtre. La porte était maintenant grande ouverte. Entourée d’une aura mystérieuse, l’ombre du visiteur se découpait dans l’embrasure tandis qu’un jeu de clairs-obscurs maléfiques envahissait le couloir. La silhouette était grande, élancée comme la proue d’un navire, le visage éclairé d’une blancheur presque diaphane. Elle se tenait là, devant lui, les bras rigides et droits, prolongés par des mains infiniment longues. Ralph tendit le cou vers l’apparition pour mieux la détailler, mais dès qu’il rencontra ses yeux, il hésita et ne put contenir un frisson d’effroi. Le personnage évoquait une parodie de Nosferatu qu’il avait regardée au cinéma à l’époque quand sa famille jouissait encore d’une existence confortable. Pourtant, l’étranger lui rappelait quelqu’un croisé sur son chemin autrefois, pendant la guerre. Tout cela était si loin. Il acquiesça. « Je suis là. Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ? »

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– Puis-je entrer monsieur ? J’ai une lettre pour vous. Elle vient d’Allemagne, de Heilbronn. – Heilbronn ? » L’homme referma la porte derrière lui et s’approcha avec des airs de fausset. « Oui, monsieur. C’est votre fille. C’est Hélène. »

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Le père L’histoire ignora son nom. Dommage, il aurait mérité un minimum d’égard. Quand j’approchai de mes quatorze ans et lui, un âge que la raison poussait au respect, la lecture de ses livres fut sans doute l’objet d’une passion que notre grande différence d’âge rendait aussi étrange qu’interdite. Quoique ce mot ne soit pas le plus pertinent. Sans crier gare, elle m’inocula un virus redoutable : celui de la mer, le pire des maux capable de détruire un individu. Un mal qui frappe l’homme, rarement la femme. J’étais l’exception. Il se manifesterait seulement après une longue période d’incubation. Lorsque le monde se déplaçait encore à bord de liners luxueux et des premières voitures pétaradantes, ce personnage que j’adulais presque comme un demi-dieu s’était mis en tête d’aller voir si la couleur de l'arc-en-ciel et des embruns sur la crête des vagues dansaient à l’horizon de la même façon qu’ici. Ce qu’il fit très bien en réalisant à l’aube des années vingt le premier tour des océans en solitaire et sans escales par les trois caps.

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Pourtant, l’exploit passa totalement inaperçu. Il se moqua de cette indifférence car il préférait la discrétion à la notoriété ainsi que la recherche d’une réponse aux grandes questions de ce monde. Peut-être parce que la sobriété de sa verve m’enchantait et qu’il me vendait à bon prix ses rêves aux moments de solitude, l’homme fut une sorte de père spirituel et j’en fis mon mentor. Il s’émerveillait devant tout, la transmutation de la matière soumise à la radio activité, la variable du temps, sa contraction, la courbure de l'univers, domaines aussi hermétiques que la satisfaction recueillie dans le fait de les saisir. Je dois à Bill la découverte de ce merveilleux personnage qui est probablement à l’origine d’une amitié que nous pensions tous deux indéfectible et forte. Nous l’avions rencontré plusieurs fois. Au cours d’une de nos conversations, il se plut à déclarer sur le ton d’une boutade : « Mes enfants, bientôt vous verrez que l’on pourra expliquer comment demain sera peut-être hier ou l’inverse.» Nous ne comprenions évidemment strictement rien à ce charabia. Son esprit nous fascinait et cela suffisait. Outre l'ambition de s'intéresser aux corps célestes ou le corps tout court, le cœur l’intriguait ; celui de l'Homme en particulier. Cet Homme, mécanique biologique, chimique

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et funeste, il n’hésitait pas à le poser au sommet de l’évolution. Nos routes se séparèrent au cours de la guerre, non sans lui avoir donné avant notre promesse un peu naïve de nous consacrer aux choses qu’il se délectait à nous enseigner. Il s’effaça de notre existence comme le poète et le marin ensevelis par les forces de la nature et des passions, un jour de mauvais temps. Il était un sage et nous étions lâches, car nous n’avons pas respecté notre engagement. 1960  Londres Ils avaient quitté Barett Street précipitamment et vivaient tous les trois, retirés là-bas depuis la fin de la guerre, la mémé Christel, la maman Martha et lui, Michael, à l’âge que le futur réduisait à un grand point d’interrogation. Leur maison se trouvait dans une enfilade d’autres constructions rigoureusement identiques, intégrées à Evergreen, une cité construite au milieu des années trente à la lisière d’un espace vert. Du berceau, Michael découvrait le spectacle de la vie. Il jouissait au jour le jour de la présence tentaculaire des deux femmes. Elles le dorlotaient amoureusement, excessivement, entre ses babillages envoûteurs, l’anxiété ambiante rôdant autour d’elles pendant les bombardements des V1, les langes, leurs émotions aux premiers pas et les syllabes grotesques

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qu’il se plaisait à prononcer gorgées de grimaces et sourires tout édentés. La mémé l’amusait parce qu’elle cédait à tous ses caprices. Il se réjouissait aussi de leurs drôles de cris quand elles le surprenaient la tête enfoncée dans le four ou le derrière sur le poêle, collé contre les plaques en fonte rougies par les flammes. À l’âge de trois ans, elles lui offrirent un joli camion de pompier, un bijou à l’époque, une antiquité aujourd’hui. D’une éblouissante couleur vermeille, entièrement fait d’acier et d’une mécanique indestructible, il devra, expliquèrent-telles au vendeur, résister aux assauts répétitifs de notre bout de chou. Il y avait une part de vérité. Ses doigts à portée de tous les objets constituaient une menace aussi destructrice qu’un bulldozer sur un chantier de démolition. Quant à ses dents, elles mordillaient absolument tout avec les mêmes effets qu’un marteau piqueur. Pourtant, à cinq ans, le bout de chou jouait toujours avec le camion ; à dix, l’engin comptait encore toutes ses roues. Un record… À l'évidence, sa situation l’amusait. Aujourd’hui, prétendre qu’un bonheur tranquille les habitait pourrait sembler excessif. Leur monde se limitait à la banlieue londonienne, Chelsea situé à deux pas, la pluie, son quartier, un horizon de vieux immeubles, fief d’un petit peuple banlieusard désœuvré, poumon de violence et délinquance, composant un paysage gris et morose. Le temps s’y

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épanchait lentement, avec ennui, suspendu dans l’attente pesante d’un éveil improbable. Cela signifiait-il pour autant que la misère s’était invitée sous leur toit ? Qu’importe. Bonheur, plaisir, tristesse, que voulaient donc dire ces mots ? Ils correspondaient chez Michael à une notion particulièrement abstraite ; excepté chez maman Martha. Elle les coiffait d’une idée si haute, si inaccessible qu’elle se démenait comme un beau diable pour s’y cramponner dans l’espoir de vivre encore un peu les derniers frissons de l’aventure humaine avant qu’ils ne s’estompent définitivement avec l’âge. Elle évoluait dans un état de flottement psychique, exigeant toujours plus de l’existence, traversait une sorte de zone intermédiaire, un désert semé de rêves et de déceptions. Le genre de déceptions qui peuvent tuer ou détruire un individu. Habillée d’affectation et d’une panoplie d’artifices, elle pouvait du soir au matin passer d’un état hilare, proche de l’étranglement à celui de l’extravagance. Il arrivait qu’elle cède à des forces obscures qui l’emmenaient sous l’empire d’une humeur massacrante, le remède sans doute pour dissimuler un mal impénétrable dont seule la mémé donnait l’impression d’appréhender la complexité et la misère. Elle évitait d’en faire grand cas en présence d’un enfant. Mais pendant les repas aux relents prodigieusement soporifiques, quand soupirs et conciliabules occupaient l’essentiel de la conversation entre les deux femmes à table, Michael envoyait de grands airs interrogateurs en direction de

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la mémé ce qui n’apportait généralement rien de nouveau. Il recueillait seulement une suite de mimiques évasives en guise de réponse et s’engluait dans un état de grande perplexité. Après quoi, faute de ne pas trouver une explication, il devait se résoudre à mettre l’étonnant comportement de la maman, sur le compte de choses moins abstraites, des choses plus terrestres. Quoi donc ? Comment expliquer cette langueur qui la pénétrait des pieds à la tête ? Les effets secondaires du contenu de l’assiette ; Les nouilles peut-être ? Les symptômes d’une indigestion par les nouilles ? Ces petites virgules jaunâtres, en phase de décomposition, barbotant dans un liquide translucide sous une pellicule graisseuse. Il n’aimait pas les nouilles. Martha non plus. La mémé ne lui parlait-elle pas parfois le soir de philtres magiques, de substances pâteuses et flasques, résultat du produit insoluble entre solutions médicamenteuses plus ou moins reconnues et formules maléfiques ? Alors, mâchouillant sans relâche, mieux que la vache dans son lent mouvement de mastication, il revenait de l’assiette vers la maman et la détaillait du coin de l’œil avec la confirmation selon lui que le mal dont elle souffrait répondait en tout point aux symptômes d’un envoûtement. Néanmoins, la vie à Evergreen ne présentait pas que de mauvais côtés. Elle ne se résumait pas à ces tracas sans importance, ni à observer la Mer de la Tranquillité argentée la nuit entre deux nuages. Se vêtait-elle de la même noblesse que nos océans ici ? La mer ? Curieux. Quand il y pensait, Michael se

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disait que dès le début elle l’avait fasciné et que peutêtre un jour elle l’embarquerait dans un voyage merveilleux. Il y avait aussi l’école et Mrs. Harris. La délicieuse Mrs. Harris, son professeur de mathématiques. Belle à croquer avec ses grosses lunettes rondes, ses rondeurs qui n’en finissaient pas d’en faire rougir et fantasmer plus d’un, pendant qu’elle arpentait de long en large la classe, les abandonnant dans une méditation béate et muette. Courbes sublimes et formes harmonieuses, un corps de paraboles et hyperboles. Tout chez cette femme évoquait une exquise invitation à explorer un monde de théorèmes et fonctions algébriques à grands coups de craie et d’érotisme sur un tableau noir. À dix ans, on en imagine des choses ! Si au début, l’omniprésence de jupons apportait confort et douceurs suscitant parfois des ondes insoupçonnées de sensualité, il fallait bien admettre qu’avec le temps, cette situation poussa Michael à s’isoler sous une épaisse coquille. Il s’y renferma pour se protéger de ces deux femmes tellement envahissantes, qu’elles l’enveloppaient dans leur petit univers aseptisé, fleurant bon le factice et la naphtaline. Il bâtit ainsi l’édifice de sa personnalité pierre par pierre, sur une taciturnité caricaturale, posée en porte-à-faux par rapport à la vie menée par les autres du même âge. D’un autre côté, comment tolérer la tyrannie d’un père à ses côtés ? Son père ??? Tiens, comme ce mot sonnait étrangement dans sa tête ! Impensable !

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Selon, lui, autant jouer à cache-cache avec un petit bonhomme vert pour le dénicher Dieu sait où. Pourquoi s’encombrer de sa présence ? Il tendait la main, il recevait. Il élevait la voix, elles accouraient. Un père… franchement ! Quelle idée ! Cependant, de la chaleur et la sécurité qu’il s’imaginait avoir trouvé, terré dans les bras de la mémé pendant qu’elle racontait des aventures fabuleuses tirées d’un mystérieux livre d’histoires, dans une débauche de lutins, d’elfes, de contes de fées, Michael ne recueillit qu’une épure très imparfaite des duretés du monde. Le cadet de ses soucis. Il s’attela à bétonner un déni des réalités. La crainte d’affronter un jour celles-ci le confinait dans une complaisance qu’un petit pas suffisait pour le faire tomber dans le trou infini du je-m’en-foutisme. En évaluer les implications ne le concernait pas. Pas encore, ce qui le satisfaisait entièrement. Le premier désenchantement le frappa au matin des jeunes années comme le marteau du président appelant l’assemblée au calme. La mémé s’approcha de lui et tendit son précieux livre d’histoires Un conte chaque soir, puis s’en alla tôt dans la lumière crue d’une journée d’hiver. « Je pars ! – Tu seras là pour midi mémé ? – Je pars et je ne reviens plus. Ave Caesar, morituri te salutant ! – Maman, que dit-elle mémé ? » Martha se tourna vers son rejeton, l’air hébété. Elle-même n’y comprenait strictement rien, n’en croyait pas un mot.

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Une erreur. À la nuit tombée, la mémé fut trouvée raide comme un Tiki d’Hiva Oa, l’œil vitreux, grand ouvert sur le néant, blanche comme la neige poudreuse recouvrant ses épaules et les cheveux, blanche comme une morte. Quelle idée farfelue de se laisser mourir, solitaire sur un banc de pierre, au pied d’un arbre, entourée des ruines d’un bâtiment qui fut naguère, paraît-il, une école. Michael revoyait le jour de l’enterrement, une journée venteuse, faite d’averses et de larmes de crocodile. Dans la fosse, la terre crépitait lourdement comme la pluie sur le bois de sapin blanc tandis que le curé tenait le goupillon ne sachant s’il devait commencer en pareille circonstance son inébranlable rituel en agitant les mains de bas en haut, de haut en bas ou de gauche à droite. Il adopta en définitive la solution neutre, la plus sage, consistant à asperger d’eau bénite son entourage, dans un vague mouvement circulaire. Personne n’en demandait tant. Les parapluies serrèrent davantage les rangs pour s’abriter de ce déluge. Tout ruisselait de noir, des chevaux en tête du cortège funèbre jusqu’aux cheveux des quelques parents lointains venus surtout pour faire bonne figure. Il ne les avait jamais vus, tantes, cousins, cousines qui lui lançaient de grands yeux affligés, tristes comme une sépulture. Salut mémé, je t’aimais bien. Depuis ce jour, Michael ne parvint jamais à se soustraire au regard critique de son passé, au point de sombrer dans un sinistre vague à l’âme. Trop tard, bien trop tard pour s’évader de sa coquille!

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Impossible de s’évader de sa prison dorée. Les grilles se fermèrent pour de longues années en dépit de tous ses efforts. Le départ de celle qui l’ensorcelait par ses histoires le dérouta tellement à l’époque qu’il ne s’interrogea pas une minute sur ses propres origines, en tout cas pas avec une application suffisamment soutenue. Maman Martha le persuada que son père était mort quand il se promenait encore dans la maison, un nuage de talc flottant autour de ses fesses bordées de langes. Etait-ce vrai ? L’idée qu’elle pouvait lui mentir paraissait tellement insupportable. Mais plus tard, des langues se délièrent à Evergreen. Sans mettre de gants, elles ébruitèrent des rumeurs à dormir debout à propos de Martha. Elles relataient ses goûts immodérés pour la boisson, ses frasques avec d’autres hommes peu recommandables pendant que le sien menaçait de prendre la clé des champs. Un avertissement qui avait pris rapidement à l’époque la forme d’un ultimatum. Elle se lamenta sur son sort. L’éternelle contradiction féminine… Qui sème la zizanie récolte tôt ou tard le mépris. Néanmoins, une version plus romanesque, inspirée sans aucun doute de l’Odyssée, évoqua l’histoire d’un père parti en mer combattre les éléments et qui n’avait plus jamais montré le bout du nez. Nul ne l’avait jamais revu quoique, parmi les habitants du quartier, certains dotés d’une imagination plus brillante, prétendaient l’apercevoir parfois rôdant autour de la maison comme un pestiféré. Allez savoir ! Le scénario le plus plausible ressemblait vraisemblablement à l’un de ceux-là. Un

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autre, plus inattendu et pimenté avec un soin démoniaque par Martha, venait de temps en temps s’immiscer entre toutes ces rumeurs. Un châle grossièrement tricoté sur les épaules, il lui arrivait de raconter sa vie en compagnie d’un homme, l’ostrogoth l’appelait-elle en parlant de lui. Il menait la grande vie quelque part pour reconquérir le monde avec une autre en trempant dans des affaires douteuses. Il n’existait plus, point à la ligne. Mais tant de récriminations révélaient visiblement son désir obscur de le voir un jour ramper à ses pieds pour demander pardon. Pardonner quoi ? Une aventure avec une femme ? D’accord. Mais de son côté était-elle irréprochable ? N’avait-elle pas connu également un amour interdit, plus fort même, pendant qu’elle partageait sa vie entre lui, l’ostrogoth et un autre ? La hantise d’une trahison au point d’en faire une obsession irrationnelle ? Trahir qui ? Obsession de quoi ? Quel lien pouvait-on trouver entre le mutisme buté de Martha et une cour d’hommes sautillant autour d’elle comme une bande de bouffons ? Existaient-ils seulement ? N’appartenaient-ils pas au domaine de la plus parfaite spéculation ? Mon Dieu que de questions ! Impossible de savoir, cette femme cultivait l’ambiguïté à merveille et ses explications demeuraient floues, sans consistance réelle. Probablement rêva-t-elle longtemps à l’un d’eux au point de s’empêcher d’exister elle-même pleinement. Martha ne manquait jamais d’ajouter d’un ton sentencieux, l’œil noir clouant au pilori toute tentative de questions posées par Michael, qu’il

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importait de regarder d’abord vers le futur pour mieux oublier le passé. Elle n’avait pas tout à fait tort. Pourtant, alors que rien n’est plus pénible que d’évoquer la mémoire d’un être cher, elle le tournait au contraire en dérision. Jugé sans appel, son père était rangé parmi le genre humain de la pire espèce : les Ostrogoths ! La suite n’apporta rien d’original. Le scénario était cousu de fil blanc. Il consista à échafauder d’âpres démêlés avec la voix adolescente de Michael, sa conscience et l’irrésistible nécessité de quitter l’atmosphère sinistre d’Evergreen. Le déclin des ignorances crépusculaires sonnait, l’éveil commençait et il se sépara de son indestructible camion de pompier. Ceci le précipita d’abord chez une Martha esclave de son aigreur et de ses vieux démons qui n’en finissaient pas de voler son âme et son corps. Elle semblait avoir pactisé avec eux. Michael l’entendait parfois marmonner un nom. Celui d’un frère, une sœur, un père, l’ostrogoth ? Amertume, chagrin, dépression ou boisson ? Peu importe, la trame de ces longues heures sans relief, partagées avec cette femme entre l’ennui de soirées silencieuses, ponctuées du gémissement des portes entrebâillées par les courants d’air, exaspérait désormais Michael au plus haut point. Du temps de la mémé, passait encore, mais à présent il ne prêtait plus attention aux jérémiades de cette femme, à ses perpétuelles falsifications de l’évidence qui l’acculaient toujours dans l’impasse des contradictions. Elle l’exaspérait, voilà tout.

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Tous deux regardèrent les années s’effilocher, indifférents au mur qui se dressait entre eux. Jamais cette femme n’acceptât une seule petite seconde de lever le doigt pour révéler ne fût-ce que les bribes d’une histoire ancienne ou même lui donner des indices auxquels il avait pourtant droit. Michael mesurait alors le gouffre qui l’empêchait de le conduire pas à pas vers la route de son identité. Où se cachait donc son père ? Cette question qui le laissait de marbre autrefois, le taraudait tant à présent qu’elle devint un objectif, une obsession décochée comme des flèches acérées dans son cœur. Elle se résumait à ces trois mots : trouver son père. Après la mort de la mémé, il commença à fréquenter une société peu respectable, une jeunesse qui noyait son avenir aux comptoirs des bistrots ou dans les centres de détention pour les infortunés. La rue, source dérisoire d’espoir et combines louches, devint son domaine. Ici, peu de soleil pour illuminer les longues nuits d’insomnie, pas de vagues, nul écho du vent dans la falaise, peu de place aux mirages de la liberté pour le laisser dériver au gré de l’innocence de ses seize ans. Il s’en était accommodé longtemps, incapable d’imaginer d’autres conditions plus agréables tant qu’il habiterait dans cet univers hostile. Les années candides achevées, il se mit à rêver d’évasion dès les premiers beaux jours du mois d’avril. Les rayons balayaient les trottoirs et caressaient les bras nus des filles qui le crucifiaient

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tout bonnement de leurs yeux arrogants, fraîchement maquillés, l’ombre des pommettes satinées de crèmes dont elles taisaient jalousement les secrets de la composition à défaut d’en maîtriser correctement le dosage. Rêver ? Enfin, pas tout à fait… Pour tout dire, ces créatures le laissaient si froid qu’il ne voyait guère plus auprès d’elles, rien d’autre qu’un divertissement passager pour fuir les misères d’une femme perpétuellement éplorée. Il découvrit l’espace d’une nuit, les Cindy, Audrey et Leslie sans que l’une d’elles puisse lui offrir l’apaisement de l’âme ou simplement l’euphorie des jambes enlacées et des mots étouffés par le souffle du plaisir. Non, il ne se sentait vraiment pas en état de construire un futur avec elles. Il prit la décision à la même époque, moins par prémonition que par le sentiment impérieux de tuer le temps, d’entreprendre la rédaction d’un journal qu’il jura de tenir à jour le plus régulièrement possible. Ainsi occupa-t-il ses temps de loisirs. Il toucha aux élixirs empoisonnés d’une existence qui l’emmena de rencontres scabreuses et désespérées en amours déçus au point d’entretenir désormais une espèce de cordon sanitaire avec l’autre sexe. Il estimait plus gratifiant de l’apprécier simplement grâce aux tableaux de grands maîtres de la Renaissance, flamands, vénitiens, hollandais, leurs décors et portraits de femmes aux visages sortis d’une estampe. Il s’était pris de passion pour Le Jardin des délices de Jérôme Bosch et La Naissance de Vénus de Botticelli. Quelle divine utopie !

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Michael devait puiser aussi dans son sac à malices toutes les ruses pour fuir une Martha aigrie dont la peau évoquait la feuille d’automne flétrie dans une forêt lugubre où germaient complots, rancœurs et violence. Un esprit défaillant, une humeur de nature versatile aidée par la consommation d’alcool ; la dépression guettait cette femme avec une subtile assiduité, avant de la frapper inévitablement au plus mauvais moment. C’était prévisible, écrit, signé et invivable. Malgré son état visiblement pathétique de victime affectée, elle refusait l’idée d’une dégradation de sa condition. Celle-ci était toutefois entrecoupée de périodes plus sereines qui lui donnaient un air de déesse hindoue portant un masque figé dans la nudité de pensées opaques. Michael avait l’âge pour comprendre sans peine que de ce corps déçu, les hommes n’attendaient plus rien. Il lui arrivait encore de croire qu’émergerait tôt ou tard un torrent qui l’emporterait vers la poésie du monde merveilleux tant espéré. Pourquoi pas le continent? Le bout du monde à portée de main. Le vieux, pas le nouveau… malheureusement. Il était temps de partir, tourner le dos à un pays qui n’en finissait pas de soigner les blessures de l’aprèsguerre. Une industrie vétuste, voire moribonde dans certains bassins, une économie redressée au prix de mesures d’austérité draconiennes, enfonçaient l’Angleterre dans un désastre social sans précédent. Le silence des armes depuis des années n’avait pas suffi pour désigner vainqueurs et vaincus. Le soldat

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continuait d’astiquer la gâchette, huilait le canon du fusil en prévision d’un hypothétique conflit pendant que la rue vomissait les humiliations du drame humain vécu au quotidien par les plus démunis. Ailleurs ne pouvait être que meilleur. Du reste, l’idée d’écouter un jour la mer ne lui déplaisait pas, mais demeurait actuellement un idéal impossible à concrétiser. Oublier la maman ? L’envie ne manquait pas. Malgré cela, Martha valait-elle la peine de courir le risque de compromettre toute chance de mettre la main sur son père ? À moins de disposer d’une autre source de renseignement plus crédible, toutes ses ambitions pour rattraper le temps perdu reposaient invariablement sur la bonne volonté de cette femme. Il ne pouvait se résoudre à la laisser seule dans sa décrépitude même si elle tapait sur les nerfs de la plupart des personnes qu’elle fréquentait. Ces conversations défilaient comme la bande générique d’un western spaghetti au cours duquel les bons et les méchants s’affrontaient selon un rituel immuable dans les rues d’Evergreen. Elle n’aimait pas la voisine. Elle ne pouvait sentir cette femme et son chat ; selon elle, un puits intarissable de commérages et de ragots. Elle s’efforçait de parler toujours avec détachement de choses et d’autres, des gens, l’incontournable, l’omniprésente mémé bien sûr, de l’indépendance du Congo, la Belgique. Diable ! Pourquoi la Belgique ? Qu’avant donc ce pays pour quelle en parle à tour de bras ? À la fin, négligeant la présence de son entourage, tout basculait dans un monologue concis, logique,

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redoutable. Une violence contre tout, contre tous, contre elle-même, la possédait. Une hostilité que seul un esprit retors pouvait à la rigueur justifier. Alors, les visages éclairés des sourires compassés du début se fermaient, maussades. Les dos pivotaient, chacun s’en allait à ses occupations, comprenant que bien audelà de l’image de la maman fragile et dépressive, se dressait l’aversion aveugle de la femme oubliée, tombée en disgrâce, soumise aux affres d’une ignominie perdue dans la confusion d’une affaire insoluble. Ses souvenirs qui l’empêchaient de vivre pleinement ne se nourrissaient pas seulement de désespoir et de découragement. Quelque chose d’encore plus pernicieux grignotait ses entrailles, la saisissait comme un cri venu de l’intérieur et Michael savait que tôt ou tard, ces souffrances endurées éclateraient au grand jour. Elles se manifestèrent d’abord par de la mélancolie, un désintéressement absolu envers tout puis enfin, plus récemment, une verve empêtrée dans la colère et la honte de ne pouvoir se contrôler. Curieusement, elle s’était prise de passion pour la couture et réalisait de vrais petits chefs-d'œuvre, mais cela ne suffisait pas pour épancher les aigreurs qui lui tenaillaient le cœur. À défaut de ne plus trouver un homme, elle était tombée amoureuse du volant de sa machine à coudre, héritée de la mémé. Il existait presque un rapport charnel avec cet engin qu’elle caressait d’un mouvement voluptueux à chaque coup de pédale. Si Michael voyait cette distraction d’un bon œil, elle apportait son lot de surprises et de dangers. Les

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pertes de mémoire de Martha, stimulées semble-t-il par ses travaux de haute couture, l’inquiétaient et devenaient plus fréquentes tandis qu’elle pédalait comme un beau diable sur sa machine en semant son attirail dans les endroits les plus insolites de la maison. Épingles, bobines de fil, broches et crochets traînaillaient partout : les doublures de vêtements, la literie, le café, et même le distributeur de papier hygiénique. Cependant, il n’était pas rare d’assister à de violentes altercations entre elle et la machine ponctuées d’un long monologue. Le volant faisait les frais généralement de son ire. Elle le frappait des pires anathèmes en décrétant qu’il ne tournait pas suffisamment vite. À ce stade, Michael s’approchait d’elle et la consolait entre deux larmes. Après une gorgée de J&W, elle reprenait son sang-froid et ses travaux de couture avec le dos plié sur les vieux morceaux de tissus qui lui permettaient ainsi de tuer le temps. « Les clients n’attendent pas ! », lui criait-elle, en soufflant, et pédalant sauvagement comme un coureur cycliste dans le col du mont Ventoux. Elle se régalait surtout de la fierté d’assumer une responsabilité dont dépendait l’avenir de la planète entière. En effet, ce modeste divertissement contribuait selon elle à survivre et joindre les deux bouts en fin de mois.

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Evergreen — 1965 Le vingt-quatre janvier 1965 fut une journée de deuil en Grande-Bretagne, sauf pour Michael. Encouragé par la fougue de ses vingt et un ans, il hissa même ce jour à la première marche du podium des meilleurs souvenirs. De sa chambre, immobile dans ses longues rêveries, il écoutait le bourdonnement de la ville. La fenêtre donnait d’un côté sur un édifice désaffecté, dont la charpente saillait par endroits sur une toiture partiellement effondrée. De l’autre côté, la vue se réduisait à une boutique de vêtements d’occasion, la plupart du temps délaissée par la clientèle. Elle occupait l’angle compris entre un boulevard et une venelle. Aujourd’hui, il était quasiment impossible d’y parvenir. Un attroupement se formait. Il gonflait devant le magasin au point de déborder sur la chaussée. Michael se demanda ce qui pouvait susciter autant de curiosité chez tous ces gens. Plusieurs dizaines certainement. Une centaine peut-être. Il en reconnaissait quelques-uns, à commencer par le vieux Cobb, l’adoré des enfants du quartier, les frères Gallagher, deux sales types toujours fourrés dans leurs affaires miteuses qu’ils réglaient à l’intérieur de toilettes crasseuses des cafés du coin et Mrs. Harris, l’institutrice des jours heureux. Michael pensait qu’elle s’était évadée sous des cieux moins lugubres et il y avait des lustres que son image s’était craquelée dans sa tête comme une vieille peinture, incapable de résister à l’érosion du temps.

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Contrairement aux Jérôme Bosch et Botticelli… Il aperçut la petite Leila accompagnée de sa mère au teint si joliment métissé, portant les lumières éternelles d’une aurore afghane dans la prunelle de ses yeux désespérés de ne plus revoir son pays. Légèrement retirée du groupe, la voisine avec son inséparable matou et… et maman Martha. Un autobus se trouva calé de longues minutes à l’angle de la Shawfield street et Kings road. Après deux ou trois coups d’avertisseurs, empêché de poursuivre son itinéraire, le chauffeur abandonna la partie et rebroussa chemin pour s’engager à grandpeine sur une route parallèle. Tous fixaient la vitrine derrière laquelle, posée sur une pile de camisoles fripées, une télévision diffusait une image de mauvaise qualité. Bavardages, cris et pleurs d’enfants, des voix versant d’un côté en badineries et de l’autre en prises de bec, papillonnaient de partout. Il était évidemment impossible d’entendre le son de sorte que chacun imaginait son propre scénario au fil des images en taillant une bavette avec son voisin. Dans toute cette agitation, un couple tenait haut et fort le crachoir. Lui surtout. La femme ne portait sur elle que la peau sur les os. Elle s’appelait Tracy. Tracy Smith. Elle faisait penser, à La résurrection de Lazare de Rubens ou Néfertiti embaumée, chaque fois que Michael la croisait dans la rue. Un squelette que l’on s’attendait à voir trébucher et s’effondrer dans un cliquetis d’ossature désarticulée au premier contact avec un obstacle.

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L’autre par contre, Mr. Smith, marin de son état, chevauchait la crête des vagues aux quatre coins des océans. Portrait de ce qu’il y avait de plus stéréotypé sur les métiers de la mer, une joyeuse animation envahissait le quartier à chacun de ses retours, après plusieurs mois d’absence. Très populaire, il symbolisait la liberté, la vie confortable et l’érudition. Il éprouvait un plaisir infini à s’attarder longuement sur des récits que beaucoup prenaient pour argent comptant et que nul ne se serait aventuré à contester. L’homme ne présentait qu’un tatouage du cou aux mollets, une fresque vivante et mouvante du monde, témoignage d’une inspiration aussi originale que l’œuvre d’art qu’il dévoilait, sinon plus. Un travail d’orfèvre ou plutôt de maître en matière de graphisme cutané. Mr. Smith réservait le reste, pour les intimes. On peut le comprendre. Les biceps portaient les sirènes, cœur et ancres, le fruit d’une tradition séculaire qu’il jugeait nécessaire de respecter. Les avants bras montraient pêle-mêle le sphinx, le Colisée, une version très personnalisée du mausolée d’Halicarnasse et les jardins suspendus de Babylone… toujours en construction, faute de place peut-être en dépit de l’imposante carrure du personnage. L’occasion de laisser libre cours aux cancans ne manquait cependant pas. Les mauvaises langues ne se privaient guère pour insinuer en coulisse qu’avec un plan d’aménagement convenable de son épiderme, il aurait pu trouver fortune dans une foire aux

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monstres en étalant ses muscles format panoramique Super DVD. Il n’empêche que le potentiel de créativité de Mr. Smith se surpassait définitivement à hauteur du torse avec le Golden Gate uni au Kremlin sur le pectoral gauche, la statue de la Liberté éclairant le monde sur le droit. Un vrai Guide Michelin. La guerre froide que se livraient les blocs capitaliste et communiste n’aurait selon toutes probabilités jamais lieu sur le maquis pileux du torse de Mr. Smith. Mais le clou de cette exposition haute en couleur restait sans conteste l’œil surmonté d’une couronne de cocotiers en guise d’arcade sourcilière, la pupille posée sur un nombril partiellement dissimulé par les touffes de poils d’un tissu cutané ramollo et envahissant. Pendant la respiration, il avait la particularité d’entraîner l’ensemble dans un mouvement de reptation d’une incroyable régularité pour simuler un clin d’œil. Michael délaissa la fenêtre de sa chambre, descendit les escaliers et s’approcha de la vitrine en prenant soin d’éviter la maman. Il se fraya un passage vers Mrs. Harris, espérant revivre ces légers pincements et emballements du cœur éprouvés autrefois. Déception, il n’en fut rien. Le corps de la femme n’avait pas résisté à un âge qu’il refusait de toute évidence d’assumer. Elle n’était pas grosse, juste la peau flasque, un bedon qui pendouillait discrètement et l’extrémité des doigts jaunie par la nicotine. Elle portait encore ses longs cheveux qui retombaient maintenant négligemment

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sur une encolure usée par la transpiration. Elle donnait l’impression d’attendre quelque chose ou quelqu’un, le regard éteint, sans intensité. Son corps était déjà fatigué et peut-être que la lassitude d’une vie trop morne l’a gagnait prématurément. Un coup d’œil suffit à Michael pour déplorer l’absence de toute séduction. « Bonjour. » Elle ne broncha pas, paraissant toujours assoupie dans ses pensées. Etait-ce Mrs. Harris ? Il se permit de douter une fraction de seconde. « Je suis Michael, bonjour Mrs. Harris. » Il accentua les derniers mots tandis que dans un élan d’impatience, il agitait doucement le bras de la femme. Étonnée, elle le regarda de la tête aux pieds, puis son visage s’éclaira enfin comme un rayon de soleil. La femme lui adressa un sourire confus. « Michael ? Oh ! excusez-moi, j’ai connu plusieurs Michael, c’est très à la mode vous savez ce prénom. Je l’ai même donné à mon enfant, l’aîné. – Vous étiez mon institutrice, voilà dix ans. » Il se tut, observa la foule avant de poursuivre. « Maman est là avec le chat… Enfin, je veux dire, avec la voisine et son chat. » Mrs. Harris fit mine de réfléchir intensément, fronça les sourcils puis affecta un mouvement d’approbation émaillé d’une sincérité calculée. « Ah oui… je me souviens maintenant. C’est loin tout ça ! » Michael se posait des questions. Parlait-elle du chat de la voisine ou de lui quand il fréquentait sa classe ?

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« J’avais quitté, continuait-elle, mon poste d’enseignante à la même époque quand Philip, mon mari, m’avait croisée sur son chemin. Comment allez-vous ? » Elle ne le regardait déjà plus et tournait la tête vers la vitrine du magasin, dressée sur la pointe des pieds, comme les autres. Il n’insista pas et s’en alla sans regret. « Ben y en a du monde pour tirer ça ! lança un homme. – Là, y sont bien deux cents à pousser l’cercueil. – Y poussent pas, y tirent… », corrigea une voix. – Ah ! Évidemment, ça change tout, enchaîna le voisin de Michael, y n’arriveront jamais à cette vitesse. – Quelle différence ? Ça avance, c’est l’principal, puis c’est qu’il était gros not’ Churchill. – Oh ! Oh ! Oh ! parle pour toi. Sans lui tu boufferais encore des rutabagas », protesta une femme. Dans la foule, un visage rond, entouré de deux couettes serrées dans des rubans de soie couleur pourpre avec des reflets verts, fixait d’une paire d’yeux incrédules l’écran du téléviseur. « Maman, qu’est-ce qui font les messieurs là sur l’image ? – Ce sont des marins ma chérie et… euh… et ils tirent une boîte et dedans y a not’ Churchill. – Eh ! Y a qu’des marins pour faire ce boulot ! ricana un jeune. – Tu viens d’où toi ? T’es pas d’chez nous avec ton accent trop british de p’tit écolier d’Oxford. T’as

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quék’ chose contre les marins ? aboya une voix de baryton. Mister Smith parlait. Sa femme rentra la tête dans les épaules et glissa dans ses petits souliers, appréhendant la suite. « Comme le disait madame, si t’avais pas les marins, tu boufferais encore des rutabagas. Alors, va voir si ch’ suis pas à côté gamin ! – Elle parlait pas d’toi ni des marins, répliqua l’autre, sûr de lui, elle parlait d’Churchill, eh ! cyclope ! » Dans un magnifique ensemble, toutes les têtes se tournèrent vers les deux hommes. La retransmission des funérailles de Sir Winston Churchill ne polarisait plus l’attention, le clou du spectacle se trouvait désormais parmi eux. Prendre le risque de se mesurer au Tatoué, à ce modèle unique et vivant de l’art graphique, ne manquerait pas de piquant. « Quoi ! cyclope moi !!! mon œil ! T’as encore rien vu, espèce d’anthrax des îles ! Cosaque en jupon ! Margouillis de crapaud ! Chihuahua à plume ! – C’est joli ça avec des plumes, c’est quoi ? Hein maman, c’est quoi un chiouaouah à plume? », susurra la fille aux couettes. La foule éclata de rire pendant que l’autre mettait de l’ordre dans son bagage sémantique et ôtait une chemisette aux couleurs douteuses sous le regard inquiet de Tracy Smith, alias Néfertiti. « Tu vas encore prendre froid poussinet. » Mais poussinet avait la tête ailleurs, pointant un impressionnant index hérissé de poils vers la toison entourant œil et nombril, objets de toutes les curiosités.

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« Tu vois çà, bothriocéphale fossilisé, il a été dessiné par un artiste, un vrai, souvenir de mon séjour à Anvers. L’argent il est là-bas. On y travaille, quinze heures par jour, les navires n’attendent pas et il est rare que les équipages se permettent de rester une heure devant un écran de télévision comme toi. La fatigue est leur pire ennemi. Le port grouille d’une activité que tu ne connaîtras probablement jamais parce que toi, c’est à peine si t’es capable de tremper le bouchon pour sortir de l’eau une sardine. Un cyclope moi ? Attends, tu vas voir… toi qui restes ton cul ici, je te montre le mien. » Et, pénétré d’un calme olympien, il se déculotta devant la foule médusée, montrant un œil dessiné sur chaque fesse. « C’est pour chasser les mauvais esprits et des charlatans dans ton genre. », glissa d’un ton goguenard le Tatoué en dodelinant de la tête. Au même instant, on entendit dans le lointain, le bruit sourd de douze coups de canon. Ce fut le signal. On ne sut pourquoi, mais une querelle éclata bientôt entre les Gallagher qui n’en rataient jamais une et « la galerie d’art » pendant que « chihuahua » prenait ses plumes à son cou sous les quolibets et les obscénités, peu soucieux de demander son reste dans une affaire qui le dépassait. Tandis que la foule se disloquait dans le tohubohu général, la nation entière respectait une minute de silence monacal. Churchill était inhumé. De retour dans sa chambre, Michael riait encore aux éclats de tout ce remue-ménage tellement

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inhabituel. Cependant, l’essentiel ne se situait pas là. Une idée prenait consistance dans sa tête. Anvers ? Où est-ce au juste ? La Belgique ? À nouveau la Belgique… Décidément qu’avait de si extraordinaire ce petit pays ? Ce n’était pas la première fois qu’il revenait dans les conversations de Martha. Elle prenait régulièrement l’habitude d’en parler après quelques lampées de J&W. De mauvaise grâce, Michael cédait à ses quatre volontés pour l’écouter d’une oreille polie et distraite. La Belgique ? Pourquoi pas ? Il n’en connaissait rien, sinon que le froid, la grisaille et l’humidité remplissaient de morosité le cœur et la vie de ses habitants comme ici, à Evergreen, mais le travail ne manquait pas à en juger les paroles du Tatoué. Ce dernier appréciait visiblement en mettre plein la vue à sa façon, ce qui en l’espèce n’avait rien de péjoratif. Pourtant, il avait raison sur un point au moins : il valait mieux tenter sa chance plutôt que de moisir à Evergreen. Le lendemain, Michael frappa à sa porte. Néfertiti lui ouvrit, le visage traversé par un naturel méfiant qui semblait ne jamais la quitter. « Qu’est-ce que tu veux ? – William est là ? » Elle le condamnait déjà d’un sombre regard avant de découvrir l’objet de sa visite. « Il a passé la nuit au poste. Ils l’ont embarqué avec les Gallagher. Qu’est-ce que tu veux ? demanda-telle encore. – Je peux entrer ? Juste une minute. » Haussement des épaules.

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« Si c’est pour une minute, ça n’vaut pas la peine. – Bon. Alors cinq, c’est possible ? » L’intérieur était coquet, propret, aucun signe ostentatoire des fantaisies et chinoiseries du mari, excepté la reproduction en bois d’un voilier, appelé dédaigneusement par Néfertiti, l’attrape poussière. Ici, Michael pénétrait manifestement dans le jardin secret de cette femme. Il s’y sentit directement à l’aise. Mr. Smith avait de la chance avec elle et il ne la saisissait pas, préférant trainailler sur le pont d’un navire ou les quais gris et bruyants d’un port pour s’y faire tatouer un monument supplémentaire qui complèterait son Guide Michelin. Michael expliqua son projet qu’elle trouva totalement fou. « Le fric, tu l’auras, c’est vrai, mais il t’enterrera et personne ne sera présent le jour de tes obsèques, car entre-temps tu auras perdu famille et amis. », dit-elle d’une voix lugubre. – De toute façon, vous savez parfaitement bien que ma famille brille surtout par son absence et les amis sont rares à Evergreen.» Il espérait enchaîner directement sur une question qui gratouillait le fond de la gorge, n’escomptant pas recevoir une réponse, mais plutôt un indice, quelque chose d’imperceptible, seulement identifiable entre quatre yeux. Un simple geste, un frémissement des lèvres, un tremblement des mains révéleraient plus qu’un long discours. Il s’éclaircit la voix. « Mrs. Smith, l’homme dont tout le monde parle ici, celui qui déambulait dans le quartier il y a quelques années, c’est…

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– C’est personne ! » Puis elle hésita, secoua la tête avant de se lever lentement pour farfouiller dans une boîte en carton. Elle lui tendit une carte avec une adresse, celle d’une compagnie maritime dont les bureaux étaient situés à Anvers. Elle recrutait du personnel pour aider aux manœuvres d’amarrage à quai de navires ainsi que des aconiers. « Prends ceci. Va-t-en et pense à Martha. – Elle ment. – Elle est seule. – Ça ne l’empêche pas de mentir. » L’allusion lui semblait déplacée. Il ne saisissait pas la relation qui pouvait exister entre le besoin de mentir chez un individu et sa solitude. Les psychologues trouveraient sans doute une meilleure explication à des choses qu’il ignorait. « Elle est seule, mais elle ment, répéta-t-il. – Elle a ses raisons… peut-être. » Après une longue hésitation, elle ajouta : « L’homme dont tu parles, ce n’était pas un vagabond, mais il y avait Martha et l’autre. Le reste ne me regarde pas. » – L’autre ? Comment ça, l’autre ? » Des détails remontaient par petits touches insignifiantes, des imprévus, de menus incidents parfois étranges qui ponctuaient le quotidien de Michael. Le fruit du hasard selon lui, mais tellement révélateurs aujourd’hui. Ils composaient l’ensemble d’une mosaïque complexe, chaque fragment ne trouvant sa place qu’au prix de multiples gymnastiques de l’esprit. Et

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encore ! Établir un lien quelconque entre eux conduisait rarement à la solution, sauf que la maman en dépit de son état, en détenait la clé. Ce fut précisément une clé qui ne tarderait pas à le libérer définitivement de sa coquille. En fin de compte, en y songeant de manière moins passionnelle ici chez Tracy et replacés dans le contexte de ces journées noires, un seul sujet avait vraiment travaillé Michael. Il flottait dans son esprit aussi léger que le bleu d’une encre sur l’eau. Qu’avait donc son père ou cet autre homme, pour que la maman fasse preuve d’autant d’obstination à vouloir dissimuler son existence ? La morale ? Allons ! Quand on porte plus de quarante printemps, quarante hivers dans son cas, la morale, celle qui enveloppe les meilleurs principes ombrés de sagesse et d’hypocrisie, ça n’existe plus à moins de vivre dans un carmel. Quoique… « L’autre, c’était différent, continua Tracy. Si le premier avait presque l’allure d’un aristocrate aventurier, le second on peut dire qu’il réunissait tous les archétypes du dandy de pacotille, le portrait tout craché d’un tombeur de femmes, beau parleur, bien plus jeune aussi. – Plus jeune ? Combien plus jeune ? – Que sais-je ! Je n’ai pas vérifié s’il coupait les poils de son nez tous les matins, mon gars ! Le voir de loin avec son torse toujours gonflé d’orgueil, me suffisait pour comprendre que le gaillard n’avait rien dans le cœur. Je ne sais pas lequel des deux pouvait être ton père. Ne m’en demande pas plus. »

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Michael hocha la tête. Sans réfléchir, il voulut l’embrasser pour la remercier, mais craignit instinctivement de lui briser les os en la serrant trop fort. Il se contenta seulement de poser une main sur les siennes qu’elle pressa nerveusement en souriant faiblement. Ils s’étaient compris. Quelques minutes plus tard, il se trouvait à la caisse de l’off-licence, une bouteille de « Black Label » dans un sac en plastique. Elle fournirait l’occasion de rentrer sérieusement dans le vif du sujet avec maman Martha. Cette pensée le rendit passablement honteux. Cependant, n’était-ce pas pour la bonne cause ? La sienne… L’opération fut menée rondement quelques jours plus tard, après avoir observé le manège de Martha vidant, remplissant mi-figue, mi-raisin, les verres du précieux breuvage, le sésame pour de nouveaux paradis. Au quatrième verre, il estima le bon moment venu. Attendre davantage serait trop tard, l’affaire s’achèverait sous la table. Il en fallait si peu pour que le projet d’une vie se noie dans un fond d’alcool. Une gorgée de trop et hop, terminé ! La Martha s’envoyait au septième ciel et lui, restait ad vitam aeternam à Evergreen. Les lèvres de cette femme, voilà de quoi dépendait la nouvelle vie que Michael se promettait. Il se racla la gorge et prit une voix presque doctorale. « Maman, dit-il gravement, j’ai une idée. Je reviens de chez Néfert… de chez Mrs. Smith. Tu sais mieux que moi que notre pays nous dédaigne et je peux admettre que te laisser croupir ici, dans ce lieu que tu ne mérites pas, n’est pas la… »

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Les mains de la femme ondulèrent comme des herbes marines emportées par une vague de whisky. « Passe, passe, je n’entends rien à tout ce blabla philosophique, il n’y a que toi pour le comprendre avec tes grands airs. Dans deux minutes, ce sera le repas. Ton idée ? Dis toujours, j’attends. » Elle pianota du bout de ses doigts malhabiles, le bord de la table avec une savante duplicité. Néanmoins, Michael l’étudiait d’un œil amusé et ne distinguait chez elle qu’impatience d’en connaître plus. Philosophique ? Voilà qu’elle le taxait à présent de verser dans la philosophie ! Deux minutes suffirent pour la convaincre. Pas de mauvaise surprise, elle adhéra à ses intentions sans trop se faire prier – trop facilement à son goût en réalité – lorsqu’il les lui dévoila avec ménagement, prenant soin de ne pas évoquer les vraies raisons. Une seule question épineuse restait en suspend : l’argent. Où trouver l’argent pour s’extraire d’Evergreen, de ce trou, avec tous les honneurs et sans tralalas administratifs ? Le problème clairement posé, ça ne l’empêcha pas de savourer malgré tout son triomphe. Ah, ah ! C’est qu’elle était toujours têtue la maman. Pour la première fois, elle courbait l’échine. Il l’appelait parfois Miss No, un sobriquet qui ne paraissait d’ailleurs pas la déranger outre mesure. Puis les semaines passèrent et elle sembla tout oublier de leur conversation et beau projet. Tout espoir était-il déjà mort et enterré faute d’argent ? Au deuxième mois, l’inquiétude le gagna pendant que le cœur de Martha vacillait en chantonnant I Want to

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Hold your Hand pour mieux supporter la dépression qu’elle tentait de soigner en ingurgitant des bouteilles de Johnny Walker l’une après l’autre. William Smith, le Tatoué, était reparti en mer et les frères Gallagher évaporés dans la nature laissaient derrière eux l’atmosphère ternie par la ghettoïsation et l’ennui d’une cité abandonnée. À vingt ans, sa modeste expérience du passé n’empêcha pas Michael de retenir trois règles d’or. Il les avait comprises et tirait une certaine fierté de les appliquer dès que l’occasion se présentait. Elles enseignaient que pour toucher à une forme de sagesse, il ne faut pas hésiter à se remettre constamment en question, affronter les épreuves qui nourrissent sans relâche l’existence. La première disait que le privilège de la réussite se trouve dans la difficulté, celle qui rend l’impossible, possible. Bien sûr, il y a l’autre option qui repose sur l’action tarabiscotée, l’amie des illusions, celles de la facilité échafaudées par des cervelles d’oiseaux comme les Gallagher. L’entreprise de toute une vie côtoie le pire et le meilleur. Le riquiqui et le rococo. Le facile et le compliqué. Simple, mais à vérifier, admettait Michael. Il ne connaissait pas l’auteur de la deuxième règle, un maître-penseur peut-être qu’il imaginait portant une interminable barbichette blanche sur une peau toute plissée. Encouragé par les propos du Tatoué, il entendait bien l’appliquer. Elle se résumait grosso modo à ceci : « Si tu ne veux pas vieillir stupidement, va à la rencontre de l’autre pour accéder aux clés de ce monde. »

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Et cet autre sera mon père, murmura Michael. La troisième, celle d’un marin sans aucun doute, s’énonçait comme une recette au bain-marie. Si l’horizon est bouché, que les vagues te malmènent, se coucher et patienter en espérant faire revenir le soleil. S’il ne vient pas illuminer tes pensées, laisser mijoter en fermant les yeux et prier pour une accalmie. Et si l’accalmie ne vient pas, il est temps de faire ta prière.

Elle cachait bien des surprises Martha et montrait un don presque inné pour les gaffes. Çà oui ! Ce fut par l’une d’elles que les vents commencèrent à tourner favorablement. Churchill mort depuis quatre mois, enterré, vénéré, détesté, occupait désormais dix pages dans les ouvrages scolaires. Largement suffisant pour alimenter les polémiques et entrer par la grande porte dans l’Histoire pour un bon bout de temps, ou même pour l’éternité. La maman, plus terre-à-terre, ouvrit celle du grenier, le lieu sacré d’une réserve stratégique de J&W dérobée aux yeux du monde grâce à une clé conservée dans un endroit connu seulement de sa propriétaire. Après le whisky, le hic si l’on peut dire, venait toujours du goût immodéré de Martha, sa fascination sincère pour la danse classique. Elle ne ratait jamais l’occasion d’assurer le spectacle. Ce jour-là, du haut des escaliers, elle estima que les rampes constituaient les agrès idéaux pour se sentir pousser des ailes démesurées. Un Icare en

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jupon ! Dans un élan onirique, bras écartés, jambes à demi fléchies, elle s’engagea dans une succession de pieds-mains à la grâce douteuse, suivis d’une tentative avortée de grand jeté. L’échec sur le double salto avant mit un terme à une version très controversée de l’Oiseau de Feu. Ce n’était plus la Chute d’Icare ni Icare aux barres asymétriques, mais la Pavlova aux Jeux olympiques. Superbe ! Maman Martha remporta la médaille d’or de la bêtise. La réception au sol fut moins glorieuse et le bilan à la hauteur de cet exercice hautement périlleux. Entorse au pied gauche, deux côtes brisées, lèvre inférieure fendue, hématomes multiples et le nez cassé. Rien de plus… la chance sourit parfois aux écervelés. Le miracle, si de miracle on peut parler, se présenta de manière fort inopinée. Contrairement Martha qui engloutissait du whisky à longueur de journée, Michael s’enivra des saveurs inconnues de l’existence sitôt l’ambulance partie et s’initia aux voluptés insoupçonnées que lui inspiraient les couleurs de la liberté. Assez pour apprécier les goûts suaves des vins perfides qu’elle recelait afin d’en jouir jusqu’à l’écœurement. Tel était son prix. Ces saveurs lui donnèrent l’occasion de voyager. Oh ! Pas bien loin. Son voyage résulta d’un chouia d’audace additionnée d’une dose de coïncidence. Sans ces deux mamelles indispensables pour abreuver la vie d’un minimum de contingence, il aurait moisi les pieds terrés dans ses pantoufles, jusqu’au retour de la maman.

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En début de soirée, il perçut un froissement suivi directement d’un interminable grincement allant crescendo pour s’achever en une succession de craquements sépulcraux de plus en plus espacés. Cela venait d’en haut. Il ne bougea pas et, sans un geste, les idées en ébullition, il attendit. Une seconde ? Deux, trois minutes ? Il ne sut. Un fracas plus violent résonna alors dans la maison comme un coup de tonnerre faisant trembler les murs, son cœur, tout ! tandis que quelque chose dégringolait les marches. Toc, toc, tic, tic, tac, tac, le bruit sonnait dans la tête, sec et menaçant. Toc, toc, tic, tic… L’objet termina sa course par un bref cliquetis métallique. Bonté divine, la clé du grenier ! Il respira de soulagement. Elle reposait là quasiment à ses pieds comme une invitation à explorer le territoire interdit de maman Martha. Sans surprise, l’endroit se vautrait dans une pénombre humide et fraîche. Sur le plancher, s’entassaient des boîtes cartonnées sur le point de s’effondrer sous le poids de la poussière et des bouteilles vides qu’elles contenaient. Un courant d’air glacé tournicota autour de ses jambes avant de continuer son chemin vers les escaliers. Il en attrapa la chair de poule. Eh ben ! Il y a mieux, songea-t-il amèrement. Une place bien étrange pour y dénicher dans l’alcool la quête improbable du paradis artificiel. Un culot sans ampoule pendait à l’extrémité d’un câble électrique, pas de lumière, juste une lucarne

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étouffée sous les toiles d’araignée, une chaise ainsi que deux valises bourrées de vieux papiers journaux. Un placard à trois battants couvrait toute la longueur du mur et deviner ce que l’intérieur recélait lui paraissait évidemment cousu de fil blanc. Le premier panneau pivota péniblement sur ses charnières. Deux ou trois sillons de rides creusèrent son front. Michael passa au second et dut y mettre toute sa force pour le faire glisser. Il se gratta les cheveux. Le troisième panneau fut presque arraché ce qui n’apaisa guère sa nervosité. Cinq rangées d’étagères chargées de poussières s’étalaient sous les yeux. Rien ! L’armoire ne renfermait plus rien selon toute probabilité depuis la nuit des temps. Mince ! Et le Johnny Walker ? murmura-t-il en refermant doucement les battants un à un. Un regard de travers en direction des bouteilles vides dans les caisses, un haussement des épaules puis il descendit lentement les escaliers, s’arrêta afin de mieux concentrer ses pensées vers cette nouvelle énigme, avant de remonter quatre à quatre les marches, trébucher sur la dernière et terminer sa course la tête dans la troisième porte du placard. Terminus ! Il fit glisser l’extrémité d’un index, celui de la main droite, sur la cinquième étagère, juste à la hauteur de son visage, se redressa et ouvrit de nouveau le premier battant. Il recommença le même geste, mais cette fois avec l’index de la main gauche sur la quatrième, compara les doigts, sourit et ricana. Hé, hé ! petite futée.

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Seule la pointe de l’index gauche était noire de poussière. Deux minutes plus tard, il revenait avec une minuscule lampe torche pour examiner en détail le mystérieux placard. Il ne fit aucune découverte particulière sinon que la tablette supérieure, la cinquième, révélait une zone parfaitement propre sur une longueur d’un demi-mètre environ. Quelque chose occupait donc cet emplacement tout récemment, hier encore peut-être, et ce ne pouvait pas être une de ces caisses là-bas. Qu’est-ce que cela signifiait ? Où se cachaient les bouteilles pleines ? Il lui restait moins de vingt-quatre heures pour apporter une réponse à ces deux questions, la première surtout. Demain après-midi la maman revenait déjà. Mais le pire ne venait-il pas de cette incompréhension qu’il sentait monter en lui ? Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il cherchait, seul l’inspirait un désagréable sentiment que quelque chose se tramait ici, dans l’ombre. Une raison suffisante pour y mettre les bouchées doubles avant le retour de Martha, dût-il y passer la nuit complète. Son exploration commença méthodiquement et s’acheva presque dans le chaos. Cave, chambre, y compris la sienne, armoires, cuisine, il ratissa chaque pièce centimètre par centimètre. Heureusement, ils ne possédaient ni bibliothèque, ni jardin. Entre minuit et cinq heures, il répéta l’opération plusieurs fois toutefois de façon de plus en plus désordonnée avant de jeter définitivement l’éponge quand le soleil inonda le toit des maisons d’une lueur rosâtre. Assis au bord du lit de la maman, il observait l’image d’un être désabusé, réfléchie par le miroir

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posé sur un buffet. Il avait commencé les recherches par ce meuble, mais n’y trouva qu’un matériel de couture rangé dans un fond de tiroir : morceaux d’étoffe, paires de chaussettes, une bougie et un coffret métallique avec à l’intérieur tout ce que les années peuvent rassembler en babioles. Il s’efforça de sourire en se demandant quelle mouche avait encore bien pu piquer cette femme pour qu’elle se voie du jour au lendemain dans la peau de Coco Chanel. Il se leva et, malmené par un tas de cogitations, ouvrit la fenêtre. Il se pencha légèrement dehors. La journée s’annonçait printanière. Des enfants jouaient déjà au fond de l’impasse, un homme-sandwich portait une affiche en forme de cannette de bière, en faisant les cent pas au coin de la rue. Visiblement préoccupé, Michael demeurait impassible face à ces infimes spectacles de la vie. De longues minutes passèrent sans qu’il fasse quoi que ce soit, puis… Crénom de nom ! faut-il que je sois aveugle ? Moins par tristesse que par colère, les traits de son visage se glacèrent aussitôt. Laissant la maison sens dessus dessous, il retourna dans le grenier, les bras pleins d’une étoffe trouvée rangée avec le matériel de couture dans un tiroir de la commode. Il la pétrissait avec une exaltation difficilement maîtrisée. Les valises, deux modèles analogues, se dressaient là, porteuses d’une vérité qui lui crevait pourtant les yeux. Couchées l’une au-dessus de l’autre, il les vida des papiers qu’elles contenaient et

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les plaça sous la lucarne afin de comparer plus aisément leur intérieur. Gagné ! La doublure au dos de l’une d’elles était constituée d’une toile épaisse rouge, une texture rigoureusement identique au tissu trouvé dans le tiroir et qu’il serrait dans ses mains. Elle était grossièrement cousue au bord de l’armature à l’aide d’un gros fil. L’autre valise était demeurée intacte. Un travail d’amateur. Michael ne se fit pas prier, tâtonna avec agacement le fond et sentit une protubérance. Sans attendre, il déchira la toile rouge en arracha une liasse de feuilles serrées entre deux pièces de carton maintenues ensemble par des bouts de ficelle. Posée sur la cinquième étagère, elle occupait au millimètre près la même surface dépoussiérée. Trois dessins ainsi qu’une enveloppe contenant une lettre composaient l’inventaire de ce mystérieux dossier. Fallait-il que ce soit important aux yeux de Martha pour dépenser autant d’énergie dans le seul but de brouiller les pistes? Les gravures représentaient des animaux. N’étant pas zoologiste, il crut identifier des manchots et des phoques ainsi que des paysages aux tonalités pastel. Michael soupira, un peu déçu et déplia la note manuscrite. Le papier était d’un grammage épais, d’excellente qualité, jauni par les années, l’écriture belle et le style sobre quoiqu’impersonnel, trahissaient soit le grand âge, soit une émotion mal contenue de son auteur.

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Chère Martha, Je te remercie pour ta dernière correspondance et suis sincèrement désolée pour les problèmes de santé que tu rencontres. Si tu le souhaites, vous pouvez passer quelques jours chez moi, tous les trois. Dis-moi quoi. Je viens de recevoir la visite d’un ancien ami de Billy. Il prétend vous connaître et me suis permise de communiquer votre adresse, j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur, mais ce personnage me paraissait tellement sympathique quoique son visage portait un je-ne-sais-quoi d’inquiétant. J’ai oublié malheureusement son nom de consonance allemande. Il a promis de passer vous voir à la première occasion. Je joins également un colis, comptant sur vous pour en faire bon usage. Prenez-en grand soin, il s’agit des quelques aquarelles réalisées par mon frère Bill Wilson peu de temps avant sa disparition, que m’ont remis les rescapés de la Terra Nova à leur retour. Elles ont de la valeur et les autres exemplaires se trouvent dans un musée à côté des effets personnels appartenant à Robert Scott. Je vous avais parlé de cet homme exemplaire lors de votre visite avec le petit Michael. Je pense à vous, mon petit-fils ainsi qu’à Billy, mon fils, même si nous n’avons jamais entretenu lui et moi, les meilleurs

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rapports. Embrassez-les pour moi. Le plaisir de vous revoir ne me sera probablement plus accordé avant longtemps.

C. Wilson Aucune adresse mentionnée, pas de date sur la lettre, ni sur l’enveloppe. Michael ne savait quoi penser, quoi faire, un peu comme un élève confronté à un système d’équations insolubles. Le tableau reste désespérément noir. Trop d’inconnues, pas assez d’équations pour les découvrir… Lui-même se trouvait dans le flou le plus complet. Rire ou pleurer ? Discuter avec la maman ? Allons ! Inutile, qu’inventerait-elle encore cette fois ? Qu’elle transforme le grenier en boui-boui ou en distillerie pour son usage personnel, passait encore. Il avait compris depuis longtemps qu’elle demeurerait à jamais enlisée dans ses petits secrets. Par contre, se prêter à autant de manœuvres pour l’empêcher de mettre la main sur ces gravures tenait d’une imagination délirante et débordante d’obsessions mal refoulées. Tous deux disposaient à peine de quoi survivre. Qui se cachait derrière C. Wilson ? Un homme, une femme ? Voilà pour les inconnues. En revanche, il retenait d’autres éléments plus encourageants. Primo, C. Wilson citait Billy, un fils qui avait tout l’air d’être aujourd’hui son père, l’homme invisible, l’ostrogoth. Tout indiquait également que Martha

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dissimulait sa séparation avec lui à l’auteur de la lettre. Secundo, si ce Scott, incarnait vraiment une figure de légende, un peu le contemporain d’un Christophe Colomb revu et corrigé à la sauce anglaise du vingtième siècle, il y avait beaucoup à parier que ces aquarelles inédites signifiaient une précieuse source d’informations pour les historiens. Dans une telle hypothèse, sous ses yeux s’étalait probablement une véritable fortune qu’il entendait exploiter à sa guise pour l’extraire de sa médiocrité. Tercio, outre les mensonges sur son insaisissable géniteur, la maman taisait manifestement autre chose de plus troublant, ou même de préoccupant. Raison supplémentaire pour ne pas la quitter d’une semelle. Enfin, quarto, la Terra Nova était un navire et la mention « ce sont les rescapés » le réjouissait. Un bateau, des rescapés donc un drame. Tous ces ingrédients s’étalaient sous ses yeux, au grand jour, pour le convaincre qu’il avait posé la main sur une mine d’or. Une nouvelle visite de courtoisie chez le Tatoué, alias le cyclope, alias Mister Smith, – en priant pour qu’il soit de retour – l’aiderait sûrement, mais il devait au préalable effacer tout le fourbi dans lequel il avait mis la maison. Il était déjà une heure de l’après-midi lorsque Michael sonna chez Néfertiti. Un visage cendré, encore plus gris que la dernière fois, se détachait dans l’entrebâillement d’une porte d’entrée retenue par une chaînette. « Bonjour Mrs. Smith, vous vous souvenez de moi ?

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– Évidemment, mais je ne peux… – Qui c’est ! grogna une voix maussade. – Michael, le fils de la Morrison ! – Qu’il entre, y a un de ces courants d’air dans cette baraque ! » Un Tatoué méconnaissable, singulièrement amaigri du haut, toujours aussi gras et gros du bas, l’arrogance dans la parole encore présente, mais le sourire plus triste que jamais, se tenait debout, une main appuyée sur le coin de la table, l’autre sur une canne. Ils se mesurèrent d’un regard taillé au couteau, tous deux visiblement décontenancés. Le premier, gêné et la tête bourrée de ses récentes découvertes au grenier ne savait quoi dire, oubliant presque l’objet de sa visite. Que lui arrive-t-il ? s’interrogea Michael. L’autre tentait de faire maladroitement de l’esbroufe selon son habitude et partit s’asseoir d’un pas hésitant, tournant le dos à son visiteur. Ensuite, d’un air satisfait, il étendit ses jambes avant de les frapper sans ménagement à tour de rôle avec la canne comme s’il tenait devant lui un xylophone. Michael distingua le son mat des coups portés et sursauta quand il sentit un léger froissement derrière lui. Tracy Smith se trouvait à ses côtés en prenant soin de ne pas approcher son mari. « Arrête ! tu vas la briser et il n’y aura plus rien pour tenir sur tes… je veux dire, tenir droit » L’homme se tint coi tel un Goliath frappé par la foudre. Il est vrai que l’orage grondait entre ces deux-là en permanence et basculer d’un instant à

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l’autre vers la tragédie ou le burlesque, semblait si facile pour eux. « Ah ! que voilà de belles pensées ! Madame se soucie du seul bien hérité de son père et quel bien ! dit-il en agitant la canne, regarde fiston ! Vise-moi ça. N’est-elle pas belle ma canne ? Un cadeau du beau-père ! » Inutile d’insister. La femme se retira dans la cuisine en dodelinant de la tête tandis que William laissait tomber son pantalon. Une habitude décidément chez cet homme de se défroquer face au premier inconnu. Autrefois, fier à chaque instant d’exhiber ses graffitis placardés sur la peau, il montrait aujourd’hui un monde en ruine. Des pyramides, du Golden gate, de ses jambes, il ne restait plus que deux tubes en aluminium et des bourrelets de graisse autour du nombril. Les yeux n’ont pas suffi pour écarter le mauvais sort, songea Michael. Ceux du Tatoué le contemplaient avec une dignité avilie par l’extrémité de ses genoux. « C’est ce qui arrive quand une amarre de trois pouces se rompt et balaie le pont. Je m’en tire plutôt bien, d’autres n’ont pas eu ma chance… c’est fini pour moi de toute façon, murmura-t-il. Alors mon garçon, quel bon vent t’amène ? – Si vous voulez, je reviendrai plus tard, dit Michael. – Pourquoi ? Tu te décides enfin ? Quand pars-tu ? C’est elle qui m’en a parlé. » Il regarda autour de lui, pencha le buste légèrement vers l’avant, puis avec un air de connivence, il poursuivit en sourdine.

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« Hé… Approche… Une femme, tu sais, ça ne parvient jamais à tenir sa langue. Alors, tu pars quand ? souffla-t-il. – Je souhaitais précisément vous en parler, mais je ne suis pas certain que ce soit le bon moment. – On parle de qui ? de toi ou moi ? Décide-toi ! Tu pars avec ta mère ? – Peut-être… enfin, c’est préférable » L’autre s’esclaffa et se tourna vers la porte vitrée qui s’ouvrait sur un jardinet planté de maigres fleurs massacrées par les dernières pluies. « Préférable… ? Pour elle ou pour toi ? Eh ben mon gars… Y en a du rêve chez toi, félicitation ! C’est pour quand ? », insista-t-il. Il parlait sans le regarder, lâchait ces mots comme il aurait pu dire, l’accouchement c’est pour quand ? « Elle revient de l’hôpital aujourd’hui et j’espère quitter Evergreen dans les prochaines semaines si j’arrive à m’organiser (il hésita avant de continuer), je… je viens pour une tout autre chose. Puis-je m’asseoir ? » Il ne voyait plus que le dos de son interlocuteur, la canne n’arrêtait pas de gigoter, quant aux jambes… « Connaissez-vous un navire baptisé Terra Nova ? » La canne interrompit sa danse une seconde avant de reprendre de plus belle. « Y a-t-il un musée Falcon Scott quelque part à Londres ? », enchaîna Michael. Mais révélant toujours la forme voûtée de ses épaules et du dos, Smith jouait le bel indifférent, examinait sa canne avec une feinte minutie, la

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gratouillant parfois d’un doigt, là où le bois lui semblait présenter un défaut. Michael ne pouvait voir le visage et se trouvait sur le point de renoncer à poursuivre un entretien qui se soldait par une perte de temps. « Wilson, ça vous dit quelque chose, Monsieur Smith ? » lança-t-il à tout hasard. Seuls le silence et des bruits de casseroles les entouraient. Il tourna les talons. Cet abruti ne m’apportera rien et Martha ne va pas tarder. Désappointé, il adressa un dernier clin d’œil à Tracy, occupée avec ses détergents et produits de vaisselle, avant de partir. Tandis qu’il s’apprêtait à traverser la rue, il vit la femme agiter un bras par la fenêtre à guillotine de la cuisine. « Il t’appelle ! » Smith n’avait pas bougé d’un centimètre sauf la canne. Elle gisait à l’autre bout de la pièce, au pied de la reproduction du voilier que Michael se souvenait avoir remarqué lors de sa première visite. Un enchevêtrement de ficelles, d’éclats de bois et mâts désarticulés s’entassait pêle-mêle dans un coin. « On peut dire que tu en fais du cinéma pour t’asseoir. Pire que la reine d’Angleterre sur son trône ! Alors, qu’attends-tu ? », rugit le Tatoué. Aidé de ses bras et au terme d’une somme d’efforts pathétiques, son corps pivota pour enfin lui faire face. L’homme éprouva une sorte de vertige, apparemment embarrassé, ému peut-être, marqué au fer par une fourberie de la vie connue de lui seulement et gravée sous le coup d’un mauvais sort qu’il espérait temporaire. La gifle magistrale que lui

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avaient administrée les choses de la mer, l’emportait secrètement à la dérive sur le radeau de la déchéance. Deux ou trois générations devaient séparer Michael et William Smith. En tout cas, suffisamment pour déceler chez le plus vieux, les brûlures infligées par l’amertume des espoirs déçus. Quant au plus jeune, on voyait briller dans ses yeux la flamme qui l’aiderait à découvrir les belles promesses d’un avenir encore à construire. « Je ne suis pas une encyclopédie, tu sais, ni un service de renseignements, mais pour quelqu’un donnant l’impression d’être secoué et ne sachant pas trop quoi faire, mon petit doigt me dit que tu mijotes quelque chose. Si je peux t’aider… » Michael l’écoutait impassible et se demandait ce qui avait pu provoquer une telle volte-face dans la tête de ce phénomène. Décidément, ce couple taillé dans la tradition d’un conformisme rigide et l’excentricité canaille, ne ressemblait-il pas finalement à tant d’autres, fades, sans consistance, sans particularité, si ce n’est qu’ils tentent de manifester leur existence auprès des autres par mille fantaisies alors que le fond du cœur s’enfonce dans une terne indifférence. « La Terra Nova, elle est là, en tout cas, ce qu’il en reste. Trois mois de travail en l’air sur un coup de canne ! », plaisanta-t-il. D’un geste théâtral, il balaya du revers de la main les vestiges de son œuvre. « Et l’autre, l’authentique ? demanda Michael.

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– Impossible de savoir. Je suppose qu’elle est demeurée à l’abandon dans un bassin pendant des années avant de terminer ses jours sur les billes de bois d’un chantier de démolition. », soupira Smith. Tandis qu’ils discutaient, sa femme les rejoignit, muette. Assise à ses côtés, prisonnière de sa discrétion coutumière, elle posa la canne sur ses genoux, attendant qu’il la reprenne. Elle observait la manière parfois déconcertante qu’ont les gens à manifester leur approbation pour chaque mot, chaque parole de l’autre, au cours d’une conversation même s’ils ne comprennent rien ou si les avis divergent. Michael n’échappait pas à cette fâcheuse tendance. Il secouait la tête en signe d’assentiment, mais semblait manifestement perdu. « Et le musée Falcon Scott ou celui portant un nom plus ou moins proche ? Déjà entendu parler ? – Falcon Scott, bien sûr ! Qui ne le connaît pas ? » Moi, faillit avouer Michael. Seules lui revenaient quelques réminiscences particulièrement nébuleuses de ce personnage raconté dans les livres d’école. À part cela, l’homme était un parfait inconnu. « Mais le musée… non, rien, rien de rien fiston. Je suis désolé, je ne peux t’en dire davantage. Michael se leva, parvenant difficilement à cacher sa déception sous les regards contrariés du Tatoué et sa femme. « Excusez-moi, je vous ai dérangé inutilement, je vous laisse, Martha sera de retour d’un moment à l’autre et je dois être absolument présent. » Néfertiti pencha la tête vers son mari, l’œil encourageant celui-ci à se montrer plus coopératif.

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Après tout, ce n’était pas la faute à ce freluquet aveugle d’avoir pour mère une demi-folle. Elle prit l’initiative d’intervenir. Fait exceptionnel, faut-il le préciser. « Tu n’oublies rien avant de partir ? » Quelques mots, prononcés sans emphase ni amusement excessif, comme si elle connaissait déjà la réponse. Michael leur tourna le dos impassible, sentant le regard de la femme peser sur ses épaules. « Non, je n’avais rien avec moi en arrivant, au revoir. – Ce n’est pas ce qu’elle veut dire, maugréa le Tatoué. Elle te demande si tu n’as plus de questions à poser. » Il n’y comprenait plus rien. Autant de sollicitude chez ces deux originaux cachait, à n’en pas douter, quelque chose et appelait de nouvelles questions qui ne devaient pas les concerner directement. L’homme se leva, s’approcha et plaça son visage à moins de trente centimètres du sien. « Écoute ceci mon grand. Écoute bien, je ne me répéterai pas et il n’y aura plus rien à ajouter après. », murmura-t-il d’une voix à peine audible. Il gratta le peu de cheveux qu’il lui restait, décocha une œillade et posa une main sur son épaule avant de poursuivre. « Comment t’appelles-tu encore ? Excuse-moi j’ai la mémoire qui flanche depuis… » Devant l’air ahuri de Michael, il crut utile de joindre le geste à la parole et frappa une nouvelle fois ses jambes avec la canne. « Michael, vous le savez. Michael Morrison.

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– Bien, merci. Tu as cité tout à l’heure le nom d’un Wilson… Je dis la vérité, je ne connais pas ce monsieur. Je ne sais pas où ni comment, ni pourquoi tu m’en parles, mais je… tu… » Il tergiversait, ne trouvant subitement plus les mots. Quant à Tracy, elle triturait nerveusement ses longs doigts osseux, la tête baissée par le poids d’une espèce de faute qu’elle seule devait apparemment assumer. « D’accord pour Michael, mais tu n’es pas Michael Morrison. Ton père est venu ici, seul, il y a longtemps et se trouvait assis, précisément là où elle est. Il s’appelle de Morgan, Bill de Morgan. C’est ton nom, mais crois-moi, c’est compliqué, vraiment compliqué son histoire. » Il hocha de la tête en direction de sa femme. « Je peux m’asseoir ? », fit Michael en joignant le geste à la parole. Morrison, Wilson et maintenant Morgan. Et après ? Qui sont ces gens ? Quel fil conducteur pouvait donc unir ces trois noms ? Curieusement, il ne ressentait aucun choc après la divulgation des premiers pans du voile qui l’enveloppait depuis sa naissance. Il s’y était longuement préparé et en éprouvait même un intense soulagement. « Monsieur Smith, vous me dites que je suis Michael Morgan. Pardon… Michael DE Morgan. Franchement, je m’en fous. Avec ou sans de, c’est chou blanc et blanc chou. Peut-être vais-je vous étonner, mais je vous crois. Par contre, je ne comprends toujours pas le rapport avec ce Wilson. En plus, par quel coup fourré suis-je devenu un de

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Morgan, ensuite Morrison. Demain peut-être, deviendrai-je un Wilson ? Martha, qui est au juste Martha ? Et vous madame Smith, vous me parliez encore de deux hommes, en affirmant ne pas les connaître, mais vous ne… – Elle, elle apprend la nouvelle en même temps que toi. Ne pense pas que nous sommes dans le secret des dieux elle et moi. J’étais seul avec ton père. Tracy n’assistait pas à l’entretien. Nous avons discuté de tout et de rien. Ce n’était pas la première fois que je le voyais fourrer son nez autour de votre maison. Il est venu frapper ici, à notre porte. Il m’avait vu à la fenêtre et me fit un signe. Il pleuvait, il est entré. C’est tout… » Va essayer de faire gober ça à d’autres, se dit Michael. « Ainsi donc, vous discutiez de tout et de rien ? Il pleut, un étranger vous fait signe de la rue et vous l’invitez chez vous ? » William effleura de la main un menton rugueux comme une brosse en chiendent qui n’avait plus connu la fraîcheur du contact de la mousse à raser depuis des jours. Ensuite, une voix forte s’éleva au prix d’une force à n’en pas douter supérieure, dans un silence sépulcral. Celle de Néfertiti. Elle frémissait et dévisagea son mari. Etait-ce la peur ? « Non ce n’est pas tout ! Tu l’oublies probablement, mais quand je suis revenue à la maison, tu étais très agité et le soir avant de nous endormir, c’est ce Bill de Morgan qui occupait nos pensées. C’est toi qui m’avouais connaître le père du petit aussitôt après la visite de cet homme. »

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Elle se tourna ensuite vers Michael. « Exact… Je n’ai pas échangé un mot avec Bill ni l’autre homme d’ailleurs. », acheva-t-elle. Le Tatoué se détourna de Michael et vint se rasseoir. Ses yeux pénétrèrent comme un éperon rocheux ceux de Tracy désormais débarrassée de toute peur, simplement vêtue d’une audace qui le déroutait. Il entama un récit qui plongea Michael dans la stupeur la plus complète. Il retint qu’au moment de quitter Mr. Smith, Bill évoqua l’existence d’un enfant dont il était le père adoptif. Il perdit sa trace en 1943 parce que Martha, sa femme, usait de tous les stratagèmes, vieux comme le monde, mais terriblement efficaces, pour lui tailler des croupières et le couple éclata un an plus tard. Elle s’en alla avec lui, Michael, dans les bras pendant que son mari partait au casse-pipe en Normandie. Bill expliqua au Tatoué qu’elle ne découvrirait jamais les plaisirs et misères de la maternité. Martha était stérile. Qui était la mère naturelle alors? Bill refusa d’apporter une réponse à cette question. Pourtant, il donnait l’impression de bien la connaître. Par contre au cours de son récit, il fit plusieurs fois référence à une famille, les Wilson, sans en dire toutefois plus. Comment et pourquoi, après tant d’années, Martha Morrison substitua le véritable nom de l’enfant au sien, demeurerait un mystère. Le fait d’un fonctionnaire peu zélé ou négligent ? La guerre semait le chaos et la gabegie dans laquelle se trouvaient les administrations pouvait à la rigueur

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expliquer l’existence d’un dossier compromettant enfoui à jamais dans la poussière d’un fond de tiroir. Compromettant dans quelle mesure ? Enfin, la cerise sur le gâteau, de Morgan affirmait avoir introduit une procédure d’adoption qui avait échoué en partie. À la fin de ces révélations, seul le silence remplissait le salon. « Je doute fort que tu puisses en apprendre beaucoup plus. », conclut William. De son côté, Michael tentait vaille que vaille de digérer tout cela. « Si ce Bill est mon père adoptif, qui est mon père naturel ? Rien ne laisserait penser qu’il vous disait la vérité à ce sujet. », releva Michael. L’autre rejeta l’idée. Il avait encore en mémoire la vision de Bill, un homme perdu dans la pluie, guidé par le noble instinct de voir son enfant. « Non, je ne crois pas qu’il inventait. Il avait certainement un cœur pur, mais brisé par les calomnies d’une femme ingrate. Quoique… – Quoique ? demanda Tracy. – Quoiqu’il me paraisse un tantinet injuste de jeter la pierre à Martha les yeux fermés parce que j’ai l’intime conviction que derrière toute cette affaire se cache un drame. – Et Wilson dans tout ça, le C. Wilson serait-il notre deuxième homme ? demanda Michael. Dans son coin, Néfertiti se retranchait dans son habituelle expression pitoyable, évoquant la résignation de celui qui ne perçoit le salut qu’en pliant toujours l’échine. Décidément, une humeur

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singulièrement contrastée organisait l’existence de cette femme. Il y eut un instant d’hésitation. « Non, absolument pas, répliqua avec force le Tatoué. Personne ici, ni même les familiers du quartier, ne sait qui est cet individu. Il tournait autour de ta maison. Quant à Wilson, c’est plus compliqué. J’ai réagi à ce nom que tu prononçais tout à l’heure. Ton père l’avait cité sans vraiment lui porter une grande importance. Pour tout dire, c’est l’impression que j’avais eue à l’époque. Mais à présent que son nom revient au galop, cela ne tient plus du hasard de le voir à nouveau monopoliser les conversations.» Un malaise, proche de la nausée, pénétrait doucement Michael des pieds à la tête, chaque cellule, chaque neurone. Devrait-il leur tirer les vers du nez pour recueillir des fragments d’informations dont il était incapable, au stade actuel, de vérifier l’exactitude ? Le couple ne lui apprendrait rien d’autre et il pestait contre ces gens connaissant bien plus de choses sur son compte que lui-même sur sa propre nature. « Que voulez-vous dire ? Si Wilson n’est pas le deuxième homme aperçu à Evergreen, qui est-ce alors ? insista-t-il. – Personne ne prétend que c’est un homme. – Comme personne ne prétend qu’il puisse s’agir d’une femme. », poursuivit Michael. Dans son coin, Néfertiti pianotait nerveusement des doigts sur ses genoux osseux. « C’est une femme. », intervint-elle.

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Les deux hommes l’observèrent avec un mélange d’amusement et de curiosité. « C’est une femme. », répéta-t-elle. La mine enjouée, elle semblait pour la seconde fois renaître de ses cendres. « Pour quelqu’un qui se paie le luxe de perdre trois mois à assembler des bouts de bois, on ne peut pas dire que tu sois attentif à ce que tu fais avec tes mains. C’est toi-même qui avais glissé ceci en dessous de ton œuvre. » Elle accompagna ce dernier mot d’un mouvement grandiloquent de la tête vers les débris de la Terra Nova, puis tendit un papier à Michael. Quelques lignes qu’il lut à voix haute résumaient l’histoire du voilier. « La Terra Nova est une baleinière à charbon de sept cents tonneaux, affrétée par Robert Scott en 1910 pour atteindre le pôle Sud. L’expédition tournera au désastre. Scott ; Bill Wilson scientifique et aquarelliste ainsi que Birdie Bowers mourront sur le chemin de retour du pôle. » Michael se tenait là assis, pétrifié comme un médium devant une manifestation de l’au-delà. Cette lecture apportait enfin une partie des réponses à ses questions. Il se leva, posa la feuille sur la table et la contempla fixement, réfléchissant un instant à la façon dont il pourrait s’échapper sans dévoiler quoi que ce soit. Les aquarelles dans le grenier, Bill Wilson, la manne céleste, songea-t-il. « Oui, mais pourquoi pas un homme ? », s’obstina-til en regardant Tracy.

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– Tu me demandes pourquoi ? Alors ça !… Mais réfléchi nom d’un p’tit bonhomme. Tu débarques ici avec des questions curieuses, tu ne trouves pas ? Scott, Terra Nova, Wilson, c’est qui, c’est quoi… » Remontée comme une boîte à musique sur le point de chanter le God save the Queen, Tracy considéra William avec un mélange de commisération et de dégoût. Ce dernier ne cherchait plus à cacher son ennui et se tenait courbé les mains jointes sur la canne. « Et lui, que tu vois maintenant bien silencieux, il te dit que Morgan est ton père et ce même Morgan évoque spontanément le nom de Wilson avant de s’évaporer dans la nature. Le Wilson de la Terra Nova n’est pas le même. Ton père n’avait aucune raison de sortir ce nom. Bill Wilson et Bill de Morgan appartiennent à deux époques différentes et n’auraient jamais pu se croiser en rue. Mais toi, Michael, tu en parles pratiquement vingt ans plus tard parce que tu as trouvé quelque chose. Tu ne veux pas le dire et c’est ton droit. Par ailleurs, je ne suis pas certaine que tu me suives totalement dans mes explications. Entre toi et ce satané Wilson, vient se caler un autre élément de taille. On le sait, il y a ton père, mais lui, il avait des parents. Wilson ne peut être que le nom de sa mère. Dois-je continuer ? », ajouta-t-elle à l’intention de son mari. – Ou de son père, releva Michael. – Non, s’entêta Tracy. Vraiment tu es une véritable cruche ! Ton père adoptif ne s’appelle pas Wilson, mais de Morgan. C. Wilson s’est mariée avec un de Morgan à l’époque, voilà tout. »

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Un extrait de la lettre trouvée dans le grenier ne citait-il pas l’existence d’un Bill Wilson et surtout celle d’un fils ? Attention mon gars, tu marches sur des œufs. Bill de Morgan, Bill Wilson, deux personnages qui ne pouvaient se croiser en rue, songeait Michael. En fin de compte, Tracy Smith ne se trompait peut-être pas en soutenant mordicus que C. Wilson était une femme. Tout bien pesé, il s’efforcerait à l’avenir d’attacher plus d’importance à l’intuition féminine. « Évidemment, dans ce cas… », dit-il. Le Tatoué haussa légèrement les épaules et jeta un œil rapide sur les restes de la Terra Nova puis balaya d’un long et lent regard les murs de la pièce autour de lui. Il feignit de négliger sa femme, s’arrêta sur les pieds de Michael avant de remonter vers le visage du jeune homme. « Elle a raison, cependant c’est très incomplet. Ce texte a été rédigé ici même par ton père, en ma présence. Je le revois comme si c’était hier, fatigué, dans un état d’agitation extrême. Il disait venir de France, plus précisément de Douarnenez. C’était loin la France. Le voyage pour venir jusqu’ici fut épique, le réseau ferroviaire et maritime étaient en permanence perturbés. – En quelle année avez-vous rencontré mon père ? » William fit la moue, hésita, parut réfléchir intensément, puis fit un signe de la tête. « Pff… je ne sais plus moi ! Au lendemain de la guerre, un an ou deux après, peut-être trois, pas plus. »

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Il conversait d’une voix calme. Ensuite il se leva, marcha à petits pas vers la Terra Nova, posa sur la table les débris avant de commencer à décoller morceau par morceau les languettes de bois qui constituaient le pont du voilier. « Tu sais, Christie devenait folle avec sa fille et je suis certain qu’elle serait heureuse d’apprendre que tu mets les bouts pour la Belgique. » Les doigts serrés dans le fond des poches de son pantalon, Michael luttait pour ne pas trahir la vague d’émotion qui le submergeait. Encore la Belgique ! « La mémé ? La Belgique ? Pourquoi ce pays plus qu’un autre ? » – Tu m’en demandes trop mon gars. Ça prendrait des jours et des semaines pour tout expliquer. L’histoire est longue, mais tu vas dans la bonne direction, soit seulement prudent et… » Il s’interrompit, poussa un doigt dans le passage qu’il venait d’ouvrir dans le pont, fouilla l’intérieur en tirant le bout de la langue. Puis, emporté par le plaisir de créer une surprise, un large sourire illumina son visage. Il se redressa, tenant un papier tout chiffonné en main devant les autres intrigués. « Tu trouveras ici une adresse rédigée par ton père. Rends-toi là-bas si tu le peux. – C’est la sienne, c’est là qu’il habite ? – Non, ça m’étonnerait. Aussitôt après m’avoir donné ce papier, il se levait et s’excusait en prétendant embarquer sur un bateau pour la France. L’endroit indiqué n’est pas très loin de Widecombe. Si ce qu’elle dit est correct (il lorgna du coin de l’œil sa

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femme), ce serait l’adresse de ses parents. Laisse-moi maintenant, je suis fatigué. – Mais pourquoi donner l’adresse de ses parents et non la sienne ? – Laisse-moi ! » Le Tatoué se renfrogna dans l’éternelle dégaine des garnements absorbés par un mauvais coup et partit se rasseoir, aucune lueur dans les yeux, abandonnant un Michael à ses réflexions, mais léger comme un oiseau. Aussitôt dehors, celui-ci accéléra le pas, léger comme un oiseau. Ses méditations se concentraient sur cette personne, sans l’ombre d’un doute une femme qui signait C. Wilson. Vivait-elle encore ? Il imaginait déjà son visage tout fripé, ses longs doigts décharnés, son corps rabougri d’au moins quatrevingts ans. Si tel était le cas, Michael avait la ferme intention d’agir rapidement à l’insu de Martha qui n’hésiterait pas à lever le glaive de la guerre si, par malheur, des vents contraires poussaient vers elle, ne fut-ce qu’une pincée de paillettes d’informations sur ses récentes découvertes dans le grenier. Néanmoins, jusqu’à quel point pouvait-il accorder sa confiance au tandem Tracy – William ? Michael ressassait inlassablement les dernières paroles de Smith. Elles lui revenaient tel un vieux disque éraillé : Tu vas dans la bonne direction, soit prudent… Va là-bas si tu peux… ce serait l’adresse de ses parents… Martha n’est pas ta mère… Martha n’est pas ta mère… pas ta mère. Aller là-bas et trouver peut-être la porte close ? Prudent ? Michael n’avait rien, simplement

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tout à gagner. Cependant, le Tatoué n’avait pas tort, mais une sorte de méfiance, presqu’une peur viscérale l’empêchait de parler. Néfertiti également. Ils tremblaient tous les deux comme des feuilles mortes. Pourquoi cette peur ? Et puis, il restait cette dernière question : Le deuxième homme… Précisément, quel visage portait-il ce mystérieux inconnu dont parlait Néfertiti ?

Un soleil pâle achevait de jouer avec les nuages son l’ultime partie d’attrape-moi si tu peux de la journée, avant de plonger sous l’horizon jusqu’au lendemain. Pourtant, Michael devinait que les prochaines heures menaçaient de traîner en longueur. La journée commençait seulement pour lui. Il marchait d’un bon pas dans la rue, mâchonnant des bribes de phrases parfois suivies de gestes brouillons, sans prêter attention aux gens qui le croisaient en le toisant de pied en cap avec une curiosité amusée. De retour à la maison, une désagréable surprise l’attendait. Dans l’unique fauteuil dont ils disposaient, Martha dormait du sommeil du juste. Quand était-elle revenue ? Impossible de le savoir bien sûr. L’hôpital l’accueillit les bras ouverts, elle en sortait les deux jambes dans le plâtre. Il imaginait déjà la tête du personnel. « Bonjour, chère madame ! Vous voilà de retour parmi nous ? »

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Faut-il préciser que, trompée par sa gourmandise immodérée pour les pestilences éthyliques et chloroformées en tous genres, la maman serait bardée de décorations honorifiques aujourd’hui si les médecins pouvaient récompenser la fidélité de leurs patients. Admise à l’hôpital après son dernier spectacle d’étoile descendante du ballet d’Evergreen, elle roula assise dans un fauteuil vers le service de radiologie en passant sous l’écriteau ATTENTION LA MARCHE. Loupé… Elle ne l’aperçut pas, trop concentrée à peser de toutes ses forces sur les roues qui lui rappelaient vraisemblablement le volant de sa machine à coudre. Qu’elle était belle maman Martha ! Elle ne ménagea pas ses efforts pour quitter la chambre commune, vêtue d’une splendide robe immaculée de plâtre et de bandelettes. Michael la voyait au casting du Retour de la momie avec Néfertiti dans le second rôle. N’empêche… À l’observer maintenant, vautrée là dans ce fauteuil ! Quelque chose d’irrémédiable germait dans la tête de Michael; le genre de sentiment que l’on imagine de passage, mais qui s’ancre au point de devenir une irréversible fixation. Il y avait chez elle un grand mystère. Martha l’avait floué sur toute la ligne, il s’en doutait et l’avait compris depuis très longtemps, mais restait incapable de mesurer le degré de machiavélisme de cette femme. Poser le problème ne l’aidait pas vraiment sinon qu’il l’encourageait à donner une autre version de la vision qui s’était imposée au fil des années ;

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d’une part la tendre maman des débuts à Barrett Street, de l’autre, la pauvre Martha malade. Au même titre que les Smith, Martha lui cachait des choses. Il venait d’en avoir la preuve la veille dans le grenier cependant, une différence remarquable la distinguait du couple. On ne détectait aucun signe d’angoisse ou de peur sur son visage. Elle était diabolique. Tant d’espoirs déçus naquirent le jour de la mort de Churchill, qu’une seule idée animait désormais Michael : Établir un contact avec C. Wilson. Mais quelle raison invoquer auprès de la maman sans éveiller sa méfiance ? Trois jours au moins se révéleraient indispensables rien que pour le voyage en train. Pour lui dire quoi à cette personne, qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam? Coucou c’est moi, z’avez pas vu papa ? La bonne blague ! Non, j’écrirai, décida-t-il, c’est plus commode, discret et je n’aurai pas à trouer le fond de mes poches pour chercher l’argent d’un billet aller-retour. Michael parut émerger d’un autre monde, il avait pratiquement oublié la présence de la femme. Il ouvrit la bouche d’un air pataud et la fixa en se demandant combien de temps elle lui pourrirait encore la vie. Les forces étranges qui pétrifiaient le cœur de Martha comme un tronc d’arbre desséché par les années de solitude, ne se contentaient de la persécuter, elles encourageaient presque Michael à commettre un acte irréparable. Doucement, il approcha sa main, les doigts frôlèrent les cheveux, le cou. Il hésita un instant puis tapota son épaule. « Comment vas-tu m’man ? »

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Grognement. Elle ouvrit à moitié les yeux. « Merci, dit-elle. – Hein ? Quoi ? Que dis-tu ? – Je disais simplement merci. – Merci ? répéta-t-il, et… et merci pour quoi ? » Elle pinça les lèvres, parut réfléchir intensément avant de regarder furtivement vers les escaliers. « Eh bien ! je pensais rentrer dans un bouge. Te laisser seul deux jours m’obligeait à consacrer des heures de nettoyages pour remettre la maison en état. Il n’en est rien. Elle est comme je l’avais laissée. » Presque, pensa Michael. Une boule d’appréhension lui serrait le ventre. Sa respiration cessa et il n’entendit plus rien, excepté les battements de son cœur ainsi que le froissement du plâtre contre le tissu du fauteuil sur lequel la maman n’arrêtait pas de se tortiller. « Le Dr. Kinsley m’a expliqué que je suis bonne pour au moins cinq semaines au moins de rééducation… » Elle prit un air de chien battu, un rôle qu’elle tenait à merveille. Son visage afficha un mélange de mimiques compatissantes de petite fille intimidée. S’assurer de son degré de sincérité quand elle parlait ainsi, se réduisait à envisager toutes sortes de choses aussi loufoques que sensées. « Ce qui signifie ? demanda Michael. – Ce qui signifie que je n’ai pas l’intention de moisir dans ce fauteuil pendant des mois et que nous partons, lâcha-t-elle.

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– Nous partons ?… Et nous partons où, quand, comment ? En patins à roulettes peut-être avec toi sur mon dos ? – J’ai expliqué au Dr. Kinsley qu’il m’était impossible de suivre la rééducation avec lui ou quiconque à l’hôpital. Tu aurais dû voir sa tête ! Ah ! Vous nous quittez, madame Morrison ? Ce n’est pas vous que je quitte, c’est mon pays. Je suis attendue à Anvers, ai-je menti, et je vous serais très reconnaissante si vous pouviez me communiquer l’adresse d’un de vos confrères là-bas. » Elle redressa sa bouille coiffée d’une fierté enfantine vers un Michael complètement retourné. Il éprouvait du mal à croire que la femme, lui parlant avec autant d’assurance, fut la même que celle livrée pendant moins de quarante-huit heures aux bons soins d’un bataillon de médecins et infirmières. Une autre anomalie lui apparut au grand jour. Comment payer tous ces gens ? Que s’était-il donc passé durant son séjour ? Satisfaite de l’effet qu’elle produisait, Martha fit un geste en direction de son sac à main et en retira un minuscule papier. Elle le tendit à Michael. « C’est lui qui s’occupera de moi dès notre arrivée et… Elle enfonça une nouvelle fois la tête à moitié dans le sac et se mit à le fouiller en poursuivant de sa voix étouffée un incompréhensible soliloque. « … nous nous payons une croisière au départ de Douvres, le mois prochain, samedi vingt-neuf à 9H30’ avec les billets d’enregistrement que voici. », acheva-t-elle en se relevant.

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Martha se pencha à nouveau en direction des escaliers, de manière plus insistante cette fois. Elle parlait calmement. Chaque mot semblait prononcé avec une perversité difficilement contenue, pleine de mépris. « Tu te demandes certainement comment j’ai trouvé le moyen de me procurer ces billets. Décidément, soupira-t-elle, tu manques d’imagination mon garçon. – Ah oui ? Quoi que tu dises, j’ai ma petite idée, mais je suis intéressé d’entendre ta version. » Justement, il ne savait fichtrement rien de la façon dont elle avait déniché l’argent. « Tu t’es donné inutilement un mal de chien dans le grenier. As-tu seulement pensé un instant que la mémé, ma mère, pouvait m’avoir laissé un joli petit pactole qu’elle avait réussi à amasser au cours de sa vie ? – Arrête, ça ne m’intéresse plus. Peu importe comment tu as trouvé l’argent, partons d’ici au plus vite, c’est tout ce que je veux. Voici la clé du grenier, voici… (Il plongea une main dans la poche du pantalon) voici une lettre que tu t’esquintais de dissimuler aux yeux du monde. Les aquarelles, je te les laisse. Tu pourras en faire des cocottes en papier si ça te chante. Repose-toi. Tu m’appelles quand tu as besoin de moi. » Michael tourna les talons sans laisser le temps à la maman de répliquer et se retira dans l’obscurité de sa chambre. L’hypothèse d’un magot providentiel, amassé par la mémé, lui paraissait trop simple. En réalité, cela ne le convainquait pas du tout. Ce professeur Kinsley l’intriguait également. Demain, il

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ferait un saut à l’hôpital dans l’espoir de recueillir quelques informations à son sujet et sur Martha. Le lendemain après-midi, Michael se présentait à la réception. Une petite blonde fadasse, enrobées des premiers inconforts d’une obésité naissante, l’observa de son regard éteint. Une pom pom girl à l’âge de la ménopause. « Le professeur Kinsley est-il là ? – Z’avez rendez-vous ? – Non, mais… – Le professeur Kinsley reçoit sur rendez-vous uniquement et je ne… – Ce n’est pas pour moi, c’est ma mère… elle a quitté le professeur Kinsley hier en promettant de lui rendre un document qu’il lui avait prêté. Le voici, mentit-il, ce ne sera pas long. » Il montra une enveloppe. – Vot’ nom ? – Morrison. – Un instant, j’regarde si l’professeur est occupé. » C’est ça, va voir… Pff !Un bloc de glace autour d’un cœur de pierre. Deux minutes plus tard, elle revenait, un sourire de circonstance aux lèvres. « Le professeur Kinsley pourra vous recevoir dans cinq minutes. Deuxième couloir sur vot’ droite, troisième porte à vot’ main gauche, vers l’unité des soins psychiatriques. » Psychiatrique ? Alléluia ! Et une énigme en plus, une ! jubila Michael. Kinsley l’attendait à l’entrée de son cabinet.

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« Bonjour monsieur Morrison ! Content de vous voir, j’attendais votre visite. Je vous en prie, asseyezvous. » Personnage affable, consciencieux, toujours soucieux d’établir les meilleures relations entre ses patients et ses collègues, Kinsley arrivait en fin de carrière. Il aspirait à vivre tranquillement encore quelques années heureuses, entouré de sa femme et de ses petits-enfants, dans leur cottage du Surrey. « Moi, au contraire, je suis étonné de me trouver dans une unité psychiatrique. J’imagine que ces situations sont fréquentes pour vous ? » Le professeur sourcilla avant d’ouvrir un des tiroirs de son bureau pour en tirer un dossier. Il se pencha vers Michael, les bras croisés sur le bureau. « Quelles situations ? Fréquentes ? Pourquoi fréquentes ? Les personnes que nous recevons ici sont parfaitement conscientes de leur état. La plupart ont déjà un passé relativement lourd sur le plan psychique. Elles sont soumises à divers traitements et les chances de rémission sont évaluées à un patient pour trois admis. Dans le cas de votre mère, c’est plus compliqué. Mes coll… – Excusez-moi, je vous interromps. Hier, à son retour, elle citait votre nom en affirmant qu’elle ne pouvait pas suivre la rééducation que vous lui proposiez. Elle vous a demandé l’adresse d’un docteur à Anvers et… » Kinsley l’écoutait derrière les verres épais de ses lunettes. Il examina attentivement le papier que lui tendait Michael. Ensuite, il feuilleta un volume aux pages toutes racornies. Après d’interminables

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secondes, il le referma et posa une main sur le livre en fixant Michael d’un air faussement paternaliste. « À mon tour de vous reprendre... Primo, je ne m’occupe pas de kinésithérapie, vous venez de le découvrir. Ce livre contient toutes les adresses et nom des chefs de clinique en Angleterre, France, Allemagne, Belgique, pour ne citer que ces pays, disposant d’un service de kinésithérapie. Deusio, pour Anvers, j’ai des adresses or, celle que je lis sur votre papier, n’existe pas. En tout cas, elle n’est pas répertoriée. Cette adresse ainsi que le nom renseigné sont probablement erronés. Croyez-moi, je ne me permettrais jamais d’induire délibérément un patient en erreur. J’ai peut-être une explication. Vous n’ignorez pas que votre maman est une habituée de nos services depuis des années. Dès le début, le personnel avait noté des troubles comportementaux. Vous vous en doutiez, mais vivre au quotidien auprès d’elle, oblige à construire chaque minute, chaque instant de votre existence une sorte de système de défense qui présente malheureusement le risque d’occulter la dégradation de son état mental. Sa dégénérescence est tellement lente, tellement subtile que seuls des examens approfondis permettent de poser un diagnostic valable. Je n’ai pas dit exact, car il demeure encore beaucoup d’inconnues dans la situation de votre mère. » Michael enregistrait les paroles de cet homme essayant de lui faire admettre qu’il vivait avec une névrosée. Il le savait, en effet, mais les années étaient passées et il s’accommodait de la situation. Ici, le professeur Kinsley apportait une espèce

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d’officialisation de la chose, une certitude que rien ne pourrait dorénavant effacer. « Parmi les tests auxquels votre mère a accepté de collaborer au cours des années, il y a par exemple celui-ci. » Il montra un dessin étrange, sans forme ni couleur clairement définies bien qu’il présentât une symétrie parfaite entre les parties droites et gauches. « Vous avez sous les yeux un des tests de Rorschach. Il permet d’obtenir une projection assez fidèle de la personnalité d’un individu. Chez votre mère, impossible. Je souhaitais compléter mes examens afin de situer la faille et objectiver de façon plus précise les résultats des tests préliminaires déjà effectués. Pour l’instant, il me paraîtrait hasardeux de conclure sur base de ces quelques observations et… » Il hésita. « Et… qu’a-t-elle au juste professeur Kinsley ? – Elle doit être suivie régulièrement. Les séquences sur la compréhension verbale, les aptitudes numériques et la pensée logique n’ont pas encore été abordées. Je ne peux guère m’avancer, mais il y a malgré tout une certitude. Elle souffre d’une forme de psychose maniaco-dépressive. Si, j’ai bien précisé si, ce diagnostic est confirmé, les antidépresseurs associés à des électrochocs ou des neuroleptiques atténueront certainement les effets. Elle pourrait parfaitement passer d’une minute à l’autre, de l’euphorie à un état de prostration sévère. Malheureusement, votre mère ne présente pas le portrait idéal pour ce type de maladie et ça me dérange. Son profil est vraiment atypique. Il y a autre

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chose, des anomalies. Boit-elle, Monsieur Morrison ? » Si elle boit ? Bonté divine ! Si tu savais mon gars. Elle te pomperait une distillerie pendant que tu remplis encore ton premier verre. « Pas mal. En réalité, elle doit son dernier séjour ici à cela. Une chute dans l’escalier. Au stade actuel, on peut dire qu’elle ne prend rien entre deux verres. Donc, elle ne prend rien que très rarement, ironisa Michael. – Mmm… je m’en doutais un peu. Vous allez rencontrer d’autres problèmes, monsieur Morrison. » Le médecin se leva, fit quelques pas vers la fenêtre. Il expliqua à coup de mots simples et d’une précision extrême que la maman se construisait une personnalité à plusieurs facettes. Des facettes pas très jolies, les facettes du mal. Son état continuerait à se dégrader. Il lui arriverait même de mettre sa sécurité ainsi que celle des autres en danger. Michael aurait la lourde tâche de ne jamais la laisser vraiment seule. « Voici, l’adresse d’un confrère à Anvers. Il vous proposera probablement de suivre mes conseils. Allez-y et donnez-moi de vos nouvelles si un jour vous reposez les pieds en Angleterre. – Merci, je n’oublierai pas. Merci infiniment professeur. » Aussitôt la porte fermée, Kinsley rangea le classeur avec les dessins. Il évita pendant la discussion toute allusion sur le caractère éventuellement héréditaire de ce type de maladie. À quoi bon ? Le dossier rédigé par le service social de

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l’hôpital ne mentionnait-il pas que Martha Morrison vivait avec un fils adoptif ? Par contre, aussitôt Michael sorti, il éprouva des remords. N’aurait-il pas dû lui confier son embarras éprouvé lors de la visite de ce sinistre individu, pas plus tard qu’hier après-midi ? Un visage aussi tranchant qu’une lame de couteau. Un homme qui avait posé maintes questions à son sujet ? Oostende – Printemps 1965 Le samedi vingt-neuf mai 1965, sur les quais humides de la gare d’Ostende, les regards s’arrêtaient sur un couple. Deux canards boiteux assis sur une quantité impressionnante de malles, unis en apparence par une tendre complicité. Michael et la maman attendaient le train pour Anvers, annoncé avec un retard probable de vingt minutes en guise de bienvenue. Ils n’entendraient plus jamais parler de Mrs. Harris, ni du Tatoué, ni d’Evergreen. Ils louèrent un appartement sans prétention, dans un immeuble vétuste où chacun réfléchissait dix fois avant de saluer son voisin de palier, jugeant plus facile de baisser les yeux au lieu d’échanger un gratifiant bonjour. L’endroit constituait la partie infime d’un réseau de ruelles, d’impasses étroites et sombres. Elles tissaient une toile d’araignée autour de la Groenplaats d’Anvers, sertie dans un écrin d’extraordinaire agitation et de débauche pulpeuse prête à céder ses plaisirs au plus offrant qui

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croqueraient ses fruits interdits. Ces derniers, on le devine, n’étaient pas toujours ceux du marché situé à deux pas. Au début, Martha s’accommoda de cet environnement et donnait l’impression de se plier aux inévitables contraintes d’une nouvelle existence même si l’obstacle de la langue l’échaudait quelque peu lorsqu’il s’agissait de s’aventurer dans la rue. Quant à Michael, si Anvers pouvait aider à tout oublier et recommencer à zéro, son assurance s’effrita comme les falaises de Douvres lorsqu’il sollicita un rendez-vous auprès du docteur Beckeart, renseigné par Kinsley. Au téléphone, une voix d’homme lui annonça en flamand que le docteur Beckeart n’exerçait plus la médecine depuis de longues années à l’hôpital. Au début, Michael ne comprit rien et osa quelques mots de français ce qui donna à peu près ceci : « Est-il remplacé ? – Nee. – Où a-t-il son cabinet à présent ? – Nee. – Où puis-je le trouver ? – Ja – Quel âge a ta femme ? – Ja. » L’entretien commençait à sortir Michael de ses gonds. « Elle a une grosse verrue sur le bout du nez comme toi ? – Ja. – Tu comprends ce que je dis ?

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– Nee. » Michael raccrocha. Il avait un sens infaillible en ce qui concernait sa mère. Son état ainsi que son goût immodéré à la boisson aurait difficilement trouvé une issue valable sans la tirer de l’environnement détestable d’Evergreen et de sa grisaille. Toutefois, moins de deux mois après leur arrivée à Anvers, il reconnaissait que cette solution révélerait tôt ou tard ses limites. Son idée n’était pas vraiment la meilleure. Kinsley l’avait prévenu. Impossible d’assumer seul et aujourd’hui ses belles certitudes partaient en fumée aussi légères qu’un vol d’hirondelles effarouchées. Dans la rue, il admirait ces femmes qui portaient leur âge sans amertume. Il les imaginait occupées à se maquiller ou à sortir de la douche, armées des éclairs d’une adroite séduction. Martha avait la démarche inverse et il éprouvait à son égard une peine sincère. L'Escaut, ce n’était pas la brume des campagnes anglaises ni le ciel azur des îles, c’était différent, c'était plus qu'il ne l'avait espéré. Anvers et son impressionnante infrastructure portuaire avaient peu souffert de la guerre, le port en plein essor offrait le meilleur en matière d’équipement de manutention et la main-d'œuvre manquait pour répondre valablement à l’essor affolant du trafic maritime. Les incidents se multipliaient dans l’estuaire, un véritable traquenard de balises et bancs de sable pour les navires de gros tonnage. Devinant là un danger potentiel pour la sécurité des installations et de la population anversoise, les autorités décidèrent

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d’organiser des groupes d’intervention sur le fleuve. Ils patrouillaient jours et nuits avec une capacité opérationnelle qui s’étendait de la frontière hollandaise jusqu’au chantier naval de Doel situé en amont, à un jet de pierre de la ville. Michael présenta sa candidature et passa bientôt la plus grande partie de son temps à bord d’un remorqueur, une authentique passoire crachant huile et fumée. Peu importe, il découvrit le mal de mer, l’épuisement, l’argent, loin de Martha qui le rendait fou et oublia son père… momentanément. Ah ! il bénissait encore le jour où ses yeux s’étaient posés sur ceux des fesses de Mr. Smith qui faisait l’éloge de l’art graphique sur tissu humain et du port d’Anvers. Sur le moment, il n’avait pas saisi cette relation que l’homme avait faite entre ses graffitis et son travail sauf qu’un port pouvait devenir une source de revenus considérables pour qui ne craignait pas de mettre la main à la pâte. Il découvrait chaque jour un peu plus la Belgique. Un petit pays avec des habitants que l’on disait traditionnellement chaleureux, mais qui ne l’étaient pas toujours et donnaient l’impression de souffrir d’un mal étrange qu’eux-mêmes ne comprenaient pas ; une sorte d’étouffement intérieur qui semblait les précipiter dans les grossières erreurs du chacun-pour-soi. Les jours, les mois filaient à une vitesse hallucinante. Michael rentrait chez lui, croisant parfois Martha dans la cuisine ou dans la rue à des heures impossibles, sans prendre la peine de s’arrêter pour lui demander où elle partait. Il n’y a rien de plus

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terrible que deux êtres, un homme ou une femme qui s’ignorent sous un même toit. C’est pire encore quand l’un est le fils, l’autre un père ou une mère. Il lui arrivait de regretter l’avoir emmenée dans cet immeuble de la rendre victime d’un voisinage qui la jeta prématurément dans la fosse aux rumeurs de quartier comme à Evergreen. De son côté, elle feignait l’indifférence avec une admirable obstination aidée en cela par l’alcool. Le printemps 1966 fut marqué par un incident bizarre. Bizarre…, mais combien décisif pour la suite des événements ! Ce jour-là, un bout de carton grossièrement découpé pendait à l’entrée de l’ascenseur. Momentanément hors service pour cause d’entretien Il interrogea du regard la volée de marches d’un escalier impressionnant et les courbes parfaitement harmonieuses de sa rampe en acajou foncé, toute patinée par des décennies de frottements de mains. Il imagina le nombre d’enfants qui avaient usé leurs fonds de pantalon en se laissant glisser dessus. Mais aujourd’hui, grimper jusqu’au cinquième étage toutes ces marches à la fin d’une journée épuisante, ne l’enthousiasmait vraiment pas. Un souffle d’air tiède venu de l’extérieur, lui donna définitivement des ailes. Après tout, puisque l’immobilisation de l’ascenseur était temporaire, l’envie de passer une soirée agréable à l’Anchor bar, situé à deux pas, le

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poussa à nouveau dehors. L’atmosphère y était chaleureuse avec le charme d’un intérieur unique, réplique fidèle d’un navire-école qui connut une issue tragique au large de l’archipel des Açores au début du siècle. Il y retrouvait parfois des collègues de travail, le temps de boire un verre, dévorer un moules-frites et rompre avec cette solitude qui le minait. C’est là qu’il découvrit un soir Mia. Il l’observait en coin de sa table, entouré d’aquariums pleins d’eau, vides de poissons à sa gauche et d’affiches avec Liz Taylor à sa droite. Les hommes retenaient de Mia sa jolie frimousse et ses yeux couleur émeraude, les mêmes que Liz en version moins sophistiquée. Michael se sentit fondre pour la première fois en face de cette créature. Elle portait des seins aussi encombrants que ceux de Liz et le désir d’y poser sa tête un jour ne fut guère difficile à satisfaire ni une entreprise à haut risque. Elle prétendait travailler dans cet endroit afin de payer ses études d’ergothérapeute et le considéra assez vite comme étant le spécimen idéal pour mettre en pratique le soir, les leçons du jour. Elle parlait très peu ce qu’il jugeait être une qualité, mais faisait l’amour en chantant l’hymne national anglais qu’il eut l’imprudence de lui apprendre dans son intégralité. Dieu du ciel, après maman Martha qui ne rate jamais l’occasion de pousser la chansonnette sur l’air du God save the Queen, à chaque bouteille de J&W, au tour de la Mia, soupirait Michael. Il se dit qu’après tout, il serait difficile de l’aimer dans ces conditions. Elle détestait la Belgique et disparut de sa

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vie quelques semaines plus tard. On l’avisa qu’elle était partie dans les bras d’un matelot chinois pour l’aider à faire la cuisine à bord d’un navireminéralier. À peine sur le trottoir, Michael croisa Martha. Sortie d’on ne sait où, elle trouvait apparemment toujours un malin plaisir à se manifester au plus mauvais moment. C’était un art qu’elle appréciait sans doute autant que la bouteille. « Où vas-tu ainsi, tu ne viens pas ce soir ? – L’ascenseur est en panne et je prenais l’air », dit-il distraitement. Il répugnait d’entamer une polémique avec elle et choisissait habituellement la voix de la sagesse dans les limites du possible. Mais il admettait qu’avec le temps, la tâche devenait de plus en plus ardue. Elle prit un air dépité et Michael ne sut s’il était sincère ou le fruit d’une mauvaise comédie. « C’est vrai, il fait beau, j’aurais tellement souhaité que tous mes anniversaires connaissent des jours comme celui-ci. Son anniversaire ? De quoi parle-t-elle là ? Oh non ! « Ton anniversaire ? Mais… excuse-moi ! je suis tellement occupé ces derniers temps que je l’avais oublié » Elle tortilla ses mains avec maladresse, lui adressa un sourire qu’elle s’efforçait de rendre coquin, puis le toisa crânement. Il ne l’avait jamais vue ainsi, frétillant comme une crevette prise dans le filet.

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« Je souhaitais cuisiner aujourd’hui quelque chose que tu aimes bien… mais puisque tes projets sont ailleurs, je ne te retiendrai pas. », ajouta-t-elle la voix insidieuse. Excédé, il revint à contrecœur sur ses pas vers sa mère qui montait déjà l’escalier. Il se mit à la détester, détester ses mises en scène absurdes qui le culpabilisaient inutilement, à détester sa cuisine flanquée d’aigreurs à l’estomac. Il s’en méfiait autant que des nouilles de la mémé. « Tôt demain matin je devrai me lever. », commençat-il. Mais elle ne prêtait plus attention et montait les marches avec une souplesse étonnante. Seigneur ! Elle ne va pas encore me rééditer le coup de la Chute d’Icare, pas ici tout de même, redouta Michael. Arrivée au deuxième étage, elle s’arrêta brusquement. « Ah ! Distraite que je suis ! je reviens, la boîte aux lettres est probablement pleine à craquer de publicités. » Tandis qu’elle redescendait, il poursuivit son chemin jusqu’au quatrième étage et trouva un fatras de journaux épars, obstruant le passage. Il les repoussa d’abord sans ménagement des pieds et des mains. Il y avait là un échantillon gratuit de produit de lessive, des dépliants publicitaires et le prospectus d’une agence de voyages. Des vacances… Eh ! pourquoi pas ? Des vacances loin de maman Martha, rêva-t-il. Aussitôt la première page tournée, il sentit le sang refluer dans le fond de ses chaussettes, ensuite il se

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laissa choir le dos contre le mur et se retrouva assis, jambes repliées comme un scribe accroupi. C’est là, dans la même position, que Martha le trouva prostré, les yeux collés sur une image qui occupait la moitié de la page. « Qu’est-ce que tu attends là ? » Il fit un signe de protestation avant de se lever. « C’est quoi çà ? », répliqua-t-il du tac au tac. Il pointait du doigt un couple sur une photo récente, lui, vadrouillant autour de la cinquantaine ; elle, une créature splendide, un corps de gazelle, plus jeune, le visage aux traits délicats fixant l’objectif sur le pont d’un navire encombré de madriers, de pots de peinture, un tas de ferrailles, en compagnie d’un chien. Un vrai bric-à-brac. Ils portaient chacun un bleu de travail tout bariolé, respiraient la tranquillité et affichaient le sourire radieux de ceux qui jouissent avec fierté, mais sans ostentation, de l’assurance d’un succès chèrement acquis. Dès le premier coup d’œil, une force intangible avait attiré Michael vers la femme ; pas d’acrimonie ni curiosité ou indifférence excessive. Il n’éprouvait rien, juste le sentiment désagréable de céder au désir de ne plus exister, devinant qu’une partie de luimême se retrouvait là, sur cette photographie. La femme l’ensorcelait complètement. Il éprouvait les plus grandes difficultés pour quitter ce visage magnifique. Pourquoi, que se passe-t-il ? Il ne connaîtrait jamais la réponse à cette question. Quant à l’homme à ses côtés, la profondeur du regard, la silhouette imposante, la puissance des mains, les paumes posées sur une sorte de bastingage

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évoquaient comme deux gouttes d’eau le portrait tracé par le Tatoué. Une légende apposée sous la photo confirma ses appréhensions. Les propriétaires Bill de Morgan et Mary Mayer, la veille de la mise à l’eau de leur voilier après des années de restauration. La brochure donnait l’occasion à Michael de mettre enfin un visage sur cet individu. Un père, il avait vraisemblablement un père. « Forcément que j’ai un père, ça coule de source, même s’il s’agit d’un père adoptif. », rabâchait-il, avec une boule dans la gorge. Et cette Mary Mayer, qui était-elle? D’où sortaitelle ? Un choc, une révélation, une révolte aussi cruelle que ce nouveau coup du sort, l’emportèrent dans un océan de froide colère. Il serra les dents et exhuma de ses souvenirs les explications parfois embrouillées, ô combien révélatrices ! de William et Tracy. Ils disaient vrai les bougres et le tissu de mensonges inventé par sa mère pendant des années, se détricota sans attendre pour libérer une évidence aussi limpide qu’un cristal de roche. Devait-il voir dans ce voilier le, la…. – il lut en diagonale un article de dix lignes pour y chercher le nom – l’Isabela, le repère de l’ostrogoth qui trempait dans des affaires douteuses (les paroles de Martha sonnaient encore aux oreilles de Michael) ?

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Non, ce n’est pas vrai. Pouvait-il en être autrement ? Oui, il pouvait en être autrement. Mais il y avait autre chose d’indéfinissable sur la photographie. Un homme, nettement plus jeune, se tenait à la droite de Bill et lorgnait la femme. Il apportait une note déplaisante au décor pourtant, il lui semblait l’avoir déjà aperçu, mais il n’arrivait pas à le replacer dans les archives de sa mémoire. Où diable s’étaient-ils rencontrés ? Quelle coïncidence ! Fraîchement débarqué sur le continent, il glissait sur un tas de papiers et tombait sur son père. Heureux hasard ou non, quelque chose avait frappé de manière plutôt opportune à cette fenêtre secrète qu’il demandait d’ouvrir depuis tant d’années. Il montra le cliché à Martha. « Il est gros, se contenta-t-elle de dire. – C’est lui ? – Qui ? Lui ? Ce monsieur, là ? – C’est papa ? – Laisse-moi, tu vois bien que je suis occupée et j’ai la cuisine qui nous attend. Tu viens ? » Exact, elle était occupée. « D’accord, moi aussi j’ai faim. Et l’autre, à sa droite, la femme ? – L’autre ? Oh ! Celle-là… » Plus un mot, elle haussa les épaules, et devint aussi muette qu’une carpe, gardienne d’un sombre savoir qu’elle refusait toujours de transmettre. Inutile d’insister, le doute persisterait, intact comme au premier jour.

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Martha consacra une heure à de savantes mixtures culinaires et autres fantaisistes, saupoudrées d’odeurs acidulées que l’estomac de Michael redoutait de saluer bientôt par une tempête de borborygmes. Ce soir-là, il s’enferma de bonne heure dans sa chambre et commença, entre deux rots et quelques flatulences, à rédiger une lettre à l’intention du père. Cher Bill, Aujourd’hui, j’ai vu une photographie de ton bateau dans un dépliant publicitaire. Martha n’était pas très bavarde à ce sujet. Quel dommage ! Elle va très bien et apprécie toujours autant le J&W. La vie n’est pas facile pour elle ni pour moi avec elle. L’année dernière, nous avons sans regret laissé Londres derrière nous et habitons à Anvers. Je travaille au port, mais suis rarement à la maison pour m’occuper d’elle. Je ne me plains pas, mais je trouve regrettable que le temps nous file entre les doigts sans jamais pouvoir nous rencontre, peut-être parce que les circonstances ne le permettent pas encore. Avant de quitter Evergreen, je me suis entretenu longuement avec monsieur et madame Smith que tu connais sans doute. De braves gens, assez pittoresques dans le décor noir de notre misérable quartier, je dois l’avouer. Ils m’ont parlé de toi. Au début de notre discussion, j’étais Morrison tandis qu’à la fin, je m’appelais de Morgan. J’espère que

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nous aurons l’occasion de nous croiser un jour et que tu pourras m’éclairer sur ce point. Ton fils, Michael de Morgan Coucher sur papier une lettre aussi sobre, transporta son auteur dans une balade remplie d’émotions, de mille supputations et calculs biscornus. Cela traduisait surtout un embarras qui n’avait plus rien de gastrique. Quoiqu’il en soit, au petit matin, à la fin de ce laborieux travail et après les heures d’insomnie de la nuit, il quitta la chambre épuisé par une effroyable migraine. Michael se rendit compte que l’adresse du destinataire manquait et il se maudit de sa propre stupidité qui l’avait poussé à sacrifier des heures et des heures pour rédiger ce courrier. Il fouilla l’appartement afin de remettre la main sur la brochure. Trop tard, la maman l’avait sans doute jetée. Il descendit l’escalier dans l’espoir de dénicher un exemplaire dehors. L’ascenseur ne fonctionnait toujours pas et la pancarte occupait la même place. Il commença à arpenter le trottoir dans un sens puis dans l’autre en examinant une à une, les boîtes aux lettres du voisinage. À son retour, le panneau n’était plus accroché sur la poignée. Rempli de stupeur, son regard désabusé fit un tour de trois cent soixante degrés. Personne. On ne travaille pourtant pas la nuit dans un ascenseur sauf en cas d’urgence.

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Il enfonça un des boutons poussoir, entendit le bruit familier du moteur électrique et poussa la porte. Tout fonctionnait comme à l’accoutumée. De plus, une brochure semblait l’attendre à l’intérieur, pincée entre une main courante et la cloison. Rêvait-il ? Comment avait-elle pu atterrir là à son insu en si peu de temps? Il feuilleta rapidement les pages et trouva enfin ce qu’il cherchait. Demain, la lettre partirait à la première heure chez l’éditeur avec un mot d’accompagnement. Il ne lui resterait plus qu’à croiser les doigts pour qu’elle tombe dans les bonnes mains. Plus tard, le hasard lui fit encore une fois un joli pied de nez. Tout bascula comme dans une pièce de Feydeau lorsqu’il entrevit un jour Martha en situation embarrassante avec un homme. Ce n’était pas sous leur toit, heureusement. Il ne lui aurait jamais pardonné. Ils s’envoyèrent des regards brûlants de haine. « Et alors ? Tu ne penses tout de même pas que c’est avec seulement la couture que nous pouvons vivre ? », siffla-t-elle. En effet, les clients n’attendent pas. Il ne sut que dire ni penser. Découvrir tout à coup que les vieilles rumeurs d’Evergreen étaient fondées suffisait. Mais en ce printemps de l’année 1966, tous ces événements étaient-ils vraiment le fruit du hasard ? Et ce hasard porterait-il à lui seul la responsabilité de cette vie miséreuse qu’ils menaient en absorbant inéluctablement sa mère dans un tourbillon de folie? Etait-ce cela la folie décrite par Kinsley ? Il ne

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pouvait se résoudre à le croire. Ah, elle avait bon dos, la folie ! Pour exorciser tous ces démons, toute cette boue, Michael puisait sa soif de vivre insatiable dans une forme de solitude confortable avec une sorte de fierté. Une agréable sensation qui l’amenait à effacer définitivement sa vie antérieure pour le porter vers une autre, celle que pouvait lui offrir son père. Il s’y prélassait, l’apprivoisait, en jouissait comme un poussah. En même temps, un nombre incalculable de hautes considérations vagabondaient joyeusement dans sa tête, pareilles à des flammèches illuminant le chemin qui l’éloignerait définitivement de maman Martha. À bord de l’Isabela, Bill tournait autour de la table à carte en proie à une vive agitation. Il avait lu, relut la lettre de Michael, chaque ligne, entre les lignes, les virgules, dans tous les sens. Il en déduisit qu’un homme en plus pour manœuvrer le voilier ne serait pas de trop. Il fit part de son idée à May qui refusa catégoriquement de remettre sur la table une question dont ils avaient tous les deux déjà discuté à maintes reprises. Elle ne voulait plus jamais entendre parler de Michael. Il n’existait plus. Elle menaça même de débarquer au prochain port s’il posait une seule petite seconde le pied sur le pont. Quelle mouche l’avait donc piquée pour réagir ainsi ? Ensemble n’avaient-ils pas remporté autrefois une âpre bataille juridique destinée à obtenir l’adoption de Michael ? Maintenant, elle et ce garçon

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se trouvaient à couteaux tirés pour des motifs qui le dépassaient. Seraient-ils tous les trois vraiment condamnés à se mépriser depuis que Martha avait volé une partie de leur vie à tous deux ? Bill déplora un tel emportement et regretta de voir l’image ternie de la petite May de l’épicerie Pochet. Jetée en pâture aux dérives d’une infernale logique, elle s’enfermait dans les souffrances de la jalousie la plus féroce. Une heure plus tard, Bill postait un courrier. Il s’y répandait en longues explications, excuses et regrets. Il demandait à Michael de venir passer quelques jours à bord. Trouverait-il les mots justes quand il lui parlerait de sa mère biologique ?

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Laura

Quand je poussai la porte de la chambre, je compris que j’arrivais trop tard. Le remord qui m’avait paralysée pendant de trop longues années, me demandait ce jour-là d’aller vers cet homme afin qu’il me laisse au moins la chance de m’expliquer. Je m’étais trompée et compris par son regard réprobateur que je l’avais perdu. Certainement, nous ne parviendrions plus à résoudre nos différents en ce monde. Tenaillée par la hantise de vivre à jamais avec des regrets qui somnolaient au plus profond de moi, l’illusion de rallumer mon désir, les passions et mêmes ferveurs des premières amours, disparut aussitôt. Bill m’écouta sans vraiment me voir et nous nous séparâmes dans une feinte compassion, sans colère ni tristesse, sans un mot plus haut que l’autre. Lui de son côté, avant de s’éteindre, moi du mien pour m’enfermer dans un océan de pensées ténébreuses et incertaines. Son décès fut constaté à 14H10. Dès cet instant, j’entrepris de remonter les chemins de nos deux existences si divergentes pour mieux les comprendre. Ce travail vola mes heures de

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sommeil. Il provoqua un séisme. Huit sur l’échelle de la stupidité. Mon cœur se fissura avant de s’effondrer, déchiré par la douleur et la crainte d’ouvrir une boîte de Pandore. Mais, à présent que mon voyage intérieur, touche à sa fin, que du haut de ces chemins je peux contempler toute l’ampleur de ma bêtise, je devine sa présence à mes côtés et peux partir à sa rencontre, moi qui l’avais abandonné dans la fange des apparences et des rumeurs galvaudant les moindres jugements. Pour autant qu’un jour la lumière puisse se faire sur une affaire que toute conjoncture ordinaire rejette en privilégiant celle de l’invraisemblable, je pourrai me retirer, entourée de mon silence, fidèle et tyrannique comme toujours, pour rejoindre l’homme qui m’offrit tant de choses extraordinaires de la vie. Si le pardon n’existe pas parmi les vivants, j’espère que là où il repose, je le trouverai. Mais d’abord, je dois renouer le dialogue avec Laura. Lui raconter l’histoire de cet homme merveilleux dont il ne me reste plus que les souvenirs de notre passion à demi éteinte de la mer, du voyage et surtout celle de l’Isabela.

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Janvier 1990  Anse Turlet Guadeloupe Chaque matin, le vieux Josué venait s’asseoir ici, les traits creusés dans un visage paisible et buriné, le corps légèrement voûté, appuyé sur un long bâton qu’il tenait d’une main toute parcheminée de veines et d’articulations proéminentes révélatrices de son grand âge. L’idée de se soustraire un jour à ce rituel ne l’effleurait même pas. Il s’arrêtait toujours à la même place, posait son bâton avec cet air absent qui est le propre d’une nature tranquille, étrangère aux considérations de ce monde, emportée au gré des espaces inconsistants de la pensée. Il se réfugiait là dans ces régions où reposait l’âme du père parmi celles de ses ancêtres. Josué attendait sans mot dire, avec l'espoir de vivre la minute extraordinaire au cours de laquelle il défierait, sous la vigilance intangible, mais bien réelle, des anciens, l’esprit qu’il jugeait responsable de la mort de Miguel. L’air choisirait ce moment pour embraser au jour naissant, le ciel et la mer des couleurs du Jugement dernier. Il se tenait immobile, seul, tel l'augure en quête d'un infime présage qui susciterait en lui l’espoir de voir poindre un jour, plus loin encore que les brisants, la vieille embarcation. À cette idée, la vie revenait dans son corps usé. Il s'animait juste le temps d'un égarement passager qu'un flot d'images étiolées de brumes balayait aussitôt d'un coup de souvenirs confus ; l’opium d’une mémoire vacillante.

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Un chien maigrelet avait permis la rencontre de deux vies un matin du mois de juin 44. L’une sortait des eaux l'œil vide pendant que l’autre fouillait le sable à marée basse, les bras débordants de touloulous4. Le temps s’occupa du reste. Céline et Josué se marièrent. Mais plus de quarante années de regrets et d’interrogations ne parvenaient pas à lever l’énigme sur la façon dont une main providentielle l’avait jeté sur cette plage, précisément à l’endroit où il se trouvait actuellement assis. Un miracle. Ses dieux ? Non, il n’y croyait plus. « Les dieux nous ont abandonnés! », se lamentait-il. Voilà ce qu’il répondait invariablement avec une note de gaucherie et fatalisme dans la voix à tous ceux qui l’interrogeaient. Cependant, en implorant les puissances du ciel de la sorte, on décelait dans son comportement, une pointe de mépris. Suivaient ensuite les interminables commentaires âprement partagés entre les jeunes et les aînés, les premiers s’en allant moqueurs tandis que les autres le dévisageaient avec déférence en balançant la tête d’un air grave. Il est bon de s'expliquer ici sur les motifs pour lesquels certains hommes de la Basse-Terre affublèrent Josué d'un sobriquet, résultat d'une tenace concupiscence manifestée dès le premier jour de son mariage avec Céline, deux ou trois saisons des pluies après son naufrage. 4

Touloulou : petit crabe terrestre

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Ils ne savaient pas grand-chose de cet étranger, sinon qu'il n'était pas des leurs. Railleries, sourires méprisants et insinuations machiavéliques ne soulevèrent cependant d'autre effet que celui de les tourner en dérision auprès du jeune couple. Avant Josué, Céline pouvait amener à ses pieds les hommes de la région, voire un régiment d’infanterie. Pourtant, elle n’étalait pas avec ostentation l’habit de sa beauté presque surnaturelle. Elle jeta son dévolu sur ce pêcheur, assoiffée de le découvrir le jour et le couvrir d’amour la nuit. Néanmoins, prétendre qu'elle possédait juste de quoi plaire par sa beauté, sous-estimerait la force émanant de chacune de ses paroles entretenues d’ambiguïtés délibérées et plaisanteries inoffensives, ce dont elle usait à volonté afin de repousser les assauts d'une gent masculine vautrée dans mille subterfuges pour arriver à ses fins. Mais quand l’âge recèle une source infinie de sensualité, refuge subtil de tendresse et divins secrets, il est difficile d'y résister. Qu’y pouvait-elle ? Des doigts aventureux s’étaient déjà bien hasardés à explorer son corps en espérant y cueillir les fruits d’une passion que des lèvres gourmandes tentaient de dévorer. Souvent, pour ne pas dire toujours, ces mains avides d’éveiller le plaisir trouvèrent seulement le goût amer de l’indifférence. Décidément, l’ingénue utilisait le verbe plus facilement avec toute la virtuosité d’une femme de lettres, que d’autres exercices plus physiques. Elle enseigna son art à Josué. Une chose d'autant plus surprenante qu'elle n'avait jamais entamé d'études au-delà du cycle élémentaire. La

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lecture suffisait et comblait les lacunes d’une scolarité négligée. Sa règle du jeu se concentrait autour de la ruse, la tricherie, la comédie ; des armes redoutables lancées à l'intention de godelureaux envahissants. Finalement, ils se lassèrent de cette créature si capricieuse et l’abandonnèrent à son triste sort en perdant toute ambition de la posséder un jour. Chez ces hommes, s’ancrèrent jalousie, ressentiment et autres fumisteries qui ne voulaient rien dire, à l'égard de celui qu'ils appelleraient dorénavant Monsieur Dorlis5. Ils ne se gênaient nullement pour l'interpeller tout simplement dans la rue par un tonitruant : « Ah ! mais c'est ce bon Dorlis ! » Une mesquinerie stupide. Elle traduisait parfaitement le refus de pardonner à Josué une insolence qui dépossédait si déloyalement leurs membres gonflés de gaudriole de tous désirs.

Une seule chose à peu près certaine, connue de tous, se dégageait de tout cela : Josué refusait de regagner son village natal. Ne disait-il pas que trouver sa joie de vivre, vieillir sans trop perdre la raison, aux côtés de sa femme à qui il ne voulait pas imposer l’austérité d’une existence ponctuée de soupirs et divagations solitaires, le satisfaisait totalement. 5

Dorlis : personnage fantastique. Il visite les femmes endormies au cours de la nuit.

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« Regarde, lui murmura-t-il un jour en pointant du doigt l’ombre bleutée de son île qui se dressait dans un voile nuageux, c’est là où vivent les miens. – Allons voir. – Ma pauvre ! Ignores-tu donc à ce point combien ta peau lisse se dessécherait aussitôt et deviendrait toute fripée ? Tu serais une croûte de pain rassis. Sur cette terre brûlée par le soleil, il n’y a pas d’arbres et je ne vois rien là-bas qui soit sujet à nous rendre la vie plus agréable qu’ici. » La vérité ? Quitter la Basse-Terre ne l’intéressait nullement. Pourquoi ? D’abord, en dehors des misères insignifiantes de la vie en société, personne ne semblait se passionner pour autre chose que le dernier sermon à la messe du dimanche, le prix des épices ou encore les vertus curatives du coquelicot. La perception des événements qui se jouaient au-delà de l’horizon restait confuse, car ici l’existence s’attardait au gré des tours et détours d’un long sentier paisible, bordé de modestes plaisirs et peccadilles. Ce monde s’accordait-il avec autant d’aisance à une telle sérénité ? Non, malheureusement. Dans la rue, aboyaient toujours les éternels insatisfaits, les empêcheurs de tourner en rond, les fabulateurs, les révoltés. À côté, il y avait les tourmentés et parmi ceux-ci un Josué investi par une vague de mélancolie qui le rappelait à la mémoire du père disparu. Etait-ce l’humiliation ou le poids d’un inquiétant secret qui l’enfonçait de la sorte dans une morosité habitée d’une froide impassibilité ? Un peu des deux probablement. Mais nul ici dans la région n’aurait pu

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le dire. La rumeur courait, pour ce qu’elle méritait d’intérêt, selon laquelle là-bas, sur son île, les gens se résignèrent rapidement à l’idée de sa disparition. Trop rapidement… Une attitude encouragée à l’origine par sa mère animée d’une farouche volonté de s’opposer ni plus ni moins au retour du fils qu’elle tenait responsable de son malheur. Allégations infondées, incompréhensibles, à mille lieues de la réalité et de faits insuffisamment étayés à ce jour par une explication valable. Seulement l’autorité de Miguel, du père, même disparu, impressionnait encore plus les membres du village que de son vivant de sorte que la détermination de la mère fut respectée aveuglément jusqu’à sa mort. Josué avait bien essayé au début de s'en remettre aux alliances d'autrefois qui unissaient les différents membres de sa communauté, mais il comprit qu'elles volaient tous ses espoirs de revenir parmi eux. Personne ne souhaitait son retour. Point à la ligne ! Alors, dans toute cette histoire que le jeu des ragots s’employa à mystifier, qu’y avait-il de vrai ? Le mystère demeurait entier. Après son mariage et parce qu’il devait bien se soumettre à l’idée que ses dieux ne portaient nulle autre étiquette que celle de faux dieux, Josué se convertit aux besoins de la raison catholique. De manière fortuite, sa nouvelle condition le mena à croiser sur son chemin Balthazar, un personnage truculent. La Basse-Terre avait recueilli autrefois Josué ; il y resterait parce qu’il saisissait également tout le

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bénéfice qu’il récolterait de sa relation avec Balthazar. Les temps changeaient et s'afficher en compagnie d'une telle personnalité, n’amènerait que de bonnes choses. Un Monseigneur ! Un monseigneur qui lègue ses savantes connaissances à l’élève et l’élève lui parleraient des siennes, du chatrou, du palétuvier rouge et le vol des frégates. On le sait déjà, de cette rencontre se dégagea une profonde amitié. Balthazar : un nom prédestiné qui n’évoquait pas seulement une figure biblique. Dans la prunelle de ses yeux brillaient l’aventure, la magie, l’opulence, les excès. Cependant, à défaut de ne pas être roi de Babylone, l’homme fut incontestablement celui de la Basse-Terre. Ceci ne l’empêcha pas de connaître le même destin tragique que son illustre prédécesseur. Jeune moine idéaliste, emporté par le souffle d’une charité chrétienne que le devoir incitait à conter fleurette, Balthazar abandonna dès le début de la Seconde Guerre mondiale, les plaines de l’Artois. Il eût été vain de chercher la moindre trace d’une quelconque lâcheté de sa part. Une foi aveugle le guida vers l’innocente conviction de se sentir plus utile ailleurs plutôt que de s’engager dans un conflit qui échappait à l’entendement humain. Balthazar caressa l'idée d’emmener un jour, dans sa valise pleine d’idéaux, la lourde tâche d’enseigner Les saintes Écritures, la règle de trois, Pythagore, l'histoire de France, l’alphabet ou encore la grammaire de la vie, vers des contrées moins agitées. L’Afrique l’attirait. Il défendit l’idée, auprès de son

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diocèse, d'organiser une expédition afin d'établir des missions évangéliques plus avancées au cœur du continent africain. Mais à mille lieues du fracas des canons, la parole du salut chrétien ne répercutait pas le même écho que dans les églises de France et n’inspirait guère les Matabélés, Marakans, Mafés et autres Monomatapas. Non, cette Afrique ne ressemblait pas à celle des colonies. Si Balthazar aima l’Afrique, celle-ci se montra particulièrement ingrate. Ne supportant pas l’échec, mais sans être fou au point de perdre son temps, il se résigna à ranger livres et ambitions dans ses bagages. Après vingt jours de mer, de mal de mer, de Pater et d'Ave à bord d'un aviso poussif, il posa un pied hésitant sur le quai de la Darse de Pointe-à-Pitre.

On voyait souvent les deux hommes palabrer longuement sur les quais. Loin de se vêtir d’un esprit pascalien, Balthazar jouissait toutefois de l’érudition suffisante pour attiser la déférence de l’ignorant, la défiance de l’instruit et détourner avec adresse les nuisances et maladresses de l’autorité. Pourtant, malgré cela, malgré le monseigneur, la présence de Céline, la femme la plus en vue de la Basse-Terre, ceux qui apercevaient Josué seul, tôt le matin, remarquaient invariablement en lui un homme triste et désœuvré, souffrant du souci insatisfait de se faire pardonner une faute. Il déambulait sur le bord de mer, le cœur béant comme celui des baies que l’on peut observer

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sur certaines côtes ouvertes aux assauts répétés de la houle. « Pourquoi autant de remords ? », demanda un jour Balthazar. Josué crut entendre la voix de son père récitant sa maxime préférée. – Il y a tant choses inaccessibles dans la mer, qu’il vaut mieux ne pas essayer de les atteindre. », répondit-il. D’un geste de dépit, il baissa la tête. « Si je n’avais pas tenu secret mon rêve, tout ça ne serait pas arrivé, ajouta-t-il. – Un rêve ? Quel rêve ? » Balthazar ne comprenait pas. Néanmoins, poussé par un devoir viscéral de justice, il estima juste de sauver l’âme de ce malheureux visiblement en perdition et dévoré par de vieux démons qu’il se ferait une joie d’anéantir ; un peu comme le curé nourrissant de prières le païen afin de mieux l’accueillir dans le giron de son Église. Balthazar rédigea un ouvrage qui passa de main en main et atterrit vers la fin des années quatre-vingtdix, sur le bureau d’un haut fonctionnaire, un certain Kolowski, de l’ambassade des États-Unis à Paris. Les pérégrinations étonnantes de ce document, ponctuées de tragédies suscitent encore aujourd’hui des polémiques et des questions restées sans réponses. On verra cependant qu’elles lèvent en partie le voile sur une curieuse affaire, ce qui permet d’en livrer quelques passages dès à présent.

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S’agissant d’une traduction de la langue créole vers le français et que les commentaires de Balthazar se substituent parfois à la parole du personnage central, il est juste d’insister sur les réserves qu’il faut émettre autour des propos rapportés dans ce document. L’insertion d’apostilles dans le texte, sans aucun rapport avec la narration, est hautement probable. Par conséquent, la version des événements auxquels se confondent vraisemblablement le rêve et la réalité, doit être admise avec la circonspection la plus grande. Le « saint homme » écrivait ceci.

Premier entretien, Le rêve du pêcheur Josué, douze octobre 1946 « Ceci est mon rêve. Dans la chaleur poisseuse de la nuit, nous étions arcboutés, dos à dos, de chaque côté du plat-bord, les épaules brisées par la douleur et la fatigue. Haletant sous l’effort, nous frappions chacun inlassablement l’eau calme avec un sac en peau de cochon rempli de galets. La technique n’exigeait aucune maîtrise particulière. Nous le lancions d’un geste ample et précis à la manière des paysans qui battent le grain à l’aide de leur fléau, toujours simultanément, pas seulement pour agacer le poisson, mais aussi pour l’attirer à la lumière vacillante d’une énorme lanterne suspendue à l’extrémité du bout-dehors en guise d’unique compagne. L’engin était alimenté régulièrement par un réservoir tenu sous pression afin

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d’assurer une lumière suffisamment puissante. Nous prenions pour habitude de l’éteindre avant d’embouquer l’abri illusoire de la passe au moment du retour. Je dis “avant” parce qu’il n’était pas rare qu’au moment de franchir la barre, une montage d’eau imprévisible, surgie brutalement du néant, soulevât notre embarcation comme un fétu de paille. Manœuvrer dans ces conditions avec une lampe à pétrole allumée, nous exposait au danger de griller comme de vulgaires sardines à l’huile. Deux aussières frappées sommairement aux cadènes permettaient de haler plus rapidement à bord les sacs gorgés d’eau. Après une heure de ce manège, nous arrêtions et attendions fouillant des yeux, d’un regard presque religieux pourrait-on dire, que les profondeurs se réveillent, illuminées seulement par le scintillement argenté des calamars attirés par la lumière chancelante du falot. Dans ce rêve, une quiétude trompeuse éveillait constamment chez moi l’impression inhabituelle de courir au-devant d’un danger impossible à définir et qui semblait m’enfermer dans les mâchoires d’un piège avec la force irrésistible des tentacules d’une pieuvre géante. Ensuite l’ombre vint. Elle était là et nous entendait souffrir, soupirer, et cherchait encore à nous narguer, nous épuiser davantage. Elle glissait sous la quille, paisible indifférente même, avec l’aisance d’une créature persuadée de son invulnérabilité. Indifférente, oui, c’est le mot. D’abord, j’ai songé à une hallucination ensuite, le doute gagna ma pauvre tête déjà bien malmenée par

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la fatigue. Dévoré par un sentiment de méfiance et d’incrédulité, j’étais sur le point d’envoyer la voile au plus vite afin de fuir cet endroit habité par une telle créature. Que diable était-ce donc ? Cette chose que j’étais le seul à voir me donnait la chair de poule. Était-ce vraiment un rêve ? Elle semblait refuser de se soustraire au rituel que lui ordonnerait bientôt son instinct ; lutter contre nous, les intrus. Ce n’était que l’instinct, fragile, imprévisible, indomptable avec tout ce qu’il suggérait d’inhumanité et de solitude. Elle devinait qu’au-delà de son univers, il y avait l’odeur de l’homme, associée inévitablement à la douleur de l’acier des lames aiguisées des couteaux triturant son corps pour la hisser à bord. Elle avait si souvent goûté à son propre sang, tout poisseux, dégoulinant parmi ses dents acérées ! Jusqu’à présent, elle devait son salut à un sursaut désespéré d’énergie ou à une vague plus forte que les autres qui la libérait miraculeusement à la dernière minute. » Josué prononça ces derniers mots transporté par une émotion mal contenue et marqua une pause avant de reprendre. « Curieusement, l’idée d’une destinée éventuellement compromise par notre présence ne l’effleura même pas. Alors, des abîmes phosphorescents de son empire, elle entama une lente ascension circulaire vers celui des hommes, guidée par cette irrésistible volonté d’en découdre avec eux. Mue par l’infinie confiance de ne jamais être atteinte, elle s’orientait seulement grâce à la lanterne, cette lueur si familière

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qui la menait chaque fois à proximité de l’embarcation. Mais au cours de cette nuit du six juin 1944, parvenue à mi-chemin, ses capteurs sensoriels enregistrèrent une autre information, inconnue, plus inquiétante ; un signal étrange dont la source se situait loin, trop loin, presque aux limites de ses facultés de perception quoiqu’il se précisait chaque seconde davantage avec une redoutable certitude. Il n’était pas d’origine animale, ni humaine et se déplaçait vite, très vite vers eux. Elle poursuivit encore ses longs mouvements en forme de lacet au point d’effleurer la barque puis un effrayant mugissement venu d’en haut déstabilisa ses capteurs. Décontenancée, elle s’enfonça dans les flots pour rejoindre les secrets extraordinaires de son territoire. J’avais ouvert la bouche pour lâcher au moins un mot, parler, hurler, mais il n’y eut que le silence lugubre de l’obscurité pour me répondre. Je suis resté sans voix, glacé d’effroi, face au corps diaphane de mon père et le regard vitreux qu’il m’adressait. J’ai posé ma main sur son épaule. Elle ne rencontra que le vide. Incrédule, j’ai recommencé l’opération sur le visage cette fois, ce qui ne suscita guère plus de réactions. J’en vins à douter de mes facultés, tout cela paraissait tellement surréaliste ! » Josué s’interrompit brusquement comme s’il venait de perdre le fil de ses idées. Il me fixa de ses yeux brillants et tristes puis reprit le cours de son récit.

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« Une voix étouffée, sortie du néant, ensuite plus ferme, me ramena au présent. J’avais les mains glaciales et Miguel me secouait tout en m’adressant de grands yeux ronds. Etait-ce le hasard ? Il occupait exactement la même position que dans mon rêve, la main tendue vers quelque chose d’invisible. La pleine lune jetait autour de nous des étincelles sur une eau incroyablement noire. Un brouillard épais s’effilochait en longues fumerolles vaporeuses et quand j’exposais mon visage au vent, un bruit inhabituel, comparable au froissement d’une feuille de papier ou le souffle de quelque abominable monstre marin, me parvenait. Un fait rarissime, qui cachait sans doute un autre plus terrible, la lanterne était sur le point de s’éteindre. Personne ne lui accorda le moindre intérêt. Moi d’abord, obsédé par la vision de mon père, les muscles du visage tendus, ne formant qu’une grimace rongée d’inquiétude. Ensuite Miguel parce qu’il était ailleurs, absent de ce monde. La belle assurance qui lui permettait de crâner jusque dans les situations délicates, s’était disloquée comme un beau château de sable balayé dès les premiers assauts d’une marée d’équinoxe. Son doigt tremblant pointait le vide, le reste du corps était figé, le regard fixé vers un inconnu que lui seul semblait percevoir “Il y a un problème mon fils. Regarde.”, dit-il. Ainsi parlait Josué le jour de son premier entretien avec moi. J’avoue humblement que son récit augmentait considérablement le côté fantastique de cet endroit sordide. Mais il le décrivait avec tant

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de ferveur ! La même que celle éprouvée lors de mes jeunes années de sacerdoce. Accompagner Josué dans les dérives de son imagination parvenait à ébranler mes plus beaux principes édictés par les Écritures. En bas de page, Balthazar rédigea encore, peu de temps avant sa mort, d’autres considérations personnelles relatant notamment les circonstances de ces diverses rencontres. Elles permettront également de mieux s’imprégner de l’atmosphère se dégage de ces îles aux multiples visages et beautés exotiques que le mythe s'efforçait à rendre lascives dans la tradition du voyageur romanesque. Voici ces notes ainsi que le deuxième entretien. Deuxième entretien avec Josué, 10 novembre 1946 Peu de temps après son premier entretien, Josué est venu ce matin afin d’apporter certaines précisions. J’ai surtout noté qu’il souhaitait évoquer sa jeunesse, son village qui l’avait banni – je ne connais d’ailleurs pas la cause véritable de cette rupture – et j’étais frappé par la gravité de son discours derrière lequel je devine la quête d’un pardon. Je ressens aussi un respect sincère à son égard parce qu’il me donne l’impression de rechercher une sorte de libération intérieure en scrutant son passé comme dans un rétroviseur de voiture. Peu d’entre nous, aveuglés par les flonflons

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de la vie et leurs certitudes, ont le courage de réaliser cette tâche. Au début, nos yeux hésitants fuyaient ceux de l’autre. Les regards se croisaient une fraction de seconde, pour repartir aussitôt ailleurs plus longuement, je ne sais où, avant de revenir. Je m’interroge encore maintenant sur l’objet de cette seconde visite. L’homme appartenait visiblement à un monde que je désirais ardemment explorer. Naturellement, Josué était parmi nous, mais taraudé entre le bon sens, sa conscience et trente années d’une éducation taillée dans les croyances séculaires du père, il s’attachait à traîner sous ses basques le tempérament d’un animal farouche aux sens meurtris par une blessure mal cicatrisée. Ma curiosité devenait presque malsaine. Elle s’immisçait dans mon corps tel un fluide vital, indispensable à ma survie. Pour des raisons que je ne peux encore m’expliquer, nous éprouvions l’un pour l’autre ce genre d’affinité vécue par des individus soucieux de partager des intérêts communs. Qu’étaient-ils ? Nous n’entendions rien à cette question qui risquait d’apporter indiscutablement à notre relation une aura d’ambiguïté et d’artifices. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de regarder cet homme avec une certaine commisération. Tout cela n’était rien à côté de la magie exerçant ici, sur ces îles, un magnétisme auprès de chaque être, chaque chose, chaque pensée. La vie est un don de Dieu. Pourtant, sur cette terre tout est miracle et sortilège.

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Mon second contact fut plus compliqué que le premier, sans doute parce qu’il s’obstinait à voir en moi, un ambassadeur de Dieu plein de malices alors que son cœur penchait vers un ésotérisme circonspect qu’il remettait en question, le dernier vestige de ses racines africaines. Le elle, évoqué sans cesse et qui prend ici une dimension spirituelle, ne figure à mon sens que l’allégorie d’une sorte d’animisme en partie inhibé. Toutefois, je retiendrai de cette nouvelle discussion l’intensité des rapports qui unissaient le père et le fils. Miguel et Josué restaient tout bonnement incapables de mesurer la nature du danger vers lequel ils courraient sinon qu’une force, selon eux maléfique, le nourrissait. Malgré cela, cette vision exagérément spiritualiste doit forcément cacher une explication. Je suis d’avis pour pencher vers une version plus terre-à-terre qui conviendrait mieux pour décrire la cause du désastre. Josué reprend ici la seconde partie son récit. Chaque mot gravé dans la mélancolie, trahit une confession que je résume ci-dessous. “Regarde, là-bas.”, dit mon père. D’abord, j’ai promené mon regard dans toutes les directions et ne vis rien que du brouillard. Mais je percevais ce bruit de plus en plus présent de papier froissé. “Non, de ce côté !”, s’exclama Miguel.

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J’ai levé un regard halluciné. Là, à une distance que j’évaluais à une centaine de brasses 6 de l’embarcation, bondissaient, dans la fumée d’une eau bouillonnante, des poissons et autres créatures jamais vues. “ Peut-être du thon… ce n’est pas normal. – Du thon ?… Ici ? Non, impossible. Observe-les. Ces bestioles sont complètement déboussolées, murmura Miguel. – À quoi penses-tu ? ” Le père secoua la tête. “ À rien… ne me demande pas comment elles sont arrivées ici, je l’ignore. ” Sans autres explications, nous nous sommes résignés instinctivement à affronter le pire. Chacun s’employait à ranger le matériel inutile sous l’unique banc de nage, silencieusement, sans un mot qui aurait pu désavouer notre complicité. Miguel montrait la mine assombrie des mauvais jours et gardait pourtant la même assurance que s’il partait fouiller le sable à l’extrémité d’une mangrove bordée de palétuviers, pour y remplir de palourdes les nasses. J’avais ranimé aussi la flamme à l’agonie de la lanterne ce qui eut pour effet d’accentuer singulièrement notre sentiment de solitude et j’espérais secrètement que nos dieux feraient preuve encore cette fois de mansuétude à notre égard. La providence sourirait. Elle nous offrirait ce spectacle dont nous ne nous 6

Brasse : ancienne unité de longueur. Une brasse représente environ 1,50 mètres.

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lassions jamais, celui de la lueur rosée de l’horizon au point du jour. Mon père tournerait l’étrave en direction de la terre et nous nous laisserions guider par l’éclat du brasier allumé par les jeunes du village depuis notre départ la veille. Nous reviendrions tous deux les cheveux blanchis de sel, entourés par le rire des enfants aux regards éblouis qui nous caresseraient de la tête aux pieds, symbole dérisoire de leur admiration. La plage se transformerait aussitôt en ruche d’hommes et de femmes devisant entre eux. Ils s’activeraient fébrilement à la corvée du dépeçage, avant que l’air ne commence à frémir sous la chaleur et les premières rumeurs des vieilles mélodies rythmées au son du gwo-ka, ce qui rendrait la terre africaine encore plus présente parmi nous. » Oh oui ! Comme il était bon de songer à ces instants merveilleux, soupira Josué en me regardant tristement. « Et l’on riait, chantait jusqu’au lendemain à la pointe de l’aube, bercé dans la douce insouciance d’une ivresse de la terre retrouvée, afin de chasser les frayeurs de la dernière nuit. Je me souviens aussi de la complainte des femmes dont l’homme n’était jamais revenu et celle des plus âgés, le visage ravagé par l’anxiété, car eux savaient. Quiconque s’aventurait au-delà de l’immuable horizon, se heurterait tôt ou tard au mystère absolu de ces régions silencieuses. Mais il y eut la nuit du six juin. Notre dernière nuit. La nuit tant redoutée que tous les pêcheurs appréhendaient généralement avec cette dérision crânement exhibée et qui est le propre de tous ceux

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imaginant que le malheur frappe à la porte d’autres misérables comme eux, plutôt qu'à la leur. » Josué m’adressa un geste de dépit, un désarroi infini brillant dans les yeux. « Mais que s’est-il donc passé cette nuit-là ? » Il me fixa intensément dans l’attente d’une réponse que je me sentais incapable de lui donner. Encore maintenant, j’éprouve du mal à livrer une explication à cette question. Je me la pose le matin face au miroir de ma minuscule salle de bain et le soir avant de m’endormir, au moment de clore le livre de la Kabbale qu’un ami me confia pour achever la traduction de quelques passages. Du rêve de Josué, je n’ai plus entendu parler, à l’exception de quelques rares allusions faites par des anciens de Grande-Anse, le village de Josué où je me rendais parfois. Ils se réunissaient à l’heure du crépuscule pour remplir de leurs récits chargés d’aventures et de malins génies, la mémoire des enfants aux frimousses tout admiratives. Je me rappelle qu’il y avait un vieux figuier planté au centre du village. On le disait maudit, son histoire remontait à l’aube des temps. Et encore ! Il prenait de plus en plus de place. S’en débarrasser devenait impossible. Que faisait-il là ? Comment était-il arrivé là ? La légende disait que le sceau de l’immortalité l’avait marqué, et la moindre feuille tombée sur le sol donnait instantanément naissance à une racine supplémentaire ce qui pourrait en effet expliquer le diamètre imposant du tronc ; une anomalie dans le paysage selon les habitants. L’arbre

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semblait préserver un secret. Il devint naturellement un amer remarquable pour eux, peuple de pêcheurs. Autour de ce tronc tout chiffonné, l’écorce rougie par le soleil couchant, circulaient mille et une senteurs exotiques. C’était là que s’allumait le feu de toutes les passions, incendiant les cœurs des convoitises les plus insensées. S’y tenaient les grandes assemblées, lieu de confrontations, de négociations et de partage. Avec le temps, l’arbre incarna l’agora d’une petite communauté que les astres éclairaient chaque jour, chaque nuit depuis des décennies, des siècles ou même plus peut-être. En ce lieu privilégié, symbole de la fusion des esprits et de l’altruisme réciproque qui unissait chaque membre du village, on enseignait tout à grands coups d’écritures extraordinaires, de signes cabalistiques et de génies malfaisants dessinés dans le sable avant d’être balayé parle vent. Un enseignement qu’il était bon de disséminer dans les incontournables croyances encensées sur l’autel des passions. Les plus jeunes retenaient que pour devenir un chef, il suffisait de désobéir avec habilité afin d’inspirer méfiance, respect, mais surtout donner l’impression d’exister auprès des autres communautés de l’archipel. Malgré tout, les rares visiteurs de passage ne conservaient à leur retour que l’image d’habitants au commerce agréable, soucieux de couler des jours tranquilles. Cependant, si cette désobéissance était d’abord l’expression un acte solidaire qui soudait tous les membres de la communauté entre eux, les vieux se plaisaient à l’entretenir sans modération. Elle ouvrait malheureusement les portes du

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mensonge et les conduisait à une espèce de corruption des esprits les plus intègres. Elle vouait les pensées les plus nobles aux divines comédies en rendant le faux encore plus vrai sans trop se compromettre. D’ailleurs, il suffisait de voir le visage des aînés pour comprendre qu’il était vain d’essayer d’en connaître davantage. En grands seigneurs, ils passaient maître dans cet exercice consistant à raconter des balivernes sans pour autant perdre de leur ascendant auprès de la communauté. Mais la nature des relations que j'entretenais régulièrement auprès d'eux en ma qualité d'ecclésiastique, me permit de découvrir également combien leur âme était tiraillée dans tous les sens. Pourquoi ? Peut-être ne faut-il pas seulement retenir chez eux la frayeur qu'ils manifestaient en présence de l'inexplicable. Tout individu éprouve un besoin de parler, fabuler, raconter des histoires dès qu'elles prennent une tournure fantastique. Au-delà des grands discours sentencieux et des mythes adaptés au gré des circonstances et de leur auditoire, les anciens redoutaient de pousser une porte qui les précipiterait dans les nébuleux secrets d’un ordre religieux. De manière plus prosaïque, les adultes, plus que les jeunes sans doute, prenaient conscience que la mer devait rester leur seule source de vie, l’unique moyen de subsistance garantissant l’existence de tous. Beaucoup l’admettaient ; raconter les choses de la mer présentait un danger indéniable pour le futur de la communauté. Quels intérêts défendraient-ils en divulguant aux enfants, les

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réalités d’un environnement aussi hostile, sinon de courir le risque de les inciter à abandonner le village. C’est dans ce climat de croyances et de craintes que la plupart des anciens disparaissaient avec la satisfaction d’avoir protégé farouchement la vie de la communauté. Et ceci grâce à une tradition léguée par leurs aïeuls d’une génération à l’autre au cours de cérémonies initiatiques. La mer, source de vie absolue, n’était pour eux rien d’autre qu’une extension du fantastique qui nourrissait leurs imaginations. Josué comptait parmi la poignée d’initiés qui se baladaient fièrement dans les rues ensablées du village et je suis persuadé qu’il prêtait peu d’attention à toutes ces considérations lorsqu’il s’agissait de partir chercher le poisson. Il n’empêche que le elle, la créature autour de laquelle se cristallise le goût disproportionné de Josué à dramatiser de façon excessive des événements qu’il ne comprenait pas, illustre parfaitement à mon sens cette relation animiste avec les forces de la nature. Ceci n'explique pas tout, mais je pense que le contraindre à dire une vérité, sa vérité ! lui donnerait l’impression désagréable de perdre la face ou de se mettre à nu. Une infortune supplémentaire qui s'ajouterait à la médiocrité de son quotidien. Je termine ces lignes en précisant que l’éloquence de Josué n’a jamais cessé de me surprendre. Peut-être la doit-il à sa délicieuse épouse que l’on dit ici lettrée. Je suppose qu’il s’agit d’une des raisons pour

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laquelle à l’issue de nos premières rencontres, nous sommes devenus les meilleurs comparses au monde. La brume évoquée dans son troisième entretien est exceptionnelle dans cette région. J’y perçois un indice suffisant pour expliquer en partie, les événements suivants, chargés en apparence de malédictions. Troisième entretien, 30 décembre 1946 « Il faut croire que cette nuit-là, moi et mon père n’avions pas assez prié nos dieux. Les puissances obscures de la mer refusèrent de nous accorder la faveur de profiter de leur constante bienveillance. Ce fut la vague. Une comme celle-là (mais en était-ce une ?), les marins le savent, n’est qu’une écume de colère. Il était encore bien trop tôt pour la voir venir, mais nous savions que de son lointain rugissement, nous ne pourrions espérer d’autre salut que celui d’une fin rapide. D’abord, trop concentrés par le besoin de dissiper nos tourments, nous ne prêtions pas attention aux frissonnements irréguliers de la flamme, secouée par le va-et-vient désordonné de la lampe, ni le gémissement inhabituel des articulations du safran. Je te l’ai dit Balthazar, cette nuit, la lune était pleine. Dès ce moment seulement, peut-être parce qu’il était le plus sensible de nous deux à ce sixième sens, ces infimes petites choses qui font la différence entre le bon et le vrai marin ou, simplement troublé

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par un présage qu’il était bien en mal de préciser, mon père dressa enfin la tête en direction de l’astre. À l’aide de ses doigts, il estima la hauteur entre le bord inférieur du disque et l’horizon. Ni de sextant ni tout autre instrument pour réaliser cette gymnastique des chiffres auxquels je demeurais totalement étranger. Pas de chronomètre, d’éphémérides, juste le bon sens marin. Il devait normalement suffire. Cette science portée de père en fils satisfaisait Miguel dont le devoir imposait d’exécuter toujours la tâche luimême, pratiquement au même instant de la nuit. Aussitôt l’observation réalisée, il estimait le bon moment pour pointer l’étrave du bateau vers une étoile afin de regagner la côte dans les prochaines heures, toujours parfaitement visible la nuit grâce aux braseros allumés sur la plage par les jeunes. Depuis le premier matin du monde, elle s’estompait, éblouie par la lumière des coups de pinceaux délicats d’un peintre anonyme. Le temps d’un soupir, l’atmosphère se voilait d’une fragile couleur sépia et dissimulait invariablement les précieux amers, livrant le marin téméraire aux caprices et pièges de la navigation. Une longue lignée de pêcheurs avait conduit Miguel pas à pas au travail de la mer ainsi qu’à la connaissance parfaite du paysage marin, avec ses énigmes et ses aléas. Mais un seul homme ne peu détenir ces choses-là indéfiniment. L’heure me semblait propice pour qu’il me divulgue les mystères de son art ; une sage précaution dictée sans doute par l’anxiété grandissante à bord. Or, cette fois, mon père cherchait vainement depuis plusieurs minutes sa bonne étoile. Il ne voyait

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rien, ni horizon, ni côte. Nous pouvions nous trouver à la fois partout et nulle part, seuls, atrocement seuls, perdus dans le noir le plus sinistre, au milieu des hauts-fonds. “ Tiens ! C’est curieux, rumina Miguel, où sont les bancs de sable et la côte ? Aucune trace de la Grande Anse et encore moins de la Passe de la Baleine. ” À la surprise, succéda l’angoisse et après celle-ci, l’effroi. Une main fatale nous aurait saisis, un peu comme celle du gendarme agrippant le filou pris la main dans le sac, qu’il n’y aurait pas eu d’autre effet. L’ombre apparue sous la carène dans mon rêve, sinistre et effrayante, n’était-ce pas finalement l’indice d’un mauvais présage ? “ Nous dérivons, poussés par quelque chose et je ne sais pas pourquoi. ” Mon père marmonnait des mots, les répétait juste pour lui-même, le corps prostré contre le plat-bord. Je n’existais plus. À peine eut-il achevé sa phrase, qu’une masse difforme assombrissait le ciel et les étoiles. Alors, nos fidèles sylphides venues de l’infini s’éteignirent les unes après les autres. Elle ressemblait à un monstrueux serpent, la tête dressée dans l’immensité d’une voûte céleste peuplée d’ombres effrayantes. Mais quelle ne fut pas notre épouvante lorsqu’elle commença à zigzaguer vers nous, poussant devant elle une sorte de gigantesque muraille écumante, aussi haute et blanche que sommets enneigés de l’Himalaya ! Instinctivement, nous imaginions le passage d’un nuage plus dense que d’autres, ou simplement une de ces éclipses si facilement observables en mer quand elle est belle et

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l’horizon dégagé. Au-dessus de nos têtes, les nuages s’entassaient pêle-mêle, cherchant sauvagement un chemin dans la nuit timidement éclairée de la pâleur rougeâtre du halo lunaire. Ils commencèrent à s’animer d’un mouvement giratoire, hésitant au début, ensuite de plus en plus rapide de sorte que les plus gros nuages s’étirèrent en longues traînées rouges. Tout le ciel donnait l’impression de pleurer des larmes de sang. Entre-temps, une étrange irisation se formait, se disloquait à l’horizon avant de réapparaître à intervalles plus ou moins réguliers. Mais était-ce vraiment l’horizon ? Sans repères, les distances semblaient tellement déformées dans toute cette obscurité ! La question m’intriguait, mais j’avais décidé de ne pas en parler. Me taire fut peutêtre mon erreur. Alors, la lune choisit ce moment pour déchirer un nuage et poser sur les eaux une lumière pâle qui ne tarda pas à se fondre dans la plénitude des flots. Soudain, l’océan s’éveilla. Il se leva. De cette ambiance possédée par les pires démons de la mer, nous prîmes enfin conscience de notre malheur. Des démons dont les doigts attisés par la colère rôdaient autour de nous, fouillaient les eaux en traçant dans leur sillage un long cordon sinueux. Au-dessus de nos visages figés, la lune disparut tandis que la ligne gonflait, roulait dans notre direction sur la crête d’une lame énorme, crachant à quelques encablures, en longues coulées blanchâtres et tumultueuses, les mille feux de la mort. Du ciel, soufflait un vent de destruction, les nuages nous avaient trompés dans notre jugement. Ils se

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métamorphosaient surtout en une redoutable facétie de la nature. Nous étions les victimes d’un mirage, fruit de notre imagination fatiguée par des heures de veilles. Les bras inertes, nous attendions, saisis par une incrédulité démesurée et je lisais aisément l’incompréhension dans le regard de mon père. Ou était-ce simplement l’empreinte d’une forme de détermination ? Nous observions stoïquement la scène, sans le moindre tressaillement et n’eûmes guère le temps de libérer les ultimes frayeurs qui nous tenaillaient face à l’invraisemblance du phénomène. Je fus le premier à sortir de ma léthargie. “ Ne reste pas ainsi, attache-toi ! ” Je hurlais en désignant un tas de cordages enchevêtrés les uns dans les autres au pied du mât. Mon père m’adressa des yeux hagards. “ M’attacher ?… Il y a là-bas mon fils, une volonté à laquelle les forces de la vie, nulle puissance au monde, pas même celle de toutes les armées de la Terre, ne peuvent s’opposer, encore moins une boule de ficelle. Pourquoi m’attacher ? Non ! non ! surtout pas !… On va chavirer ! ” Il me parlait d’une voix vibrante, au bord de l’affolement. Subitement, excepté les claquements frénétiques du vît de mulet contre le mât, tout devint calme pendant que la brise caressait la surface des eaux. Les vagues de brumes cédèrent aux éléments ainsi qu’à leur précaire assoupissement, la terre apparut avec la côte de la Basse-Terre dominée par le cône sombre de la Soufrière à quelques encablures.

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“ Il ne faut pas rester à bord. ”, insistait encore mon père. Il imaginait sans doute insuffler à bord une lueur d’espoir, aussi ténue fût-elle. Si la chance nous avait abandonnés, cela valait malgré tout la peine d’essayer de rejoindre une petite baie située à bout de bras. Elle s’ouvrait juste devant nous en guise d’invitation pour y trouver refuge. Mais il était déjà trop tard. Dans tout ce chaos, le bateau dressa la proue vers le ciel, et pareil au galop des cavaliers de l’Apocalypse chevauchant leur monture sur des chemins aux tristes desseins, il s’engagea dans une course pathétique sur le flanc de la vague. Il n’y a rien de plus tragique qu’un naufrage la nuit quand les lumières de la terre éclairent les esprits affolés d’un insatiable besoin de s’accrocher à la vie. Trop vulnérable, le mâtereau se fracassa à la seconde sur le pont, balayant tout sur son passage avant de s’abîmer dans l’infernale tyrannie des éléments. Cependant, un des quatre haubans restait accroché et le bordé gémissait sous les assauts répétés de la pièce de bois. Elle se balançait dans le vide comme un redoutable bélier capable de nous désintégrer à tout moment. Les membrures craquaient, les ferrures grinçaient, tremblaient dans le néant crépusculaire d’un océan de folie tandis que l’embarcation commençait à donner de la bande. Soupçonnant l’issue toute proche, je tentais de sectionner le cordage d’un geste fébrile afin de réduire la vitesse la course extraordinaire dans laquelle les vagues nous entraînaient.

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Inexplicablement, ce fut l’effet contraire. Nous étions comme des marionnettes ballottées sur la croupe d’un taureau enragé. Et la gîte s’accentua pour s’engager dans un lent mouvement qui nous précipita vers notre malheur. » Janvier 1990  Anse Turlet L’aube chassait les derniers fantômes de la nuit. Bientôt le soleil disséminerait les mille étoiles de la nuit à la surface de la mer qui les engloutirait aussitôt le temps d’un jour. Un mince filet de sable glissait agréablement dans les entre les doigts de Josué. Une main puis l’autre. Demain il reviendrait et s’enfoncerait ainsi davantage chaque jour dans les brumes crépusculaires de son existence, attiré irrésistiblement par les fantômes appartenant à un passé douloureux. Lentement, il se redressa et revint sur ses pas en direction de la maison. Excepté le toit en tôle ondulée, rien n’avait vraiment changé depuis le premier jour de son arrivée et l’aspect extérieur conservait toujours la même austérité. Cela faisait longtemps que Céleste avait rejoint ses fils et Céline lui avait donné quatre enfants. En bon père, il s’inquiétait de la vie menée par les trois premiers : des garçons. Ils étaient partis, inexorablement éblouis par les lueurs éphémères du rêve américain, les illusions de ses villes déshumanisées par un confort acquis sans grand

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effort et l’insécurité à titre de réciprocité. Une insécurité marginale, selon le discours officiel du politique investi d’une candeur et d’une lâche irresponsabilité. Par contre, Élisabeth, leur quatrième enfant, achevait de brillantes études en France et tournait le dos aux chants des sirènes de l’oncle Sam. Josué porta son attention sur une éminence sableuse, visible à quelque distance et située légèrement en retrait par rapport à une lagune qu’il prenait l’habitude de contourner pour venir s’asseoir. Sûrement un débris abandonné par la mer au moment de l’étale de marée basse, se dit-il. Il n’ignorait pas qu’à cet endroit de la côte, les eaux plus profondes provoquaient des turbulences toujours propices à charrier des objets en tout genre. Ne découvrit-il pas un matin un coffre métallique chargé de fruits et légumes ? Bien sûr, une grande partie de la marchandise était contaminée par le sel et, hormis quelques chiffres inscrits sur le couvercle, il se perdit en vaines spéculations pour connaître l’origine de ce cadeau inespéré venu de ces vastes horizons qui l’effrayaient tant. Une aubaine ! Elle leur avait permis à l’époque de garnir chaque jour, pendant plusieurs semaines, une table dont les rois de France pouvaient rougir de plaisir. Il n’empêche que la forme pour la moins singulière de ce monticule, l’intriguait. Il se sentit fondre dans l’indéniable certitude que rien de pareil, d’aussi volumineux, ne se trouvait là, au bord du chemin emprunté une heure plus tôt.

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L’insouciance manifestée en présence d’événements naturels ou humains, source d'étonnement auprès du commun des mortels, devenait au fil des années sa seconde nature quoiqu’il s’agissait plus en fait d’une forme de défense ; un bouclier édifié pour rejeter toute attitude susceptible de trahir un quelconque état d’âme. Il était devenu imperméable à tout. Longtemps, il garda en mémoire la dernière image de son père secouant désespérément bras et tête, dans les convulsions extrêmes de l’agonie, le visage ravagé par l’intensité de l’angoisse qui le saisissait. Ce fut en un sens la première et l’ultime fois que Josué éprouva la hantise de vivre indéfiniment abandonné, seul à la dérive au milieu des eaux. En ce moment très précis, le temps d’une fraction de seconde, il redécouvrit le même sentiment, flou, désagréable. Rien de comparable aux tourments de la solitude qui l’avait longuement hanté et que de toute manière les années avaient transformé en indéfectible confidente, malgré Céline, Céleste, les enfants, Balthazar, sa famille. Non, rien d’aussi tortueux. Josué se heurta juste une fraction de seconde à la vision des vieux sages de son village, la misère du pêcheur qu’il se forçait de repousser à jamais jusqu’aux limites inconsistantes de la mémoire. Il jeta de nouveau un œil contrarié vers le monticule et craignit surtout de réveiller les anciens démons des années perdues; une peur primitive aux origines mystérieuses. Mais à présent, il devinait que le temps approchait d’en finir avec le passé, ce qui l’incita à accélérer le pas.

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Plus qu'un acte qui le mènerait à une forme de libération imminente, il désirait détruire d’abord cette indifférence coupable qui l’avait façonné. Il voulait redevenir homme, vivre tout simplement, retrouver la peur, l’amour, Céline. Cela devenait vital. Il boitillait, pressa d’avantage le pas, trébucha, se releva, perdit une nouvelle fois l’équilibre quand son pied s’entortilla avec une ceinture en cuir épais dont l’extrémité se terminait par une pièce métallique tandis que l’autre bout s’enfonçait dans le sable tiède. Deux sangles de dimension plus modeste composaient un objet que Josué remarquait de temps à autre, porté par les marins lorsqu’ils devaient monter dans les agrès des navires. Il reconnut sans mal dans cet accessoire, un harnais de sécurité. Ensuite, il poursuivit son chemin, aperçut à quelques mètres l’homme en haillons, le buste légèrement replié sur le côté. Les bras, les jambes et le visage lui donnaient les allures grotesques d’un pantin désarticulé. Josué se tint là une éternité, les bras croisés comme un Ramsès, le fléau et le sceptre d’Osiris croisés sur les épaules. Désespéré, il croyait s’engager sur la voie d'une résurrection qu’il n’attendait plus. Au lieu de cela, ses doigts tremblaient et ne serraient malheureusement pas les symboles dérisoires d’un monarque appartenant à un autre âge. De leurs extrémités, semblait émerger une souffrance qui irradiait de tout son corps; pas de douleur physique, simplement un état troublant précurseur d’un changement, la fin d’une sorte de

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routine et tranquillité ; le commencement de nouveaux désordres. « Mais quelle damnation frappe donc ce lieu pour pleurer ainsi toute la misère du ciel ? », gémit Josué. Et il s’agenouilla auprès du moribond. 10 mars 1993  Anse Turlet – 23H00’ La voiture était garée depuis plusieurs minutes, légèrement retirée sur le bas-côté de la route afin de protéger manifestement ses occupants de toute curiosité importune. Deux hommes se tenaient assis à l’intérieur ainsi qu’une femme âgée, maigre comme un clou, rongée par une de ces maladies exotiques dont on ne sait comment elles se déclarent ni comment leur trouver un remède. Ils observaient sans un mot, le chemin devant eux, de l’autre côté de la chaussée. Il descendait d’abord sur une centaine de mètres, s’incurvait en direction d’une falaise, remontait ensuite plus loin en direction d’un massif de broussailles avant de plonger finalement dans la mer de sorte que nul ne pouvait imaginer que ce tortueux passage, constitué de cailloux et de sable, menait à la maison de Josué et Céline. Personne, excepté ces trois personnages. Vers minuit, assurés que tout dormait, les deux hommes rangèrent dans les étuis leurs lunettes et trottinèrent en catimini sur le sentier, le dos courbé. La femme

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baissa de quelques centimètres la fenêtre, alluma une cigarette et attendit. À peine dix minutes plus tard, un éclair embrasa brièvement le ciel d’une sinistre lueur blanche et la voiture démarrait en trombe, saluée au passage par une série de déflagrations. « Vous avez le fascicule ? » La femme parlait d’une voix à la fois acide et fatiguée. Un des hommes lui tendit une liasse de papiers soigneusement ficelés, protégés par deux couvertures cartonnées. Il chaussa ses lunettes et toussota tandis qu’il examinait de travers le chauffeur. « Ça semble complet. Le vieux et sa femme ne parleront plus. Par contre, l’autre nous a échappé et… – Il vous a échappé ! », explosa la femme. Elle fut sur le point de rebrousser chemin, puis décida finalement de ne pas courir un tel risque. Celui qu’elle recherchait lui glissait une fois encore entre les mains et deviendrait certainement au cours des prochaines heures une créature aussi dangereuse qu’un fauve mortellement blessé. « En fait, il n’était même pas présent. », acheva piteusement l’homme. 12 février 2000  Paris – À la pause de midi, plus souvent encore en début de soirée, Laura s’évadait dans les rues de

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Montmartre, entourée de vieux murs aux couleurs contrastées, traversait le réseau fébrile d’animations qui s’étiraient dans la lumière dorée jusqu’au sommet de la butte. Elle se souvenait de la première fois quand elle partit pour un jogging qui devait la guérir normalement d’une léthargie imposée à son organisme à longueur de journée par les activités purement cérébrales liées à son travail. Juste une heure! avait-elle lancé à une collègue. Au laboratoire, on ne la revit pas de la journée. Elle s’égara dans un labyrinthe de passes et d'impasses, l'étroitesse de certaines ne pouvant que déconcerter l'étranger tant leur passage suffisait à peine pour permettre à deux personnes de se croiser. Aujourd'hui, elle s'y déplaçait avec la légèreté d’une libellule, aussi à l’aise que dans son appartement grand comme un mouchoir de poche qu'elle partageait avec Tiffany, une petite rouquine, nerveuse, à la voix légèrement rauque et le visage semé de taches de son, dernières poussières d’une adolescence fraîchement disparue. Le matin, elles se séparaient, chacune prenant des directions opposées pour se rendre au travail. Tiff descendait à la station de métro Sully-Morland pour rejoindre un bureau encombré de manuscrits et collections d’ouvrages rares, fierté de la bibliothèque de l’Arsenal, un département de la Bibliothèque nationale de France. Laura s’en allait à l’autre bout de la ville, à l’institut André Vésale. Elle appartenait à une équipe de chercheurs intégrée dans un vaste programme financé par l'Université John Hopkins,

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orienté dans l’étude de la micromécanique des fluides de la cochlée. Elle laissa à gauche le Lapin Agile, monta la rue des Saules, la rue Cortot, contourna la Place du Tertre, repartit en direction de la rue du Chevalier de la Barre puis entama un ultime déboulé vers la rue Foyatier. Sa course s’arrêtait ici. Elle ôta sa casquette, libérant du même coup ses longs cheveux noirs et se pencha vers l’avant, les mains appuyées sur les genoux afin de reprendre son souffle, le temps d'admirer quelques instants Paris à ses pieds. Des perles de sueurs roulaient jusqu'à la naissance des tempes sur un joli front déterminé et opiniâtre. Elle n’ignorait pas que son physique était loin de déplaire. Pourtant, elle se refusait généralement d’exploiter cet argument auprès des hommes, estimant que la valeur d’un individu ne reposait pas seulement sur le corps, mais aussi sur son esprit. La rue Foyatier était coupée en son milieu par un alignement de réverbères disposés sur plusieurs paliers, eux-mêmes séparés régulièrement par une série d’escaliers, la géométrie apportant à l'ensemble une parfaite symétrie. D’ici, on pouvait entendre le murmure de la ville, contempler le souffle de la vie glissant dans ses entrailles et s’abandonner à une de ces griseries qui éveillent un doux sentiment de liberté. Les soirs d'hiver éclataient dans une flambée de lumières opalescentes, estompant l'ombre des arbres projetée sur les façades des maisons qui bordaient cet endroit qu’elle trouvait extraordinaire.

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Laura descendit quelques marches et tira sa chevelure vers l’arrière afin de réaliser une espèce de nœud sommaire avec cet art maîtrisé seulement par les femmes. Elle prit la direction de la rue Saint Eleuthère avant de s'arrêter enfin devant un vieux bâtiment à deux étages, les chevrons tout fissurés, fléchissaient sous le poids des révolutions qu'ils avaient vu passer. Sur un panneau en contre-plaqué, peinte en gros caractères dorés, on pouvait lire l’inscription suivante l'inscription suivante : Les Amitiés silencieuses Café-Théâtre Le rez-de-chaussée était constitué de tables en pierre, rondes, carrées, en demi-lunes, aux pieds de fonte torturés par des formes compliquées. Elles se dressaient comme des fleurs blanches, roses ou noires, dans une salle aux dimensions modestes. À l’intérieur, le visiteur tombait immanquablement nez à nez sur un imposant figuier de Barbarie planté dans une baignoire en marbre onyx ; vraisemblablement une pièce de collection d'époque Napoléon III, mais tout le monde paraissait s’en désintéresser. Au fond, dans la pénombre, un élévateur branlant s'articulait le long d'une impressionnante colonne métallique, sur une crémaillère toute graisseuse et grinçante qui grignotait laborieusement chaque centimètre à l'aide d'une manivelle tournée par le caissier. Les plateaux chargés de bouteilles pleines ou vides, montaient, descendaient en un va-et-vient ininterrompu entre

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l'étage supérieur et la cave. Arrivés à leur destination, ils activaient un contact électrique produisant une lumière stroboscopique qui remplissait l'atmosphère d'une froide clarté verdâtre le temps d'avertir le garçon de café. Sur les murs s’entassaient des cadres, la plupart de guingois, des portraits, des affiches aux bords racornis, représentant des gloires déchues, passées en devenir ou sur le déclin. En un mot, un méli-mélo de tout ce que l’humanité produisait dans le monde littéraire, du septième art, scientifique ou politique. Certaines d’entre elles se distinguaient même par une signature accompagnée d’un commentaire de quelques lignes. Se côtoyaient ainsi, sans grande logique : François Truffaut, Ronald Reagan, la barbe d’Hemingway, Emmanuelle Laborit, Beethoven. Accéder au deuxième étage, entraînait un cortège sans fin de gémissements et de craquements d'une interminable rangée de marches étroites, lassées de porter le moindre pied, les légers, les délicats, les difformes, les plats, les nickelés, ceux du marin. Tous les pieds ! Mais peu importe, ici le bruit était banni contrairement au rez-de-chaussée. Franchir ces escaliers, signifiait basculer dans un autre monde et accepter la condition de parler en silence, soit par geste ou l’écriture même si ce n’était pour rien dire. Au-delà de l'ambiguïté de ce propos, il faut comprendre que la communication s'effectuait par tous les moyens possibles et inimaginables, excepté la parole. Au premier regard, le décor n’était guère différent de l’étage inférieur quoique les tables, moins nombreuses et nettement plus grandes, se

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rangeaient devant une sorte de minuscule amphithéâtre surélevé d’un demi-mètre environ, encadré d'un épais rideau. On n’y marchait plus sur un revêtement en bois, les chaussures s’enfonçaient dans un tapis rouge velouté. Il y avait toujours autant d'images au point qu’il était malaisé de reconnaître dans un tel fouillis Graham Bell ou Brejnev, parmi d’autres figures moins connues du public, comme Gertrude Ederle, Hellen Keller, Marlee Martlin. À n'en pas douter, tout cela faisait un peu capharnaüm, mais rendait l’endroit magique et tellement plus chaleureux, comparé à ces espaces étouffés par la duplicité malicieuse de la modernité. Tous ces personnages avaient en commun une particularité, ils étaient sourds ou s’impliquaient dans le monde de la surdité au même titre que la majorité des femmes, hommes, enfants qui fréquentaient ce lieu original. D’autres venaient également par curiosité pour pratiquer le langage gestuel ou laisser vagabonder l’oreille dans la quiétude vaporeuse d’une atmosphère qui les indisposait parfois. Dehors, Laura frissonnait et se réjouissait de trouver un peu de chaleur. Elle se frotta vigoureusement les bras tandis qu’une bourrasque plus prompte la poussait à l’intérieur, faisait une pirouette autour de ses jambes, partait farfouiller jusqu’à la baignoire, grimpait dans le figuier avant de revenir claquer la porte violemment. Le vacarme résonna comme l’écho d’un coup de tonnerre dans tout l’immeuble, mais personne ne broncha ou prit la

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peine de lever la tête. Ah… ce soir rien que des sourds ! Elle souhaitait se trouver là largement avant l’heure de son rendez-vous avec Tom et choisit une table bien en vue pour s’assurer de ne pas le rater. Pouvoir accueillir dans les règles cet homme à qui elle devait la chance de décrocher un contrat de chercheuse à l'unité de génie génétique et micro biologie de l’Institut André Vésale, lui procurait la satisfaction réelle d'avoir atteint, non sans fierté, un idéal presque utopique apparu au cours de ses études. Après leur premier entretien, vieux de deux ans déjà à Washington, ils s’étaient rencontrés à maintes reprises et de ces contacts était née une candide complicité qui ne présentait plus grand-chose de commun avec le contexte professionnel. Ils se revoyaient plus ou moins régulièrement au gré des exigences dictées par les différentes phases des programmes de recherches en cours ainsi que des subventions mises à leur disposition.

La surdité de Tom, développée sans doute à la suite d’une méningite, compromit sa scolarité dès l’âge de six ans. Ballottés d'un cabinet de médecin à l'autre, ses parents s'emberlificotèrent dans un tas de conjonctures entourées d'une nébuleuse d'incertitudes. En fin de compte, la pugnacité et la volonté de leur enfant s’imposèrent pour affronter les travers d’une société peu adaptée à son problème. Ils lui permirent d'aiguiser les armes sur lesquelles il appuierait désormais le cours de sa vie : l'American

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Sign Language pour affirmer son identité de sourd, l’expression oraliste et plus récemment la pose d’un implant cochléaire pour faciliter son intégration dans le monde si bruyant des entendants. Alors, bien sûr lorsqu’un confrère l'informa qu'une jeune française avait posé sa candidature pour rejoindre son équipe, ce fut sans trop d'illusions qu'il accepta de la recevoir. Aucune expérience dans la recherche, pas de références, que savait-elle de la conductivité hydraulique dans la cochlée ou simplement, de la physiologie auditive ? Parlait-elle au moins anglais ? Assis derrière son bureau, il la vit descendre l'allée centrale de l'auditorium dans sa direction. Sa taille moyenne, la peau ivoire du visage, sa silhouette mince valorisée par un tailleur bleu marine, s'harmonisaient avec de longs cheveux glissant sur ses épaules dans un interminable dégradé noir et brun. Une paire d'escarpins couleur marron ainsi que des jambes ambrées délicieusement galbées accentuait la légèreté d’une démarche à la fois lente et assurée. Laura lui souriait, un sourire plein de fraîcheur et naturel. Rien de comparable à celui des stars hollywoodiennes avec leurs dents si blanches et si parfaites qu'elles transportent immanquablement un dentiste dans le plus profond désespoir si son intention demeure exclusivement mercantile. Tom nota qu'elle ne portait pas de bas nylon, soupira et commença à s'inquiéter. Bah !… Sûrement une idéaliste qui veut en mettre plein la vue, une question suffira à la décourager. « Parlez-moi de l'habenula perforata.

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– The cuticular plate of… and the apical membrane of… Mais que se passait-il ? Il n'écoutait plus. Écouter ? Écouter qui ? Quoi ? Il avait les yeux fixés sur les mains de la femme qui lui débitait à force de détail et de graffitis dessinés à la hâte sur un bout de papier, une litanie interminable sur le fonctionnement de l'organe de corti en gestuel. « … form the habenula perforada sealing the endolymphatic compartment. – Euh… merci mademoiselle… si vous éprouvez moins de difficultés en vous exprimant oralement… n’hésitez pas… je peux vous comprendre si vous parlez sans trop d’énervement comme le font la plupart de vos congén… euh, la plupart des entendants… que savez-vous des cellules de Hensen ? – The hensen's cells are…» Voilà qu'elle remet le couvert… Mon gars, BINGO !, tu as décroché la perle rare ! songea-t-il. C'est ainsi que la maîtrise de la langue des signes internationale de Laura, suffit pour les rapprocher et leur entente s’en trouva renforcée. « Who taught you ISL7 ? », lui demanda plus tard Tom Elle s’était contentée de garder le silence, un sourire en coin parce qu'elle adorait entourer tout ce qui la concernait d’un flou artistique.

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ISL : International Sign Language

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Laura fit un signe de la main à Armelle, la patronne des Amitiés silencieuses et mère de Tiffany. Avant de partir, elle ne devait pas oublier de lui réclamer le Nabokov prêté par sa fille. Ensuite, elle enregistra la présence de deux hommes qui se disputaient une partie d’échec à la table voisine. Le plus jeune, barbichette noire, calvitie naissante, lunettes rondes à monture en acier, était le parfait sosie du professeur Tournesol. Il fixait de ses yeux noirs, aussi froids que la dalle d'un gisant de chevalier, son adversaire. Celui-ci, impassible, nettement plus âgé, la corpulence d’un Hercule de foire, portait une abondante chevelure de boucles blanches qui partaient dans toutes les directions. Une barbe épaisse dissimulait en partie deux pommettes saillantes. Elles pendaient presque jusque sous son menton à l’ombre des poches qu’il avait sous les yeux. Laura s’amusa du portrait. Un père Noël, un Nostradamus, deux légendes pour une même personne, plaisanta-t-elle intérieurement. L’homme n’avait pas la tête dans les étoiles comme son célèbre sosie, mais sur l’échiquier. En face, Tournesol avait franchement l'allure d'un mollasson. Tous deux se seraient intégrés sans mal dans un conte pour enfants même si en vérité tout les opposait physiquement et qu’une indéfinissable connivence semblait les unir. Paralysés dans l’attente du prochain coup de l’adversaire, prisonniers de leur profonde concentration, fruit d’une cogitation en apparence tranquille, ils donnaient l'illusion de poser

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pour la postérité. Figés de la sorte, ils ne trouveraient pas seulement leur place dans un livre pour enfants, mais recueilleraient certainement tous les honneurs au musée de Madame Tussauds si de temps à autre, un clignement de l’œil, un tremblement infime de la bouche, ne venait trahir cette immobilité. Un souffle d'air glacial caressa le visage de Laura, ses cheveux frémirent et elle se leva en faisant un grand signe du bras à l’intention de Tom qui se tenait immobile devant l'entrée. « Hi little girl ! – Hello ! », dit-elle timidement. Tom l’effarouchait toujours aussi stupidement, mais au moins sa compagnie annihilait temporairement tous les sentiments aigres-doux qu’elle découvrait constamment en présence d'autres hommes. Et puis, avec des cheveux à peine cendrés sur les tempes, n’importe qui lui aurait donné tout au plus cinquante ans. Il en comptait soixante. Cependant, aujourd’hui, Laura l’observait frappée par la sorte de lassitude qu’elle lisait dans son regard. Une impression sans doute, pourtant il avait pris un fichu coup de vieux et ses yeux rougis par la fatigue du voyage, derrière une paire de lunettes aux verres épais, n’arrangeaient certainement rien. Tiens ! quelle drôle de coïncidence ! Pratiquement les mêmes que Tournesol, se dit-elle. La soirée s’annonçait douce, les paroles se perdaient en banalités ou considérations plus formelles orientées sur des subsides refusés ou octroyés, destinés à garantir la poursuite des activités au laboratoire. Les deux joueurs d’échec déplaçaient

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rois, reines et pions dans un rude combat ponctué de courtes phrases. « Comment se portent Carla et Jenny ? » Ses deux filles restaient les ultimes passions de Tom dans une vie qui bascula à la disparition inopinée de Claire, sa femme, une Française et plus tard celle de Laurence, sa fille aînée. Ils avaient passé tant de bons moments ensemble tous les cinq. « Bah !… Jenny est une chipie… Elle a fait le voyage avec moi, elle rêvait de voir un jour Paris. Elle m’épuise et je n’ai plus vingt ans, mais l’essentiel c’est qu’elle le croit encore. Parfois, il m’arrive de songer à ce que nos descendants, mes petits-enfants diront de nous… de moi. » Il parlait avec une pointe de nostalgie, la voix légèrement déformée et chantante. Dès cet instant, son âge, sa fragilité se révélèrent aux yeux de Laura avec toute la brutalité du réveil à la fin d'un beau rêve. Et clara ? s’interrogea-t-elle. Elle leva la main droite pour l'interrompre, mais il poursuivit. « Bon d’accord, continua-t-il. Il est trop tard pour vivre avec nos vieux démons, mais en dehors de nos manies à vouloir tout justifier, nos querelles, nos actes, les résultats de nos recherches à coup de paperasserie et d’espoirs trop souvent déçus, quels souvenirs vais-je leur laisser ? Ergoter sur l’éphémère du rayon vert au moment du soleil couchant est le rôle du poète. Ce dernier se fait rare et devient une espèce en voie d’extinction. Il m'arrive de l'envier. » Il tenait serré un visage las entre ses mains.

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« Discuter, discuter, toujours discuter reste le propre de l’homme moderne. Une habitude… Il a créé le culte du papier… le culte ?… Pff… il haussa les épaules, une religion, ça oui ! Une religion du papier, de l’inutile au point de devenir envahissante et compromettre notre futur. Mais après tout… » Il se tut. Elle caressa son bras. « Que se passe-t-il Tommy ? Tu me parles de quoi là ? Et Clara… elle ne vous a pas accompagné ? – Clara est en unité de soins intensifs à Johns Hopkins depuis deux mois… nous marchions au bord de la route… Tu te rappelles, celle qui conduit à l'auditorium Tilghman où nous avions rendez-vous la première fois ? Très peu de véhicules circulent d'habitude là-bas… cette fois, ce n'était pas le cas… elle m'a échappé des mains… un chauffard l'a renversée… L’homme était ivre. » Il secoua sa tête en signe de désappointement. « Si tu savais comme je me sens coupabe… pas totalement bien sûr… mais… mais responsable malgré tout. – Oh !… Mon Dieu Tom… je suis… je… que dire… Je suis sincèrement désolée, mais c’est tellement banal de parler ainsi, cela ne changera rien de toute façon. – Je sais. – Et que disent les méd… et Jenny ? – Je te l’ai dit, elle est ici avec moi… pas facile à gérer pour elle… ni pour moi d'ailleurs... les médecins ne se prononcent pas. Clara fait de l'équilibre en ce moment entre la vie et la mort sur un fil aussi mince qu'une lame de rasoir… Nous logeons

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au Sufren et dans deux jours, nous serons à Charles de Gaulle, j'ai un vol pour L.A. Demain, je ferai un saut au labo avec les rapports que j’avais promis. Jenny m'accompagnera et sera certainement heureuse de te rencontrer… Passons à un autre sujet si tu veux bien. » Laura était tentée de lui poser un tas de questions, mais elle préféra hocher simplement de la tête. Comment fait-il pour se vouer avec autant de passion à la recherche après tous ces malheurs ? Elle se mit à lorgner distraitement la table voisine, les deux hommes et les pièces de l’échiquier, l’œil partant de l’un à l’autre, en laissant vagabonder ses pensées. Elle connaissait les règles en demeurant cependant totalement étrangère aux finesses et formules alambiquées du style grand roque, petit roque ; ignorait tout du coup du berger, de l’ouverture sicilienne et autre jargon spécifique à ce jeu auquel elle se sentait trop idiote. Néanmoins, en dépit de son ignorance, avec seulement un cheval, une reine d’un côté et de l’autre, chez Nostradamus, un fou, un pion une reine, elle comprit que la partie touchait manifestement à sa fin. Qui l’emporterait ? Les deux hommes se regardaient en chiens de faïence de plus en plus souvent, sous l’emprise d’une évidente agitation. Ils ne se parlaient plus comme en début et les pièces glissaient sur l’échiquier, poussées par des doigts animés d’une excessive circonspection. Nostradamus avança son dernier pion qui lui restait sur la septième rangée. Ce mouvement piqua la curiosité de Tom. Avec ses yeux clairs comme un ciel d’hiver, il donnait l’impression de

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vouloir oublier ses malheurs, toute son attention était concentrée sur le jeu et Nostradamus. Il le détaillait d’une drôle de manière, un mélange de curiosité et froide indifférence qui indisposait Laura. Les deux adversaires s’enveloppaient de l’impénétrable assurance et sérieux de ceux estimant que l’heure est grave. Encore une case et Nostradamus réclamerait certainement une pièce supplémentaire de son choix si le pion parvenait au huitième rang de l’échiquier. Une tour évidemment puisqu’il a encore son fou et sa reine, jugea Laura. Tournesol parut étudier attentivement la disposition du jeu et ne s’inquiéta pas de la menace. Il avança son cheval, mais il était trop tard maintenant pour empêcher le pion d’arriver à destination. Curieux, se dit Laura, pourquoi n’a-t-il pas déplacé la reine pour contrer le pion ? Il a perdu. Décidément, ils deviennent bizarres ces deux là. Tom de son côté, ne bronchait pas. Il se contenta de mimer un geste d’incompréhension à l’intention de son amie. Nostradamus poussa nerveusement le pion sans hésitation vers la case suivante. « Je réclame le fou noir.», déclara-t-il à voix haute. Tournesol se demanda un instant ce qu'il devait faire, il ôta ses lunettes, parut d’abord tergiverser et se tourna une fraction de seconde vers Tom, un demisourire narquois aux lèvres, sans le plus petit tressaillement du visage. Tom plissa la bouche et lui envoya un ricanement bizarrement illuminé d’une lueur sauvage. Stupéfaite, Laura n’eut pas le temps de s’appesantir sur un Tommy méconnaissable qu’elle découvrait. Tournesol se redressa lentement

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et d’un geste qui en disait long sur son état d’excitation, balaya du revers de la main l'échiquier. L’assistance dans la salle les observa avec des expressions comiques, pleines d’incrédulité, ou de surprise. « Tu me tiens, mais tu n'as pas encore gagné ! », lança-t-il d'une voix tonitruante. Ce n’était pas de la colère ; seulement un défi. Puis il se tourna de nouveau vers Tom. Sur une table voisine, sous la lumière opaline d'une verrine en forme de tulipe inspirée de l'art nouveau, Laura aperçut un des fous qui avait atterri au fond d’un petit cendrier. « Euh… excusez-moi, il vous appartient peut-être ? » Elle tendit la pièce sans trop se demander lequel de ces deux hommes allait s’en emparer. Nostradamus l’ignora et rangeait le jeu en bougonnant tandis que Tournesol se penchait vers elle tout en frottant les verres de sa paire de lunettes. « Merci mademoiselle, mais comme vous pouvez le noter, je regrette que la partie s’achève de cette manière. Nous sommes tous les deux un peu fous, plaisanta-t-il. Je suis sincèrement désolé de m’être laissé emporter de la sorte… comment vous appelezvous ? » Elle lui envoya une lippe pleine de convenance, accompagnée par la désagréable sensation de se trouver sous le feu d’une volée de ruse et de cynisme qui brillaient dans les prunelles sombres du personnage. L’idée d’engager la conversation avec eux ne la tentait franchement pas. L'autre rugit du dessous de la table.

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« Laura… elle s’appelle Laura.» Interloquée, elle l'interrogea avec une pointe d'agacement dans la voix. « Qu’en savez-vous ? » Vraiment, ces deux gaillards commençaient à l’exaspérer. Bien plus, il s’exhalait d'eux une odeur de violence latente, une férocité prête à exploser et elle n’éprouva aucune peine à les abandonner à leurs querelles byzantines dont elle ne saisissait décidément pas la subtilité. Quant à Tommy… Elle fut une fois de plus interrompue dans ses réflexions. « Demandez au caissier… demandez-lui surtout d’être plus discret lorsqu’il s’exprime en gestuel. À le voir, on penserait qu’il est occupé à participer aux manœuvres d’appontement d’une escadrille de bombardiers B 52 sur un porte-avions de la Seconde Guerre mondiale. », grogna Nostradamus. Seigneur, mais quel foutu grincheux celui-là ! Malgré tout, Laura se surprit à afficher une mine amusée tant ces deux hommes étaient différents. Comment pouvaient-ils se supporter s’ils se chamaillaient comme des enfants pour de telles peccadilles ? Mais surtout que faisaient-ils ici ? Elle les voyait pour la première fois. Tournesol glissa un œil discret vers Tom avant de se lever aussi. « Ne lui en veuillez pas, il est dans tous ses états dès que je le laisse gagner… je pars… excusez-moi encore.» – C’est ça… tu te casses fiston. », répliqua Nostradamus.

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Il dépensa le reste du temps à grommeler et compter entre ses dents, les pièces avant de les ranger une à une à l'intérieur d'une petite poche en tissu velouté rouge, dotée d’une fermeture Éclair que ses mains de débardeur malmenaient. Il s’énerva tant et si bien que les minuscules ferrures dorées ne tardèrent pas à sauter les unes après les autres pour disparaître comme une pluie de confettis sous leurs pieds ce qui le laissa totalement indifférent. Il glissa ensuite le sac dans un coffret de bois. Deux minutes plus tard, le jeu sous le bras, il quittait à son tour Laura, l'embrassa d'un regard discret tout en lui décochant au passage un clin d'œil sans prétention et plein d'affection. La jeune femme sentit un trouble confus l’investir sans trop savoir pourquoi, mais en voyant l'expression ahurie de Tom, dépourvue de toute cette violence qu’elle avait perçue chez lui tout à l’heure, elle ne put s'empêcher d’éclater de rire. « Dis-moi, vous êtes tous ainsi par ici ? – Mmm… Tout dépend en fait si c'est la pleine lune ou non. Tu as vu l’autre, le plus jeune. La façon dont il te regardait me donnait froid dans le dos. » Elle hasarda à demander le plus sérieusement du monde en plissant le nez : « Tu le connais ? – Première fois que je vois ces deux énergumènes. Moi aussi, je pars. Je fais comme eux, c'est la seule bonne idée qu'ils ont eue de la soirée. Je te rejoins demain matin avec l'équipe ? – OK, je t'accompagne. Taxi ou métro ?

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– Taxi… le métro, Paris by night, à cette heure ne m'inspire pas… lors de ma dernière virée nocturne, je me suis trouvé nez à nez avec un malabar rugissant, la bave aux lèvres. Il se prenait pour un gaucho avec mon appareil photo qu'il s'employait à lancer comme un lasso et me poussait lentement mais sûrement vers la rame du métro… dans l'indifférence la plus complète des curieux, juste là pour le spectacle et applaudir quand la fin approche. Ça se passait à la station Champs Élysée. – Il n'y a pas de téléphone ici et je n'ai pas mon portable… un téléphone public se trouve à deux cents mètres… nous appellerons un taxi. » Ils marchaient côte à côte d’un pas rapide vers la forme imprécise de la cabine qui se détachait dans l’obscurité pendant que le souffle de leur respiration se consumait dans un nuage emporté par les infimes ondulations d’un tapis de brumes légères autour d’eux. Les masses sombres et sinistres des façades s'alignaient à droite, à gauche. Elles donnaient l’impression de progresser dans une vallée profonde gardée par une armée de géants drapés d’une intense et inébranlable quiétude. Il arrivait que d'une fenêtre, là où partait se nicher un drame de l’amour, le plaisir, une fête, la vie ou peut-être la mort, se diffusait une pâle lueur à la fois troublante et rassurante, pleine de chaleur, apportant ce je-ne-sais-quoi de sérénité qui les entourait. Soudain, Laura s’arrêta pile et frappa du poing son autre main. « Zut ! le Nabokov. Attends-moi, je reviens.

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– Le Nabokov ? » À son air soucieux, elle le rassura. « Pas de souci, je suis ici dans quelques minutes. Un roman prêté par Tiff à sa mère. Elle m’avait demandé de le récupérer. » Un quart d’heure plus tard, elle était de retour. « Excuse-moi si tu as attendu. Elle n’arrivait plus à mettre la main sur le livre. » Ils poursuivirent leur chemin bras dessus, bras dessous comme père et fille unis par une tendre complicité. Laura se sentait légère. Devant eux, un sans-abri farfouillait dans les poubelles, espérant vraisemblablement découvrir une quelconque utilité dans un objet qu’il s’approprierait afin d’améliorer son misérable confort. Il trouva d’abord deux chats occupés à défendre leur territoire sur un couvercle, des immondices auxquels il attacha plus d’attention, puis un petit sac rouge dont il dénoua les deux cordelettes, intrigué par ce qu’il pouvait bien contenir. Il dressa la tête, juste le temps de croiser le regard d’une jeune femme accompagnée d’un homme nettement plus âgé. Arrivé à sa hauteur, seul ce dernier l’avait observé avec une insistance et curiosité qui l’indisposèrent. Laura était sur le point d'ouvrir la porte de la cabine téléphonique quand elle s’arrêta interdite. Tom bascula sur elle, la propulsant du même coup contre l'appareil ce qui décrocha le combiné en libérant une tonalité monocorde. Elle heurta de la tête

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le cadran et pinça les lèvres pour étouffer un cri de douleur. « Hé ! Que se passe-t-il ? protesta-t-il. – Tu as vu ? – Quoi ? » Il dévisagea d'abord son amie, le téléphone, ses pieds, dressa la tête vers le ciel, revint au visage de la jeune femme ensuite inspecta les alentours. Laura désignait quelque chose d’un doigt impatient. « Non, là… le type qui fouille dans le dépotoir làbas. – Alors ? Tu sais chez l’oncle Sam ce n’est pas mieux. – Tu ne comprends pas… attends… je crois qu’il tenait en main quelque chose… je ne sais pas… J'hésite, j'ai cru distinguer le bout d'étoffe rouge appartenant à Nostradamus… » Elle se frotta le menton. « De qui… ? Mais non, c’est une coïncidence… on trouve de tout dans ces poubelles. – Mais regarde ! C’est qui celui-là ! Il fout le camp maintenant ! mais regarde donc comme il court… il a vu un extra terrestre ou quoi ! » Tom n’eut pas le temps de réagir que Laura partait déjà aux trousses de l'inconnu. Seulement le brouillard aspira ce dernier comme l'ombre d'un spectre s'envolant dans les vapeurs translucides de la nuit et les fumerolles des bouches d’égout. Lorsqu'elle revint sur ses pas, ses jambes tremblaient d'avoir trop couru et les battements de son cœur la secouaient comme le battant d’une cloche sonnant les douze coups à la grand-messe de minuit.

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Elle s'arrêta à proximité des ordures, inspecta les alentours la peur au ventre comme si le diable en personne rôdait dans cet univers nacré d’ombres et de fumées fantastiques, mais ne distingua rien d’autre qu’un amas d’immondices. Il avait Les deux chats reprenaient leur bagarre interrompue, dos et queues gonflés plus que jamais d’une colère qui vibrait dans les airs sous un concert de miaulements plaintifs. Il y avait aussi un carton rempli de bouteilles vides et… et un pied, un seul pied. « Nom d’un chien ! Où est passé l’autre ? », murmura Laura. Elle se retourna et chercha d’un regard à la fois suppliant et affolé Tom. Il avait disparu. Elle appela en vain plusieurs fois. Non ! Ce n’est pas vrai !!! Me voilà seule avec un macchabée sur les bras. Par tâtonnements et afin de dissiper toute incertitude, Laura commença à retirer un fatras d’emballages cartonnés. L’opération prit plusieurs minutes au cours desquelles l’inexplicable disparition de Tom la mettait au supplice. Elle découvrit le coffret en bois ainsi que l’échiquier. Il a pris le petit sac rouge, constata-t-elle en songeant au vagabond. Il s’agit bien d’une agression. On n’échoue pas au milieu de la nuit sous une montagne d’ordure par un grand coup de baguette magique. Elle ferma les yeux un moment puis entendit un bruit de pas précipités et distingua aussitôt la silhouette familière de Tom. Laura reste calme. Il arriva le souffle court et se pencha sans un mot, sans attendre vers les ordures. La mine de Laura s’assombrit. La vie lui avait enseigné combien la

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démence rendait capable un individu, normal en apparence, d’élaborer les pires choses dans la plus profonde indifférence. Ceci ne s’appliquait bien sûr pas à Tom, mais à l’auteur de l’agression. Bien sûr… Pourtant, sans trop savoir pourquoi, pour la première fois sa présence à ses côtés ne produisit pas le sentiment de sécurité attendu. Au contraire, elle la rassura seulement à moitié. « Je t’ai appelée plusieurs fois, où étais-tu parti ? » Il se redressa avec une mine contrite. « Je sais, je t’ai entendue, mais j’étais en bas… – En bas ? En bas de quoi, où ? » Tom pointa du doigt une venelle qui descendait. « Là-bas. Le téléphone de la cabine ne fonctionne pas. Pendant que tu t’exerçais au deux cents mètres, j’ai vu un taxi en stationnement. Il nous attend, mais je vois que nous avons un petit problème, dit pincesans-rire Tom. – Lui surtout. C’est Nostradamus… pas de doute, c’est lui. » Il opina brièvement du menton. « Dégageons tout ce fourbi et voyons ce qui se cache en dessous… va téléphoner aux urgences, on en aura besoin. – Et à la police, acheva-t-elle. – Pas si vite Little girl… inutile de sonner l'hallali… le gaillard a un problème… inutile d'en rajouter pour l’instant… d'abord les premiers soins ensuite il sera encore temps d’appeler la police… Téléphone aux urgences. Dans cinq minutes, nous serons fixés. – Ne m’as-tu pas dit que le téléphone était hors service ? »

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Tom fit un geste d’agacement. « Seigneur Laura, arrête de discuter! Tu as une cabine en bas à deux pas du taxi. Dis également au chauffeur qu’il ne doit plus nous attendre. » Elle revint quelques minutes plus tard. « Le chauffeur n’a pas attendu qu’on lui dise de ne pas nous attendre. », ironisa-t-elle. À présent, le corps était complètement dégagé et Tom l’avait couvert avec son pardessus. « Alors ? » Il tenait ses doigts posés sur la carotide, le front plissé d’une intense perplexité. « Mmm… pas d’actes de violence clairement perceptibles… il est encore en vie, mais elle ne tient que sur un fil… j’espère que tes petits copains ne vont pas tarder. Aide-moi, je vais le mettre en position de Fowler. » – Mes copains ??? » Elle souhaitait entendre autre chose, mais n’insista pas sachant qu'il n'y avait rien de péjoratif ni de maladroit derrière ces paroles innocentes. Laura observait Tom, à la fois impressionnée par son professionnalisme et sang-froid qu’il manifestait. Cependant, elle trouvait inconvenant l'aisance avec laquelle il puisait dans ses ressources pour chercher encore le moyen de la taquiner. Il connaissait l'aversion qu'elle éprouvait depuis toujours à l’égard de certains aspects du corps médical. Caprice ? Esprit borné ? Non, pas exactement. Les souvenirs de ses stages dans le cadre d'une formation médico-légale, la hantaient encore aujourd’hui. Elle y avait côtoyé, disséqué – au propre comme au figuré – toutes les

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abominations, les bassesses les plus viles sur les victimes en butte à l’implacable constance de l’adversité et de l’horreur. Elle ne voyait pas comment se soumettre, même avec l’aide du temps, aux contraintes d’un tel environnement de travail jusqu’à la fin de sa vie. Ces misères, prenaient-elles leur source dans l’ignorance, l’arrogance, une sourde violence contenue dans chaque individu, hommes, femmes et même des enfants ? Cette question l’obsédait. L’absence de réponse orienta son choix vers le domaine de la recherche médicale pure. Elle jeta un œil de commisération vers le corps couché dans une position fœtale afin de réduire la dissipation de chaleur. Son attention fut attirée par un petit objet sombre dont l'extrémité dépassait de la main de Nostradamus. Elle se pencha davantage, desserra les doigts pour en extraire un fou blanc appartenant au jeu d’échec. Elle posa ensuite sa main sur le coffret en bois, caressa l’échiquier avant de la retirer rapidement comme si elle s’était brûlée. Merdicus ! Il fallait encore bien ça… Elle se redressa et aperçut à ce moment quelque chose à proximité du visage. D’abord, la forme lui rappela celle d’un petit livre, similaire à ceux contenant des notices explicatives sur un appareil électroménager. Elle le prit et constata qu’il s’agissait d’un étui de cuir noir. Entre-temps, Tom continuait à examiner l’homme tout en parlant sans la regarder. « Je dirais pour l’instant hypothermie stade deux… euh… peut-être même trois à défaut d’autres indices

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concomitants… mais ce n'est pas… non… Ça sent l’embrouille ici Laura, pas touche Laura… Laura ? » Il n’acheva pas, intrigué par l'expression hagarde de la femme, les yeux en ébullition fixés sur une photographie qu'elle tenait en main. Il s’approcha et l’interrogea du regard. Laura éprouva une espèce de libération quand elle commença à parler, mesurant l’effet que produirait incontestablement chaque mot. « Tu te rappelles un jour, tu demandais le nom de la personne qui m'avait enseigné la LSI… ? La voilà, c'est elle sur la photo en compagnie de Nostradamus à ses côtés… Nostradamus ? Elle ricana. Tu la connais, c'est ma grand-mère… sourde également… elle s'appelle Mary Mayer… May… si je me souviens, elle préfère May. », sourit-elle. Tom fit une sorte de geste d’impatience de la main, le visage décomposé. Laura y lisait aussi bien la surprise, l’incompréhension que l’effroi. « Que se passe-t-il ici ?… Ce pauvre type, c’est qui ? Et çà, HK c’est quoi ? » Il désignait deux lettres inscrites à l’encre indélébile. « Aucune idée. Quant à ce monsieur (elle pointa le doigt vers Nostradamus), j’aimerais que l’on me fasse les présentation. Tu l’as déjà aperçu en présence de May ? – Jamais ! Je ne le connais pas, ni d’Ève ni d’Adam. OK… assez joué… il est temps d'appeler la police. » Le hululement d'une ambulance leur parvenait déjà. Il augmentait, courait dans la nuit au-dessus de la ville endormie. Laura sursauta, se hissa sur la

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pointe des pieds et jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Tom. Le véhicule s’arrêta à proximité de la cabine téléphonique et tout redevint silence. Seule la lumière du gyrophare se détachait sur les murs, balayant régulièrement la rue et les sacs de plastique d’une lueur bleuâtre. 13 février 2000 — Le matin ; Paris La vapeur d'eau dégoulinait sur le miroitement des mosaïques qui tapissaient les murs de la salle de bain. Une gigantesque glace perlée d’humidité dévoilait une silhouette qui se détachait dans la buée tiède à travers les panneaux en plexiglas dépolis de la douche. Elle reflétait également l'image d'une étagère supportant un ficus et des cosmétiques de toutes sortes, la plupart bon marché. Okay, so you're Brad Pitt That don't impress me much So you got the looks but have you got the touch Oh-oo-oh….. Ooooh-oo-oh! La tête appuyée contre la porte de la salle de bain, Laura trépignait d'impatience, épuisée et nerveuse. Sa courte nuit n’opérerait pas de miracles pour regonfler son moral. Or, la journée promettait d'être longue. Elle et Tom furent auditionnés par la P. J. pendant plus de deux heures au cours desquelles aucun élément nouveau n'était venu étayer l’hypothèse de l’agression. Une affaire classée certainement sans

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suite si Nostradamus s'en tirait, selon l'inspecteur. Un dénommé Labévue. Une blague, pensa-t-elle. Il représentait la caricature du personnage d’un roman fantastique de Jean Ray ou peut-être était-ce celui de Stephen King dont elle se rappelait vaguement ? Mais n’arrivait plus à lui remettre un nom. Labévue n’était qu’une boule poilue ou plutôt une accumulation de boules. La principale constituée de deux hémisphères séparés par une large ceinture en guise d’équateur. Une paire de jambes épaisses portait le Sud, le Nord étant moins imposant soutenait à son sommet, une autre boule plus petite enfoncée directement sur des épaules qui dissimulaient complètement le cou. La tête, apparemment. Vers trois heures du matin seulement, ils quittèrent le commissariat après avoir relu et apposé chacun leur signature au bas de la déposition. Mais bon sang, se demandait Laura, qui est Nostradamus finalement ? Il ne possédait plus de pièces d'identité et luttait actuellement avec la mort à l’hôpital Pitié-Salpêtrière. Elle n'en savait guère plus et se garda bien sûr de signaler la découverte de la photographie qu’elle avait précieusement enfouie sous l’œil réprobateur de Tom dans une poche avant l’arrivée de la police. L’inspecteur lui signifia qu’elle devait évidemment rester à la disposition des autorités ce qui attisa davantage la pointe d’inquiétude qui l’enveloppait pernicieusement depuis le début. Elle risquait de se trouver dans de beaux draps si d'aventure Labévue s'apercevait que la photo, un

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indice essentiel à l'enquête, avait été volontairement dissimulée. La relation probable entre sa grand-mère et Nostradamus l’avait tellement troublée qu’elle devait élucider ce mystère avant de voir la machine judiciaire brouiller les cartes en déboulant chez May sans crier gare. Quant à Tom, sa citoyenneté américaine l’aida indiscutablement. Il exposa les faits avec tant de conviction et sincérité que Labévue s’inclina et rangea de côté son intention de le tenir également à sa disposition. La porte trembla sur tous ses gonds lorsque Laura frappa du poing et secoua furieusement le loquet. « Tiffany !… Bon sang !… Ouvre, je suis pressée… il y a une heure que tu es là à macérer dans ton jus ! Don't get me wrong, yeah I think you're all right But that won't keep me warm in the middle of the night That don't impress me much Oh-oo-oh… Oh-oo-oh… dadadi… dadada… Blanche de colère, Laura jeta par terre un soutiengorge, une petite culotte, un essuie-mains, son trousseau de poudre et de crèmes qu'elle dissimulait généralement afin de le préserver des mains de son amie, avide d'expériences de maquillage. Puis, transportée de rage, elle envoya un coup de pied magistral dans la porte et tomba assise sur le sol, les mains crispées sur le pied qu’elle massait en gémissant de douleur.

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« Tiff ! nom de nom !… Ouvre s'il te plaît… » Oh-oo-oh… Oh-oo-oh… dadadi… dadada…daaaa… La porte s'entrouvrit enfin. Une bouffée de vapeur diaphane, pleine de chaleur, se faufila dans le minuscule couloir avec au milieu, le visage d’une femme avec, vissé sur la tête, une espèce d’énorme choux à la crème. Elle lui adressa un sourire ingénu. « Voilà ma chère… inutile de casser la baraque, tu pourrais te faire mal. Je capitule devant autant d'ardeur et négocierai une trêve quand ta tension retombera d’un cran. » Elle passa devant Laura dans un simulacre de chorégraphie proche d’une danse du ventre orientale, les mains sur la tête pour stabiliser la serviette éponge qui prenait une gîte inquiétante. Dieu du ciel ! j'ai des emm… Tiffany, voulut crier Laura. « Si au moins tu chantais juste… », soupira-t-elle tristement. À la fin de ses études, elle avait toujours espéré trouver une chambre pour elle seule, dans la mesure du possible, avec vue sur l'horloge de la tour Eiffel qui égrenait, seconde par seconde, le compte à rebours du nombre de jours à vivre avant le nouveau millénaire. Malheureusement, les tarifs proposés pour accéder à cette modeste distraction la dissuadèrent assez rapidement de sorte qu'elle se contenta à contrecœur d'une colocation. Aujourd'hui, elle ne le regrettait sincèrement pas. Bien sûr, Tiffany éprouvait parfois des difficultés à contenir une

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bouillante excentricité proche du délire métapsychique, mais au fond, elle restait une compagne discrète, concevant sa future existence entourée uniquement d'une turbulente marmaille et de livres poussiéreux jusqu'à la fin de ses jours. Une partie de son entourage habitait aux PaysBas. Elle en parlait peu sauf de Loïc, son frère, “het piraat van het gezin”, le pirate de la famille, comme elle l’appelait parce qu'il était toujours en vadrouille sur un de ces océans extraordinaires, aux quatre coins du globe. Un « sans domicile fixe », une sorte de SDF des mers. Son adresse ? Deuxième vague à droite, à la verticale d´une mystérieuse étoile. Tiffany était tout le contraire d’une personne introvertie et celui qui ne la connaissait pas, pouvait la juger de temps à autre envahissante. Pourtant, dans l’appartement qu’elles partageaient ensemble, tant que la nature de leur relation le permettait, chacune était arrivée rapidement à cette forme d’équilibre tacite condamnant les étrangers à se soumettre à ces choses, même insignifiantes qui les autorisent à cohabiter sans trop d’étincelles. Elles menaient et préservaient malgré, chacune tout de leur côté, une vie paisible avec ses habitudes et ses contraintes en dépit de l’exiguïté de l’endroit. Dans la salle de bain, Laura se sentait d’habitude l’âme plus légère. C’est dans ce lieu qu’elle s’isolait et laissait papillonner en toute quiétude ses pensées. Elle se livrait à mille vagabondages en s’abandonnant à un état proche du plaisir. Sauf aujourd’hui.

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Elle appuya ses deux mains sur le bord de l’évier. Son regard erra d’abord vers ses pieds dont les orteils pianotaient nerveusement le carrelage glacé. Elle cherchait à analyser froidement la situation et les événements de la veille en essayant d’effacer par un sourire effronté, les rides d’inquiétude qui barraient son front. Une tâche qui se solda par une avalanche d’idées confuses. Elles trébuchaient dans sa tête, toutes aussi irrationnelles les unes que les autres. Et maintenant ma belle que vas-tu faire ? Qui peut m’aider ? Qui ? Elle s’était posé dix fois, cent fois les mêmes questions au cours des dernières heures, mais se heurtait à une armée de points d’interrogation. Ils n’étaient certainement pas superflus. Tiraillée entre la façon dont elle tirerait son épingle du jeu et le pressentiment de découvrir les remugles d’une sombre cabale familiale que la photo avait remise au goût du jour, elle hésitait à remonter le temps. Courir après des chimères ou un insaisissable passé ne se résumait pas à une innocente entreprise ludique, ni à un caprice dénué de tous dangers… et d’intérêts. Néanmoins, plus elle s’interrogeait, plus un tas de choses contradictoires tentaient de la dissuader, aiguisant la désagréable impression que les prochaines semaines ne se limiteraient pas à une simple parenthèse dans une vie trop bien rangée. Et ce sentiment risquait fort de s’imposer au cours des heures, car finalement elle n’avait pas le choix. Lever le mystère de la photo ne se réduisait pas seulement à

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un simple devoir ; le découvrir devenait peut-être une nécessité pour garantir sa propre sécurité. Dans l’opacité du miroir encore humide, ce n’était plus le reflet d’un visage fatigué qu’elle contemplait en surimpression, mais celui d’une fillette à l’adolescence naissante. Laura s’en approcha. Transportée par une vague de nostalgie, elle ferma les yeux, huma le parfum des acacias et des lilas du jardin de son enfance, dressés sur les bords de l’allée centrale située à l’arrière de la maison de ses parents. Elle écouta le gravier crissant sous les pas de sa mère qu’elle revoyait s’éloigner dans l’air doux d’un après-midi d’été. Je vais chercher ton père à l’hôpital ! Des paroles ordinaires, mais qui sonnaient curieusement comme la fin du monde. Elle disparut de son existence aussitôt après avoir franchi le muret qui entourait le cabanon en tôles rouillées de monsieur Lorieux, leur voisin. Au début, elle crut l’avoir perdue seulement pour un jour. Le temps en décida autrement. Ce serait pour toujours ou presque. Beaucoup plus tard, sa grand-mère lui remit une correspondance postée à Césarée, une petite ville située sur la frontière libanaise en Israël. Pardonnezmoi, je voulais rejoindre la terre de mes parents, écrivait-elle. Laura avait-elle le droit de désavouer sa mère sans jugement ? Elle s’appelait Jennifer et ne trouva jamais le courage de justifier sa bassesse en adressant une lettre directement à elle ou son père. Ce dernier, jeune médecin rêveur, avait acheté dans un quartier populaire de la banlieue liégeoise ,

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une modeste maison accolée à son cabinet ; un minuscule territoire attribué à Laura avec pour limites, le terrain de monsieur Lorieux au-delà duquel elle n’osait entreprendre une exploration plus audacieuse que celle du jardin. Là-bas, on disait l’endroit chargé de choses surnaturelles et de mille dangers. Une sorte de zone interdite, occupée par de petits propriétaires, de petits scribouillards, de petits chefs, de petits arrivistes qui auraient vendu leur âme au diable si, par hasard, il leur promettait la lune. Un monde de petits et de minables. Tu vois, là-bas, tout y est petit et hypocrite, aimait lui rappeler son père. Pourtant, lui, il s’y aventurait seul, ce qu’elle ne comprenait pas vraiment. Il prétendait que de ce monde plus prospère en apparence, il pourrait se constituer une clientèle suffisamment fortunée pour s’assurer des fins de mois plus faciles. Ceci lui éviterait surtout de passer la moitié de sa vie au service des urgences de l’hôpital de Bavière. S’il était bien arrivé à atteindre pratiquement son objectif, il ne parvint jamais à surmonter son chagrin suscité par le départ inexplicable de sa femme. Effondré, écrasé sous le poids du plus morne des découragements, il sombra dans les limbes de l’alcool et autres dépravations incompatibles avec le statut d’un honorable praticien. Les clients se firent plus rares du jour au lendemain tandis que les raisons de ce changement brutal échappaient à Laura. Son père retourna à l’hôpital. Il ne regagnait la maison que de brefs instants à la tombée du jour, puis repartait, elle ne savait où, après s’être assuré qu’elle

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était endormie. Un jour, sans le moindre avertissement, il ne revint pas et disparut à son tour. Alertée sans doute par une personne du quartier, May, la maman de Jennifer, s’invita dans la vie de Laura avec fracas par l’entrée du garage qu’elle démantela avec sa voiture. Elle s’en extirpa péniblement, ignora l’avant complètement défoncé du véhicule, s’attela à dégager les morceaux de bois qui recouvrait le capot pour se planter les mains sur les hanches au milieu de la fumée dans l’encadrement de la porte, tel un monument posé là à la gloire posthume d’une célébrité. À son âge, Laura savait bien peu de choses de cette créature sinon qu’étant très jeune, elle avait perdu l’usage de ses oreilles. Elle préférait May à Mary. Dans la famille, on la disait d’un tempérament colérique et casanier, difficile à supporter au point que saisir seulement quelques fragments de ses propos demeurait souvent impossible. Elle est sourde ! c'est une originale ! lançait-on dans son entourage avec un sourire complaisant. Comme si surdité et excentricité embrassaient un même concept ! La vieille femme vivait dans une propriété baptisée Bill's house, retirée au cœur d’un village isolé de tout, entre ciel et terre, un nid d’aigle quelque part dans le sud de la France. Bill's house ? Quel nom étrange pour une maison ! La France ? Mais où est-ce au juste lorsqu’on a dix ans ? De son père qu’elle ne revit plus jamais, Laura dut se résigner à imaginer un homme qui se souciait

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peu de la préparer à la vie d’adulte comme le voulait l’usage. Autre chose d’assez incompréhensible : elle n’avait pas vraiment souffert de cette période tumultueuse qui la berçait aujourd’hui au gré d’une musique envoûtante aux accents nostalgiques. Au début, Laura éprouva des difficultés pour se plier à l’idée que ses parents fuyaient leurs responsabilités à son égard puis, petit à petit, leur image s’estompa la laissant désemparée face à cette curieuse défaillance de la mémoire. Sa grand-mère, se révéla tout le contraire du tyran et de l’originale qu’on lui avait dépeinte. Il ne fut guère difficile d’apprécier sa compagnie, ne fût-ce que pour la tendresse témoignée dès les premiers instants de leur rencontre. Quant à sa surdité, tant décrite à grands coups de clichés caricaturaux, elle ne l’avait finalement nullement perturbée. May représentait désormais la seule parente, la chose unique sur laquelle elle poserait désormais sa tête en toute confiance si des problèmes croisaient un jour son chemin. Mais à la fin de ses études universitaires, le diplôme en poche, elle frappa un jour aux portes de la petite maison de ses premières années. Personne ne vint ouvrir. Quatre goujons, derniers vestiges de la plaque en laiton massif qui signalaient un cabinet de médecine, dépassaient de quelques centimètres d’un mur en pierre rouge. Le gazon fraîchement tondu du jardin remplaçait les acacias et le cagibi tout branlant de monsieur Lorieux était à moitié effondré. Le peuple de ce quartier paisible avait également changé.

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Laura ne put recueillir d'autres informations que celles d’une vieille dame qui la contemplait, appuyée au rebord d’une fenêtre. C’était un de ces personnages dont le naturel distille une douce paix intérieure auprès de ceux avec qui il s’entretient. Elle parlait d’une voix que l’âge avait rendue fluette. « Ah ! ma p’tite dame, il y a des lustres que nous n’avons plus aperçu le docteur… Dissout dans la nature, le pauvre. Vous savez, il était devenu un personnage tellement mélancolique après le départ de sa femme et sa petite fille. Mais qui êtes-vous ? » Ces révélations secouèrent Laura tandis qu’une sorte de culpabilité la gagnait. « Une de ses anciennes patientes, je pensais qu'il pratiquait encore. Savez-vous où il travaille maintenant ? », répondit-elle. La vieille fit un signe de la main. « Disparu ! », répéta-t-elle. En fait, pour Laura, les seuls souvenirs de son adolescence se cristallisaient uniquement autour de ce chapitre de son existence vécue auprès de May, l’odeur du pain chaud à peine sorti du four, flottant sur tout le village très tôt le matin quand elle partait en direction de la classe de mademoiselle Lambertine et la cour de récréation. Cette dernière était en réalité une minuscule place sans barrières ni muret, achevée à une de ses extrémités par une rotonde abritant un invraisemblable bric-à-brac ignoré de tous. Par temps clair entre deux cyprès, on pouvait observer de cet endroit le cap d’Antibes. Une vue superbe. Elle n’oubliait pas aussi Louis et les moments après l’école quand ils se retrouvaient au

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pied de la fontaine. Au cœur de l’été, dans la fraîcheur des longues soirées, leurs corps découvraient les pouvoirs qu’ils détenaient chacun pour ensorceler l’autre d’une foule de plaisirs. Ils avaient à peine quinze ans, vivaient avec une insouciance nourrie par l’illusion d’être tenu à l’écart des misères et intrigues incessantes des grands. Louis… Laura protégeait ces délicieux secrets à la limite d’une angélique cupidité. Mais à présent, elle se sentait incapable de savourer ces temps merveilleux. Le bruit familier du percolateur la tira de ses pensées. Elle fixa une dernière fois le miroir pour y voir le doux sourire de May, les yeux limpides, toujours si lumineux. « Ce soir, je serai de retour à Gourdon. Là-bas, décida-t-elle, c’est chez moi. » Elle tourna le dos au miroir, satisfaite de prendre enfin une décision sans avoir toutefois la conviction qu’elle fut la bonne. Aussitôt sortie de la salle de bain, une violente odeur de café brûlé saisit la jeune femme. D’habitude, excepté aujourd’hui, elle était toujours la première à sauter du lit, la préparation de la table et du café relevait de sa responsabilité pendant que Tiffany mobilisait la douche. Ce rituel immuable présentait l’intérêt de faire gagner un temps appréciable à l’une et l’autre. S’en écarter, conduisait irrémédiablement aux pires énervements et lamentations capables de compromettre le reste de la journée. Une question de bon sens également, car Tiffany n’avait jamais entretenu les meilleures

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relations avec cette stupide machine du diable comme elle l’appelait, en désignant le percolateur d’un doigt tremblant et accusateur. En moins de six mois, c’était déjà le deuxième qui succombait aux assauts maladroits de ses mains. Probablement le troisième maintenant, songea Laura en observant l’air dépité de Tiffany. Celle-ci l’attendait avec une tasse de café brûlant dans une main et la poignée – uniquement la poignée – de la cafetière dans l’autre. Laura fit encore un effort pour esquisser un sourire pénétré d’une fausse compassion. « Les choses ne semblent guère s’améliorer, j’ai l’impression. Il reste encore du café ? – Dans la cuisine. Je l’ai versé dans le sucrier. Laisse-moi te servir et assieds-toi, ce n’est visiblement pas la grande forme ce matin chez toi. – OK, mais sans sucre. Euh… au fait, où as-tu mis le sucre qui se trouvait précisément dans le sucrier ? demanda Laura. – Dans le poêlon. – D’accord… Tu veux dire, celui que tu remplissais la semaine passée de feuilles de laurier et clous de girofle ? – Mais non, voyons… l’autre à côté. – Ah oui ! Bien sûr, évidemment… je vois, où ai-je donc la tête ce matin ? » À ce stade, elle ne s’interrogea pas sur ce que l’autre pouvait bien signifier dans la tête de son amie.

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« Hier soir, pendant que tu étais en vadrouille avec ton prince charmant, j’ai regardé La guerre des roses avec Michael Douglas. Comment le trouves-tu ? » Ne cherchant pas à savoir si elle parlait du film ou de l’acteur, Laura se contenta de froncer le nez pour toute réponse. Elle écoutait vaguement, distraite par les nuages qui roulaient sous un ciel gris tandis que le bruissement de la pluie commençait à frapper les fenêtres. Un léger murmure, le prélude classique aux dernières tempêtes d’hiver creusant leur chemin dans les vallées de l’Orne et de la Loire, poussées par un vent qui jouait toujours cette mélodie lointaine et plaintive, quoique si courante parmi les gens du Nord. Son incursion inattendue à Bill’s house avec sa Fiat panda lui réserverait certainement pas mal de surprises, mais avait-elle d’autres solutions ? La voiture, un modèle du début des années quatre-vingtdix, fumait comme une cheminée d’usine, son volant grinçait dans les virages, tandis que chaque coup de frein apportait un lot de protestations des articulations usées du véhicule et de sueurs froides à son propriétaire. Au fond, elle se doutait bien qu’il s’agissait ni plus ni moins d’un voyage initiatique dans le temps. Une sorte d’exploration intérieure. Ce travail exigerait inévitablement de tisser un fil d’Ariane complexe qui la transporterait quelque part, peut-être jusqu’aux sources de sa propre vie. Tiffany observait discrètement d’un regard oblique Laura. La tête penchée dans sa tasse de café,

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elle s’inquiétait et s’interrogeait sur l’apathie qui semblait gagner son amie. « Je ne voudrais pas me mêler… se hasarda-t-elle. – Excuse-moi, j’ai la tête ailleurs. La nuit n’a pas été facile. Pour tout dire, coontinua Laura, elle n’a pas été de tout repos. – Inutile d’en rajouter, je l’avais deviné. C’est Tom ? » Tiffany n’avait jamais vu le personnage au sujet duquel Laura prenait soin d’entourer ses commentaires d’une savante dose de mystères et d’éloges dithyrambiques quand elle évoquait son caractère affable à qui voulait l’entendre. Dès lors, tant de salamalecs ne pouvaient qu’entretenir une curiosité toute naturelle chez Tiffany et le besoin de la satisfaire passait inévitablement par une question qui lui brûlait les lèvres depuis que Laura parlait du voyage de Tom à Paris. Qui était cet homme ? « Du tout…, tu n’y es pas. Ce n’est pas Tommy et ce n’est pas le bon moment pour en parler. Plus tard, à mon retour… Je n’irai pas au labo aujourd’hui ni demain. Tommy est averti et il pourra faire la présentation des dossiers en mon absence. Tu as le numéro de mon téléphone portable en cas de nouveaux problèmes… – Nouveaux ? – Tiff, s’il te plaît, j’ai eu largement ma dose. La coupe est pleine depuis hier soir et j’ai bien l’impression que j’en suis seulement à la phase des préliminaires. Pour tout dire, j’essaie d’anticiper la suite. »

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Elle lut un mélange d’indignation et de désolation sur le visage de Tiffany et dut admettre que la froide distance manifestée à son égard signifiait par la même occasion les limites de la confiance qu’elle lui accordait. Sans compter sur l’effet produit par tous ses sous-entendus qui soulevèrent fatalement autant de curiosité que d’incompréhension. Mais Laura s’efforça à ne rien révéler avant d’en apprendre plus. S’il y avait d’ores et déjà quelque chose à découvrir… Ce que je ferai contre vents et marées, martela-t-elle dans sa tête. Embarrassée par la présence de Tiffany, elle détourna son attention et passa à un autre sujet. « Armelle m’a rendu ton Nabokov. Il est sur la commode près de la porte d’entrée. » Puis elle quitta la table et se prépara une omelette comme elle les appréciait. Mais quelque part, il était écrit qu’aujourd’hui ne serait décidément pas son meilleur jour de l’année. L’œuf glissa de ses mains. Il se fracassa avec un bruit à la fois sec et mou, une sorte de floc infâme, similaire à celui que font les vaches lorsqu’elles dressent la queue comme un paratonnerre afin de se libérer de leur interminable digestion. Un liquide gélatineux éclaboussa ses pieds tandis que le jaune explosait comme une supernova. Laura demeurait pétrifiée, impassible extérieurement, mais sur le point de vivre un véritable effondrement de son moral, une sorte d’anorexie des sens qui la paralysait devant cet incident pourtant mineur. Pendant qu’elle se recueillait presque dévotement sur ce cataclysme, la sonnerie du téléphone se mêla au crépitement de la

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pluie sur les vitres. Elle ne l’entendit pas, toute son attention était dirigée sur cette masse visqueuse et rampante comme un reptile lentement animé d’un mouvement de reptation. « C’est pour toi, un certain Labavure si j’ai bien compris. – Oh non ! Déjà ? Pas maintenant, soupira Laura, ce n’est pas le moment. Il ne se repose donc jamais ?» Tiffany l’observait les yeux brillant de stupéfaction. Laura semblait totalement absente, dans un autre monde. Puis elle fut prise d’un frisson et se ressaisit. « Labévue, inspecteur Labévue. », corrigea Laura. Tiff pencha la tête dans un va-etvient impeccable : de Laura au mélange infâme de jaune, puis de ce jaune infâme à la coquille d’œuf, avant de revenir sur Laura. Celle-ci le triturait au bout d’un pied imbibé d’une matière gluante, avec la science faussement désinvolte des gens atteints d’une malédiction qui les conduit immanquablement vers une issue fatale. « C’est ton omelette ? Tu sais, battre les œufs avec un fouet est généralement plus facile. » On y lisait ses moindres pensées plus facilement que la lecture d’une page de publicité pour soutiengorge du catalogue Trois Suisses. « Tu es certaine que ça va ? » Laura résista à la tentation de partager, du moins en partie, ses problèmes avec Tiffany. « Ça va. »

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Elle hésita, se mordit légèrement la lèvre d’un air réfléchi. Non, pas maintenant, et elle jugea plus prudent de ne rien dire pour l’instant. « Tu te souviens dans La guerre des roses, il y avait un petit gros qui jouait le rôle d’un détective si je me rappelle bien. – Oui et alors ? Mais il était avocat, ton genre peutêtre ? – Pas exactement. Tu as son nom ? – Danny DeVito, pourquoi ? » Laura ricana avant de quitter impassible la pièce. « J’ai un rendez-vous avec son frère jumeau dans une heure. »

Ce matin dans la salle de bain, elle espérait encore dormir la nuit suivante chez sa grand-mère, mais l’appel téléphonique de Labévue était venu contrecarrer ce beau projet. Il éclata aussi fragile qu’une bulle de savon ou les gouttes de pluie qui roulent dans une gouttière saturée d’eau avant de s’écraser sur le trottoir. Cette fois, l’inspecteur avait sorti d’un tiroir un magnétophone afin d’enregistrer l’audition. Il lui avait posé de nouvelles questions plus précises et plus embarrassantes : ses occupations professionnelles, le nom de l’employeur, sa famille. Afin de ne pas éveiller sa suspicion, elle jugea également plus prudent de l’informer de sa brève absence. « Un séjour inopiné dans le sud de la France auprès d’une parente invalide, mentit-elle, vous disposez déjà de mon numéro de téléphone pour me joindre. »

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Elle crut discerner l’ébauche d’un rictus sur le coin de ses lèvres. « Vous avez de la chance de voyager ainsi, loin de nos régions maussades, mademoiselle. » Il pointait un doigt boudiné vers la fenêtre. Le vent balayait les papiers, bousculait passants et parapluies soumis aux forces d’une pluie battante, toute frémissante de colère. La rue brillait comme un miroir sous l’effet de la lumière versée au hasard par un rayon de soleil. « Bah ! le printemps reviendra bien un jour, inspecteur. » Deux minutes plus tard, Laura lui adressait son plus joli sourire et tournait les talons, trop heureuse d’en finir avec lui. Au volant de sa voiture, elle se souvenait de ce petit air facétieux que l’homme étalait sans vergogne sur son visage bouffi. Ceci lui sembla d’abord insignifiant, mais à présent, elle le trouvait diabolique ; un signal, un avertissement lancé à son intention lorsqu’il lui avait souhaité bonne chance sur la route. L’impression que l’inspecteur s’amusait de sa naïveté grignotait son espoir déjà précaire de se tirer facilement du traquenard dressé devant elle involontairement par les mystérieux Nostradamus et Tournesol. Ce dernier avait par ailleurs disparu et devenait forcément le premier suspect. Labévue sait-il que je pars chez May ? Il n’a même pas demandé ma destination, soit cet homme en sait plus qu’il le laisse paraître, soit il se moque de moi. D’un monticule d’incertitudes, elle se voyait

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à présent escalader le versant périlleux d’une montagne de difficultés insurmontables, résultat sans doute de la fatigue combinée à l’état d’énervement des dernières heures. Elle avait quitté, en fin de matinée seulement, les embarras de la circulation qui sont le quotidien des faubourgs parisiens. Orléans, Bourges, ClermontFerrand. L’autoroute déroulait lascivement sa peau bitumeuse, mouchetée par le cortège infini des phares aveuglants de ceux qui remontaient vers les départements du Nord ou la Belgique. Les pluies cessèrent en début de soirée même si le vent continuait à se renforcer à mesure qu’elle se rapprochait de la Vallée du Rhône, une région habitée par le mistral. Au bord de l’épuisement, sa vision vacilla un court instant, et à défaut de ne pas pouvoir mettre la main sur les aspirines qu’elle se jurait pourtant d’avoir rangées dans le fouillis de la boîte à gants, Laura fut définitivement terrassée par un mal de tête. Le moment était mal choisi pour provoquer un accident et continuer à rouler pendant la nuit dans ces conditions relevait de l’inconscience la plus totale. L’heure était généralement propice aux camionneurs, les grignoteurs de bitume, pour libérer dans une débauche de chevaux la puissance de leurs bahuts. Elle choisit à contrecœur de s’arrêter dans un petit motel situé à la périphérie de St-Etienne. Les murs du bâtiment recouverts d’une peinture écaillée dégageaient un sentiment de décrépitude repoussante. Ils entouraient un espace qui devait naguère ressembler à une pelouse. Aujourd’hui, des poubelles

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métalliques à moitié disloquées l’occupaient. L’endroit rêvé pour sombrer dans un lyrisme larmoyant.

14 février 2000 Le lendemain, vers huit heures, alors qu’une lumière blême tentait de percer le voile translucide d’un soleil blanc sur l’horizon entrecoupé des crêtes rocheuses de la première terre ardéchoise, Laura descendait les routes ombragées du parc naturel du Pilat. Auparavant, elle prit la sage précaution d’appeler Tiffany pour l’avertir qu’elle serait certainement de retour vers la fin de la semaine. Son amie lui annonça que Tom avait de nouveau été auditionné par la P. J. et s’était senti obligé – elle ne sut trop pour qu’elle raison – de lui expliquer leur mésaventure au cours d’une interminable communication téléphonique. Il embarquait à l’aéroport Charles de Gaule aujourd’hui après-midi accompagné de sa fille. « Je lui ai dit également que tu partais chez May. », ajouta-t-elle. Laura la soupçonna d'avoir légèrement insisté auprès de l'américain pour en connaître plus et lutta le temps de deux ou trois secondes contre la tentation de la sermonner. « Tu ne sais pas pourquoi ? Mon œil ! Je te connais trop bien ma jolie. », plaisanta-t-elle. Après tout, n’était-ce pas mieux ainsi ? Elle n’aurait pas à se justifier ou édulcorer la vérité plus

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tard. En plus, Tiffany pouvait devenir bientôt une alliée appréciable dans une piteuse affaire envenimée au fil des heures par la fâcheuse sensation qu’elle perdait pied depuis le début. Alors, admit Laura, autant la laisser fouiner à sa guise et ne pas éveiller sa redoutable susceptibilité. Elle prévoyait arriver à Bill’s house en début de soirée, avec un peu de chance vers dix-huit heures, la météo étant nettement meilleure que la veille. La circulation resta fluide toute la journée et vers la fin de l’après-midi, la silhouette du massif de l’Esterel se dressait devant le capot de sa fidèle panda dans les ombres du crépuscule naissant pendant que le soleil teintait les nuages d’une discrète couleur chocolat. Elle éprouva une brève bouffée de soulagement aussitôt refroidie au fur et à mesure qu’elle approchait de sa destination ; toutes ses préoccupations germaient irrésistiblement dans un terreau de pensées noires pareilles à de mauvaises herbes, ballottées dans tous les sens tandis que chacune de ses artères gonflait, rongée par une confuse angoisse. Obtenir les éclaircissements auprès de May, ne lui posait guère de soucis pas plus qu’établir le lien entre elle et un homme actuellement à l’article de la mort. Montrer la photographie suffirait. En revanche, la façon de découvrir les motifs qui incitèrent la famille, en particulier May, à garder secrète l’existence de cet homme sans éveiller la suspicion risquait de s’avérer plus ardu. Un jour, ses parents expliquèrent avec plus ou moins de conviction et grands airs entendus, tels deux larrons unis par une indestructible connivence,

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que son grand-père s’appelait Bill. Disparu en mer, ajoutait-on parfois. Un épais mystère rôdait incontestablement autour du personnage. Il représentait à ses yeux la souche la plus perverse des aventuriers, égoïstes, violents et peu soucieux du lendemain. Un capitaine Crochet personnifié. Laura hocha imperceptiblement la tête. Entre un Nostradamus et un capitaine Crochet, le gaillard a réalisé un sacré bout de chemin, ricana-t-elle entre les dents. Bill ne l'avait donc jamais vue, elle ne l'avait donc jamais connu, ils étaient l'un envers l'autre des étrangers. À l’époque, elle s'empressa de l'effacer sans difficulté de sa mémoire. Ce fut chose facile à une époque où les dévergondages et les jeux platoniques de l’adolescence l’éloignèrent des intrigues familiales. Mais aujourd’hui, un doute, un pressentiment commençait à tisser chez elle un nœud inextricable d'interrogations et de scénarios aussi fantaisistes que fantastiques. Labévue, Nostradamus, Tom, Tiffany, May, papa, Jennifer et elle-même, Laura, sa fille. Les noms que sa mémoire avait remis au goût du jour au cours des dernières heures rebondissaient dans sa pauvre tête comme le pilon d’une macabre machinerie destinée à la détruire. Elle porta ses mains au visage. Sans oublier ce ténébreux HK, un nouveau membre qui s’invitait au club des inconnus sans s’annoncer. Que de monde ! Pourtant, personne ne trouvait sa place. Bill, Nostradamus, la photographie avec May. Bill, Nostradamus… une même personne ? Mais non voyons ! Bill, Nostradamus…

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vraiment la même personne ? Et puis, la facilité avec laquelle il l’avait appelée par son prénom en invoquant une indiscrétion du serveur aux Amitiés silencieuses l’interpelait. Laura balaya d’un revers de la main ces questions. Impossible ! Ce genre de chose, ne peut exister que dans les films de série B, marmonna-telle. Nostradamus…Un nom qui sonnait résolument faux maintenant. Arrêtez ! cria-t-elle presque. Les sujets de conversation ne manqueraient pas à Bill’s house et le temps venait d’y mettre bon ordre. Elle engagea la voiture dans l’obscurité. À son passage, la pierraille craquait sous les pneus du dernier chemin montant et sinueux. Elle se gara à l’entrée du village souhaitant achever à pied son voyage et s’accorder encore quelques instants de liberté pour revivre une fraction infime de son passé. Le décor était resté tel quel. L’école, les deux cyprès, les bouteilles au ventre rempli d’hydromel pointant comme des orgues d’église leurs goulots interminables, la fontaine avec ses gueules de lions crachotant un mince filet d’eau glacée. Elle s'arrêta sur le terre-plein, autrefois la cour de récréation. Des cris d’enfants se mirent à résonner dans sa tête. Un geste en direction de l'endroit où ils avaient coutume de s'asseoir, elle et Louis à ses côtés. Oui, tout était là, rien ne manquait. Elle accéléra le pas, traversa encore une allée d’acacias avant d’arriver devant la maison, grimpa les dernières marches des escaliers dont elle avait chassé étrangement toute trace d’existence dans sa

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mémoire. Enfin, le voile se lèverait sur tout ce mystère. Elle ne tarderait pas à sentir le vent d’une vérité siffler bientôt dans le creux de l’oreille. Mais face aux rides creusées dans l'épaisseur du bois brut de la porte d’entrée, elle se ravisa tout à coup, hésita, ne sachant trop quoi faire ni trop quoi penser. Elle jugea sa réaction d’abord puérile et soupira en s’efforçant d’exploiter au mieux ces quelques secondes d’égarement au cours desquelles l’esprit vacille entre raison, obsession et contradiction. Elle se ressaisit, le visage grave. La soirée ne s’annonçait finalement pas aussi douce et langoureuse que prévu. « Maudit tas de bois ! », pesta Laura. Il incarnait les limites au-delà desquelles elle devrait accepter de voir la suite de son existence vraisemblablement basculer. Une autre… Mais laquelle ? Un trouble passager la saisit. D’un côté, une vie organisée, trop bien rangée et ici – elle caressa brièvement le bois avec le dos de la main – l’imprévisible, une zone inexplorée, exposée au hasard de l’inconnu et des peurs semblables à celles suscitées par la cabane de monsieur Lorieux autrefois. Elle n’ignorait pas qu’avec May, la solution la plus sage consistait à toujours envisager le pire ou le meilleur. Entre ces deux extrêmes régnait le vide. Cette sacrée bonne femme ne connaissait pas la modération. Conclusion : avec elle, on ne pouvait jamais préjuger du futur ni même du présent. Quant au passé, Laura le découvrait à peine.

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Laura n’eut guère le temps de s’apitoyer davantage sur son sort quand, le doigt toujours appuyé la sonnette, la porte s’ouvrit brusquement. Elle se rappelait que les oreilles de sa grand-mère ne percevaient pas les hautes fréquences émises par la plupart des sonneries et qu’une puissante lumière, avec effet stroboscopique, illuminait chaque pièce comme un arbre de Noël aussitôt le bouton enfoncé. Mais là, tout cet attirail sophistiqué brillait surtout par la rapidité avec laquelle la propriétaire des lieux avait réagi ! May l’observait sans surprise apparente, son large sourire habituel aux lèvres et se limitait seulement à signer avec ses mains sans piper un mot. « Eh bien, que fais-tu là avec cette tête de déterrée ? Tu attends le prochain hiver ? Tu en as mis du temps, j’espérais te voir hier soir ! Ta carriole est tombée en panne ? »

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Isabela

Je me suis retirée de tout et, au risque de paraître un ours mal léché, je prends soin d’éviter les plus agréables compagnies qui deviendraient rapidement envahissantes. Cet isolement volontaire me permet d’occuper le plus clair de mon temps à reconstituer la chronologie de nos vies, celle des Mayer, des de Morgan, la mienne, celle de Bill, Laura, des autres. Un travail de fin limier qui se révélerait inutile si je négligeais de compter sur la présence de Michael parmi tous ces gens. Que de monde ne croise-t-on pas au cours d’une vie ! À mon âge, on essaie généralement d’arrêter le temps et la chronologie devrait en principe susciter un intérêt moindre. Ce n’est pas le cas. Chaque jour, je me penche sur la rubrique de nécrologie du journal. Elle est devenue mon calendrier. Le calendrier des morts… C’est fou ! Je refais ma vie avec des zombies qui ne manquent jamais de me rappeler à leur bon ou mauvais souvenir. Encore hier, ne lisais-je pas le décès de Roger Vadim ? Je le revoyais monter à bord de

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l’Isabela accompagné de l’une de ses femmes. Combien en eut-il au fait ce charmant jeune homme ? Comment s’appelait-elle ? Seigneur ! Comme la mémoire se plaît à me fausser compagnie ou me mentir quand je tente de la réveiller! Je me penche sur mon passé. Un exercice périlleux, le grand chambardement de toutes mes certitudes. Il fut l’occasion d’épingler les événements indispensables pour comprendre et me redécouvrir. Ils commandèrent le cours de mon existence sans que je puisse cerner leurs implications à l’époque. Cependant ces événements, émergeaient pour la plupart des eaux noires de la colère, de l’orgueil, la vengeance et autres faiblesses de ma nature. J’en ai compté sept exactement. Peut-être suis-je vraiment invivable ? Sept comme les sept péchés capitaux qui se taillent la part belle dans ce que les Anglais appellent de façon très imagée, mais combien proche de la réalité, un brainstorming. Une tempête qui, je le sais, ne m’épargnera pas. Paris — 14 février 2000 Telle une statue de bronze érigée pour la postérité, Michael se tenait la tête, encore hanté par le cauchemar. Il avait assisté derrière l’encoignure d’une porte, au spectacle du vieil homme titubant, l’œil dilaté par une terreur sans nom. Il avait vu Bill

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s’affaisser lourdement, le corps secoué par ses pleurs pendant que les rumeurs de la ville absorbaient sur les pavés noirs les pas précipités de ses agresseurs. Que faire ? Il avait bassement hésité. Que faire ? Continuer à marcher vers l’appel d’une honteuse indifférence ? Seigneur que faire ? Attendre ? Attendre quoi ? Sans bruit, comme un spectateur oisif que le hasard d’une curiosité malsaine amena sur les lieux d’un dramatique événement, il n’avait rien fait tandis qu’il sentait gonfler en lui le fruit mûr d’un poison appelé lâcheté. Il choisit de tourner le dos pour courir, courir, toujours courir sans destination dans l’épaisseur de la nuit, au seuil d’une aurore nouvelle qui l’aiderait peut-être à oublier. Oui, oublier ces gens, ce fauteuil roulant qui se découpait dans un halo de lumière glaciale, estompée par la brume et percutait sauvagement Bill à chacun de ses cris que la douleur rendait inhumains. Oublier la voix aiguë de la femme. Michael se reprochait amèrement son impassibilité et n’hésiterait pas, s’il le pouvait, à embarquer dans une machine à remonter le temps, fût-ce un jour ou deux, afin de modifier le cours des événements. Comment pourrait-il demeurer à bord de l’Isabela, avec le fantôme de Bill qui le poursuivrait à chaque recoin ? Cet homme qui l’avait accueilli à bras ouverts voici plus de trente ans à bord de l’Isabela en l’éloignant par la même occasion des perversions et phobies en tous genres de Martha, ne méritait pas une telle poltronnerie.

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Inexplicablement, l’opération qu’ils avaient tous les deux montée si minutieusement, avait totalement échoué et tourné à la tragédie. Il se retrouva, sans trop savoir comment, sur un pont. Les la Seine charriait une eau aussi noire que le Styx. À bout de souffle, il héla un taxi qui le déposa peu après à son hôtel. Un petit miracle à cette heure de la nuit. Il y resterait jusqu’à la fin de l’après-midi avant de prendre la direction du hall des départs à l’aéroport d’Orly où l’attendaient les autres ainsi que Martha et Van Lancker, Hans Van Lancker. À vrai dire, il se trouvait partagé entre le choix de les rejoindre et celui d’informer madame Mayer de la situation. N’était-ce pas plus prudent ? Il hésita pendant tout le reste de la nuit et de la journée. L’idée ne l’emballait guère. Les rares fois qu’il l’avait croisée dans les coursives de l’Isabela, elle lui adressait dans le meilleur des cas des regards indifférents ou polis et remémorait invariablement sa relation avec Martha. Un peu par obligation ou sans doute parce qu’ils n’avaient rien d’autre à se dire. Bill lui avait expliqué que les deux femmes s’étaient connues pendant la guerre quand il avait l’âge de passer la plupart de son temps dans leurs bras, les fesses à l’air ou enveloppées de langes misérables. Elles s’apprécièrent au début, éprouvant le besoin d’illuminer une amitié partagée d’abord entre passions communes et moindres soucis, ensuite elles la détruisirent à coups de remarques acérées suivies bientôt de disputes. L’une commença à aimer ce que l’autre méprisait et vice versa. Maintenant, elles étaient à couteaux tirés et s’ignoraient depuis

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des années. Cette version satisfaisait Michael, il n’en chercha pas d’autres. Néanmoins, il devinait que derrière l’animosité que manifestait Mary à son égard, se cachait autre chose… autre chose que Bill refusait de lui confier. Aujourd’hui, avec du recul, Michael croyait fermement qu’autant de cécité de l’esprit ne pouvait se justifier que par de sombres motivations. Elles écorchaient May, elles empêchaient cette femme à la personnalité si troublante de vivre totalement libérée d’un ténébreux secret qu’elle partageait avec Bill. Par ailleurs, une bavarde impénitente ! Une calamité ! Sourde, elle l’était. Muette, certainement pas. Celui qui s’entête à décréter que surdité et mutité sont indissociables aurait découvert auprès de madame Mary Mayer l’antithèse d’une telle allégation. À son aigreur qu’il avait toujours attribuée à une nature capricieuse, s’ajouta un revers supplémentaire qui rendit la femme définitivement détestable. Un événement en apparence anodin survenu à bord de l’Isabela, mais qui prit des proportions inquiétantes. Un bain en apparence involontaire de Bill à bord de l’Isabela au mouillage dans les eaux antillaises servit de détonateur, un jour de fête nationale française copieusement arrosé. Assez rapidement, Mary dut s’en remettre à une affreuse évidence. La chute de son diable de capitaine avait inoculé à ce dernier une curieuse maladie. Les premiers symptômes se manifestèrent une semaine après l’incident.

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Poser un regard sur un calendrier ennuyait Bill. Il le fixait comme l’œil à l’affût d’un cheveu tombé dans la soupe, s’en approchait ensuite, saisit par tout le remue-ménage d’une sorte de vie intérieure, il s’agitait avant de le déchirer d’un geste vif. Les livres de navigation subissaient le même sort. Son comportement prit rapidement des formes de plus en plus irrationnelles et la nouvelle se répandit à bord telle une traînée de poudre. Or, la saison des cyclones commençait. L’absence d’un capitaine conduit à sa perte le navire et voue son équipage à la zizanie. Bientôt, l’idée d’envisager d’autres voyages avec l’Isabela dans des conditions aussi hasardeuses fut définitivement engloutie, si l’on peut dire, au mouillage de la Pointe des Colibris. Un matin, Bill déclara à May : « Je vais chez le docteur ! Tu m’accompagnes ? » Ce docteur lui posa une question toute simple : « En quelle année sommes-nous ? » Sans hésiter, Bill répliqua les bras croisés sur un torse bombé avec toute la fierté d’un Artaban : « 1578 ! Nous sommes en 1578 ! » Il paraissait sincèrement satisfait de la réponse. Interloqués, Mary Mayer et le médecin l’étaient nettement moins. Après quelques entretiens, le diagnostic tomba sans appel. Une amnésie partielle frappait le capitaine de l’Isabela. Le pauvre gardait uniquement les événements antérieurs au 14 juillet 1980, la date fatidique, avant de sombrer dans les eaux antillaises ainsi qu’une redoutable paralysie de sa mémoire. Mais courir après le temps jusque 1578,

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appartenait au domaine de l’absurde, excepté apparemment pour Mary Mayer. Le choc fut rude et on ne pouvait pas dire que le baromètre de l’entente cordiale à bord de l’Isabela se maintenait au beau fixe. Les prises de bec mémorables entre Mary et Bill se multipliaient. Elles empoisonnaient l’atmosphère. May partait se morfondre dans sa cabine pendant des heures tandis que Bill entonnait à tue-tête, devant un équipage perplexe, une mélodie inspirée de Guy Béart. Su’l’ pont de Nantes, un bal y est donné, la belle Hélène… Quelqu’un, on ne sut jamais qui, ébruita la nouvelle selon laquelle l’amnésie pouvait être assimilée à une pathologie liée à une forme de paranoïa. L’hypothèse, quoique peu vraisemblable, éveilla auprès de Michael une vague d’angoisse. Les paroles de docteur Kinsley à propos de sa mère, ravivèrent des peurs enterrées depuis un quart de siècle. Serait-il condamné à croiser sur sa route, durant toute sa vie, des gens à moitié fous ? Il rejeta une telle hypothèse et commença même à douter, sans trop savoir pourquoi, de la véracité du mal qui frappait Bill. Hans, plus subtil et toujours prompt à rajouter de l’huile sur le feu ou fomenter des intrigues, ne pouvait qu’être l’auteur de cette stupide rumeur. Une supposition gratuite… L’équipage se divisa. Les partisans pro-zinzin, emmenés par Hans, affrontaient les anti-zinzin avec Michael à leur tête, au cours de paris qui contribuaient à durcir les accrochages d’heure en heure. Entre les deux tendances, une

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petite partie d’indécis attendait de voir quel côté de la balance pencherait avant d’applaudir et choisir le camp des vainqueurs. Personne n’eut le temps de s’égarer davantage en considérations phylosophicométapsychiques. May réunit tout le monde sur la dunette arrière, tandis que la nervosité et la tension vibraient dans l’air humide de l’après-midi. Dans une courte déclaration, elle annonça son départ ainsi que celui de Bill et désigna, à la stupéfaction générale, Hans pour ramener l’Isabela dans les eaux méditerranéennes. À la fin de son laïus, on n’entendait plus une mouche voler pendant que la voix de Bill montait de la soute à voile… Un bal y est donné, la belle Hélène… Elle les narguait et s’élevait jusqu’à la pomme des mâts, laissant chacun gêné et indécis. Se soumettre à un individu comme Hans aux commandes de l’Isabela, même pour un remplacement d’une heure, même pour tout l’or du monde, avait transporté Michael dans une froide colère. Encore une ruse de la Mary Mayer sûrement. Elle n’en ratait jamais une pour jouer sur le registre de la provocation, n’ignorant pas que lui, Michael, et Hans s’entendaient comme chien et chat. Il aurait accepté plus aisément l’idée de la voir à la barre. Elle connaissait les manœuvres comme sa poche, pouvait mener parfaitement le voilier, là où elle le désirait. Il admettait même qu’elle en avait la trempe. De son côté, Hans s’interrogeait moins et se demandait simplement jusqu’où cette femme, aux yeux de reptile prêt à gober sa victime, l’âme

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indifférente, si distante, si calculatrice avec son caractère de chien, pourrait aller si un jour, elle ou ses projets se trouvaient menacés. En quittant le bord, Bill envoya à la dernière seconde un clin d’œil à Michael, juste avant de poser le pied sur le quai, un sourire caustique aux lèvres. Le voyage de l’Isabela vers la vieille Europe fut paisible, sans anicroche. La fièvre qui s’était emparée de l’équipage retomba comme une grosse omelette soufflée. Les semaines, les mois passèrent et Mary semblait s’assagir. Mais ne dit-on pas : « méfiez-vous de l’eau qui dort » ? À son retour en France, Bill refusa de séjourner dans un hôpital pour y végéter indéfiniment. Le seul endroit, affirmait-il, où l’on se sent vraiment malade. Pourtant, l’éloignement de la promiscuité de son navire ne suffit pas à le rapprocher de May. Le feu devait couver entre ces deux-là déjà bien avant ce triste 14 juillet. Et ce n’était plus celui de l’amour. Ils se parlaient très peu et se croisaient sans se voir. La lassitude et la crainte peut-être des banalités s’immisçant dans leur vie conjugale rampaient entre les corps. Ce couple hors du commun éveillait inévitablement des convoitises. Leur surdité apportait un sens aux projets d’opportunistes sans scrupules. Ils ne manquaient pas à bord. Six mois plus tard, Bill posait de nouveau les pieds sur l’Isabela. Ce jour-là, il resta longuement seul, silencieux, planté comme un échalas sur le pont,

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le sac à l’épaule, contemplant son bateau de la tête du mât à la flottaison. Il ne chantait plus, affichait un visage plus assuré, plus sévère aussi et Michael s’en réjouissait. L’heure des comptes sonnerait-elle enfin ? Supporter les grands airs prétentieux de Hans avait émoussé sa patience bien au-delà des limites permises. Michael continuait à s’en méfier, surtout pendant ses beuveries à terre quand il donnait libre cours à ses excentricités. On ne change pas les habitudes, bonnes ou mauvaises, d’un sexagénaire. Peine perdue. Elles se dissolvaient dans un flot gonflé d’allusions grivoises et d’anciennes frasques illuminées des néons des lupanars jetant leurs couleurs discordantes sur les pavés des rues d’Amsterdam. Des souvenirs, des secrets inavouables qu’il se targuait de confier à qui voulait les entendre. Malgré tout, au cours de ces six mois, l’équipage l’avait supporté cahin-caha. Puis, lassé de ses boniments, il ne l’avait plus écouté. Peu de temps après son retour, Bill rejoignit Michael à la table à carte, avec sous le bras, un classeur épais étiqueté “ documents du bord ” Aujourd’hui encore Michael gardait en mémoire tous les détails d’une conversation vieille de vingt années. « Tu as la charge de l’Isabela, à partir de maintenant, mais temporairement, le temps nécessaire pour que je sois en état de reprendre le bateau en main. Mentalement, je le suis. Par contre, les hommes ne le sont pas. Tu es libre d’accepter ou de refuser. Elle m’a demandé de te transmettre ceci. »

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Il ouvrit le porte-documents pour en extraire un feuillet. « Tu signes et tu deviens administrateur de l’Isabela Charter avec nous. » Elle, c’était May, madame Mary Mayer. Jamais devant lui ou les hommes, il ne l’appelait par son petit nom. Il lui tendit une enveloppe ne contenant rien d’autre qu’un document manuscrit. Il lui signifiait l’accord entre les parties. Au bas, il reconnut les signatures de Bill et May. Il suffisait d’y apposer la sienne. Ce qu’il fit sans hésiter. « Maintenant, assieds-toi et écoute ceci. C’est bien plus important que toute cette foutue paperasserie. » Il tira de sa poche une photo identique à celle vue dans l’ascenseur de l’immeuble à Anvers. À présent, elle rappelait ces gravures faites de sépia. Les tonalités apparaissaient moins contrastées, les jaunes avaient la couleur des feuilles mortes, les rouges, celles des coquelicots fanés. « Tu la reconnais ? C’est l’original. Malheureusement je ne possède plus le négatif. L’éditeur l’a égaré à l’époque. Je pense surtout que la photo dérangeait. – Que veux-tu dire ? » Le visage de Bill commença à osciller dans un sens, puis dans l’autre, avant de disparaître lentement derrière un masque de colère et d’amertume. Il montra Hans qui posait crânement aux côtés de May et Bill. « Nous perdons des clients à cause de cet abruti… Mais je m’en fous, il n’y a pas que ça. »

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Michael l’arrêta d’un geste de la main. « C’était quoi encore ta chanson, le pont de Nantes, 1578, ça rime à quoi tout ce bazar ? – Pour moi et elle, beaucoup. Pour toi, à rien, presque rien. Viens, ne restons pas ici, allons dans la chambre noire. Je vais te montrer comment bricoler des clichés photographiques.» Michael ne comprenait pas et se demandait si un séjour à l’hôpital n’eût pas été en définitive plus salutaire. Il emboîta les pas de Bill. Aussitôt à l’intérieur du cagibi, ils fermèrent la porte et s’assurèrent qu’ils n’étaient pas écoutés. Ensuite, Bill s’accorda quelques secondes pour s’habiller de l’air dépité de l’homme frappé d’une injuste accusation au moment de passer aux aveux. « Écoute bien, voici ce que nous allons faire…» À une heure avancée de l’après-midi, ils quittèrent la chambre à cartes pour se séparer sur le pont. La vue du soleil qui s’enfonçait à l’horizon sous une lumière vibrante comme un nimbe orangé ne réussissait pas à distraire Michael livré à d’insaisissables méditations. Ce furent pratiquement les seules paroles qu’ils échangèrent durant de longs mois à bord. Hans tournait autour de Bill comme un dément prêt à larder de coups de couteau une victime croisée sur son chemin, mais il se heurtait toujours à son mépris. De son côté, Michael ne voyait plus à quel saint se vouer pour éviter l’affrontement. Un jour, la bôme d’artimon passa à quelques centimètres du visage de Bill. La balancine venait de

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céder. Un signe, un avertissement, il n’y en eut pas d’autres. La nuit suivante, à la relève du quart de minuit, Bill qui assurait celui de la soirée ne réveilla pas Michael. Le café fumait dans une tasse posée à proximité de la barre à roue, le voilier filait au portant à plus de huit nœuds, pilote automatique embrayé, à quelques encablures des rivages de la Guadeloupe, les lumières de Basse-Terre luisaient sur tribord, celles des Saintes à bâbord. Aucune trace de Bill. Nul à bord n’entendit plus jamais parler de lui et tout le monde se fit à l’idée de ne plus le revoir, excepté lui, Michael. À ses yeux, tout cela sentait la combine, l’entourloupe trop bien ficelée, trop nette. Il n’avait pas tort. Pénétré par une pointe d’inquiétude, il se retrouva seul avec l’équipage. Michael soupira à l’évocation de ces temps qui ravivaient de mauvais souvenirs. Mais à présent qu’un fol orgueil leur avait dit qu’ils pouvaient orchestrer tous les deux, lui et Bill, à leur manière le cours des événements, ceux-ci s’étaient précipités de façon dramatique. N’eut-il pas été préférable qu’ils ne se rencontrent plus jamais ? Neuf années plus tard, Michael le trouva par hasard assis à la terrasse du café de l’Armistice, un troquet dans le quartier de Saint-Germain-des-prés. Mais était-ce vraiment le fruit du hasard ? Il n’y croyait pas trop. Bill devait le suivre depuis pas mal de temps. Michael lui posa la question et voyant à sa

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mine qu’il ne le nierait pas, il ajouta sèchement : « Ou es-tu simplement de passage dans le voisinage ? » Bill demanda d’abord les photos qu’ils avaient ensemble manipulées et insista auprès de Michael pour verrouiller l’accès à la chambre noire en expliquant les motifs qui le poussaient à ne plus remonter à bord de l’Isabela. De son histoire émergeait un fond ubuesque qui trouverait assurément sa place parmi les grands classiques du roman policier. Tous les ingrédients s’y trouvaient : corruption, meurtres, chasse à l’homme, amours et trahisons. Bill avait été recueilli, agonisant sur une plage des Antilles françaises par un vieillard, un certain Josué qui l’hébergea pendant des années, le temps de se faire oublier. Mais, témoin de l’assassinat de son hôte, Bill devint une bête traquée par les meurtriers ce qui mit un terme à sa retraite dorée. À l’issue de ce premier entretien, ils prirent la résolution de se contacter régulièrement. De ces discussions furtives ils dressèrent un plan. Le plan démoniaque, discuté longuement entre eux. Pour l’appliquer, Michael aurait à éviter les écueils qui se dressaient devant lui. L’obstacle principal consistait à préserver la cohésion parmi les membres d’équipage. Conscient que même si les espoirs pour rétablir une forme de sérénité à bord, tenaient à un fil, il entendait y parvenir contre vents et marée sans se permettre le luxe d’attiser la moindre tension avec quiconque. Il devait compter encore sur chaque homme et leur témoigner des signes de confiance, du moins le peu

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qu’il en restait, en faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Une tâche combien délicate sinon impossible avec l’ombre de Hans constamment sur le dos. Le départ de Bill semblait ramener l’homme à de meilleurs sentiments. Il manifestait une surprenante volonté de verser de l’eau dans son vin, se montrait jovial et singulièrement courtois. Toutefois, Michael gardait ses distances. Méfie-toi de l’eau qui dort, lui répétait une petite voix. Il en était à ce stade de la réflexion, ici, dans cette chambre louée pour quatre sous. Il n’avait jamais cru aux miracles, encore moins maintenant. Il ne les attendait plus. Saint-Germain-des-prés, le café de l’Armistice. Tu parles d’une armistice ! ricana Michael. Ses jours étaient comptés, peut-être même ses heures, il le pressentait comme un fait logique et inéluctable. Il quitta l’hôtel, s’enfonça dans le brouhaha des artères saturées de Paris, sans un regard vers les voitures qui roulaient pare-chocs contre pare-chocs. Une heure plus tard, Hans l’accueillait d’un grand geste du bras à l’aéroport d’Orly. Même heure – Ria Formosa, Sud Portugal Elle appartenait à ce type d’embarcation qui inspire attachement à son propriétaire et confiance à l’équipage. Une puissante goélette d’acier, de trente mètres avec beaupré et tonture au gaillard d’avant

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accentuant la pureté de ses lignes. Une épaisse plaque en cuivre, boulonnée sur une des cloisons du rouf, indiquait avec sobriété : Camper and Nicholsons 1934 Serial Nr. 01 Pendant que Laura luttait contre l’épuisement sur les routes de France et que Michael se morfondait dans son coin, une délicate brise folâtrait çà et là sur des eaux à peine irisées par un léger frissonnement autour des bordés. Pour tout dire, peu d’habitants de la petite île Culatra eurent le privilège d’observer un tel bateau au mouillage. Il était arrivé à la fin du jour, l’étrave en guibre dirigée fièrement vers la passe d’Olhão et tirait maintenant sur son ancre comme un cheval sauvage prêt à bondir dès la première invitation de nouveaux horizons. La nuit, les feux de mouillage s’allumaient avec une désespérante et inexplicable régularité. Pourtant, jusqu’à présent, personne n’avait aperçu âme qui vive à bord. Certains s’enhardirent à proximité de la coque tandis que d'autres, encore plus audacieux, entreprirent vainement de se hisser sur le pont à la force des bras et de la chaîne. Mais ils renoncèrent rapidement. Les mouvements imprévisibles des maillons les projetaient dans l’eau comme de vulgaires mouches engluées dans un bocal de confiture. De retour à terre, ils vouaient aux gémonies cette carcasse d’acier qui se limitait juste à les égarer dans un dédale de cheminements éphémères, débordants d’évasions et des mirages

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d’une liberté qui les attirait vers les illusions aux origines sans doute juvéniles d’une vie nomade. Sur la poupe, était gravé dans un bois épais et en lettres dorées son nom : ISABELA ISABELA avec un L cependant, à défaut de jouir de l’érudition suffisante, personne à Culatra ne releva cette singularité orthographique. Aujourd'hui, comme à l’accoutumée, le feu de mouillage brillait depuis le crépuscule d’un halo jaunâtre à la tête de mât. Mais contrairement aux autres jours, une clarté veloutée trahissait une présence à l’intérieur de ce monde secret et inquiétant. Elle s’échappait de l’écoutille centrale, glissait le long du plat- bord pour éclabousser sur toute sa longueur la brigantine ferlée à poste sur la bôme d’artimon, prête à être envoyée aussitôt pour débouquer rapidement par le chenal en direction du large. Une échelle circulaire conduisait à l’intérieur, trois mètres plus bas, pratiquement au niveau de l'eau que l'on voyait par des hublots étincelant d’un cuivre astiqué comme une pièce d’art sacré. Bien qu’un sombre acajou composât la plus grande partie des boiseries, un jeu de quatre panneaux de pont judicieusement disposé tamisait les derniers rayons du soleil au-dessus d’une table ovale, incrustée en son centre d’un rose des vents en merisier. Huit chaises, arrimées au sol par un dispositif amovible de ridoirs, complétaient le mobilier du carré. À droite, une console portait mille témoins lumineux, verts, jaunes, rouges et bleus. Excepté deux ou trois, tous

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étaient éteints. Juste à côté, un vieux gramophone apportait un supplément inattendu de confort dans une distribution des volumes résolument moderne et l’on devinait que l’architecte n’avait rien négligé pour accorder une priorité à la fois au cadre de vie des membres d’équipage ainsi que les qualités marines du navire. Sur une des banquettes fixées à l’extrémité du carré se tenait un homme, immobile, mi-assis, mivautré, nullement troublé par le gargouillis de l'eau glissant sous la quille à quelques centimètres de lui. Malgré le dos appuyé contre la cloison, un menton incliné jusqu'à toucher le torse, un pâle sourire sous des yeux quasiment clos démentait l’impression qu’il somnolait. Cet air angélique provenait peut-être de la lecture du livre qu’il tenait serré entre ses mains ou de l’image troublante d’une inavouable pensée. Ou alors, éprouvait-il en ce moment même l'état indécis au cours duquel le corps et l'esprit fusionnent sans savoir s'ils doivent s’abandonner à l'euphorie du sommeil ou préserver une vigilance acceptable pour veiller à la sécurité du bord. L’homme était là comme une présence surnaturelle, une apparition, une ombre froide et distante. Voilà certainement la meilleure description qu’il méritait. Comment deviner qu’il se trouvait sur ce bateau pour oublier ? Oublier les mensonges et l’indifférence des autres, les ignominies d’hier. Trop tôt – en tout cas largement avant l’âge permettant au commun des mortels d’établir un premier bilan de

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son existence –, il prit le parti d’admettre que la vie ne se résumerait pas pour lui à un océan de plaisirs et de tendresses. Il voyait sous ses yeux une mixture d’adversité et d’amertume salie au fil des saisons par l’écume des mauvais j 14 février 2000 — 19 heures ; Gourdon L'air ahuri de Laura ne perturba pas May outre mesure. Cependant, afin de ne pas accentuer inutilement la confusion qui saisissait la jeune femme, elle s’approcha doucement pour entourer ses épaules d’un bras apaisant. « Entre donc, tu me parais complètement lessivée et j'ai l'impression que nous avons beaucoup de choses à nous raconter, n’est-ce pas ? » Elles marchaient l’une derrière l’autre, entourées d’ombres qui déformaient les dimensions du couloir et donnaient la sensation d’évoluer dans un long tunnel seulement éclairé à son extrémité par un voile translucide de lumière pâle provenant de la cuisine. Là-bas, Laura gardait le souvenir de May qui passait toujours la plupart de son temps. Elle nota avec amusement que cette habitude n'avait pas changé. Ensuite, son regard se concentra sur un objet aussi étrange qu’imposant, accroché au mur. Elle n’en avait jamais vu de semblable et s’interrogea sur l’intérêt d’exposer un tel engin en guise de décoration. « Qu’est-ce que c’est ? »

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Le visage de sa grand-mère s’éclaira d’une inexplicable satisfaction. « Une arbalète, une vraie de vraie crois-moi. Une arme redoutable à l’époque. Une fléchette et paf ! la cervelle du premier intrus ici même saute à deux cents mètres. » Des mots qui firent trembler Laura et l’imperceptible crispation des lèvres, les muscles tendus de la mâchoire, la chevelure en partie désordonnée de sa grand-mère, furent loin de la rasséréner. Connaissant l'affabilité naturelle de cette femme, elle enregistra ces quelques détails inhabituels qui venaient brouiller la vision du personnage dynamique qu’elle s’était constamment efforcée de préserver. May demeurait encore à son âge aussi légère qu'un oiseau cependant, Laura discernait dans ses paroles une vague menace au-delà de laquelle se dessinaient les premiers bégaiements d’une extrême lassitude. Elle n’était plus la petite vieille pleine de vitalité, l’œil toujours à l’affût d’une ou l’autre curiosité. De son côté, May jugeait qu’à quatre-vingts ans, il était temps d’éteindre les lumières de sa jeunesse, de s’abandonner à la fatigue qui l’ensorcelait, tel un mauvais philtre semant un doute qui l’emmenerait vers le cruel abandon de ses convictions si farouchement défendues. Et maintenant, cette petite venait frapper à sa porte. Cela devait arriver un jour ou l’autre, songeat-elle, à quoi bon ? Essayons au moins de faire bonne figure. Elle se sentit subitement fragile, plus vulnérable, recluse depuis tant d’années dans son

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ghetto intemporel dont elle seule possédait le code d’accès, de sorte que personne ne pouvait en percer le secret. Laura heurta du pied une valise, perdit l'équilibre et se rattrapa de justesse au bras de sa grand-mère. Indiscutablement, le bagage était lourd, prêt à franchir le seuil de la porte d'entrée. De la cuisine, rien n'avait bougé puisqu'il n'y avait rien à déplacer. Toujours aussi dépouillée, elle répondait à la définition la plus élémentaire du chiffre un. Une table, un bec de gaz, une fenêtre, une armoire, un tiroir, une lampe à incandescence pendue par seulement le culot et dénudée de sa tulipe de verre, mais – exception à cette règle de l'unité qu’une invraisemblable volonté paraissait vouloir imposer en ce lieu – deux chaises, souvenir du séjour de Laura. Revenue de ses premiers instants de surprise et trop lasse pour s'engager dans une longue conversation gestuelle, celle-ci avança quelques banalités oralement. De toute façon, l'endroit était suffisamment éclairé pour que sa grand-mère puisse suivre en lecture labiale. Néanmoins, rien ne se passait comme elle l'avait souhaité. May ne prêtait manifestement aucun intérêt aux caquetages policés de sa petite-fille. « Je devine ce que tu penses, lui dit-elle, mais que veux-tu, si je savais au moins combien d'années la vie me réserverait encore, j'aurais certainement mieux pris soin de moi. » De longues secondes passèrent. « Ce que je pense ? Qu’essaies-tu de me dire ? »

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Laura éprouvait de nouveau une gêne, un désagréable pressentiment et déplorait les sousentendus dont s’entourait May. Elle, d’habitude si directe, lui apparaissait maintenant sous un autre jour, trop polie pour être honnête. Mais la jeune femme chassa aussitôt cette idée de la tête. Par quel truchement d’astuces, sa grand-mère fut-elle informée de son arrivée ? S'aventurer à lui poser la question ne suscitait pour l’heure qu’un intérêt très limité, la priorité n'étant pas encore vraiment là. Seule l'énigme soulevée par la photographie importait et elle se gardait bien de l’exhiber dans l’immédiat. « Demain, nous serons à Paris, deux billets sont réservés pour le TGV, départ de Cannes vers midi. Mes valises attendent depuis hier soir. C'est un voyage de cinq heures environ et fais-moi le plaisir de laisser ta carriole ici, déclara tout de go May, je n'ai plus le courage ni la patience de supporter ses fantaisies. – Je n’aime pas ça. – Tu n’aimes pas ça ? Mais… ne me dis pas… enfin, je veux dire que tu n’as jamais mis les pieds à bord d’un TGV. Tu restes accro à ta vieille panda comme une sangsue. Le voyage ne te coûtera pas un sou ! » Elle affectait le genre de celle qui feignait ne rien comprendre aux réticences de son interlocuteur. Laura n’insista pas, sachant qu’elles se prêtaient toutes les deux à leur jeu préféré du chat et la souris d’autrefois quand l’une essayait de tirer les vers du nez de l’autre. En ce moment, chacune évitait de

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trahir la plus petite trace d’émotion qui leur tenaillait le ventre. « Pas un sou ? Alors, je préfère ainsi. – Tu te rappelles la dernière fois quand nous descendions à Grasse avec ta bagnole ? – Que oui, je m'en souviens ! Je t’emmenais chez un certain Colet ou Cornet, je ne sais plus le nom de ce pharmacien. Nous avions crevé sur le chemin des Bâtards, il pleuvait à flots… – Le chemin des Bâtards, le bien nommé, maugréa May. – Pardon ? » Laura ne comprenait pas l’allusion. May fit un geste du bras de reprendre. « Laisse tomber… Et ce torrent ! Il nous a presque emportées, je ne sais où, envahissant l'intérieur de pierres et de boue parce que ta portière ne fermait plus correctement, enchaîna May. – La portière et ensuite le rétroviseur perdu sur la route, mais je peux t'avouer que toute cette boue avait provoqué la peur de ma vie. Les roues patinaient et chaque coup sur la pédale d'accélérateur nous enfonçait davantage jusqu'au châssis. – Et dans tout ce cloaque qui arrivait à nos chevilles, nos mains étaient gelées, on ne les sentait plus ! Un cauchemar ! Mais nous avions tout de même récupéré le rétroviseur le lendemain à notre retour… Oh oui ! je me rappelle… plus jamais dans cette voiture… j'étais inquiète quand ce Labévue m'a signalé hier matin ton intention de venir ici avec cet engin de malheur. »

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Laura resta subitement prostrée dans un mutisme absolu. Il lui fallut plusieurs secondes, une éternité, pour rassembler ses idées. Tous ses sens étaient désormais en état d'alerte. Quel est ton jeu ma vieille ? Explique-moi les règles et nous jouerons ensemble. May la dévisageait et pouvait lire sans peine les pensées de la jeune femme. Elle lui envoya un air conciliant, teinté de curiosité, espérant sans doute recueillir une réaction, un infime tressaillement des lèvres ou même une question, mais rien ne vint. « Tu as raison. J'aurais peut-être dû commencer à te parler de lui. », s’excusa-t-elle. – C’est bien mon avis, en effet, et tu ne l'as pas fait, pourquoi ? – Il y a un tas de raisons pour cela et la première, c'est ton état, tu devrais te voir… D’abord, je suggère un bon bain pour te permettre de faire le ménage sur le corps et dans l'esprit pendant que je mitonne une fricassée de légumes comme tu les aimes, avec des poivrons, des échalotes et… – N’oublie pas une pincée de piment et le gingembre, je constate que pour ton âge tu gardes bonne mémoire de mes goûts. » Sa grand-mère accusa le sarcasme. « J’admets en effet que pour mon âge, je me défends. Je fais de mon mieux, même si parfois… » Elle s'interrompit afin de chercher le mot exact puis abandonna et changea de sujet, jugeant inutile de persévérer dans une conversation qui la conduirait droit vers une impasse.

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« Je me suis préparée longtemps à cet entretien, je me doutais bien qu'un jour… je me demande encore aujourd’hui par où commencer, cependant si le programme t’intéresse je suggère... » Laura éprouva un bref instant de confusion. Décidément, rien ne se déroulait comme prévu. Si ton programme m'intéresse ? Bien sûr qu'il m'intéresse, se disait-elle, juste pour savoir ce que tu manigances. Elle secoua la tête en signe de désapprobation. « Tu ne me laisses guère le choix. », protesta-t-elle. – Oui, ça pourrait se résumer ainsi. Mais nous pouvons également nous asseoir, manger, papoter calmement, partir dormir ou passer à autre chose. Rien de plus facile. Tu veux boire quelque chose ? » Laura pinça les lèvres. « Pas maintenant merci. » May soupira. « Tu ne m’aides pas ma fille. J’avoue que cela m’a pris du temps pour me résoudre à faire la lumière sur une page de notre passé, le mien, celui de tes parents, donc le tien et te l’expliquer. C'est pour cette raison que je me suis tue parce qu’il faut avoir l'âge pour écouter et comprendre correctement. Tu étais trop jeune. Quant à tes parents s’ils ne portaient plus l’âge où l’on accepte les choses les yeux fermés, ils n’étaient visiblement pas disposés à te raconter des choses embarrassantes. » Elle agita ses deux mains. « Oh ! mais ne t'attends pas à la révélation du siècle au point de tomber en pâmoison comme Bernadette Soubirous devant la Vierge Marie ! Tu ne découvriras rien d'extraordinaire. Je ne dirai pas tout

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ce soir, c'est impossible. Le reste sera pour demain puisque nous disposerons de toute notre journée dans le train pour discuter amplement. » Laura monta ses bagages dans sa chambre et nota agréablement que la pièce était demeurée telle quelle depuis son départ. Elle s’assit au bord du lit, immobile au milieu des vestiges de son enfance : un bureau minuscule, un miroir articulé sur une console, une garde-robe, vide à présent, les posters de Mylène Farmer, Barbara, Madonna et l'inévitable Céline Dion. Curieux, rien que des femmes, grommela-telle. À l’aube de son adolescence, elle avait dressé un inventaire impitoyable sur l’état de sa personne, sur une quantité considérable de défauts : maigreur affolante des jambes, trop grandes un jour, trop petites le lendemain, lèvres trop fines, nez en trompette, joues trop creusées, incisives trop longues. Et les seins ! Dieu que ses seins lui paraissaient petits, trop petits. Trop, voilà un mot qu’elle souhaitait bannir de son vocabulaire, mais elle n’y parvenait pas. Tout était trop chez elle. Bien sûr, l’idée d’une obésité naissante de l’abdomen, qu'une imagination fantasque prenait satisfaction à nourrir, n'échappait pas à la règle. Toutes les régions de l'anatomie féminine constituaient la cible de son impitoyable jugement. Elle portait de grosses lunettes noires, ne les aimait pas (ce que l’on pourrait à la rigueur comprendre) et ne s’aimait pas, voilà tout ! Pas facile à cette époque de se permettre le look d’une Brooke Shields… Non, vraiment pas facile.

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Pourtant, vers l'âge de quinze ou seize ans, une meute de garçons commençait à tourner de plus près autour de cette petite brune qui semblait aussi têtue qu'une mule avec ses yeux inquisiteurs en forme d'amande. Un seul jouait merveilleusement l'indifférent : Louis. Ça la dérangeait sans qu’elle puisse expliquer la raison. Elle vécut ces années moulées dans une désarmante candeur nourrissant les projets les plus extraordinaires. Elle n'éprouva aucune difficulté pour écrire et réécrire maintes fois dans sa tête le scénario sur la façon dont elle perdrait sa virginité. Mais elle se demandait également si les filles comme elle, s’abandonnaient à des plaisirs aussi dérisoires. Selon son degré d’inspiration, l’action se tenait un jour d'été, dans un champ embaumé d'un parfum de lavande. Elle se couchait au pied d'une meule de foin en compagnie d'un grand blond bouclé, la peau tannée par le soleil des tropiques, pendant qu'il lui susurrait dans le creux de l'oreille, les récits de ses longs voyages au cœur de terres lointaines et inhospitalières. Elle portait sa préférence sur le type scandinave. Le retour à la réalité la hissa au sommet d’un insupportable désenchantement. Elle perdit sa virginité en catimini, aux portes du calvaire situé à l'entrée du village, sous l'œil attendri du petit Jésus et de la Sainte Vierge tandis qu'elle subissait les rugissements furieux et assauts désordonnés d'un rouquin tout boutonneux, bedeau de son état à la paroisse voisine. L’affaire s’acheva par un : « Ah ! Vierge Marie que c’était bon ! » qu’il lâcha

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laconiquement avant de la laisser. Le lendemain, elle roulait en direction de Paris. Il disparut de son existence, ce qui semblait plus raisonnable, comme elle ne revit plus jamais Louis, ce qui était dommage. Elle sut plus tard qu’il avait quitté le village, s’était marié. Il avait une petite fille. Là-bas, à Paris, la sensation de vivre un mauvais rêve l’étouffait. La grande ville n’apportait pas les mêmes libertés que Gourdon et Laura saisissait combien son physique la desservait plutôt que de l'aider dans la vie. Les aventures sans lendemain avec des hommes ne voyant en elle qu'une adorable maîtresse – une opportunité parmi d'autres pour s'offrir du bon temps à coup de propositions malhonnêtes – bercèrent ses années de fac. Elles symbolisaient une parenthèse qu’elle souhaitait agréable, mais qui fut au bout du compte une série de désillusions dans la monotonie d’une existence patinant dans un désert affectif proche du néant. À la vérité, en dépit de ces amours déçus, elle céda au désir d’atteindre un jour les sommets du bonheur éternel dans les bras d'un dentiste. Une idée qui la transporta de joie au début, de douleur et colère ensuite. Le premier jour, à moitié couchée dans un fauteuil basculant, la nuque enfoncée dans un coussin plastifié, elle l’écoutait. La bouche ouverte, mademoiselle et ne bougez plus, gardez la bouche bien ouverte, s’il vous plaît. Comme si je pouvais la fermer… Elle la garda ouverte le plus naturellement du monde, ne pensant plus à la canette qui gargouillait

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sous la langue et fut subjuguée par ses yeux ; un vert et l’autre bleu. Deux années plus tard, encouragée par un impérieux besoin de vengeance, elle se cassa les dents sur ce beau dentiste en le mordant à la main. Deux années de mensonges, quand une femme frappa un jour à sa porte en annonçant qu’elles partageaient la vie d’un même homme, père de deux fillettes âgées de trois et quatre ans. Laura connut de nombreuses déceptions du même calibre de sorte qu'aujourd'hui, vouer un sentiment de méfiance à l'égard de la gent masculine lui paraissait une tâche toute naturelle. Ces hommes, ces femmes, ces couples qui se forment et se disloquent, déplora-telle, tous des candidats à la guerre des roses. Ses pensées revinrent à Tiffany et Danny DeVito. Elle sourit, puis s'interrogea à nouveau sur les dernières paroles de sa grand-mère. Celle-ci semblait attacher plus d’importance à l’état de sa vieille guimbarde, confinant Labévue au second plan. Et qu’insinuait-elle avec son chemin des Bâtards le bien nommé ? Pourquoi le bien nommé ? Laura ne comprenait pas ce décalage entre l’intérêt accordé sur des choses insignifiantes et l’indifférence pour d’autres indiscutablement plus préoccupantes. May avait assurément perdu de sa superbe. Pourtant, elle parvenait encore à préserver cahin-caha une allure vaguement aristocratique, quoique le sentiment d’avoir vendu son âme à une obscure entité semblait désormais la dominer. Laura sentit les battements de son cœur s’emballer et respira de longues secondes pour se calmer. Ensuite, elle ouvrit le sac de voyage pour en

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extraire une caméra numérique, le genre de gadget dont elle n’ignorait pas que sa grand-mère raffolait. Un cadeau, une petite folie surtout, qu’elle s’autorisa avec l’espoir de l’amadouer plus facilement. Vingt minutes plus tard, après une douche aux propriétés incroyablement salvatrices, elle s’asseyait, silencieuse, contemplant gravement une soupière remplie de crème forestière ainsi qu’un saladier que May venait de poser sur la table. « Pour commencer dans les règles. », observa-t-elle sur le ton de la bagatelle. Mais il ne s'agissait que d'une illusion. Laura devinait que les prochaines minutes ne ressembleraient vraisemblablement pas à une séance vouée à de fins plaisirs gastronomiques. Elle soupçonnait vaguement les intentions de sa grandmère ,et en dépit de tous ses efforts, il apparaissait évident qu’elle perdait le contrôle d'une situation devenue parfaitement équivoque depuis son arrivée. Elle vissa ses yeux sur une bouteille de Château grand-Puy-Lacoste 1999 que May entreprit de déboucher. « Euh… tu ne le trouves pas trop jeune, tu es certaine que nous pourrons en venir à bout ? – Pourquoi pas ? Évidemment que nous la viderons… ça aidera pour la suite et je dois aussi te remercier pour cette caméra. J’ai toujours voulu en avoir une. Elle est prête à fonctionner ? » May adressa un clin d’œil en direction de l’appareil avec l’impatience d’un enfant de dix ans.

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« On peut toujours essayer, mais je suis morte de fatigue. » Elles filmèrent quelques séquences puis vinrent se rasseoir. Le visage de May se détendit et parut se blottir dans une insondable méditation. Laura attendait, examinant avec suspicion la bouteille à demi couchée dans un support bricolé. En d’autres circonstances, l’atmosphère aurait encouragé l’esprit au vagabondage, vers une sorte de légèreté des sens. Ici au contraire, elle devenait presque sinistre, lourde comme une chape de plomb, si lourde qu’elle pénétrait les moindres failles creusées dans l’épaisseur des vieux murs de la cuisine. Toutes les deux sombraient chacune de leur côté dans un recueillement silencieux, prisonnières d’une citadelle peuplée de souvenirs impérissables, parfois douloureux et des blessures infligées. « Qui peut prétendre espérer un jour accéder à une vérité convoitée pendant presque toute une existence ? » La voix frémissait et paraissait venir d'outretombe. Une voix sombre, encore plus sombre que les tonalités de La Tempête peinte par Gudin. Elle ne tarderait pas à frapper Laura en plein visage des miasmes suscités par la peur de l’inconnu et d’un avenir dont le contrôle lui échappait désormais. D’abord discrète, hésitante, mais parfaitement audible, la parole devint plus fluide et le discours plus précis. May excellait toujours dans l’art de maîtriser plus facilement l'oralisme plutôt que la

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langue des signes ; une énigme pour tous, même pour elle. Partagée entre la perplexité et l’impatience d’en savoir plus, Laura n'établit pas directement de relation avec ces mots et la portée réelle de leur signification alors elle se contenta d'en déduire qu'ils envoyaient simplement un signal – certainement fragile, mais un signal tout de même – adressé par sa grand-mère. Le moment approchait de savoir enfin. « Mamie, raconte, parle-moi de lui. » Des yeux blancs d’étonnement, brouillés par l'amertume, la fixèrent. « Parler de qui… lui ? Bill ? Personne ne peut vraiment connaître Bill. » May souriait doucement en prononçant son nom, toutefois on sentait poindre dans la voix une sorte de hargne qui pouvait surprendre. « C'est un ours mal léché, une brute, un sauvage et par-dessus tout, un solitaire, mais un homme avec un cœur gros comme ça. Aujourd’hui encore je continue à le découvrir. » Quel verdict, à la fois une condamnation et un acquittement ! se dit Laura tandis qu’elle remplissait leurs verres. « Parle-moi de lui, répéta-t-elle. – Je t'avais déjà raconté comment la guerre nous avait tous séparé… nous étions quatre amis… L'existence s'assombrissait autour de nous, souvent de façon inattendue et… » Elle but une gorgée de vin. « … et tragique. », ajouta-t-elle presque pour ellemême.

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Elle reprit une nouvelle gorgée et tapota le goulot de la bouteille. « Il est bon ! Dès le lendemain de la libération, il fallait vivre. Tu sais, lorsqu’on n’a pas encore vingt ans, on attend beaucoup de la vie. Une image me revient ; celle d’une journée du mois d’octobre 1948, froide, sombre et humide. » Ainsi, commença-t-elle à divulguer le premier des chapitres d’une histoire qu’elle ne supportait plus de garder secrète. Les autres suivraient plus tard si le temps qui lui restait à vivre le permettait. Laura ne ratait plus une miette de ses paroles qu’elle buvait avec autant de facilité que May pour son vin. Comme pour expier des péchés commis autrefois, celle-ci ouvrait le livre de ses confessions. Il ne s’enrichissait ni d’une tranche dorée, ni d’une couverture luxueuse et portait simplement un titre dont chaque lettre illuminait sa mémoire : Bill En 1949, poussée par les hasards d'un voyage sans destination précise, affamée et grelottante, May errait dans les rues de Douarnenez. La chance daigna lui sourire quand son attention fut attirée par une inscription appliquée sur la vitrine d'une épicerie située près de l’actuelle Place de la Résistance. Recherchons vendeur, Logé et nourri, Se présenter aux heures d'ouverture.

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« Tu es retournée là-bas ? – Aujourd’hui, la maison n’existe plus, rasée, elle est remplacée par un restaurant, lança May lugubrement. À l’époque, elle avait vraiment mauvaise mine. La façade était délabrée et des pièces de bois remplaçaient la moitié des fenêtres. » Elle découvrit ses propriétaires, Pauline et monsieur Pochet. Il ne planait aucun doute sur l’issue d’une maladie qui grignotait les poumons du pauvre homme. Le couple vivait seul, sans enfant et tentait laborieusement de donner une bouffée d'oxygène à leur activité commerciale jugée prospère avant les hostilités, selon eux. Les jours et les semaines passèrent au cours desquels May consacrait ses heures à aider Pauline au magasin. Le reste du temps les deux femmes prodiguaient la meilleure attention possible à monsieur Pochet. Très vite, un climat de confiance s'était installé entre elle et Pauline au point que les affaires présentaient des signes encourageants de reprise. « Je dois dire, précisa May, qu'il ne fallait pas tellement voir l'origine de ce changement dans la qualité ou la diversité des produits. Ils étaient invendables parce que les gens n’avaient plus un sous. Nous suscitions surtout la curiosité. On n'allait pas à l'épicerie Pochet, mais chez la vieille et la sourde. Après… – Un instant, tu vas bien trop vite et j'ai des questions ! – Oui, mais rapidement, car l'heure passe, mon assiette est vide ainsi que nos verres… verse-moi de ce délicieux élixir. »

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Elle pointa avec autorité un doigt nerveux en direction de la bouteille. L’animation de son visage et la couleur des joues, déjà enflammées par les premières lampées ingurgitées, n’inspiraient certes pas la même pureté que la robe de ce vin qu’elle savourait avec un si grand plaisir. Ce retour à la vie ainsi que l'humeur plus conciliante de sa grand-mère réjouissait Laura tandis qu’elle remplissait les deux verres de Venise. Elle se disait qu’après tout, elle ne tarderait pas à lever le mystère qui planait sur cette maudite photo ainsi que la signification des lettres HK. Il lui restait également en mémoire une conversation, ici même, vieille de plusieurs années, au cours de laquelle May s'était longuement attardée sur son travail à Londres dans les bureaux des services de renseignements pendant la guerre. « Je ne comprends pas. – Quoi donc ! – À Londres, tu étais très jeune, douze ans ? Treize ? Que sais-je… Par quelle entourloupette es-tu arrivée à travailler dans un service d'espionnage qui t'emmène ensuite sur le territoire français ? – Oh ! Stooop ! Minute papillon ! Primo, j’avais quinze ans lorsque Bill m'a informée qu'un ministère machin, j'ignorais lequel, recrutait des gens dotés impérativement d’une mémoire visuelle exceptionnelle. J’apprenais plus tard que ce ministère machin portait le doux nom de War Office. J'avoue que je n'y comprenais pas grand-chose et ne m'entêtais certainement pas à vouloir connaître les vrais objectifs d’un programme, qualifié à l’époque d’expérimental, aux tenants et aboutissants

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particulièrement flous. Secundo, je n'ai jamais été intégrée dans un service d'espionnage, je ne sais pas qui t'a enfoncé cette idée en tête. » Afin d’apporter davantage de crédit à ses explications, elle crut bon d’ajouter que les différents réseaux de renseignements britanniques recevaient chaque jour un tas de films de propagande réalisés par l'ennemi. Le travail consistait à visualiser des centaines de mètres de pellicule d’une qualité sonore particulièrement mauvaise et décoder à l’aide de la lecture labiale les propos des individus renseignés par le service. Le plus souvent, ceux-ci ne présentaient guère d’intérêt contrairement aux inconnus occupant l’arrière-plan d’une séquence filmée. Ils se sentaient moins observés et s’abandonnaient plus facilement aux confidences. Deux ou trois employés, appelés décodeurs, assistaient à chaque projection qu’ils achevaient souvent dans un état d'épuisement total. Lire dans la fébrilité d'une moustache hystérique, la haine vomie par un névrosé ou se concentrer sur les gesticulations d'une tête afin d'y accrocher les mouvements des lèvres exigeait des capacités de concentration inhabituelles. Avec le recoupement des informations recueillies auprès de chacun, la petite équipe parvenait généralement à obtenir des résultats cohérents. « Oui, mais… – Oui, mais quoi… J'étais la plus jeune d'un groupe de sept personnes sourdes. Bon, et alors, la belle affaire ! Mais nous étions grassement rétribués, ce qui nous a permis, moi et mes parents de passer toutes ces années noires sans trop de difficultés. À

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présent, continuons, il se fait tard et je n'ai pas encore commencé. » Laura jugea bon de ne pas insister. Le vent sifflait dans les persiennes, un souffle d’air froid caressa ses pieds. Quelque part, un chien aboya. Elle releva l’encolure de son lainage et s’interrogea sur la tournure que prendraient les événements. Tant d’appréhension les rendait si imprévisibles. « Dommage, c'est même franchement triste, protesta May en fixant le saladier. – Quoi ? demanda Laura avec une note d'impatience dans la voix. » Sa grand-mère fixait le saladier. « J'ai faim. – Ah ! Ça m’en a tout l’air. Après deux assiettes, en réclamer un troisième. C’est vrai que la vinaigrette possède quelque chose de magique. » Elle le pensait sincèrement. Jamais la saveur d’une sauce ne l’avait autant envoûtée par sa couleur ainsi que son arôme. « Où as-tu déniché la recette ? – Les Italiens l’appellent colatura di alici. On la trouvait à l’époque uniquement au stade artisanal près de Salerne. J'ai préparé aussi un congolais. C'est antillais. Va dans le réfrigérateur, il s’y trouve, il nous attend, ensuite nous passerons aux choses sérieuses, mais ne m'interromps plus, car la nuit pourrait devenir vraiment longue. – Un cong…, un congolais antillais dans le réfrigérateur ? Écoute Mamie, je suis fatiguée et demain…

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– C'est le dessert. Une préparation typiquement antillaise. – Dans ce cas… » Résignée, Laura capitula et secoua la tête en croisant les doigts pour que d'autres libations ne suivent pas. Tout prévoir avec mamie. « Voyons, que disais-je… ? – Tu racontais tes exploits aux services de renseignement et que le commerce reprenait vie. – Il reprenait vie ? J'ai dit ça ? Vraiment ? Le commerce reprenait vie !!! Ah ! Pas du tout ! Au début, peut-être. Mais en réalité, l'hiver fut particulièrement cruel cette année-là. » Elle marqua une pause de quelques secondes avant de poursuivre et plissa les yeux afin de mieux ranimer des détails de ces temps agités qui s’enlisaient petit à petit dans l’oubli. Sur la France sévissait un froid de canard aussi féroce à l'intérieur qu'à l'extérieur des habitations, il acheva monsieur Pochet qui décéda au début du mois de janvier. Une ombre de tristesse planait sur le magasin, sur Douarnenez, sur tout. Les habitants quittaient la ville pour essayer de reconstruire un semblant d’existence dans des agglomérations plus importantes. Pauline se repliait chaque jour davantage sur elle-même ; les deux femmes n’attendaient plus rien. « Enfin…, je veux dire que je n’attendais plus rien. », rectifia May. Les clients se faisaient rares, le temps s’arrêtait inexorablement, Pauline restait cloîtrée dans sa chambre, occupée à se morfondre du soir au matin.

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May se consacrait désormais à ranger indéfiniment le magasin afin de tuer l’ennui. Cette tâche se résumait d’ailleurs à peu de choses, une sorte de réplique du jeu des chaises tournantes, des rayons ou du mobilier. Il arrivait souvent qu’un objet ou un meuble, déménagé quelques semaines auparavant, voire la veille, revienne occuper sa première place. « Verse-moi encore du vin ma petite si tu veux bien et découpons une tranche de ce congolais antillais. » Elle porta la bouteille à hauteur de son visage. « Oh ! elle est déjà à moitié vide. » Elle prit un air faussement bourrelé de remords. « Et moi, je suis totalement vidée. », se plaignit Laura. À son quatrième verre… non, restons honnête, son quatrième demi-verre, May appuya sur le bord de la table ses bras tout décharnés, aussi secs qu’un tronc d'arbre frappé par la foudre. Elle dressa le cou avec la grâce d’un impala, poussa la petite porte attenante à la véranda et descendit dans la cave, le visage fendu d’un large sourire. Laura l’examina de travers, craignant le pire, ensuite un bruit sourd lui parvint peu de temps après tandis que sa grand-mère réapparaissait se frottant le front d'une main, serrant dans l'autre le goulot d’une nouvelle bouteille. Elle la posa comme une relique sous le nez de Laura. « Ces maudits escaliers… je ne m'y ferai jamais, maugréa-t-elle, le plafond est décidément trop bas, mais avec ce qu’il y a là (elle pointait un doigt sur l’entrée de la cave) nous pourrons dormir. C'est mieux que toutes ces saloperies vendues en pharmacie.»

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En guise de conclusion et pour méditer sur ces belles paroles, elle caressa d’un air triomphant l’épaisse couche de poussière qui recouvrait la bouteille. Crénom de nom Laura, dis-moi que je rêve ! Ce diable de femme va m’enterrer, son estomac travaille aussi sec qu’un incinérateur et je n’ai même pas encore montré la photo. « Quel jour sommes-nous ? demanda May. – Quatorze février, bientôt le quinze si nous y arrivons, gémit Laura, l'heure est froide (elle frissonna), je sens ma cervelle trembloter comme une masse gélatineuse tellement j’ai froid et suis fatiguée. – Bah ! Je vais t’aider à venir à bout de cette délicieuse bouteille. Les cœurs s’affolent et moi je sens déjà la chaleur de cette capiteuse liqueur glisser dans mes veines. C'est la Saint-Valentin aujourd'hui ! » Mais au lieu de se laisser pénétrer du ravissement suscité à la seule évocation de ce jour, les frivolités de son humeur se glacèrent subitement. Le visage devint grave. « Mon Dieu, commença-t-elle, j'ai déjà expliqué qu'une espèce de pacte, que seuls les gosses peuvent tirer de leur imaginaire, nous unissait, moi, David, Bill et Mylène. Tu connais, le rituel du genre : "Croix de bois, croix de fer, nous jurons de nous aider quoiqu'il arrive" Or, la petite bande que nous formions, n’a pas résisté à ces événements qui abandonnent tout individu dans la plus parfaite détresse. Mon frère disparu quelque part en Normandie et Mylène… – Mylène ?

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– Mais oui, tu sais, Mylène, la petite Française… elle aussi disparue. Quant à Bill, je l'avais revu une dernière fois à Londres avec David. Ils se préparaient au débarquement dans le plus grand secret. – Oui, je me rappelle maintenant. Tu me parlais également de sa sœur, Hélène. Que devient-elle ? Je pensais… – Oh, celle-là et sa cervelle d’oiseau ! », coupa May. Ses yeux lançèrent une fraction de seconde, une flamme rouge de colère. Laura sentait nettement l’atmosphère autour d’elle se charger d’une impalpable tension. Elle n’insista pas et laissa continuer. Après la mort de monsieur Pochet, May restait de plus en plus fréquemment seule au magasin. Sa vie s'habillait d’un gigantesque linceul posé sur un cimetière. Rien que des cadavres autour d’elle. Ce jour-là, la Saint-Valentin, quel hasard ! Un jour comme les autres. Elle n'y prêtait pas attention évidemment. Saint-Valentin, saint ceci, saint cela, tout cela ne présentait guère de signification pour elle. « Pour la dixième ou vingtième fois en moins d’une semaine, j’alignais les bocaux en faïence de Quimper. Ils débordaient de berlingots, de roudoudous, de nougats, de chocolats ou encore de chewing-gums, invendables, anciens reliquats abandonnés par les derniers Américains peu après la guerre. Je me trouvais donc penchée en dessous du comptoir quand les grelots de la porte d’entrée vibrèrent. » Surprise, Laura hocha la tête.

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« Mais… et ta surdité ? Comment pouvais-tu entendre le timbre de la sonnerie à la porte d’entrée ? – Là, tu ne me croiras pas… mais effectivement, je ne l’entendais pas bien sûr… seulement, monsieur Pochet…» Laura se sentit soudainement envahie par une sorte de vertige et ne put retenir un bâillement bruyant tandis que le vin la couvrait d’une assommante langueur. « Tu m’écoutes… ? Elle sursauta, confuse, cherchant une dérobade. « Pardonne-moi. Ce vin est tellement bon… susurrat-elle d’une voix pâteuse. – Tu me rassures ! Un Château Laffite 1982 ! » Les connaissances œnologiques de Laura se réduisaient à la carafe du chef proposée dans les snacks parisiens, mais quelle meilleure excuse invoquer pour ne pas froisser sa grand-mère ? Remontée comme une horloge, celle-ci s’étendit longuement sur l’incroyable bricolage réalisé par monsieur Pochet. L’homme cachait plus d’un tour dans son sac et comprenait parfaitement que May réagissait à certaines vibrations. Il trouva le courage de bricoler un ingénieux mécanisme qui faisait chuter une vieille casserole à terre aussitôt la porte du magasin ouverte. Incroyable mais vrai ! ce méli-mélo de cordes, de poulies, de ressorts, donnait des résultats étonnants… et détonants parfois pour celui qui l’approchait. May sautait au plafond. Pendant la nuit, les Pochet l’utilisaient contre les maraudeurs. Laura éprouvait du mal pour conserver son sérieux.

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« Mais alors, la casserole tombait sur la tête des visiteurs ? interrogea-t-elle. – Pas du tout ! Enfin… pas toujours. Elle tombait à mes pieds, derrière le comptoir et remontait toute seule dès la fermeture de la porte par le client. C'est là que je me trouvais la plupart du temps. Je ne te demande pas de me croire… écouter suffira… », poursuivit la vielle femme. Mais Laura ne savait quoi dire d’autant plus que tout cela était expliqué avec tant de sérieux, sur un ton presque sentencieux. « Non… non, non… je te crois ! Je regrette tout de même de ne pas avoir connu cet engin…» Elle éclata de rire, aussitôt suivie par May. « Et ce fameux jour, après la casserole ? », demandat-elle. Durant d'interminables secondes, May arbora un visage sur lequel on lisait à nouveau cet air enjoué, celui du charme désuet des aînés assurés de susciter mystères et incompréhensions qu’elle entretenait à merveille depuis le début de la soirée. « La casserole ?… Ah oui, après la casserole ?… Ben, elle roulait à mes pieds et remontait déjà, comme d’habitude… » Elle fronça les sourcils. « Un grand gaillard se trouvait là, à deux mètres, se promenant de droite à gauche. Il faisait les cent pas déjà depuis un bon bout de temps devant la vitrine et semblait chercher quelque chose. Il ne pouvait remarquer ma présence. Réfugiée derrière le comptoir, je l’observais à mon aise à travers une légère ouverture entre deux planches. Je dois

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admettre aujourd’hui que la scène était parfaitement loufoque. – Mais pourquoi te cacher ? – Nous connaissions nos clients, des habitués… Pauline n’aimait pas me voir au magasin avec des inconnus. Pas un jour ne passait sans que la rumeur d’une nouvelle agression sur des commerçants se répande comme une traînée de poudre. L’homme se tenait gauchement comme un bipède empaillé dans l’encadrement de la porte. Je ne distinguais pas son visage, dissimulé par l’encolure d’un imperméable à l’aspect douteux. Attifé comme l’as de pic. Assurément, il ne sortait pas de l'hôtel Waldorf Astoria du coin et je dois t’avouer qu'il m'inquiétait. Vraiment, aujourd’hui tout cela me paraîtrait excessif, mais dans le climat d’insécurité de l’époque ça peut se justifier. J’avais toutes les chances de ne pas comprendre ce qu’il venait chercher dans ce magasin et encore moins dans un endroit perdu comme Douarnenez. Je savais discuter avec les gens de mon entourage, ceux du village ou ceux qui connaissaient au moins mon problème de communication, mais avec des étrangers… Tu n’ignores pas la bonne vieille formule ça passe ou ça casse ! » Elle se tut, serra les lèvres et leva un regard brûlant de tristesse en direction de Laura. Le vin était excellent, elles n’avaient fait qu’une bouchée du congolais. Tout ici respirait la tranquillité et pourtant la jeune femme sentait toujours cette pointe d’électricité rôder autour d’elle. Qu’essayait-elle de lui raconter ? Où voulait-elle en venir ? Elle ferma

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les yeux, se frotta le front et espéra qu’elle n’avait pas roulé tout ce chemin pour discuter de choses vieilles de cinquante ans. De mauvaise grâce, elle se jura de rester silencieuse comme une pierre tombale et de s’en tenir à écouter une histoire qu’elle se forcerait de suivre jusqu’à son épilogue. « Cinq années, cinq années interminables de guerre, d’épreuves tellement douloureuses que seule une volonté farouche incitait à vouloir effacer toute mémoire du passé. Tu sais, il vient un moment où l’individu, après tant de misères, prend conscience de la brièveté de l’existence. Tout peut basculer en un instant, à tout instant, de sorte que le choix de s’accrocher au futur comme à une bouée de sauvetage s’impose naturellement. Ne plus croire au lendemain, se réduit à vivre au présent, sans rien attendre de quiconque ni de quoi que ce soit. Le futur permet d’effacer tout pour mieux recommencer… Et patatras ! voilà ce grand dadais qui se pointe et balaie tout d’une main.» Elle secoua faiblement la tête et baragouina quelque chose d’inaudible avant de vider d’une traite son verre avec une intraduisible réjouissance. « Mais que faisais-tu en France ? Tes parents habitaient l’Angleterre, me disais-tu. – Sers-toi, il est vraiment bon celui-là. – Non merci. – Mon père n’a pas supporté la disparition de David, mon frère. Il avait déjà un pied dans la tombe quand Bill expliqua dans une lettre les circonstances de sa mort. Ma mère, c’est différent… Nous n’avions jamais été très proches. La surdité, j’imagine.

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– Pourtant, grâce à ton travail au War Office, elle parvenait à joindre les deux bouts en fin de mois. – Je ne demandais pas de gratitude, seulement un minimum de compréhension de sa part. Non, plus rien ne me retenait en Angleterre. » Mais Laura ne se pouvait se satisfaire de cette seule explication. « Oui, je peux comprendre, mais pourquoi la France ? », s’obstina-t-elle. May lâcha un soupir de lassitude. « Écoute ma biche, ceci n’est pas le plus important. Repose-moi cette question plus tard et j’y répondrai volontiers. Je reviens à ce quatorze février 1949. Pendant que je continuais à me dérober aux regards de ce mystérieux visiteur, je me rappelle que je tenais serré contre moi un bocal rempli de boules en massepain préparé la veille. Par mégarde, gagnée par la nervosité peut-être, il m’échappa des mains et les boules s’égayèrent sous le comptoir à l’exception d’une qui poursuivit sa course jusqu’aux pieds de l’homme. Il la prit entre ses doigts et continua à déambuler à deux pas de moi, attendant Dieu sait quoi. Il n’avait même pas sursauté au moment où le bocal déversait tout son contenu. Il s’approcha du comptoir et je pus enfin le découvrir. » La voix de May vibrait tandis que tout son corps s’abandonnait à l’émotion. « L’âge restait indéfinissable, mais le corps m’apparaissait sculpté dans la roche, contraste saisissant avec la délicatesse des traits d’un visage émacié. L’image d’un homme honnête, dévoré par l’amertume. »

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Laura observait May qui se nourrissait ostensiblement de regrets. Ils ne la quittaient plus et la poursuivraient jusqu’à la fin de ses jours. « La fièvre de son regard en lambeaux m’avait troublée sur-le-champ. Avec sa barbe de plusieurs jours, il me rappelait un je ne sais qui. Peut-être Humphrey Bogard dans African Queen, mais… – …c’était Bill évidemment. », conclut Laura. – Évidemment ! J’apprécie ta perspicacité, ironisa May. Je me voyais ailleurs, transportée vers un monde irréel d’où je ne reviendrais jamais. Je ne comprenais pas sa présence, elle était si invraisemblable. Mais c’était Bill. Oui, c’était lui, répéta-t-elle. Je me suis redressée puis… puis voilà. Nous nous examinions, un peu stupidement je dois dire, lui pâle comme un mort et moi, tremblante comme une feuille morte ce qui n’était pas mieux. J’ignore lequel de nous deux entama la conversation, mais je sais que des boules de massepain, il ne resta rien. Nous les dévorions comme deux gloutons affamés, entre nos rires embarrassés. » Elle s’emballait avec la sensation de puiser dans une source intarissable d’images et de menus détails qui lui procuraient un évident soulagement. Bill était devenu malentendant pendant un bombardement. Tous deux se sentirent naturellement plus proches, ils se comprenaient et partageaient pratiquement les mêmes contraintes liées à leur surdité. « Nous ne réalisions plus trop ce qui se passait et papotions sans réfléchir, sans retenue. Tout s’envolait comme une plume légère et fragile exposée aux

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caprices du vent. Nous nous sentions poussés par une bouffée d’espoirs encore indécis d’une vie nouvelle. Dès ce moment, je crois, nous nous sommes vraiment aimés. Cependant nous ne le percevions pas encore clairement... Quand tout cela a-t-il débuté ? Au juste, je n’en sais rien. Peut-être parce que l’amour se construit jusqu’à la mort et non sur un simple regard. Je veux dire lentement, sans efforts excessifs. Alors, avec les bouches pleines de massepain et les yeux remplis de chaleur, on ne se posait pas trop de questions en ces temps troublés. Pour exister, il fallait être différent d’aujourd’hui. Indiscutablement, ils l’étaient, songea Laura. « Je n’ai pas la prétention d’en savoir beaucoup dans ce domaine, mais je crois que les chemins conduisant à l’amour ne sont guère différents aujourd’hui de ceux d’hier, dit-elle. – Sans doute, mais j’ai la certitude que la différence entre chaque individu aide à développer une irrésistible attirance. Bill et moi nous ne nous sommes plus quittés jusqu’à ce mauvais jour... » Elle marqua une pose et parut plongée dans une profonde réflexion. « Et puis cette nuit… » May hésita une fois de plus avant de reprendre. « Tu sais, j’étais dépitée de me voir désespérément seule ! Je suis devenue sa maîtresse et le suis restée en éprouvant ce plaisir sans doute pervers d’appartenir à un autre sachant qu’il est marié. » Elle porta une main à sa bouche et gloussa comme une petite fille prise en défaut. Laura la sonda la mine pétrie d’incompréhension.

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« Tu… tu quoi ? Où vivait sa femme ? Mais tu avais à peine dix-sept ans mamie ! – Ben alors ! et toi avec le joyeux rouquin tout boutonneux de l’église de Pont-du-Loup… – Le joyeux… le rouqu… le bout… quoi ? Oh non ! comment tu sais ? il a tout dit ? tout expliqué ? Explosa Laura. – Oui. – Oui ? Oh non ! le fumier, il a osé ! Je le savais ! Tous les mêmes, rugit Laura. – Non. – Non ? Quoi non ? – Je disais, non ce ne sont pas tous les mêmes. Ici, ce n’est pas Paris ma chère, c’est un village et les murs s’arrêtent là où commence la ville. Tout se sait, tout se tait. On s’y habitue et il n’y a pas que de mauvais côtés. En plus, je ne voudrais pas te vexer, mais ton rouquin, il ne savait pas placer un mot sans le répéter dix fois d’affilée. Alors, pour moi qui fonctionne en lecture labiale, tu imagines la galère ! – Ah oui ? Tiens, c’est curieux avant il ne bégayait pas. – Tu l’as peut-être traumatisé le pauvre. Tu penses bien, la première fois, s’envoyer au septième ciel au pied d’un calvaire sous l’œil du petit Jésus… y a mieux… mmm, pas bon pour un bedeau. – Pff, et toi alors… dans les berlingots, les nougats et les bocaux de massepain. C’est plus confortable sûrement ? – Oui, mais Bill, lui, c’était autre chose. Bon, ne nous éternisons pas sur ce sujet. »

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May essaya de connaître les raisons de sa présence dans un bled perdu tel que Douarnenez. De la bande des cinq, ils n’étaient plus que deux rescapés vulnérables égarés dans un monde désenchanté. Hélène et Mylène, disparues ; David, tué lors du débarquement du six juin. Bill prétendait que le hasard les avait une nouvelle fois réunis et sans trop le croire, elle souriait. « Nous avions suivi des chemins différents pendant plusieurs années et ce jour-là (elle s’interrompit)… je ne l’ai pas choisi, tu sais… ils se croisèrent chez un pauvre marchand. » Son visage devint brusquement plus sévère et triste, pareil au nuage noir annonçant la tempête tandis qu’elles buvaient toutes les deux leurs verres à petites gorgées délicates, empreintes d’une méditation affectée. « Je n’ai pas encore répondu à ta question. – Quelle question ? – Sa femme. Il restait discret, un peu sur la défensive. Elle l’avait quitté, sans explication avant qu’il ne parte au casse-pipe avec David sur les plages de Normandie. Bill vivait seul et déçu en laissant la solitude ordonner une vie singulièrement marquée au fer rouge par les péripéties de l’existence. – Tu as déjà vu cette femme ? May plia les épaules et s’enfonça dans sa chaise, tel un fauve prêt à bondir. Des étincelles de colère illuminèrent ses yeux un instant puis s’éteignirent, la précipitant dans un puits desséché par l’amertume. Elle revivait ses visites à l’appartement que Bill partageait avec Martha. Des visites au cours

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desquelles l’ennui et, elle devait bien se l’avouer, une atmosphère perlée de jalousie séparaient les deux femmes. « Une gamine, elle était bien plus jeune que Bill… » Elle mentait sachant parfaitement qu’à peine trois années les séparaient, mais tout n’était-il pas bon pour dresser le portrait le moins flatteur possible de Martha ? « Où a-t-il pu dénicher une telle créature ? Je me le demande. Je ne peux en dire plus… Ce n’est vraiment pas facile à expliquer en deux mots... Il faut vivre ces événements pour en saisir la gravité. Moimême, au début, j’étais comme le profane à l’écoute d’une musique classique… Je ne comprenais pas beaucoup les histoires et grandes théories de Bill. Écoute… il était un passionné, un révolutionnaire digne d’un roman de Zola… – Oh ! Un anarchiste dans la famille ! C’est bien ce qui manquait au tableau ! plaisanta Laura. – Tu peux rire ! crois-moi, révolté c’est vraiment le mot juste. La plupart des individus commencent leur guéguerre contre la société avec Nietzsche à leur chevet et la terminent en lisant paisiblement au coin du feu Daudet ou encore, assis devant l’écran de télévision. Lui, il était le contraire. Il demeurait pragmatique avec surtout une fichue tête de bois vissée sur deux solides épaules. » Laura découvrait enfin ce personnage mystérieux pour qui tous dans la famille s’attachaient à dissimuler l’existence. May le décrivit comme étant un homme toujours en conflit avec lui-même, soucieux d’éviter de s’engager dans une course folle

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vers les feux d’une absurde chimère. Sa une nature le tiraillait constamment dans le combat interminable qu’il menait entre sa sensibilité extrême, dominée par un caractère entier et son esprit rigoureux. Trop peutêtre... Un tel portrait éveillait un sentiment d’ambiguïté que ne pouvait éluder Laura. Il flottait autour du personnage de manière diffuse. Qui était-il vraiment ? « Heureusement, poursuivait May, aucun de ces deux tempéraments si différents ne l’emportait vraiment. De la suite dans les idées, il en avait… ça oui, on peut dire qu’il en avait… et sa révolution à lui se construisait discrètement, de façon tout à fait méthodique. » May s’inquiétait de le voir fondre dans une espèce de prostration entrecoupée de murmure, par contre, elle se réjouissait lorsqu’il lui demandait de l’accompagner des heures entières dans le cheminement de ses raisonnements tortueux. Il parlait et martelait par des mots justes ce que la plupart préféraient taire. « Bill savait dans quelle direction les événements le menaient. Guidé par un génie inhabituel, il les anticipait avec une déconcertante acuité. Ça, c’était Bill... Un vent de révolte, une goutte de folie, un océan de passion, affirmant haut et fort qu’être juste représentait la règle, être parfait une utopie. J’ai regretté bien plus tard de ne pas avoir été à l’écoute au bon moment. » Regrettant sûrement les erreurs commises autrefois et qu’elle désirait se voir pardonner, ces mots versaient dans la cuisine une odeur d’aveu

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aussitôt dissipée par un œil concupiscent jeté en direction de la bouteille vide. « Eh bien tu vois, rien qu'à nous deux nous sommes parvenues à la boire cette bouteille en douceur ! – En douceur ? Parle pour toi ! ce vin m’achève. » Cette fois, Laura ne se fit pas prier pour laisser échapper un interminable bâillement. La soirée touchait à sa fin et le mystère autour de la photo s’épaississait quoiqu’il n’y avait plus de doute au moins sur un point. Laura était confortée dans la conviction que Bill et Nostradamus constituaient vraisemblablement la même personne. « Tout cela ne me dit pas encore pourquoi dissimuler l’existence de cet homme que tu sembles porter aux nues. Tu parles de Bill toujours au passé et que vient faire Labévue dans tout ça ? – Tu es têtue… – J’ai de qui tenir. – Au début, notre histoire brillait comme une étoile dans un conte de fées ensuite, des choses pas très jolies se sont passées. Il se contenta d’être un amant de temps en temps. – De temps en temps ? Tu oublies qu’il était marié. » Laura parlait, la voix au bord de l’effondrement dans une fosse où grouillait l’incompréhension, l’épuisement et l’impatience d’en finir au plus vite. « Oui, bien sûr, mais tu te trompes. J’ai dit tout à l’heure que Martha et Bill étaient mariés. – Oui, et alors ? – Ce n’est pas tout à fait ça. Ils ne l’étaient pas. » Il n’y a pas que ça, fut-elle tentée de lui dire. Le désir de révéler que dans leur vie s’étaient immiscés

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la peur, le mensonge et surtout cette créature, cette… pire qu’une prédatrice ! effleura May un instant. Elle estima toutefois que cela lui paraissait prématuré. Plus tard, si l’occasion se présentait et si elle en avait envie. N’est-ce pas ce que l’on souhaite dissimuler le plus longtemps possible qui reste souvent le plus croustillant ? « Écoute, nous reprendrons cette conversation demain avec l’entrée en scène de Labévue. Je te le promets. Nous avons un TGV à prendre dans un peu moins de huit heures. Tu dois absolument te reposer avant de remonter sur Paris. » Laura n’insista pas. L’épuisement la menaçait et elle n’était plus en état pour en apprendre davantage sauf… Elle tira de sa poche la photo qu’elle fut sur le point d’oublier. « Une minute, je dois te montrer quelque chose. J’ignorais que vous aviez un chien. C’est lui ? – Oui, c’est Flytox, il passait ses journées à chasser les insectes, d’où son nom… – Non mamie, excuse-moi, tu n’as pas compris. Je ne parle pas du chien, mais de l’homme à tes côtés. C’est Bill ? – Fallait préciser. Oui, c’est bien lui. », répondit May sans se démonter. – Et HK, pourquoi HK ? C’est quoi ? Et tu ne me demandes pas comment j’ai obtenu cette photographie ? – Je ne sais pas ma fille. Tu me parles de choses vieilles de trente ans. Quant à la photo… » Elle n’en dirait pas plus, mais ses lèvres tremblaient légèrement. Laura ne continua pas. Le

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moment était mal choisi pour entamer un interrogatoire qui ne mènerait de toute façon nulle part à une heure aussi tardive. « Parfait ! Je crois que je vais me coucher. La route n’a pas été facile. – Si tu veux, je peux préparer une bouillotte d’eau chaude dans ton lit. Les nuits ne sont pas très chaudes ici. » May se leva, satisfaite de voir que la conversation s’achevait sur un terrain moins glissant. Les traits de son visage se détendirent ce qui n’échappa pas à Laura. 14 février 2000 — 22H15’; Ria Formosa - Sud du Portugal L’homme occupait toujours la même place, en proie à une intense réflexion quand un grésillement de la radio VHF, suivi de deux sifflements brefs, le rappela aux réalités du présent. « Tu es là. », aboya une voix métallique. Hans l’appelait de l’aéroport comme prévu. Animé d’une réticence évidente pour répondre, il maudit aussitôt l’origine de ce dérangement. Il se leva, les sens en éveil. Téléphones, radios l’avaient toujours horripilé. Il bannissait de son existence ces engins du diable qui épuisaient en un clin d’œil toute son énergie. Les tympans sifflaient, hurlaient pendant qu'une alarme secouait les régions embrumées de son cerveau, semées d’îlots de solitude.

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Le livre glissa de ses mains et les pages se refermèrent dans un soupir comme un accordéon laissant passer le souffle profond des années, lassé d'avoir trop joué le même air devant un public blasé. Frappé par une inexplicable gloutonnerie littéraire, il avait toujours été passionné de lecture, mais ce livre racontait autre chose qu’une belle histoire. Il relisait dix fois, cent fois la même page, l’étudiait, en dévorait les lignes tel un calice rempli de virgules, de mots et de mystères. Elle lui dictait avec une prolixité à peine contenue, le sens que prendraient les événements au cours des prochaines heures. Il n’ignorait pas que sans doute elles le conduiraient à l'agonie d’une existence qu’il ne pouvait souffrir davantage. Ou peut-être l’inverse. Qui sait… Extase, agonie… Il s’évertua tant de fois à vouloir les exorciser, les effacer de son existence. En vain, on ne balaie pas d'un simple revers de la main, sa propre destinée qui rôde ici et là, autour de moi, songeait-il. Une destinée invisible, mais bien présente, à l'affût des faiblesses les plus insignifiantes, prêtes à entrer sur scène sans se faire prier dès que les conditions sont réunies. Extase, agonie… Il hocha la tête et soupira. Après tout, depuis toujours ne puisait-il pas dans les spasmes de sa quête du temps perdu, une sorte d’alliance antinomique entre ces mots ? Un pacte des extrêmes, la quintessence même de la nature humaine. Il saisit nerveusement le combiné du récepteur VHF. « Je t’écoute Hans, grommela-t-il.

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– L’avion vient d’atterrir, nous serons à bord dans deux heures environ. – Il est là ? – Oui, tout le monde est là. – Rien d'autre à signaler ? – Non, pourquoi ? – Rien. Je te retrouve tout à l’heure quand ils dormiront tous. Tu sais où me trouver à bord. » Satisfait, l’homme raccrocha le combiné. Si tout se déroulait rondement et sans anicroche selon le plan qu’ils avaient longuement discuté ensemble à Paris, lui, Hans ainsi que les autres, dans une semaine au plus tard les choses rentreraient enfin dans l’ordre. Il prit l’unique disque soixante-dix-huit tours rangé sur une étagère. Lui et Michael l’appréciaient tellement. Normal, n’avaient-ils pas tout pour partager les mêmes goûts, leurs vies n’étaient-elles pas intimement entremêlées par une espèce de pacte de sang obligé et involontaire ? Il réprima un geste de colère, ensuite posa le disque sur le gramophone, tourna la manivelle avec tant de rage que le pavillon, gagné par une série de convulsions machinales, trembla dangereusement sur ses assises avant de libérer flûtes, hautbois et violons. Le ravelissimo Boléro emplit aussitôt le carré dans un ostinato lancinant et les plaines intemporelles de son esprit. Comme au bon vieux temps, marmonna-t-il entre ses dents, avant de reprendre avec un sourire sarcastique, le livre intitulé Mon journal. Il le serra contre son cœur, sans l’ouvrir et ferma les yeux. La couverture rouge et épaisse de l’ouvrage, ornée

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d’étoiles et de croix dorées, évoquait plus un écrit religieux qu’un ouvrage rédigé quotidiennement par son propriétaire. Et quel propriétaire ! Dans la contemplation des méandres nocturnes de son passé, il se sentit aspiré par le puits insaisissable de l’imaginaire pendant que la lumière à bord se dissipait en une infinité de particules animées par une sorte de mouvement brownien. S’abandonnant aux dérives d’un monde virtuel, inaccessible, il reconnut le visage de Bill aussitôt estompé par les images des dernières heures qui le hantaient. L’éveil le surprit, grelottant, fiévreux, le souffle court, bruyant comme une chaudière de locomotive à vapeur au moment du départ. Il laissa échapper un interminable gémissement et essuya à tâtons la sueur qui perlait sur le front. Il reprit ses esprits tandis que le calme le pénétrait subtilement lorsqu’il entendit le Boléro s’achever sur cet effondrement cacophonique qu’il appréciait tant ; un chaos de fin du monde à l’image de celui qu’il vivrait sans doute bientôt. Il frotta rageusement son visage, à la limite de la douleur avant d’émerger de l’ivresse produite par ces moments d’euphorie. Puis ses inquiétudes se vissèrent sur l’équipage. D’une minute à l’autre, il investirait cabines, carré, timonerie, lirait ses pensées. Certains membres étaient… voyons, comment dire ? Appelons-les « des fidèles de la première heure » et parmi eux, son associé, le dénommé Hans. Un individu cynique, amoral, une flamme de perversité brillant dans les yeux. Mais on ne lui avait pas donné le choix à l’époque.

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Âgé d’une soixantaine d’années, Hans ne se sentait plus en mesure d’affronter comme autrefois la colère d’une mer démontée. Par contre, il trouvait encore suffisamment d’énergie pour épargner sa vocation de meneur et se protéger du désastre qui le guettait si un jour Mary Mayer décidait de se passer de ses services. L’homme ferma de nouveau les yeux un moment, le visage à peine déformé par une sorte de sourire vertueux. Il l’a connaissait bien May. Amis d’hier devenus ennemis, il ne l’aimait plus aujourd’hui. N’avaient-ils pas partagés ensemble une folle passion autrefois, avant la venue de Bill et de Michael ? Parler de ce dernier, sans évoquer l’autorité de cette femme, la vieille bique comme il l’appelait, reviendrait à disserter sur la théorie de la relativité en négligeant de citer le nom de son auteur. Mary et Michael demeuraient avares de louanges lorsque l’un parlait de l’autre. Il les avait observés tous les deux à bord. Autrefois… Lui, la décrivait indestructible, aussi dure que le diamant, une garce, une casse-pieds de première catégorie, mue par un sixième sens toujours en éveil. Une andouille, une sourde, se plaisait-il d’ajouter. De son côté, May ne supportait pas Michael et gardait une froide distance à son égard comme si sa présence à bord évoquait quelque chose de superstitieux, un interdit, un tabou. L’homme prit l’expression lointaine et contemplative de celui pourvu d’un esprit encyclopédique. Sa méditation le ramena au lendemain de l’épisode scabreux qui avait failli

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envoyer par le fond Bill en trois coups de cuillère à pot ; un incident déplorable à l’époque, survenu au mouillage de la Désirade un quatorze juillet. Avec Hans, il avait agit dans la précipitation, sans préparation suffisante. Bon Dieu, ce qu’il regrettait leur échec ! Le vin coulait, le barbecue rougissait les visages de ceux qui s’approchaient des braises et les madrépores incrustés sous la carène faisaient le bonheur des poissons. Mains appuyées aux filières, entouré de Hans et Michael, Bill les observait frétiller dans les lueurs fugitives du soleil étincelant à la surface de l’eau couleur turquoise. Le festin battait son plein tant sur le pont que sous la coque. L’homme se rappela le signe convenu que Hans lui adressa pour qu’il vienne les rejoindre. La soirée s’annonçait douce. Ils étaient là tous les quatre, l’un à côté de l’autre quand Bill, sans doute inspiré par l’endroit où l’Isabela avait mouillé l’ancre et répondant au nom charmant de Pointe des Colibris, vola par-dessus bord. Les autorités ne les avaient pas inquiétés. Au contraire, elles firent l’éloge à tous les trois de leur courage, le sien, celui de Hans et de Michael pour tirer des eaux l’infortuné. Un ridoir des chandeliers fraîchement repeint avait cédé. Le rapport conclut à un de ces incidents si fréquents à bord des voiliers et l’enquête fut classée sans suite. Même si elle était sourde, la vieille bique ne l’entendait pas de la même oreille. La version des enquêteurs ne la satisfaisait pas. Malheureusement pour elle et heureusement pour lui ainsi que Hans,

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Mary ne se trouvait pas sur le pont au moment des faits. Elle ne pouvait avancer le moindre argument. Depuis ce jour, Mary Mayer soupçonna la terre entière, l’équipage, Michael, les passagers et même Martha qui vivotait à des milliers de kilomètres dans les froidures anversoises. Pas un instant, elle ne songea à Hans ou lui-même. L’homme laissa ses yeux mi-clos errer de la descente de pont au gramophone, un sourire amusé flottant sur les lèvres. Il demeura immobile encore quelques instants puis il se leva une nouvelle fois et posa le disque sur l’étagère avant de quitter à regret le confort du carré. Il se dirigea avec le livre sous un bras vers le compartiment du moteur, un espace suffisamment grand pour y exercer une surveillance à l’intérieur des accommodations dans la discrétion la plus absolue. À présent, il lui suffisait d’attendre le retour de Hans. Ils pourraient alors tous les deux passer aux actes en agissant et en finir une fois pour toutes. 14 février 2000 — 23 heures; Faro - Sud du Portugal « Mesdames, messieurs, nous arrivons à Faro. Veuillez attacher vos ceintures et redresser votre siège. Le commandant et son équipage… » La voix à la fois rocailleuse et caressante de l’hôtesse résonna parmi les passagers et tira Michael de la torpeur dans laquelle il se vautrait depuis Orly.

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Il enregistra une modification du ronronnement des réacteurs, ouvrit les yeux tandis que l’avion amorçait une interminable glissade sur l’aile droite avant de redresser le nez. À ses côtés, Martha lui accorda un de ces regards de femme fatale à la Greta Garbo sauf que chez elle, il ne devait rien à un quelconque talent artistique ou charme innocent, mais à l’impressionnante dose de médicaments qu’elle avait ingurgités au cours du voyage. Toute vêtue de noir, elle paraissait de plus en plus absente, le teint cireux des joues, le corps tout chiffonné par les excès alcoolisés et les fumées de cigarette. Derrière eux, des yeux fiévreux les épiaient. Hans Van Lancker ne ratait aucun de leurs gestes, une ombre de perversité et de nervosité courait sur son visage. Les roues crissèrent sur la piste. Ils s’arrêtèrent à deux pas du hall d’accueil, sous l’enseigne BEM VINDO A FARO. Une heure plus tard, ils embarquaient dans le zodiac et glissaient à vive allure sur les eaux sombres de la lagune d’Olhão vers les feux de l’Isabela qu’ils voyaient briller à moins de deux milles dans la moiteur de l’air brûlant. Une petite merveille ce système d’allumage automatique des feux par photodiodes, songea Michael. Son regard s’attarda sur Martha. Ses yeux n’étaient plus ceux de Greta Garbo et s’enfonçaient à présent profondément dans leurs orbites. Aussitôt amarré contre le flanc du voilier, Hans arrêta le moteur. Sa voix brisa le silence de la nuit. « On la monte avec le dinghy ? » Il hocha la tête en direction de Martha.

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Michael ne pouvait évidemment pas s’aventurer à la hisser par une échelle de coupée, trop instable. C’était la garantie de voir l’opération se terminer dans l’eau. « Nous utiliserons le dinghy, je ne vois pas d’autres solutions. Tu l’imagines sur l’échelle, jouer les funambules ? Trop dangereux et elle ne peut pas nager. – On la monte comment alors ? Avec deux personnes embarquées, cet engin pèse trois cents kilos minimum. », rappela Hans. Michael lui tourna le dos et s’appuya du coude sur le moteur hors-bord. Il dressa la tête vers la poupe. Après une courte pause, il se rassit. « On te tire avec elle par un bout vers les bossoirs à l’arrière, reprit-il d’une voix ferme. – Oui, mais… » Michael ne l’écoutait déjà plus et montait la coupée suivi des autres membres d’équipage, des nouveaux venus qui embarquaient pour une durée de six mois, rarement davantage. Il les examinait un à un, discrètement. Tous donnaient l’impression bizarre de s’entendre comme des larrons en foire et Michael lisait l’entourloupe dans le regard de certains. Mille pensées se bousculaient dans sa tête, l’une chassant l’autre. Ne pas faire l’imbécile, se calmer, sourire, sourire comme eux, toujours sourire et se taire, ne rien dire, surtout ne rien dire, oublier la nuit passée, oublier Bill. La manœuvre, fut-elle si délicate, dura moins de deux minutes. L’embarcation reposait maintenant sur

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le berceau, arrimée aux points d’ancrage sur les bossoirs. Hans serrait avec mille précautions les mains de la vieille femme et sauta sur le pont avec un bruit sourd sans les lâcher. Elle posa gauchement le pied sur le pont, manifestement peu habituée à l’environnement marin et caressa d’un œil vide le paysage autour d’elle. « C’est un mouillage vraiment superbe. », dit-elle la parole fissurée par la fatigue. Michael ne releva pas la remarque. « Martha, ta cabine est prête. » Elle ne répondit pas. À la place, elle tordit ses longs doigts osseux et tendit une main aux articulations toutes boursouflées vers celles d’un Hans anormalement prévenant. Elle s’engagea maladroitement, le buste incliné vers l’avant, en direction de la descente de pont, visiblement sous l’emprise de l’éternel magnétisme qu’exerçait sur elle un univers sombre et insaisissable, en l’espèce, celui du carré de l’Isabela. Michael demeura seul quelques instants puis Hans vint s’appuyer sur le bastingage, juste à ses côtés. « J’ai reçu un message de madame Mayer, elle compte monter à bord dans une semaine. », déclara-til. Il ne comprit pas pourquoi il disait cela. Poussé par une sorte de force prémonitoire, il avait parlé sans réfléchir aux conséquences. Sachant qu’à l’heure actuelle Mary était sûrement informée des événements de la veille aux Amitiés silencieuses et qu’elle ne comptait vraisemblablement pas se

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complaire dans l’oisiveté. Il s’attendait à une réaction de sa part. Michael tourna la tête et n’osa pas regarder Hans dans les yeux, sans doute parce qu’il voyait dans cet homme une espèce de miroir reflétant son propre sentiment de culpabilité qui l’obligeait à se réfugier dans une froide indifférence. Il retint seulement de Hans son sourire narquois. « Avec Martha ici ? Tu n’y penses tout de même pas sérieusement j’espère ! L’atmosphère sera chargée d’électricité. » Il inclina la tête vers une lueur diffuse que déversait le hublot de la cabine occupée par la vieille femme. Sa voix était mielleuse, sans nuance, pas un ton plus élevé que l’autre, le débit régulier, un fleuve tranquille, une prière de sacristain tripotant un par un les grains de son chapelet. Quand il prenait la parole, il était malaisé de dire si celle-ci se faisait l’écho d’une colère, d’une menace, d’un désir ou de l’insouciance. « Je ne choisis pas, Hans. Mon petit doigt me dit seulement qu’elle va poser armes et bagages très bientôt ici. Après le départ de Martha bien sûr, inutile de rajouter de l’huile sur le feu. – Bien sûr, Mich, bien sûr, ricana l’autre. – Nous lèverons l’ancre demain à l’aube, la marée devrait nous pousser hors du chenal et je veux passer en début de soirée Gibraltar pour mouiller à la Pointe du Dattier dans cinq jours.» Qui pouvait deviner que ces deux hommes au cœur boiteux savaient parfaitement que leurs propos n’étaient qu’un tissu de mensonges alimentés par la

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duplicité de l’un et la faiblesse de l’autre ? Ils n’imaginaient pas à quel point l’affrontement viscéral qu’ils se livraient depuis toujours souderait d’ici peu leur destinée. Peu importe lequel des deux avait le plus d’ascendant sur l’autre, viendrait le jour où les événements dicteraient leurs lois. Michael souhait mettre un terme à leur conversation et ne pas laisser à Hans le temps de réagir ou poser des questions qui risquaient de le placer rapidement dans l’embarras. Pas question d’expliquer qu’il était prévu de faire route vers la côte française afin de réaliser l’ultime phase du plan concocté en catimini avec Bill, quoiqu’il arrive. « Cinq jours, c’est peu, et cette période de l’année n’est pas la plus propice pour raser les cailloux en Méditerranée. », s’inquiéta Hans. Michael n’avait que faire de ses leçons. Il n’ignorait bien sûr pas que remonter l’Isabela sur le sud de la France en cinq jours serait pratiquement irréalisable dans ces régions infestées de calmes plats avec une mer d’huile, un vent à peine capable de lever une plume d’oiseau ou des eaux démontées. Les demi-mesures n’existaient quasiment pas à cet endroit. Néanmoins, il espérait que cinq jours suffiraient pour organiser la venue de la police maritime à bord aussitôt dans les eaux territoriales françaises et sans éveiller de soupçons parmi l’équipage. La conviction que les auteurs des récents événements de la rue Foyatier se trouvaient à bord, ne faisait plus l’ombre d’un doute. Pourtant, il était incapable de dire pourquoi. Une sorte de prémonition

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qui l’avait saisi dans l’avion. Pourquoi elle aiguisait chez lui le besoin d’en découdre avec eux rapidement, mais pas n’importe comment. « Si tu as une autre proposition, il suffit de téléphoner à la patronne. », railla-t-il. – Ravi d’apprendre qu’il te reste encore un peu d’humour. Bon, je descends me reposer, tu me réveilles une heure avant de lever l’ancre ? – Le café sera préparé pour tout le monde dès cinq heures, dit Michael avec son plus beau sourire. À propos Hans, évitons de jouer sans raison avec la VHF. Le canal 16 est en veille jour et nuit par les autorités ainsi que les stations de secours en mer sur toute la zone. » Et les aéroports, poursuivit-il in petto. Il avait aperçu tout à l’heure Hans avec sa VHF portable à l’aéroport et s’interrogeait sur ce qu’il manigançait encore avec l’appareil dans un tel endroit. « Quelque chose à cacher Mich ? » La question déconcerta Michael. Mal à l’aise, il ne s’attendait pas à autant de cynisme dans cette cervelle de moucheron. « Et toi ? répliqua-t-il sèchement de but en blanc. – Non, pourquoi cette question… » Une ombre d’inquiétude glissa sur le visage de Hans. Il espéra que cette andouille de Michael n’avait rien deviné et tâcha de passer à un autre sujet. « Martha était aux anges au moment de quitter son appartement. C’est bien qu’elle soit à bord, même pour une petite semaine », dit Hans, les yeux ronds de fourberie.

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Michael sentit des picotements dans le cou puis sa tête s’enflamma de façon fugitive. Un feu de paille suffisant pour qu’il commence à redouter autre chose. Quelque chose de plus grave peut-être que ces joutes oratoires auxquelles ils se prêtaient volontiers afin de jauger l’autre comme deux grands tétras avant la parade amoureuse et leur combat mortel. Aussitôt seul, il frissonna. Le vent apportait enfin un peu de fraîcheur. Suivant un cycle immuable, les brises thermiques d’Est et d’Ouest soufflaient sur toute la côte Algarve en fin de soirée ou tôt le matin. Le passage du détroit n’était pas toujours une opération aussi facile que le prétendaient les instructions nautiques. Courants imprévisibles, trafic maritime intense, sans oublier la formation de trombes d’eau capables de briser des bateaux comme l’Isabela. Autant garder la forme et l’esprit clair avant de franchir les colonnes d’Hercule. Pourtant, quelque chose le tracassait dans le comportement de Hans. Une nervosité inhabituelle, impalpable. Généralement enclin à afficher publiquement une attitude insolente à l’égard d’autrui, il donnait l’impression de se tenir maintenant sur le qui-vive. Michael déambula une ou deux minutes dans l’obscurité du carré, contrôla l’alimentation électrique des instruments de navigation et activa le radar. Une couleur verdâtre illumina son visage tandis que le faisceau lumineux commençait à balayer régulièrement l’écran. Aucun indice ne permettait de supposer qu’une heure plus

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tôt, un homme se tenait précisément là, vautré sur la banquette dans une silencieuse attente. À ce moment, il distingua une faible lumière qui rampait sous la porte de la cabine occupée par Martha. Il était pourtant persuadé que moins d’une minute avant, tout était éteint. Il s’approcha, tendit l’oreille et posa une main sur la poignée. Il fut presque sur le point d’ouvrir afin de vérifier si elle ne manquait de rien, mais la lueur s’éteignit et il se ravisa à la dernière seconde. Les paupières lourdes de fatigue, il s’effondra sur sa couchette, ferma les yeux en s’attelant à la tâche difficile de trouver le sommeil. Sur un navire, qu’il soit barcasse, porte-avions, yoles ou caïques, un nombre incroyable de bruits habite les profondeurs de son ventre. Autant de grincements que de borborygmes pélagiques dont le lieu privilégié se situe souvent dans la cuisine. Ici, beaucoup de marins perçoivent le pouls du voilier, sa respiration. À toute heure et selon l’état de la mer, au moins un objet bringuebale dans une des armoires ou sous les planchers. Il n’y a pas d’autre solution que celle de s’habituer à cette infinité de cliquetis, craquements et gémissements des structures, sous peine de déserter le bord, les nerfs à fleurs de peau, à la prochaine escale. Ils apportent réconfort et présence aux solitaires exposés aux embruns par une nuit sans lune et sans étoiles. Ils constituent aussi un précieux indicateur pour celui qui ne se trouve pas sur le pont

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ou ne participe pas à la navigation. Une hésitation dans le rythme du roulis, un frémissement du café dans la cafetière, le martèlement plus insistant d’une casserole contre une cloison par exemple, peuvent signifier un changement de cap, une dégradation du temps, une accalmie. Des éléments tous indispensables pour anticiper un danger et organiser la sécurité. Un couinement suivi d’une légère vibration sur le bordé tira Michael de sa torpeur. Il ouvrit les yeux, se redressa sur la couchette les sens en éveil et attendit plusieurs secondes, une minute peut-être, sans bouger, mais le bruit ne se répéta pas. La chaleur, devenait plus étouffante à l’intérieur, pénétrait chaque pore de la peau. Trente degrés au thermomètre sur la cloison de sa cabine. Il abandonna son lit aussi étroit qu’une allumette et partit boire une tasse de café brûlant sur le pont balayé par une brise plus fraîche. Le cri larmoyant d’une mouette perça la nuit. Il leva les yeux vers une voûte céleste merveilleusement étoilée. Le spectacle était féerique et l’aurait été davantage si à la place de l’oiseau, il avait distingué un Hans flottant dans les airs, à jamais emmené vers des contrées inhospitalières. Michael reposa les pieds sur terre et crut apercevoir dans la coursive une ombre sortir précipitamment de sa propre cabine. La même anxiété éprouvée tout à l’heure se précisait, confusément encore, toutefois avec suffisamment

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d’acuité pour qu’il demeure immobile de longues secondes. Dehors, la mouette poursuivait d’un bref coup d’aile son interminable vol circulaire ponctué de temps à autre par ses lamentations. Il poussa la porte de sa cabine et s’enferma aussitôt à clé. Etait-ce encore une de ses lubies, une vision comme il y a trois jours à Paris, comme tous les incidents survenus à bord, comme… Non ! Il savait que non. Tout appartenait bien à la réalité, une affreuse réalité. Et tout commença à remonter à la surface. Tel un régiment de créatures monstrueuses surgies des flots pour le dévorer, de vieilles images défilaient sous ses yeux. Les paroles de Bill parlant du simulacre de son amnésie, ses accusations déconcertantes, leur pacte qu’ils scellèrent ensemble au bout du compte par une espèce de projet complètement foireux pour démonter une vaste conspiration, 1962 avec les Smith et tout le reste, Mary Mayer, l’énigmatique May, Hans. Encore Hans. Il ferma les yeux et se vit entouré comme dans un rêve de ballon retenus trop longtemps dans une boîte à malice. Ils montaient, légers, montaient… L’un d’eux éclata et déversa le fluide tout poisseux d’un troublant passé. Bill lui avait montré la photo prise le jour de la mise à l’eau, mais s’était abstenu curieusement de tout commentaire excepté sur la présence de Hans qu’il avait soumis à un feu roulant d’anathèmes. La photo !

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Michael tomba assis sur les ressorts fatigués du matelas, ouvrit le tiroir de la table de nuit. Une seconde plus tard, il fouillait d’un œil pointu l’article trouvé sur le palier de l’appartement à Anvers et rédigé à l’époque pour une agence de voyages. Il s’arrêta une nouvelle fois sur le cliché. Ainsi débuta la reconstitution pièce par pièce du puzzle de ses quarante dernières années. Il gardait en mémoire une série d’incidents mineurs en apparence à l’époque. La brochure qui échoua de façon trop commode quasiment à ses pieds, l’inscription hors service pour cause d’entretien, mystérieusement disparue, l’étrange panne d’ascenseur résolue au milieu de la nuit, les insinuations du Tatoué et puis surtout, le visage de Hans. Le lascar lui paraissait décidément de moins en moins inconnu chaque fois qu’il examinait la photo. Ils se côtoyaient depuis des années au cours desquelles il n’avait jamais cessé de se poser la même question. Où ai-je déjà vu ce type ? Michael prit l’expression d’une sardine au moment de passer dans la poêle à frire, ouvrit la bouche, un mélange de frayeur et d’incrédulité dans le regard, comprenant qu’il était la cible d’une machination depuis des décennies. Cela tombait sous le sens, comment faire preuve d’autant de niaiserie pour ne pas admettre que Hans habitait le même immeuble qu’eux, Martha et lui, en 1967 ! Ils se croisaient parfois dans l’escalier ensuite on ne le voyait plus durant des semaines. N’était-ce pas encore lui qu’il avait aperçu avec sa mère dans la rue en situation compromettante. Il faut bien vivre ! lui

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avait-elle lancé crânement au visage. Nul ne savait qui il était, sauf Martha. Où allait-il ? D’où venait-il ? Le parfait étranger, discret et affable à qui on aurait donné le Bon Dieu sans confession. Michael revoyait les airs suspicieux de Néfertiti, les hésitations de Mr. Smith et enfin ce jour du mois de janvier 1965 avec Mrs. Harris, la bagarre entre les frères Gallagher, le Tatoué à cause d’un gringalet qui n’était rien d’autre que Hans. Déjà Hans à cette époque ! La vérité le frappa d’effroi. Ces gens lui avaient volé sa vie et pensaient que tout était dit. Ils se trompaient. Michael se leva, les yeux perdus dans les profondeurs du tiroir, puis se rassit de nouveau. Quelque chose ne tourne pas rond, Michael. Mon journal. Où est passé mon journal intime ? Je suis certain de l’avoir rangé ici avant mon départ pour Paris. Il a disparu. Que se passe-t-il ici ? Il s’affola en même temps qu’une idée germait dans sa tête. Il se redressa et quitta précipitamment la cabine emportant avec lui son téléphone mobile. Au passage, il balaya d’un œil distrait la vision grotesque du gramophone, encouragé par la certitude que la nuit soufflerait une fois pour toutes les fumées de ses grandes résolutions, toutes ces chimères, après lesquelles il courrait stupidement comme un âne, la carotte pendue au nez. Il se précipita à l’intérieur de la chambre noire ensuite fila dans la cuisine, une enveloppe cartonnée sous le bras. Elle contenait la photo, mais pas seulement la photo. Sans en expliquer la raison, il la

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soupçonnait de détenir la clé de tous les mystères ou, au moins, une bonne partie d’entre eux. Il ressortit de la cuisine les mains vides cinq minutes plus tard, complètement retourné puis revint sur ses pas et posa un pied sur la première marche de la descente de pont. Il voulait respirer, se retrouver à l’air libre sur le pont. Écouter les cris de la mouette, son chant plaintif qui l’emportait dans une sorte de rêverie mélancolique et intemporelle. Finalement, Michael renonça. Il s’arrêta net. La cause de ce brusque changement ne se trouvait pas dans la fatigue, mais parce qu’il était impossible de faire autrement. Le plafond lui parut terriblement bas tandis qu’une ombre, grande et toute droite lui barrait le passage. Elle fondait sur lui, lentement, mais d’un pas décidé. Il commença à découvrir la peur, l’authentique, celle qui prend le cœur, l’empêche de battre et rend la respiration plus courte. Pour l’oublier, il pensa trouver un antidote auprès de la mémé. Elle le rassurait toujours autrefois par ses bonnes paroles qu’elle énonçait comme des postulats infaillibles. Un jour tu découvriras un monde meilleur, se plaisaitelle à lui répéter. Tu parles ! À cet instant précis, la conviction qu’elle disait vrai commença à s’émousser. Et tout bascula soudainement dans un voile obscur. 15 février 2000 — 09 heures; TGV Nice-Paris

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Le voyage débuta par des sourires timides. Ne serait-ce que pour éclipser l’indifférence qui les sépara aussitôt assises, May s’aventura d’abord à faire l’éloge du progrès, l’abolition des distances et du temps, les trains à grande vitesse, l’avion Concorde, puis elle glissa subrepticement vers les questions de la veille. La météo annonçait un ciel dégagé sur le sud du pays et des averses accompagnées d’orages sur le Nord. Un temps de saison. Laura avait l’humeur maussade, la bouche pâteuse encore pleine des saveurs désagréables et fades chargées d’un vin qui dissipait ses effets trop lentement à son goût. Elle croisa les bras afin de retrouver son calme, ferma les yeux et se retint de ne pas hurler, de crier à sa grandmère d’arrêter son manège. « Tu m’écoutes ? » Avec un bel ensemble, les passagers tournèrent la tête vers cette vieille dame à la voix si particulière, avant de revenir à leur contemplation du paysage, les vues du Massif central d’un côté et des Alpes de l’autre. Laura ouvrit lentement un œil. « Hier soir, je t’écoutais et maintenant tu me demandes encore de t’écouter. Mais écouter quoi ? Par Labévue, tu sais que Bill vit ses derniers instants. D’ailleurs, comment te connaît-il celui-là ? explosa-telle. May parut contrariée, mais n’eut guère le temps de réagir. « Il nous attend, toi et moi, à l’hôpital ou la gare, prêt à lâcher une brigade antiterroriste à nos trousses dès

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que nous poserons le bout des pieds sur le quai. Ça aussi tu le sais. », ajouta Laura exaspérée. Oui, elle l’écouterait toutefois la crainte d’affronter les prochaines heures n’avait rien de séduisant. La photo exhibée hier soir et pour laquelle May ne l’interrogea même pas pour savoir où, quand et comment elle l’avait dénichée, détenait visiblement un insondable mystère. « Tu dois comprendre que ce sera Bill, s’il est encore en état, ou Danny DeVito qui parleront à ta place. Alors ? – Vito ??? D’où sort-il, d’un reportage sur la mafia sicilienne ? – Presque, mais peu importe, Danny de Vito, Bouboule, Boule de billard, Labévue, c’est le même ! – Ah ! il a grossi si je saisis bien, lança May imperturbable. – Si tu savais ! Un monstre et… » Laura se raidit, un frisson glacé coula dans son dos. Elle avait imaginé naïvement que les relations entre l’inspecteur et sa grand-mère s’étaient limitées à des contacts purement épistolaires. « Mais… mais tu l’as déjà rencontré ? Depuis quand vous connaissez-vous ? – Depuis trop longtemps. » La voix devenait presque inaudible. May soupira ne sachant quoi dire. Elle se heurtait une fois encore à cette crainte qui la tenaillait depuis des années de ne pas trouver les mots justes. « Le temps est venu d’arrêter de fuir la vérité, commença-t-elle. Cela fait dix ans que ton grandpère est porté disparu. Autrefois… commença-t-elle,

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quand j’y pense vraiment, il n’y a pas encore si longtemps, j’ouvrais les yeux le matin, les gardais grands ouverts pour voler quelques heures d’espoir en appelant de tous mes vœux son retour. Le soir venu, je n’avais d’autre choix que celui de les fermer pour revivre l’horreur de sa disparition. Nous avons perdu Bill une nuit au large de l’archipel des Saintes. Une poignée de grains de sable semés à un saut de puce de la Guadeloupe, et j’avoue… – Je connais. », coupa fraîchement Laura. – Je m’en doute. Je voulais juste dire que la version officielle penchait une fois encore pour le scénario de l’accident. Trop facilement à mon goût même si je ne me trouvais pas à bord à ce moment-là, mais à Gourdon avec toi. » Laura sourcilla. « Une fois encore ? Tu veux me dire que Bill a été victime d’autres agressions auparavant ? » May opina gravement du chef. « La première fois, un quatorze juillet et la seconde au mois de janvier 1990. Quant à la dernière… tu peux en dire plus que moi. » Elle poursuivait, dévoilant une nouvelle pièce du casse-tête que Laura tenait tant à reconstituer. La thèse de l’accident dérangeait May dès le début. Ce qui ne l’empêcha pas de ranger cette idée dans un fond de tiroir. Selon elle, Bill n’aurait jamais commis l’imprudence de quitter son poste pendant le quart. Une chose, un incident s’était forcément produit pour l’en écarter. Il n’aimait pas le jour, trop d’agitation. Il préférait déambuler seul sur le pont la nuit, les rêves tout brillants des soleils qu’étaient les étoiles.

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L’homme possédait une expérience inestimable de la mer qui lui avait enseigné l’humilité, à parler sans excès ni complainte. L’équipage de l’Isabela ratissa la zone pendant des nuits et des jours avec l’assistance des secours en mer. Après une semaine, il se résigna à faire route vers Pointe-à-Pitre où les autorités lancèrent un avis international de disparition. May fixa Laura de ses yeux fatigués. « C’est ici que ton Bouboule, alias Labévue entra en piste. – Tu lui as expliqué tout ça j’espère, demanda Laura. Si Bill faisait l’objet de menaces à bord, il s’agirait un membre d’équipage, cela va de soi, et celui-ci me donne l’impression de mener son affaire dans un but très précis puisqu’il vient de remettre le couvert, voici trois jours. Encore faut-il que les agressions de Paris et celle dont tu parles aient pour origine un même auteur, un mobile identique. » May ne semblait plus l’écouter et secouait la tête tristement. « Dix longues années… dix années d’attentes et voilà que Bill resurgit sans tambours ni flonflons. Il réapparaît où ? Là où il ne… – Précisément, où ? Les Amitiés silencieuses, ça te dit quelque chose ? C’est là que je l’ai aperçu. Pourquoi n’est-il pas revenu chez lui, à Gourdon ? – Les Amitiés silencieuses ? Non, ça ne me dit rien, qu’est-ce que c’est ? Une agence matrimoniale ? Un club de rencontres ? Je ne comprends plus rien. » Pourtant, Laura se rappelait lui avoir cité plusieurs fois le nom de cet endroit qu’elle avait

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découvert dès les premiers jours de son arrivée à Paris grâce à Tiffany. « Une raison supplémentaire pour tout me dire. À deux nous y verrons peut-être plus clair, lança Laura d’un air le plus persuasif possible. – Il… il était seul ? – Me demandes-tu s’il était accompagné d’une femme ? » May grogna quelque chose de totalement incompréhensible. « Non, mais accompagné d’un homme, oui. Pas très sympathique d’ailleurs le gus. » May se replia davantage dans un coin du compartiment comme si elle souhaitait se retirer du monde et terminer sa vie dans la solitude la plus complète. Deux rides profondes sillonnaient le front. « Lunettes, moustaches, la cinquantaine bien tassée ? » Laura acquiesça nerveusement. « Dieu du ciel !… C’est lui, c’est Michael ! Mais comment ont-ils pu se retrouver ? demanda May. – N’espère pas une réponse venant de moi. Je suis dans le noir le plus total. Je les avais à mes côtés, occupés à se chamailler comme des enfants sur une partie d’échec. Je ne savais pas encore que le plus âgé était mon grand-père ! Qui est Michael ? Il est parti le premier après avoir balancé à terre un échiquier. Il perdait j’imagine. Je me souviens d’une bêtise à propos d’un fou qu’ils ne retrouvaient plus. Bill l’a suivi de quelques minutes. Celui que tu appelles Michael. Qui est-il ? Répéta Laura.

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– D’un fou ? May écarquilla les yeux. Un fou ? Ils cherchaient un fou ? dit-elle encore. – Une broutille sans doute, mais… May agita ses mains en signe de dénégation et tourna la tête vers la fenêtre un long moment avant de revenir soutenir le regard toujours à l’affût de la jeune femme. « Oh ! Non, non, je ne pense pas. Ce n’est pas une bêtise. Pourtant, d’entrée jeu ainsi, je ne vois pas. Bill est un comédien et quand il joue, c’est la totale, ce n’est jamais sans motif. Michael ?… Tu veux vraiment savoir ? » Laura nota la crispation des mains de May sur ses genoux tandis qu’une expression franchement assassine déformait le visage. Tiraillée entre le choix du mensonge qui l’expédierait manu militari sur les chemins nauséeux d’un enfer pavé d’embûches et celui d’une sincérité plus saine qui exigerait toutefois une pointe de courage, elle préféra s’exposer au risque de brûler en enfer. « Ce type me glaçait toujours le sang quand je le croisais dans la coursive à bord de l’Isabela. La mère c’est Martha. Elle est atteinte d’une maladie héréditaire, refilée selon toute probabilité à son fils. Le fou, le cinglé, c’est lui ! s’emporta-t-elle. Une sombre affaire, crois-moi. Je t’expliquerai, je possède un rapport médical à ce sujet. Elle s’interrompit puis redevint soucieuse. « Seigneur, tu aurais pu m’en parler hier de ces Amitiés silencieuses, reprit-elle. – Hé ! Permets-moi de rappeler gentiment que c’est toi, ton vin et tes longs discours qui m’en avez

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empêchée ! De plus, je le répète, ces deux gaillards m’étaient parfaitement inconnus. Rien n’indiquait que l’homme sur la photo était mon grand-père. Quant à l’autre, le présumé Michael, il n’avait franchement rien d’affable. D’où sort-il celui-là ? Cette Martha serait la mère et le père… ? Le père où se promène-t-il ? Avoue qu’il faut s’accrocher avec toi !» Un autre élément semait la confusion dans l’esprit déjà sans dessus dessous de Laura. May était-elle crédible en déclarant avec une inébranlable certitude que Michael et l’homme aux lunettes, moustache, la cinquantaine, présent aux Amitiés silencieuses était la même personne. Après tout, elle se trouvait à Bill’s house au moment des faits et n’avait pas, semble-t-il, sous la main une photo de ce ténébreux personnage pour confirmer. May ne lui avait jamais semblé autant indécise, équivoque ou même contradictoire, qu’en ce moment. Hier, elle débordait d’assurance en élevant aux nues son cher Bill et aujourd’hui, elle apparaissait incroyablement vulnérable. Elle faisait grise mine dans son coin, le visage décomposé et commençait à mesurer seulement maintenant les misères qu’elle aurait à braver prochainement. Elle se replia sur elle-même, imaginant que cela l’éloignerait de ce cauchemar. N’était-ce pas une mauvaise plaisanterie ? Non, évidemment non. L’entêtement de Laura l’horripilait, peut-être parce que tout ce qu’elle disait était tellement criant de vérité et de sincérité.

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Quand elle lut la petite annonce collée sur la fenêtre d’une petite confiserie de Douarnenez, voilà plus d’un demi-siècle, elle éprouva un réel soulagement, une sorte de légèreté proche d’un état de délectation presque charnelle. À cet instant précis, elle considéra longtemps que s’était dressée la main de Fatma qui la préserverait des dangers sur les chemins de la vie et même éternellement dans l’audelà. Quelle ânerie ! De son côté, Laura n’ignorait pas que des choses curieuses se produisaient dans la vie, mais ces derniers temps, elle flairait un nombre anormalement important d’incidents de nature à représenter l’avant garde d’une période à hautes turbulences. « Évidemment ! Labévue dispose de tous les détails de ce dossier sinon, il ne m’aurait plus contactée hier pour m’avertir de ton arrivée, lâcha-t-elle à brûlepourpoint. – Il s’est surtout bien moqué de moi. », ricana Laura. Elle revoyait encore la tête de l’inspecteur, mimoqueur, mi-sérieux. « Je ne vois pas les choses de la même façon, poursuivit May. L’enquête est en cours depuis des années, l’affaire n’a jamais été classée sans suite et il me semble évident que ce monsieur ne voit aucun intérêt à divulguer au premier venu ses conclusions. Derrière ses allures de lourdaud se cache un esprit futé et obstiné. Ne le mésestime pas trop. » À moitié convaincue, Laura fit la moue. « Et l’Isabela ? », lança-t-elle presque à la cantonade. Les gens les dévisagèrent une fois de plus. « Quoi l’Isabela ? Qu’a-t-elle l’Isabela ?

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– Ben, c’est un voilier. Non ? Regarde… – Ah ça, c’est bien vrai, ce n’est pas un sousmarin ! » Laura lui tendit une nouvelle fois la photo trouvée dans le portefeuille de Bill. On y voyait May et Bill appuyés sur une pièce de bois sur lequel était sculptée une main de couleur dorée avec deux doigts en signe de V. Elle l’avait étudiée cette photo sous tous les angles et lui livrait petit à petit quelques détails qui s’avéreraient éventuellement utiles plus tard. Les bateaux et elle, c’était comme chiens et chats, mais elle n’éprouva guère de difficultés pour reconnaître les contours d’une bouée ainsi que l’emplanture d’un mât estompée dans le flou de l’arrière-plan. Elle en déduisit que ce ne pouvait être que l’Isabela dont parfois elle entendait parler son père, les rares dimanches passés en famille. Pourtant, ce qui titillait à présent sa curiosité plus que jamais n’était pas tout cet attirail auquel seul un homme de l’art pouvait attribuer une fonction, ni de May ou Bill, ni de la flèche indiquant les initiales HK. Non pas du tout. Un panneau rectangulaire à la droite de Bill et May attirait pour la première fois son attention. Les ombres sur le pont permettaient de conclure sans risque d’erreur que le soleil brillait à la gauche du couple. Laura approcha l’image à quelques centimètres de son visage. Les contours imprécis d’une forme apparaissaient, presque invisibles à la surface de cette pièce posée verticalement comme un écran de cinéma. Sa grand-mère la regardait, la mine assombrie par un air vorace. Un personnage, un

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homme peut-être, se postait pratiquement à la même hauteur que le couple. Il devait forcément se tenir à moins d’un mètre du panneau. HK, bien sûr, mais pourquoi le soustraire à la vue des autres ? Laura ne trouva pas d’explication logique pour lever le voile sur cette nouvelle énigme. « Et là, c’est qui ? On ne voit rien à part une ombre… –Comment veux-tu que je sache alors que déjà toi, tu ne le discernes pas de tes propres yeux. Je ne sais pas moi ! Elle a trente ans cette photographie, je te l’ai déjà dit. Bill s’était pris de passion pour la photographie. Il avait même installé un laboratoire dans une des toilettes à bord et personne n’y avait accès. Sans doute un problème au cours du développement. », se hasarda-t-elle. Possible, mais Laura ne croyait pas trop à cette version. L’admettre, signifierait que le problème ne pouvait fatalement pas se limiter à une zone aussi réduite du cliché. Non, le tirage était trafiqué, conclut-elle. « Ça ne me regarde pas, mais l’Isabela est loin de ressembler à un sabot ou un de ces voiliers tupperware en plastique blanc qui fleurent l’atmosphère aseptisée d’un bloc opératoire. J’avais cru comprendre hier soir, entre deux verres de vin, que toi et Bill ne rouliez pas sur l’or. – Bien sûr que ça te regarde ! lança May avec véhémence. Ce voilier fut racheté pour une bouchée de pain. Son propriétaire vivait seul. Trop âgé, il n’avait plus la fibre suffisamment solide pour l’entretenir. Bill l’avait lui ! »

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May expliqua que l’homme posait deux conditions. La première : être certain de confier l’Isabela à des mains qui la soigneraient. La deuxième : conserver le même nom en mémoire de sa femme Isabelle, décédée à bord au cours d’un voyage. En réalité, Isabela était le nom de la plus grande île de l’archipel des Galapagos que le couple avait visitée peu de temps avant la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Pologne. Il pensait en agissant de la sorte perpétuer l’image d’Isabelle pour quelques années encore. Pourtant, il parlait avec tant de passion de cet archipel qu’il était parfois difficile de savoir s’il était plus amoureux de sa femme ou de ces îles perdues au cœur des eaux tièdes du Pacifique. La restauration du voilier débuta au milieu des années cinquante et dura plus de dix ans. Aujourd’hui, s’engager dans un pareil travail serait voué à l’échec à moins d’être fou. May respira profondément comme un athlète puisant dans la concentration les forces indispensables avant l’effort. « Les grands-parents de Bill portaient la nationalité belge. Une famille puissante et fortunée. À l’époque, certains parlaient même de l’empire de Morgan. Son grand-père s’infiltra dans les sphères de la haute bourgeoisie et divers secteurs de production de la sidérurgie. Toutefois, il n’approuva pas le mariage de son fils Richard avec une Anglaise et il décida de le déshériter en partie. Bill vivait une situation conflictuelle quasi permanente avec ses parents, en particulier Richard. Non, crois-moi ma petite, nous

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avons trimé comme des esclaves et sué des gouttes de sang des nuits entières pour le mettre à l’eau ce bateau. » Laura ne comprenait toujours pas pourquoi on lui avait caché l’existence de tous ces gens, de Bill, du troublant Michael et voilà maintenant que ce bout de femme l’embarquait dans l’univers des intrigues familiales qui la plongeaient surtout dans le désarroi le plus total. Complètement anéantie, Laura éprouvait du mal à la suivre. « Pourquoi m’avoir éloignée de lui ? – Lui, c’est qui ? C’est Bill ? », railla May. La jeune femme se crispa, déçue par la façon dont les choses évoluaient. Elle pensait stupidement en quittant Paris que son retour à Gourdon lui apporterait libération et sérénité, une forme de rafraîchissement de la mémoire. Pour cela, elle devait ajouter les pièces manquantes destinées à reconstituer son enfance. Or, l’espoir devenait au fil des minutes de plus en plus mince pour qu’elle puisse y arriver sans créer de dissension avec cette femme envers qui elle se sentait redevable. Recourir aux vieux souvenirs, légitimer une vague raison du devoir – artifice qui l’aurait gratifiée d’une sorte de guérison de son âme rebelle, bourrelée de naïveté – aurait dû suffire. Rien de tel ne se produisait. Un pan entier de son passé demeurait invisible. Plus elle avançait, plus elle avait le sentiment de fouler un champ truffé de mines, prêtes à exploser sous ses pieds. « Il m’aurait plu cet homme. Il incarne la rébellion avec calme et l’originalité par son intelligence. Ce

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genre de personnage ne court plus les rues de nos jours. Je suppose que tu as une idée sur l’auteur de ces agressions ? », poursuivit Laura avec désinvolture. La question prit May à contre-pied. Elle oubliait que citer des noms appartenait fatalement aux règles du jeu qu’elle s’imaginait dicter. Elle fit la grimace. Dénoncer quelqu’un sans la moindre preuve n’était pas sa tasse de thé sachant que tôt ou tard, à tort ou à raison, un retour de manivelle frapperait le mouchard au moment le plus inopportun. Elle se demandait aussi ce que signifiaient ces airs de condamné qu’elle lisait dans le regard de Laura tandis que son cœur pleurait des larmes de regret. Ah ces jeunes qui disposent encore de toute leur vie devant eux et elle n’ayant plus d’autre solution que celle de tirer la sienne comme un boulet ! Pouvaient-ils la savourer à petites cuillères sans gourmandise outrageuse tandis qu’ils la laisseraient s’abandonner au remord qui la grignotait chaque jour un peu plus ? « Il y a toujours un nom, mais le citer n’aidera pas beaucoup. Je ne dispose d’aucune preuve. Accordemoi encore quelques heures de liberté. Je veux d’abord revoir Bill. » Laura ne savait plus où se cacher. Son intention se plaçait à des années lumières d’une quelconque volonté de la mettre en difficulté. Sa liberté ? Pourquoi parler subitement de liberté ? Décidément, les changements d’humeur de sa grand-mère l’incommodaient. À l’évidence, elle se tenait maintenant sur ses gardes ou peut-être était-ce déjà

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hier soir, dès son arrivée, quand elle avait posé ses valises sur le seuil de la porte d’entrée à Bill’s house. Laura lui adressa un léger sourire et serra ses doigts sur les siens afin de la rassurer. Malgré cela si le geste fut louable, il ne produisit guère d’effet. Elles n’échangèrent plus la moindre parole jusque Paris. Le train traversait la Bourgogne. Une longue chenille qui creusait dans les prés un chemin métallique embrasé parfois d’une lueur éblouissante au passage d’un rayon de soleil. À cet instant magique, tout contraste disparaissait sur l’onde des herbes folles agitées par le vent soulevé dans son sillage. La tête enfouie dans toutes sortes de scénarios catastrophe, l’une et l’autre évitaient de croiser leurs regards. Elles se voyaient déjà entourées d’inspecteurs, une paire de menottes aux poignets et Labévue demandant d’un air triomphant si elles avaient fait un beau voyage. Laura saisit son sac et se leva soudainement. « Je reviens, j’en ai pour deux minutes. » Aussitôt dans les toilettes, elle téléphona à Labévue afin de lui signaler son retour par le TGV en provenance de Nice. Au moins, il ne pourrait pas l’accuser d’entraver complètement son enquête. Une gare vit au rythme des battements d’horloge, ceux des pas sur les quais, un peu comme le cycle des marées, tant qu’une grève ne vient pas troubler la paisible mécanique des horaires. Aux heures de

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pointe, les wagons déversent leur flot de voyageurs qui pressent généralement tous le pas vers la même destination : une femme, une famille, des enfants ou le bureau. Tous, sauf May et Laura. Elles observaient un remue-ménage dans la foule, mais ne pouvaient en saisir l’origine. Parfois, de cette mer humaine, surgissaient deux mains, gesticulant plus haut que les autres avant d’être englouties par une nouvelle vague de têtes et de bras. Intriguées, elles se regardèrent et reculèrent instinctivement, toutes deux animées par un irrésistible sentiment de méfiance. « Je crois qu’il doit chasser les mouches », souffla pince-sans-rire Laura. Quelques secondes plus tard, deux mains boudinées épongeaient le visage en sueur d’un Labévue qui s’approchait d’elles. « Il a vraiment grossi. », bougonna May. Laura posa un doigt sur sa bouche, simulant une intense concentration. « Mmm… Plus gros, ça n’existe pas. Il pourrait gagner des fortunes en tournant des spots publicitaires.» Si l’ironie et la moquerie avaient pour vertu d’apaiser les peurs, notre société serait illuminée depuis longtemps de rires et de ricanements. Les incertitudes du lendemain s’en iraient, balayées par une solide dose de bonne humeur collective. Mais, ce remède ne fit qu’accroître le désappointement auprès des deux femmes quand l’inspecteur leur tendit une main moite en guise d’accueil. Puis il se tourna vers May, exposant son dos tout voûté vers Laura.

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« Bonjour madame, je vois que vous allez mieux et j’aurais aimé vous revoir en d’autres circonstances ! » Il pivota sur ses talons avec une souplesse étonnante tandis que May jetait un regard d’incompréhension en direction de Laura. « Bonjour mademoiselle, votre présence auprès de cette parente malade, lui a visiblement produit un effet salutaire. Votre voyage fut-il agréable ? » ironisa-t-il, un œil en coin vers May. Laura fulminait. Ben voyons grosse bourrique! Tu pourrais trouver mieux comme début non ? Elle se souciait particulièrement de la photo et sa belle assurance étalée outrageusement en compagnie de Tom le soir de sa découverte se mélangeait désormais au discours décousu de May. Avouer ou se taire ? Le risque paraissait grand dans les deux cas. Elle se mordit les lèvres et fut à la limite de jeter à la figure de l’inspecteur, cette maudite photographie en criant son désarroi. Mais tout ce qu’elle entendit n’était que la voix de son imagination et le grondement d’une colère qu’elle peinait à contenir. May et Labévue avançaient devant elle et bavardaient comme deux vieilles toupies partageant leurs souvenirs d’autrefois. Une évidente connivence qui l’inquiétait. Voici que, sur le point de visiter un agonisant, c’était à peine si ces deux-là n’allaient pas à l’hôpital en chantant l’Avé Maria ! L’inspecteur ne manifesta guère de surprise ni le moindre agacement quand il les aperçut ensemble sur le quai et affectait un naturel qui la dérouta totalement. Et pour cause ! Il ne pouvait plus ignorer le lien qui les unissait

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toutes les deux depuis qu’elle lui avait annoncé son petit voyage auprès d’un membre malade de la famille. La prochaine fois cherche une meilleure excuse Laura, grogna-t-elle. Elle s’arrêta, soupira et ferma les yeux. Elle voulait s’allonger là, sur le quai, au milieu de tous ces gens, en ne pensant à rien d’autre qu’une baignoire dans laquelle elle barboterait heureuse sous une mousse au parfum lait de coco, son préféré. « Mademoiselle… » Elle ne broncha pas, têtue comme une mule. Cette voix, elle reconnaîtrait entre mille. « Mademoiselle…, ma voiture nous attend. », insista Labévue. Elle releva le visage et ne vit plus sa grand-mère. Le quai était maintenant désert. « Comment va-t-il ? » Il écarta les bras. Puis, aidé par une paire de jambes boudinées, il entreprit une singulière ascension sur la pointe des pieds dans un geste de vague souffrance qu’il éprouvait toujours pour répondre à ce type de question. Et plus il s’élevait dans les airs, plus les manches de son veston remontaient. Le moment vint où le corps, proche d’un état de lévitation transcendantale, s’arrêta. Labévue se tint suspendu ainsi une fraction de seconde comme l’oiseau avant son envol, juste le temps de braver les lois de la pesanteur, puis redescendit aussi léger qu’un flocon de neige, dans un étonnant mouvement de pureté absolue. Incapable de résister à une discrète hilarité intérieure, Laura le détailla de haut en bas et remarqua pour la

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première fois combien ses bras étaient poilus. Mince ! Ce type est un singe. Darwin, si tu savais… le voilà ton chaînon manquant ! « Ne riez pas, je pratiquais la danse classique autrefois… ici, ce n’était qu’une tentative d’arabesque… presque réussie. – Je l’avais deviné, mais est-ce le bon endroit pour dévoiler vos talents ? – Mademoiselle, n’espérez pas une version différente de celle que je viens d’accorder à madame de Morgan. Les médecins sont très réservés, voire pessimistes. Ceux ou celles qui l’ont agressé l’attendaient. S’il décède, je me retrouve avec un homicide sur le dos. » Ils marchaient côte à côte, sans accélérer le pas alors que pas plus tard d’une minute, il lui faisait entendre de ne pas s’attarder. « Ceux… celles ??? Ils étaient plusieurs à s’acharner sur ce pauvre type ? s’offusqua la jeune femme. – Ce n’est qu’une supposition, je ne peux être formel sur ce point par contre, il s’agit bien d’un coup minutieusement préparé. Vous comprenez que je ne peux en révéler plus mademoiselle. » Ils approchaient de la sortie où les attendait May qui leur envoya un signe de la main, moment que choisit Labévue pour de nouveau s’arrêter. Il eut un mouvement d’exaspération en direction de la vieille femme. « Pourquoi ne pas m’avoir déclaré qu’elle était votre grand-mère ? » « Je vous promets de répondre. Toutefois, pas maintenant… je…, elle hésita, j’ai seulement appris

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hier soir que Bill, je veux dire monsieur de Morgan, était mon grand-père. » Labévue hocha de la tête sans grande conviction apparemment et décida de river son clou à cette petite mijaurée. Il fouilla dans une de ses poches, en tira un trousseau de clés, une boîte ronde de pastilles pour les maux de gorge et un emballage plastifié qu’il ouvrit. « Et ceci mademoiselle ? Êtes-vous persuadée de ne l’avoir jamais vue ? » Il lui mit sous les yeux une photographie. La même que la sienne. Presque la même… D’emblée, le cœur de Laura s’emballa. Où l’a-t-il dénichée ? Pas d’initiales HK. À la place, elle remarqua la présence de l’énigmatique personnage, de HK. Du moins le supposa-t-elle, car il était complètement estompé par une espèce de halo qui empêchait toute identification. Elle se dit qu’il s’agissait du résultat d’un mauvais fonctionnement du flash, mais rejeta ensuite cette idée comme elle l’avait par ailleurs rejetée lorsque May avait évoqué cette possibilité à bord du TGV. Seuls les professionnels ou amateurs avertis se réservaient l’usage d’un flash en plein jour. May et Bill ne l’étaient pas à sa connaissance. Le tirage apparaissait sous-exposé par rapport au sien, mais elle reconnut la même ombre sur le panneau de bois. À son tour, elle ouvrit son sac. « Que pensez-vous de celle-ci ? », lui dit-elle sans sourciller. Il les compara rapidement puis fit son inimitable moue déformée par le scepticisme.

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« Ce que j’en pense ? Rien pour l’instant, sauf que nous avons, il me semble, sous les yeux un très mauvais montage photographique. Peut-être deux. – Je suis de votre avis, elles sont bidouillées pourtant examinez-les plus en détail inspecteur. Attribuons un numéro, c’est plus commode. Sur la mienne, numéro un, il y a cette flèche. On ne la rate pas, c’est une inscription manifestement destinée à attirer l’attention. Des initiales sont inscrites, en très petits caractères, à l’endroit où apparaît sur la vôtre, numéro deux, un personnage très estompé. Mon cliché est légèrement plus clair et le devient encore davantage sur cette zone, celle où se tient justement votre personnage. Regardez. » Il prit la photo et la présenta à côté de l’autre pour mieux l’examiner. « Elles présentent les mêmes contrastes et les mêmes distorsions géométriques, là sur les côtés, poursuivait Laura. Ces clichés sont pris avec le même appareil. Observez la tête du chien et la main gauche de Bill. Elles sont légèrement floues, sur la numéro un et sur la deux. May ne semble pas très heureuse de la présence de cette personne. Ces yeux noirs, s’adresseraient-ils à HK ? Maintenant que nous avons ces photos sous les yeux, ça me paraît évident. Sur la deux, ce sont les mêmes personnages, mais il est plus difficile de les reconnaître. Nous retrouvons une ombre identique dessinée sur le contre-plaqué que vous voyez là… Alors ? Cette ombre, celle de HK ? Pourquoi cacher ce HK ? Pourquoi une telle aversion chez May ? »

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Labévue siffla entre ses dents et passa son bras autour des épaules de Laura d’une manière qui la déplut. Elle se retira vivement et recula sous le coup de la surprise. « Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes en manque de viagra ? lâcha-t-elle platement. Aussitôt, elle posa deux doigts sur ses lèvres en regrettant la stupidité de son emportement. « Excusez-moi, je suis fatiguée, ça m’a échappé. – Vous avez bu hier soir ? » Il roula des épaules en secouant la tête comme un bouledogue assoiffé. « Voyons, je pourrais être votre grand-père ! – Merci, je récolte déjà assez de problèmes avec une grand-mère sur les bras… Oui, j’ai bu et j’ai les cloches qui sonnent dans ma tête. Une loi l’interdit ? » Il répéta les mouvements de balançoire sur ses pieds en croisant les bras. « Faudra songer à l’eau plate ma p’tite… Cela dit, vous m’épatez. Seulement c’est trop compliqué votre affaire et elle ne fait pas la lumière sur tout. Pour répondre à tout, il faut chercher la simplicité. Je ne prétends pas que votre raisonnement n’est pas valable, mais il ne mène nulle part. Qu’avons-nous en main ? Rien. Je n’en sais pas plus que vous et je complète vos observations. L’auteur de ces photographies veut évidemment attirer l’attention sur ce HK, l’invité mystérieux de ma photo. Oubliez les numéros, je m’y perds. Primo, qui est l’auteur du cliché ? Bill ou elle ? » Il pointa un doigt vers May.

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« Possible, mais pas certain. Secundo, pourquoi se donner tant de mal pour cacher un personnage apparemment indésirable alors qu’il y a une liste d’équipage à bord? Ce document est officiel et doit être présenté dans chaque port. Au stade actuel, on peut tout supposer, nous manquons d’éléments donc, passons à autre chose. Il ne faut pas se creuser les méninges trop loin. On pourrait imaginer parfaitement que ce montage fut effectué bien plus tard après le développement pour des motifs qui m’échappent. Votre tirage serait le résultat d’une superposition plus ou moins complexe ce qui expliquerait le flou artistique des mains et du chien sur votre cliché. Le hic, pourquoi est-il surexposé ? On devrait avoir l’effet inverse. Et je ne vois vraiment pas comment en partant de ma photo, nous pouvons arriver à la vôtre ou vice versa. Je me demande si nous n’avons pas plusieurs superpositions entre les deux. Tercio, où sont les négatifs et les clichés originaux ? J’ai l’impression qu’une troisième, voire une quatrième photo, doivent se promener quelque part. Elles seraient prises à des vitesses d’obturation différentes, un centième en plus ou en moins peut révéler une sacrée différence, la première étant l’altération de la netteté.» Cette conversation à bâtons rompus ennuyait Laura parce qu’il n’en sortait rien de concret. Ils tournaient tous les deux en rond. « Ça n’explique toujours pas pourquoi la vôtre est si sombre… Au fait, vous pouvez me dire où l’avezvous trouvée ? Ou serait-ce un secret d’état ? Il haussa les épaules.

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« Non, Il n’y a pas de secret. Elle était dissimulée dans la doublure de son pardessus. Ne me demandez pas pourquoi il l’a fourrée là, je n’en sais rien. Si l’auteur a superposé plusieurs fois un même négatif, on peut obtenir des photos plus sombres, mais je ne suis pas un « pro » en matière d’art photographique. À cette époque, mademoiselle, les appareils photographiques n’étaient pas aussi sophistiqués. Ici, sur ces deux tirages photographiques, la sensibilité n’aurait pas été réglée avant la prise de vue et rien ne s’oppose dans ce cas à l’idée qu’il s’agisse d’une erreur de manipulation. En plus, seuls vos grandsparents et le chien sont très légèrement flous sur votre photo ainsi que la mienne. Notre HK, je le répète, est quasiment gommé par un incompréhensible halo tandis que sa silhouette sur le panneau est nette. Observez la balance des blancs sur la mienne et comparez avec la vôtre. La chromatique est sensiblement différente. Donc, si je continue mon raisonnement, votre photographie est évidemment un montage bricolé à la va-vite tandis que la mienne résulterait d’une erreur. Laquelle ? Mystère. Est-elle volontaire ou non ? Là encore, je n’en sais rien. J’espère en apprendre plus bientôt. – Chromatique, balance des blancs… Inspecteur, vous êtes probablement sur votre terrain. Vous perdez votre temps, je ne comprends strictement rien à ce jargon. – Moi non plus, ce sont les gars du labo qui me refilent au compte goutte leurs tuyaux. » Il détourna son regard et fit un signe de la tête.

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« Je n’ai pas l’impression qu’elle pourra nous aider, dit-il en regardant May. Elle va nous raconter des salades. Ne la faisons pas attendre. À propos, depuis quand avez-vous cette photo ? » La douche froide pour Laura. Ce type avait l’art de souffler le chaud et le froid. « Mais vous le savez. – Possible, mais je veux vous l’entendre dire. – Trois jours. – Merci. Je m’en doutais. Mademoiselle, grâce à vous, en trois jours nous avons perdu des semaines ce qui représente en somme un record dans les annales judiciaires pour ce genre d’affaires. – Et pour quel motif ? demanda timidement Laura. Il lui lança sans ménagement une série de griefs au visage. D’abord la dissimulation délibérée d’un élément essentiel, les initiales HK susceptibles d’orienter ses recherches. Deusio, elle décida de faire cavalier seul en effectuant une petite randonnée à la dérobée chez Mary Mayer. Tercio, non seulement, Laura avait éveillé la méfiance de cette dernière. Plus grave, elle établissait déjà avant sa première audition dans la nuit du douze février, une relation directe entre May et la victime. Lui, il l’avait faite depuis très longtemps, bien avant l’agression aux abords des Amitiés silencieuses. Par contre, il ignorait l’existence du cliché. Il avait découvert le sien deux jours plus tard seulement. Qu’elle sache ou non si Bill était son grand-père, le roi Nabuchodonosor ou l’empereur de Chine lui importait peu.

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« Si j’avais eu ces éléments en main, nous ne serions pas à discutailler sur un quai de gare. À l’avenir, épargnez-vous toute initiative intempestive. » Il se tut, impressionné par la fille. Visiblement ébranlée par ses accusations. Intimidé, il se mit à songer que parfois dans son métier, il était préférable de tout laisser tomber et partir loin, très loin, très haut dans la montagne qu’il affectionnait tant. Pouvoir élever la voix comme bon lui semblerait pendant qu’à Paris, les montagnes s’escaladaient à coup de boutons poussoir dans des ascenseurs, sillonnant de leur va-et-vient infatigable des immeubles de cinquante étages. Cependant, il pressentait depuis très longtemps, déjà bien avant le douze février, que ce dossier n’était pas comme les autres. Et le désir de le boucler, si on le laissait faire, le préoccupait autant que cette fille sans énergie gisant au bord des larmes devant lui comme un asticot qui pendouille à la pointe d’un hameçon. Il se gratta le cuir chevelu, quoique ses cheveux n’appartenaient plus qu’à un souvenir très éloigné de ses jeunes années. « À tout hasard, cette silhouette n’évoque rien pour vous ? Non, me direz-vous. Faites malgré tout un effort. » Il tapota de l’index la photo récupérée par Laura. « Je lui ai posé la même question, je me la pose depuis le début, répondit-elle faiblement en penchant la tête vers May. – D’accord…, je renvoie tout ça au labo et demain j’espère en apprendre plus sur notre fantôme… Bon, allons-nous-en d’ici, on nous attend… Il accéléra le

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pas. À propos, merci pour m’avoir signalé votre retour. » Sans raison, Laura le trouva subitement plus sympathique, moins grotesque, plus humain et donc forcément moins poilu, moins animal. Mamie voyait juste en affirmant qu’il ne fallait pas se tromper à son sujet. Un affrontement avec cet homme la mènerait à se fourrer le doigt dans l’œil jusqu’au coude au plus mauvais moment. Avait-il une famille, des enfants, une femme, tous aussi volumineux ? Elle éprouva du mal à croire qu’il en fut autrement. « D’où vient cette idée que j’avais éveillé la méfiance de ma grand-mère ? » Il gigota d’une façon burlesque sur ses deux jambes avant de lui prendre des mains la photo trouvée sur Bill avec une pointe d’impatience. « Tous suspects ! Vous d’abord, parce que vous êtes la dernière personne à avoir vu la victime. Il y a votre grand-mère et surtout celui-là… ce HK. Il montra encore la photo. Je n’écarte aucune piste, mademoiselle. Mais, ne me faites pas dire autre chose… suspect ne signifie pas coupable. Je conduis une enquête sans état d’âme. » Sur le chemin de l’hôpital, chacun s’était claquemuré dans un silence comme pour se protéger de Dieu sait quoi. May pinçait des doigts le tissu de sa robe, immobile, les yeux vides, le reste du corps coulé dans un bloc de plomb et l’apparence aussi mystérieuse que la face cachée de la Lune. Elle essayait sans doute d’apaiser la fièvre infligée par tant d’années d’attente, le retour si inattendu de Bill

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et avant tout, l’inévitable issue qui l’effrayait tant. Ces années l’avaient consumée, brûlée jusqu’aux tréfonds de l’esprit et de sa chair. Il fut un temps où elle avait souhaité mettre un terme à cette vie. Or, ce n’est pas facile de mourir même en étant vieux et encore moins avec le fardeau de ses fautes qui, elle le redoutait, ne seraient jamais oubliées ni pardonnées totalement. Quant à Laura, elle reconsidérait son avenir, nullement certaine de reprendre le travail dans les prochains jours. Labévue avait posé le gyrophare sur le tableau de bord de son véhicule banalisé. Elle n’entendait plus que la sirène qui aboyait dans les rues encombrées de la ville. Quelques coups de freins et de klaxons rageurs plus tard, ils franchissaient tous les trois la porte à deux battants de l’unité des soins intensifs. Ici, l’homme redevient humain, plus humble dès qu’il sent la mort rôder autour de lui. Un lieu dépouillé des trahisons, mensonges et autres artifices, ces instruments qui travestissent inutilement l’existence. Ils passèrent une série de portes coupefeu avant de s’engager dans un long couloir, les murs peints du plafond au sol d’une couleur glauque. À chaque pas, les deux femmes s’enfonçaient dans un abîme d’émotions qui les habillaient de l’innocence et du doute dans lequel s’épanchent les personnes inaccoutumées de vivre le déclin d’un proche. Une jeune infirmière les croisa sans se soucier de leur présence. Avec le blanc de son uniforme et la légèreté de sa démarche, elle rayonnait d’un éclat de fraîcheur éblouissante qui illuminait les plus petites choses prédisposées à faire de l’endroit

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un refuge de l’espérance et de la fatalité. À leur gauche, s’alignait une enfilade de portes, certaines étaient fermées avec parfois à côté, un vase contenant des fleurs qui apportaient une touche de couleur. Labévue s’arrêta, l’air soucieux. Il n’y avait pas un chat et n’importe qui pouvait entrer ou sortir comme dans une église. « Nous y sommes, attendez-moi ici. » Il s’éloigna d’une dizaine de mètres, la démarche toujours aussi maladroite, bifurqua à droite et disparut de leur vue. Laura perçut aussitôt des éclats de voix et le vit revenir bientôt en compagnie d’un homme. Ils parlaient avec virulence, mais se calmèrent dès qu’ils aperçurent les deux femmes. « Voici le docteur Tessier, il est traumatologue et suit… » Labévue s’interrompit. Il regardait May pousser du coude Laura pour lui signaler qu’elle éprouvait des difficultés à comprendre le fil de la conversation. « Excusez-moi, madame. Je propose de ne pas rester ici. Nous discuterons plus confortablement dans le bureau du docteur Tessier. Il suit monsieur de Morgan depuis le début. » Il fit une courte pause. « Docteur, puis-je vous demander de parler lentement, sans trop agiter le visage ni le détourner de madame de Morgan? Elle lit sur les lèvres. » Laura nota pour la seconde fois ce nom prononcé de la bouche même de l’inspecteur. De Morgan ou Mayer. Sont-ils mariés finalement ? s’interrogea-telle.

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Tous étaient assis autour d’une table ronde d’un blanc immaculé. Les chaises en plastique n’arrêtaient pas de grincer au moindre mouvement, produisant des bruits étranges et inconvenants que l’on assimilait à des pets de maçon. Seule May demeurait impassible à ce concert que chacun s’attachait à diriger le mieux qu’il pouvait. Bill était-il conscient, en état de parler ? Le docteur subissait le feu d’une série de questions. Il traça un tableau précis néanmoins pessimiste, excluant d’emblée toute possibilité d’amélioration. « Peut-il encore vivre ? – Il reste parfaitement conscient. Toutefois, les chances sont particulièrement minces, madame de Morgan. D’un moment à l’autre, le cœur peut lâcher. Il vous attend. » Le visage de May se tenait aussi inerte qu’une statue sculptée dans le marbre, livide, sans expression. L’inspecteur appuya des mains le bord de la table puis se leva lentement. « Je veux être clair, mesdames. Vous allez le voir et vous aurez le temps de parler avec lui. Je n’assisterai pas à cet entretien pour des raisons que, je l’espère, vous comprenez. Je poserai une seule condition. Je souhaite néanmoins la présence du docteur Tessier. Après vous docteur…» Laura ne se sentait pas le cœur d’assister à la conversation et resta avec Labévue. Deux caractères de la trempe de Bill et sa grand-mère avaient certainement pas mal de choses à se dire en tête-àtête après dix années d’absence.

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May avançait à petits pas. La pièce était très sobre. Proche de la fenêtre, elle avisa un vase qui contenait un incroyable bouquet de tournesols réchauffant de sa seule présence l’endroit comme le soleil un après-midi d’été. Le « bip » régulier d’un moniteur, parfois couvert par l’écho d’une sirène d’ambulance, le murmure des appareils électroniques ainsi que celui d’un ventilateur brisaient le silence d’une atmosphère oppressante dans la chambre. À deux pas, un corps s’accrochait à la vie. Elle en apercevait la forme imprécise, ramassée sur ellemême dans le lit sous une épaisse couche de couvertures. Elle s’approcha encore et croisa enfin son regard brûlant de fièvre qui semblait fouiller désespérément dans les ultimes résidus d’une énergie abandonnée ailleurs. Un long frisson tomba sur ses épaules. Elle fut sur le point de tourner les talons, en proie instinctivement à une violente agitation intérieure et heurta le docteur. Ces yeux, les yeux de Bill, elle ne les oublierait jamais, ils parlaient mieux que tous les beaux discours. Ils criaient : « C’est toi ! » Non, ce n’était pas possible. Elle recula davantage vers la porte, envahie par le désir presque insoutenable de s’enfuir. Ce matin encore, dans le train, elle refusait de se soumettre à l’idée que toute cette affaire la mènerait à une telle catastrophe. Quelle erreur avaient-ils donc commise tous les deux ? Dix années… Impossible ! L’homme couché là ne pouvait être Bill. Elle rejeta cette hypothèse de toutes ses forces, mais n’y arriva pas. Des coïncidences de ce genre ne se produisaient

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qu’au cinéma ou dans les thrillers. Elle fit un geste de protestation puis s’efforça de poser un oeil hésitant sur ce corps affaibli. Elle aurait été stupide de nier la ressemblance. Néanmoins, il y avait tellement longtemps que le doute était permis. Le retour à la réalité fut le plus fort et la gifla comme pour l’extraire d’une sorte de somnolence de la mémoire dans laquelle elle se prélassait. May étouffa difficilement un cri d’horreur. Ce maudit cliché, la photo de Laura, elle gardait encore en tête le jour où elle fut prise. La restauration de l’Isabela s’achevait, la mise à l’eau prévue le lendemain. Elle et Bill souhaitaient immortaliser ces instants. Alors, il régla l’appareil photographique pour retarder le déclenchement et courut s’appuyer contre elle. Ensuite, il y eut l’incident, dérisoire, insignifiant et cependant lourd de conséquences. Ils n’avaient pas entendu l’obturateur. Pendant que Bill réglait l’appareil pour un second cliché, un couple montait à bord sans s’inviter. Un homme âgé d’une vingtaine d’année, accompagné d’une femme plus vielle, mais qui ne devait probablement pas porter l’âge de ses artères tant elle était belle, dangereusement belle… Constatant l’embarras évident de Bill, l’homme se proposa spontanément pour réaliser plusieurs prises de vue à sa place. Il resta finalement à bord et devint aussi envahissant qu’un troupeau d’éléphants dans une bergerie. May commença à saisir trop tard la raison de tant de sollicitudes. Dieu, ce qu’elle le méprisait ! Ce qu’elle méprisait cette femme ! Lui, était de ces gens qui s’incrustent dans la vie d’autrui

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pour mieux fouiller leur intimité et l’exploiter après la découverte des premiers non-dits. Si au début elle avait apprécié ses compétences au cours des navigations, elle avait senti monter un irrésistible dégoût à son égard au fur et à mesure qu’elle menait ses propres investigations. Une sorte de petite enquête indépendante de toutes considérations personnelles, dégagée des contraintes que lui imposait l’inévitable immixtion des autorités, en particulier Labévue, dans les affaires de l’Isabela Charter. Elle entendait réparer ses fautes seule, sans leur aide. Et sans en détenir véritablement la clé, May devinait que la photo gardait une énigme, un élément connu seulement de Bill. Tessier posa sa main sur son épaule et elle sursauta en constatant qu’il tenait également celle de Bill. « Reconnaissez-vous formellement cet homme, madame ? » Elle ne sut rien faire d’autre que de hocher piteusement la tête en signe d’assentiment. Le docteur se retira légèrement pendant que May revenait près du lit. Elle s’assit à quelques centimètres du visage. Les lèvres de Bill s’habillaient peu à peu de la couleur de la mort. La voix était faible, difficilement compréhensible. Elle saisit une de ses mains et commença à la serrer par petites secousses ; un code qu’ils s’étaient amusés autrefois à mettre au point afin de communiquer à l’écart des curiosités malsaines que suscitait l’usage de la langue

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des signes. Mais il l’ôta pour continuer à bredouiller des phrases inconsistantes. Quelques noms se détachaient parfois plus que les autres mots. David, Hélène, Hans et un autre qu’elle n’avait jamais entendu. Il le répéta plusieurs fois. Josué, Josué, Josué. Ensuite, il chercha le bras de May, s’y agrippa avec la force du désespoir avant de lâcher la seule parole complète, intelligible. « C’est toi… ma pauvre, qu’avons-nous fait ? Qu’astu fait ? Tu m’as trahi… je n’avais plus le choix. » May l’attira, elle s’accrocha désespérément au mouvement des lèvres afin de ne pas perdre les moindres détails de ses paroles pendant que les siennes tremblaient pour lui avouer combien elle regrettait. Puis sa main rejoignit celle de Bill pour la serrer dans une ultime caresse et l’accompagner jusqu’à la fin. La voix de Bill s’éteignit dans un soupir, un courant d’air fit claquer la porte dans un coup de tonnerre, tout était dit. Elle se redressa, blême et comprit dans un sentiment d’impuissance que tout était fini. Son cœur fondit alors sous les larmes brûlantes du désenchantement. « Docteur…», appela-t-elle. Ensuite, elle se pencha une dernière fois sur le corps, marqua un arrêt avant de murmurer les mots qu’elle redoutait. « C’est terminé. » Elle tourna son visage vers Tessier. « C’est terminé à présent. », répéta-t-elle. Elle n’avait même pas, au cours de ces instants, remarqué la présence de Laura à ses côtés. Celle-ci

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voyait seulement de sa grand-mère, un dos et des doigts qui se crispaient doucement sur le visage de Bill. May ne bougeait pas, retirée dans son monde inconnu avec le vain espoir d’y trouver une forme de fusion entre le bien et le mal, ces forces qui les avaient tant opposés tous les deux, Bill et elle. Les yeux fermés, elle fit le signe de croix, imaginant que peut-être de ce geste jaillirait une sorte d’accomplissement, une nouvelle union spirituelle avec Bill. Séparés de corps, ils n’avaient jamais été aussi proches du cœur. Ce n’était plus de l’amour. Ils avaient consommé trop vite ses délicieux plaisirs et s’étaient trop aimés au début, sans retenue en veillant à rester honnête l’un envers l’autre. Pouvaient-ils agir autrement ? Il y avait aussi ce vent de passion qui les prenait en soufflant sur leur peau la chaleur d’une complicité éternelle. Malgré cela, ils commirent leur plus grande maladresse en laissant le doute, puis la jalousie s’insinuer entre eux. Il ne suffisait pas de s’aimer aveuglément comme aux premiers jours, loin de là. C’était tout bonnement impossible et farfelu. Elle sentit une main se poser sur ses épaules et la voix de Laura contenant difficilement son émotion. « Il devait être formidable ce grand-père… Allons, viens, c’est fini. – Non, ce n’est pas fini, protesta May, je sais au contraire que tout recommence. C’est affreux, je devrais verser au moins une larme et je n’y arrive même pas. Le temps a usé notre couple avant de le tuer. Pourtant, mon cœur saigne, ça oui, mais ce n’est pas pour lui. Enfin, je ne crois pas. Je pleure sur notre

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passé et ce n’est pas bon. Quand on n’est plus capable de regarder ni derrière, ni devant soi, ça signifie qu’on est au bout du voyage. » À son tour, Labévue entra dans la chambre avec deux infirmières. Il entama une discussion à voix basse avec le docteur Tessier puis rejoignit d’un air embarrassé May et Laura. « Veuillez m’excuser mesdames, je comprends votre situation, mais je dois enquêter maintenant sur un assassinat… je… » Il tortillait ses doigts maladroitement, parlait à voix basse et manifestait un savoir-faire inégalable dans l’art de feindre un désappointement en l’accentuant habilement à force de tergiversations calculées, considérées généralement pour un exemple de politesse, bien qu’il n’en fut rien. D’un autre côté, Laura ne connaissait que trop bien sa grand-mère sachant pertinemment que la science pour manipuler un interlocuteur n’avait plus de secrets pour elle. Dans le même registre, Labévue excellait également. Finalement, la jeune femme se demandait si les deux ne se prêtaient pas à une espèce de connivence. Ils se sondaient à coup de mille petits regards, de mots et expressions du visage, l’un tâchant de piéger l’autre. Les choses étant ce qu’elles sont, jouer à ce jeu du chat perché avec un homme aussi futé que l’inspecteur, ne pouvait que se révéler une opération de haute voltige cérébrale. Cependant le ludique ne se conçoit pas auprès de tous de la même façon. Certains y verront une compétition ensuite un duel. May arrivait à ce point de non-retour. Elle jouait, se défendait et luttait

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contre quelque chose tandis que Labévue paraissait s’amuser de cette comédie. « Vous a-t-il parlé de choses qui pourraient nous aider ? – Il a très peu parlé, je crois d’ailleurs que le docteur Tessier peut confirmer, mais… Elle lorgna d’un œil de travers Laura. « Mais ? », releva l’inspecteur. – Je retiens ses dernières paroles, inspecteur : « Je n’avais pas le choix. Je ne te faisais plus confiance et je t’ai abandonnée. Tu avais raison. » – Tu avais raison ??? Il a dit ça ? Il a vraiment dit ça ? Répéta l’inspecteur. – Oui, j’en suis certaine. – Et raison pour quoi ? » May haussa les épaules, écarta les bras en signe d’incompréhension. « Je l’ignore inspecteur. Comme vous, je ne comprends pas. » Labévue tira une drôle de mine et quitta la chambre suivi de Tessier. Ne restaient plus dans la pièce que les deux infirmières, Laura et May. Elle en profita pour entamer une conversation en langue des signes, la seule garantie pour que l’entretien ne soit pas intercepté. « Je ne lui ai pas tout expliqué au gros. – Je l’imagine et pourquoi ? – Avant de nous quitter, Bill m’a de nouveau relancé sur ce fou. – Encore! Et qui serait-il ? Michael ? » Le visage de May portait la même expression que l’homme exposé à une terrible et inéluctable vérité.

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« C’est mon avis. Attention ! Ça ne signifie pas qu’il est impliqué. Quoique… – Mmm… Admettons… Toutefois si Bill connaissait son agresseur et que celui-ci fut Michael, il aurait simplement déclaré : Michael est fou et c’est lui ! N’est-ce pas plus simple ! Pourquoi le disculperaitil ? Pourquoi, encore une fois, tant de cachotteries ? Non, je n’y crois pas. Par conséquent, je tire une ligne sur le ténébreux Michael. Je ne le range pas dans ma liste des suspects ou en tout cas dans la catégorie des fous dangereux. Pince-moi si je me trompe. » May la détaillait de haut en bas, une ombre sans joie sculptait son visage dans le peu d’assurance qui lui restait. « Parce que tu as ta petite liste ? Tu en as de la chance. Moi, je n’ai rien après dix années de faux espoirs. » Elle tordit nerveusement ses doigts. « Voyons Laura ! J’en mettrais ma main au feu. Michael connaissait le chemin emprunté par Bill ce soir-là pour… mais, j’y pense, où allait-il ? – Ben, chez lui je suppose ! – Oui, mais où ? – Ah ! Bonne question ! » Le retour de l’inspecteur mit un terme à leur discussion. En dehors des infirmières, plus personne ne s’intéressait à Bill. Que se passe-t-il ici ? déplora Laura, on papote, on papote… il ne manque plus qu’un disc-jockey. Bill aurait peut-être aimé ça. Des pensées qui tombèrent dans le vide.

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Tout à coup, elle sentit ses jambes se dérober. Impuissante, elle chercha à s’agripper sur les parois glissantes d’un énorme entonnoir. Elle distinguait, dans une masse brouillée de loupiotes voltigeant autour d’elle, le minuscule orifice vers lequel l’obscurité aspirait ses pieds. Elle espérait sortir au moins un cri, mais elle n’émit aucun son. Ni les infirmières, ni May ne remarquèrent quoi que ce soit et elle se laissa choir sur un petit meuble métallique qui tenait lieu de table de chevet. Labévue fit quelques pas dans sa direction et lui toucha légèrement l’épaule. « Vous serez mieux sur cette chaise. » Elle sourit faiblement. Laura évita de regarder May. Ce vertige, car s’en était un, avait ceci de particulier : il la transportait dans un espace à deux dimensions. Elle gisait recroquevillée un mètre sous terre, prenant plaisir à observer d’en bas, l’agitation de la vie d’en haut. C’était la fatigue, inoffensive tant qu’on l’apprivoise. Mais elle distinguait aussi l’autre visage de ce vertige. Une révélation, une évidence, une désolation. May ne lui avait-elle pas déclaré ce matin qu’elle se trouvait à Bill’s house en 1990 lorsque Bill disparut ? Dix années ! Bon sang, mais j’avais vingt-cinq ans en 1990, j’étais ici à Paris ! Où étais-tu nom d’un chien ? Tu ne t’occupais plus de moi, tu pouvais parfaitement te trouver à bord de l’Isabela quand Bill fut porté disparu ! L’inspecteur accompagna d’abord May à sa chambre d’hôtel qu’elle avait réservée et comptait y

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rester au moins jusqu’aux obsèques. Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls dans la voiture, Laura bouillait d’envie de lui poser un tas de questions. Il fut plus prompt qu’elle. « Que vous est-il arrivé tout à l’heure ? » Déjà mise au pas tout à l’heure par la pugnacité du gaillard lorsqu’il souhaitait recevoir une réponse, elle jugea inutile de jouer au plus fin avec lui. « Rien d’autre qu’un passage à vide. Vous savez, je suis médecin et malgré cela je ne me ferai jamais aux odeurs dans les hôpitaux. » Il acquiesça, une marque de scepticisme à la bouche, l’invitant à continuer. Ce bougre d’animal en veut plus. Il n’est donc jamais content ! tempêta Laura. « Je me demandais également jusqu’où elle était mouillée… – Et ? – Quoi, et ? » Il plongea sa grosse tête contre le pare-brise et pointa le nez vers un ciel couleur gris avant de se pencher vers elle. « Décidément, vous êtes un oiseau de mauvais augure. Quand vous n’êtes pas là, le soleil brille sur Paris. Vous revenez, il pleut… J’espérais connaître vos impressions, mademoiselle. Elles m’intéressent beaucoup. » Laura pesa chacun de ses mots, pleinement consciente de l’effet qu’ils pouvaient produire. « J’ai parlé avec Mary toute la soirée… et ce matin. Je ne sais plus quoi dire. Ne pensez pas que je la juge, mais ses explications sont truffées de

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contradictions. Soit, elle s’embrouille, se perd dans ses mots, soit il s’agit d’un comportement mûrement réfléchi. » Ce que je pense ma vieille parce que tu me donnes l’impression de savoir beaucoup de choses que tu refuses de partager avec nous pour faire cavalier seul dans ton coin, poursuivit-elle juste pour elle-même. « Je partage votre avis. Pourtant, déclara d’un air convaincu l’inspecteur, je ne suis pas certain qu’elle est impliquée dans le sens où vous l’entendez. Rappelez-vous les dernières paroles de votre grandpère “ Je n’avais pas le choix ” Elles me confortent avec l’idée que cet homme était sous l’emprise d’une menace. La photographie trouvée sur lui constitue probablement notre seul lien avec cette menace. Je suis même convaincu qu’elle tira le coup d’envoi d’une interminable chasse à l’homme. Nous avions retrouvé la trace de Bill une fois en Guadeloupe et au moment de mettre le grappin sur lui, il s’évaporait dans la nature. À mon avis, de solides protections parmi la population locale l’entouraient pour nous filer entre les doigts aussi aisément. » Interloquée, Laura n’était pas certaine d’avoir bien compris. Ils empruntèrent une rue étroite bordée de bars, de restaurants misérables et de piétons, les poches sous des yeux plantés au milieu de leur face terreuse. Ils se frayaient un chemin au milieu des poubelles libérant l’odeur pestilentielle de nourriture en phase de décomposition. Laura commença à regretter les odeurs de l’hôpital. Un crachin commençait à tomber,

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imprégnant l’atmosphère d’une humidité intolérable. Elle ne s’était plus rafraîchie depuis la veille au soir et ses vêtements collaient au corps comme ces bandes imbibées de pâte toute gluante, que l’on déroule pour attirer les mouches. Elle s’imaginait pendue au plafond de son appartement, entourée de mouches qui tourbillonnaient dans un mouvement infini autour d’elle tandis que Tiffany s’évertuait à les chasser avec une tapette sans ménagement. « Vous… vous saviez qu’il était en vie et n’avez pas averti May ou au moins un membre de sa famille ? » – C’est exactement ça mademoiselle. Nous avons tout lieu de croire qu’une ou plusieurs personnes malveillantes rôdent autour de certains membres de votre famille. Les informer que Bill était en vie alors qu’il gambadait je ne sais où, ne me paraissait pas la meilleure option. » Le cynisme de ces paroles la déconcerta. Cependant, elles avaient le mérite de l’éclairer sur certains points. « Mais pourquoi ? Expliquez-moi ? – Je dirai seulement que Bill… (Il se reprit), monsieur de Morgan passait le plus clair de son temps à relever des défis. Y a des gens qui aiment ça… Il savait qu’une meute de chiens enragés le poursuivait. Nous connaissons leurs intentions, mais pas leurs motivations. Pas encore… Votre famille cache une mystère, mademoiselle et je le trouverai. Votre grand-père comprenait surtout que se rapprocher de Mary ou d’un membre de sa famille, exposerait celui-ci à un danger réel. Raison pour laquelle il n’était pas très chaud pour collaborer avec

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nous sans doute. Cette fois, il a perdu en sousévaluant ses adversaires. » Labévue songea qu’une telle attitude rappelait celle d’un kamikaze ou un de ces professionnels de la DST, les services de renseignements français qu’il croisait de temps à autres. « Vous me donnez l’impression de bien le connaître, inspecteur. – Depuis la première jusqu’à la dernière agression à bord, oui, j’ai appris à le découvrir. C’est mon boulot de décortiquer la personnalité de chacun des protagonistes au cours d’une enquête. » La jeune femme le trucidait d’un regard pétillant d’étonnement et d’incompréhension. « De la première à la dernière… – Agression, enchaîna-t-il. Vous avez parfaitement compris. – Je n’ignorais pas qu’il y en avait plusieurs, mais à vous entendre, il semblerait que Bill les collectionnait au point d’en faire presque une activité sportive ! » Labévue fit un sourire en coin et secoua la tête. « N’exagérons pas. Les sports extrêmes, il les avait pratiqués probablement au cours de sa jeunesse. Non, il y a autre chose, mais quoi ? Je ne cesse de me poser la même question et lorsque je suis sur le point d’approcher de la réponse, les portes se ferment aussi bien au figuré qu’au propre. Madame Mayer, vous a dit quelque chose ? » Une ride profonde traversait le front de Laura. « Mary me racontait encore ce matin la disparition de Bill, une nuit au large de l’archipel des Saintes. Je ne

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me souviens même plus si elle a évoqué d’autres agressions ? De quelles portes parlez-vous ? Elle se ferment au propre comme au figuré. Je ne comprends pas. Franchement, vous lisez trop de polars, plaisanta-t-elle, j’aimerais vous croire. Néanmoins, cette histoire est tellement extravagante et… il ne manque plus que James Bond ! » Il n’était pas dans les intentions de l’inspecteur d’expliquer qu’il rencontra une réserve systématique pour conduire l’enquête correctement dès qu’elle l’introduisit dans la sphère des ministères et organismes plus moins obscures. L’armée des ombres et parmi elles, notre kamikaze. Il souriait toujours quand cette pensée l’effleurait et préféra poursuivre la conversation sur le même ton que Laura. « À qui le dites-vous ! Et avec vous dans le rôle de la pin up de service pour épater la galerie et dérider la tronche des méchants. – S’agirait-il chez vous d’un compliment ? – Non et n’en attendez pas de ma part. – Je m’en doutais. », lâcha d’emblée Laura. Plusieurs réflexions se bousculaient dans la tête de Labévue. Une parmi d’autres l’intriguait. Si une auréole de d’énigmes coiffait manifestement Bill, pourquoi Mary Mayer s’entêtait à lui dissimuler le climat de violence qui régnait à bord de l’Isabela. Singulièrement, elle s’était montrée particulièrement prolixe pour une agression survenue en 1990 et pour laquelle elle prétendait ne pas se trouver à bord. Pas un mot sur les autres ou très peu, alors qu’elle était présente.

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Vingt bonnes minutes plus tard, l’inspecteur garait la voiture en face de l’appartement de Laura. Elle pensait que le laisser partir ainsi, elle perdrait une belle occasion d’en apprendre un plus, car son petit doigt lui disait qu’après dix années sur cette affaire, il devait forcément en savoir beaucoup sur sa famille décidément bien difficile à saisir. Ils se reverraient probablement dans les prochains jours, mais jamais en tête-à-tête. Elle chercha un prétexte pour le retenir. « Euh… vous êtes en double file. Un parking est mis à la disposition des résidents sur le côté de l’immeuble. Vous pourrez occuper ma place et continuer notre conversation chez moi, mais je vous avertis, je ne suis pas seule, il y a… » Il posa le gyrophare sur le toit avec la nonchalance de celui jouissant de l’assurance de ne pas être importuné, même en étant stationné en double file. La pluie tombait à présent plus lourdement et la rue brillait aussi fort qu’une pièce de cuivre astiquée par une main furieuse. « C’est une bavarde votre amie, vous me l’avez dit… Nous serons mieux ici. » Elle opina et sourit l’imaginant en grande conversation avec Tiffany. « A-t-on au moins une idée de l’endroit où Bill habitait, où allait-il ce soir-là après la partie d’échec ? – Probablement chez vous ! – Chez moi ? Avec… avec sa bande de chien aux trousses comme vous le dites si bien ! Mais pourquoi chez moi ? Ça ne tient pas la route puisque vous

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déclariez à peine deux minutes plus tôt que Bill évitait tous contacts directs avec les membres de ma famille précisément pour ne pas l’exposer au danger. – Et vous avez parfaitement raison. En effet, pourquoi chez vous ? Je ne me l’explique vraiment pas. Il venait d’un vol en provenance de Faro avec la réservation de son billet sur le site Internet d’une compagnie low cost. Il possédait deux adresses sur lui. La vôtre et celle-ci. » Il lui tendit une carte de visite au dos de laquelle figurait son adresse. Le dessin d’un voilier stylisé occupait l’autre côté ainsi que les numéros de registre du commerce d’une société, la S.A. Isabela Charter. « Quant au type qui l’accompagnait aux Amitiés silencieuses… » Labévue tira la photo de sa poche. « Vous indiquiez lors de votre déclaration au poste de police qu’il portait des lunettes, longiligne et peu corpulent. La tenancière du café théâtre n’a pas confirmé votre témoignage. Selon elle, notre inconnu est même tout le contraire. Petit et rondouillard… comme moi. Donc, les avis divergent et pourtant je vous crois sincères toutes les deux. » Il lança un sourire chevalin, révélant des dents jaunies par la nicotine, avant de continuer. Il lui semblait prématuré de partager ses impressions avec la jeune femme. Cependant, une intuition – fruit de ses années d’expérience dans le traitement de ce genre de dossier – se frayait petit à petit un chemin dans sa tête. Bill de Morgan avait fixé un rendezvous avec un autre personnage avant la partie d’échec. Il pourrait correspondre au portrait tracé par

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la tenancière et se serait éclipsé juste avant l’arrivée d’un deuxième homme, celui décrit par Laura de façon si sinistre et imagée (ne l’appelait-elle pas Tournesol ?) au cours de sa déposition. La nécessité de revoir la propriétaire des Amitiés silencieuses s’imposait de toute manière. « La présence de ce type avec votre grand-père aux Amitiés silencieuses, me pose un problème parce que nous ne sommes pas parvenus à le localisé. Il porte le numéro un sur ma liste de suspects ce qui ne signifie strictement rien. » Il agita le cliché comme un éventail. « Mais je le répète, pourquoi se donner tant de mal à traficoter les photographies ? Faut-il croire que la clé du mystère tourne autour de cette silhouette sur le panneau pour que Bill gribouille deux lettres avec une flèche pointée sur elle ? À regarder de plus près, cette dernière ne me donne pas l’impression d’appartenir à un personnage spécialement corpulent. Évidemment, ce cliché est vieux de plusieurs années ou davantage, des dizaines peut-être si j’observe votre grand-mère.» Il poursuivait, soudainement insatiable. Les mots bourdonnaient autour de Laura qui l’écoutait poliment, mais distraitement. S’exiler quelque part, tout oublier sur une île déserte et vivre d’ananas, prendre une douche la peau ruisselante de son précieux lait de coco qu’elle dissimulait dans sa chambre. Mmm… retrouver les senteurs du lilas de son jardin d’enfance, le terrain des Lorieux. Tout cela résumait désormais le modeste inventaire des désirs auxquels elle aspirait. Elle pensa à sa mère et son

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père puis émergea de son nuage tandis que la voix de l’inspecteur s’éclaircissait. Il lui parlait, il parlait d’elle. « … mademoiselle avant de décider de vous payer votre petit voyage sous des cieux plus cléments. Nous ne souhaitions pas vous retenir sachant très bien que vous cachiez des choses. Aussitôt après votre départ, j’ai envoyé un message à Mary Mayer lui relatant les derniers événements. Je vous fais confiance, agissez de même avec moi. » Laura serra les dents si fortement qu’elle les sentit grincer jusqu’à la douleur. L’homme l’enveloppait comme une mante religieuse. Elle n’ignorait évidemment pas qu’il avait contacté May, celle-ci ne s’en était pas cachée et n’en faisait pas un secret d’état. Mais voilà ! La façon de ce Labévue d’afficher un visage radieux le jour de son départ pour Gourdon l’avait exaspérée. Un mufle, comme le rouquin, comme le dentiste, comme tous les hommes ! Elle ne s’était pas trompée, l’inspecteur en savait plus qu’il le laissait paraître. « Comment avez-vous établi le lien entre Bill et moi avant mon départ à Bill’shouse? – Aucune certitude, rien de tangible, rien que du subjectif, mais (il pointa l’index vers le toit de la voiture avec la grandiloquence de celui qui prêche la bonne parole) uniquement des déductions et un ensemble d’éléments concordants. Il y a d’abord votre âge. Vous n’êtes plus à celui de porter des pampers toutefois vous êtes encore relativement jeune…

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– Merci pour le relativement jeune. Cependant, je ne vois pas le rapport. », pesta Laura. Labévue ne releva pas l’observation et continuait imperturbable son laïus. « … puis vous prenez subito presto la poudre d’escampette pour visiter un proche supposé malade résidant précisément au même endroit que madame de Morgan. Curieux concours de circonstances, avouez-le… Enfin et surtout, il y avait les statuts ainsi que votre adresse mentionnée sur la carte de Bill. » Il fut sur le point de la lui reprendre, mais renonça au dernier instant. « Je vous la laisse, vous pourriez en avoir besoin.» Laura la tritura nerveusement, la retourna plusieurs fois, ne voyant pas comment elle tirerait une quelconque utilité de ce bout de carton. May disposait certainement d’un tas d’autres cartes similaires dans ses fonds de tiroirs à Bill’s house. Perplexe, elle s’attarda sur le logo représentant un voilier aux lignes élancées et douta de la fidélité de son tracé avec la réalité. « Les statuts ? Les statuts de quoi ? – Les statuts. », répéta-t-il. Elle perdait pied, appréhendait une nouvelle fois le pire, quelque chose d’inéluctable que cette détestable habitude d’éluder les réponses éveillait en elle. Encore une tuile, pensa-t-elle. « Sait-on où navigue actuellement l’Isabela ? Après tout, l’objectif des agresseurs à Paris ne se limiteraitil pas bêtement à s’en approprier? Elle doit peser un joli pactole. Est-elle assurée ? », demanda-t-elle.

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L’inspecteur gesticula sur son siège et prit un air entendu. « Parfaitement, il s’agit d’une des multiples possibilités. Par ailleurs, voudrais que ce superbe navire devienne un appât dès que nous aurons établi sa position. Il pourrait même devenir, si ce n’est pas déjà le cas, la pièce maîtresse de toute cette affaire. Actuellement, nous ne savons pas dans quelles eaux il navigue. Je posais cette question ce matin, dès votre arrivée, à votre grand-mère malheureusement elle prétend l’ignorer. Absurde bien sûr ! », s’emporta-t-il. Laura reconnaissait que les atermoiements de May avaient pour seul effet d’augmenter le poids d’une légitime suspicion à son égard. D’un autre côté, suivre une frêle embarcation au jour le jour, perdue au milieu d’un vaste océan, exigeait du matériel hautement sophistiqué et coûteux. L’Isabela était-elle équipée pour ce type de programme de navigation ? Comment le savoir ? Elle n’y connaissait rien. Il faisait étouffant à l’intérieur de la voiture et elle baissa de quelques centimètres la vitre. « Les océans sont si vastes… se risqua-t-elle à dire comme pour donner plus de consistance à ses réflexions. Il prit un ton paternaliste et secoua la tête de celui qui enseigne des préceptes aussi vieux que le monde. « Voyons, ce bateau vaut plus deux millions de dollars. Ceux de l’Oncle Sam évidemment… Il est assuré pour trois fois plus. Un des propriétaires vient de décéder. Les statuts de la société (il montra de

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nouveau la carte de visite) ne laissent rien au hasard. Ils envisagent des dispositions précises en cas de disparition ou démission d’un des associés de telle façon que le survivant devient de plein droit propriétaire de l’Isabela et des parts de ladite société. Une activité particulièrement lucrative, en regard du dernier bilan que la Banque nationale de Belgique nous a envoyé. À la place de votre grand-mère, n’essayeriez-vous pas de suivre de près, de très près même, les mouvements de votre capital ? Ce matin, elle prétendait ignorer la position ainsi que la destination de son voilier. Tâchons de rester sérieux, je vous prie. C’est ici que je ne peux malheureusement plus cautionner sa façon d’agir, mademoiselle. Mais si cela peut vous consoler, je la vois très mal occuper le rôle du serpent caché sous les fleurs, prêt à planter ses crocs dans les jambes du premier venu. Elle est manipulée ou fait l’objet d’une forme de chantage… comme Bill. Pourquoi, par qui ? », acheva-t-il en montrant une moue faussement compassée. Elle approuva timidement. « Ou bien, elle est comme nous… – C’est-à-dire ? – Elle n’y comprend rien du tout, sauf… – Sauf ? – Elle sait qu’elle est manipulée. Voilà toute la différence entre elle et nous ce qui lui permet de rester maître du jeu parce que vous et moi articulons nos déductions autour de suppositions. » Laura n’insista pas, ne pouvant se résoudre à compter parmi les suspects cette femme qui lui avait

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permis de relever la tête après le départ de ses parents. Rien que cela suffisait pour rester éternellement redevable, une intolérable lâcheté qu’elle n’était pas disposée à oublier de si tôt. Elle la savait intelligente, hors-norme même, maniant avec insolence l’art d’embobiner les gens, impliquée, oui, elle l’était, Laura le pensait. Mais jusqu’à quel point ? Qui était vraiment sa grand-mère ? Son devoir de l’apprendre avant Labévue devenait une priorité. Ce fut grâce à May et ses relations avec Tommy qu’elle obtint son poste à l’université John Hopkins. Les relations de May avec Tom ? Bizarre. Précisément, quand elle avait montré à ce dernier la photo découverte sur Bill, les traits de son visage s’étaient évidemment liquéfiés comme un bloc de glace exposé au soleil, mais elle se demandait aujourd’hui si l’effroi qu’elle avait lu dans ses yeux était vraiment sincère. Allons Laura, tu imagines encore des choses… « Elle est seule maintenant pour gérer cette affaire. Comment pourrait-elle y arriver ? À moins de disposer d’une solide équipe digne de confiance autour d’elle, elle ne peut pas ! Elle est sourde ! Les autres vont profiter de ses difficultés de communications. – J’apprécie la sagacité avec laquelle vous allez au vif du sujet cependant... – Merci. », coupa-t-elle. Il se racla le fond de la gorge et tripatouilla le lobe de son oreille d’un air ennuyé. « Justement, elle n’est pas seule. » Elle prit un air pincé.

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« Oui, je m’en doute et alors ? Qui sont ses collaborateurs ? » L’inspecteur hésita et parut ennuyé. « Hum… Justement, je reviens sur les statuts, en particulier si un des associés disparaît. » Il poursuivit et cita de mémoire l’extrait d’un nébuleux article 7 intitulé “Dispositions particulières” Laura retint que si un membre du conseil d’administration se trouve dans l’incapacité physique ou mentale d’assurer la continuité de sa fonction, un membre de la famille désigné selon le protocole mentionné au paragraphe 3 ; alinéa 1b, sera mandaté, après son accord, pour exercer le poste d’administrateur. La décision fera l’objet d’une révision des statuts au cours d’une assemblée générale extraordinaire. Laura l’observa de travers, lui adressa deux yeux ronds dénonçant l’insupportable perplexité qui grandissait en elle et la grignotait. « À votre avis, mademoiselle, qui est désigné pour reprendre cette fonction ? » L’inspecteur la considérait d’un regard amusé et de mystère. La situation pouvait sembler ridicule et Laura fut tentée de l’imiter. À la place, un doute la titilla puis elle se sentit blêmir ne sachant que trop bien où il voulait en arriver. « À voir vos grands airs, moi j’imagine. Si je me trompe, c’est à vous de me corriger. Sur les termes de ces statuts, que vous semblez connaître à la lettre, vous disposez d’une longueur d’avance sur moi. – C’est mon boulot, ronchonna-t-il. J’en fais mon livre de chevet depuis des années. Alors, ma femme

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me boude et j’ai encore loupé la demi-finale du championnat de foot hier soir à cause de la famille de Morgan. » Il marqua une pause, éternua et se moucha bruyamment. Laura appuya son épaule contre la vitre et respira un grand bol d’air, le regard pointé vers les fenêtres de son appartement. Cette journée n’en finirait-elle jamais ? Labévue prit un ton cérémonieux avant de continuer. « Bill a fait une légère entorse aux statuts puisque deux noms apparaissent dans ce document. Il y a le vôtre et ce Michael. J’ai cru comprendre que votre grand-mère ne s’opposerait pas à ces dispositions sur base de quelques modalités. » Ce fut plus fort qu’elle. Laura s’esclaffa, rien ne pouvait la retenir. Elle riait aux larmes, elle riait, riait tant, qu’elle se frotta les yeux et fouilla son sac, les poches de son pantalon, de sa veste, dans le vain espoir d’y trouver de quoi les essuyer. Après plusieurs longues secondes de fou rire, Labévue lui lança sur les genoux un emballage complet de papiers mouchoir, mais un coup d’œil rapide dans sa direction et sa mine patibulaire ne la délivrèrent pas. Au contraire ! Elle ouvrit la portière, marcha quelques pas autour du véhicule, puis s’arrêta devant le gyrophare et les badauds qui la regardaient la bouche bée. À présent, elle se voyait à la barre d’un clipper sillonnant les mers, une walkyrie des temps modernes, oubliant son tablier blanc, le décor d’un laboratoire qui débordait de pipettes et d’alambics.

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Elle hoquetait, encore secouée par les ultimes soubresauts de son rire, quand elle vint se rasseoir toute penaude. « Une farce, j’imagine ? Et si je m’y oppose ? lançat-elle, un air de défi dans la voix. – Je dirais Allez vous faire soigner. La vie continuerait ainsi que l’enquête. Par ailleurs, l’Isabela s’en irait dans d’autres mains et si par malheur, nous ne passions pas les menottes aux auteurs de ces agressions, vous, votre grand-mère ou même Michael seriez les prochaines victimes… si ce n’est déjà fait pour celui-ci. C’est clair, c’est écrit, c’est signé. », conclut-il. Michael ? Elle ne comprenait plus. Ce gros lourdaud ne plaçait-il pas Michael en tête de la liste des suspects ? Et maintenant, il devenait une des victimes possibles. Elle se sentit renforcée dans son opinion de ce matin à propos de Michael et prête à présent à jurer mordicus qu’il était vraisemblablement la première cible à abattre depuis la disparition de Bill. Par-dessus le marché, les statuts mentionnaient son nom ce qui prouvait l’existence d’une grande complicité entre les deux hommes en dépit des apparences aux Amitiés silencieuses. Mais alors, que signifiaient les derniers mots de Bill ? Un fou ? Qui ? Une espèce de regret l’avait-il rattrapé aux ultimes instants de sa vie ? Il souhaitait lancer un avertissement à May sur l’imminence d’un danger. Pourquoi ne pas le citer ? Ne serait-ce pas plus simple ? Elle poussa un soupir. « Et son fils ? – Quel fils ? Le fils de qui ?

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– De Bill ! Je parle de Michael, le type qui jouait aux échecs en sa compagnie. – Possible, mais je ne dispose d’aucun élément qui confirme ce point. Votre grand-mère est aussi têtue qu’une mule. Elle se tait. Elle vous a enfoncé dans la tête qu’il était son fils ? – Je crois, oui. Je n’en suis plus sûre en fait. Vous savez, inspecteur, ses explications sont franchement confuses. Elle affirme également que Michael est maboule et qu’elle posséderait même un rapport médical à son sujet. – Elle vous l’a montré ? – Quoi ? – Ben… le rapport ! – Non. » À son tour, il sombra dans une hilarité qui provoquait chez lui d’étonnantes ondulations sur son imposante bedaine. Tout son corps vibrait des pieds à son visage bouffi et congestionné. Laura assistait à un phénomène inédit de physique vibratoire. Elle frappa du pied. « Arrêtez ! protesta-t-elle le plus sérieusement du monde, vous savez que je n’ai plus de mouchoirs. – Elle vous a mené en bateau ! Pardonnez-moi pour ce lapsus trop facile… Ce rapport existe effectivement à la seule différence qu’il ne concerne pas monsieur Michael de Morgan, mais une certaine Martha Morrison (il se ressaisit) Mademoiselle, comprenez-moi bien, vous pouvez être la propriétaire de ce navire seulement… – Seulement ?

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– Seulement, si vous aimez la vie, vous devez comprendre ceci. Il la fixa dans le blanc des yeux. – Ce n’est pas le voilier qui est menacé, ce n’est pas dieu le père ni la vierge Marie, mais VOUS, Michael, votre entourage immédiat parce que vos noms sont cités dans les statuts et parce que, je le dis, je le répète, il existe autre chose, un autre élément que je suis encore incapable d’expliquer pour l’instant ! Je ne peux être plus clair je crois. Elle frémit. Ces gens, la meute de chiens comme il les appelait, avaient évidemment de la suite dans les idées. Il essuya, avec une pointe d’agacement, la buée sur le pare-brise à l’aide du revers de sa manche. « J’oubliais, j’avais encore ceci à vous montrer. » Il se tourna vers Laura et tendit une photo à moins de dix centimètres de son nez. Elle représentait la tête d’un homme atrocement mutilée. « Ce sont les éboueurs qui l’ont trouvé le lendemain à moins de cent mètres de l’endroit où votre grandpère gisait. Une de ses poches renfermait un petit sac en étoffe rouge. Peut-être est-ce celui dont vous m’aviez parlé lors de votre déposition. L’homme ne vous rappelle rien ? » Elle saisit la photo tout en éprouvant du mal à soutenir les yeux vitreux qui la fixaient, vides de toute expression. Décidément, tu ne t’y feras jamais ma vieille. « Je me souviens avoir croisé un vagabond, effectivement, mais je ne peux pas certifier qu’il

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s’agit du même homme. Seigneur ! Dans quel état ils l’ont mis! Vous avez le sac ici ? » À peine sa question achevée que sur ses genoux se trouvait un morceau de tissu rouge. Elle l’aurait reconnu entre mille, grâce à la fermeture Éclair sur laquelle Bill avait livré bataille avant de la détruire dans un accès de colère. « Il tenait ceci dans une de ses poches. – C’est bien le sac du jeu d’échec, dit-elle d’une voix blanche. Curieux… pourquoi n’a-t-il pas pris le reste ? » Il balaya du revers de la main cette question. « Ah ! le score s’améliore… deux cadavres en une nuit, pas mal. On progresse, mademoiselle, on progresse. Pourquoi n’a-t-il pas pris le reste ? Classique, mademoiselle, classique. Vous l’avez surpris, voilà tout. » Labévue approcha son visage. Son haleine empestait l’ail. « Comprenez-vous maintenant que ce ne sont pas devant nous des enfants de chœur ? N’oubliez pas… Vous n’êtes pas Miss Marple. » Les yeux de Laura étincelèrent. « Ni vous, Hercule Poirot.» À 17 heures, Laura sonnait à la porte de son appartement en priant pour que Tiffany soit là. Elle avait oublié les clés à Bill’s house ou les avait égarées.

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17 février 2000 — Paris Une dépression centrée sur le sud de l’Irlande influencera notre temps au cours des prochaines heures. Les températures oscilleront entre… « Au diable la météo ! » Tiffany maugréait en jetant des éclairs de ses yeux sombres vers la radio. Elle se souvenait qu’étant petits, elle et Loïc, son frère, passaient des journées entières à se nourrir du désir de s’évader, découvrir des horizons plus cléments et des rivages bordés de sable blanc. L’avenir en décida autrement. Le sien s’enveloppait de gris et d’ennui. Son univers se réduisait à un minuscule appartement au cœur de Paris ainsi qu’un bureau tapissé d’enluminures pieuses et médiévales. Loïc eut plus de chances. Après de brillantes études en physique océanographique, il tâtonna et toucha à plusieurs disciplines. Sa dernière lettre vieille de deux mois, le situait quelque part à bord d’un navire de recherche en mer de Tasman. Ils s’écrivaient régulièrement, égratignant au passage les idées reçues selon lesquelles les couteaux volent souvent bas entre frères et sœurs. Ils éprouvaient une joyeuse satisfaction pour contredire cette règle tandis qu’une secrète entente, bien plus qu’une simple complicité, les soudait l’un à l’autre. Sans doute parce que dès leur plus jeune âge, ils se retrouvèrent quasiment voués à eux-mêmes et ne connurent jamais leur père parti, lui aussi, comme celui de Laura. Seule Armelle, leur mère, essayait de prodiguer une attention pleine de prévenances, mais

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elle ne trouvait jamais le temps pour les entendre, empêtrée dans ses propres soucis causés par la gérance des Amitiés Silencieuses. Une idée de génie incontestablement, mais qui l’avait mise sur la paille. Elle gaspilla ces précieuses années – consacrées habituellement à l’exploration de ses enfants pour mieux les aimer –, en batailles juridiques afin de la sauver du naufrage financier. Armelle, trop emportée dans un cyclone de tracasseries administratives, de mises en demeures qui s’entassaient dans la boîte aux lettres, n’avait donc vu, faute de temps, grandir ses enfants. Des circonstances peu propices pour éprouver ce besoin si particulier de cajoler, dorloter. Un mythe entretenu par une poignée de doux rêveurs qui le prétendaient éternel. Décidément, le devoir parental est bien une illusion aujourd’hui. L’amour maternel serait inscrit dans l’héritage génétique chez la femme… Quelle foutaise ! se dit Tiffany. Elle prêta une oreille plus attentive à la radio et augmenta le son. … golfe de Gascogne, Météo-France annonce un avis de coup de vent. Demain, la situation ne s’améliorera guère et la dépression se creusera davantage en se déplaçant vers les départements de l’Alsace, Champagne, Lorraine et Franche-Comté. La mer sera agitée en particulier sur l’ouest du bassin méditerranéen, les zones Lion et Provence où l’on prévoit des vents pouvant souffler à plus de cent kilomètres par heure en fin de matinée et forcissant en début de soirée. Tiffany ferma les yeux. Elle s’efforça d’imaginer Loïc, un verre de tequila glacée en main, dans un

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endroit de rêve, un mouillage paisible, les eaux limpides d’un lagon, le frémissement d’un alizé dans les palmeraies, le repos, la paix, loin de la bêtise humaine, pas de bruit, zéro décibel. Une pointe de jalousie l’envahit même si elle admettait que cette rêvasserie se nourrissait des élucubrations de son esprit facétieux. Cependant, avec Loïc tant de bouffées de fraîcheur lui parvenaient. Impossible d’en être autrement. Il courait les océans des semaines, des mois, parfois des années, sans revenir au pays et ne paraissait pas s’en lasser. Elle aussi d’ailleurs, à cette différence qu’elle voyageait par les livres, les abonnements à Géo, National Géographic ou les guides touristiques au point d’en garder des picotements aux yeux à force de les lire et relire. Ils la laissaient généralement sur sa faim. « J’en connais qui vont bien s’amuser. », dit une voix dans son dos. Tiffany n’avait pas entendu Laura. Son amie avait le visage plus reposé, les cheveux dissimulés sous un nombre astronomique de papillotes et d’épingles. Elle crut d’abord à une plaisanterie, mais la solennité avec laquelle Laura les portait comme la couronne d’Angleterre et la vision particulièrement colorée de sa chevelure déclenchèrent une irrésistible hilarité. « Il y a un problème ? – Non, c’est juste que… c’est… » Tiffany ne trouvait pas les mots. « Ce n’est pas trop lourd ? » Elle tournicotait ses doigts autour des cheveux pendant que Laura haussait les épaules et secouait la tête avec tant d’énergie que des épingles glissèrent à

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terre laissant plusieurs mèches glisser sur son front. Elle fit une volte-face, une larme de colère à l’œil et fixa son amie dont le rire s’arrêta instantanément submergé par la honte. «Excuse-moi, tu disais qu’ils vont bien s’amuser. Qui va s’amuser ? » demanda Tiffany. Laura hocha la tête en direction de la radio, accordant une brève pensée à l’Isabela. « Ceux qui ont eu la bonne idée de se payer une balade en mer et nous, se contenta-t-elle de répondre. – Nous ? » Laura hocha une fois de plus la tête. « Il faut qu’on parle. », dit-elle simplement. Elle s’occupa d’abord à récupérer les épingles à quatre pattes, apparemment indifférente à la présence de Tiffany. Puis elle se releva et commença à retirer les papillotes les unes après les autres. « Tu as raison, je suis ridicule avec ces trucs.», décréta-t-elle crânement. Elles discutèrent aussi longtemps que chacune n’eut la satisfaction d’avoir tout dit. Tiffany écoutait son amie et sentit poindre à travers certaines de ses révélations les signes d’une profonde lassitude. Elle racontait une histoire tellement abracadabrante. Un récit habité par des personnages truculents, inquiétants et authentiques avec en toile de fond, un voilier et des océans. Ici, il n’y avait plus la moindre once de fiction, plus de Géo ni National Geographic. De son côté, Laura éprouva un réel soulagement quand Tiffany lui accorda une confiance sans retenue. Cette dernière semblait heureuse de se trouver enfin confrontée, comme son frère, aux

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palpitantes réalités d’une aventure qui ne la déplaisait nullement. Elles parlèrent également de statuts et de Loïc. Laura crispa les lèvres. Frère ou non de Tiffany, il était un parfait inconnu, même avec toutes les qualités que sa sœur s’attachait à lui coller sur le front, un peu comme un produit fini, prêt à la consommation. L’hiver touchait à sa fin pourtant, les soirées demeuraient toujours aussi sombres et froides. Elle n’avait revu May qu’une seule fois pour échanger des banalités, le jour des obsèques de Bill. Elles se déroulèrent, selon la formule consacrée, dans la plus stricte intimité, sans effusion excessive ni amertume apparente. L’unique commentaire de May se réduisit à la fin de la cérémonie, à un laconique : « J’espère sincèrement qu’il a enfin trouvé ce monde vaste et pur auquel il aspirait tant. » Ensuite, tout rentra rapidement dans l’ordre. L’Isabela n’existait plus, évaporée. Le CROSS ainsi que les autorités portugaises avaient officiellement interrompu leurs recherches ce qui ne sembla pas émouvoir sa grand-mère. Mary vivait manifestement ailleurs, dans d’autres sphères insaisissables et inquiétantes qui l’isolaient davantage du monde. La routine du quotidien reprit son cours et les récents événements commencèrent à s’estomper, grignotés par l’érosion du temps. Tout cela n’aurait-il été qu’une mauvaise farce ? Laura se mit à rire des avertissements de Labévue.

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« Ton frère revient quand ? », demanda-t-elle un soir. Elles se trouvaient dans la cuisine et Tiffany lisait le mode d’emploi de la nouvelle cafetière électrique, accablant de mille critiques l’appareil dont l’avenir apparaissait déjà sérieusement compromis. « Mmm… que disais-tu » ? Elle leva deux yeux distraits. « Je demandais quand Loïc revenait ? – Oh ! Tu sais, il est un oiseau de passage. Il m’avait promis de poser son sac… Elle réfléchit et se gratta l’oreille. « Quel jour sommes-nous ? – Lundi vingt et un, pourquoi ? » Tiffany prit un air entendu, un large sourire illuminant son visage. « Il devrait frapper d’un moment à l’autre à la porte. – Quoi ! Tu… mais… il va… ? » Laura suffoquait sous le poids de la colère et le genre narquois avec lequel elle était dévisagée des pieds à la tête par son amie, ne l’incitait pas à se calmer. « Non, il ne va pas… je plaisantais. Je ne me serais jamais permis de l’inviter ici sans ton approbation, sachant combien tu es sur des charbons ardents quand on parle de nos chers sujets masculins. J’attends son appel téléphonique d’un instant à l’autre. En ai-je au moins la permission ? » Elle lui montrait son téléphone mobile quand une sonnerie les surprit. Elles se regardèrent avec étonnement. « C’est l’autre téléphone. Vas-y, c’est peut-être lui. »

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Tiffany revint quelques secondes plus tard, l’expression soucieuse. « C’est pour toi, Labévue. » Laura rumina quelques mots, se rappelant qu’il se manifestait toujours au plus mauvais moment celuilà. Puis, voyant l’heure, son humeur s’assombrit davantage. Il se passait quelque chose, sans quoi il ne se serait pas donné la peine de la déranger au beau milieu de la nuit. Tiffany faisait mine d’être absorbée par sa cafetière électrique lorsqu’elle entendit Laura raccrocher. « Il nous attend, ça urge ! », lança Laura. Elle voulait se montrer sous des dehors pleins d’assurance et d’énergie, mais en réalité, elle n’en menait pas large. Un cloaque d’incertitude et de confusion régnait à présent dans sa tête. « Nous ? Pourquoi nous ? – Nous sommes ensemble non ? Alors, magne-toi le popotin ma belle et oublie cette fichue cafetière ! » La ville s’endormait quand à vingt-trois heures, elles s’assirent dans le bureau de l’inspecteur en présence de May. Le visage blanc comme du saindoux, elle leur tendit un journal. Un prestigieux voilier à la dérive, sans équipage. Sans nouvelles depuis plusieurs semaines malgré les recherches, le voilier Isabela que l’on pensait perdu, aurait été signalé à la dérive par des pêcheurs…

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D’une voix grave et posée, Labévue sembla trouver naturelle la présence de Tiffany parmi eux et prit la parole avec la ferme intention d’entrer directement dans le vif du sujet. « Mesdames, étant donné l’urgence de la situation et l’heure relativement tardive, je vous demanderai de m’excuser si je vous épargne tous les préambules qui n’ont plus vraiment leur raison d’être puisque nous nous connaissons déjà et savons de quoi nous parlons. En fin d’après-midi j’ai… » Il fit un signe vers May, négligeant le fait qu’elle avait du mal à apercevoir son visage dissimulé par la lumière aveuglante de sa lampe de bureau. « Madame, vous m’arrêtez si je parle trop vite. – Un instant inspecteur. Tiff…, commença Laura. – Je connais votre amie, vous m’en avez parlé, la rabroua-t-il sèchement. Tiffany eut un haut-le-corps. « Vous m’avez peut-être déjà vue, je ne sais pas comment, mais moi, je ne vous connais pas, répliquat-elle tout aussi vertement. – Votre mère, mademoiselle. Elle m’a montré tout son album de famille quand je l’ai interrogée. Du premier biberon à vos débuts dans la vie professionnelle. » Normalement, il devait se trouver chez lui avec Paulette, sa femme. Elle qui comptait sur sa présence pour surveiller les enfants pendant qu’elle regarderait son jeu télévisé préféré, risquait d’attendre encore longtemps surtout si ces trois spécimens inédits du genre féminin se liguaient contre lui pour ne pas répondre à ses questions. Paulette devenait folle avec

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ce jeu prétendument à vocation culturelle. Les participants devinaient le nombre d’années que pouvaient vivre les éléphants, l’épaisseur moyenne de la calotte glacière durant l’été boréal ou d’autres énigmes aussi passionnantes. Il reprit la parole avec une note d’agacement, aussitôt interrompu par May qui se levait et détournait d’un geste sec la lampe de bureau à dix centimètres de Labévue. « Pour comprendre inspecteur, je dois vous voir. » Il s’épongea le front et se contenta de lui offrir un sourire poli. « Je disais donc que… – Vous ne disiez rien du tout inspecteur, nous vous attendons. », répliqua Tiffany de son air le plus innocent du monde. Labévue leva des yeux implorant le ciel. Dieu de tous les saints, dis-moi que je rêve et pince-moi pour que je me réveille. Ces Trois Grâces en délire occupent mon bureau et se donnent visiblement le mot pour me réduire à un état de décomposition avancé avant la fin de la nuit. « Je vous prie de ne plus m’interrompre, mesdames. S’il n’y avait pas actuellement des vies en danger, je jouerais avec vous pour mon plus grand plaisir. D’après les renseignements qui me sont parvenu, l’Isabela, votre navire madame Mayer, était positionné hier, à la dérive, en début de soirée à dix milles nautiques au large du cap Leucate. Aucun contact radio n’a pu être établi. Un hélicoptère de la marine nationale a effectué plusieurs vols au-dessus

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du voilier sans enregistrer le moindre signe vie à bord. » Il fit une pause, les observa intensément une à une et se garda de leur indiquer qu’après la manchette parue dans les journaux de l’après-midi, d’autres mauvaises nouvelles étaient venues s’ajouter voici moins d’une heure. Il les réserverait pour plus tard. L’état de la mer et des vents violents excluaient toute intervention de sauvetage à bord. Les recherches entamées pour récupérer les hommes étaient suspendues probablement jusque demain à l’aube. Entre-temps, May avait communiqué noms et adresses des membres d’équipage ; huit dont Michael de Morgan. Un bon point pour elle, estima l’inspecteur. Ceci l’encourageait à creuser l’hypothèse d’une manipulation dont était victime cette femme qui ne disposait manifestement pas du profil d’une tueuse ou d’une psychopathe. Rien ne l’obligeait à lui présenter cette liste ce qui aurait réduit à une peau de chagrin les chances de sauver le bateau. Avec l’Isabela coulée, oubliée dans les profondeurs marines, elle aurait touché un joli pactole étant l’unique survivante, la seule tête bénéficiaire du capital assuré puisque la nomination de Laura au poste d’administrateur n’était pas encore enregistrée dans les nouveaux statuts. « Nous sommes ici pour discuter de trois points. Primo, les statuts de la S.A. Isabela Charter, secundo, je vous parlerai d’une photo, ensuite pour terminer, j’évoquerai les possibilités d’intervention à bord de l’embarcation. La balise de détresse n’a pas été déclenchée et mon petit doigt me dit que nous ne

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sommes absolument pas en présence d’un vaisseau fantôme tel que la presse aimerait le suggérer pour en faire ses choux gras. Nous devons nous décider très vite mesdames, allons dépêchons, dépêchons ! » Il accompagna ces derniers mots de plusieurs petits gestes d’impatience de la main. Laura ouvrit des yeux ronds, devinant où il souhaitait en venir. Décider quoi ? s’interrogea-t-elle. Il ne s’en était pas caché, l’homme lui avait déjà demandé sa collaboration, mais sans en préciser la nature. En retour, il oublierait la photo et toute l’improvisation qui avait entouré sa dissimulation le nuit du 12 février aux Amitiés silencieuses. De plus, des bribes de phrases revenaient de leur dernier entretien. Labévue n’avait-il pas marqué un certain intérêt, on pouvait même dire un intérêt certain, pour utiliser le voilier en guise d’appât ? Maintenant qu’elle sentait doucement d’où le vent soufflait avec cet homme, elle aspirait ne plus être là, ne plus penser, ne plus exister quitte à se ratatiner jusqu’à la fin de ses jours dans un placard poussiéreux. La question des statuts, de la copropriété et autres démarches administratives fut réglée en moins d’une minute. Elle serait normalisée le lendemain en présence d’un notaire que May avait déjà contacté avant de se présenter au commissariat. « Je vous parle maintenant des photos. Les analyses du laboratoire ne nous ont pas aidés sauf que, au moins trois prises de vue ont été réalisées en très peu de temps. Les deux clichés que nous avons ici semblent se suivre dans un ordre logique, aussi bien

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dans l’espace que dans le temps cependant il manque le troisième. » Il s’interrompit, se tourna vers May et continua en articulant d’une façon presque grotesque. « Car, madame, il y a un personnage devant cette silhouette. Et il apparaît forcément sur le troisième tirage photographique L’important n’est pas seulement de le découvrir, mais aussi de savoir pourquoi et comment la photo originale est disparue. Le mystère reste entier sauf si vous madame, pouvez m’en dire plus. Nous gagnerions un temps précieux. » Demanda-t-il avec ses airs de conquistadores. La vie de May s’effondrait déjà lentement dans le TGV, à présent elle se désagrégeait. Pas question d’impliquer ce gros nougat à mes recherches et récentes découvertes, se dit-elle. Certains événements lointains revenaient la hanter, lui faisant penser à des feux de signalisation clignotants sur le quai d’une gare. Pourquoi une gare ? Elle l’ignorait. Étrange. Ils éclairaient furtivement sa mémoire puis se dissipaient au risque de disparaître à jamais dans le vide obscur de l’oubli. Cette seule idée la désespérait. Une partie d’elle-même lui disait pourtant d’avouer. Elle se promit de se libérer d’un fardeau qu’elle portait depuis de trop longues années, quand l’Isabela serait en sécurité, pas avant. Cependant, tant de choses restaient encore à démêler… Après elle pourrait s’en aller discrètement se dissoudre dans la mer, s’effacer. Comme Bill. La voix de Labévue la ramena sur terre. « Vous ne connaissez vraiment pas HK ? On devrait retrouver ces initiales au moins parmi les noms

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enregistrés sur la liste d’équipage que vous m’avez remise ? Or, j’ai beau la retourner dans tous les sens cette liste, je ne vois rien. Pourquoi vous obstinezvous à nier l’évidence ? Ce personnage est la clé de tous vos soucis et vous me donnez l’impression de le protéger. De quoi avez-vous peur, madame Mayer ? » Il soupira. Ce déluge de questions paraissait ne pas ébranler la vieille femme. Elle prit la liste des membres d’équipage et posa son doigt sur un nom. « C’est lui, c’est Hans, répondit-elle à mi-voix. – Hans Van Lancker ? Voyons! Ce n’est pas HK. Trop tard, elle s’enferma dans son habituel mutisme obstiné, son monde habité par les regrets et détourna les yeux pour mieux contempler les années insensées du passé. « Parfait ! C’est un bon début. Mais HK ? », répéta l’inspecteur. Il pianotait son ventre de ses doigts impatients. Au même moment, la sonnerie du téléphone de Tiffany retentit et il profita de cette interruption pour quitter la pièce avec les photos. Il revint quelques minutes plus tard. May et Laura discutaient âprement à l’aide de ce langage pour lequel il s’interrogeait sur la façon dont elles parvenaient à communiquer aussi aisément que deux femmes échangeant leurs vues sur la dernière recette d’andouillettes à la sauce tartare. Tiffany papotait et gloussait de temps à autre dans un coin, les lèvres collées à son téléphone. Labévue les examina attentivement et fut effrayé de voir combien l’insouciance de ces trois phénomènes contrastait avec la gravité de l’affaire. Il

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toussota, se racla la gorge plusieurs fois. Rien à faire, il n’existait plus, elles l’ignoraient et il se dit qu’il eût mieux valu être chez lui avec les enfants sur les genoux pendant que Paulette attribuait un âge aux éléphants d’Afrique. Il quitta son bureau et joua avec l’interrupteur de la lampe, en nourrissant l’espoir qu’elles arrêteraient. « Lorsque vous aurez terminé vos grandes conversations, il ne nous restera plus qu’à discuter des possibilités d’intervention pour sauver votre bateau. À vous voir, il semblerait que ce point appartient au domaine du détail et ne vous concerne pas. J’ajoute que ce n’est pas par bonté de cœur que les gens du CROSS suivent à la trace l’Isabela, mais seulement parce que le voilier n’étant plus maître de sa manœuvre, il représente un danger pour le trafic maritime. Vous seriez tenue responsable si un incident se produisait. Je terminerai en précisant que les vents le poussent actuellement sur la côte et l’état de la mer empêche un hélitreuillage dans l’immédiat. Quant aux huit personnes portées disparues, un avion bréguet décollera en principe demain afin de ratisser la zone et tenter de localiser ces gens. Voilà, j’ai tout dit. Sauf, peut-être que… » On frappa à la porte. Un agent lui fit un signe discret de la main. Labévue revint moins d’une minute plus tard. Un sourire simiesque déformait sa face rose de plaisir. « Nous le tenons ! Il s’agirait effectivement de Hans van Lancker, originaire des Pays-Bas, connu des services de police pour vol de voiture, proxénétisme

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et une tentative de cambriolage manqué dans une agence bancaire d’Amsterdam, rien que ça... » L’inspecteur toussota. « …mais il y a un petit problème. Notre homme est mort depuis bientôt quarante ans. Il fut blessé au cours d’une rixe en 1964 et décéda pendant son transfert vers l’hôpital. Les coupables n’ont jamais été retrouvés. Qu’en pensez-vous Madame de Morgan qui est votre nébuleux Hans ? Par quelle formule magique deviendrait-il HK ? » Il entendit une petite voix venir de l’obscurité de son bureau et dirigea sans ménagement la lumière vers les Trois Grâces. Elles étaient assises l’une à côté de l’autre, la bouche ouverte prête à cueillir l’hostie, jambes croisées, mains jointes et l’écoutaient comme les bigotes à l’heure du sermon. Tiffany leva un doigt timide et lui adressa son plus joli sourire. « Excusez-moi si je passe du coq à l’âne. Ai-je bien compris ? Vous nous dites qu’une intervention à bord de l’Isabela est urgente, mais qu’elle ne serait pas envisageable avant la prochaine accalmie. Inspecteur, nous partons à bord, moi, Laura et mon frère cette nuit avec l’accord de madame de Morgan bien entendu. » Trois paires d’yeux se tournèrent vers elle. Ceux de Labévue, tout écarquillés, l’interrogeaient dans un mouvement de totale incompréhension. « Qu’y a-t-il ? Vous me regardez tous comme si je venais de la planète Mars. – Vous n’avez pas compris mademoiselle. Tout porte à croire qu’il y a encore des personnes à bord et que

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une de ces personnes profite de l’identité d’un individu mort voici quarante années. J’espérais vous faire comprendre que le danger n’est plus seulement l’Isabela, mais surtout, pourquoi l’équipage ne s’est pas manifesté quand on l’appelait ? La réponse à cette question ne nous appartient pas pour l’instant et mon petit doigt me dit que ce ne sera pas encore pour demain. À propos, serait-ce dans les habitudes de votre frère de plonger dans des affaires qui ne le concernent pas, ma petite demoiselle ? », demanda Labévue en dodelinant la tête. » Plonger ? Tiffany se disait que ce type venait en toute innocence de taper dans le mille. Elle répondit par un demi-mensonge et lui tendit une carte de visite, en réalité celle du capitaine d’armement d’ECOMEX8, la société assurant l’exploitation d’un des navires à bord duquel travaillait son frère. Labévue lui jeta un regard désintéressé et n’insista pas. Voilà peut-être la solution que je cherchais. Le débarquement impromptu à bord d’un étranger aurait le mérite de réveiller les occupants avec parmi eux, ce curieux Van Lancker que je suis impatient de rencontrer… s’il est encore de ce monde, songea-t-il gravement. « Loïc appartient à une société spécialisée dans le remorquage en haute mer, habituée à ce type d’intervention. Vous pouvez contacter la personne renseignée sur la carte, elle confirmera.» 8

ECOMEX : European Center of Oceanographic Model Experiment.

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Tiffany bluffait, mais cela ne faisait-il pas partie de l’aventure dans laquelle Laura l’avait embarquée. Elle pria le ciel pour que l’inspecteur ne pousse pas le vice jusqu’à téléphoner. « Madame Mayer, ce bateau vous appartient, la décision vous revient, mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Que pensez-vous de la présence à bord de monsieur Van Lancker ressuscité d’entre les morts apparemment ? » May garda un moment le silence. Elle paraissait préoccupée et se donnait des airs d’étudiant confronté à un problème insoluble. Elle se moquait de Labévue et de toutes ses questions. « Rappelez-moi votre nom mademoiselle ? demanda doucement May. – Chaber, Tiffany Chaber madame. » Le visage de la vieille femme se chiffonna comme une fleur fanée. Elle se tourna vers Labévue. « Je ne connais que Hans Van Lancker, inspecteur. Est-ce ma faute si ce monsieur semble heureux de se promener pendant des décennies avec une fausse identité ? » Labévue écarta les bras en signe d’impuissance puis fit retomber lourdement ses patoches poilues sur le bureau avant de se pencher vers Laura. « Je vous souhaite bonne chance. Vous ne pourrez pas me reprocher de vous avoir dissimulé le danger que pouvait présenter une intervention à bord. J’informe de toute manière le CROSS Lagarde de votre petite balade à bord Restez prudentes.» Ces mots sonnèrent comme un avertissement.

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Dans la voiture, Laura ne décolérait pas et Tiffany, nullement intimidée, augmentait le volume de la radio à mesure que la voix de son amie allait crescendo. Mélangée aux paroles d’une chanson italienne, ceci produisait un singulier pot-pourri qui la fit sourire. Ensuite, elle réduisit la musique pratiquement en sourdine et rangea le véhicule sur la bande d’arrêt d’urgences du périphérique. Ce fut comme un électrochoc. Laura l’observait décontenancée et se calma. « Que fabriques-tu encore ? – S’il te plaît, essaie de garder les yeux en face des trous Laura. Labévue ne pouvait être plus clair. Le CROSS n’interviendra pas demain ni sans doute après-demain. Les vents portent sur la côte. Où naviguera demain soir votre beau voilier à ton avis ? Sur les cailloux ! Pendant que l’inspecteur faisait son laïus, Loïc m’a contacté, il est à Bordeaux. Au cours de son appel, j’ai eu l’idée d’aller chercher nousmêmes l’Isabela. Je n’avais pas d’autres choix que d’en parler au commissariat. En plus, j’ai le sentiment que cette idée arrange l’inspecteur. » Laura l’écoutait attentivement, admettant que son amie n’avait pas tout à fait tort et qu’elle n’était pas tellement loin de la vérité avec les intentions de Labévue. Mais comment lui expliquer que Loïc n’était qu’un instrument dans les mains de l’inspecteur ? Celui-ci leur avait tracé un état de la situation néanmoins, comme le disait Tiffany, il ne proposait aucune solution excepté celle d’attendre de

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meilleures conditions météorologiques. Deux questions lui brûlaient les lèvres. « Et si l’Isabela était encore occupée par son équipage que va dire ton frère ? Bonjour messieurs ! auriez-vous un café chaud, sans sucre, juste un nuage de lait ? Que s’est-il passé à l’intérieur de ce rafiot ? On peut parfaitement se trouver nez à nez avec un tas de cadavres, un cinglé, ou… – Ou rien du tout, quant au café chaud… ricana Tiffany. – Ou rien du tout, je suis bien d’accord pourtant le danger est réel et nous ne devons pas le minimiser. Autre chose, je suppose que Loïc t’a déjà exposé les grandes lignes sur la façon dont il monterait à bord ? – Non. – Non ? » Tiffany évita son regard, posa la tête sur le volant et gratta une jambe avec insistance un peu comme si de cette partie de son anatomie devait surgir la réponse. Elle appréciait Laura, vraiment. Elle lui disait au début de leur cohabitation que toujours lire dans l’obscurité de sa chambre la rendrait un jour aveugle. Tu devrais sortir plus ! Elle lui avait appris à savoir pleurer – selon ses propres mots – correctement sans excès devant un homme. Tout un art… Mais Tiffany exécrait sa méticulosité en tout, un livre mal aligné sur une étagère, une tasse rangée au mauvais endroit, un napperon de travers sur une table. La vie de Laura était organisée selon un ensemble géométrique rigoureux, complexe et vulnérable qui ne tolérait aucune place à l’imprévisible. Il y avait aussi sa manie à vouloir

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toujours lui poser des questions embarrassantes, comme maintenant. « Non, parce que je ne lui en ai pas encore parlé. – Ah !… » Laura en garda bras et jambes coupées une seconde avant de poursuivre. « Tu ne lui en as pas parlé ? Que suggères-tu pour le convaincre à grimper à bord d’un bateau chahuté par les vagues ? Un exercice qui ne me paraît pas à la portée du premier venu. Sans oublier l’hypothèse de tomber nez à nez avec un comité d’accueil composé d’une bande de zigotos, couteaux aux dents, prêts à le découper en rondelles de saucisson ? – Ça, je l’ai vu dans la version originale du film Le fantôme de Barbe noire, avec ton Labévue dans le rôle principal. – Et ton frère dans celui de Superman, j’imagine. – Il n’est pas Superman et pour ton information, il n’est pas le premier venu. Je lui ai parlé de l’Isabela en difficulté, de toi, la propriétaire, c’est tout. Ensuite, j’ai ajouté que nous descendions sur Bordeaux. – C’est tout ? C’est déjà un bon début. », ricana Laura. Tiffany soupira profondément. Elle ressentait une l’envie de tout laisser tomber et quitta la voiture. Respirer un peu de fraîcheur, ne pouvait que faire du bien. Elle avouait ne pas disposer de plans précis et comptait justement sur Loïc pour en établir un. Laura la rejoignit et s’assit à ses côtés sur le rail de sécurité. À cette heure sur le périphérique, l’effervescence et l’agitation de la journée s’estompaient dans une

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paix fragile. Tout s’endormait, seule la ville les coiffait d’une clameur, une espèce de souffle puissant surgi de fonds inviolables qui les abandonnaient à leurs hésitations et solitude dans la nuit glaciale. « Nous perdons un temps précieux Laura. Je ne suis pas une spécialiste dans le domaine du sauvetage en haute mer, mais je sais que Labévue et le CROSS ne bougeront pas d’un poil avant longtemps. Je ne vois que Loïc. Crois-moi, nous pouvons lui faire confiance. Il n’est pas du genre à prendre des risques fous, mais s’il sent qu’il y a une chance de sauver l’Isabela, il le dira et la saisira. Il m’a laissé l’adresse de son hôtel. Voici son numéro de téléphone. Je le contacte et demain en début de matinée, nous sommes à Bordeaux. – Pourquoi s’impliquerait-il ? Il n’a rien à gagner dans cette affaire. – La curiosité. Ce n’est pas la première fois qu’il s’investit dans des trucs sans espoir de reconnaissance. Il n’en a pas besoin. Le seul problème vient de son caractère. Il a un fichu caractère. Comme toi, songea-t-elle. Mais je le connais et il nous attendra. S’il te plaît, nous ne faisons pas le poids face à un voilier de plusieurs de dizaine de tonnes à la dérive. » Laura ne pouvait que donner raison à Tiffany. « D’accord, partons. Nous deux, c’est à peine plus de cent kilos, plaisanta-t-elle. – Encore moins. », répliqua Tiffany. Vers vingt-trois heures, elles s’engageaient sur la bretelle d’autoroute en direction de Bordeaux. Des tourbillons de neige dansaient sur la chaussée avant

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de s’écraser sur le pare-brise. Laura les regardait, descendre vers elles à une vitesse vertigineuse, voltiger, hésiter puis remonter dans les airs pour disparaître, absorbés par les lumières des derniers faubourgs. Une bourrasque plus violente que les autres secoua la voiture, soulevant toutes sortes de choses à son passage. Elle avait toujours eu horreur de rouler la nuit. « Sois prudente. – Pas de problème, tu peux dormir sur tes deux oreilles. », la rassura Tiffany. Elles étaient seules, vraiment seules et désemparées. Laura se força à somnoler ne sachant sous quel angle il y avait lieu de considérer les prochaines heures. Était-ce une farce, un drame ou une vie nouvelle qui s’annonçait pour elle et son amie ? Quant à May, elle quittait également Paris et retournait vivre à Bill’s house sous contrôle judiciaire. Emmurée dans le silence, elle récoltait le fruit de son farouche entêtement. Laura se demandait aussi où se cachait la troisième photo dont parlait tout à l’heure l’inspecteur. Elle ferma les yeux en priant pour que Loïc ne s’esquive pas. Tiffany alluma le lecteur CD et glissa un disque de Louis Amstrong. Hello, Dolly,… this is Louis, Dolly It's so nice to have you back where you belong You're lookin' swell, Dolly... I can tell, Dolly You're still growin'... you're still crowin'... you're still goin' strong

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I feel the room swayin'... while the band's playin' One of our old favourite songs from way back when, So... take her wrap, fellas... find her an empty lap, Fellas? Dolly'll never go away again. Mais tandis que la voix rocailleuse remplissait l’intérieur, et que Tiffany accompagnait la mélodie en tapotant du bout des doigts le volant, elle ne prêta pas attention à l´imposant véhicule 4 X 4 qui les suivait depuis plusieurs minutes. Elle se régalait des derniers moments d´insouciance d´une vie trop parisienne. Désormais, celle-ci devenait un luxe qu´elle et Laura auraient à payer au prix fort. Il n´existerait nul repos, nul endroit au monde pour y chercher la sécurité. Elles ne tarderaient pas à découvrir ce sentiment à la fois diffus et angoissant de se sentir observées par des yeux foncièrement démoniaques.

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Achevé d’imprimer par TheBookEdition.com à Lille (Nord-Pas-de-Calais) Imprimé en France ISBN : 978-2-9601078-0-7

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